La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

22/08/1996 | CANADA | N°[1996]_2_R.C.S._1071

Canada | D'Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071 (22 août 1996)


D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071

Felice D’Amato et

Arbor Body Shop (1980) Ltd. Appelants

c.

Donald Herbert Badger et

Russell Frazee Intimés

Répertorié: D’Amato c. Badger

No du greffe: 24364.

1996: 25 avril; 1996: 22 août.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1994), 95 B.C.L.R.

(2d) 46, [1994] 10 W.W.R. 141, 48 B.C.A.C. 220, 78 W.A.C. 220, qui a modifié un jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique...

D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071

Felice D’Amato et

Arbor Body Shop (1980) Ltd. Appelants

c.

Donald Herbert Badger et

Russell Frazee Intimés

Répertorié: D’Amato c. Badger

No du greffe: 24364.

1996: 25 avril; 1996: 22 août.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1994), 95 B.C.L.R. (2d) 46, [1994] 10 W.W.R. 141, 48 B.C.A.C. 220, 78 W.A.C. 220, qui a modifié un jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, qui avait accordé des dommages‑intérêts aux appelants. Pourvoi accueilli en partie.

James L. Barrett, pour les appelants.

D. A. Webster, c.r., et Donald J. Holubitsky, pour les intimés.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Major — Le 25 août 1987, l’appelant Felice D’Amato a été blessé par une automobile appartenant à M. Badger et conduite de façon négligente par M. Frazee, tous deux intimés. Ceux‑ci ont reconnu leur responsabilité.

2 Le pourvoi concerne deux montants accordés par le juge de première instance: une somme de 73 299 $ à la société appelante Arbor Body Shop (1980) Ltd. pour la perte purement économique qu’elle a subie en raison de l’accident et une somme de 290 000 $ à M. D’Amato pour la perte de sa capacité de gagner un revenu.

3 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a accueilli en partie l’appel de MM. Badger et Frazee, refusant d’indemniser Arbor pour sa perte économique: (1994), 95 B.C.L.R. (2d) 46, [1994] 10 W.W.R. 141, 48 B.C.A.C. 220, 78 W.A.C. 220. La cour a statué que M. D’Amato pouvait recouvrer personnellement 50 pour 100 de cette perte par application du principe de l’alter ego. Le montant accordé pour la perte de capacité de gagner un revenu a été réduit à 50 000 $. Les appelants demandent à la Cour de rétablir le jugement de première instance.

I. Les faits

4 L’appelant D’Amato et son associé, Sam Nomura, sont propriétaires à parts égales de la société Arbor, un atelier de débosselage de Vancouver, en Colombie‑Britannique. Jusqu’au moment de l’accident, M. D’Amato surveillait et effectuait les travaux de débosselage, tandis que M. Nomura surveillait et effectuait les travaux de peinture. Lors de l’accident, M. D’Amato a subi des blessures qui l’empêchent désormais d’accomplir le travail physique nécessaire pour effectuer les travaux de débosselage. Il a continué à s’occuper de la gestion, de la surveillance et des estimations. Le juge de première instance a qualifié ces activités de «contribution mineure».

5 Après l’accident, M. D’Amato a continué à recevoir le même salaire annuel de 55 000 $ de la société Arbor. Celle‑ci lui a versé au total 251 108 $ entre la date de l’accident et celle du procès. Étant donné que M. D’Amato était incapable d’effectuer les travaux de débosselage, Arbor a dû embaucher de la main‑d’{oe}uvre pour le remplacer et la société a subi en conséquence une perte de profits de 73 299 $.

II. Les jugements

A. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique

6 Le juge de première instance a statué qu’Arbor ne faisait pas valoir sa demande relativement à sa perte économique comme une action per quod servitium amisit, une loi de la Colombie‑Britannique interdisant ce recours. Il a conclu qu’une personne morale demanderesse pouvait obtenir réparation même lorsqu’elle n’était pas simplement l’alter ego de la personne physique demanderesse, cette expression s’entendant d’une personne qui, parce qu’elle est propriétaire de la société ou autrement, est considérée comme indispensable à celle‑ci.

7 Le juge de première instance a accueilli la demande d’Arbor en se fondant sur l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, dans lequel, selon ses termes, [traduction] «[l]a Cour à la majorité a conclu qu’un demandeur ne peut obtenir une indemnisation en matière délictuelle que s’il établit qu’il existe un lien suffisant entre la conduite reprochée et le préjudice allégué. [. . .] Il s’agit de déterminer s’il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte négligent et la perte subie». Le juge de première instance a conclu qu’en raison de la nature des activités de la société et de la façon dont elle gagnait un revenu, il existait un lien suffisamment étroit pour permettre l’indemnisation de toute perte établie en preuve. Il a accordé à la société des dommages‑intérêts de 73 299 $, soit le montant de la perte qu’elle avait subie d’après les calculs de son expert.

8 Le juge de première instance a fait la remarque suivante concernant la perte de capacité de gagner un revenu de M. D’Amato:

[traduction] Lorsque j’examine la capacité du demandeur de gagner un revenu, je ne peux faire abstraction du fait qu’il a presque 57 ans et qu’il ne sait ni lire ni écrire l’anglais. En fait, sa capacité de lire et d’écrire est extrêmement limitée même en italien. [. . .] Toute son expérience de travail a consisté à accomplir un travail physique exigeant et il ne peut plus exercer le métier dans lequel il était extrêmement compétent.

. . .

Les possibilités d’emploi de M. D’Amato avant l’accident se limitaient à un travail comportant de dures tâches physiques. Ces possibilités sont désormais exclues. En raison de son incapacité d’exécuter un travail physique exigeant, il se trouve déprécié quant à sa capacité de gagner sa vie dans un marché où règne la concurrence.

9 Le juge de première instance a conclu que M. D’Amato pouvait facilement gagner un revenu annuel de 55 000 $ en exerçant son métier et, en tenant compte de la valeur actuelle, il a évalué la perte de sa capacité de gagner un revenu à 385 550 $. Il a pris en compte le fait que M. D’Amato continuait de jouer un rôle dans la gestion et la surveillance de l’entreprise, ce qui générait un revenu pour la société, et il a donc réduit ce montant de 25 pour 100 pour tenir compte des éventualités, accordant au total des dommages‑intérêts de 290 000 $ pour cette perte.

B. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1994), 95 B.C.L.R. (2d) 46

10 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, qui a modifié cette décision, a statué que le juge de première instance avait voulu appliquer le critère du lien étroit énoncé par le juge McLachlin dans l’arrêt Norsk, mais qu’il n’avait pas examiné également la question de savoir si la perte subie était raisonnablement prévisible.

11 De plus, la Cour d’appel a statué (à la p. 57) que le juge de première instance n’avait pas tenu compte du fait que M. D’Amato avait reçu une rémunération annuelle de 55 000 $ d’Arbor malgré son incapacité d’exécuter un travail physique exigeant, et qu’il aurait été «plus réaliste» d’évaluer la perte de sa capacité de gagner un revenu en fonction d’un pourcentage des pertes subies par Arbor, en faisant des projections pour les sept années à venir. En bout de ligne, le juge Legg a réduit à 50 000 $ le montant accordé à M. D’Amato en indemnisation de la perte de sa capacité de gagner un revenu.

III. Analyse

12 Le pourvoi soulève deux questions. Premièrement, les faits en cause permettent‑ils à Arbor de recevoir des dommages‑intérêts pour sa perte purement économique? Deuxièmement, la Cour d’appel a‑t‑elle eu raison de réduire le montant que le juge de première instance a accordé à M. D’Amato en indemnisation de la perte de sa capacité de gagner un revenu.

A. La perte purement économique

13 Par perte purement économique, on entend la perte subie par une personne en l’absence de lésions corporelles et de dommages matériels. En l’espèce, la société appelante, Arbor, n’a subi ni lésions corporelles, ni dommages matériels.

14 Il ressort de la jurisprudence que des limites très sévères ont été posées à l’indemnisation d’une perte purement économique. Voir Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453, et Weller & Co. c. Foot and Mouth Disease Research Institute, [1966] 1 Q.B. 569. Plus récemment, dans Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398, la Chambre des lords a limité l’indemnisation d’une perte purement économique aux cas dans lesquels il y a eu dommages matériels ou dans lesquels on s’est fié à une déclaration inexacte faite par négligence.

15 Bien que la Chambre des lords ait grandement limité, sinon exclu, l’indemnisation d’une perte purement économique, la jurisprudence canadienne n’a pas suivi une voie aussi rigide. Le principe régissant l’indemnisation de ce type de préjudice au Canada a été énoncé par lord Wilberforce dans Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), aux pp. 751 et 752:

[traduction] En premier lieu, il faut se demander s’il existe, entre l’auteur allégué de la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisinage pour que le manque de diligence de la part de l’auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par celui‑ci comme étant susceptible de causer un préjudice à l’autre personne ‑- auquel cas il existe, à première vue, une obligation de diligence. Si on répond par l’affirmative à la première question, il faut se demander en second lieu s’il existe des motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent découler de l’inexécution de cette obligation . . .

16 Ces principes continuent d’exercer une influence sur le droit canadien. Voir Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Norsk, précité et Winnipeg Condominium Corp. No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85.

17 Le professeur Linden, dans La responsabilité civile délictuelle (4e éd. 1988), aux pp. 457 à 459, énumère quatre raisons de principe pour lesquelles les tribunaux hésitent à indemniser une perte purement économique. Premièrement, on considère que les intérêts d’ordre financier ne méritent pas la même protection que l’intégrité physique ou que les biens.

18 La deuxième et, probablement, la principale raison pour laquelle l’indemnisation est limitée, est celle qu’a mentionnée le juge en chef Cardozo dans l’arrêt Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), lorsqu’il a exprimé sa crainte qu’on en arrive à [traduction] «une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée» (p. 444). L’omission ou l’acte négligent peut avoir un effet d’enchaînement et causer une perte économique à un groupe éventuellement étendu de personnes. Dans l’arrêt Weller, précité, le juge Widgery a refusé l’indemnisation d’une perte purement économique et émis l’opinion que si les commissaires priseurs pouvaient être indemnisés des dommages causés au bétail des agriculteurs, il pourrait en être de même des bouchers, des préposés au transport et des travailleurs de l’industrie laitière. Ce point de vue illustre l’hésitation des tribunaux à associer aux activités, commerciales ou non, le fardeau d’une dépense indéterminée pour toutes les pertes économiques possibles.

19 La troisième raison mentionnée par le professeur Linden porte qu’il serait peut‑être plus indiqué de faire assumer le fardeau d’une perte économique à la «victime». Ces pertes sont souvent considérées comme un risque commercial normal auquel on peut s’attendre et auquel les gens d’affaires se préparent.

20 Comme quatrième raison, il avance qu’une approche restrictive décourage la multiplication des poursuites et favorise le regroupement des demandes en une seule action.

21 Le droit canadien en matière de perte purement économique a évolué avec l’arrêt Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189. Dans cette affaire, l’une des défenderesses concevait et fabriquait des grues. La demanderesse avait acheté une grue d’une deuxième défenderesse et l’utilisait sur un chaland servant au transport du bois. Une autre grue de la défenderesse s’est effondrée, tuant son opérateur. La demanderesse a alors cessé d’utiliser la sienne et elle a découvert par la suite qu’elle comportait des vices cachés. La demanderesse a subi une perte de profits en raison de l’impossibilité d’utiliser la grue et du coût des réparations. La Cour a conclu que les défenderesses connaissaient les vices de la grue et n’en avaient pas averti la demanderesse.

22 Notre Cour à la majorité a accordé des dommages‑intérêts à la demanderesse pour l’impossibilité d’utiliser la grue, tout en refusant de l’indemniser du coût des réparations. Le juge Ritchie a statué, au nom de la majorité, que la perte de profits était la conséquence directe et prévisible du manquement à l’obligation d’avertir la demanderesse. Le juge Laskin (plus tard Juge en chef), qui a souscrit à l’opinion majoritaire sur ce point, a ajouté que ce type d’indemnisation ne soulèverait pas le problème de l’indétermination souligné par le juge Cardozo, parce que la demanderesse avait utilisé le produit à une fin prévue par la défenderesse.

23 L’arrêt Rivtow a élargi la possibilité pour les demanderesses d’être indemnisées d’une perte purement économique. Deux critères applicables à l’indemnisation ont été formulés. Premièrement, la perte purement économique pouvait donner lieu à indemnisation si la défenderesse connaissait bien le risque. La majorité semble avoir été influencée par le fait que le fabricant défendeur connaissait à la fois le risque réel et la demanderesse en cause. Le critère de la «connaissance réelle» a été appliqué dans d’autres ressorts. Voir Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge “Willemstad” (1976), 11 A.L.R. 227 (H.C.); et Ross c. Caunters, [1979] 3 All E.R. 580. Le fait qu’il doive y avoir une forme de connaissance réelle écarte, de toute évidence, le problème susmentionné de l’indétermination.

24 Le second critère qui ressort de l’arrêt Rivtow est celui de la conséquence «directe et prévisible». Les opinions majoritaire et dissidente utilisent des termes semblables pour exiger que la perte purement économique soit la conséquence directe et prévisible de l’omission ou de l’acte délictueux. Ce critère n’est pas aussi limitatif que celui de la “connaissance réelle”.

25 Après l’affaire Rivtow, les décisions Anns et Kamloops ont confirmé que la perte purement économique pouvait donner lieu à indemnisation lorsqu’un organisme public a fait preuve de négligence en permettant la construction de bâtiments comportant des vices.

26 L’arrêt Norsk présente l’état actuel du droit en ce qui concerne la perte purement économique. Dans cette affaire, un chaland appartenant à la défenderesse avait endommagé un pont ferroviaire. La société des chemins de fer demanderesse n’était pas propriétaire du pont, mais l’utilisait en vertu d’un contrat conclu avec son propriétaire, Travaux publics Canada. Le pont endommagé a été fermé et la demanderesse a subi des pertes importantes. Ces pertes n’étaient pas assurées et le contrat conclu entre la demanderesse et Travaux publics Canada ne prévoyait pas d’indemnisation pour ce type de pertes.

27 Le juge McLachlin (avec l’appui des juges L’Heureux‑Dubé et Cory) a accepté d’indemniser la demanderesse de sa perte purement économique. Tout en reconnaissant que toutes les pertes purement économiques ne devraient pas donner lieu à indemnisation, elle a rejeté l’exclusion absolue de pareille indemnisation retenue par la Chambre des lords dans l’arrêt Murphy. Elle a déclaré que cette exclusion acceptait l’injustice au nom du respect de la règle doctrinale. Le juge McLachlin a préféré adopter une démarche progressive qui établirait au cas par cas de nouvelles catégories où l’indemnisation de la perte économique est justifiable.

28 Reconnaissant les risques liés à une responsabilité illimitée relativement aux pertes purement économiques, le juge McLachlin a conclu que le facteur du lien étroit limiterait suffisamment l’indemnisation d’une perte purement économique pour éviter l’indétermination. Elle résume son point de vue dans le passage suivant, aux pp. 1152 et 1153:

En résumé, je suis d’avis que la jurisprudence laisse entendre que la perte purement économique peut, à première vue, donner lieu à indemnisation lorsqu’en plus d’une négligence et d’une perte prévisible, il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte négligent et la perte subie. Le lien étroit est la notion déterminante qui permet d’éviter le spectre de la responsabilité illimitée. On peut établir l’existence d’un lien étroit au moyen de toute une gamme de facteurs, selon la nature de l’affaire. Jusqu’à maintenant, on a conclu à l’existence d’un lien suffisamment étroit dans le cas de renseignements inexacts fournis par négligence où il y a promesse et confiance corrélative (Hedley Byrne), où il y a une obligation d’avertir (Rivtow) et où une loi impose à une municipalité une responsabilité envers les propriétaires et les occupants d’un bien‑fonds (Kamloops). Mais ces catégories ne sont pas limitatives. Comme davantage d’affaires sont jugées, nous pouvons nous attendre à une autre définition des facteurs qui engendrent la responsabilité pour perte purement économique dans des catégories particulières d’affaires. Pour déterminer s’il faudrait étendre la responsabilité à une nouvelle situation, les tribunaux tiendront compte des facteurs qui se rapportent traditionnellement à l’existence d’un lien étroit comme le rapport qui existe entre les parties, la proximité physique, les obligations présumées ou imposées et le lien étroit de causalité. Et ils insisteront sur des facteurs spéciaux suffisants pour éviter l’imposition d’une responsabilité indéterminée et déraisonnable. Il en résultera une façon fondée sur des principes et, en même temps, souple d’aborder la responsabilité délictuelle pour la perte purement économique. Cette façon de procéder permettra l’indemnisation lorsque celle‑ci est justifiée, tout en excluant la responsabilité indéterminée et inopportune, et elle permettra également l’évolution cohérente du droit en conformité avec l’approche amorcée en Angleterre par l’arrêt Hedley Byrne et suivie au Canada dans les arrêts Rivtow, Kamloops et Hofstrand. [Je souligne.]

29 Le juge McLachlin a souligné que la règle d’exclusion, à laquelle l’Angleterre revenait, posait un problème du fait qu’elle considérait les signes physiques de proximité comme seuls signes de l’existence d’un lien étroit. Elle a en outre souligné que l’existence d’un tel lien, établie en preuve, n’entraînerait pas nécessairement la responsabilité. Le second volet du critère énoncé dans Anns, consistant à déterminer si des raisons de principe justifient que l’indemnisation soit limitée, pourrait amener les tribunaux à refuser d’accorder des dommages‑intérêts pour une perte purement économique pour des motifs qui ne sont pas pris en compte dans l’évaluation du lien étroit.

30 Le juge La Forest (avec l’appui des juges Sopinka et Iacobucci) a refusé d’indemniser CN de sa perte purement économique. Il a cité l’ouvrage de Feldthusen, «Economic Loss in the Supreme Court of Canada: Yesterday and Tomorrow» (1990‑91), 17 Can. Bus. L.J. 356, aux pp. 357 et 358, qui dégage les cinq catégories suivantes de cas de perte économique, chacune faisant intervenir des considérations de principe différentes (à la p. 1049):

[traduction]

1. La responsabilité indépendante des autorités publiques légales;

2. La déclaration inexacte faite par négligence;

3. La prestation négligente d’un service;

4. La fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité;

5. La perte économique relationnelle.

31 Selon le juge La Forest, les faits dans Norsk plaçaient cette cause dans la cinquième catégorie, et il a donc limité son jugement à la question de savoir dans quelles circonstances des dommages‑intérêts pouvaient être accordés pour une perte purement économique appartenant à cette catégorie.

32 Tout comme le juge McLachlin, le juge La Forest a rejeté la règle d’exclusion absolue énoncée dans Murphy. Il a toutefois proposé de la remplacer par une règle d’exclusion limitée applicable aux cas de perte relationnelle découlant d’un contrat, à moins que de bonnes raisons de principe ne justifient l’indemnisation.

33 Il a souligné que, dans le cas d’une perte économique relationnelle, contrairement aux autres catégories, la partie défenderesse est déjà responsable envers une autre partie, savoir le propriétaire du bien endommagé. Dans la mesure où on voulait dissuader les comportements insouciants, cet effet dissuasif existe déjà et il serait inutile d’accorder des dommages‑intérêts pour une perte purement économique à cette fin.

34 Le juge La Forest a précisé que l’exclusion de la responsabilité ne priverait pas nécessairement la partie demanderesse de toute indemnisation. On pouvait soutenir que celle‑ci avait le droit de se faire indemniser par le propriétaire du bien qui, à son tour, pouvait exercer un recours contre l’auteur du délit. En outre, il était impossible de garantir l’indemnisation parfaite de toute perte économique relationnelle, parce que les délits causent des pertes économiques à un grand nombre de personnes qui, de façon réaliste, ne peuvent pas toutes recevoir une indemnité. Il a conclu que les cas de perte relationnelle surviennent le plus souvent à la suite d’un accident, ce qui les distingue des cas de responsabilité du fabricant, comme l’affaire Rivtow et des cas de déclaration inexacte faite par négligence, comme l’affaire Hedley Byrne.

35 Il a ensuite examiné la question sous l’angle de la répartition de la perte. Il a retenu une démarche qui limite la possibilité d’indemnisation d’une perte économique relationnelle aux cas où le demandeur non seulement peut répondre à la préoccupation relative à l’indétermination, mais aussi démontre qu’il ne disposait d’aucun autre moyen de protection.

36 Il a conclu qu’une règle d’exclusion limitée était souhaitable parce qu’elle permettait que les stipulations du contrat pertinent déterminent qui devait assumer le risque de perte et incitait toutes les parties à réduire les pertes. Elle permettait qu’une seule partie, plutôt que les deux, assume le coût d’une assurance. Étant donné que le droit à l’indemnisation est habituellement apparent à la lecture même du contrat, les litiges seraient moins nombreux. Cette règle résoudrait le problème de demandeurs multiples s’attaquant aux modestes ressources d’un défendeur mal nanti.

37 Enfin, comme conséquence probablement la plus importante, le juge La Forest estimait que cette règle favoriserait la certitude sur le plan juridique. Bien que sa démarche puisse exclure l’indemnisation de personnes qui ont indéniablement subi une perte à la suite d’un accident, il a considéré ces cas limites malheureux comme le prix à payer pour établir cette certitude.

38 Le juge Stevenson est parvenu au même résultat que le juge McLachlin, mais il a rejeté son raisonnement, ainsi que celui du juge La Forest. Il a plutôt affirmé que, la défenderesse ayant une connaissance réelle de la demanderesse, le problème de l’indétermination ne se posait pas et que l’indemnisation de la perte purement économique devait être accordée.

39 Dans Norsk, trois théories différentes ont été énoncées relativement à la perte purement économique, et chacune a été rejetée par une majorité des juges. Cet arrêt a toutefois confirmé qu’il n’existe pas, au Canada, d’interdiction absolue d’indemniser un demandeur de la perte purement économique qu’il a subie et que la théorie du «demandeur connu» a été rejetée.

40 Bien que les critères utilisés par les juges La Forest et McLachlin dans Norsk soient différents, ils produiront habituellement le même résultat. Il en est ainsi parce que les catégories énumérées par le juge La Forest comme pouvant donner lieu à indemnisation d’une perte purement économique, satisferont normalement aussi aux critères du lien étroit et de la prévisibilité établis par le juge McLachlin. Pour les motifs qui suivent, il ne s’agit pas ici d’une affaire où le demandeur aurait gain de cause ou serait débouté selon que l’on applique l’un ou l’autre de ces critères. Il faudra attendre une situation qui s’y prête pour trancher entre les deux.

41 Winnipeg Condominium Corp. est le plus récent arrêt dans lequel notre Cour s’est prononcée sur une perte purement économique. Cette affaire soulevait la question de savoir si un entrepreneur général responsable de la construction d’un immeuble pouvait être tenu responsable envers un acheteur subséquent des frais engagés pour réparer des vices imputables à sa négligence lors de la construction. Il n’y avait pas de lien contractuel entre la demanderesse et l’entrepreneur. Le juge La Forest, qui a rédigé l’opinion unanime de la Cour, a distingué cette instance du «cas de perte économique relationnelle» de l’affaire Norsk, disant que la situation dans Winnipeg Condominium Corp. appartenait à la quatrième catégorie -‑ fourniture négligente de marchandises ou de services de mauvaise qualité -‑ et il a tenu l’entrepreneur responsable.

42 La décision du juge La Forest dans Winnipeg Condominium Corp. ne visait manifestement pas à modifier les motifs qu’il avait rédigés dans Norsk. Néanmoins, au moins une des différences notées dans les démarches adoptées dans Norsk a été résolue. Il semble que notre Cour reconnaît maintenant qu’il existe plusieurs catégories de pertes purement économiques. La détermination des circonstances dans lesquelles une perte entrant dans la cinquième catégorie, «perte économique relationnelle», peut donner lieu à indemnisation a, semble‑t‑il, été reportée à une occasion où cette question se posera.

43 Les appelants en l’espèce ont soutenu que les faits donnent davantage application à l’arrêt Winnipeg Condominium Corp. qu’à l’arrêt Norsk. Ils ont fait valoir que la situation en cause appartient à une nouvelle catégorie de perte purement économique et, par conséquent, que seul le critère énoncé dans Anns, et confirmé dans Winnipeg Condominium Corp., doit être pris en compte. Cet argument ne peut être retenu. Il est évident que les faits de l’espèce relèvent de la cinquième catégorie mentionnée dans Norsk et Winnipeg Condominium Corp., c’est‑à-dire, d’une perte économique relationnelle. La perte purement économique d’Arbor découle uniquement de son lien avec M. D’Amato.

44 La Cour d’appel a commis une erreur en concluant que la perte purement économique ne pouvait pas donner lieu à indemnisation en l’espèce parce que les intimés ne connaissaient pas l’existence d’Arbor. Elle a déclaré qu’en raison de l’absence de cette connaissance spécifique, le lien étroit requis était inexistant entre les intimés et Arbor. Il s’agit de la théorie du «demandeur connu» retenue par le juge Stevenson dans Norsk, qui a été rejetée dans cet arrêt et qui ne correspond pas à l’état du droit au Canada.

45 Le juge de première instance a semblé retenir la démarche énoncée par le juge McLachlin dans Norsk. Toutefois, il a mis l’accent sur le lien étroit, sans se préoccuper de la notion de la prévisibilité. Les motifs du juge McLachlin dans Norsk précisent clairement que la perte doit non seulement avoir un lien étroit avec le préjudice, mais encore être prévisible. Voir Norsk, à la p. 1152. De plus, le juge de première instance n’a pas tenu compte du second volet du critère énoncé dans Anns, en ne déterminant pas s’il existait des facteurs qui justifieraient qu’on limite l’indemnisation. Voir Norsk, aux pp. 1154 et 1155.

46 Les erreurs commises par les deux cours soulèvent la question de la responsabilité. Comme je l’ai déjà mentionné, les deux démarches proposées dans Norsk diffèrent en principe, mais elles produisent très souvent le même résultat. C’est le cas en l’espèce car, peu importe laquelle on utilise, l’appelante ne peut selon moi avoir gain de cause.

47 La société Arbor ne peut être indemnisée de sa perte purement économique si l’on applique la démarche du juge La Forest. Contrairement à ce que prétendent les appelants, il s’agit bel et bien d’un cas de perte économique relationnelle découlant d’un contrat. Arbor a subi une perte uniquement en raison de son lien contractuel avec son employé et actionnaire, M. D’Amato. En outre, il ne semble pas y avoir de bonnes raisons de principe de déroger à la règle d’exclusion, si une telle règle était adoptée. L’analyse du juge La Forest mène à une règle d’exclusion générale, sous réserve de toute considération de principe qui milite en faveur de l’indemnisation de la perte économique relationnelle. Les considérations de principe seraient plutôt défavorables à l’indemnisation de ce genre de perte. S’il suffisait qu’un actionnaire clé d’une petite société subisse des lésions corporelles pour que le tribunal accorde l’indemnisation d’une perte purement économique, les possibilités indéterminées dans le cas des grandes sociétés seraient alors manifestes.

48 Les chances d’une partie d’être indemnisée de sa perte purement économique pourraient être meilleures si on appliquait la démarche un peu plus souple proposée par le juge McLachlin. Toutefois, même si on utilisait cette démarche, Arbor n’aurait pas gain de cause. La théorie du juge McLachlin se fonde sur le critère en deux volets établi dans Anns. Arbor doit prouver que les intimés pouvaient raisonnablement prévoir la perte, de sorte qu’il leur incombait une obligation de diligence; elle doit en outre démontrer qu’il n’existe aucun motif de restreindre la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent découler de l’inexécution de cette obligation. Il faut de plus qu’il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte négligent et les dommages pour fonder une déclaration de responsabilité.

49 À la page 1153 de l’arrêt Norsk, le juge McLachlin énumère plusieurs facteurs pertinents relativement à l’existence d’un lien étroit. Ce sont le rapport qui existe entre les parties, la proximité physique, les obligations présumées ou imposées et le lien étroit de causalité. Parmi ces facteurs, seul le dernier est pertinent en l’espèce. Il n’existait aucun rapport entre les intimés et Arbor, ni une proximité physique ou quelque obligation présumée ou imposée que ce soit. Tout au plus peut‑on affirmer que la négligence des intimés a causé la perte subie par Arbor. Ce lien n’est pas direct. Il n’existe pas, à mon avis, de lien suffisamment étroit en l’espèce pour justifier l’indemnisation de la perte purement économique. À mon avis, la perte n’était pas prévisible et n’avait pas de lien suffisamment étroit avec l’acte négligent pour justifier une indemnisation.

50 Enfin, même si on pouvait affirmer que des défendeurs dans la situation des intimés auraient raisonnablement dû prévoir que des personnes pouvaient se trouver dans la situation d’Arbor, la deuxième étape du critère énoncé dans Anns, qui traite des considérations de principe justifiant qu’on limite l’indemnisation, ferait obstacle à l’indemnisation d’Arbor.

51 Le fait de permettre l’indemnisation d’une société par actions pour une perte purement économique découlant de la perte d’un employé et actionnaire clé fait resurgir le problème de l’indétermination. Les lésions corporelles causées à une personne ont nécessairement un effet d’enchaînement, un grand nombre de personnes, physiques et morales, subissant en conséquence une perte économique sous une forme ou une autre. Accorder une indemnité en pareilles circonstances susciterait des demandes semblables de la part de divers demandeurs à la fois. Les parties contractantes ne seraient ainsi plus incitées à négocier pour déterminer laquelle assumera les risques de perte, et les sociétés par actions ne seraient plus portées à se préparer à des éventualités semblables, notamment en contractant une assurance.

52 En conclusion, Arbor n’a pas droit à des dommages‑intérêts pour sa perte purement économique, que l’on applique l’un ou l’autre des critères énoncés dans l’arrêt Norsk. L’appel visant à obtenir une indemnité fondée sur ce moyen est rejeté. Cette conclusion soulève la question de savoir si les dommages‑intérêts de 36 650 $ accordés par la Cour d’appel en application du principe de l’alter ego doivent être maintenus. Les raisons qui sous-tendent ce principe ne sont pas aussi fortes qu’elles l’ont déjà été, compte tenu de l’évolution récente du droit de la responsabilité civile délictuelle. Cependant, les intimés n’ont pas formé de pourvoi incident sur ce point et l’octroi de dommages‑intérêts de 36 650 $ par la Cour d’appel demeure donc tel quel.

B. La perte de capacité de gagner un revenu à l’avenir

53 Le juge de première instance a accordé à l’appelant D’Amato une somme de 290 000 $ au titre de la perte de sa capacité de gagner un revenu. La Cour d’appel a réduit ce montant à 50 000 $. L’indemnisation de la perte de capacité de gagner un revenu est fondée sur la reconnaissance du fait que la capacité du demandeur de gagner un revenu constituait un atout dont il a été dépossédé. Voir Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229. Le calcul effectué s’appuyait sur le niveau du revenu que le demandeur aurait vraisemblablement touché et sur la période pendant laquelle il l’aurait reçu, sous réserve de certaines déductions pratiquées pour tenir compte des éventualités.

54 Le juge de première instance a fait un calcul simple: M. D’Amato avait les compétences voulues pour gagner un revenu annuel de 55 000 $ en qualité de débosseleur, ce qui donne un montant de 385 000 $ pour une période de sept ans, montant qui a été réduit de 25 pour 100 pour tenir compte des éventualités. La Cour d’appel a jugé important le fait que M. D’Amato continuait de recevoir une rémunération d’Arbor, et elle a donc modifié la décision du juge de première instance. Elle a estimé que la seule perte de revenu subie par M. D’Amato était sa part de la perte subie par Arbor, selon la moyenne établie pour la période pertinente. La Cour d’appel a tenu implicitement pour acquis qu’Arbor demeurerait viable pour les sept prochaines années.

55 Ces deux jugements présentent des faiblesses. On peut prétendre que le juge de première instance a évalué de façon trop simpliste la perte de M. D’Amato en associant la perte de sa capacité de gagner un revenu uniquement à sa capacité d’accomplir un travail physique en qualité de débosseleur. Monsieur D’Amato a continué à gagner approximativement le même revenu qu’avant l’accident parce qu’il a continué à recevoir une rémunération d’Arbor. La capacité de M. D’Amato de gagner un revenu ne dépendait pas exclusivement de sa capacité physique, mais également de sa qualité de propriétaire d’une entreprise viable et rentable. Pour cette raison, le juge de première instance a pu commettre une erreur en attribuant la perte de M. D’Amato seulement à sa capacité de faire des travaux de débosselage.

56 Néanmoins, le calcul du juge de première instance ne doit pas être modifié à moins qu’il ne soit manifestement déraisonnable ou fondé sur des principes juridiques erronés. Il est clair que le juge de première instance était au fait de tous les éléments de preuve relatifs à la rémunération que M. D’Amato recevait d’Arbor. Il a tenu pour avéré que M. D’Amato avait perdu une partie importante de sa capacité de gagner un revenu en raison de la négligence des intimés. Sa conclusion portant que M. D’Amato continuerait à participer à l’exploitation d’Arbor, bien que dans une bien moindre mesure, constituait également une conclusion de fait. Il a réduit les dommages‑intérêts accordés de 25 pour 100 parce que M. D’Amato continuait à travailler pour Arbor. Il est évident que le juge de première instance n’a pas fait abstraction de la participation de M. D’Amato aux activités d’Arbor lorsqu’il a calculé la perte de sa capacité de gagner un revenu.

57 L’opinion de la Cour d’appel est peut‑être fondée sur une supposition erronée, selon laquelle Arbor poursuivra ses activités pendant toute la vie active de M. D’Amato. D’après certains éléments de preuve, Arbor est en difficulté en raison de la perte de profits qu’elle a subie à la suite des blessures dont M. D’Amato a été victime, et la société devra peut‑être être vendue. L’arrêt de la Cour d’appel ne semble pas tenir compte de cette possibilité. Il est clair que M. D’Amato aurait du mal à remplacer le revenu qu’il tire de la société si celle‑ci devait être vendue, à moins que le prix de vente ne permette à ses propriétaires de prendre leur retraite. Or, aucune preuve n’a été présentée à cet effet. Le juge de première instance pouvait conclure, comme il l’a fait, que M. D’Amato aurait du mal à se trouver un emploi de débosseleur en raison de ses blessures et qu’il ne lui serait pas facile de redevenir propriétaire compte tenu de ses lacunes en anglais et de son manque d’instruction. Cette conclusion de fait justifiait la décision du juge de première instance.

58 La Cour d’appel a modifié les conclusions du juge de première instance. Sans préciser quelle erreur de droit le juge de première instance aurait commise dans l’appréciation de la capacité de gagner un revenu, elle a déclaré qu’il [traduction] «n’avait pas tenu compte de la mesure dans laquelle la capacité globale de M. D’Amato de gagner un revenu, dans le contexte de sa situation au sein d’Arbor, avait diminué en raison de son incapacité d’accomplir un travail physique exigeant» (p. 57). Si le juge de première instance n’avait pas tenu compte de cette preuve, il aurait pu commettre une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour. Toutefois, j’estime que le juge de première instance comprenait le rôle que M. D’Amato continuait à jouer dans la société et qu’il était conscient du revenu qu’il en tirait.

59 En proposant sa propre solution «plus réaliste», la Cour d’appel a simplement exprimé son désaccord avec le juge de première instance. Elle n’a pas fait état d’une erreur manifeste et dominante qui lui aurait permis d’intervenir. Le pourvoi fondé sur ce moyen est accueilli.

IV. Conclusion

60 En conséquence, le pourvoi est accueilli en partie:

(i) La décision de la Cour d’appel de refuser d’indemniser Arbor de sa perte purement économique est confirmée.

(ii) La décision de la Cour d’appel d’accorder à M. D’Amato un montant de 36 650 $ est confirmée.

(iii) La décision de la Cour d’appel d’infirmer la décision par laquelle le juge de première instance a accordé des dommages‑intérêts de 290 000 $ pour perte de capacité de gagner un revenu à l’avenir est infirmée et la décision du juge de première instance est rétablie.

(iv) Les appelants ont obtenu gain de cause sur les points essentiels de leur appel et ont droit à leurs dépens dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli en partie avec dépens.

Procureurs des appelants: Giusti, Barrett & Ellan, Vancouver.

Procureurs des intimés: Bull, Housser & Tupper, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1996] 2 R.C.S. 1071 ?
Date de la décision : 22/08/1996
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Perte économique - Perte de la capacité de gagner un revenu - Personne physique demanderesse blessée dans un accident d'automobile - Dommages‑intérêts accordés à la personne physique demanderesse pour perte de la capacité de gagner un revenu et à la personne morale demanderesse pour la perte purement économique subie - Les faits en cause permettaient‑ils à la personne morale demanderesse de recevoir des dommages‑intérêts pour sa perte purement économique? - La Cour d'appel a‑t‑elle eu raison de réduire le montant que le juge de première instance a accordé en indemnisation de la perte de la capacité de gagner un revenu?.

L'appelant D possédait 50 pour 100 des actions de la société appelante. Il a été blessé par une automobile appartenant à l'un des intimés et conduite de façon négligente par l'autre. Les intimés ont reconnu leur responsabilité. Jusqu’au moment de l’accident, D surveillait et effectuait des travaux de débosselage. Par suite des blessures subies lors de l'accident, il ne peut plus désormais accomplir le travail physique nécessaire pour effectuer les travaux de débosselage, mais il a continué à s'occuper de la gestion, de la surveillance et des estimations. Après l'accident, D a continué à recevoir le même salaire annuel de 55 000 $ de la société. Étant donné que D était incapable d’effectuer les travaux de débosselage, la société a dû embaucher de la main‑d’{oe}uvre pour le remplacer et elle a subi en conséquence une perte de profits. Le juge de première instance a accordé 73 299 $ à la société pour la perte économique subie en raison de l'accident et 290 000 $ à D pour la perte de sa capacité de gagner un revenu. La Cour d’appel a accueilli en partie l’appel des intimés, refusant d’indemniser la société pour sa perte économique. Elle a statué que D pouvait recouvrer personnellement 50 pour 100 de cette perte par application du principe de l’alter ego. Le montant accordé pour la perte de capacité de gagner un revenu a été réduit à 50 000 $. Le présent pourvoi vise à déterminer si les faits en cause permettent à la société de recevoir des dommages‑intérêts pour sa perte purement économique et si la Cour d’appel a eu raison de réduire le montant que le juge de première instance a accordé à D en indemnisation de la perte de sa capacité de gagner un revenu.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli en partie.

L'arrêt Norsk de la Cour présente l'état actuel du droit au Canada en ce qui concerne la perte purement économique. Bien que les critères utilisés par les juges La Forest et McLachlin dans Norsk soient différents, ils produiront habituellement le même résultat, parce que les catégories énumérées par le juge La Forest comme pouvant donner lieu à indemnisation d'une perte purement économique satisferont normalement aussi aux critères du lien étroit et de la prévisibilité établis par le juge McLachlin. La société ne peut pas être indemnisée de sa perte purement économique si l'on applique la démarche du juge La Forest. Il s'agit d'un cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat, étant donné que la société a subi une perte uniquement en raison de son lien contractuel avec son employé et actionnaire D, et il ne semble pas y avoir de bonnes raisons de principe de déroger à la règle d'exclusion, si une telle règle était adoptée. Même si l'on utilisait la démarche un peu plus souple proposée par le juge McLachlin, la société n'aurait pas gain de cause en raison du fait que le lien entre l'acte négligent et les dommages n'est pas suffisamment étroit pour fonder une déclaration de responsabilité. La perte n'était pas prévisible et n'avait pas de lien suffisamment étroit avec l'acte négligent pour justifier une indemnisation. Enfin, même si on pouvait affirmer que des défendeurs dans la situation des intimés auraient raisonnablement dû prévoir que des personnes pouvaient se trouver dans la situation de la société, la deuxième étape du critère énoncé dans Anns, qui traite des considérations de principe justifiant qu’on limite l’indemnisation, ferait obstacle à l’indemnisation de la société. Le fait de permettre l’indemnisation d’une société par actions pour une perte purement économique découlant de la perte d’un employé et actionnaire clé fait resurgir le problème de l’indétermination. Étant donné que les intimés n’ont pas formé de pourvoi incident contre les dommages‑intérêts accordés à D en application du principe de l'alter ego, ces dommages‑intérêts demeurent donc tels quels.

Le calcul du juge de première instance en ce qui concerne l'indemnisation pour perte de la capacité de gagner un revenu ne doit pas être modifié à moins qu'il ne soit manifestement déraisonnable ou fondé sur des principes juridiques erronés. Il est évident que le juge de première instance n'a pas fait abstraction de la participation de D aux activités de la société lorsqu'il a calculé la perte de sa capacité de gagner un revenu. Le juge de première instance pouvait conclure, comme il l'a fait, que D aurait du mal à se trouver un emploi de débosseleur en raison de ses blessures et qu'il ne lui serait pas facile de redevenir propriétaire compte tenu de ses lacunes en anglais et de son manque d'instruction. Cette conclusion de fait justifiait la décision du juge de première instance. En proposant sa propre solution «plus réaliste» pour apprécier la perte de capacité de gagner un revenu à l'avenir, la Cour d’appel a simplement exprimé son désaccord avec le juge de première instance. Comme la Cour d’appel n’a pu faire état d’une erreur manifeste et dominante qui lui aurait permis d’intervenir, la décision du juge de première instance concernant les dommages‑intérêts pour perte de capacité de gagner un revenu à l'avenir est rétablie.


Parties
Demandeurs : D'Amato
Défendeurs : Badger

Références :

Jurisprudence
Arrêt examiné: Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021
arrêts mentionnés: Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453
Weller & Co. c. Foot and Mouth Disease Research Institute, [1966] 1 Q.B. 569
Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Winnipeg Condominium Corp. No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85
Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931)
Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189
Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge “Willemstad” (1976), 11 A.L.R. 227
Ross c. Caunters, [1979] 3 All E.R. 580
Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229.
Doctrine citée
Feldthusen, Bruce. «Economic Loss in the Supreme Court of Canada: Yesterday and Tomorrow» (1990‑91), 17 Can. Bus. L.J. 356.
Linden, Allen M. La responsabilité civile délictuelle, 4e éd. Cowansville, Qué.: Yvon Blais, 1988.

Proposition de citation de la décision: D'Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071 (22 août 1996)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1996-08-22;.1996..2.r.c.s..1071 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award