La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/11/1995 | CANADA | N°[1995]_4_R.C.S._253

Canada | R. c. Brydon, [1995] 4 R.C.S. 253 (16 novembre 1995)


R. c. Brydon, [1995] 4 R.C.S. 253

James Lee Brydon Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Brydon

No du greffe: 24554.

Audition et jugement: 11 octobre 1995.

Motifs déposés: 16 novembre 1995.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1995), 37 C.R. (4th) 1, 2 B.C.L.R. (3d) 243, 95 C.C.C. (3d) 509, 55 B.C.A.C. 6,

90 W.A.C. 6, qui a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée contre l'accusé relativement à cinq chefs d'accusat...

R. c. Brydon, [1995] 4 R.C.S. 253

James Lee Brydon Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Brydon

No du greffe: 24554.

Audition et jugement: 11 octobre 1995.

Motifs déposés: 16 novembre 1995.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1995), 37 C.R. (4th) 1, 2 B.C.L.R. (3d) 243, 95 C.C.C. (3d) 509, 55 B.C.A.C. 6, 90 W.A.C. 6, qui a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée contre l'accusé relativement à cinq chefs d'accusation d'agression sexuelle. Pourvoi accueilli, la tenue d'un nouveau procès est ordonnée.

Richard C. C. Peck, c.r., et Letitia Sears, pour l'appelant.

Wendy Rubin, pour l'intimée.

//Le juge en chef Lamer//

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge en chef Lamer — À l'audience du 11 octobre 1995, la Cour a accueilli le présent pourvoi et ordonné un nouveau procès, indiquant que les motifs seraient déposés à une date ultérieure. Voici ces motifs.

2 La Cour est saisie de plein droit de l'appel d'une décision rendue par une formation de cinq juges de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique ((1995), 37 C.R. (4th) 1) sur la question restreinte de droit qui consistait à déterminer si certains passages de l'exposé supplémentaire du juge au jury quant au sens et à l'application du doute raisonnable constituaient une erreur donnant lieu à révision. Devant la juridiction inférieure, l'appelant a soulevé la question supplémentaire de savoir s'il convient de définir le doute raisonnable en fonction de la «certitude morale». Il appert que la formation initiale de trois juges de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a décidé d'ajourner les procédures et de les reprendre en une formation de cinq juges. La cour a ensuite invité les avocats [traduction] «à examiner à fond les directives qu'il convient de donner au jury quant au sens du doute raisonnable» (p. 42).

3 Je tiens d'abord à mentionner que ni l'une ni l'autre des parties ne nous a demandé de traiter les questions plus générales de savoir comment il faudrait définir le concept du doute raisonnable pour les jurés et de savoir s'il faudrait parler de «certitude morale» dans cette définition. Par conséquent, notre opinion ne devrait en aucun cas être interprétée comme une approbation ou un rejet du modèle d'exposé au jury sur le doute raisonnable proposé, à la majorité, par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique.

I. Les faits

4 L'appelant a été déclaré coupable de cinq chefs d'accusation d'agression sexuelle, concernant des caresses ou des attouchements sur des écolières prépubères dont il était le professeur. Les incidents sont survenus plusieurs années avant l'inculpation. La preuve opposait les allégations des plaignantes aux dénégations de l'appelant. La crédibilité constituait la question fondamentale en l'espèce, et, à l'exception de la preuve de faits similaires présentée par deux autres étudiantes, il n'y avait que peu ou pas d'éléments de preuve pour étayer l'une ou l'autre version des faits.

II. Les questions en litige

5 L'appelant se pourvoit de plein droit auprès de notre Cour contre la déclaration de culpabilité, en se fondant sur la dissidence du juge Wood en Cour d'appel. Cette dissidence se basait sur les questions de droit suivantes:

[traduction]

(1)La directive suivante du juge du procès aux jurés: «[s]i vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, mais que vous avez encore un doute raisonnable, vous devez lui accorder le bénéfice de ce doute et rendre un verdict de non‑culpabilité», constituait‑elle une erreur donnant lieu à révision si l'on tient compte de l'exposé dans son ensemble?

(2)La directive suivante du juge du procès aux jurés: «après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable», constituait‑elle une erreur donnant lieu à révision si l'on tient compte de l'exposé dans son ensemble?

(3)La directive suivante du juge du procès aux jurés: «si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé» constituait‑elle une erreur donnant lieu à révision si l'on tient compte de l'exposé dans son ensemble?

(4)Si le juge du procès a commis une erreur dans sa directive aux jurés concernant l'application ou la définition du doute raisonnable, les dispositions du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel devraient‑elles s'appliquer?

6 À l'audience, les deux parties ont convenu que la dissidence du juge Wood ne donne pas lieu à l'application du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Je suis d'accord avec cette interprétation des paramètres de la dissidence puisque les juges de la majorité n'ont pas jugé nécessaire de traiter la question du sous‑al. 686(1)b)(iii). J'ajouterai que j'ai des réserves quant à la notion que le sous‑al. 686(1)b)(iii) pourrait remédier à une directive erronée qui a pu amener un jury à appliquer incorrectement la norme du fardeau de la preuve ou du doute raisonnable.

III. Les juridictions inférieures

7 Dans le résumé des jugements des juridictions inférieures, je n'ai inclus que les passages de l'exposé, de l'exposé supplémentaire et des jugements de la Cour d'appel qui se rapportent aux questions soulevées dans le pourvoi.

A. L'exposé au jury

8 Le juge du procès a donné au jury les directives suivantes sur le sens et l'application du doute raisonnable:

[traduction] Comme je vous l'ai dit au début, et vous êtes peut‑être las de l'entendre dire, mais je dois insister parce que c'est très important et que vous ne devez pas l'oublier — c'est un principe fondamental de notre droit que tout accusé est présumé innocent. Cette présomption vaut, elle vaut maintenant et vaudra jusqu'à ce que vous soyez convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé. Ce fardeau de preuve incombe au ministère public tout au long du procès. L'accusé n'est pas tenu de montrer, d'établir ou de prouver son innocence. Si le ministère public ne prouve pas la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable, vous devez acquitter l'accusé.

Que signifie doute raisonnable? Il n'y a pas de réponse simple à cette question, si ce n'est de dire que l'expression se définit par elle‑même. C'est un doute fondé sur la raison par opposition à un doute fondé sur l'imagination ou des suppositions. On peut considérer qu'une preuve hors de tout doute raisonnable a été apportée au procès lorsqu'il existe dans votre esprit la certitude morale que l'accusé a commis l'infraction. Si, par exemple, vous concluez que l'accusé a probablement commis l'infraction, sans plus, alors vous avez un doute raisonnable et vous avez le devoir de rendre un verdict de non‑culpabilité.

Vous devez évaluer la crédibilité des témoins entendus au cours du procès. C'est la question principale. Ce faisant, vous devriez appliquer votre expérience personnelle et votre bon sens à la question de la crédibilité. Vous pouvez croire la totalité de la déposition d'un témoin, n'en croire qu'une partie ou n'en croire aucun élément . . .

Il y a trois choses que je voudrais que vous gardiez à l'esprit, tout en vous rappelant que l'accusé a témoigné: premièrement, si vous croyez l'accusé, vous devez évidemment l'acquitter; deuxièmement, si vous n'ajoutez pas foi au témoignage de l'accusé, mais que ce témoignage vous laisse avec un doute raisonnable, vous devez l'acquitter; en dernier lieu, si le témoignage de l'accusé ne laisse pas de doute raisonnable dans votre esprit, vous devez vous demander si, en raison des éléments de preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé.

. . .

Enfin, n'oubliez pas que l'accusé ne peut être reconnu coupable d'une infraction que si vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable qu'il est coupable de l'accusation portée contre lui.

. . .

. . . je dois vous rappeler de ne pas oublier mes directives relatives au doute raisonnable. Le choix ne consiste pas à prendre parti pour l'un ou l'autre. Vous devez être convaincus hors de tout doute raisonnable que les incidents reprochés se sont vraiment produits . . . .

Je vous rappelle une dernière fois la question finale à laquelle vous devez répondre. Si vous avez un doute raisonnable au sujet de la culpabilité de l'accusé, vous devez lui accorder le bénéfice de ce doute et le déclarer non coupable. Vous ne lui faites ainsi aucune faveur, vous ne faites que votre devoir, que la loi vous impose. Par contre, si vous n'avez aucun doute raisonnable au sujet de la culpabilité de l'accusé, vous devez le déclarer coupable de l'accusation portée contre lui, ce qui est aussi tout simplement votre devoir et la loi n'exige rien de plus de vous.

Le jury s'est ensuite retiré pour délibérer. Après 11 minutes, la note suivante, demandant des directives supplémentaires, a été transmise au juge:

[traduction] Au début de l'exposé du juge, définir le doute raisonnable, définir la certitude morale, les lignes directrices mentionnées au début de l'exposé.

En réponse, le juge a donné cet exposé supplémentaire, que je cite intégralement:

[traduction] Si vous me permettez de traiter d'abord le dernier point, les lignes directrices mentionnées au début de mon exposé, je vous ai demandé et je vous demande encore de trancher en vous fondant sur les éléments de preuve présentés dans la salle d'audience et rien d'autre. Nous avons des fonctions distinctes: les faits relèvent de vous et le droit relève de moi. Vous avez le devoir d'évaluer la preuve et de tirer vos propres conclusions quant à ce que vous croyez et ce que vous ne croyez pas.

C'est un principe fondamental de notre droit que tout accusé est présumé innocent, que cette présomption vaut jusqu'à ce que l'on présente devant vous un ensemble d'éléments de preuve qui vous convainquent hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé. Ce fardeau de preuve incombe au ministère public tout au long du procès et ne passe à personne d'autre. L'accusé n'est pas tenu de montrer, d'établir ou de prouver son innocence. Si le ministère public ne prouve pas la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable, vous devez acquitter l'accusé.

Vous me demandez de définir le doute raisonnable et la certitude morale. Vous estimerez peut‑être que je vous aide moins à cet égard. Voici ce que je vous ai dit: il n'y a pas de réponse simple à la question de savoir ce qu'est un doute raisonnable, si ce n'est de dire que c'est une expression qui se définit par elle‑même parce que c'est un doute fondé sur la raison, par opposition à un doute fondé sur l'imagination ou des suppositions.

Je peux ajouter ceci dans l'espoir que cela puisse vous aider. Un doute raisonnable peut naître de la preuve, de contradictions dans la preuve ou de l'absence de preuve. Un doute raisonnable est un doute fondé sur la raison. Ce n'est pas un doute imaginaire. Il est parfois exprimé de cette façon en vue de véhiculer ce qu'il veut dire, il est parfois décrit ainsi aux jurés. Si vous êtes moralement certains ou estimez certain que l'accusé a commis les infractions, vous n'avez pas un doute raisonnable. Si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, mais que vous avez encore un doute raisonnable, vous devez lui accorder le bénéfice de ce doute et rendre un verdict de non‑culpabilité. Par contre, vous ne devez pas fixer une norme de certitude absolue à laquelle le ministère public doit satisfaire pour prouver la culpabilité. Vous devez être convaincus hors de tout doute raisonnable en ce qui concerne la culpabilité de l'accusé.

J'ajouterai la remarque suivante: il se peut que vous ayez de la difficulté à décider quels témoins croire et quels témoins ne pas croire. Vous devez savoir que la règle du doute raisonnable s'applique aussi à la question de la crédibilité. Vous n'avez pas besoin de vous décider définitivement sur la crédibilité d'un témoin ou d'un groupe de témoins. Vous n'avez pas besoin de croire ou de ne pas croire entièrement un témoin ou un certain nombre de témoins.

Après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable. Si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé. [Je souligne.]

B.La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1995), 37 C.R. (4th) 1

(i) L'opinion majoritaire

a)Le juge en chef McEachern (avec l'appui des juges Goldie et Rowles)

9 Le Juge en chef était convaincu que l'exposé supplémentaire n'allait pas jusqu'au niveau de l'erreur donnant lieu à révision. Il a examiné les deux passages qui auraient constitué une erreur:

Si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, mais que vous avez encore un doute raisonnable, vous devez lui accorder le bénéfice de ce doute et rendre un verdict de non‑culpabilité. [Je souligne.]

et

Après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable. Si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé. [Je souligne.]

10 Le Juge en chef ne pensait pas que le premier passage, pris dans le contexte de l'ensemble de l'exposé, aurait pu amener le jury à appliquer la mauvaise norme de preuve. Il était également convaincu que le deuxième passage ne constituait pas une erreur. Bien qu'il ait conclu que les mots «ou non coupable» n'étaient pas nécessaires, il ne les estimait pas incorrects parce que le jury peut bien avoir eu un doute quant à l'une ou l'autre possibilité. La deuxième phrase du deuxième passage contesté lui a créé plus de difficultés. Elle contenait une erreur manifeste, sans aucun doute un lapsus du juge, puisque ce juge expérimenté savait qu'il n'était pas nécessaire que le jury soit unanime sur quelque doute que ce soit. Cependant, il a trouvé significatif que le juge du procès ait dit au jury à plusieurs reprises qu'il fallait accorder le bénéfice du doute à l'appelant et qu'il n'a jamais été dit au jury qu'il ne pouvait acquitter l'appelant que s'il était unanime. De plus, dans plusieurs passages, le juge du procès a donné au jury des directives adéquates sur la norme de preuve appropriée. Le Juge en chef estimait également que cette directive particulière était encore favorable en général à l'appelant parce qu'elle rappelait au jury que l'appelant avait droit au bénéfice du doute. Le juge en chef McEachern a donc conclu que le jury n'aurait pas été induit en erreur par cette directive malencontreuse. Il a estimé probable que le jury, plutôt que d'analyser minutieusement la phrase, l'aurait considérée comme un rappel que le doute bénéficie toujours à l'appelant.

b)Le juge Gibbs (souscrivant aux motifs du juge en chef McEachern quant au résultat)

11 En interprétant l'exposé dans son ensemble, le juge Gibbs a conclu que l'appelant ne pouvait pas avoir gain de cause, sauf peut-être sur un seul point. Il s'agissait des trois mots «ou non coupable» au dernier paragraphe de l'exposé supplémentaire:

Après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable. Si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé. [Je souligne.]

12 Le juge Gibbs a noté qu'il ne faisait aucun doute qu'une directive selon laquelle un jury pourrait fonder son verdict sur un doute raisonnable que l'accusé n'était pas coupable était erronée. Il a conclu que cette erreur entrait dans la catégorie des lapsus qui n'auraient pas induit le jury en erreur. Selon lui, le juge du procès a commencé l'exposé en expliquant correctement qu'une personne était présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité soit prouvée hors de tout doute raisonnable et qu'un accusé n'était pas tenu de prouver son innocence, et a terminé l'exposé en rappelant que le ministère public doit prouver tous les éléments de l'infraction hors de tout doute raisonnable. Le juge Gibbs était également d'avis que la demande du jury qui a abouti à l'exposé supplémentaire n'était pas une question relative au fardeau de preuve ou à la présomption d'innocence mais plutôt une demande d'explication supplémentaire au sujet des concepts du doute raisonnable et de la certitude morale. Par conséquent, il n'était pas persuadé, compte tenu de l'ensemble de l'exposé, que le jury aurait vraisemblablement été induit en erreur par la malencontreuse déclaration inexacte. Il était convaincu qu'il s'agissait simplement d'un lapsus du juge.

(ii) La dissidence

13 Le juge Wood a estimé qu'il y avait une erreur donnant lieu à révision dans les passages soulignés du dernier paragraphe de l'exposé supplémentaire:

Après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable. Si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé. [Je souligne.]

14 Le juge Wood était d'avis que l'application de l'analyse du doute raisonnable à l'innocence de l'accusé s'écartait du principe de justice fondamentale qui exigeait la présomption d'innocence comme point de départ de toute enquête au sujet de la culpabilité. En outre, il a déclaré que c'était au sujet du verdict, et non pas au sujet du doute raisonnable, que le jury devait être unanime. Il a conclu que le fait d'exiger que le jury soit unanimement d'accord sur ce qui l'amenait à conclure qu'il existait un doute raisonnable quant à la culpabilité était non seulement erroné sur le plan du droit mais avait également pour effet d'imposer à l'accusé une charge de persuasion. Comme ces deux erreurs entraient dans les directives finales au jury, elles ont entaché les verdicts.

15 Le juge Wood a également trouvé une erreur donnant lieu à révision dans la partie suivante de l'exposé supplémentaire aux jurés: «si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, mais que vous avez encore un doute raisonnable» (je souligne). Il dit ceci à la p. 18:

[traduction] Cette directive renforce la possibilité de confusion découlant des autres erreurs déjà mentionnées et augmente le risque que le jury ait été amené à appliquer la mauvaise norme de preuve en l'espèce. À cet égard, je suis d'accord avec les courts motifs manuscrits de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Ford, critiquant une forme semblable de directive dans les termes suivants:

. . . [cela] pourrait laisser supposer que, même s'ils ne sont pas allés au-delà de la pensée que l'accusé était probablement coupable, néanmoins celui‑ci pourrait être déclaré coupable.

IV. Analyse

(i)L'importance des questions du jury

16 Notre Cour a souligné à plusieurs reprises qu'il était important de répondre aux questions du jury de façon soignée, complète et correcte: voir R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742; R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122; R. c. Pétel, [1994] 1 R.C.S. 3; et R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521. Dans Naglik, j'ai déclaré, au nom de la majorité, à la p. 139:

Les réponses aux questions du jury revêtent une importance capitale, et leur effet dépasse de loin celui des directives principales. Si le jury pose une question concernant un point traité dans celles‑ci, il est évident que les jurés n'ont pas compris ou qu'ils ont oublié cette partie des directives principales. Il est évident aussi qu'ils doivent compter exclusivement sur la réponse donnée par le juge du procès pour dissiper toute confusion ou régler tout débat sur ce point qui ont pu survenir jusque‑là au cours de leurs délibérations.

17 En l'espèce, le jury, après avoir délibéré 11 minutes, a fait parvenir une note au juge du procès pour lui demander de définir de nouveau les concepts du doute raisonnable et de la certitude morale. Le jury a également demandé au juge de répéter les directives qu'il lui avait données avant de passer en revue la preuve, directives qui traitaient de la présomption d'innocence et du fardeau de preuve. Je considère donc comme implicite dans la question du jury qu'il sollicitait également des directives supplémentaires sur la façon d'appliquer le concept du doute raisonnable à la preuve.

(ii)Quand les directives du juge du procès sur le fardeau de la preuve équivaudront‑elles à une erreur donnant lieu à révision?

18 Compte tenu de l'importance du filtre du fardeau de la preuve et du doute raisonnable pour l'intégrité et la solidité d'un verdict et pour l'équité du procès de l'accusé, et compte tenu aussi de l'importance du fait, souligné par le juge Wood à la p. 10, que:

[traduction] . . . l'application à la preuve du droit relatif au fardeau de la preuve dans une affaire criminelle peut créer de grandes difficultés, particulièrement au jury composé de profanes qui s'acquittent de cette tâche pour la première et peut‑être la seule fois de leur vie.

les directives du juge du procès doivent être soignées, lucides et scrupuleusement exactes.

19 Pour déterminer si l'exposé supplémentaire du juge du procès (ou dans certains cas, l'exposé principal) concernant le fardeau de la preuve comporte une erreur donnant lieu à révision, le tribunal doit se demander:

(i)si la directive contestée n'est pas compatible avec ce qui a été dit dans l'exposé initial ou est simplement erronée en soi; et

(ii)si, après avoir replacé l'incohérence ou l'erreur dans le contexte de l'exposé dans son ensemble, il y a une possibilité raisonnable que le jury ait été induit en erreur par ces directives au point d'avoir appliqué une norme de preuve inférieure à celle de la preuve hors de tout doute raisonnable ou d'avoir appliqué incorrectement la norme du fardeau de la preuve ou du doute raisonnable pour aboutir au verdict.

J'estime qu'il existe un risque plus grand que le jury puisse être induit en erreur lorsque des directives erronées figurent dans un exposé supplémentaire qui faisait suite à une question du jury concernant la charge de la preuve ou le doute raisonnable.

(iii)L'exposé supplémentaire en l'espèce comportait‑il à une erreur donnant lieu à révision?

20 L'appelant se plaint de trois passages de l'exposé supplémentaire du juge du procès au jury sur le sens et l'application du doute raisonnable:

a)«si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, mais que vous avez encore un doute raisonnable, vous devez lui accorder le bénéfice de ce doute»

21 Ce passage de l'exposé supplémentaire est compatible avec l'exposé principal dans lequel il a été dit au jury, bien que plus clairement:

Si, par exemple, vous concluez que l'accusé a probablement commis l'infraction, sans plus, alors vous avez un doute raisonnable et vous avez le devoir de rendre un verdict de non‑culpabilité. [Je souligne.]

Bien qu'il eût été préférable que le juge du procès ait dit «même si vous croyez» plutôt que «si vous croyez», et utilisé «donc» ou «ainsi» au lieu de «mais» dans son exposé supplémentaire, je suis d'accord avec l'opinion majoritaire de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique pour dire que, lu dans le contexte de l'exposé dans son ensemble, le passage n'aurait pas pu induire le jury en erreur au point de lui faire appliquer une norme de preuve inférieure à la norme de preuve requise hors de tout doute raisonnable.

22 Je tiens à ajouter que, à mon avis, le fait de dire à un jury que la preuve hors de tout doute raisonnable n'est pas atteinte si les jurés peuvent seulement conclure que l'accusé est «probablement» ou «vraisemblablement» coupable est une façon assez efficace de communiquer le sens d'un concept aussi difficile à saisir.

b)«après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable»

23 J'estime que ce passage de l'exposé supplémentaire, bien que techniquement correct, pouvait être déroutant pour le jury, même si on adhère à cette réflexion du juge Cory dans W. (D.), précité, à la p. 761, selon laquelle «[d]e nos jours, les jurés sont intelligents et consciencieux et ils veulent remplir leur devoir de jurés du mieux qu'ils peuvent». Toutefois, cela ne suffirait pas en soi pour ordonner la tenue d'un nouveau procès.

c)«si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé»

24 Je considère que ce passage contesté est beaucoup plus troublant que les passages traités précédemment. Dire à un jury qu'il doit être unanime dans son doute avant de pouvoir acquitter l'accusé est manifestement une erreur. C'est incompatible avec l'arrêt de notre Cour R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, qui a conclu que, bien que le verdict d'un jury doive être unanime, les jurés pourraient arriver à ce verdict en empruntant des voies différentes. Cette directive viciait toutes les directives données auparavant par le juge du procès sur le doute raisonnable.

25 À mon avis, il existe une possibilité raisonnable que cette directive erronée du juge du procès, jointe à la directive précédente, ait induit le jury en erreur au point de lui faire appliquer incorrectement la norme du doute raisonnable pour aboutir au verdict. Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès relativement aux cinq chefs d'accusation.

Pourvoi accueilli, la tenue d'un nouveau procès est ordonnée.

Procureurs de l'appelant: Peck Tammen Bennett, Vancouver.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Vancouver.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné

Analyses

Droit criminel - Exposé au jury - Exposé supplémentaire - Sens de doute raisonnable - Accusé déclaré coupable d'agression sexuelle - Certains passages de l'exposé supplémentaire du juge au jury sur le sens et l'application du doute raisonnable comportaient‑ils une erreur donnant lieu à révision?.

L'accusé a été déclaré coupable de cinq chefs d'accusation d'agression sexuelle. Peu après le début des délibérations, le jury a transmis une note au juge du procès pour lui demander des directives supplémentaires sur la définition du doute raisonnable. Dans son exposé supplémentaire en réponse à la question, le juge du procès a fait les trois déclarations contestées suivantes: (1) «Si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, mais que vous avez encore un doute raisonnable, vous devez lui accorder le bénéfice de ce doute»; (2) «Après avoir examiné tous les éléments de preuve, il se peut que vous ayez un doute raisonnable quant à savoir si l'accusé est coupable ou non coupable»; (3) «Si vous êtes unanimes relativement à ce doute, vous devez accorder le bénéfice de ce doute à l'accusé». La Cour d'appel, à la majorité, a conclu que l'exposé supplémentaire ne comportait pas d'erreur donnant lieu à révision, et a maintenu la déclaration de culpabilité.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Il faut répondre aux questions du jury de façon soignée, complète et correcte. Compte tenu de l'importance du filtre du fardeau de la preuve et du doute raisonnable pour l'intégrité et la solidité d'un verdict et pour l'équité du procès de l'accusé, les directives du juge du procès doivent être soignées, lucides et scrupuleusement exactes. Pour déterminer si les directives du juge du procès sur le fardeau de la preuve comportent une erreur donnant lieu à révision, le tribunal doit se demander: (i) si la directive contestée n'est pas compatible avec ce qui a été dit dans l'exposé initial ou est simplement erronée en soi; et (ii) si, après avoir replacé l'incohérence ou l'erreur dans le contexte de l'exposé dans son ensemble, il y a une possibilité raisonnable que le jury ait été induit en erreur par ces directives au point d'avoir appliqué une norme de preuve inférieure à celle de la preuve hors de tout doute raisonnable ou d'avoir appliqué incorrectement la norme du fardeau de la preuve ou du doute raisonnable pour aboutir au verdict. En l'espèce, le premier passage contesté, lu dans le contexte de l'exposé dans son ensemble, n'aurait pas pu induire le jury en erreur au point de lui faire appliquer une norme de preuve inférieure à la norme de preuve requise hors de tout doute raisonnable. Le deuxième passage contesté pouvait être déroutant pour le jury, mais cela ne suffisait pas en soi pour ordonner un nouveau procès. Cependant, le troisième passage, disant au jury qu'il doit être unanime dans son doute avant de pouvoir acquitter l'accusé, est manifestement une erreur. Bien que le verdict d'un jury doive être unanime, les jurés peuvent arriver à ce verdict en empruntant des voies différentes. Cette directive viciait toutes les directives données auparavant par le juge du procès sur le doute raisonnable. Il existe une possibilité raisonnable que cette directive erronée du juge du procès, jointe à la directive précédente, ait induit le jury en erreur au point de lui faire appliquer incorrectement la norme du doute raisonnable pour aboutir au verdict.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Brydon

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122
R. c. Pétel, [1994] 1 R.C.S. 3
R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521
R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).

Proposition de citation de la décision: R. c. Brydon, [1995] 4 R.C.S. 253 (16 novembre 1995)


Origine de la décision
Date de la décision : 16/11/1995
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1995] 4 R.C.S. 253 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-11-16;.1995..4.r.c.s..253 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award