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03/10/1996 | CANADA | N°[1996]_3_R.C.S._101

Canada | R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101 (3 octobre 1996)


R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101

George Weldon Adams Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Adams

No du greffe: 23615.

1995: 5 décembre; 1996: 3 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1993] R.J.Q. 1011, [1993] 3 C.N.L.R. 98, 55 Q.A.C. 19, qui a re

jeté l’appel formé contre la décision du juge Paul, [1985] 4 C.N.L.R. 39, qui avait rejeté l’appel interjeté contre la déclaration de...

R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101

George Weldon Adams Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Adams

No du greffe: 23615.

1995: 5 décembre; 1996: 3 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1993] R.J.Q. 1011, [1993] 3 C.N.L.R. 98, 55 Q.A.C. 19, qui a rejeté l’appel formé contre la décision du juge Paul, [1985] 4 C.N.L.R. 39, qui avait rejeté l’appel interjeté contre la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Barrette de la Cour des sessions de la paix, [1985] 4 C.N.L.R. 123. Pourvoi accueilli.

James O’Reilly, Peter W. Hutchins, Chantal Chatelain, Diane H. Soroka et Martha Montour, pour l’appelant.

René Morin et Pierre Lachance, pour l’intimée.

Jean‑Marc Aubry, c.r., et Richard Boivin, pour l’intervenant.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major rendu par

Le Juge en chef --

I. Introduction

1 Le présent pourvoi ainsi que le pourvoi R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, ont été rendus en même temps et doivent être lus en corrélation, compte tenu de la connexité des questions qu’ils soulèvent.

2. L’appelant, un Mohawk, a été accusé d’avoir pêché sans permis dans le lac Saint‑François, dans la région de Saint‑Régis au Québec. Il conteste la déclaration de culpabilité prononcée contre lui, affirmant qu’il exerçait un droit de pêche ancestral reconnu et confirmé par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

3. Pour trancher le présent pourvoi et le pourvoi Côté, notre Cour doit répondre à la question de savoir si les droits ancestraux sont nécessairement fondés sur un titre aborigène visant un territoire, de sorte que, dans toute affaire de droits ancestraux, la revendication fondamentale doit porter sur un titre aborigène, ou si un tel titre constitue plutôt une sous‑catégorie de la catégorie plus générale des droits ancestraux, et donc que les droits ancestraux de pêche et autres droits du genre peuvent exister indépendamment de la revendication d’un titre aborigène.

4. Dans la trilogie R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd., [1996] 2 R.C.S. 672, et R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, notre Cour a eu l’occasion d’examiner la question de la portée des droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1). Il faudra, en l’espèce et dans Côté, appliquer les principes formulés dans ces arrêts à la question du rapport entre le titre aborigène et les autres droits ancestraux, particulièrement les droits de pêche, reconnus et confirmés par le par. 35(1). De plus, ces deux pourvois connexes mettent en jeu la revendication d’un droit de pêche ancestral à l’intérieur des frontières historiques de la Nouvelle‑France. En conséquence, la Cour doit répondre à la question de savoir si, en vertu des principes établis dans la trilogie Van der Peet, la protection constitutionnelle du par. 35(1) s’étend aux coutumes, pratiques et traditions qui n’auraient pas été reconnues en droit sous le régime colonial de la Nouvelle‑France, avant la transition à la souveraineté britannique en 1763.

II. Les faits

5. L’appelant, George Weldon Adams, est un Mohawk qui habite la réserve de Saint‑Régis (Akwesasne). Il a été accusé d’avoir pêché la perchaude sans permis, contrairement au par. 4(1) du Règlement de pêche du Québec, C.R.C., ch. 852.

6. Les faits ayant donné lieu à cette accusation ne sont pas contestés. Le 7 mai 1982, l’appelant a pêché la perchaude dans les marais de la portion sud‑ouest du lac Saint‑François, partie du fleuve Saint‑Laurent située à environ 95 km à l’ouest de Montréal et à quelque 15 km de l’actuel village d’Akwesasne (la «zone de pêche»). L’appelant, qui pêchait pendant la période de frai, a capturé 300 livres de perchaude. Il utilisait une seine fait de mailles très serrées et mesurant plusieurs centaines de pieds de longueur. L’appelant pêchait sans permis. De fait, il n’était pas possible de se procurer de permis en vertu du Règlement de pêche du Québec, l’appelant aurait cependant pu, en vertu du par. 5(9) du Règlement, demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’autoriser à pêcher pour se nourrir. L’appelant n’a pas demandé cette autorisation.

7. Lorsque l’appelant a été accusé, les par. 4(1) et 5(9) du Règlement de pêche du Québec étaient ainsi rédigés:

4. (1) Sous réserve des paragraphes (2), (3), (7.1), (18) et (20), il est interdit de pêcher à moins d’être titulaire d’un permis visé à l’annexe III.

5. . . .

(9) Le Ministre peut, par un permis spécial dans lequel il détermine les conditions, autoriser un Indien ou un Inuk, une bande d’Indiens ou un groupe d’Inuit à prendre du poisson pour se nourrir.

8. Au terme du procès, l’appelant a été déclaré coupable. Cette déclaration de culpabilité a été confirmée par la Cour supérieure du Québec d’abord, puis par la Cour d’appel du Québec, le juge Rothman étant dissident.

III. Juridictions inférieures

La Cour des sessions de la paix (Beauharnois), no 760‑27‑004079‑82

9. Au procès, l’appelant a soutenu que, lorsqu’il pêchait la perchaude dans le lac Saint‑François, il exerçait un droit ancestral existant, soit en raison du titre aborigène des Mohawks sur la zone de pêche, soit parce que ceux‑ci possèdent un droit de pêche ancestral autonome dans la zone de pêche. L’appelant a également prétendu que le Règlement de pêche du Québec constituait une atteinte injustifiée à ce droit et que, de ce fait, il violait le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et devait être déclaré inopérant par application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

10. Le juge Barrette a tiré les conclusions de fait qui suivent, relativement à la présence des Mohawks dans la région où est située la zone de pêche, Mohawks qui, a‑t‑il conclu, forment une des nations de la ligue iroquoise des Cinq‑Nations:

L’histoire enseigne que les Iroquois comme tels occupaient les deux rives du St‑Laurent, entre Montréal et Québec au moment de l’arrivée de Jacques‑Cartier. Ils n’étaient plus là à l’arrivée de Champlain.

Les Mohawks, une des cinq (5) nations iroquoises, fréquentaient le territoire situé sur les rives du St‑Laurent en amont de Montréal et ils contrôlaient le fleuve vers l’ouest vers les années 1615, cela faisait, à tout le moins, partie de leur territoire de chasse et de pêche. Ils guerroyaient pour en assurer la maîtrise.

. . .

Un fait est certain. En 1754, un groupe de Mohawks provenant de la Réserve de Caughnawaga s’établissait en permanence sur les deux (2) rives du fleuve St‑Laurent et les îles situées à l’extrémité ouest du Lac St‑François. Cette occupation s’est faite à la connaissance des autorités françaises de l’époque, même si aucun titre ne leur fut octroyé.

11. Le juge Barrette a conclu que ces faits relatifs à la présence historique des Mohawks dans la région appuyaient la position de l’appelant que ses ancêtres possédaient un titre aborigène sur les terres en question. Cependant, il a également statué que ce titre avait été éteint avant 1982 et qu’il ne pouvait donc pas étayer l’existence d’un droit de pêche ancestral accessoire dans les eaux en cause.

12. Le juge Barrette a signalé que, en 1845, le niveau des eaux du fleuve Saint‑Laurent avait été élevé par suite de la construction du canal de Beauharnois. En raison de l’élévation du niveau des eaux, les terres de la zone de pêche ont été submergées. Le juge Barrette a aussi souligné que, en 1888, les Mohawks avaient conclu un accord de cession de terres, incluant la zone de pêche, cession qu’ils ont contestée dès sa prise d’effet et dont ils continuent de contester la validité. Le juge Barrette a statué qu’il était inutile de se demander si la cession de 1888 était valide. Il a statué que la submersion des terres suffisait à éteindre tout titre aborigène sur les terres en litige. Au moment de la submersion des terres, le titre aborigène est passé à la Couronne, étant donné que le lit de tous les cours d’eau navigables constitue des terres domaniales:

Ces marais ne font plus partie des terres de Dundee. Et si les riverains ont déjà pu prétendre à un droit de propriété, sur quelque partie que ce soit, il y a longtemps que ce droit est prescrit à l’avantage de la Couronne, puisque le lit d’un fleuve ou rivière navigable fait partie du domaine public.

13. Le juge Barrette a ensuite conclu que, même si le titre aborigène des Mohawks sur les terres en question avait été éteint, les faits suffisaient à démontrer que les Mohawks possédaient un droit de pêche ancestral autonome dans le lac Saint‑François:

En plus de leurs droits sur leurs terres, les Mohawks ont toujours eu et ont toujours exercé un droit de chasse et de pêche sur le fleuve St‑Laurent et en particulier sur le Lac St‑François, dans cette partie située au sud‑ouest de ce lac où se trouvent de nombreuses îles et de très vastes marais.

. . .

Il s’est agi pour eux d’un territoire de chasse et de pêche situé dans le voisinage immédiat de leur village et qui fait partie d’un tout homogène facilement identifiable.

Le juge Barrette a statué que ce droit n’avait pas été éteint.

14. Le juge Barrette a néanmoins déclaré l’appelant coupable, pour le motif que les droits de pêche ancestraux ne sont pas absolus. Le Parlement conserve le pouvoir de les réglementer:

Ceci étant établi, l’exercice de ce droit de chasse et de pêche n’est pas un absolu et il ne peut pas s’exercer sans tenir compte des lois du Parlement légalement adoptées et applicables selon les dispositions de la Constitution.

. . .

La Cour considère qu’il est raisonnable, dans le cadre d’une société libre et démocratique, que le droit ancestral des Mohawks de pêcher sur le fleuve St‑Laurent et le lac St‑François puisse être sujet à la règlementation [sic] prévue au Règlement de pêche du Québec.

Il a souligné, au soutien de sa conclusion, que le permis ne porte atteinte qu’à la manière dont le droit ancestral de l’appelant est exercé.

La Cour supérieure (Chambre criminelle) (Beauharnois), no 760-36-000018-84

15. L’appelant n’a pas eu gain de cause en appel devant la Cour supérieure. Le juge Paul a statué que les ancêtres de l’appelant ont joui d’un titre aborigène sur la zone de pêche aux termes de la Proclamation royale de 1763, L.R.C. (1985), app. II, no 1, mais que ce titre a été éteint lorsque les Mohawks l’ont cédé à la Couronne en 1888. En outre, le juge Paul a souscrit à l’opinion du juge du procès que le titre aborigène des ancêtres de l’appelant a cessé d’exister au moment de la submersion des terres en 1845:

En conséquence, comme ces terres ont été cédées en 1888 et que la Cour doit considérer cette cession comme légale et valable, les Indiens de Saint‑Régis ne peuvent prétendre à un droit ancestral de pêche qui serait basé sur le «titre Indien» qu’ils avaient sur les Dundee Lands faisant face au Lac St‑François (endroit de l’infraction commise par l’appelant). Un tel usufruit, bien qu’ayant déjà existé, n’existe plus depuis 1888, vu la cession.

De plus, les marais ou marécages en face de ces terres font partie du Lac St‑François, ils sont donc du domaine public à partir de la rive, et il ne saurait être question pour les Indiens d’en réclamer une propriété exclusive ou même quelque droit particulier que ce soit.

16. Cependant, à l’instar du juge Barrette de la Cour des sessions de la paix, le juge Paul a conclu que les Mohawks possèdent un droit de pêche ancestral dans le lac Saint‑François, quoique sa conclusion repose sur des motifs différents de ceux du juge Barrette. Le juge Paul ne s’est pas fondé explicitement sur l’exploitation traditionnelle de la pêcherie dans le Saint‑Laurent, mais plutôt sur l’importance générale de la pêche pour la vie et la survie des Mohawks:

Je pense que l’on ne pourra mettre en doute que les Indiens ont un droit ancestral de chasse et de pêche et même de trappage pour assurer leur survie. La pêche, la chasse et le trappage constituent traditionnellement et historiquement leur moyen de se nourrir et de vivre dans ce pays qu’ils habitaient bien avant 1763. Et depuis 1763, ils ont continué jusqu’à un certain point et dépendamment des us et coutumes, de vivre «en chassant, en trappant et en pêchant».

17. En conséquence, le juge Paul a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant, pour le motif que l’existence de ce droit ancestral ne supprimait pas les pouvoirs du Parlement de réglementer la pêche, et donc qu’il était impossible d’affirmer que le Règlement de pêche du Québec portait atteinte aux droits ancestraux de l’appelant.

La Cour d’appel, [1993] R.J.Q. 1011

18. Le juge Beauregard a accepté les conclusions de fait du juge Barrette, mais il a statué, à la p. 1021, que ces faits ne suffisaient pas à étayer la revendication de l’appelant portant que les Mohawks possédaient un titre aborigène «originaire» dans la zone de pêche. Les faits démontraient uniquement que les Mohawks exploitaient occasionnellement les terres en question, mais ils n’indiquaient pas une présence suffisante dans la région pour étayer la revendication d’un titre aborigène originaire:

Même si, selon le témoin Bruce Trigger, les Mohawks ont chassé et pêché dans le lac Saint‑François aux XVIIe et XVIIIe siècles, je suis d’opinion que ces activités, entreprises dans un territoire situé à plus de deux cents (200) milles de leurs établissements au sud du lac George, ne sont pas suffisantes comme fondement d’un titre indien originaire suivant les critères de l’arrêt Calder.

Toutefois, le juge Beauregard a conclu que le par. 35(1) protège non seulement le type de titre aborigène «originaire» sur des terres envisagé dans l’arrêt Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, mais qu’il protège également et les titres aborigènes obtenus en tant que concession en échange d’un titre aborigène originaire (les titres «concédés») et les titres octroyés d’une façon informelle par les autorités françaises avant la Proclamation royale de 1763. À la lumière des faits de l’espèce, le juge Beauregard était disposé à présumer que les terres de la zone de pêche étaient occupées par les Mohawks en 1763, de sorte qu’elles étaient visées et par la Proclamation, et, si le titre n’était pas éteint, par le par. 35(1). Il n’a cependant pas tranché définitivement cette question, puisqu’il a conclu que même si un titre aborigène découlait bien de la Proclamation, ce titre avait été éteint avant 1982, soit par suite de la submersion des terres en 1845 soit par l’accord de cession de 1888.

19. Le juge Beauregard a conclu que, en l’absence de traité, il ne pouvait y avoir de droits de pêche ancestraux sans l’existence d’un titre aborigène sur le territoire visé. Comme il était d’avis que l’appelant n’avait pas établi que les Mohawks détenaient un titre aborigène existant sur les terres où il avait pêché, le juge Beauregard a statué qu’il ne pouvait exister de droit de pêche ancestral dans la zone de pêche.

20. Le juge Beauregard a effectivement dit que, si on démontrait l’existence d’un droit de pêche ancestral dans le lac Saint‑François, le par. 4(1) ne serait pas opposable à l’appelant. Étant donné que ce paragraphe constitue un déni complet des droits de pêche ancestraux à cet endroit, il viole le par. 35(1). La possibilité pour le ministre d’exercer un pouvoir discrétionnaire à cet égard ne peut compenser pour un déni complet des droits en question.

21. Le juge Proulx a souscrit à l’opinion du juge Beauregard, mais il a rédigé des motifs expliquant pourquoi il ne peut y avoir de droits ancestraux si l’existence d’un titre aborigène n’est pas démontrée. De l’avis du juge Proulx, à la p. 1029, «[d]e ce titre [aborigène] découlent des droits qui varient selon les coutumes, la culture, le mode de vie et les faits particuliers de chacun des groupes au fil des temps». En l’absence de droits issus de traités ou de titre aborigène visant un territoire, un groupe autochtone ne peut prétendre y avoir des droits ancestraux de pêche ou de chasse. Cependant, le juge Proulx a poursuivi en concluant que, si l’appelant avait réussi à établir l’existence d’un droit de pêche ancestral dans le lac Saint‑François, le par. 4(1) aurait alors porté atteinte à ce droit, car la preuve démontrait que la politique du gouvernement (à la p. 1033) «favorise essentiellement la pêche sportive, au détriment des personnes qui veulent pêcher pour se nourrir», et que «c’est la pêche sportive qui constitue la préoccupation majeure après la conservation».

22. Le juge Rothman, dissident, a conclu qu’un droit de pêche ancestral peut exister indépendamment du titre aborigène et que, en l’espèce, l’appelant avait démontré que les Mohawks possédaient un droit de pêche ancestral dans la zone de pêche. Le juge Rothman a souligné, à la p. 1038, que notre Cour a statué dans R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, que les droits ancestraux ne sont pas des droits de propriété au sens traditionnel mais plutôt des «droits qui appartiennent à un groupe et qui sont en harmonie avec la culture et le mode de vie de ce groupe» (italiques ajoutés par le juge Rothman). Le juge Rothman a conclu, aux pp. 1038 et 1039, que pour établir l’existence d’un droit de pêche en l’espèce l’appelant devait simplement démontrer que [traduction] «[les autochtones] avaient la possession [de la zone de pêche] avant l’arrivée des Européens et qu’ils y avaient, pendant une longue période, joué un rôle et exercé des activités de pêche considérables. [. . .] Nous ne sommes pas en présence, en l’espèce, d’un droit de passage mais plutôt d’un mode de vie». En l’espèce, le juge Rothman a statué, à la p. 1039, que les faits constatés par le juge du procès permettaient de démontrer l’existence du droit ancestral des Mohawks de pêcher pour se nourrir dans le lac Saint‑François:

[traduction] Les faits constatés par le juge du procès et par la Cour supérieure établissent que, même si les ancêtres des Mohawks de Saint‑Régis sont initialement venus de la région du lac George dans le nord de l’État de New York, ils chassaient et pêchaient dans la région du haut Saint‑Laurent, y compris dans le lac Saint‑François, depuis au moins 1603 et probablement même avant. Selon le professeur Trigger, les Mohawks ont effectivement occupé et contrôlé ce territoire — et aucune autre tribu indienne n’a cherché à les en évincer, et ils ont exercé leurs droits ancestraux sans aucune opposition de la part des Français. Suivant le professeur Parent, ils étaient déjà ici à l’arrivée des Français, et ils étaient probablement arrivés entre 1470 et 1490 apr. J.‑C.

Le juge Rothman a aussi conclu que rien ne tendait à indiquer que, en 1888, lorsqu’ils ont volontairement cédé les terres de la zone de pêche, les Mohawks entendaient également abandonner leurs droits de pêche ancestraux à cet endroit.

23. Le juge Rothman a statué que le par. 4(1) portait atteinte au droit de pêche des Mohawks. Il n’existait aucune preuve que le régime de réglementation du gouvernement visait la conservation (la délivrance des permis n’était liée à aucune préoccupation en matière de conservation), et ce régime ne comportait aucun mécanisme de répartition visant à assurer la priorité aux Indiens dans la pêcherie.

IV. Les moyens d’appel

24. L’autorisation de pourvoi devant notre Cour a été accordée le 9 décembre 1993 ([1993] 4 R.C.S. v). Le 22 juin 1994, la question constitutionnelle suivante a été formulée:

Le paragraphe 4(1) du Règlement de pêche du Québec, dans sa version du 7 mai 1982, est‑il inopérant en ce qui concerne l’appelant dans les circonstances de l’espèce, en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, en raison des droits ancestraux des peuples autochtones, au sens de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, que l’appelant a invoqués?

L’appelant se pourvoit pour le motif que la Cour d’appel a fait erreur en statuant que les droits ancestraux de pêche ne pouvaient exister en l’absence d’un titre aborigène. Il a en outre plaidé que, à la lumière des faits de l’espèce, l’existence d’un tel droit de pêche avait été établie. L’appelant se pourvoit également sur le fondement que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que les Mohawks ne détenaient pas de titre aborigène sur la zone de pêche. Il a soutenu que ce titre existait effectivement et qu’un droit de pêche ancestral accessoire est venu se greffer à celui‑ci.

V. Analyse

Le titre aborigène et les droits ancestraux

25. Comme il a été indiqué au début, la question fondamentale qui doit être tranchée en l’espèce est de savoir si la revendication d’un droit de pêche ancestral doit reposer sur la revendication du titre aborigène sur le territoire où la pêche a été pratiquée. En d’autres mots, notre Cour doit déterminer si les droits ancestraux se rattachent intrinsèquement au titre aborigène sur le territoire visé, ou si les revendications territoriales ne sont que la manifestation d’une conception plus large des droits ancestraux. Les motifs de notre Cour dans Van der Peet démontrent que c’est cette dernière caractérisation du rapport entre les droits ancestraux et le titre aborigène qui est la bonne.

26. Dans Van der Peet, notre Cour a affirmé, au par. 43, que la meilleure façon de décrire les droits ancestraux est de dire qu’ils sont:

. . . premièrement, le moyen par lequel la Constitution reconnaît le fait qu’avant l’arrivée des Européens en Amérique du Nord le territoire était déjà occupé par des sociétés autochtones distinctives, et, deuxièmement, le moyen de concilier cette occupation antérieure avec l’affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur le territoire canadien.

S’appuyant sur ce fondement, la Cour a poursuivi en concluant, au par. 46, que le critère suivant est appliqué pour déterminer l’existence de droits ancestraux:

. . . pour constituer un droit ancestral, une activité doit être un élément d’une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en question.

Il ressort de ce critère, ainsi que du fondement conceptuel sur lequel il repose, que même si les revendications d’un titre aborigène s’inscrivent dans le cadre conceptuel des droits ancestraux ces droits n’existent pas uniquement dans les cas où le bien‑fondé de la revendication d’un titre aborigène a été établi. Lorsqu’un groupe autochtone démontre qu’une coutume, pratique ou tradition particulière pratiquée sur le territoire concerné faisait partie intégrante de sa culture distinctive, ce groupe aura alors prouvé qu’il a le droit ancestral de s’adonner à cette coutume, pratique ou tradition, même s’il n’a pas établi qu’il a occupé et utilisé suffisamment le territoire en question pour étayer la revendication du titre sur celui‑ci. Le critère établi dans Van der Peet protège les activités qui faisaient partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en cause. Il n’exige pas que ce groupe franchisse l’obstacle supplémentaire que constituerait la démonstration que le rapport qu’il entretient avec le territoire sur lequel l’activité se déroulait avait, pour sa culture distinctive, une importance fondamentale suffisante pour établir le bien‑fondé d’une revendication visant le titre sur ce territoire. L’arrêt Van der Peet établit que l’art. 35 reconnaît et confirme les droits des peuples qui occupaient l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens, et que cette reconnaissance et cette confirmation ne se limitent pas uniquement aux circonstances où le groupe autochtone entretient avec le territoire visé des rapports suffisants pour établir l’existence d’un titre sur celui‑ci.

27. Afin de comprendre pourquoi les droits ancestraux ne peuvent être inexorablement liés à un titre aborigène, il suffit de rappeler que certains peuples autochtones étaient nomades et que l’emplacement de leurs établissements variait en fonction des saisons et des circonstances. Cela ne change rien au fait que les peuples nomades ont survécu en exploitant le territoire avant le contact avec les Européens, et que bon nombre des coutumes, pratiques et traditions observées par ces peuples nomades sur le territoire en question faisaient partie intégrante de leur culture distinctive. Les droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1) ne devraient pas être interprétés ou définis d’une manière qui exclut certains des droits que cette disposition vise à protéger.

28. En outre, tant avant qu’après le contact avec les Européens, certains peuples autochtones changeaient l’emplacement de leurs établissements. C’était notamment le cas des Mohawks. Les faits acceptés par le juge du procès démontrent que les Mohawks ne se sont pas établis exclusivement à un endroit, que ce soit avant ou après le contact avec les Européens. Ce fait (quoique je ne me prononce pas sur ce point) pourrait faire obstacle à la preuve de l’existence d’un titre aborigène sur les terres où ils se sont établis. Cependant, cela n’enlève rien au fait que, peu importe où ils se sont établis avant ou après le contact avec les Européens, les Mohawks observaient sur le territoire en question, avant ce contact, des coutumes, pratiques et traditions qui faisaient partie intégrante de leur culture distinctive.

29. Enfin, je tiens à souligner que notre Cour a effectivement examiné cette question dans Van der Peet, au par. 74:

Les droits ancestraux découlent non seulement de l’occupation antérieure du territoire, mais aussi de l’organisation sociale antérieure et des cultures distinctives des peuples autochtones habitant ce territoire. Pour déterminer si le bien-fondé de la revendication d’un droit ancestral a été établi, les tribunaux doivent considérer et les rapports qu’entretient le demandeur autochtone avec le territoire et les coutumes, pratiques et traditions de la société à laquelle il appartient et de la culture distinctive de cette société. Ils ne doivent pas se concentrer sur les rapports qu’entretiennent les peuples autochtones avec le territoire au point de négliger les autres facteurs pertinents pour l’identification et la définition des droits ancestraux. [Souligné dans l’original.]

Cette analyse étaye la position adoptée en l’espèce.

30. Le fait de reconnaître que le titre aborigène est simplement une manifestation de la doctrine des droits ancestraux ne devrait toutefois pas créer l’impression que le fait que certains droits ancestraux soient liés à l’utilisation ou à l’occupation d’un territoire n’est pas important. En effet, même si un droit ancestral s’attache à une parcelle de terrain dont le titre n’appartient pas au peuple autochtone concerné, ce droit peut fort bien être spécifique à un site et, en conséquence, ne pouvoir être exercé que sur cette parcelle de terrain spécifique. Par exemple, si un peuple autochtone établit que la chasse sur une parcelle de terrain spécifique faisait partie intégrante de sa culture distinctive à l’époque, le droit de chasse ancestral — même s’il existe indépendamment du titre sur cette parcelle de terrain — est néanmoins défini comme étant le droit de chasser sur cette parcelle spécifique, et il se limite à cela. Un droit de chasse ou de pêche spécifique à un site ne devient pas, du seul fait qu’il existe indépendamment du titre aborigène sur le territoire où il a été exercé, un droit de chasse ou de pêche abstrait, pouvant être exercé n’importe où; il demeure un droit de chasse ou de pêche sur la parcelle de terrain en question.

Les droits ancestraux et la colonie de Nouvelle‑France

31. L’intimée soulève une autre question importante relativement à la doctrine des droits ancestraux visés au par. 35(1). Le droit de pêche ancestral revendiqué en l’espèce se rattache à un territoire — plus précisément le lac Saint‑François — qui était situé à l’intérieur des limites de la Nouvelle‑France avant 1763. L’intimée soutient que la revendication de ce droit devrait être rejetée puisque le régime colonial français n’a jamais légalement reconnu l’existence du titre aborigène ou de quelque droit de pêche ancestral accessoire avant l’affirmation de la souveraineté britannique.

32. En vertu du droit britannique régissant la colonisation, la Couronne devenait propriétaire des territoires nouvellement découverts, sous réserve de l’intérêt sous‑jacent des peuples autochtones d’occuper et d’utiliser ces territoires. À l’opposé, on prétend que, en vertu du régime de colonisation français, le monarque français acquérait la propriété pleine et entière de tous les territoires nouvellement découverts, dès leur découverte et leur prise de possession symbolique. En l’absence d’une concession spécifique, les colonisateurs et les peuples autochtones n’avaient le droit de jouir de l’utilisation des terres que par les bonnes grâces et la bienveillance du monarque français, et non en vertu de quelque droit légal reconnu. Comme l’a expliqué l’intimée:

En établissant sa souveraineté, la France a mis en place un régime juridique où tant les titres territoriaux que les droits de pêche appartenaient dès le point de départ à la Couronne. Ceci se traduisait par une présomption générale de non concession du domaine public, présomption qui va à l’encontre de la reconnaissance de quelque droit hormis une concession spécifique à cet égard.

. . .

[Dans le cas qui nous intéresse,] [c]’est par tolérance de la Couronne française et sans concession spécifique que les Mohawks se sont installés à Saint‑Régis en 1754. On ne peut ainsi prétendre à la concession d’un droit de pêche dans le lac Saint‑François.

. . .

L’hypothèse d’une concession informelle doit également être rejetée. Les activités de pêche qu’ont pu exercer les Mohawks sur le territoire pertinent relevaient en effet d’une liberté générale de pêcher et non pas d’un droit plus particulièrement reconnu ou conféré par les autorités françaises aux Mohawks de Saint‑Régis.

Bref, l’intimée affirme que, indépendamment des pratiques de pêche auxquelles se sont adonnés concrètement les Mohawks tant avant que pendant le régime français, la Couronne française n’a jamais formellement reconnu aux Mohawks quelque droit légal de pêcher dans le lac Saint‑François, et que, en conséquence, un tel droit n’a pas été reçu dans la common law par suite de la transition à la souveraineté britannique en 1763.

33. Pour les motifs exposés dans Côté, précité, cet argument doit être rejeté. La façon dont l’intimée caractérise le statut des droits ancestraux en droit colonial français est discutable, quoique, tout comme dans Côté, je n’aie pas besoin de trancher cette question en l’espèce. Ce qui importe c’est le fait que, comme il a été expliqué dans Van der Peet, précité, l’objet de la constitutionnalisation des droits visés au par. 35(1) était d’étendre la protection de la Constitution aux coutumes, pratiques et traditions fondamentales de la culture distinctive des sociétés autochtones avant le contact avec les Européens. Si l’exercice de ces coutumes, pratiques et traditions s’est effectivement poursuivi après le contact, en l’absence d’extinction spécifique, ces coutumes, pratiques et traditions ont droit à cette protection sous réserve de l’application des critères relatifs à l’atteinte et à la justification énoncés dans Sparrow, précité, et plus récemment dans Gladstone, précité. Le fait qu’une coutume, pratique ou tradition se soit poursuivie après l’arrivée des Européens, quoique en l’absence du lustre formel que lui aurait donné sa reconnaissance juridique par les colonisateurs européens, ne doit pas saper la protection accordée aux peuples autochtones. Le noble objet visé par le par. 35(1), savoir la préservation des caractéristiques déterminantes qui font partie intégrante des sociétés autochtones distinctives, ne saurait être réalisé si cette disposition ne protégeait que les caractéristiques déterminantes dont le sort a bien voulu qu’elles soient reconnues légalement par les colonisateurs français et britanniques.

Le critère établi dans Van der Peet

34. Je vais maintenant examiner la revendication présentée par l’appelant en l’espèce. Ce dernier soutient que les Mohawks possèdent un droit de pêche ancestral dans le lac Saint‑François. Pour que cet argument soit retenu, l’appelant doit démontrer, conformément au critère énoncé par notre Cour dans Van der Peet, que la pêche dans le lac Saint‑François est «un élément d’une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive» des Mohawks. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appelant a satisfait à ce critère. Cela étant, il ne sera pas nécessaire d’examiner l’argument de l’appelant que les Mohawks possèdent, à l’égard du territoire où se trouve la zone de pêche, un titre aborigène auquel se greffe un droit accessoire de pêcher à cet endroit. L’appelant lui‑même fonde sa revendication principalement sur l’existence d’un droit de pêche ancestral autonome dans le lac Saint‑François. Étant donné que je retiens cet argument de l’appelant, je n’ai pas à examiner ses arguments subsidiaires.

35. Conformément à la première étape de l’application du critère formulé dans Van der Peet, notre Cour doit déterminer la nature précise de la revendication présentée, en tenant compte de facteurs tels que la nature de l’acte qui aurait été accompli en vertu d’un droit ancestral, le règlement gouvernemental qui porterait atteinte à ce droit et la coutume, pratique ou tradition invoquée pour établir l’existence du droit.

36. En l’espèce, la meilleure façon de caractériser la revendication de l’appelant est de dire qu’il revendique le droit de pêcher dans le lac Saint‑François pour se nourrir. Premièrement, Francis Lickers, biologiste travaillant pour la bande de Saint‑Régis, a témoigné au procès que «les Amérindiens se servent de la perchaude en tant qu’aliment pour l’hiver qui sera capturée pendant l’été et entreposée pour usage pendant l’hiver» (je souligne). Il n’a pas été plaidé que la perchaude capturée par l’appelant allait être utilisée à une autre fin que celle de répondre aux besoins alimentaires de l’appelant et des membres de la bande dont il fait partie. Deuxièmement, le règlement en vertu duquel les accusations ont été portées contre l’appelant interdit à quiconque de pêcher sans permis, que ce soit à des fins alimentaires ou autres. La seule manière pour les Indiens d’obtenir la délivrance d’un permis de pêche à des fins alimentaires est de demander au ministre d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le par. 5(9) du Règlement à cet égard, disposition dont l’appelant attaque la validité constitutionnelle. La portée de ce régime et les limites qu’il impose à la pêche alimentaire des autochtones étayent la façon de caractériser la contestation principale de l’appelant visant l’interdiction de pêcher à des fins alimentaires. Enfin, l’ensemble de la preuve présentée au procès au soutien de la revendication de l’appelant visait à établir que les Mohawks avaient comme coutume de pêcher la perchaude dans le lac Saint‑François pour se nourrir. Cette preuve ne tendait pas à démontrer que le poisson était utilisé à quelque autre fin, par exemple à des fins rituelles ou commerciales.

37. Suivant la deuxième étape de l’analyse énoncée dans Van der Peet, notre Cour doit déterminer si l’activité qui, prétend‑on, serait un droit ancestral, est un élément d’une coutume, pratique ou tradition qui, avant le contact avec les Européens, faisait partie intégrante de la société autochtone distinctive du peuple autochtone en question. En l’espèce, notre Cour doit donc déterminer si la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans le lac Saint‑François était une caractéristique fondamentale, importante ou déterminante de la culture distinctive des Mohawks.

38. Pour trancher cette question, l’approche appliquée normalement par notre Cour — et celle suivie dans les arrêts Van der Peet, N.T.C. Smokehouse Ltd. et Gladstone — consiste à s’en remettre aux conclusions de fait du juge du procès et à se demander si ces conclusions (à condition qu’elles ne résultent pas d’une erreur manifeste et dominante) étayent la prétention qu’une activité est un aspect d’une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du peuple autochtone en question. En l’espèce, toutefois, lorsqu’il a décidé que l’appelant possédait un droit de pêche ancestral dans le lac Saint‑François, le juge du procès n’a pas énoncé explicitement les conclusions de fait sur lesquelles sa décision était fondée. Relativement à cette question, il a dit ceci:

En plus de leurs droits sur leurs terres, les Mohawks ont toujours eu et ont toujours exercé un droit de chasse et de pêche sur le fleuve St‑Laurent et en particulier sur le Lac St‑François, dans cette partie située au sud‑ouest de ce lac et où se trouvent de nombreuses îles et de très vastes marais.

Ce droit de chasse et de pêche est distinct du droit d’occupation de leurs terres. Il peut s’exercer sur de vastes territoires et même sur des biens appartenant à la Couronne.

. . .

Il s’est agi pour eux d’un territoire de chasse et de pêche situé dans le voisinage immédiat de leur village et qui fait partie d’un tout homogène facilement identifiable.

Le juge du procès a donc tiré une conclusion de droit claire sur la question de savoir si les Mohawks possèdent un droit de pêche ancestral dans la zone en question, mais il n’a pas exposé les faits sur lesquels repose cette conclusion. Dans son examen de la question du titre aborigène, le juge Barrette de la Cour des sessions de la paix a bien énoncé ses conclusions de fait concernant la présence historique des Mohawks sur les terres où est située la zone de pêche, mais ces conclusions ne se rapportent pas spécifiquement à la question de savoir si l’exploitation du poisson dans le fleuve Saint‑Laurent et le lac Saint‑François comme source alimentaire était un aspect important de la vie des Mohawks avant le contact avec les Européens, et elles ne sont pas déterminantes à cet égard.

39. Le fait que le juge du procès n’a pas formulé de conclusions de fait explicites sur cette question n’a rien d’étonnant puisqu’il s’est prononcé sans aucune indication de notre Cour quant au fondement factuel requis pour déterminer si l’existence d’un droit ancestral visé au par. 35(1) a été démontrée. Cependant, le fait que le juge du procès n’a pas formulé de telles conclusions emporte que notre Cour ne peut s’en remettre entièrement aux motifs de ce dernier pour décider si les Mohawks ont établi l’existence d’un droit ancestral de pêcher dans le lac Saint‑François pour se nourrir. Que notre Cour ne puisse le faire n’est toutefois pas fatal pour les fins du présent pourvoi. Deux témoins experts ont déposé au procès: M. Bruce Trigger pour l’appelant et M. Rénald Parent pour l’intimée. Bien que les témoignages de ces deux experts se contredisent à certains égards, ils constituent néanmoins un fondement suffisant pour permettre à notre Cour d’examiner et de confirmer la conclusion du juge du procès que les Mohawks ont le droit de pêcher dans le lac Saint‑François pour se nourrir.

40. M. Trigger, anthropologue et expert de l’histoire huronne antérieure à 1660, a été le principal témoin expert de l’appelant. Compte tenu du patrimoine linguistique que partagent les Hurons et les Mohawks, des économies similaires de ces deux peuples et des rapports complexes qu’ils entretenaient (dont nous n’avons pas besoin d’examiner la nature précise dans le présent pourvoi), M. Trigger a, dans ses travaux, suivi de près l’histoire des Mohawks dans la vallée du haut Saint‑Laurent avant 1660. Au cours de l’interrogatoire principal, M. Trigger a témoigné que, entre les années 1000 et 1500 apr. J.‑C., la vallée du haut Saint‑Laurent, qui inclut le lac Saint‑François, était occupée par un peuple de langue iroquoise d’une lignée distincte de celle des Mohawks et des autres membres des Cinq‑Nations. En 1535, lorsque Cartier s’est rendu à Montréal, il a rencontré ce peuple et a fait état dans ses comptes rendus de la langue distincte parlée par ce peuple. De façon générale, à l’époque, les Mohawks occupaient une région qui était située au sud de Montréal et s’étendait jusque dans l’État de New York, alors que les Hurons occupaient une région qui était située à l’ouest de Montréal et s’étendait jusqu’en Ontario. Cependant, M. Trigger a témoigné que, en 1600, ce peuple iroquois distinct avait effectivement disparu, probablement en raison de guerres. En conséquence, à cette époque, il n’y avait plus de groupe iroquois d’importance occupant la région du lac Saint‑François.

41. M. Trigger a poursuivi en déclarant que, lorsque Champlain a visité la région en 1603, les Mohawks avaient commencé à faire sentir leur présence dans la vallée du haut Saint‑Laurent, tout comme les Hurons et les Algonguins. Des frictions territoriales ont finalement donné lieu à une guerre entre les Mohawks et une coalition formée des Hurons, des Algonguins et des Etchemins (la «Coalition laurentienne»), et la région est effectivement devenue un champ de bataille. Cependant, au cours de ce conflit, les Mohawks ont été en mesure d’exercer leur maîtrise sur le territoire situé entre le lac Ontario et Montréal. Comme l’a affirmé M. Trigger dans son témoignage, les comptes rendus des explorateurs français indiquent que les Hurons ont, à partir d’un certain moment, refusé d’escorter les explorateurs français dans cette région en raison de la présence de Mohawks hostiles. M. Trigger a tiré les conclusions suivantes:

Sur la base de toute la preuve qui est disponible je n’ai aucune difficulté de conclure que le fleuve St‑Laurent entre Montréal et le lac Ontario était contrôlé par les Iroquois et la plupart par les Mohawks de l’année 1603 et possiblement quelques années ou possiblement aussi quelques décennies avant certainement à travers la première moitié du 17e siècle.

42. L’intimée a fait déposer comme principal témoin expert M. Rénald Parent, historien dont les recherches ont porté sur des aspects de l’histoire des premières nations en Nouvelle‑France au cours du XVIIe siècle. M. Parent a dit être généralement d’accord avec l’affirmation de M. Trigger que la région avait été l’objet de conflits entre les Mohawks (qu’il a préféré appeler les «Agniers») et la Coalition laurentienne au cours de la première partie de ce siècle. Toutefois, il a témoigné que, d’après son interprétation de la preuve documentaire, la Coalition laurentienne était de façon générale parvenue, entre 1603 et 1628, à maintenir la ligue iroquoise des Cinq‑Nations hors de la vallée du haut Saint‑Laurent. À son avis, ce n’est qu’entre 1632 et 1653 que les Mohawks ont réussi à prendre le dessus militairement et à contrôler cette région. Cependant, M. Parent a réitéré que la meilleure façon de décrire la région à l’époque était de la qualifier de zone de guerre.

43. En ce qui concerne les activités spécifiques des Mohawks dans la vallée du haut Saint‑Laurent au cours de la première moitié du XVIIe siècle, M. Trigger a témoigné que les Mohawks et les Unidas (de la ligue des Cinq‑Nations) avaient utilisé cette région comme secteur de chasse et de pêche, et que cette utilisation était reconnue par d’autres peuples autochtones, y compris des membres de la Coalition laurentienne. Par contre, M. Parent a conclu que les Mohawks utilisaient le territoire en question uniquement pour faire la guerre, le traversant pour faire des incursions dans les villages situés au nord et à l’est du fleuve, mais que ces terres n’étaient pas pour eux des secteurs de chasse et de pêche.

44. Il ressort du tableau général dépeint par les témoignages de MM. Parent et Trigger qu’il est impossible de dire avec certitude quels sont les peuples autochtones qui exploitaient la vallée du Saint‑Laurent avant 1603. Cependant, il existe des éléments de preuve qui tendent à indiquer que, à cette époque, les terres étaient occupées en partie par un groupe d’Iroquois n’ayant aucun lien avec les Mohawks. De 1603 jusqu’aux années 1650, cette région a été le théâtre de conflits entre divers peuples autochtones, dont les Mohawks. Il est clair que, durant cette période, les Mohawks ont pêché dans le fleuve Saint‑Laurent pour se nourrir, soit parce qu’ils contrôlaient militairement la région et l’avaient adoptée comme territoire de chasse et de pêche, soit parce qu’ils y menaient des campagnes militaires au cours desquelles ils devaient pêcher dans le Saint‑Laurent et le lac Saint‑François pour se nourrir.

45. Malgré l’incertitude découlant des descriptions contradictoires qu’ont données les témoins du contrôle exercé sur cette région par les Mohawks de 1603 à 1632, et de l’utilisation qu’en faisaient ces derniers, ce tableau général appuie la conclusion du juge du procès que les Mohawks ont le droit ancestral de pêcher dans le lac Saint‑François pour se nourrir. Que ce soit parce que la pêche dans le Saint‑Laurent pour se nourrir était un aspect essentiel de leurs campagnes militaires ou encore parce que les terres de cette région constituaient des territoires de chasse et de pêche mohawks, la preuve présentée au procès démontre que la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans le fleuve Saint‑Laurent et plus particulièrement dans le lac Saint‑François a constitué un élément important de la vie des Mohawks, au moins à compter de 1603 et de l’arrivée de Samuel de Champlain dans la région. Le poisson n’était pas important pour les Mohawks à des fins sociales ou rituelles, mais il était une importante denrée alimentaire.

46. Cette conclusion suffit pour satisfaire au critère établi dans Van der Peet. L’arrivée de Samuel de Champlain en 1603, et le contrôle effectif exercé en conséquence par les Français sur le territoire qui allait devenir la Nouvelle‑France, est le moment qui correspond le plus précisément au «contact avec les Européens» pour l’application du critère établi dans Van der Peet. La preuve présentée démontre clairement que, à partir de ce moment, la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans la zone de pêche a constitué un élément important de la vie des Mohawks. Qui plus est, lorsqu’il existe des éléments de preuve établissant que, au moment du contact avec les Européens, une pratique constituait un élément important de la culture d’un groupe autochtone (en l’espèce la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans la zone de pêche), ce groupe a démontré que cette pratique constituait un élément important de sa culture avant le contact avec les Européens. Aucun groupe autochtone ne pourra jamais apporter de preuve concluante de ce qui s’est passé avant le contact avec les Européens (en l’espèce, les témoins conviennent qu’il est impossible de dire avec certitude quels étaient les peuples autochtones qui pêchaient dans la zone de pêche avant 1603). La preuve qu’une coutume constituait, au moment du contact avec les Européens, un élément important de la culture distinctive d’un peuple devrait suffire pour établir que cette coutume était également, avant le contact avec les Européens, un élément important de la culture distinctive de ce peuple. En l’espèce, l’appelant a clairement démontré que, au moment du contact avec les Européens, la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans le fleuve Saint‑Laurent et le lac Saint‑François était un élément important de la vie des Mohawks. Cela suffit pour démontrer que tel était également le cas avant le contact avec les Européens.

47. Dans le cadre du deuxième volet de l’analyse établie dans Van der Peet, il faut démonter qu’il y a «continuité» entre les coutumes, pratiques et traditions qui existaient avant le contact avec les Européens et la coutume, pratique et tradition faisant partie intégrante de nos jours de la collectivité autochtone concernée: Van der Peet, précité, au par. 63; Gladstone, précité, au par. 28. Ce volet du critère établi dans Van der Peet a lui aussi été satisfait. La preuve apportée par de nombreux témoins au procès établit cette continuité. Francis H. Lickers, biologiste, a témoigné que, suivant les Mohawks, la pratique de la pêche avait cours depuis très longtemps. Le révérend Thomas Eagan, pasteur jésuite à Saint‑Régis, a témoigné qu’avant l’établissement du village d’Akwesasne et pendant qu’ils vivaient à cet endroit les Mohawks chassaient et pêchaient dans ce territoire. C’était le mode de vie de leurs ancêtres, et ces pratiques se sont poursuivies jusqu’à nos jours. Le chef Lawrence Francis a témoigné que, de temps immémorial, les Mohawks pratiquent la chasse et la pêche, et qu’il n’y a jamais eu d’interruption de la pratique de la pêche. Il ne fait aucun doute que ce sont ces témoignages qui ont amené le juge Barrette, au procès, à tirer la conclusion de fait selon laquelle les Mohawks possédaient et avaient toujours exercé le droit de pêcher dans le fleuve Saint‑Laurent et plus particulièrement dans le lac Saint‑François.

Extinction

48. Puisqu’elle accepte la prétention de l’appelant qu’il exerçait un droit de pêche ancestral dans la zone de pêche, notre Cour doit maintenant se demander si ce droit a été éteint avant 1982. Dans Sparrow, précité, notre Cour a statué que, pour qu’il y ait extinction d’un droit ancestral, le ministère public doit apporter la preuve d’«une intention claire et expresse» en ce sens. En l’espèce, le ministère public invoque deux événements au soutien de son argument que cette intention a été établie: la submersion des terres constituant la zone de pêche en 1845, dans le cadre de la construction du canal Beauharnois, et l’accord de cession conclu en 1888 par les Mohawks et la Couronne, aux termes duquel les terres entourant la zone de pêche ont été cédées à cette dernière contre une indemnité de 50 000 $.

49. Bien que ces événements puissent permettre de démontrer l’intention claire et expresse de la Couronne d’éteindre tout titre aborigène sur les terres de la zone de pêche, aucun d’eux ne suffit pour démontrer que la Couronne avait l’intention claire et expresse d’éteindre le droit ancestral de l’appelant de pêcher pour se nourrir dans cette zone. Le fait de l’agrandissement de la masse d’eau dans laquelle l’appelant a le droit ancestral de pêcher pour se nourrir n’a aucun rapport avec l’existence de ce droit, et il démontre encore moins l’intention claire et expresse de l’éteindre. Comme le titre sur les terres est distinct du droit de pêcher dans les eaux adjacentes à ces terres, la cession de celles‑ci n’établit pas non plus l’existence d’une intention claire et expresse d’éteindre ce droit. L’accord de cession ne portait que sur le droit de propriété des Mohawks sur les terres en question, et non sur le droit ancestral autonome qui existait, savoir celui de pêcher pour se nourrir dans les eaux adjacentes à ces terres. Il n’y a aucune preuve tendant à indiquer quelles étaient les intentions des parties à l’accord de cession, notamment celles de la Couronne, relativement au droit des Mohawks de pêcher à cet endroit. En l’absence d’une telle preuve, il est impossible d’affirmer que le critère formulé dans Sparrow relativement à la question de l’extinction a été satisfait.

Atteinte et justification

50. Comme l’appelant exerçait un droit ancestral existant de pêcher pour se nourrir lorsqu’il a pêché dans le lac Saint‑François, la question que doit maintenant examiner notre Cour est de savoir si le par. 4(1) du Règlement de pêche du Québec porte atteinte aux droits ancestraux de l’appelant et, dans l’affirmative, si cette violation est justifiée. Pour répondre à cette question, il faut déterminer la nature des répercussions de l’application de la disposition sur les droits de l’appelant, tout en tenant compte du régime de réglementation plus large dans lequel s’inscrit cette disposition.

51. Voici quelle est la structure fondamentale du régime gouvernemental de réglementation applicable à l’appelant: en vertu du par. 4(1) du Règlement, il est interdit de pêcher sans être titulaire d’un permis visé à l’annexe III. En vertu de cette annexe, il est uniquement possible de se procurer des permis de pêche sportive ou commerciale. Elle ne pourvoit pas à la délivrance aux autochtones de permis les autorisant à pêcher pour se nourrir. En vertu du par. 5(9) du Règlement, le ministre peut, à sa discrétion, délivrer un permis spécial autorisant un Indien ou un Inuk à prendre du poisson pour se nourrir. Essentiellement, en vertu du régime de réglementation actuel, l’appelant ne peut exercer son droit ancestral de pêcher pour se nourrir qu’à la discrétion du ministre.

52. Suivant le critère établi à cet égard dans Sparrow, ce régime porte atteinte aux droits ancestraux de l’appelant. Dans cet arrêt, notre Cour a statué, à la p. 1112, que pour déterminer s’il y a eu violation d’un droit ancestral elle doit examiner les questions suivantes:

Premièrement, la restriction est‑elle déraisonnable? Deuxièmement, le règlement est‑il indûment rigoureux? Troisièmement, le règlement refuse‑t‑il aux titulaires du droit le recours à leur moyen préféré de l’exercer?

En l’espèce, le régime de réglementation assujettit l’exercice des droits ancestraux de l’appelant à l’application d’un pouvoir ministériel purement discrétionnaire, et il ne fixe aucun critère régissant l’exercice de ce pouvoir. Pour ce motif, je conclus que le régime est indûment rigoureux envers l’appelant et qu’il lui refuse le recours à son moyen préféré d’exercer ses droits.

53. Normalement, dans le cadre d’une demande fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés, lorsqu’une loi confère un large pouvoir discrétionnaire administratif non structuré et susceptible d’être exercé d’une façon qui empiète sur un droit constitutionnel, le tribunal ne doit pas conclure que le pouvoir discrétionnaire délégué viole la Charte et ensuite examiner les justifications possibles de cette violation en vertu de l’article premier. Au contraire, le tribunal doit plutôt conclure que le pouvoir discrétionnaire doit désormais être exercé de manière à respecter les garanties prévues par la Charte. Voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, aux pp. 1078 et 1079; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, aux pp. 1010 et 1011; et Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, à la p. 720.

54. Je suis d’avis que la même analyse ne devrait pas être adoptée pour déterminer s’il y a atteinte aux droits visés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Compte tenu des obligations uniques de fiduciaire qu’a la Couronne envers les peuples autochtones, le Parlement ne peut pas se contenter d’établir un régime administratif fondé sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire non structuré et qui, en l’absence d’indications explicites, risque de porter atteinte aux droits ancestraux dans un nombre considérable de cas. Si une loi confère un pouvoir discrétionnaire administratif susceptible d’entraîner d’importantes conséquences pour l’exercice d’un droit ancestral, cette loi ou son règlement d’application doit énoncer des critères précis, balisant l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’accueillir ou de refuser les demandes et tenant compte de l’existence des droits ancestraux. En l’absence de telles indications précises, la loi ne donne pas aux représentants de l’État des directives suffisantes pour leur permettre de s’acquitter de leurs obligations de fiduciaire, et, suivant le critère établi dans Sparrow, on jugera que la loi porte atteinte aux droits ancestraux.

55. En l’espèce, l’atteinte est d’autant plus prononcée si l’on tient compte des propos tenus par un témoin du ministère public, qui a déclaré qu’aucun permis autorisant la pêche à la seine (méthode de pêche traditionnelle des Mohawks) dans le lac Saint‑François pour se nourrir n’est délivré. L’agent de conservation Langevin a affirmé ce qui suit, durant son témoignage au procès:

Mais, dans le Lac Saint‑François, il est toujours interdit, il ne se délivre aucun permis pour pêcher la perchaude à la seine.

Puisqu’il lui est concrètement impossible d’obtenir la délivrance d’un permis afin d’exercer son droit ancestral de pêcher pour se nourrir, ce dernier a clairement démontré qu’il y a eu atteinte à ses droits ancestraux.

56. Qui plus est, le ministère public n’a pas présenté une preuve suffisante pour démontrer que cette atteinte est justifiée. Suivant l’arrêt Sparrow, pour établir qu’une atteinte à un droit ancestral est justifiée, le ministère public doit prouver, premièrement, que l’atteinte découle de la poursuite d’un objectif jugé impérieux et réel, et, deuxièmement, que l’atteinte est compatible avec l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones. À la lumière de la preuve présentée en l’espèce, le ministère public n’a satisfait à aucun de ces critères. Je fais mienne la description suivante que le juge Proulx de la Cour d’appel a faite, à la p. 1033, de la preuve présentée par le ministère public relativement au régime de réglementation:

Loin d’établir qu’une pêche à la perchaude pour se nourrir aurait des effets néfastes sur le plan écologique (le témoin ignorant même l’incidence de la pêche sportive sur la conservation), cette preuve tend plutôt à démontrer l’existence d’une politique qui favorise essentiellement la pêche sportive, au détriment des personnes qui veulent pêcher pour se nourrir.

. . .

[I]l me semble qu’il a plutôt été démontré en l’espèce que c’est la pêche sportive qui constitue la préoccupation majeure après la conservation. [Je souligne.]

La question de savoir ce qui constitue un objectif impérieux et réel justifiant la limitation de droits visés au par. 35(1) a été examinée récemment par notre Cour dans Gladstone. Dans cet arrêt, le manque d’éléments de preuve nous a empêchés de décider si le régime de réglementation du gouvernement était justifié. Nous n’avons donc pas déterminé décisivement quels sont, outre la conservation, les objectifs qui satisfont ou ne satisfont pas au critère relatif à la justification établi dans Sparrow. Nous avons néanmoins formulé certaines observations générales sur le genre d’objectifs qui pourraient être suffisamment impérieux et réels pour justifier le gouvernement de porter atteinte à des droits ancestraux.

57. Tout comme les limites imposées aux droits inscrits dans la Charte, les limites imposées aux droits ancestraux protégés par le par. 35(1) doivent, pour être justifiables, respecter les objectifs visés par la décision de constitutionnaliser ces droits: Gladstone, précité, au par. 71. Ces objectifs sont la reconnaissance du fait que les peuples autochtones occupaient déjà l’Amérique du Nord et la conciliation de cette occupation avec l’affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur ce territoire: Van der Peet, au par. 39, et Gladstone, au par. 72. Des mesures visant la conservation des ressources sont manifestement compatibles avec ces deux objectifs, et peuvent donc limiter des droits ancestraux, comme c’était le cas dans Sparrow.

58. J’éprouve de la difficulté à accepter, dans les circonstances du présent pourvoi, que la mise en valeur de la pêche sportive est en soi un objectif impérieux et réel pour ce qui concerne l’application du par. 35(1). Bien que la pêche sportive soit une activité économique importante dans certaines régions du pays, il n’y a en l’espèce aucune preuve que les activités de pêche sportive que le régime en litige vise à favoriser ont une dimension économique importante. En l’absence d’une telle preuve, la mise en valeur de la pêche sportive n’est pas à elle seule un objectif compatible avec l’un ou l’autre des deux objets qui sous‑tendent la protection accordée aux droits ancestraux, et elle ne peut justifier l’atteinte portée à ces droits. Elle n’a pas pour but la reconnaissance de cultures autochtones distinctes. Elle ne vise pas non plus la conciliation de l’existence des sociétés autochtones avec le reste de la société canadienne, puisque, en l’absence d’éléments de preuve établissant qu’elle a une dimension économique importante, la pêche sportive ne revêt pas «une importance primordiale pour la société canadienne dans son ensemble» (Gladstone, au par. 74) justifiant de limiter des droits ancestraux.

59. Qui plus est, le régime ne respecte pas le second volet du critère relatif à la justification, car il n’accorde pas la priorité requise au droit ancestral de pêcher à des fins alimentaires, exigence fixée par notre Cour dans Sparrow. Comme nous l’avons expliqué dans Gladstone, la signification précise de la priorité accordée aux droits de pêche ancestraux est en partie fonction de la nature du droit revendiqué. Contrairement au droit de pêcher commercialement, le droit de pêcher à des fins alimentaires est un droit qui doit se voir accorder la priorité, une fois qu’il a été tenu compte des besoins en matière de conservation.

VI. Dispositif

60. En conséquence, le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant est annulée.

61. Pour les motifs qui précèdent, il faut répondre de la façon suivante à la question constitutionnelle:

Question : Le paragraphe 4(1) du Règlement de pêche du Québec, dans sa version du 7 mai 1982, est‑il inopérant en ce qui concerne l’appelant dans les circonstances de l’espèce, en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, en raison des droits ancestraux des peuples autochtones, au sens de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, que l’appelant a invoqués?

Réponse : Oui.

Les motifs suivants ont été rendus par

62. Le juge L’Heureux‑Dubé — Le présent pourvoi et les pourvois R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd., [1996] 2 R.C.S. 672, et R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, ainsi que le pourvoi R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821, portent sur les droits ancestraux qui bénéficient de la protection de la Constitution en vertu du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

63. Cette question générale a été traitée dans Van der Peet. Le présent pourvoi offre une occasion d’examiner de façon plus particulière le rapport entre ces droits ancestraux et le titre aborigène. J’ai pris connaissance de l'opinion du Juge en chef et je souscris au résultat auquel il arrive. Je suis également substantiellement d’accord avec ses motifs, sous réserve des commentaires qui suivent relativement au rapport entre les droits ancestraux et le titre aborigène et à la façon dont doivent être définies la nature et l’étendue des droits ancestraux.

64. À l’instar du Juge en chef, je suis d’avis que le présent pourvoi doit être tranché sur le fondement d’un droit ancestral existant, qui est restreint de manière injustifiée par le Règlement de pêche du Québec, C.R.C., ch. 852. Cependant, en ce qui concerne le rapport entre les droits ancestraux et le titre aborigène, je tiens à souligner, comme l’a fait le juge Rothman de la Cour d’appel, dissident, que les droits ancestraux peuvent exister indépendamment du titre aborigène. Dans Van der Peet, j’ai souligné que la doctrine des droits ancestraux ne visait pas uniquement les terres mais aussi tous les intérêts ancestraux découlant de l’occupation et de l’utilisation historiques des terres ancestrales (au par. 116):

Cependant, le titre aborigène ne représente pas l’ensemble de la doctrine des droits ancestraux. Au contraire, comme son nom l’indique, cette doctrine vise un ensemble plus grand de droits fondés sur l’occupation et l’utilisation historiques par les autochtones de leurs terres ancestrales, qui comprend non seulement le titre aborigène, mais aussi les éléments constitutifs de ce droit plus large -‑ tels les droits de chasse, de pêche et de piégeage ancestraux, et les coutumes, pratiques et traditions connexes ‑- ainsi que d’autres éléments qui font partie intégrante de la culture autochtone distinctive visée, mais ne se rapportent pas au territoire: voir W. I. C. Binnie, «The Sparrow Doctrine: Beginning of the End or End of the Beginning?» (1990), 15 Queen’s L.J. 217, et Douglas Sanders, «The Rights of Aboriginal Peoples of Canada» (1983), 61 R. du B. can. 314.

65. Même si ce point ressort implicitement des motifs du Juge en chef, je crois qu'il est important, en l’espèce, d'indiquer clairement que les droits ancestraux peuvent être des éléments accessoires d'un titre aborigène, mais non nécessairement; ces droits sont dissociables du titre aborigène et peuvent exister indépendamment de celui‑ci (Van der Peet, au par. 119, le juge L'Heureux‑Dubé). En d’autres termes, les conditions strictes de reconnaissance d’un titre aborigène en common law (voir les arrêts Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313; et Baker Lake c. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, [1980] 1 C.F. 518) ne s'appliquent pas dans les cas où, comme en l’espèce, l’appelant sollicite non pas le droit plus général, soit celui d’occuper et d’utiliser une parcelle de terre, mais uniquement le droit restreint d’y pêcher. Dans ces cas, les seules exigences applicables sont celles qui ont été énoncées dans Van der Peet relativement à la reconnaissance d’un droit ancestral en vertu du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

66. En ce qui concerne l'approche à suivre pour interpréter la nature et l’étendue des droits ancestraux, le test utilisé par le Juge en chef est axé sur les pratiques propres au groupe autochtone particulier avant le contact avec les Européens. Je dois me dissocier de cette approche. Dans Van der Peet, j’ai proposé les lignes directrices suivantes relativement à l’interprétation des droits ancestraux garantis par le par. 35(1) (au par. 180):

En définitive, les lignes directrices générales proposées pour l’interprétation de la nature et de l’étendue des droits protégés constitutionnellement par le par. 35(1) peuvent être résumées ainsi. La caractérisation des droits ancestraux devrait se faire en fonction du fondement de la doctrine des droits ancestraux, c-à-d. l’occupation et l’utilisation historiques par les autochtones de leurs terres ancestrales. En conséquence, les coutumes, pratiques et traditions autochtones seront reconnues et confirmées en vertu du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 si elles sont suffisamment importantes et fondamentales pour l’organisation sociale et la culture d’un groupe particulier d’autochtones. De plus, la période pertinente pour l’appréciation des activités autochtones ne devrait pas être fonction d’une date spécifique, par exemple l’affirmation de la souveraineté britannique, car cela aurait pour effet de cristalliser dans le temps la culture autochtone distinctive. Au contraire, comme les coutumes, pratiques et traditions autochtones changent et évoluent, elles seront protégées par le par. 35(1) si elles ont fait partie intégrante de la culture autochtone distinctive pendant une période considérable et ininterrompue. [Je souligne.]

Par conséquent, il ne faut pas, selon moi, adopter une approche fondée sur la notion de «droits figés» pour définir les droits ancestraux visés au par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

67. Cela dit, en l'espèce, je suis d'accord avec le Juge en chef que, à la lumière de la preuve présentée au procès, les Mohawks de la réserve de Saint‑Régis (Akwesasne), dont l’appelant est membre, possèdent le droit ancestral de pêcher pour se nourrir dans le lac Saint‑François, droit qui est protégé par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, puisque les Mohawks ont pêché pour se nourrir sur la parcelle de terre en cause d’une manière suffisamment importante et fondamentale pour leur organisation sociale et leur culture, et ce pendant une période considérable et ininterrompue. De plus, je suis d’accord avec le Juge en chef que ce droit n'a pas été éteint par suite de la manifestation d'une «intention claire et expresse» en ce sens par le gouvernement, que le Règlement de pêche du Québec constitue une atteinte prima facie à ce droit et qu’une telle restriction n’est pas justifiée suivant le critère établi dans Sparrow (R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075).

68. En conséquence, je suis d’avis de trancher le présent pourvoi et de répondre à la question constitutionnelle de la manière proposée par le Juge en chef.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l’appelant: O’Reilly & Associates, Montréal.

Procureur de l’intimée: Le procureur général du Québec, Ste‑Foy.

Procureur de l’intervenant: Le procureur général du Canada, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1996] 3 R.C.S. 101 ?
Date de la décision : 03/10/1996
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Droits ancestraux - Autochtone pêchant sans permis dans une zone de pêche traditionnelle - Pour obtenir un permis, il faut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire - Le titre aurait été éteint soit par traité soit par suite de la submersion des terres visées - Les droits ancestraux se rattachent‑ils intrinsèquement à la revendication d’un territoire? - Les revendications territoriales ne sont‑elles que la manifestation d’une conception plus large des droits ancestraux? - Loi constitutionnelle de 1982, art. 35(1), 52 - Règlement de pêche du Québec, C.R.C., ch. 852, art. 4(1), 5(9) - Proclamation royale de 1763, L.R.C. (1985), app. II, no 1.

L’appelant, un Mohawk, a été accusé d’avoir pêché sans permis dans le lac Saint‑François, au Québec, en contravention du par. 4(1) du Règlement de pêche du Québec. Il n’était pas possible de se procurer de permis en vertu de ce règlement. Cependant, les autochtones peuvent, en vertu du par. 5(9), obtenir du ministre un permis spécial les autorisant à pêcher pour se nourrir, mais l’appelant n’a pas demandé cette autorisation. Au terme du procès, l’appelant a été déclaré coupable. Cette déclaration de culpabilité a été confirmée par la Cour supérieure du Québec d’abord, puis par la Cour d’appel du Québec. La question constitutionnelle devant notre Cour est de savoir si le par. 4(1) du Règlement de pêche du Québec était inopérant en ce qui concerne l’appelant, en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, en raison de ses droits ancestraux, au sens de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La question fondamentale est de savoir si les droits ancestraux se rattachent intrinsèquement à la revendication d’un territoire, ou si les revendications territoriales ne sont qu’une manifestation d’une conception plus large des droits ancestraux.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major: Les revendications territoriales ne sont qu’une manifestation d’une conception plus large des droits ancestraux. Même si les revendications d’un titre aborigène s’inscrivent dans le cadre conceptuel des droits ancestraux, ces droits n’existent pas uniquement dans les cas où le bien‑fondé de la revendication d’un titre aborigène a été établi. Lorsqu’un groupe autochtone a démontré qu’une coutume, une pratique ou une tradition particulière pratiquée sur le territoire concerné faisait partie intégrante de sa culture distinctive, ce groupe aura alors prouvé qu’il a le droit ancestral de s’adonner à cette coutume, pratique ou tradition, même s’il n’a pas établi qu’il a occupé et utilisé suffisamment le territoire en question pour étayer la revendication du titre sur celui‑ci. Le critère établi dans R. c. Van der Peet protège les activités qui faisaient partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en cause; il n’exige pas que ce groupe franchisse l’obstacle supplémentaire que constituerait la démonstration que le rapport qu’il entretient avec le territoire sur lequel l’activité se déroulait avait, pour sa culture distinctive, une importance fondamentale suffisante pour établir le bien‑fondé d’une revendication visant le titre sur ce territoire. L’arrêt Van der Peet établit que l’art. 35 reconnaît et confirme les droits des peuples qui occupaient l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens, et que cette reconnaissance et cette confirmation ne se limitent pas uniquement aux circonstances où le groupe autochtone entretient avec le territoire visé des rapports suffisants pour établir l’existence d’un titre sur celui‑ci.

Les droits ancestraux ne peuvent être inexorablement liés à un titre aborigène puisque certains peuples autochtones étaient nomades. Les peuples nomades ont survécu en exploitant le territoire avant le contact avec les Européens, et bon nombre des coutumes, pratiques et traditions observées par ces peuples nomades sur le territoire en question faisaient partie intégrante de leur culture distinctive. Les droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1) ne devraient pas être interprétés ou définis d’une manière qui exclut certains des droits que cette disposition vise à protéger. En outre, tant avant qu’après le contact avec les Européens, certains peuples autochtones changeaient l’emplacement de leurs établissements, mais cela n’enlève rien au fait que, peu importe où ils se sont établis avant ou après le contact avec les Européens, certains peuples autochtones observaient sur le territoire en question, avant ce contact, des coutumes, pratiques et traditions qui faisaient partie intégrante de leur culture distinctive.

Le fait de reconnaître que le titre aborigène est simplement une manifestation de la doctrine des droits ancestraux ne devrait pas créer l’impression que le fait que certains droits ancestraux soient liés à l’utilisation ou à l’occupation d’un territoire n’est pas important. En effet, même si un droit ancestral s’attache à une parcelle de terrain dont le titre n’appartient pas au peuple autochtone concerné, ce droit peut fort bien être spécifique à un site et, en conséquence, ne pouvoir être exercé que sur cette parcelle de terrain spécifique. Du seul fait qu’il existe indépendamment du titre aborigène sur le territoire où il a été exercé, un droit de chasse ou de pêche spécifique à un site ne devient pas un droit de chasse ou de pêche abstrait, pouvant être exercé n’importe où; il demeure un droit de chasse ou de pêche sur la parcelle de terrain en question.

Pour les motifs exposés dans R. c. Côté, malgré le fait que la Couronne française puisse n’avoir jamais formellement reconnu aux Mohawks quelque droit légal de pêcher dans le lac Saint‑François, le statut des droits ancestraux en vertu du droit colonial français ne fait pas obstacle à une revendication fondée sur le par. 35(1). L’objet de la constitutionnalisation des droits visés au par. 35(1) était d’étendre la protection de la Constitution aux coutumes, pratiques et traditions fondamentales de la culture distinctive des sociétés autochtones avant le contact avec les Européens. Si l’exercice de ces coutumes, pratiques et traditions s’est effectivement poursuivi après le contact, en l’absence d’extinction spécifique, ces coutumes, pratiques et traditions ont droit à cette protection sous réserve de l’application des critères relatifs à l’atteinte et à la justification énoncés dans R. c. Sparrow et dans R. c. Gladstone. Le fait qu’une coutume, pratique ou tradition se soit poursuivie après l’arrivée des Européens, quoique en l’absence du lustre formel que lui aurait donné sa reconnaissance juridique par les colonisateurs européens, ne doit pas saper la protection accordée aux peuples autochtones. Le noble objet visé par le par. 35(1), savoir la préservation des caractéristiques déterminantes qui font partie intégrante des sociétés autochtones distinctives, ne saurait être réalisé si cette disposition ne protégeait que les caractéristiques déterminantes qui ont été reconnues légalement par les colonisateurs français et britanniques.

L’appelant a démontré que la pêche dans le lac Saint‑François est un élément d’une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive de son peuple, et il a ainsi satisfait au critère énoncé dans Van der Peet. Premièrement, la meilleure façon de caractériser la revendication, qui était étayée par la preuve, est de dire que l’appelant revendique le droit de pêcher dans le lac Saint‑François pour se nourrir. La contestation principale de l’appelant visait l’interdiction de pêcher à des fins alimentaires. Deuxièmement, la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans le lac Saint‑François était une caractéristique fondamentale, importante ou déterminante de la culture distinctive des Mohawks. Pour trancher cette question, notre Cour s’en remet habituellement aux conclusions de fait du juge du procès. En l’espèce, toutefois, même si le juge du procès a tiré une conclusion de droit claire, il n’a pas énoncé clairement les conclusions de fait sur lesquelles il se fondait. En conséquence, il a été jugé que la preuve permettait de tirer la conclusion de fait que les Mohawks avaient exercé un droit de pêche à des fins alimentaires dans le lac Saint‑François et dans le fleuve Saint‑Laurent avant le contact avec les Européens, moment qui a été situé en 1603. La continuité requise par le critère énoncé dans Van der Peet entre les coutumes, pratiques et traditions qui existaient avant le contact avec les Européens et la coutume, pratique et tradition qui fait partie intégrante de nos jours de la collectivité autochtone concernée a été établie.

Pour établir l’extinction d’un droit ancestral, le ministère public doit apporter la preuve d’une «intention claire et expresse» en ce sens. Bien que la submersion de la zone de pêche en 1845 et la signature de l’accord de cession en 1888 puissent permettre de démontrer l’intention claire et expresse de la Couronne d’éteindre tout titre aborigène sur les terres de la zone de pêche, aucun de ces événements ne démontre que la Couronne avait l’intention claire et expresse d’éteindre le droit ancestral de l’appelant de pêcher pour se nourrir dans cette zone.

Il faut déterminer la nature des répercussions de l’application de la disposition réglementaire sur les droits de l’appelant, tout en tenant compte du régime de réglementation plus large dans lequel s’inscrit cette disposition. En l’espèce, l’appelant ne peut exercer son droit ancestral de pêcher pour se nourrir qu’à la discrétion du ministre. Ce régime ne satisfait pas au critère établi dans Sparrow. Le régime est indûment rigoureux envers l’appelant et lui refuse le recours à son moyen préféré d’exercer ses droits. Il y a aussi atteinte aux droits ancestraux de l’appelant en ce que le règlement ne donne pas de directives suffisantes à ceux qui exercent le pouvoir discrétionnaire, de façon à ce qu’ils s’acquittent des obligations de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones.

Cette atteinte n’est pas justifiée. Elle ne (1) découle pas de la poursuite d’un objectif jugé impérieux et réel, et (2) elle n’est pas compatible avec l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones. Les limites imposées aux droits ancestraux protégés par le par. 35(1) doivent, pour être justifiables, respecter les objectifs visés par la décision de constitutionnaliser ces droits: (1) la reconnaissance du fait que les peuples autochtones occupaient déjà l’Amérique du Nord, et (2) la conciliation de cette occupation avec l’affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur ce territoire. Des mesures visant la conservation des ressources peuvent limiter des droits ancestraux parce qu’elles sont manifestement compatibles avec ces deux objectifs. Cependant, les mesures qui visent la mise en valeur de la pêche sportive ne sont compatibles avec aucun des deux objectifs et ne peuvent en conséquence constituer un objectif impérieux et réel pour l’application du par. 35(1). En outre, le régime ne respecte pas le second volet du critère relatif à la justification, car il n’accorde pas la priorité requise au droit ancestral de pêcher à des fins alimentaires. Contrairement au droit de pêcher commercialement, le droit de pêcher à des fins alimentaires est un droit qui doit se voir accorder la priorité, une fois qu’il a été tenu compte des besoins en matière de conservation.

Le juge L’Heureux‑Dubé: Il y a accord substantiel avec les motifs du juge en chef Lamer, sous réserve de commentaires concernant le rapport entre les droits ancestraux et le titre aborigène et la façon dont doivent être définies la nature et l’étendue des droits ancestraux.

Les droits ancestraux peuvent exister indépendamment du titre aborigène. La doctrine des droits ancestraux ne vise pas uniquement les terres mais aussi tous les intérêts ancestraux découlant de l’occupation et de l’utilisation historiques des terres ancestrales. Les droits ancestraux peuvent être des éléments accessoires d'un titre aborigène, mais non nécessairement; ces droits sont dissociables du titre aborigène et peuvent exister indépendamment de celui‑ci. Les conditions strictes de reconnaissance d’un titre aborigène en common law ne s'appliquent pas dans les cas où l’appelant sollicite non pas le droit plus général d’occuper et d’utiliser une parcelle de terre, mais uniquement le droit restreint d’y pêcher. Dans ces cas, les seules exigences applicables sont celles qui ont été énoncées dans Van der Peet relativement à la reconnaissance d’un droit ancestral en vertu du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

La nature et l’étendue des droits protégés constitutionnellement par le par. 35(1) devraient être déterminées en fonction du fondement de la doctrine des droits ancestraux, c’est‑à‑dire l’occupation et l’utilisation historiques par les autochtones de leurs terres ancestrales. Les coutumes, pratiques et traditions autochtones constitutionnellement reconnues doivent être suffisamment importantes et fondamentales pour l’organisation sociale et la culture d’un groupe particulier d’autochtones, et elles doivent avoir fait partie intégrante de la culture autochtone distinctive de ce groupe pendant une période considérable et ininterrompue. Il ne faut pas adopter une approche fondée sur la notion de «droits figés» et axée sur les pratiques autochtones.

Le droit ancestral de pêcher pour se nourrir dans le lac Saint‑François que possèdent les Mohawks est protégé par le par. 35(1) puisque les Mohawks ont pêché pour se nourrir sur la parcelle de terre en cause d’une manière suffisamment importante et fondamentale pour leur organisation sociale et leur culture, et ce pendant une période considérable et ininterrompue. Le Règlement de pêche du Québec constitue une atteinte à ce droit, qui n'a pas été éteint par suite de la manifestation d'une «intention claire et expresse» en ce sens par le gouvernement. Une telle restriction n’est pas justifiée suivant le critère établi dans Sparrow.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Adams

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêts appliqués: R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139
R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507
R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075
arrêts mentionnés: R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd., [1996] 2 R.C.S. 672
R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723
Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé
Arrêts appliqués: R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507
R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075
arrêts mentionnés: R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd., [1996] 2 R.C.S. 672
R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723
R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821
Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313
Baker Lake c. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, [1980] 1 C.F. 518.
Lois et règlements cités
Loi constitutionnelle de 1982, art. 35(1), 52.
Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, app. II, no 1.
Règlement de pêche du Québec, C.R.C., ch. 852, art. 4(1) [abr. & rempl. DORS/82‑320, art. 3], 5(9) [aj. DORS/81‑660, art. 2(2)].

Proposition de citation de la décision: R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101 (3 octobre 1996)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1996-10-03;.1996..3.r.c.s..101 ?
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