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03/10/1996 | CANADA | N°[1996]_3_R.C.S._211

Canada | Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 (3 octobre 1996)


Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211

Le Syndicat national des employés de

l’hôpital St‑Ferdinand (C.S.N.), la

Fédération des affaires sociales (C.S.N.)

et la Confédération des syndicats nationaux (C.S.N.) Appelants

c.

Le Curateur public, Me Rémi Lussier, et

le Curateur public en la personne de dame

Nicole Fontaine, ès qualités de curateur

d’office à Honorine Abel Intimés

et

Le procureur général du Québec Mis en cause
>Répertorié: Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand

No du greffe: 24511.

1996: 2 mai; 1996: 3 octo...

Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211

Le Syndicat national des employés de

l’hôpital St‑Ferdinand (C.S.N.), la

Fédération des affaires sociales (C.S.N.)

et la Confédération des syndicats nationaux (C.S.N.) Appelants

c.

Le Curateur public, Me Rémi Lussier, et

le Curateur public en la personne de dame

Nicole Fontaine, ès qualités de curateur

d’office à Honorine Abel Intimés

et

Le procureur général du Québec Mis en cause

Répertorié: Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand

No du greffe: 24511.

1996: 2 mai; 1996: 3 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1994] R.J.Q. 2761, 66 Q.A.C. 1, qui a rejeté l’appel et accueilli en partie l’appel incident interjetés contre un jugement de la Cour supérieure, [1990] R.J.Q. 359. Pourvoi rejeté.

Clément Groleau et Thierry Bériault, pour les appelants.

Denis Sauvé et Pierre Deschamps, pour les intimés.

//Le juge L’Heureux-Dubé//

Le jugement de la Cour a été rendu par

1. Le juge L’Heureux-Dubé --Le présent pourvoi soulève plusieurs questions concernant le recouvrement de dommages en matière de responsabilité délictuelle au Québec, et ce, dans le contexte d'un recours collectif. De façon plus précise, il s'agit de déterminer (1) quelles sont les règles de preuve applicables au régime de recours collectif instauré en vertu du livre neuvième du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 («C.p.c.»), (2) quelle est la place de l'approche fonctionnelle dans l'évaluation du préjudice moral en droit civil québécois, et (3) ce qu'il faut entendre par les expressions «intégrité», «dignité» et «atteinte intentionnelle», telles qu'elles se retrouvent à la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (la «Charte»), aux fins des dommages exemplaires y prévus.

2. Préliminairement, il y a lieu de reproduire les dispositions législatives pertinentes et de faire une revue des faits et des jugements.

I. Les dispositions législatives applicables

3. Les dispositions pertinentes quant à la question des règles de preuve applicables en matière de recours collectif sont d'abord les art. 1205, 1238 et 1241 du Code civil du Bas Canada (“C.c.B.C.”), qui prévoient:

1205. La preuve peut être faite par écrit, par témoins, par présomptions, par l'aveu de la partie ou par son serment, suivant les règles énoncées dans ce chapitre et en la manière indiquée dans le Code de procédure civile.

1238. Les présomptions sont établies par la loi, ou résultent de faits qui sont laissés à l'appréciation du tribunal.

1241. L'autorité de la chose jugée (res judicata) est une présomption juris et de jure; elle n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, et lorsque la demande est fondée sur la même cause, est entre les mêmes parties agissant dans les mêmes qualités, et pour la même chose que dans l'instance jugée.

Dans le cas du recours collectif prévu par le livre neuvième du Code de procédure civile, le jugement qui décide des questions de droit ou de fait traitées collectivement a l'autorité de la chose jugée entre les parties et les membres du groupe qui ne s'en sont pas exclus.

Celles-ci doivent être analysées au regard des art. 1031 et 1045 C.p.c., au livre des recours collectifs, qui se lisent comme suit:

1031. Le tribunal ordonne le recouvrement collectif si la preuve permet d'établir d'une façon suffisamment exacte le montant total des réclamations des membres; il détermine alors le montant dû par le débiteur même si l'identité de chacun des membres ou le montant exact de leur réclamation n'est pas établi.

1045. Le tribunal peut, en tout temps au cours de la procédure relative à un recours collectif, prescrire des mesures susceptibles d'accélérer son déroulement et de simplifier la preuve si elles ne portent pas préjudice à une partie ou aux membres; il peut également ordonner la publication d'un avis aux membres lorsqu'il l'estime nécessaire pour la préservation de leurs droits.

4. La question relative aux dommages exemplaires met en cause les art. 1, 4 et 49 de la Charte, qui sont ainsi libellés:

1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne.

Il possède également la personnalité juridique.

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires.

II. Le contexte factuel

5. Les événements ayant donné lieu au présent recours collectif sont survenus en octobre et novembre 1984. L'hôpital St-Julien («l'Hôpital»), un centre hospitalier pour déficients mentaux situé dans le village de St-Ferdinand d'Halifax, employait 700 personnes syndiquées, membres de l'appelant Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand (le «Syndicat»), affilié à la Confédération des syndicats nationaux («CSN») et à la Fédération des affaires sociales («FAS»). En guise de moyen de pression visant à empêcher leur employeur de procéder à une réorganisation du personnel, les employés de l'Hôpital ont pris part à des grèves illégales qui ont duré 33 jours en tout.

6. En conséquence de ces débrayages, les 703 bénéficiaires de l'Hôpital ont été privés de certains soins et services normalement dispensés par les employés. Ces bénéficiaires étaient répartis sur 20 unités de soins, comprenant des unités d'infirmerie, des unités psycho-gériatriques, une unité de transition et une unité médico-chirurgicale. Environ 650 d'entre eux étaient représentés d'office par le curateur public selon la Loi sur la curatelle publique, L.R.Q., ch. C-80.

7. Le 10 janvier 1986, le curateur public, ès qualités de curateur d'office à Honorine Abel, l'une des bénéficiaires hospitalisés lors des grèves, a été autorisé par la Cour supérieure à exercer, au nom de tous les bénéficiaires de l'Hôpital, un recours collectif contre le Syndicat pour «[t]outes les personnes physiques et/ou patients et/ou malades chroniques inscrits ou admis ou enregistrés à titre de bénéficiaires, les 10, 11, 12, 13 et 14 octobre 1984, de même que du 15 octobre 1984 au 15 novembre 1984, au centre hospitalier St-Julien». Les appelantes CSN et FAS ont été poursuivies en raison de leur participation et encouragement aux arrêts de travail illégaux.

8. Les conclusions de la demande précisent que l'intimé recherche 300 $ par jour à titre de dommages compensatoires pour chacun des 703 bénéficiaires, dommages causés par la perte de disponibilité des soins et services normalement dispensés constituant une atteinte à leurs droits à la sûreté, à l'intégrité et à la dignité (pour un total de 6 959 700 $). L'intimé réclame, de plus, 150 $ par jour pour chaque bénéficiaire à titre de dommages exemplaires en vertu du second alinéa de l'art. 49 de la Charte, alléguant que l'atteinte à leurs droits était illicite et intentionnelle au sens de cet alinéa (pour un total de 3 479 850 $).

III. Les jugements

La Cour supérieure

9. Le juge Lesage de la Cour supérieure du Québec, district de Frontenac, a disposé de toutes les requêtes interlocutoires depuis l'institution de la demande. Le 26 février 1987, il accueillait en partie une requête pour précisions (par. 168(7) C.p.c.), refusant toutefois cette partie de la demande relative à la condition des bénéficiaires telle que notée à leur dossier médical. Le 5 août 1987, la Cour d'appel du Québec rejetait l'appel logé par les appelants à l'encontre de cette décision et, le 25 janvier 1988, notre Cour refusait la demande d'autorisation de pourvoi, [1988] 1 R.C.S. xiv. Le 17 juin 1988, le juge du procès émettait une ordonnance de radiation de l'allégué 24 des défenses qui, s'autorisant de l'art. 1022 C.p.c., réclamait l'annulation du jugement permettant l'exercice du recours collectif.

10. Par jugement final en date du 6 décembre 1989, [1990] R.J.Q. 359, le juge Lesage accueille en partie l'action de l'intimé. Il traite d'abord de l'objection des appelants fondée sur l'art. 1022 C.p.c. et la rejette. Il se penche ensuite sur la preuve relative au comportement fautif des appelants. Il conclut que les appelants ont commis une faute civile en déclenchant, participant ou encourageant les événements d'octobre et novembre 1984. Ces deux aspects du jugement de première instance ne sont pas contestés devant nous; l'unique question quant à la responsabilité civile des appelants a trait au préjudice.

11. La preuve démontrant que les bénéficiaires de l'Hôpital ont souffert d'un préjudice par suite des arrêts de travail comprend, entre autres, le témoignage des personnes qui ont remplacé les employés en grève ainsi que celui de témoins experts. En raison de leur déficience mentale, aucun des bénéficiaires n'a pu témoigner. Les principaux éléments de preuve devant le juge de première instance ont trait aux soins usuellement dispensés à l'Hôpital par rapport à ceux reçus pendant les grèves illégales.

12. Après un examen exhaustif de la preuve, le juge conclut, d'une part, que la représentante Honorine Abel possédait la capacité nécessaire pour subir un préjudice moral et, d'autre part, qu'elle a de fait souffert, non pas d'insécurité, mais d'inconfort, c'est-à-dire d'une «sensation perçue par l'individu qui est soumis à des conditions qui interfèrent avec son bien-être physique ou psychologique» (p. 390).

13. Quant aux autres membres du groupe visés par le recours collectif, le juge remarque, tout d'abord, qu'en matière de recours collectif, il faut analyser la preuve afin de déterminer si tous les membres ont subi sensiblement le même préjudice que le représentant. Selon lui, même si la preuve n'était pas suffisante pour démontrer que la perturbation des soins et services a causé des traumatismes psychologiques sérieux aux bénéficiaires, elle établissait néanmoins qu'il y a eu inconfort, y compris de la frustration, que le juge qualifie de détresse psychologique mineure. Il en exclut, cependant, les bénéficiaires inscrits à l'unité de transition et à l'unité médico-chirurgicale.

14. Enfin, le premier juge refuse d'accorder des dommages exemplaires en vertu de la Charte puisque, à son avis, la nature du préjudice ne donne pas ouverture à ce redressement. D'autre part, il estime que la sûreté de la personne, droit protégé par l'art. 1 de la Charte, n'aurait pas été violée en l'instance puisqu'elle ne comporte qu'une dimension physique et non morale. De plus, les bénéficiaires n'auraient pas subi d'atteinte à leur dignité, au sens de l'art. 4 de la Charte, puisque, à ses yeux, les déficients mentaux en question n'avaient pas de sentiment de pudeur.

15. Le juge accueille en partie l'action de l'intimé et condamne les appelants, solidairement, à verser une somme de 1 750 $, à titre de dommages compensatoires, à chaque membre du groupe visé par le recours collectif, à l'exception des bénéficiaires de l'unité de transition et de l'unité médico-chirurgicale.

La Cour d'appel (les juges Nichols, Tourigny et Fish)

16. Les appelants ont interjeté appel de ce jugement et l'intimé a formé un appel incident. Les appelants alléguaient principalement que la Cour supérieure avait erré en refusant de réviser le jugement autorisant l'exercice du recours collectif (question qui n'est pas devant nous), en appliquant erronément les règles de preuve relatives au préjudice et en accordant des dommages exagérés compte tenu de la preuve présentée. L'intimé, par son appel incident, contestait le rejet de la demande à l'égard des membres du groupe inscrits à l'unité de transition et à l'unité médico-chirurgicale (question qui n'est pas non plus devant nous) ainsi que le refus d'accorder des dommages exemplaires en vertu de la Charte.

17. Le 1er mars 1990, la Cour d'appel rejetait la requête des appelants pour mise en cause du procureur général du Québec afin de soulever l'inconstitutionnalité des dispositions du Code de procédure civile concernant la procédure de recours collectif.

18. Sur le fond, dans un arrêt rendu le 17 octobre 1994, [1994] R.J.Q. 2761, la Cour d'appel rejette l'appel principal et accueille, à la majorité, l'appel incident relatif aux dommages exemplaires.

19. Les appelants prétendaient, tout d'abord, que le juge du procès, s'autorisant des dispositions applicables en matière de recours collectif, a modifié les règles de preuve pour évaluer le préjudice subi, en ce qu'il a créé, selon eux, une présomption légale de similarité du préjudice au bénéfice des membres du groupe. La cour rejette cet argument et se dit d'avis que le premier juge s'est plutôt servi du mécanisme de présomptions de fait, moyen de preuve permis dans le cadre d'un recours en matière civile.

20. Par ailleurs, la cour, à la majorité, est d'avis que les dispositions spécifiques au recours collectif n'ont pas modifié les règles de preuve de sorte qu'elles s'appliquent à ce recours comme à tout autre recours de nature civile. Le juge Nichols, minoritaire sur ce point, estime qu'en matière de recours collectif les règles de preuve diffèrent substantiellement de celles ordinairement applicables. La source de cette modification résiderait dans l'art. 1241 C.c.B.C., prévoyant que les questions de droit et de fait peuvent être traitées collectivement aux fins des recours collectifs. Suivant son approche, une fois établie l'existence d'un préjudice certain à l'égard des membres du groupe, il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des présomptions suffisamment graves, précises et concordantes pour parvenir au résultat auquel le juge du procès en est arrivé.

21. Quant à l'appréciation de la preuve, la cour refuse de donner suite à l'argument voulant que seul le témoignage des bénéficiaires pouvait établir l'existence du préjudice moral d'inconfort. Elle est d'avis que la preuve démontre avec surabondance que l'ensemble des bénéficiaires de l'Hôpital ont été privés des soins et services que nécessitait leur état particulier, ce qui constitue un préjudice prévisible et certain.

22. Dans un deuxième temps, les appelants soutenaient que les montants octroyés à titre compensatoire par le juge du procès étaient exagérés puisque, d'une part, les bénéficiaires de l'Hôpital n'ont jamais eu conscience de l'arrêt de travail et, d'autre part, les indemnités n'auront aucune utilité car les bénéficiaires sont incapables d'en éprouver satisfaction. La cour remarque tout d'abord que le premier juge a correctement évalué la preuve en ce que les inconvénients vécus par les bénéficiaires n'ont pas laissé de séquelles permanentes, leur préjudice étant strictement à caractère non pécuniaire, c'est-à-dire moral.

23. Sur la question de l'évaluation du préjudice moral, la cour rejette l'approche suggérée qui, à son avis, fait appel à la thèse dite fonctionnelle, notion de common law incompatible avec les principes fondamentaux de droit civil. Elle est d'avis que, selon le droit civil, la compensation est due non pas pour procurer à la victime des joies substituées, mais bien pour combler la perte objective subie par la victime.

24. En ce qui concerne le calcul des dommages moraux, la cour estime que le premier juge n'a pas fait d'erreur de droit et que le montant de l'indemnité accordé, quoique élevé, n'est pas manifestement disproportionné ou déraisonnable. La Cour d'appel maintient donc le quantum des dommages compensatoires tel qu'évalué en première instance.

25. Abordant ensuite l'appel incident, qui a trait aux dommages exemplaires prévus au deuxième alinéa de l'art. 49 de la Charte, la cour est d'avis que le juge du procès a erré dans l'interprétation des dispositions pertinentes de la Charte. Elle remarque, tout d'abord, qu'à la lecture des motifs du premier juge, ce n'est pas dans l'exercice de sa discrétion qu'il a refusé d'octroyer des dommages exemplaires; son refus tient plutôt d'une erreur de droit en ce que le premier juge a été d'avis que la nature du préjudice ne donnait pas ouverture au redressement de nature exemplaire. La majorité de la Cour d'appel estime, pour sa part, que la perturbation des soins et services nécessaires aux bénéficiaires constitue une atteinte à leurs droits à l'intégrité et à la dignité garantis aux art. 1 et 4 de la Charte. Madame le juge Tourigny est dissidente, non pas sur le principe en jeu, mais sur l'existence d'une atteinte à un droit garanti par la Charte dans les circonstances de l'espèce.

26. Pour ce qui est du caractère intentionnel de l'atteinte à un droit garanti, aux termes du second alinéa de l'art. 49 de la Charte, la majorité de la Cour d'appel examine d'abord ses propres arrêts à ce sujet de même que la jurisprudence des provinces de common law et celle des États-Unis. Elle est d'avis que «[p]our être intentionnelle, il faut que l'atteinte soit commise dans des circonstances qui indiquent une volonté déterminée de causer le dommage résultant de la violation. Il faut que la conduite de l'auteur de l'acte dommageable soit voulue, consciente et délibérée» (p. 2804). Ici, les appelants auraient affiché un comportement malicieux, fait preuve d'«indifférence consciente», adopté une attitude absolument contraire aux normes ordinaires de moralité et de décence. Madame le juge Tourigny, quant à elle, estime que, même en admettant qu'il y ait eu atteinte à un droit garanti, celle-ci ne revêt pas le caractère intentionnel exigé par le second alinéa de l'art. 49 de la Charte.

27. Ayant conclu que l'atteinte aux droits garantis des bénéficiaires de l'Hôpital était intentionnelle, la cour, à la majorité, accueille l'appel incident et condamne les appelants, solidairement, à verser aux bénéficiaires de l'Hôpital la somme de 200 000 $ à titre de dommages exemplaires.

IV. Analyse

28. Cette affaire soulève d'importantes questions qui doivent être analysées dans le contexte particulier du régime de droit civil du Québec, comme le rappelait le juge Beetz dans Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd., [1982] 1 R.C.S. 452, à la p. 468, une affaire touchant également les principes de la responsabilité civile. Comme je l'ai mentionné au départ, ces questions touchent (1) aux règles de preuve applicables au recours collectif, (2) à l'évaluation du préjudice moral, et (3) à l'octroi de dommages exemplaires aux termes de la Charte.

A. Les règles de preuve en matière de recours collectif

29. Les appelants soutiennent que même si, en adoptant le chapitre relatif aux recours collectifs, le législateur n'a pas modifié les règles ordinaires de preuve, les dispositions législatives applicables aux recours collectifs ne permettent pas de s'appuyer, entre autres, sur une présomption de similarité quant au préjudice subi par les bénéficiaires. Ils prétendent, en outre, que la preuve, en particulier la preuve par présomptions de fait sur laquelle le premier juge se serait appuyé, ne démontre pas l'existence d'un préjudice d'inconfort chez les bénéficiaires de l'Hôpital.

30. Même si l'objection des appelants porte principalement sur le moyen de preuve par présomptions, elle met indirectement en cause l'application au recours collectif des règles générales de preuve civile, question dont il y a lieu de disposer dans un premier temps, pour ensuite discuter de la preuve par présomptions et de l'appréciation de la preuve en l'espèce.

(1) Les règles de preuve et le recours collectif

31. Le principe de base en matière de preuve civile veut que celui qui désire faire valoir un droit ait le fardeau de prouver les faits à l'appui de sa prétention; l'art. 1203 C.c.B.C. (alors en vigueur (maintenant l'art. 2803 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (“C.c.Q.”))) prévoit, en effet, que «[c]elui qui réclame l'exécution d'une obligation, doit la prouver». Dans une action en responsabilité civile, comme en l'espèce, le demandeur doit faire la preuve d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité, selon la balance des probabilités. La partie demanderesse dispose de plusieurs moyens de preuve que l'art. 1205 C.c.B.C. énumère: l’écrit, le témoignage, la présomption et l’aveu. (Le Code civil du Québec, à l’art. 2811, reprend ces moyens et y ajoute la preuve par présentation d'un élément matériel.)

32. Ces règles générales de preuve sont applicables à tout recours de droit civil au Québec ainsi qu'aux recours en vertu du droit statutaire de nature civile, à moins de disposition ou mention au contraire. Or, nulle part n'est-il fait mention au Code de procédure civile que les règles ordinaires de preuve civile ne s'appliquent pas en matière de recours collectif. Par ailleurs, de par sa nature, le recours collectif invite des règles procédurales qui lui soient particulières. Ces règles sont exposées au livre neuvième du Code de procédure civile, intitulé «Le recours collectif». Loin de créer de nouvelles règles de preuve, ces dispositions ne font qu'adapter aux recours collectifs les moyens permettant de faire valoir un droit qui, auparavant, ne pouvait être réclamé que par chacun des titulaires (voir D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (2e éd. 1994), vol. 2, à la p. 644; et M. Beaumier, «Le recours collectif au Québec et aux États-Unis» (1987), 18 R.G.D. 775, à la p. 781).

33. Ainsi, dans le contexte d'une action en responsabilité civile intentée dans le cadre d'un recours collectif, les éléments de faute, préjudice et lien de causalité doivent être démontrés à l'endroit des membres du groupe, et ce, par les procédés de preuve habituels (voir J.-C. Royer, La preuve civile (2e éd. 1995), à la p. 514).

34. Le juge Nichols suggère, pour sa part, qu'il y a eu modification des règles de preuve en matière de recours collectifs en ce que, selon lui, le second alinéa de l'art. 1241 C.c.B.C. crée un moyen exceptionnel de preuve que le droit civil traditionnel n'envisageait pas. Il est d'avis que, vu le pouvoir de traiter collectivement les questions de fait et de droit prévu à cet article, les demandeurs dans un recours collectif n'auraient pas à faire la preuve du préjudice individuel subi par chacun des membres du groupe; seul devrait être démontré, au regard de l'ensemble de la preuve, qu'il existe un préjudice commun.

35. Il me semble difficile de donner une telle portée à l'art. 1241 C.c.B.C. qui n'a trait, vraisemblablement, qu'à la conséquence du jugement sur le recours collectif au niveau de la présomption de la chose jugée. Je remarque, en passant, que l'art. 2848 C.c.Q., qui succède à l'art. 1241 C.c.B.C., ne reprend pas l'expression «questions de droit ou de fait traitées collectivement», sur laquelle s'appuie le juge Nichols. Par ailleurs, le professeur Royer, op. cit., refuse aussi de voir à l'art. 1241 C.c.B.C. une modification des règles de preuve en matière de recours collectif (à la p. 515):

Les règles relatives au recours collectif et l'article 1241 C.c.B.C. ne sont pas, à notre avis, des exceptions à la règle doctrinale et jurisprudentielle concernant les qualités d'une présomption de fait. Il devrait en être de même a fortiori sous le régime du Code civil du Québec. Le législateur a maintenant codifié, à l'article 2849 C.c.Q., cette règle doctrinale et jurisprudentielle. Par ailleurs, il n'a créé aucune exception dans le cas du recours collectif, contrairement à ce qu'il a fait dans le cas de l'autorité de la chose jugée où il a maintenu la règle antérieurement énoncée à l'article 1241 C.c.B.C.

36. Bref, la mise en vigueur du régime de recours collectif prévu au livre neuvième du Code de procédure civile n'a, à mon avis, rien changé aux règles de preuve traditionnelles applicables en matière civile au Québec. Les appelants semblent d'ailleurs en convenir. Ils s'attaquent plutôt à la preuve par présomptions.

(2) La preuve par présomptions

37. La preuve par présomptions, qualifiée également de preuve indirecte ou indiciaire, est pleinement reconnue dans la tradition civiliste. Au Québec, comme en France d'ailleurs, on reconnaît deux ordres de présomptions, soit celles établies par le législateur, les présomptions légales, et celles laissées à l'appréciation du tribunal, les présomptions de fait. Le professeur Léo Ducharme, dans Précis de la preuve (4e éd. 1993), les définit ainsi (à la p. 173):

En d'autres termes, il s'agit d'un processus intellectuel par lequel, de l'existence de faits connus, l'on induit l'existence d'un fait inconnu. Lorsque l'induction résulte de la loi, il s'agit d'une présomption légale, lorsque c'est le tribunal lui-même qui procède à faire l'induction, il s'agit d'une présomption de fait.

38. En vertu de l'art. 1238 C.c.B.C. (maintenant l'art. 2846 C.c.Q.), le législateur a laissé aux tribunaux le soin d'apprécier la force probante des présomptions de fait. Cette discrétion judiciaire n'est, toutefois, pas absolue. En effet, la jurisprudence québécoise a limité l'admissibilité des présomptions de fait à celles qui sont suffisamment graves, précises et concordantes: voir Montreal Tramways Co. c. Léveillé, [1933] R.C.S. 456; Longpré c. Thériault, [1979] C.A. 258; Commission des droits de la personne du Québec c. Montréal (Communauté urbaine de), [1987] R.J.Q. 2024 (C.A.); La Garantie, Cie d'assurance de l'Amérique du Nord c. Massicotte, [1988] R.R.A. 16 (C.A.); et La Concorde, Cie d'assurances générales c. Doyon, [1989] R.R.A. 52 (C.A.). En 1994, le législateur a codifié ces critères jurisprudentiels à l'art. 2849 C.c.Q.

39. Pour les raisons que j'ai déjà exposées, il ne fait aucun doute que ces règles de preuve par présomptions s'appliquent au recours collectif de la même façon qu'à tout autre recours civil, comme toute autre règle de preuve civile s'applique également au recours collectif. Le législateur n'a fait aucune distinction à cet égard. Les seules dispositions particulières au recours collectif, qui pourraient, selon les appelants, avoir une incidence sur les règles de preuve, sont énumérées au livre neuvième du Code de procédure civile. Par exemple, l'art. 1031 C.p.c. stipule que le tribunal peut ordonner le recouvrement collectif si la preuve permet d'établir d'une façon suffisamment exacte le montant total des réclamations des membres. L'article 1045 C.p.c., quant à lui, permet au tribunal en matière de recours collectif de prescrire des mesures susceptibles d'accélérer les procédures et de simplifier la preuve, si elles ne portent pas préjudice à une partie ou aux membres du groupe. Ces articles ne sont que l'adaptation aux recours collectifs des règles de preuve applicables en raison de la particularité de ces recours. Ils ne modifient pas les règles de preuve ordinaires pour en exempter les recours collectifs. Une telle modification nécessiterait, à mon avis, des dispositions autrement plus claires que celles-ci.

40. Les appelants prétendent, par ailleurs, que le premier juge s'est appuyé à tort sur une présomption légale de similarité en ce qui a trait au préjudice moral subi par les membres du groupe. Comme le souligne le juge Nichols, une telle interprétation ne rend pas justice à l'analyse du premier juge. Ce dernier a bien pris soin de rappeler la nécessité d'établir les trois éléments de la responsabilité civile (faute, préjudice et lien de causalité) et il a fondé ses conclusions sur la preuve présentée par divers moyens, dont le témoignage des personnes ayant remplacé les employés en débrayage et celui des témoins experts. Le juge Lesage s'exprimait ainsi (à la p. 391):

Dans un recours collectif, le cas du représentant ne sert pas nécessairement de modèle. Le représentant agit pour l'ensemble des membres du groupe, mais le Tribunal peut conclure à un préjudice différent pour certaines catégories de membres et même autoriser chacun d'eux à faire valoir sa réclamation individuellement. Dès lors, nous devons nous interroger, en fonction de la preuve offerte, sur la possibilité de conclure pour l'ensemble ou partie des membres du groupe autrement que nous avons conclu à l'endroit d'Honorine Abel. Nous devons nous demander si les membres du groupe ont souffert, par suite de la privation de soins, soit de séquelles, soit d'insécurité ou d'inconfort momentanés. [Je souligne.]

41. On ne saurait donc conclure que le juge du procès s'est autorisé des dispositions législatives applicables en matière de recours collectif pour créer une présomption légale de similarité quant au préjudice subi. Le juge Nichols décrit adéquatement, à mon avis, le processus suivi par le juge du procès (à la p. 2784):

Lorsque le juge parle de «présomption de similarité», il n'en fait pas une présomption de droit, mais un objectif vers lequel tend son analyse de la preuve. Il n'a jamais tiré la conclusion que tous les bénéficiaires avaient subi un préjudice similaire parce que la représentante du groupe avait elle-même souffert d'inconfort. Il a plutôt recherché un élément de dommage commun à tous et ce n'est qu'après avoir revu l'ensemble de la preuve qu'il a trouvé suffisamment d'éléments pour en inférer qu'il existait des présomptions graves, précises et concordantes que tous les bénéficiaires avaient au moins souffert d'inconfort.

Si l'on considère qu'aucun membre du groupe n'était ici en mesure de s'exprimer pour décrire le préjudice subjectif qu'il ressentait, la conclusion s'impose d'elle-même que la preuve par présomptions s'avérait dans les circonstances le moyen de preuve par excellence pour établir l'existence d'un tel préjudice. [Je souligne.]

42. Je suis d'accord avec le juge Nichols à cet égard et j'ajouterais que le premier juge ne s'est pas uniquement appuyé sur des présomptions de fait, mais qu'il a également tenu compte de l'ensemble de la preuve, dont les témoins et les témoins experts, afin d'en arriver à ses conclusions.

43. Il reste à examiner si la Cour d'appel a eu raison de confirmer la conclusion du premier juge voulant que la perturbation des soins et services prodigués aux bénéficiaires de l'Hôpital leur ait causé un préjudice moral d'inconfort.

(3) La preuve

44. Les appelants ont longuement plaidé devant nous que la preuve offerte en première instance ne permettait pas au juge de conclure à l'existence d'un préjudice subi par chacun des membres du groupe visé par le recours collectif. En d'autres termes, les appelants invitent notre Cour à réévaluer les conclusions de fait du premier juge et à reconsidérer l'ensemble de la preuve présentée au procès, qui a été longue et laborieuse.

45. Il faut rappeler, tout d'abord, que le juge du procès a uniquement conclu à l'existence d'un préjudice tenant de l'inconfort chez les bénéficiaires de l'Hôpital, c'est-à-dire d'un préjudice moral (non pécuniaire). Aucun préjudice médical ni séquelles physiques ou psychologiques permanentes n'ont été prouvés à la satisfaction du premier juge. De plus, le juge a fait une nette distinction entre, d'une part, les bénéficiaires inscrits à l'unité de transition et à l'unité médico-chirurgicale et, d'autre part, les autres bénéficiaires, en ce que, selon lui, les premiers n'ont pas souffert d'inconfort. Je note, en passant, que les appelants ne s'attaquent pas à la définition d'inconfort retenue en première instance. Or, afin d'en arriver à ses conclusions, le juge Lesage a eu la possibilité, pendant les 29 jours qu'a durée l'audition, d'entendre tous les témoins, de visiter les lieux, et il était pleinement conscient des difficultés posées par les caractéristiques des bénéficiaires dans les circonstances de la présente affaire. C'est dans ce contexte que les appelants nous demandent de renverser les conclusions de fait du juge de première instance.

46. Le test, maintenant bien établi, pour permettre à une cour d'appel d'intervenir et de réviser les conclusions de fait d'un tribunal de première instance est très sévère. Selon la règle posée par notre Cour dans l'arrêt Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802, à la p. 808, on ne peut reconsidérer ces conclusions en appel «à moins qu'il ne soit établi que le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits»; voir également Dorval c. Bouvier, [1968] R.C.S. 288; Beaudoin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2; Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705; Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570; Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254.

47. Le professeur Ducharme, op. cit., à la p. 200, est d'avis qu'il faille tempérer ce principe lorsque la preuve est faite au moyen de présomptions de fait. Je ne suis pas certaine que l'on puisse faire cette distinction entre les divers moyens de preuve. À mon avis, l'exercice d'induction requis par les présomptions de fait, du moins là où comme ici elles ne constituent qu’un élément de preuve parmi d’autres, invite à une appréciation subjective de l'ensemble de la preuve et des circonstances entourant sa présentation, au même titre que les témoignages. En conséquence, une cour d'appel devrait s'abstenir d'intervenir pour modifier les conclusions tirées de présomptions de fait par le juge du procès à moins que celui-ci n'ait commis une erreur manifeste et dominante.

48. En l'instance, d'une part, le premier juge a bien appliqué le droit, ce qui lui permettait de tirer des conclusions à partir de présomptions de fait graves, précises et concordantes que révèle la preuve (comme je l'ai déjà mentionné, le juge s'est appuyé non seulement sur ces présomptions mais aussi et surtout sur des témoignages viva voce incluant ceux d'experts). D'autre part, une revue de l'ensemble des éléments de preuve présentés en première instance, surtout dans un contexte aussi complexe que celui de l'espèce, montre que le juge du procès a fait un travail exceptionnel dans l'appréciation et l'évaluation de la preuve et je n'y vois pas d'erreur du type qui permette à une cour d'appel d'intervenir. Les extraits de la preuve que les appelants ont mis en exergue ne représentent que cette partie de la preuve qui les avantage. Or, ces extraits s'imbriquent dans un ensemble de preuves qui trace un portrait beaucoup plus objectif de la situation qui prévalait à l'époque des grèves illégales et de ses conséquences sur les bénéficiaires. Il est significatif, d'ailleurs, que la première cour d'appel, à l'unanimité, s'est également refusée à reconsidérer les conclusions de fait du premier juge.

49. Je suis donc d'avis que les conclusions de fait du juge de première instance voulant que les bénéficiaires de l'Hôpital aient subi un préjudice d'inconfort en raison des arrêts de travail illégaux doivent être maintenues.

50. Enfin, les appelants soutiennent que la règle de la meilleure preuve — prévue à l'art. 1204 C.c.B.C. (maintenant l'art. 2860 C.c.Q.) — n'a pas été respectée puisque le juge du procès n'a pas consulté les dossiers médicaux de chaque bénéficiaire. Dans une décision datée du 26 février 1987, bien qu'il ait accueilli en partie la requête pour précisions aux termes du par. 168(7) C.p.c., le premier juge a refusé de faire droit à la demande de fournir des précisions sur la condition de chaque bénéficiaire telle que notée à leur dossier médical. Ce jugement a fait l'objet d'un appel de la part des appelants, appel qui a été rejeté, et la demande d'autorisation de pourvoi a été refusée par notre Cour.

51. Sans me prononcer à savoir s’il y a là chose jugée (Fraternité des policiers de la Communauté urbaine de Montréal Inc. c. Ville de Montréal, [1980] 1 R.C.S. 740), je remarque immédiatement que le dossier médical n’est pas, comme le prétend l’appelant, la meilleure preuve. En fait, c’est par exception à la règle de l’exclusion de la preuve par ouï-dire que ces documents sont admissibles (Royal Victoria Hospital c. Morrow, [1974] R.C.S. 501). À tout événement, je suis d’accord avec le juge de première instance pour les motifs qu’il invoque que les dossiers des bénéficiaires en l’espèce n’étaient pas pertinents, entre autres parce que la proposition selon laquelle les bénéficiaires n’ont pas subi des dommages identiques ne justifie pas, avant le jugement final, une demande de précisions sur les dommages subis par chaque bénéficiaire individuellement.

(4) Conclusion

52. En conclusion, je suis d'avis qu'il n'y a pas lieu pour notre Cour d'intervenir relativement à la première question en litige, soit celle concernant les règles de preuve applicables et appliquées en matière de recours collectif. La Cour d'appel, à la majorité, a eu raison de conclure que la preuve par présomptions de fait suffisamment graves, précises et concordantes s'appliquait de la même façon en matière de recours collectifs qu'en toute autre matière civile et que les inférences qu'en a tirées le premier juge n'étaient entachées d'aucune erreur de droit ou de fait.

53. Par ailleurs, la Cour d'appel n'a pas erré en confirmant le jugement de première instance dans lequel, après une étude minutieuse de l'ensemble de la preuve, comprenant le témoignage des personnes qui ont remplacé les employés en grève et celui des témoins experts, le juge du procès a conclu que les éléments de la responsabilité civile (faute, préjudice et lien de causalité) avaient été démontrés par prépondérance de preuve et que les bénéficiaires de l'Hôpital avaient subi un préjudice d'inconfort en raison des grèves illégales. La deuxième question devant nous a trait à l'indemnisation de ce préjudice moral.

B. Le préjudice moral

54. Les appelants soutiennent que la Cour d'appel a eu tort de confirmer la décision du juge de première instance qui aurait refusé d'appliquer la thèse dite fonctionnelle qui doit, à leur avis, gouverner l'indemnisation du préjudice moral. Selon eux, les bénéficiaires de l'Hôpital ne pouvaient recevoir une indemnité de l'ordre octroyé puisque, en raison de leur condition mentale, ils ne sont pas en mesure d'en éprouver aucune satisfaction. Les appelants prétendent, en outre, que le montant de dommages moraux accordé est nettement exagéré dans les circonstances de cette affaire.

55. L'intimé, pour sa part, insiste sur le fait qu'en droit civil l'approche fonctionnelle ne saurait s'appliquer pour déterminer si une victime a droit à la réparation du préjudice moral subi. En ce qui concerne le calcul des dommages, il soutient que le droit québécois incorpore les trois approches traditionnelles, soit la thèse conceptuelle, celle dite personnelle et l'approche fonctionnelle. Enfin, quant au calcul des dommages moraux, il plaide qu'aucune erreur permettant l'intervention d'une cour d'appel n'a été commise.

56. Afin de bien cerner le débat sur la question de l'évaluation des dommages moraux en droit québécois, de même que les prétentions respectives des parties relatives à l'approche fonctionnelle, il convient de discuter, tout d'abord, du contexte jurisprudentiel et doctrinal en la matière.

(1) Jurisprudence et doctrine

57. Le chef d'indemnisation pour préjudice moral ainsi que la méthode de calcul des dommages moraux ont été examinés par notre Cour dans la trilogie des arrêts Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287, et Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267, ainsi que dans l'arrêt Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629. Dans Andrews, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), décrit ainsi les diverses thèses en présence pour calculer l'indemnisation du préjudice moral (aux pp. 261 et 262):

Dans ce domaine, la modération est nettement de mise. Comme l'a souligné un commentateur anglais, il y a trois façons d'aborder le problème des pertes non pécuniaires (Ogus, 35 M.L.R. 1). Dans la première, l'approche «conceptuelle», chaque faculté est considérée comme un bien propre ayant une valeur objective, indépendamment de l'usage qu'en fait l'individu ou de la jouissance qu'il en tire. Il s'agit de l'ancien système tarifaire (bot), qui existait à l'époque du roi Alfred, quand un pouce valait trente shillings. Depuis longtemps, notre droit a rejeté cette conception comme primitive. Dans la deuxième, l'approche «personnelle», le dommage est fonction de la perte, pour la victime en question, des agréments de la vie. La troisième, l'approche «fonctionnelle», adopte le point de vue individuel de la deuxième approche, mais au lieu de tenter d'évaluer en termes monétaires la perte des agréments de la vie, elle vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime «une consolation raisonnable pour ses malheurs». Le terme «consolation» n'a pas ici le sens de sympathie, mais il désigne plutôt certains moyens matériels de rendre la vie de la victime plus supportable. À mon avis, cette dernière conception est la plus valable en ce qu'elle justifie l'indemnisation monétaire de pertes non pécuniaires, comme la perte des agréments de la vie, les souffrances physiques et morales et la diminution de l'espérance de vie. L'argent servira donc à compenser, de la seule manière possible, la perte subie, puisqu'il faut accepter le fait que cette perte ne peut en aucune façon être réparée directement. [Je souligne.]

58. Dans l'affaire Lindal c. Lindal, le juge Dickson ajoute que le montant de dommages accordé pour compenser le préjudice moral subi dépend non seulement de la gravité de l'atteinte mais aussi de la satisfaction que l'indemnité pourra apporter à la victime. Il s'exprime ainsi (à la p. 637):

Ainsi, le montant d'une indemnité pour préjudice non pécuniaire doit dépendre non pas uniquement de la gravité de la blessure, mais aussi de la possibilité d'améliorer la situation de la victime compte tenu de son état. Il ne s'ensuit donc pas que, lorsqu'on décide quelle partie du montant il faut allouer, la gravité de la blessure sera seule déterminante. La clé est l'évaluation de la perte de chaque individu et le [traduction] «besoin de consolation ne correspondra pas forcément à la gravité de la blessure» (Cooper-Stephenson et Saunders, Personal Injury Damages in Canada (1981), à la p. 373). Pour les indemnités de ce genre, il est impossible d'établir un «tarif». Une indemnité variera de manière à «répondre aux circonstances précises du cas» (Thornton à la p. 284 du R.C.S.). [Je souligne.]

Il suggère même, sans toutefois en décider, qu'un demandeur plongé dans un état permanent d'inconscience pourrait n'avoir droit à aucun dommage moral.

59. Les auteurs de doctrine au Québec ne s'entendent pas quant à l'application de la méthode fonctionnelle d'évaluation du préjudice moral en droit civil. Le professeur Jean-Louis Baudouin (maintenant à la Cour d'appel), dans La responsabilité civile (4e éd. 1994), dont l'opinion a été retenue par la Cour d'appel, semble rejeter l'approche fonctionnelle (aux pp. 190 et 191):

Sur un plan de politique judiciaire, [la thèse fonctionnelle] a le mérite de singulièrement simplifier la tâche des juges, en leur permettant de regrouper des éléments distincts sous un seul et même chef d'indemnité. Par contre, en tout respect, elle nous paraît incompatible avec le droit et la tradition civilistes. Le droit civil, en premier lieu, admet la compensation du dommage moral ou extra-patrimonial, non comme une sanction de la gravité de la faute, ni comme un prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d'un intérêt légitime lésé. L'intérêt lésé, en droit civil, n'a pas nécessairement une nature ou une valeur patrimoniale. Son absence de valeur économique n'empêche ni de le protéger, ni de réparer l'atteinte. En second lieu, il nous semble difficile, en droit civil, d'admettre qu'il ne puisse y avoir compensation que dans la mesure où l'argent accordé peut servir à atténuer les effets de l'atteinte. La conséquence logique de cette règle est, en effet, de nier toute compensation dans l'hypothèse où l'argent accordé est impuissant à remplir cette fonction. Si, par exemple, la victime reste dans un coma profond, aucune somme ne saurait lui permettre de se procurer des biens et des services susceptibles de constituer une consolation pour ses malheurs. Si l'accident a eu pour effet de totalement émousser ou d'insensibiliser les perceptions de la victime, il en sera de même. En matière de préjudice esthétique, si la victime est aveugle et ne peut prendre conscience de sa laideur, rien ne serait dû. À notre avis, en droit civil, le préjudice est dû parce qu'il y a atteinte à un intérêt légitime patrimonial ou extra-patrimonial, et non parce qu'il existe un moyen matériel d'en pallier les inconvénients. C'est une perte objective que l'on doit compenser, perte qui doit être mesurée, aussi difficile que soit le processus, de façon personnelle par rapport à ce dont la victime est effectivement privée. Autre chose est de savoir si, en raison de l'argent qui va lui être attribué, la victime va pouvoir effectivement se procurer des agréments de substitution. La compensation est due, à notre avis, parce qu'il y a perte et non parce que la victime peut espérer se procurer des joies substituées. [Je souligne.]

Mais il ajoute:

L’existence de ces plaisirs de substitution peut toutefois, sans nul doute, constituer un des éléments susceptibles d'entrer en ligne de compte dans l'évaluation du préjudice. Il n'en constitue pas pour autant la raison d'être. [Je souligne.]

60. Contrairement au professeur Baudouin, le professeur Daniel Gardner, dans L'évaluation du préjudice corporel (1994), conclut que la thèse dite fonctionnelle est compatible avec les principes civilistes et qu’elle est donc applicable en droit civil québécois (à la p. 162):

227 — Conformité avec les règles du droit civil. L'approche fonctionnelle correspond-elle aux règles d'indemnisation qui sont appliquées dans un système de droit civil? Autrement dit, s'agit-il d'un cas où la common law et le droit civil diffèrent radicalement, ce qui rendrait impossible l'application au Québec de la solution proposée par la Cour suprême? La réponse est négative, même si certains ne sont pas de cet avis.

Le fait est qu'il n'existe pas de règle de droit en matière d'évaluation des pertes non pécuniaires mais seulement des pratiques judiciaires. L'approche fonctionnelle n'est pas une règle de common law mais une méthode d'évaluation d'un préjudice dont la reconnaissance repose, elle, sur des règles de droit propres à chaque système. Il y a près d'un demi-siècle, Planiol et Ripert, répondant à l'argument tiré de l'impossibilité de réparer le préjudice moral de façon adéquate, disaient qu'on ne pouvait «refuser cette somme si, par les satisfactions que la victime pourra se procurer avec elle, elle atténue au moins sa souffrance». Le rapprochement est frappant avec les termes employés par le juge Dickson pour définir l'approche fonctionnelle. En réalité, elle est reconnue et appliquée depuis longtemps en droit civil.

Il n'existe donc pas, à notre avis, de motif juridique qui milite en faveur du rejet de l'approche fonctionnelle en droit québécois. Il faut simplement éviter de l'ériger au niveau d'une véritable règle de droit. [En italique dans l'original; je souligne.]

61. À mon avis, le débat sur l'application de la thèse fonctionnelle au Québec est beaucoup plus apparent que réel et semble tenir au fait que les différentes approches dans le domaine interviennent à plusieurs niveaux dans l'examen du préjudice moral en responsabilité civile: voir D. Jutras, «Pretium et précision» (1990), 69 R. du B. can. 203.

62. Le principal problème sous-jacent à la compensation du préjudice moral est de monnayer une perte qualitative. Les différentes théories mises de l'avant dans le domaine agissent essentiellement sous deux aspects: (1) la justification du droit à la compensation pour dommages moraux et (2) la méthode de calcul des dommages moraux. J'examinerai brièvement chacun de ces aspects de l'indemnisation du préjudice moral, plus particulièrement au regard de la thèse fonctionnelle.

(2) La justification du droit à la compensation pour dommages moraux

63. Le préjudice moral a été défini comme comprenant la perte de jouissance de la vie, le préjudice esthétique, les douleurs et souffrances physiques et psychologiques, les inconvénients, de même que le préjudice d'agrément et le préjudice sexuel. Or, pourquoi indemniser la victime d'un préjudice qui est, à strictement parler, irréparable? Il est toutefois indéniable que le préjudice moral constitue un préjudice réel.

64. La compensation du préjudice moral est maintenant expressément prévue au Code civil du Québec, à l’art. 1457 qui énonce le principe général de la responsabilité civile:

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel. [Je souligne.]

65. La justification traditionnelle de la réparation du préjudice en responsabilité civile insiste sur la fonction compensatoire des dommages: restitutio in integrum (ou réparation intégrale du tort causé). Les auteurs y ont reconnu récemment deux nouvelles justifications: la distribution parmi la collectivité de la perte subie au moyen, entre autres, de l'assurance responsabilité, et la dissuasion des comportements négligents et dommageables en incitant l'auteur du préjudice, et par effet d'entraînement la population en général, à une plus grande prudence. Ces conceptions instrumentalistes de la responsabilité ne me paraissent pas justifier adéquatement, toutefois, l'indemnisation du préjudice moral, en raison de la nature extrapatrimoniale et subjective de ce préjudice (voir Snyder c. Montreal Gazette Ltd., [1988] 1 R.C.S. 494, à la p. 506).

66. En France, la plupart des auteurs adoptent la théorie satisfactoire comme justification de l'indemnisation du préjudice moral: voir, entre autre, Planiol et Ripert, Traité pratique de droit civil français (2e éd. 1952), t. 6, à la p. 754; L. Josserand, Cours de droit civil positif français (3e éd. 1939), t. II, à la p. 262; Mazeaud et Chabas, Leçons de droit civil (8e éd. 1991), t. 2, vol. 1, à la p. 406; et B. Starck, Obligations (4e éd. 1991), vol. 1, à la p. 69. Cette conception satisfactoire, même si, à mon avis, elle est plus large, recoupe jusqu’à un certain point la thèse fonctionnelle. En effet, dans l'arrêt Lindal c. Lindal, précité, à la p. 636, le juge Dickson explique que la thèse fonctionnelle ne tente pas

d'évaluer en termes monétaires la perte des agréments de la vie, [mais] vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime une consolation raisonnable pour ses malheurs. Il y a indemnisation non parce que les facultés perdues ont une valeur monétaire, mais parce qu'il est possible de se servir d'argent pour substituer d'autres agréments et plaisirs à ceux qu'on a perdus. [Je souligne.]

67. Pour les fins de la présente analyse, il importe également de faire une distinction entre la conception subjective du préjudice et la conception objective, comme le met en relief le professeur Jutras, loc. cit., aux pp. 216 et 217:

La première de ces conceptions veut que le préjudice extrapatrimonial n'existe que lorsqu'il est ressenti. Une blessure, quelle qu'en soit la gravité, n'a de conséquences extrapatrimoniales que si la victime est en mesure d'en percevoir les effets. Le préjudice extrapatrimonial, dans ce cadre, est exclusivement subjectif. Souffrances, inconvénients, préjudice d'agrément: on ne distingue pas la blessure elle-même de ses conséquences psychologiques puisque le préjudice se trouve tout entier dans ces dernières. L'un des corollaires de cette conception, par exemple, est qu'une victime inconsciente n'a droit à aucune indemnité au titre du préjudice extrapatrimonial. Non seulement faut-il admettre qu'une telle indemnité est superflue, puisque la victime ne peut en ressentir les effets bénéfiques, mais il faut aussi reconnaître que le préjudice lui-même n'existe pas dans ce cas. Il n'y a pas de dommage moral sans souffrance morale ou physique, sans perte de jouissance de la vie ressentie par la victime.

On peut par ailleurs envisager une partie du préjudice extrapatrimonial dans sa matérialité, en insistant sur son caractère visible et tangible. Cette analyse n'exclut pas la notion subjective du préjudice moral. En fait, elle s'y ajoute. Son aspect essentiel, c'est la reconnaissance de l'existence d'un préjudice extrapatrimonial objectif et indépendant de la souffrance ou de la perte de jouissance de la vie ressentie par la victime. Dans cette perspective, le préjudice est constitué non seulement de la perception que la victime a de son état, mais aussi de cet état lui-même. En d'autres termes, il ne suffit pas d'indemniser la victime pour les conséquences patrimoniales et la douleur morale et physique qui résultent de la blessure. Il faut aussi l'indemniser pour la perte objective d'un membre ou d'une faculté, en fonction des «manifestations extérieures des faits générateurs de souffrance». [Je souligne.]

68. L'état du droit, de la jurisprudence et de la doctrine sur cette question au Québec appuie la seconde conception, soit celle voulant que le droit à la compensation du préjudice moral ne soit pas conditionnel à la capacité de la victime de profiter ou de bénéficier de la compensation monétaire: voir, en outre, Giguère c. Grégoire, [1973] C.S. 119, et Jim Russell International Racing Drivers School (Canada) Ltd. c. Hite, [1986] R.J.Q. 1610 (C.A.); voir également Baudouin, op. cit., aux pp. 190 et 191. La caractérisation objective du préjudice moral devrait donc être favorisée au Québec; elle s'accorde beaucoup mieux d'ailleurs avec les principes fondamentaux de la responsabilité civile.

69. De fait, en droit civil québécois, la principale fonction du régime de responsabilité civile est de compenser le préjudice. Cet objectif commande l'indemnisation de la perte subie ou du gain manqué en raison du comportement fautif, peu importe que la victime soit en mesure de profiter des joies substituées. C'est d'ailleurs sur cet aspect compensatoire de l'indemnité liée au préjudice moral que le juge Taschereau (plus tard Juge en chef) avait mis l'accent dans Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, à la p. 841, où il écrivait:

En vertu de 1053 C.C. l'obligation de réparer découle de deux éléments essentiels: un fait dommageable subi par la victime, et la faute de l'auteur du délit ou du quasi-délit. Même si aucun dommage pécuniaire n'est prouvé, il existe quand même, non pas un droit à des dommages punitifs ou exemplaires, que la loi de Québec ne connaît pas, mais certainement un droit à des dommages moraux. La loi civile ne punit jamais l'auteur d'un délit ou d'un quasi-délit; elle accorde une compensation à la victime pour le tort qui lui a été causé. La punition est exclusivement du ressort des tribunaux correctionnels. French v. Hétu (1908), 17 B.R. 429, Guibord v. Dallaire (1931), 53 B.R. 123, Goyer v. Duquette (1937), 61 B.R. 503 à la p. 512, Duhaime v. Talbot (1937), 64 B.R. 386 à la p. 391. Le dommage moral, comme tous dommages-intérêts accordés par un tribunal, a exclusivement un caractère compensatoire. [En italique dans l'original; je souligne.]

Voir pour une analyse plus poussée Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345 (motifs du juge Gonthier).

70. Par ailleurs, la conception objective du préjudice moral se concilie beaucoup mieux avec la règle de droit civil selon laquelle le droit d'action qui accompagne le préjudice moral découlant des souffrances et douleurs subies par la victime avant son décès est transmissible aux héritiers (voir Baudouin, op. cit., aux pp. 198 et 199). Dans Driver c. Coca-Cola Ltd., [1961] R.C.S. 201, l'arrêt de principe sur la question, le juge Taschereau s'exprimait ainsi (à la p. 207):

Je comprends très bien, et ceci ne peut être sérieusement contesté, qu'une personne victime d'un accident ait une réclamation en justice, lorsque sa condition fait naître la triste perspective d'avoir devant elle une vie abrégée, de traîner une existence misérable, remplie d'infirmités, de douleurs physiques, et d'angoisse et d'inquiétudes morales. C'est sur cela que peut et doit reposer, si la preuve le justifie, une réclamation en dommages comme celle qui est soumise à notre considération, car alors, un droit, appréciable en argent, a pris naissance, et fait partie du patrimoine de la victime suivant les dispositions de l'art. 607 du Code civil. [En italique dans l'original.]

La conception purement subjective du droit à la réparation du préjudice moral serait totalement incompatible avec ce principe puisque la victime décédée n'est évidemment pas en mesure de profiter des bénéfices de remplacement que peuvent procurer les dommages moraux accordés.

71. Ainsi, aux fins de la caractérisation de la nature du préjudice moral pour fins d'indemnisation, je suis d’avis, comme le juge Nichols, que la conception purement subjective n'a pas sa place en droit civil puisque les dommages sont recouvrables, non pas parce que la victime pourra en bénéficier, mais plutôt en raison même de l'existence d'un préjudice moral. L'état ou la capacité de perception de la victime ne sont donc pas pertinents quant au droit à la compensation du préjudice moral. Il se peut que la règle diffère en common law; il n'y a pas lieu, toutefois, d'en décider dans le contexte du présent pourvoi. Par ailleurs, contrairement au préjudice corporel ou matériel (dit patrimonial), le préjudice moral (dit extrapatrimonial) n'est pas aisément monnayable. Cela ne veut pas dire qu'il ne soit pas possible de le quantifier. De plus, il reste à voir si la capacité de perception de la victime a un impact sur la détermination du montant de dommages.

(3) La méthode de calcul des dommages moraux

72. Au niveau du calcul de l'indemnité, on peut aborder le préjudice moral de trois façons différentes, lesquelles, comme nous le verrons, se complètent beaucoup plus qu'elles ne s'opposent: voir A. I. Ogus, «Damages for Lost Amenities: for a Foot, a Feeling or a Function?» (1972), 35 Modern L. Rev. 1; et A. Wéry, «L'évaluation judiciaire des dommages non pécuniaires résultant de blessures corporelles: du pragmatisme de l'arbitraire?», [1986] R.R.A. 355. Il s'agit des approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle, que nous examinerons brièvement tour à tour.

73. L'approche dite conceptuelle considère les composantes de l'être humain comme possédant une valeur purement objective, traduite par un montant monétaire spécifique. Cette méthode, d'une grande simplicité, a l'inconvénient majeur de ne pas tenir compte de la situation particulière de la victime. Elle a, en effet, été critiquée comme étant une conception «primitive»: Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., précité, à la p. 261.

74. Je remarque, toutefois, que le droit français, en pratique, applique cette méthode d'évaluation, et ce, depuis fort longtemps: voir Y. Chartier, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile (1983), à la p. 683; G. Viney, L'indemnisation des victimes d'accidents de la circulation (1992), aux pp. 120 et 121; et M. Le Roy, L'évaluation du préjudice corporel (12e éd. 1993), à la p. 67. Au Québec, par ailleurs, la jurisprudence abonde d'exemples où les tribunaux ont utilisé implicitement l'approche conceptuelle afin de calculer le montant des dommages moraux: voir, entre autre, Dugal c. Procureur général du Québec, [1979] C.S. 617, inf. en partie par J.E. 82-1169 (C.A.) (montant réduit en raison de changement de circonstances); Bouliane c. Commission scolaire de Charlesbourg, [1984] C.S. 323, conf. par [1987] R.J.Q. 1490 (C.A.) pour les dommages moraux; et Canuel c. Sauvageau, [1991] R.R.A. 18 (C.A.).

75. Deuxièmement, à l'antipode de l'approche conceptuelle, la méthode personnelle de calcul des dommages moraux permet d'évaluer la compensation correspondant spécifiquement à la perte subie par la victime. Comme l'écrit Wéry, loc. cit., à la p. 357, cette approche «n'accorde aucune valeur objective aux organes du corps humain mais s'attache plutôt à évaluer, d'un point de vue subjectif, la douleur et les inconvénients découlant des blessures subies par la victime».

76. L'approche personnelle, qui refuse donc de standardiser le calcul du préjudice moral, n’est pas favorisée dans la jurisprudence québécoise lorsque le préjudice moral est grave et commande le versement du montant maximal de dommages moraux. Elle semble néanmoins être pertinente dans les cas de préjudices de moyenne et faible importance: voir Gingras c. Robin, J.E. 84-765 (C.S.); Bolduc c. Lessard, [1989] R.R.A. 350 (C.S.); et Drolet c. Parenteau, [1991] R.J.Q. 2956 (C.S.), conf. par [1994] R.J.Q. 689 (C.A.). Il y a, alors, évaluation séparée des diverses composantes du préjudice moral, indice de l'application de l'approche personnelle.

77. Enfin, la troisième méthode de calcul des dommages moraux, retenue comme applicable dans les circonstances factuelles de la trilogie Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., Arnold c. Teno et Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), précités, et dans l'arrêt Lindal c. Lindal, précité, réfère à l'approche fonctionnelle. Comme l'explique le juge Dickson dans Andrews, cette approche cherche à calculer les «moyens matériels de rendre la vie de la victime plus supportable [. . .] puisqu’il faut accepter le fait que cette perte [subie] ne peut en aucune façon être réparée directement» (p. 262).

78. Force est de constater que, de façon générale, les tribunaux québécois n’ont pas appliqué la méthode fonctionnelle. En fait, dans la plupart des cas, le juge des faits établira d'abord le montant de dommages moraux pour ensuite le justifier sur une base annuelle, en référant alors à certaines valeurs de remplacement: voir, par exemple, Cortese c. Sept-Îles Hélicoptères Services Ltée, [1983] R.L. 46 (C.S.); Bouliane c. Commission scolaire de Charlesbourg, précité; Perron c. Société des établissements de plein air du Québec, J.E. 90-721 (C.S.); et Marchand c. Champagne, J.E. 92-429 (C.S.).

79. Ceci dit, il ressort de la jurisprudence et de la doctrine québécoises qu'en matière de calcul de l'indemnité pour préjudice moral, les trois méthodes d'évaluation ci-dessus exposées interagissent, laissant une marge de man{oe}uvre aux tribunaux pour en arriver à un résultat raisonnable et équitable. Le professeur Gardner, op. cit., exprime correctement, à mon avis, la règle de base applicable dans le domaine (à la p. 173):

239 -- Règle de droit applicable. À notre avis, l'évaluation des pertes non pécuniaires ne doit pas reposer sur le choix préalable et exclusif d'une méthode d'évaluation, puisque ces méthodes (conceptuelle, personnelle et fonctionnelle) ne constituent pas des règles de droit. La seule règle en la matière est celle qui exige d'indemniser la perte subie par la victime de façon personnalisée (article 1611 C.c.Q.). [En italique dans l'original; je souligne.]

80. Je souscris entièrement à ce point de vue. Ainsi, en droit civil québécois, les trois méthodes de calcul du montant nécessaire pour compenser le préjudice moral -- soit les approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle -- s'appliquent conjointement, favorisant ainsi l'évaluation personnalisée du préjudice moral. De fait, ceci m'apparaît la meilleure solution dans un domaine où la quantification exacte du préjudice subi, en raison de son caractère qualitatif, est extrêmement difficile.

81. En conséquence, je suis d'avis que l’approche fonctionnelle, telle que définie dans la trilogie ainsi que dans l'arrêt Lindal c. Lindal, précité, est pertinente en droit civil québécois, non pas pour déterminer le droit à la compensation pour dommages moraux, mais plutôt en ce qui a trait au calcul du montant de dommages moraux.

82. Dans le cas qui nous intéresse, la Cour d'appel était, en conséquence, bien fondée à rejeter l'argument des appelants voulant que l'état ou la capacité de perception des bénéficiaires de l'Hôpital avaient une quelconque pertinence en l'espèce. Par ailleurs, en ce qui concerne le calcul des dommages moraux, le premier juge a, à juste titre, tenu compte d'une panoplie de facteurs à cet égard, considérations relevant à la fois de la méthode conceptuelle, personnelle et fonctionnelle. Ceci dit, le montant de dommages moraux octroyé était-il approprié?

(4) Le montant des dommages moraux

83. Les appelants soutiennent que l'indemnité accordée par le juge du procès à ce titre est nettement exagérée. L'intimé souligne, quant à lui, que le montant des dommages moraux, s'il est apparu généreux aux yeux de la Cour d'appel, n'a pas pour autant été jugé déraisonnable au point de justifier son intervention.

84. Le critère d'intervention d'une cour d'appel dans ce domaine est très sévère et privilégie l'évaluation du juge des faits, tel qu'exprimé dans Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., précité, à la p. 235:

En guise d'introduction, il convient de rappeler qu'aucune cour d'appel n'est fondée à modifier le montant des dommages-intérêts accordés en première instance simplement parce qu'elle aurait alloué un montant différent si elle avait entendu l'affaire en premier lieu. Elle doit être convaincue que le juge de première instance a commis une erreur de principe ou que la somme accordée est le résultat d'une erreur sérieuse dans l'évaluation du préjudice; Nance v. B.C. Electric Railway Co. [[1951] A.C. 601]. [Je souligne.]

85. La nature subjective du préjudice moral, contrairement aux prétentions des appelants, ne constitue pas, par lui-même, un motif d'intervention. En fait, notre Cour l'a souligné à plusieurs reprises (voir la trilogie de même que Snyder c. Montreal Gazette Ltd., précité), et j'en faisais d'ailleurs mention précédemment, le montant de dommages moraux, de par la nature du préjudice, ne peut être déterminé de façon exacte.

86. En l'espèce, les dommages moraux accordés par le juge de première instance résultent d'une appréciation méticuleuse de la preuve et les appelants n'ont pas démontré d'erreur à cet égard. La preuve doit être examinée dans son entier et non pas en citant des extraits hors contexte. Les appelants n'ont pas non plus démontré d'erreur de principe de la part du premier juge et c'est à bon droit, à mon avis, que la Cour d'appel n'est pas intervenue pour modifier le jugement de première instance quant à ce chef de dommages.

87. En dernier lieu, il faut disposer de l'argument des appelants selon lequel aucune indemnisation ne devrait être permise puisque, semble-t-il, les dommages moraux accordés n'augmenteront pas le patrimoine des victimes. Étant donné que la plupart des bénéficiaires de l'Hôpital reçoivent de l'assistance sociale lorsqu'ils possèdent moins de 1 500 $, les appelants prétendent que l'indemnité les privera de cette assistance et ne profitera, en fait, qu'au gouvernement. Cet argument doit être rejeté d'emblée puisque, en autant qu'il n'y ait pas double compensation, il n'appartient pas aux tribunaux de prendre en considération l'effet de l'octroi de dommages sur le patrimoine du récipiendaire. De plus, une telle analyse ne serait qu'hypothétique la plupart du temps.

88. En conséquence, il n'y a pas lieu pour notre Cour d'intervenir quant à la question de l'indemnisation du préjudice moral. Par ailleurs, le juge du procès n'a pas accordé de dommages exemplaires et la Cour d'appel a conclu qu'il avait erré à cet égard. Il s'agit là de la question qu'il nous reste à examiner.

C. Les dommages exemplaires en vertu de la Charte

89. Le juge de première instance a refusé d'accorder des dommages exemplaires aux termes du second alinéa de l’art. 49 de la Charte puisque, selon lui, la nature du préjudice ne donnait pas ouverture à ce redressement. La Cour d'appel, à la majorité, a plutôt considéré que les nombreux et divers inconvénients auxquels les grèves ont donné lieu, non seulement constituaient un préjudice moral indemnisable sous le régime général de responsabilité civile (art. 1053 C.c.B.C.), mais portaient également atteinte aux droits fondamentaux garantis par les art. 1 et 4 de la Charte, donnant ouverture au redressement de nature exemplaire prévu au second alinéa de l'art. 49.

90. Les appelants s'opposent à la caractérisation des faits par la majorité de la Cour d'appel et soutiennent qu'elle a erré en concluant à une atteinte illicite et intentionnelle à l'intégrité et à la dignité des bénéficiaires de l'Hôpital. Sous cette rubrique, nous devons examiner deux aspects de la décision de la Cour d'appel, soit l'existence d'une atteinte illicite à un droit garanti par la Charte et, d'autre part, le caractère intentionnel de cette atteinte.

(1) L'atteinte illicite

91. Au départ, il est bon, dans le cadre de l'interprétation de la Charte, de souligner l'importance de garder à l'esprit les principes d'interprétation applicables en matière de lois sur les droits et libertés de la personne. Dans l'affaire Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., précitée, j'ai rappelé ces règles (aux par. 42 et 45):

La Charte n'est pas une loi ordinaire mise en vigueur par le législateur québécois au même titre que n'importe quel autre texte législatif. Il s'agit plutôt d'une loi bénéficiant d'un statut spécial, d'une loi fondamentale, d'ordre public, quasi constitutionnelle, qui commande une interprétation large et libérale de manière à réaliser les objets généraux qu'elle sous-tend de même que les buts spécifiques de ses dispositions particulières.

. . .

Par ailleurs, non seulement la nature de cette loi relative aux droits et libertés de la personne commande-t-elle une interprétation large et libérale, mais l'art. 53 de la Charte précise, de plus, que «[s]i un doute surgit dans l'interprétation d'une disposition de la loi, il est tranché dans le sens indiqué par la Charte». Cette disposition a été utilisée afin de favoriser une interprétation des lois qui se concilie avec les droits garantis par la Charte: voir Thibault c. Corporation professionnelle des médecins du Québec, précité, et Syndicat national des employés de l'Institut Doréa (C.S.N.) c. Conseil des services essentiels, [1987] R.J.Q. 925 (C.S.); voir également Côté, [Interprétation des lois (2e éd. 1990)], à la p. 351.

92. Les deux dispositions qu'il nous faut interpréter sont les art. 1 et 4 de la Charte, qu'il y a lieu de reproduire ici par souci de commodité:

1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne.

Il possède également la personnalité juridique.

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

93. La définition des concepts d'«intégrité» et de «dignité» est rendue d'autant plus difficile que la jurisprudence québécoise semble s'être bien peu attardée sur leur interprétation. De fait, les tribunaux se sont souvent limités à conclure, sans autrement élaborer, à l'existence ou à l'absence d'une atteinte à ces droits. Voir, quant au droit à l'intégrité, Institut Philippe Pinel de Montréal c. Dion, [1983] C.S. 438; Jobin c. Ambulance Ste-Catherine J.-C. Inc., [1992] R.J.Q. 56 (C.S.); et Proulx c. Viens, [1994] R.J.Q. 1130 (C.Q.). Voir également, relativement à la sauvegarde de la dignité, Association des professeurs de Lignery (A.P.L.) c. Alvetta-Comeau, [1990] R.J.Q. 130 (C.A.), et Commission des droits de la personne du Québec c. Lemay, [1995] R.J.Q. 1967 (T.D.P.).

94. Je tenterai, dans la discussion qui suit, d'étayer quelque peu l'interprétation de ces notions d'«intégrité» et de «dignité» et de déterminer s'il y a eu violation de ces droits en l'espèce.

a) L'intégrité de la personne

95. L'article 1 de la Charte garantit le droit à l'«intégrité» de la personne. La majorité de la Cour d'appel a été d'avis, contrairement à l'interprétation du premier juge, que la protection de l'art. 1 de la Charte s'étend au-delà de l'intégrité physique. Je suis d'accord. En effet, la modification législative effectuée en 1982 (voir la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, ch. 61, en vigueur lors du présent litige), qui a, inter alia, supprimé l'adjectif «physique» qui qualifiait auparavant le terme «intégrité», indique clairement que l'art. 1 vise à la fois l'intégrité physique, psychologique, morale et sociale. La question est plutôt de déterminer ce qu'il faut entendre par la notion d'«intégrité».

96. Le Petit Robert 1 (1989), à la p. 1016, définit ainsi le mot «intégrité»: «1o (1530). État d'une chose qui est demeurée intacte. V. Intégralité, plénitude, totalité. L'intégrité d'un tout, d'un ensemble. Intégrité d'une {oe}uvre. «L'intégrité de l'organisme est indispensable aux manifestations de la conscience» (Carrel). L'intégrité du territoire. REM. Intégrité est plus qualitatif qu'intégralité, réservé généralement à ce qui est mesurable». Au regard de cette définition, la Cour supérieure a fait les commentaires suivants dans Viau c. Syndicat canadien de la fonction publique, [1991] R.R.A. 740, à la p. 745:

En appliquant cette notion aux personnes, on constate qu'il est un seuil de dommages moraux en deçà duquel l'intégrité de la personne n'est pas atteinte. On passera ce seuil lorsque l'atteinte aura laissé la victime moins complète ou moins intacte qu'elle ne l'était auparavant. Cet état diminué doit également avoir un certain caractère durable, sinon permanent. [Je souligne.]

97. Cette orientation donnée à l'interprétation de la notion d'intégrité prévue à l'art. 1 de la Charte m'apparaît appropriée. Le sens courant du mot «intégrité» laisse sous-entendre que l'atteinte à ce droit doit laisser des marques, des séquelles qui, sans nécessairement être physiques ou permanentes, dépassent un certain seuil. L'atteinte doit affecter de façon plus que fugace l'équilibre physique, psychologique ou émotif de la victime. D'ailleurs, l'objectif de l'art. 1, tel que formulé, le rapproche plutôt d'une garantie d'inviolabilité de la personne et, par conséquent, d'une protection à l'endroit des conséquences définitives de la violation.

98. La preuve en l'instance, comme l'a précisé le juge de première instance, n'a pas démontré que les bénéficiaires de l'Hôpital aient subi un préjudice permanent, donnant lieu à des séquelles d'ordre psychologique ou médical. Il n'a pas été établi, en effet, que l'état des bénéficiaires s'était détérioré d'une façon notable suite à la grève. Le juge du procès a plutôt conclu à un préjudice d'inconfort temporaire, qu'il a qualifié de «détresse psychologique mineure». Malgré la conclusion au contraire de la majorité de la Cour d'appel, il m'est difficile, dans ces circonstances, de voir dans cette caractérisation du préjudice par le premier juge, que j'accepte comme prouvée, une atteinte au droit à l'intégrité de la personne garanti à l'art. 1 de la Charte.

b) La dignité de la personne

99. L'article 4 de la Charte, quant à lui, consacre le droit à la sauvegarde de la dignité de la personne. Cette disposition semble avoir surtout été invoquée dans le cadre d'affaires de diffamation: voir, entre autres, Dubois c. Société St-Jean-Baptiste de Montréal, [1983] C.A. 247; Blanchet c. Corneau, [1985] C.S. 299; Scotia McLeod Inc. c. Champagne, [1989] R.J.Q. 1845 (C.S.); et Desrosiers c. Groupe Québécor Inc., [1994] R.R.A. 111 (C.S.). La composante du droit ayant trait à la dignité de la personne dans le contexte de la présente affaire reste largement inexplorée.

100. En plus de constituer un droit protégé spécifiquement à l'art. 4 de la Charte, la dignité constitue, compte tenu du préambule de la Charte, une valeur sous-jacente aux droits et libertés qui y sont garantis:

Considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi;

Voir également l'article premier de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), qui énonce que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.

101. Au Petit Robert 1, à la p. 541, le terme dignité y est défini comme suit: «1o Respect que mérite qqn. Dignité de l'homme comparé aux autres êtres. V. Grandeur, noblesse. Principe de la dignité de la personne humaine: selon lequel un être humain doit être traité comme une fin en soi. «Toute la dignité de l'homme est en la pensée» (Pasc.). «La seule dignité de l'homme: la révolte tenace contre sa condition» (Camus). 2o Respect de soi. V. Amour-propre, fierté, honneur. Avoir de la dignité. Manquer de dignité. «Sa dignité hautaine qui . . . l’avait maintenue honnête et solitaire» (Loti)». Ce sont dans ces deux sens, que l’on pourrait qualifier d’interne et d’externe, qu’il faut entendre la dignité au sens de la Charte qui, elle, ne fait pas de distinction.

102. La notion de «dignité» a déjà été explorée aux termes de la Charte canadienne des droits et liberté. Selon les appelants, vu que les décisions fondées sur la Charte canadienne réfèrent à la «dignité humaine» et la Charte québécoise uniquement à la «dignité», on ne saurait faire d'analogie entre ces deux concepts. Cet argument est sans mérite aucun. L'article 4 de la Charte québécoise stipule que «[t]oute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité» (je souligne). La dignité à laquelle réfère l'art. 4 ne peut être autre chose que la «dignité de la personne», soit, en d'autres mots, la «dignité humaine».

103. Cette notion de dignité humaine a été interprétée dans l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, qui avait trait au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, droit garanti à l'art. 7 de la Charte canadienne. Madame le juge Wilson en donne la définition suivante (à la p. 166):

La notion de dignité humaine trouve son expression dans presque tous les droits et libertés garantis par la Charte. Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s'exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront. Ce sont tous là des exemples de la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte, savoir que l'État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d'une vie de bien.

Voir également Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, à la p. 1179, le juge Cory.

104. Le Tribunal des droits de la personne du Québec, dans Commission des droits de la personne du Québec c. Lemay, précité, exprime correctement, à mon avis, l'essence du droit à la sauvegarde de la dignité de la personne (à la p. 1972):

En conséquence, chaque être humain possède une valeur intrinsèque qui le rend digne de respect. Pour la même raison, chaque être humain a droit à la reconnaissance et à l'exercice en pleine égalité des droits et libertés de la personne. [Je souligne.]

105. À la lumière de la définition donnée à la notion de «dignité» de la personne et des principes d'interprétation large et libérale en matière de lois sur les droits et libertés de la personne, j'estime que l'art. 4 de la Charte vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l'être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu'elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même.

106. Par ailleurs, contrairement au concept d'intégrité, à mon avis, le droit à la dignité de la personne, en raison de sa notion sous-jacente de respect, n'exige pas l'existence de conséquences définitives pour conclure qu'il y a eu violation. Ainsi, une atteinte même temporaire à une dimension fondamentale de l'être humain violerait l'art. 4 de la Charte. Cette interprétation s'appuie également sur la nature des autres droits protégés à l'art. 4, soit l'honneur et la réputation: noscitur a sociis. En effet, la violation de ces garanties ne requiert pas nécessairement qu'il existe des effets de nature permanente quoique ceux-ci puissent l'être.

107. Dans le cas qui nous intéresse, la majorité de la Cour d'appel me paraît avoir relevé, avec raison, qu'en ce qui concerne la situation des déficients mentaux, la nature des soins qui leur sont normalement prodigués revêt une importance fondamentale. On ne saurait ignorer, en effet, que l'objectif général des services offerts à l'Hôpital dépasse la satisfaction des besoins primaires des bénéficiaires (voir Commission des droits de la personne c. Coutu, [1995] R.J.Q. 1628 (T.D.P.), aux pp. 1652 et 1653). Ceci témoigne, entre autres, de l'intention du législateur (voir la Loi sur les services de santé et les services sociaux, L.R.Q., ch. S-4.2) et de l'existence d'un certain consensus social en ce qui a trait à l'encadrement requis pour que les besoins de ces personnes soient satisfaits.

108. Ceci dit, la faible conscience que certains bénéficiaires avaient de leur environnement en raison de leur condition mentale peut sans doute influencer la conception qu'eux-mêmes se font de la dignité. Comme l'observe le juge Fish, cependant, en présence d'un document de la nature de la Charte, il est plus important de s'attarder à une appréciation objective de la dignité et de ses exigences quant aux soins et services requis. En l'espèce, j'estime que les conclusions de fait du juge de première instance indiquent, sans l'ombre d'un doute, que l'inconfort souffert par les bénéficiaires de l'Hôpital, bien que provisoire, constitue une atteinte à la sauvegarde de leur dignité, droit garanti à l'art. 4 de la Charte, en dépit du fait que note le premier juge, que ces patients pouvaient ne pas avoir de sentiment de pudeur.

109. En conséquence, la majorité de la Cour d'appel était bien fondée à conclure que les nombreux et divers inconvénients auxquels les grèves illégales ont donné lieu, non seulement constituaient un préjudice moral sous le régime général de responsabilité civile, mais portaient aussi atteinte à un droit garanti par la Charte. Par ailleurs, cette atteinte est illicite au sens de l'art. 49 de la Charte puisque le préjudice souffert par les bénéficiaires a été causé par un comportement fautif aux termes de l'art. 1053 C.c.B.C. (voir Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., précité, au par. 120, le juge Gonthier; voir également P. Roy, «La difficile intégration du concept de dommages exemplaires en droit québécois», dans Responsabilité civile et les dommages (en constante évolution) (1990), aux pp. 29 à 31).

110. Il reste maintenant à déterminer si l'atteinte au droit à la dignité de la personne était également intentionnelle donnant ouverture au redressement de nature exemplaire prévu au second alinéa de l'art. 49 de la Charte.

(2) L'atteinte intentionnelle

111. La question, ici, est de savoir ce qu'il faut entendre par l'expression «atteinte illicite et intentionnelle» à un droit garanti, utilisée au second alinéa de l'art. 49 de la Charte, aux fins des dommages exemplaires y prévus. La jurisprudence de la Cour d'appel du Québec à ce sujet est quelque peu contradictoire et, essentiellement, deux courants semblent s'en dégager (voir, à ce sujet, la thèse de doctorat remarquablement fouillée de P. Roy, Les dommages exemplaires en droit québécois: instrument de revalorisation de la responsabilité civile (1995), t. II, aux pp. 388 à 408). Il y a lieu, dans un premier temps, d'examiner ces fondements jurisprudentiels.

112. La première approche assimile l'atteinte illicite et intentionnelle du second alinéa de l'art. 49 de la Charte, entre autres, à la faute lourde, telle que traditionnellement définie en droit civil (voir, par exemple, l’art. 1474 C.c.Q.). Dans l'arrêt West Island Teachers’ Association c. Nantel, [1988] R.J.Q. 1569 (C.A.), le juge Chevalier (ad hoc) propose la définition suivante de la notion d'atteinte intentionnelle (à la p. 1574):

L'atteinte illicite à un des droits reconnus par la charte est un délit. Pour être intentionnel, il faut qu'il soit commis dans des circonstances qui indiquent une volonté déterminée de causer le dommage résultant de la violation. Cette volonté peut se manifester de plusieurs façons. Elle est susceptible d'apparaître par suite de la constatation que la faute commise est lourde ou grossière au point que l'esprit ne saurait s'imaginer que celui qui l'a commise ne pouvait pas ne pas se rendre compte au départ qu'elle produirait les conséquences préjudiciables qui en ont été la suite. La faute est également intentionnelle si elle provient d'une insouciance déréglée et téméraire du respect du droit d'autrui, en parfaite connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables que son geste va causer à sa victime. [Je souligne.]

113. La seconde conception, quant à elle, requiert la preuve que l'auteur de l’atteinte illicite ait clairement voulu les conséquences de son comportement fautif. Dans l'arrêt Association des professeurs de Lignery (A.P.L.) c. Alvetta-Comeau, précité, le juge Baudouin épouse cette approche (à la p. 136):

L'emploi de l'adjectif «intentionnelle» par le législateur me semble indiquer qu'il ne veut pas se contenter simplement d'une faute lourde, mais qu'il exige, au contraire, de démontrer le caractère voulu, conscient, délibéré de l'acte posé. C'est donc l'esprit même des auteurs de la faute qu'il faut scruter pour évaluer ce second critère. Or, la preuve montre une intention calculée et arrêtée de nuire aux intimés . . . [Je souligne.]

114. La Cour d'appel, subséquemment à la présente affaire, s'est à nouveau prononcée sur cette question dans l’arrêt Augustus c. Gosset, [1995] R.J.Q. 335, dont l’appel devant notre Cour fait l’objet du jugement rendu concurremment avec le présent ([1996] 3 R.C.S. 268). Madame le juge Deschamps, pour la majorité, après avoir repris les propos du juge Baudouin dans la décision Association des professeurs de Lignery (A.P.L.) c. Alvetta-Comeau, précitée, précise que pour être intentionnelle, l'atteinte illicite ne doit pas résulter de la simple négligence ou insouciance de son auteur, mais plutôt avoir lieu dans des circonstances indiquant une volonté déterminée de causer le préjudice. Elle s'exprime ainsi (aux pp. 372 et 373):

[L’interprétation du juge Baudouin dans Alvetta-Comeau] me semble la seule qui puisse être retenue compte tenu du contexte historique ainsi que de la spécificité du droit civil. Le législateur a choisi de ne retenir, comme passibles de dommages exemplaires, que les atteintes réellement intentionnelles et c'est sûrement aussi par choix qu'il n'y a pas inclus les atteintes insouciantes et négligentes, quelle que soit la gravité de cette insouciance ou cette négligence. La distinction ne peut avoir échappé au législateur et je dois la respecter.

Dans certaines situations, l'intention de commettre l'atteinte à un droit protégé par la charte transparaît d'emblée du caractère volontaire du geste posé. Ainsi, tant dans l'affaire Association des professeurs de Lignery (A.P.L.), syndicat affilié à la C.E.Q. c. Alvetta-Comeau que dans l’affaire West Island Teachers' Association c. Nantel, il était évident que les gestes intentionnels des représentants syndicaux avaient pour but d'atteindre les droits protégés des syndiqués dissidents.

De la même façon, dans Syndicat national des employés de l'Hôpital St-Ferdinand c. Curateur public du Québec, les syndiqués savaient que la privation de services entraînerait des inconvénients chez les patients; s'il s'agissait là d'une façon pour eux de faire des pressions sur l'employeur, il n'en demeure pas moins que la conséquence des gestes, soit l'atteinte au droit protégé, était voulue.

Compte tenu de ce contexte, je ne crois pas que l'article 49 alinéa 2 de la charte laisse place à l'introduction de la notion d'insouciance (recklessness) à laquelle le juge de première instance semble avoir eu recours. [Je souligne.]

115. Afin de bien cerner le débat, il importe de situer les notions propres à la Charte, soit l’atteinte illicite et l’atteinte à la fois illicite et intentionnelle, par rapport aux concepts traditionnels de la responsabilité civile, soit la faute, le préjudice et le lien de causalité.

116. Pour conclure à l’existence d’une atteinte illicite, il doit être démontré qu’un droit protégé par la Charte a été violé et que cette violation résulte d’un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c’est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle-même: Roy, Les dommages exemplaires en droit québécois: instrument de revalorisation de la responsabilité civile, op. cit., aux pp. 350 à 358. L’existence d’une atteinte illicite établie, la victime peut, selon les termes du premier alinéa de l’art. 49 de la Charte, «obtenir [. . .] la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte». Que ce soit en vertu du droit civil ou de la Charte, le préjudice et le lien de causalité, notions distinctes de la faute et de l’atteinte illicite, concernent les conséquences réelles de la conduite de l’acteur fautif ou de l’auteur de l’atteinte illicite, conséquences dont l’évaluation est destinée à circonscrire l’étendue du droit à la réparation de la victime.

117. Contrairement aux dommages compensatoires, l’octroi de dommages exemplaires prévu au deuxième alinéa de l’art. 49 de la Charte ne dépend pas de la mesure du préjudice résultant de l’atteinte illicite, mais du caractère intentionnel de cette atteinte. Or, une atteinte illicite étant, comme je l’ai déjà mentionné, le résultat d’un comportement fautif qui viole un droit protégé par la Charte, c’est donc le résultat de ce comportement qui doit être intentionnel. En d’autres termes, pour qu’une atteinte illicite soit qualifiée d’«intentionnelle», l'auteur de cette atteinte doit avoir voulu les conséquences que son comportement fautif produira.

118. Dans cette perspective, afin d’interpréter l’expression «atteinte illicite et intentionnelle», il importe de ne pas confondre le fait de vouloir commettre un acte fautif et celui de vouloir les conséquences de cet acte. À cet égard, le deuxième alinéa de l'art. 49 de la Charte ne pourrait être plus clair: c'est l'atteinte illicite -- et non la faute -- qui doit être intentionnelle. En conséquence, bien que certaines analogies soient possibles, je crois qu'il faille néanmoins résister à la tentation d’assimiler la notion d’«atteinte illicite et intentionnelle» propre à la Charte aux concepts traditionnellement reconnus de «faute lourde», «faute dolosive» ou même «faute intentionnelle». Contra: voir, notamment, Baudouin, op. cit., aux pp. 153 et 154; L. Perret, «De l'impact de la Charte des droits et libertés de la personne sur le droit civil des contrats et de la responsabilité au Québec» (1981), 12 R.G.D. 121, aux pp. 138 et 139; G. Brière de L'Isle, «La faute dolosive -- tentative de clarification», D.1980.Chron.133.

119. Ceci dit, il faut préciser le sens et la portée de l'expression «atteinte illicite et intentionnelle» à un droit garanti par la Charte. Soulignons tout d’abord que, à l’instar des droits et libertés qui y sont protégés, les redressements prévus par la Charte, doivent recevoir une interprétation généreuse de façon à réaliser les objectifs qu'ils sous-tendent. Dans l'arrêt Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., précité, la Cour, à l'unanimité sur ce point, a souligné que les dommages exemplaires octroyés en vertu de la Charte, tel que le précise l’art. 1621 C.c.Q., visent la punition et la dissuasion de certaines conduites. Le juge Gonthier s'exprime ainsi (au par. 126):

Il est maintenant établi que les dommages exemplaires octroyés en vertu de la Charte ne possèdent pas de fonction compensatoire, mais visent plutôt à atteindre un double objectif de punition et de dissuasion (Papadatos c. Sutherland, [1987] R.J.Q. 1020 (C.A.), à la p. 1022; Lemieux c. Polyclinique St-Cyrille Inc., [1989] R.J.Q. 44 (C.A.); et Association des professeurs de Lignery, précité, à la p. 137).

J’ai été du même avis (au par. 21):

[I]l est manifeste que l’objectif visé par l’octroi de dommages exemplaires n’est nullement de nature compensatoire, mais tient plutôt de la fonction punitive et dissuasive du droit . . .

Je note, par ailleurs, que le même objectif de punition et de dissuasion sous-tend l'octroi de dommages exemplaires en common law (voir, au Canada, Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085; et, aux États-Unis, BMW of North America, Inc. v. Gore, 64 U.S.L.W. 4335 (1996); voir également la Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Exemplary Damages (1991), et S. M. Waddams, The Law of Damages (2e éd. 1991 (feuilles mobiles)), aux pp. 11-10 et suiv.).

120. À la lumière de la jurisprudence et de la doctrine au Québec et en common law sur la question et, plus important encore, conformément aux principes d'interprétation large et libérale des lois sur les droits et libertés de la personne ainsi qu'à l'objectif punitif et dissuasif du redressement de nature exemplaire, j'estime qu'une approche relativement permissive devrait être favorisée en droit civil québécois lorsqu'il s'agit de donner effet à l'expression «atteinte illicite et intentionnelle» aux fins des dommages exemplaires prévus par la Charte.

121. En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.

122. En plus d’être conforme au libellé de l’art. 49 de la Charte, cette interprétation de la notion d’«atteinte illicite et intentionnelle» est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires qui suggère fortement que seuls les comportements dont les conséquences sont susceptibles d’être évitées, c’est-à-dire dont les conséquences étaient soit voulues soit connues par l’auteur de l’atteinte illicite, soient sanctionnés par l’octroi de tels dommages: Roy, Les dommages exemplaires en droit québécois: instrument de revalorisation de la responsabilité civile, op. cit., t. I, aux pp. 231 et 232. J'ajouterais que la détermination de l’existence d’une atteinte illicite et intentionnelle dépendra de l’appréciation de la preuve dans chaque cas et que, même en présence d’une telle atteinte, l'octroi et le montant des dommages exemplaires aux termes du deuxième alinéa de l'art. 49 et de l’art. 1621 C.c.Q. demeurent discrétionnaires.

123. Dans le cas qui nous intéresse, la majorité de la Cour d'appel a été d'avis que «[p]our être intentionnelle, il faut que l'atteinte soit commise dans des circonstances qui indiquent une volonté déterminée de causer le dommage résultant de la violation» (p. 2804). Il n'y a pas eu ici d'erreur de droit puisque la volonté de causer le préjudice, conformément au critère proposé ci-dessus, constitue une atteinte intentionnelle aux termes de la Charte.

124. S'appuyant sur les conclusions de fait du premier juge, qu'elle a considérées comme prouvées, la majorité de la Cour d'appel a estimé que le comportement des appelants lors des grèves illégales d'octobre et novembre 1984 constituait une atteinte intentionnelle au sens du deuxième alinéa de l'art. 49 de la Charte. Je suis en complet accord avec cette conclusion. Les syndicats appelants ont cautionné les grèves illégales et, selon l'ensemble de la preuve, les ont vraisemblablement orchestrées et encouragées. De fait, comme l'a remarqué le juge de première instance, Luc Painchaud et Pierre Létourneau, deux délégués des appelants, ont contribué de façon singulière à la poursuite des débrayages illégaux, et ce, au vu et au su des dirigeants des syndicats appelants. Du reste, les pressions que les appelants désiraient exercer sur l'employeur passaient inévitablement par la perturbation des services et des soins normalement assurés aux bénéficiaires de l'Hôpital et, nécessairement, par une atteinte voulue à leur dignité.

125. Dans un deuxième temps, les appelants s'objectent à l'opportunité d'accorder des dommages exemplaires de même qu'au quantum de dommages octroyé. Il est exact, comme le soutiennent les appelants, que l'octroi de dommages exemplaires en vertu de la Charte n'est pas automatique dès qu'il existe une atteinte illicite et intentionnelle à un droit y garanti. Le législateur a laissé une discrétion au juge à cet égard, comme en témoigne l'utilisation du terme «peut» au deuxième alinéa de l'art. 49. De plus, comme le soulignait la Cour d'appel, la discrétion s'étend à la détermination du montant approprié de manière à atteindre les fins pour lesquelles les dommages exemplaires sont octroyés, soit punir le contrevenant et offrir un exemple à la société.

126. Toutefois, la discrétion dont jouissent les tribunaux quant à l'attribution et au montant de dommages exemplaires n'est pas absolue. Elle est orientée et encadrée par divers facteurs élaborés par la jurisprudence: voir, entre autres, West Island Teachers’ Association c. Nantel, précité; Samuelli c. Jouhannet, [1994] R.J.Q. 152 (C.S.); et Roy c. Patenaude, [1994] R.J.Q. 2503 (C.A.). Ces critères devant guider les tribunaux ont été codifiés à l'art. 1621 C.c.Q., qui se lit comme suit:

1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

127. En l'espèce, quoique la Cour d'appel n'ait pas eu, à l'époque, le bénéfice de l'art. 1621 C.c.Q., il ressort de ses motifs qu'autant l'opportunité d'octroyer des dommages exemplaires que leur quantum ont été correctement décidés, c'est-à-dire conformément à ces critères et à la jurisprudence. Les facteurs pertinents sur lesquels la majorité de la cour s'est appuyée comprennent la conduite de l'auteur de la faute, le préjudice souffert, le quantum des dommages compensatoires alloués aux victimes, l'aspect préventif, dissuasif et punitif des dommages, le profit réalisé par l'auteur de l'atteinte et les moyens financiers de l'auteur. Elle ajoute qu'en matière de recours collectif, le nombre de victimes et leur caractère particulièrement vulnérable doivent également être pris en considération. Appliquant ces critères à l'instance, elle a estimé qu'il y avait lieu de condamner les appelants à payer la somme de 200 000 $ à titre de dommages exemplaires.

128. Cette conclusion, qui rencontre les critères appropriés, s'appuie pleinement sur la preuve au dossier. Celle-ci démontre, entre autres, que malgré les injonctions, les amendes, et les peines d'emprisonnement auxquelles ont été condamnés des membres des appelants, ils ont continué à demeurer dans l'illégalité et à perturber les soins et services nécessaires aux bénéficiaires de l'Hôpital. Je note, en passant, que les autres modes de punition déjà imposés à l'auteur de l'atteinte ne devraient pas automatiquement constituer une fin de non-recevoir à l’octroi de dommages exemplaires ni en diminuer le quantum. La Cour d'appel était divisée sur cette question dans l'affaire Papadatos c. Sutherland, [1987] R.J.Q. 1020; l'art. 1621 C.c.Q. ne tranche pas le débat puisque la liste de facteurs y prévue n'est pas exhaustive. J'estime qu'il serait, en effet, possible d'argumenter que les autres peines imposées à l'auteur de l'atteinte rejoignent suffisamment l'objectif des dommages exemplaires pour refuser de les accorder ou justifier de les réduire; je ne me prononce pas définitivement à ce sujet, toutefois, puisqu'il me suffit de dire, pour les fins de l'espèce, que ce n'est aucunement le cas ici.

129. Finalement, il est utile de noter que le même critère prônant la déférence des cours d'appel à l'égard du calcul des dommages compensatoires s'applique mutatis mutandis aux dommages exemplaires -- surtout que leur octroi est discrétionnaire -- soit l'existence d'une «erreur de principe ou que la somme accordée est le résultat d'une erreur sérieuse dans l'évaluation du préjudice» (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., précité, à la p. 235). Or, en l'espèce, ayant conclu à une erreur de droit du premier juge, la Cour d'appel, à la majorité, a eu raison d'intervenir pour accorder des dommages exemplaires vu la preuve. Par ailleurs, quant au calcul du montant approprié, la majorité de la Cour n'a commis aucune erreur de principe et, partant, le quantum de dommages exemplaires doit être maintenu.

130. Avant de conclure, il faut disposer de quelques arguments accessoires présentés par les appelants. D'une part, ils contestent la légalité de l'ordonnance de la Cour d'appel voulant que les dommages exemplaires soient remis au Curateur public, ès qualités, pour être utilisés au profit des bénéficiaires actuels et futurs de l'Hôpital. Selon eux, les dommages auraient dû être versés personnellement aux membres du groupe visés par le recours collectif. De plus, ils contestent la décision de la Cour d'appel de faire courir à partir de la date du jugement de première instance les intérêts sur les dommages exemplaires. Au regard de l'art. 46 C.p.c., qui permet au juge de rendre toutes ordonnances nécessaires, et de l'art. 1056c C.c.B.C. (en vigueur lors des présentes procédures), qui a trait aux intérêts sur les dommages (qui s'applique, à mon avis, aux dommages exemplaires), ces prétentions ne me paraissent pas fondées.

131. Enfin, les appelants soutiennent qu'en raison de la fonction punitive et dissuasive des dommages exemplaires aux termes de la Charte, ils ne pouvaient être condamnés solidairement à les payer. Or, je ne vois rien qui s'oppose à ce que la solidarité joue ici comme en matière de dommages d'une autre nature. D'une part, tous les appelants ont participé à l'atteinte illicite et intentionnelle du droit à la dignité des bénéficiaires de l'Hôpital. D'autre part, un débiteur solidaire peut réclamer de ses coobligés, en vertu de l'art. 1117 C.c.B.C. (alors en vigueur), leur portion respective de la créance totale. Ceci, à mon avis, dispose de ces arguments accessoires qui n'ont aucun mérite.

V. Conclusion

132. En résumé, en ce qui concerne les règles de preuve applicables en matière de recours collectif, les dispositions du livre neuvième du Code de procédure civile n'ont pas modifié les règles de preuve civile et, en particulier, la preuve par présomptions de fait, à condition qu'elles soient suffisamment graves, précises et concordantes, s'applique au recours collectif. Le juge de première instance n'ayant pas commis d'erreur de droit ni d'erreur dans les conclusions qu'il a tirées de la preuve à cet égard, la Cour d'appel a eu raison de ne pas intervenir.

133. En ce qui a trait à l'évaluation du préjudice moral, bien que la thèse dite fonctionnelle ne s'applique pas en droit civil québécois pour déterminer le droit à des dommages moraux, elle est néanmoins pertinente, de concert avec les approches conceptuelle et personnelle, en ce qui concerne le calcul de tels dommages. La décision du juge de première instance était bien fondée à cet égard, ne donnant pas ouverture à intervention de la part de la Cour d'appel.

134. Concernant les dommages exemplaires prévus à la Charte, ce redressement sera ouvert lorsqu'il y aura atteinte illicite à un droit y garanti, droit défini de façon large et libérale, et lorsque l'atteinte sera intentionnelle, c'est-à-dire que l'auteur désirait les conséquences de son comportement fautif. Dans les faits, la Cour d'appel a eu raison de conclure que les appelants ont porté atteinte, de façon illicite, à la dignité des bénéficiaires, droit garanti à l'art. 4 de la Charte, et que cette atteinte était intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49. Il n'y a pas lieu pour notre Cour d'intervenir à cet égard, non plus qu'en ce qui a trait au quantum de la condamnation solidaire sous ce chef.

135. Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi, avec dépens devant toutes les cours.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs des appelants: Groleau & Associés, Montréal.

Procureurs des intimés: Sauvé, Guillot, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : [1996] 3 R.C.S. 211 ?
Date de la décision : 03/10/1996
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Preuve - Recours collectif - Règles de preuve applicables - Preuve par présomptions de fait - Les dispositions du Code de procédure civile relatives aux recours collectifs ont‑elles modifié les règles de preuve applicables en matière civile?.

Dommages-intérêts - Préjudice moral - Évaluation - Place de l’approche fonctionnelle dans l’évaluation du préjudice moral en droit civil québécois - Méthode de calcul des dommages moraux.

Libertés publiques - Intégrité de la personne - Grèves illégales des employés d’un centre hospitalier pour déficients mentaux - Juge de première instance concluant que les bénéficiaires ont subi un préjudice d’inconfort temporaire - Y a‑t‑il eu atteinte à leur droit à l’intégrité de la personne? - Sens du mot «intégrité» - Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 1.

Libertés publiques - Dignité de la personne - Grèves illégales des employés d’un centre hospitalier pour déficients mentaux - Juge de première instance concluant que les bénéficiaires ont subi un préjudice d’inconfort temporaire - Y a‑t‑il eu atteinte à leur droit à la dignité de la personne? - Sens du mot «dignité» - Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 4.

Libertés publiques - Dignité de la personne -- Réparation - Dommages exemplaires - Grèves illégales des employés d’un centre hospitalier pour déficients mentaux - Juge de première instance concluant que les bénéficiaires ont subi un préjudice d’inconfort temporaire - Atteinte à la dignité des bénéficiaires - Y a‑t‑il lieu d’accorder des dommages exemplaires? - Sens de l’expression «atteinte illicite et intentionnelle» - Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 4, 49.

Les employés syndiqués d’un centre hospitalier pour déficients mentaux ont pris part à des grèves illégales. Le curateur public, au nom des bénéficiaires hospitalisés lors des grèves, a exercé un recours collectif contre les appelants. Le juge de première instance a décidé que les appelants avaient commis une faute civile en déclenchant ou en encourageant les grèves illégales, ou encore en y participant, et que les bénéficiaires avaient subi un préjudice. Après un examen exhaustif de la preuve, le juge a conclu que la représentante du groupe visé par le recours collectif possédait la capacité nécessaire pour subir un préjudice moral et qu'elle avait souffert d’inconfort. Quant aux autres membres du groupe, le juge note que la preuve démontre qu’ils ont subi sensiblement le même préjudice que la représentante du groupe. Le juge condamne alors les appelants à verser 1 750 $, à titre de dommages compensatoires, à chaque membre du groupe visé par le recours collectif, à l'exception des bénéficiaires de l'unité de transition et de l'unité médico‑chirurgicale. Il refuse, toutefois, d'accorder des dommages exemplaires en vertu du second alinéa de l’art. 49 de la Charte des droits et libertés de la personne puisqu’à son avis la nature du préjudice ne donnait pas ouverture à ce redressement. La Cour d’appel a confirmé la décision du premier juge relativement aux dommages compensatoires. Elle a cependant condamné les appelants, solidairement, à verser aux bénéficiaires 200 000 $ à titre de dommages exemplaires. La cour, à la majorité, a conclu que les appelants ont porté atteinte, de façon illicite, aux droits à l’intégrité et à la dignité que les art. 1 et 4 de la Charte garantissent aux bénéficiaires, et que cette atteinte était intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

(1) Règles de preuve en matière de recours collectif

Les dispositions du livre neuvième du Code de procédure civile relatives aux recours collectifs n'ont pas modifié les règles de preuve en matière civile au Québec. Comme les autres règles de preuve, la preuve par présomptions de fait, à condition qu'elles soient suffisamment graves, précises et concordantes, est donc applicable à ce genre de recours. L’article 1241 C.c.B.C. ne modifie pas non plus les règles de preuve en matière de recours collectif. Cette disposition n'a trait qu'à la conséquence du jugement sur le recours collectif au niveau de la présomption de la chose jugée.

En l’espèce, il est faux de prétendre que le juge de première instance s'est autorisé des dispositions législatives applicables en matière de recours collectif pour créer une présomption légale de similarité quant au préjudice moral subi par les bénéficiaires. Il a plutôt recherché un élément de dommage commun à tous et ce n'est qu'après avoir revu l'ensemble de la preuve qu'il a trouvé suffisamment d'éléments pour en inférer qu'il existait des présomptions graves, précises et concordantes que tous les bénéficiaires avaient au moins souffert d'inconfort. En plus de s’appuyer sur des présomptions de fait, il a également tenu compte de l'ensemble de la preuve, y compris des témoignages, incluant ceux d’experts, pour en arriver à la conclusion que tous les éléments de la responsabilité civile (faute, préjudice et lien de causalité) avaient été démontrés par prépondérance de preuve. Puisque le juge de première instance n'a pas commis d'erreur de droit ni d'erreur dans les conclusions qu'il a tirées de la preuve, la Cour d'appel a eu raison de ne pas intervenir.

(2) Le préjudice moral

Le droit civil québécois appuie la conception voulant que le droit à la compensation du préjudice moral ne soit pas conditionnel à la capacité de la victime de profiter ou de bénéficier de la compensation monétaire. Cette caractérisation objective du préjudice moral s'accorde mieux avec les principes fondamentaux de la responsabilité civile que la conception subjective. Au Québec, la principale fonction du régime de responsabilité civile est de compenser le préjudice. Cet objectif commande l'indemnisation de la perte subie en raison du comportement fautif, peu importe que la victime soit en mesure de profiter des joies substituées. Pour caractériser la nature du préjudice moral pour fins d'indemnisation, la conception purement subjective n'a donc pas sa place en droit civil puisque les dommages sont recouvrables, non pas parce que la victime pourra en bénéficier, mais plutôt en raison même de l'existence d'un préjudice moral. L'état ou la capacité de perception de la victime ne sont pas pertinents quant au droit à la compensation du préjudice moral.

En ce qui a trait à l'évaluation du préjudice moral, bien que l’approche fonctionnelle ne s'applique pas en droit civil québécois pour déterminer le droit à des dommages moraux, elle est néanmoins pertinente, de concert avec les approches conceptuelle et personnelle, en ce qui concerne le calcul de tels dommages. En droit civil québécois, ces trois méthodes de calcul du montant nécessaire pour compenser le préjudice moral s’appliquent conjointement, favorisant ainsi l'évaluation personnalisée du préjudice moral. Au niveau du calcul de l’indemnité, la décision du juge de première instance était bien fondée. Il a tenu compte d'une panoplie de facteurs qui relève à la fois de la méthode conceptuelle, personnelle et fonctionnelle et le montant des dommages moraux qu’il a accordé résulte d'une appréciation méticuleuse de la preuve. Puisque les appelants n'ont pas démontré d'erreur à cet égard, c'est donc à bon droit que la Cour d'appel n'est pas intervenue pour modifier le jugement de première instance quant à ce chef de dommages.

(3) Dommages exemplaires

Le préjudice d’inconfort temporaire, qualifié de «détresse psychologique mineure» par le juge de première instance, subi par les bénéficiaires du centre hospitalier ne constitue pas une atteinte au droit à l'intégrité de la personne garanti à l'art. 1 de la Charte. Le sens courant du mot «intégrité» laisse entendre que l'atteinte à ce droit doit laisser des marques, des séquelles qui, sans nécessairement être physiques ou permanentes, dépassent un certain seuil. L'atteinte doit affecter de façon plus que passagère l'équilibre physique, psychologique ou émotif de la victime. Or la preuve n’indique pas en l’espèce que les bénéficiaires ont subi un préjudice permanent, donnant lieu à des séquelles d'ordre psychologique ou médical.

Cependant, l'inconfort souffert par les bénéficiaires, bien que provisoire, constitue une atteinte à la sauvegarde de leur dignité en dépit du fait que ces patients pouvaient ne pas avoir de sentiment de pudeur. Le droit à la sauvegarde de la dignité de la personne garanti à l'art. 4 de la Charte vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l'être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit. Contrairement au concept d'intégrité, le droit à la dignité de la personne n'exige pas l'existence de conséquences définitives pour conclure qu'il y a eu violation. Quant à la situation des déficients mentaux, la nature des soins qui leur sont normalement prodigués revêt une importance fondamentale. La faible conscience que certains bénéficiaires avaient de leur environnement peut sans doute influencer la conception qu'eux‑mêmes se font de la dignité, mais en présence d'un document comme la Charte, il est plus important de s'attarder à une appréciation objective de la dignité et de ses exigences quant aux soins et services requis. Les nombreux et divers inconvénients auxquels les grèves illégales ont donné lieu, non seulement constituaient un préjudice moral sous le régime général de responsabilité civile, mais portaient aussi atteinte au droit garanti par l’art. 4 de la Charte.

Le second alinéa de l’art. 49 de la Charte prévoit qu’en cas d’atteinte illicite et intentionnelle à un droit reconnu par la Charte, un tribunal peut condamner son auteur à des dommages exemplaires. Il y a une atteinte illicite à un droit protégé par la Charte lorsque la violation de ce droit résulte d’un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c’est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle‑même. Pour qu’une atteinte illicite soit qualifiée d’intentionnelle, il faut que le résultat du comportement fautif soit voulu. Il y a donc atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 lorsque l'auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière mais dépasse la simple négligence. En plus d’être conforme au libellé de l’art. 49, cette interprétation de la notion d’«atteinte illicite et intentionnelle» est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires qui suggère que seuls les comportements dont les conséquences sont voulues ou connues par l’auteur de l’atteinte illicite, et donc susceptibles d’être évitées, soient sanctionnés par l’octroi de tels dommages. En l’espèce, la Cour d’appel a correctement conclu que l’atteinte au droit à la dignité de la personne est «illicite» puisque le préjudice souffert par les bénéficiaires a été causé par un comportement fautif au sens de l'art. 1053 C.c.B.C., et «intentionnelle» parce que l’auteur désirait les conséquences de son comportement fautif. Les appelants ont cautionné les grèves illégales et, selon l'ensemble de la preuve, les ont vraisemblablement orchestrées et encouragées. Les pressions que les appelants désiraient exercer sur l'employeur passaient inévitablement par la perturbation des services et des soins normalement assurés aux bénéficiaires du centre hospitalier et, nécessairement, par une atteinte voulue à leur dignité.

Même en présence d’une atteinte illicite et intentionnelle, l’octroi et le montant des dommages exemplaires demeurent discrétionnaires. Cette discrétion n'est toutefois pas absolue. Elle est assujettie à divers facteurs élaborés par la jurisprudence, et maintenant codifiés à l’art. 1621 C.c.Q. En l’espèce, la décision de la Cour d’appel d’octroyer des dommages exemplaires est conforme aux critères établis. Quant au calcul du montant approprié, puisque la Cour d’appel n’a commis aucune erreur de principe, le quantum de la condamnation solidaire relatif aux dommages exemplaires doit être maintenu. La fonction punitive et dissuasive des dommages exemplaires n’empêche pas les appelants d’être condamnés solidairement à les payer.


Parties
Demandeurs : Québec (Curateur public)
Défendeurs : Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd., [1982] 1 R.C.S. 452
Montreal Tramways Co. c. Léveillé, [1933] R.C.S. 456
Longpré c. Thériault, [1979] C.A. 258
Commission des droits de la personne du Québec c. Montréal (Communauté urbaine de), [1987] R.J.Q. 2024
Garantie (La), Cie d'assurance de l'Amérique du Nord c. Massicotte, [1988] R.R.A. 16
Concorde (La), Cie d'assurances générales c. Doyon, [1989] R.R.A. 52
Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802
Dorval c. Bouvier, [1968] R.C.S. 288
Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2
Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672
Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705
Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570
Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351
Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377
Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254
Fraternité des policiers de la Communauté urbaine de Montréal Inc. c. Ville de Montréal, [1980] 1 R.C.S. 740
Royal Victoria Hospital c. Morrow, [1974] R.C.S. 501
Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287
Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267
Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629
Giguère c. Grégoire, [1973] C.S. 119
Jim Russell International Racing Drivers School (Canada) Ltd. c. Hite, [1986] R.J.Q. 1610
Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834
Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345
Driver c. Coca‑Cola Ltd., [1961] R.C.S. 201
Dugal c. Procureur général du Québec, [1979] C.S. 617, inf. en partie par J.E. 82‑1169
Bouliane c. Commission scolaire de Charlesbourg, [1984] C.S. 323, conf. en partie par [1987] R.J.Q. 1490
Canuel c. Sauvageau, [1991] R.R.A. 18
Gingras c. Robin, J.E. 84‑765
Bolduc c. Lessard, [1989] R.R.A. 350
Drolet c. Parenteau, [1991] R.J.Q. 2956, conf. en partie par [1994] R.J.Q. 689
Cortese c. Sept‑Îles Hélicoptères Services Ltée, [1983] R.L. 46
Perron c. Société des établissements de plein air du Québec, J.E. 90‑721
Marchand c. Champagne, J.E. 92‑429
Snyder c. Montreal Gazette Ltd., [1988] 1 R.C.S. 494
Institut Philippe Pinel de Montréal c. Dion, [1983] C.S. 438
Jobin c. Ambulance Ste‑Catherine J.‑C. Inc., [1992] R.J.Q. 56
Proulx c. Viens, [1994] R.J.Q. 1130
Association des professeurs de Lignery (A.P.L.) c. Alvetta‑Comeau, [1990] R.J.Q. 130
Commission des droits de la personne du Québec c. Lemay, [1995] R.J.Q. 1967
Viau c. Syndicat canadien de la fonction publique, [1991] R.R.A. 740
Dubois c. Société St‑Jean‑Baptiste de Montréal, [1983] C.A. 247
Blanchet c. Corneau, [1985] C.S. 299
Scotia McLeod Inc. c. Champagne, [1989] R.J.Q. 1845
Desrosiers c. Groupe Québecor Inc., [1994] R.R.A. 111
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130
Commission des droits de la personne c. Coutu, [1995] R.J.Q. 1628
West Island Teachers’ Association c. Nantel, [1988] R.J.Q. 1569
Augustus c. Gosset, [1995] R.J.Q. 335, inf. en partie par [1996] 3 R.C.S. 268
Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085
BMW of North America, Inc. v. Gore, 64 U.S.L.W. 4335 (1996)
Samuelli c. Jouhannet, [1994] R.J.Q. 152
Roy c. Patenaude, [1994] R.J.Q. 2503
Papadatos c. Sutherland, [1987] R.J.Q. 1020.
Lois et règlements cités
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, préambule, art. 1 [rempl. 1982, ch. 61, art. 1], 4, 49.
Code civil du Bas Canada, art. 1053, 1056c [aj. 1956‑57, ch. 16, art. 1
mod. 1971, ch. 85, art. 10
mod. 1987, ch. 98, art. 1], 1117, 1203, 1204, 1205, 1238, 1241 [mod. 1978, ch. 8, art. 47].
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1457, 1474, 1621, 2803, 2811, 2846, 2848, 2849, 2860.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 46, 168(7), 1022, 1031, 1045.
Déclaration universelle des droits de l'Homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948).
Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, ch. 61, art. 1.
Loi sur la curatelle publique, L.R.Q., ch. C‑80 [rempl. 1989, ch. 54, art. 198 (maintenant L.R.Q., ch. C‑81)].
Loi sur les services de santé et les services sociaux, L.R.Q., ch. S‑4.2.
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 (3 octobre 1996)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1996-10-03;.1996..3.r.c.s..211 ?
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