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24/04/1997 | CANADA | N°[1997]_1_R.C.S._1113

Canada | R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113 (24 avril 1997)


R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Donald Wayne Cook Intimé

Répertorié: R. c. Cook

No du greffe: 25394.

Audition et jugement: 20 février 1997.

Motifs déposés: 24 avril 1997.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1996), 178 R.N.-B. (2e) 38, 454 A.P.R. 38, 107 C.C.C. (3d) 33

4, 49 C.R. (4th) 17, qui a accueilli un appel contre une déclaration de culpabilité prononcée par le juge McLellan. Pourvoi accue...

R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Donald Wayne Cook Intimé

Répertorié: R. c. Cook

No du greffe: 25394.

Audition et jugement: 20 février 1997.

Motifs déposés: 24 avril 1997.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1996), 178 R.N.-B. (2e) 38, 454 A.P.R. 38, 107 C.C.C. (3d) 334, 49 C.R. (4th) 17, qui a accueilli un appel contre une déclaration de culpabilité prononcée par le juge McLellan. Pourvoi accueilli.

Graham J. Sleeth, c.r., et Christopher T. Titus, pour l’appelante.

Margaret Gallagher, pour l’intimé.

//Le juge L’Heureux-Dubé//

Le jugement de la Cour a été rendu par

1. Le juge L’Heureux‑Dubé — Quels témoins le ministère public a‑t‑il l’obligation, le cas échéant, de faire entendre dans une procédure criminelle? C’est la principale question en litige dans le présent pourvoi. À l’issue de l’audience, la Cour a accueilli le pourvoi séance tenante, motifs à suivre. Voici ces motifs.

Les faits

2. Les faits de la présente affaire sont assez simples. L’intimé a été accusé de trois actes criminels, chaque chef d’accusation découlant d’une série d’événements qui seraient survenus le 4 mars 1994. Les deux premiers chefs d’accusation — avoir commis une agression sexuelle armée et avoir proféré des menaces de mort — concernaient une femme, Lelayna Rebane, alors que le troisième — avoir commis des voies de fait causant des lésions corporelles — concernait une autre victime, un homme, Troy Dorbyson. Après un procès d’une journée et près de huit heures de délibérations, le jury s’est déclaré dans l’impasse relativement aux chefs d’accusation concernant Rebane. L’intimé a cependant été reconnu coupable de voies de fait causant des lésions corporelles. Le présent pourvoi porte seulement sur cette déclaration de culpabilité.

3. Rebane fut le témoin principal du ministère public au procès. Elle a affirmé que, le 4 mars 1994, vers 1 h 30, elle est retournée chez elle, à son appartement, après avoir passé la soirée dans une boîte de nuit avec des amis. Comme prévu, son ami et ancien amoureux, Dorbyson, l’y attendait, et ils ont eu des relations sexuelles consensuelles. À 2 h 30, de retour de la salle de bains, elle a trouvé l’intimé et son cousin — deux hommes qu’elle connaissait — dans la cuisine, se disputant avec Dorbyson. Aucun des deux n’y avait été invité.

4. La dispute a apparemment mal tourné lorsque l’intimé a commencé à crier à Dorbyson de quitter l’appartement. Dorbyson ayant refusé, l’intimé s’est avancé vers lui, a sorti une grande machette qu’il dissimulait derrière son dos, s’est élancé et l’a frappé au bras. Un flot de sang s’est déversé sur le sol.

5. Sur ces entrefaites, une amie de Rebane a téléphoné à l’appartement. Rebane a témoigné qu’elle a décroché le combiné et qu’elle a essayé de dire à son amie ce qui se passait, mais que l’intimé avait alors coupé le cordon de raccord du téléphone avec la machette et qu’il s’était mis à crier après elle. Dans la confusion qui s’ensuivit, Dorbyson s’est enfui de l’appartement. Juste après, l’intimé aurait forcé Rebane à entrer dans la chambre à coucher et l’aurait agressée sexuellement pendant des heures.

6. Lorsqu’elle a parlé à la police le jour suivant, Rebane a omis la partie de l’incident se rapportant à Dorbyson. Cependant, au cours de leur enquête, les policiers ont ultérieurement su que Dorbyson s’était trouvé dans l’appartement. Lorsqu’ils ont interrogé Rebane à ce sujet, elle leur a dit qu’un mandat d’arrestation avait été délivré contre Dorbyson pour une autre affaire et que, «pour le protéger», elle n’avait pas mentionné son rôle dans ces événements.

7. Dorbyson n’a jamais témoigné au procès. Toutefois, la preuve présentée au moyen d’autres témoins a confirmé les divers éléments du récit de Rebane. Premièrement, du sang a été récupéré sur le sol de l’appartement et une analyse génétique a permis de déterminer qu’il s’agissait de celui de Dorbyson. Deuxièmement, la police a trouvé une machette lors d’une perquisition chez le cousin de l’intimé. Troisièmement, le cordon du téléphone avait effectivement été tranché et une amie a confirmé avoir parlé à Rebane le matin en question et avoir perdu soudainement la communication. Quatrièmement, le médecin de Dorbyson a témoigné et confirmé que Dorbyson avait été traité tôt le matin où l’incident se serait produit, pour une blessure au bras dont l’aspect donnait à penser qu’elle pouvait résulter d’un coup de machette. Finalement, la mère de Rebane, qui était arrivée à l’appartement ultérieurement ce matin‑là, a confirmé que l’intimé s’y trouvait.

8. Au procès, l’intimé ne s’est nullement opposé au fait que M. Dorbyson n’avait pas témoigné, et il ne s’est pas prévalu de son droit de faire entendre des témoins. Après une longue période de délibération, le jury a rendu un verdict de culpabilité quant à l’accusation de voies de fait causant des lésions corporelles, mais s’est trouvé dans l’impasse quant aux deux autres chefs d’accusation.

Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1996), 178 R.N.-B. (2e) 38

9. L’intimé a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick. La question de droit dont la cour était saisie comportait deux volets: le ministère public avait‑il l’obligation de citer M. Dorbyson à témoigner et, le cas échéant, quelles étaient les conséquences de l’omission du ministère public à cet égard?

Le juge Ryan (avec l’appui du juge Ayles)

10. Le juge Ryan a d’abord examiné le pouvoir discrétionnaire général que possède le ministère public quant à la présentation de sa preuve. Il a reconnu que les substituts du procureur général ont le pouvoir discrétionnaire de faire entendre ou non des témoins selon qu’ils le jugent nécessaire. Ce pouvoir discrétionnaire a aussi été reconnu par une abondante jurisprudence, tant en Angleterre qu’au Canada, et plus particulièrement par l’arrêt Lemay c. The King, [1952] 1 R.C.S. 232.

11. Néanmoins, le juge Ryan s’est dit préoccupé par les faits de l’espèce, particulièrement en raison de l’incapacité du ministère public de citer à l’appui quelque décision que ce soit où un plaignant habile à témoigner et disponible n’aurait pas été appelé à témoigner. Le juge Ryan a aussi affirmé que les accusés ont le droit de faire face à leurs accusateurs. Il a conclu que le pouvoir discrétionnaire de faire entendre des témoins, reconnu par la jurisprudence au ministère public, n’allait pas jusqu’à permettre de ne pas citer la personne dont émane la plainte originale ou qui est au centre du litige et que le ministère public aurait dû faire entendre ce témoin, au moins aux fins de permettre à l’accusé de le contre‑interroger.

12. En outre, il était préoccupé du fait qu’en aucun temps le substitut du procureur général n’avait donné une explication valable au juge ou au jury quant à savoir pourquoi Dorbyson, la victime de l’agression alléguée, n’était pas appelé à témoigner. Il a conclu que les déclarations du substitut du procureur général à ce sujet au cours du procès auraient vraisemblablement créé de la confusion dans l’esprit des jurés, compte tenu que, dans son exposé final, il aurait fait certaines allusions malveillantes quant à la conduite de Dorbyson la nuit des événements en question. Il s’est demandé comment la justice était servie par le dénigrement d’une personne qui n’avait pas témoigné, puis par l’invitation faite aux jurés de s’interroger quant aux raisons pour lesquelles le témoin n’avait pas été entendu. Il a noté que Rebane, l’autre témoin, avait été entendue, bien que son témoignage ait comporté certaines incohérences et certaines omissions.

13. Le juge Ryan a conclu que, s’il avait tort de croire que le substitut du procureur général avait l’obligation d’appeler le plaignant à la barre, alors, subsidiairement, le juge du procès avait l’obligation de voir à ce que cela soit fait. Il a conclu que le juge du procès aurait dû demander pourquoi le plaignant n’était pas appelé à témoigner et que le substitut du procureur général avait, en contrepartie, le devoir de convaincre le juge qu’il n’agissait pas pour des motifs inavoués. Une fois en possession de tous les renseignements nécessaires, le juge aurait pu prendre une décision éclairée quant à savoir s’il devait ne rien faire, ordonner que le témoin soit cité ou le citer lui‑même.

14. Le juge Ryan a conclu que permettre au ministère public de refuser sans raison valable de faire entendre le plaignant ou la victime créerait un dangereux précédent. Étant donné que le ministère public n’avait pas cité le témoin et que le juge du procès n’avait pas examiné les motifs de cette omission, il a considéré qu’il y avait eu déni de justice et, par conséquent, il a accueilli l’appel.

Le juge en chef Hoyt (dissident)

15. Le juge en chef Hoyt a rejeté l’argument de l’intimé suivant lequel le ministère public a l’obligation de faire entendre tous les témoins importants. Au contraire, il a conclu que la jurisprudence appuie très largement l’idée que le ministère public possède un large pouvoir discrétionnaire pour décider quels témoins citer.

16. Le juge en chef Hoyt a conclu que, si certaines affaires antérieures à la Charte peuvent peut‑être être interprétées comme suggérant que le ministère public a le devoir de citer tous les témoins importants, cette obligation a été supprimée par l’arrêt de notre Cour R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Selon lui, la justification sous‑jacente à l’imposition d’un quelconque devoir en ce sens dans ces décisions était d’empêcher que la défense ne puisse avoir accès à des témoins qui pourraient lui être favorables. D’après le juge en chef Hoyt, grâce à la réorganisation du processus de divulgation opéré par l’arrêt Stinchcombe, ce type de problème ne risque plus de se produire. Il a conclu, aux pp. 64 et 65, par ce commentaire sur la présente affaire:

[traduction] . . . la Couronne n’était pas obligée d’appeler M. Dorbyson à témoigner. Elle a pu avoir un certain nombre de motifs de ne pas l’appeler. Quel que soit ce motif, rien n’indique que la Couronne ait agi de mauvaise foi ou pour des motifs détournés. La Couronne a satisfait à ses obligations au moyen d’une pleine divulgation; elle a même été plus loin en donnant accès à M. Dorbyson pour que le juge puisse ordonner à la Couronne de l’appeler ou que M. Cook puisse décider de l’appeler, selon le cas.

Analyse

17. Dans la présentation de sa preuve principale, le ministère public a‑t‑il l’obligation incontournable de citer certains témoins? Il est surprenant de constater qu’en dépit de plusieurs décisions judiciaires qui se sont penchées longuement sur cette question au cours des 60 dernières années, celle‑ci fait toujours l’objet de controverse. Bien qu’on puisse facilement avancer que de nombreux arrêts ont rejeté sans équivoque toute idée d’une obligation de la part du ministère public de citer des témoins, une lecture attentive de certaines décisions rendues récemment démontre que la position contraire peut encore être soutenue et que la question continue d’être fréquemment un moyen d’appel. Il est à espérer que le présent arrêt permettra de la clarifier une fois pour toutes.

18. Je reconnais, cependant, que la présente affaire introduit une variable un peu différente dans l’équation. En effet, en l’espèce, le témoin qui n’a pas été cité était la victime même du crime pour lequel l’intimé a été déclaré coupable. Ce dernier allègue maintenant que l’omission du ministère public de faire entendre ce témoin lui a causé un préjudice et a rendu son procès inéquitable.

19. Je crois qu’il est utile, dès le début de l’analyse, de placer la question dans son véritable contexte. Essentiellement, la règle invoquée par l’intimé forcerait le ministère public à citer certains témoins (par hypothèse des témoins disponibles et habiles à témoigner), sans égard à leur crédibilité, à leur désir de témoigner ou à l’effet ultime de leur témoignage sur le procès. Il ressort immédiatement que cette obligation, si elle était reconnue telle, aurait une incidence majeure sur la capacité du ministère public de conduire sa cause. Cela constituerait clairement un empiétement sur les larges pouvoirs attribués aux substituts du procureur général, qui sont au c{oe}ur même du processus contradictoire. Nous avons reconnu comme principe général de bon fonctionnement de notre système de justice criminelle que le ministère public doit disposer d’un assez large pouvoir discrétionnaire. Qui plus est, ce pouvoir s’étend à tous les aspects du système de justice criminelle. Comme je l’ai affirmé dans l’arrêt unanime R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749, aux pp. 758 à 762:

Il ne fait aucun doute que le ministère public, agissant par l’entremise du procureur général, lequel agit à son tour par l’entremise de ses poursuivants, a un large pourvoir discrétionnaire dans la conduite des affaires criminelles.

. . .

. . . dans le contexte de la Charte canadienne des droits et libertés, notre Cour a eu l’occasion d’examiner si ce pouvoir discrétionnaire constituait une atteinte aux principes de justice fondamentale. Dans l’arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 410, le juge La Forest a exprimé ainsi le point de vue de la Cour:

L’existence d’un pouvoir discrétionnaire conféré par ces dispositions législatives ne porte pas atteinte, à mon avis, aux principes de justice fondamentale. Le pouvoir discrétionnaire est une caractéristique essentielle de la justice criminelle. Un système qui tenterait d’éliminer tout pouvoir discrétionnaire serait trop complexe et rigide pour fonctionner. Les forces policières exercent nécessairement un pouvoir discrétionnaire quand elles décident de porter des accusations, de procéder à une arrestation et aux fouilles et perquisitions qui en découlent, tout comme la poursuite quand elle décide de retirer une accusation, de demander une suspension, de consentir à un ajournement, de procéder par voie d’acte d’accusation plutôt que par voie de déclaration sommaire de culpabilité, de former appel, etc.

. . .

Je désire également me référer au jugement du juge Giesbrecht dans l’affaire R. c. Poirier, C. prov. Man., 7 juin 1989, inédite, aux pp. 11 et 12:

[traduction] Le pouvoir discrétionnaire de la poursuite existe à toutes les étapes du processus pénal, de l’enquête initiale jusqu’à la fin du procès.

. . .

Je tiens à dire clairement, toutefois, que si le respect du pouvoir discrétionnaire de la poursuite est, dans notre droit criminel, un principe important dont l’existence est pleinement justifiée, son application n’a rien d’absolu. À titre d’exemple, il est maintenant apparent qu’un arrêt des procédures peut s’avérer possible pour prévenir la violation de principes de justice fondamentale et l’abus des procédures judiciaires. [Je souligne.]

Voir également: Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680; R. c. Verrette, [1978] 2 R.C.S. 838; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; États‑Unis d’Amérique c. Leon, [1996] 1 R.C.S. 888.

20. Dans la même veine, cependant, comme je l’ai aussi fait remarquer dans l’arrêt T. (V.), ce pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu. Au contraire, notre Cour a affirmé plus d’une fois que l’exercice irrégulier du pouvoir discrétionnaire de la poursuite peut mener à la conclusion qu’il y a eu abus de procédure. Cette inconduite peut prendre diverses formes et, souvent, elle empiétera sur les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, encore que la façon dont cela peut se produire variera en fonction des circonstances propres à chaque affaire: R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411.

21. Néanmoins, bien qu’il ne fasse aucun doute que le ministère exerce une fonction spéciale qui est d’assurer que justice soit rendue, et qu’il ne peut adopter une attitude purement contradictoire à l’égard de la défense (Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; Power, précité, à la p. 616), le processus contradictoire est bel et bien reconnu comme étant un élément important de notre système judiciaire et accepté comme moyen de recherche de la vérité: voir, par exemple, mes motifs dans l’arrêt R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, à la p. 295. On ne devrait pas non plus présumer que le ministère public ne peut pas se comporter en rude adversaire dans le déroulement de ce processus contradictoire. À cet égard, il est à la fois permis et souhaitable qu’il s’engage vigoureusement et au mieux de ses habiletés dans la poursuite d’un but légitime. Il s’agit, en fait, d’un mécanisme essentiel au bon fonctionnement de la justice criminelle au Canada: R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229; Boucher, précité. En ce sens, à l’intérieur des limites définies ci‑dessus, le ministère public doit pouvoir s’acquitter des fonctions qui lui sont confiées. Le pouvoir discrétionnaire exercé dans la recherche de la justice demeure un élément important de cette fonction.

22. C’est à partir de cette toile de fond que j’entends examiner la jurisprudence quant à une soi‑disant obligation du ministère public de faire entendre des témoins.

L’obligation de faire entendre des témoins

23. On allègue que l’obligation du ministère public de citer tous les témoins disponibles tirerait son origine de l’arrêt du Conseil privé Seneviratne c. R., [1936] 3 All E.R. 36. Dans cette affaire, l’accusé avait été inculpé pour le meurtre de son épouse. Le ministère public, dans le cours de la présentation de sa preuve, avait cité de nombreux témoins oculaires à témoigner. En plus, il avait tenté de présenter, à titre de corroboration, une preuve par ouï‑dire provenant de nombreuses autres personnes. Celles-ci étaient toutes sur la liste des personnes que la défense avait l’intention de faire témoigner.

24. L’accusé avait allégué que le ministère public avait l’obligation de citer chacun de ces témoins comme partie de sa preuve, étant donné qu’ils étaient tous des témoins oculaires du crime. Bien que le Conseil privé ait finalement accueilli l’appel de l’accusé sur une question restreinte, non pertinente ici, il a carrément rejeté l’argument plus général de l’accusé et affirmé qu’il n’existait pas de règle imposant une obligation de citer tous les témoins oculaires d’un crime (aux pp. 48 et 49):

[traduction] Leurs Seigneuries ne désirent pas établir de règle pour entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans une affaire comme la présente, parce que chaque affaire est un cas d’espèce. Encore moins veulent‑elles décourager ceux qui sont chargés des poursuites de faire preuve de la plus grande franchise et du plus grand sens de l’équité; mais, par ailleurs, elles ne peuvent pas, pour parler de façon générale, approuver l’idée que la poursuite doit citer tous les témoins, quels qu’en soient le nombre et la crédibilité, ou que la poursuite devrait se charger à la fois de poursuivre et de défendre. S’il en est ainsi, il en résultera de la confusion à coup sûr, surtout si la poursuite cite des témoins et qu’elle s’empresse presque automatiquement de les discréditer par un contre‑interrogatoire. Les témoins essentiels pour la narration de l’histoire sur laquelle la poursuite se fonde doivent, évidemment, être cités par le ministère public, que le résultat de leur témoignage soit favorable ou non à la poursuite. [Je souligne.]

25. Cet obiter qui visait apparemment à clarifier le droit existant dans ce domaine, n’a pas eu entièrement l’effet escompté. Au contraire, il semble avoir créé encore davantage de confusion. Ce sont principalement les deux passages que j’ai soulignés qui ont donné lieu, lorsque mis en regard l’un de l’autre, aux plus grandes difficultés. Le Conseil privé paraît d’abord approuver un large pouvoir discrétionnaire et semble réticent à imposer au ministère public le besoin de citer des témoins pour les deux parties. Dans le deuxième passage, cependant, la cour semble indiquer que certains témoins, ceux qui sont «essentiels pour la narration de l’histoire», doivent toujours être cités. À première vue, ces remarques contradictoires ne semblent pas facilement conciliables.

26. Le Conseil privé a examiné la question à nouveau quelques années plus tard dans l’arrêt Adel Muhammed El Dabbah c. Attorney‑General for Palestine, [1944] A.C. 156. Dans cet arrêt, le Conseil privé semble avoir tranché en faveur du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Lord Thankerton, au nom de la cour, s’est exprimé assez longuement sur le pouvoir discrétionnaire du ministère public de choisir quels témoins citer. Il a fait remarquer tout particulièrement, aux pp. 168 et 169, que:

[traduction] . . . la poursuite a un pouvoir discrétionnaire quant à savoir quels témoins à charge devraient être cités, et la cour ne devrait pas empiéter sur l’exercice de ce pouvoir à moins que, peut‑être, il puisse être démontré que la poursuite a agi pour des motifs inavoués. [. . .] Il faudrait aussi se référer à la remarque interlocutoire faite par le lord juge en chef Hewart dans l’arrêt Rex c. Harris, ([1927] K.B. 587, à la p. 590), selon laquelle «dans les affaires criminelles, le ministère public se doit de citer à témoigner devant la cour tous les témoins importants, même si leurs témoignages sont incompatibles, afin que le jury puisse prendre connaissance de l’ensemble des faits». De l’avis de Leurs Seigneuries, le juge en chef ne pouvait avoir l’intention de nier le droit traditionnel de la poursuite d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer qui sont les témoins importants.

27. Au Canada, cette question s’est carrément posée dans l’arrêt Lemay, précité. Dans cette affaire, le chef d’accusation avait trait au trafic de stupéfiants et le principal élément de preuve présenté par le ministère public était le témoignage d’un agent d’infiltration. Au procès, ce policier a affirmé qu’un indicateur avait aussi été témoin de l’opération et qu’en plus, une autre personne était présente à la table où la vente avait eu lieu. Le ministère public n’avait fait entendre aucune de ces deux personnes.

28. L’accusé a soutenu que les deux témoins en question étaient «essentiels pour la narration de l’histoire» et, s’appuyant sur l’arrêt Seneviratne, il a fait valoir que le ministère public avait l’obligation de les citer. La Cour a rejeté ce moyen d’appel (le juge Cartwright, alors juge puîné, était dissident) et a statué que la règle qu’invoquait l’accusé n’existait pas. En fait, le juge Kerwin, alors juge puîné, a affirmé au nom des juges majoritaires que l’arrêt Seneviratne, interprété à la lumière de l’arrêt Adel Muhammed rendu subséquemment, établissait clairement que la règle applicable était le pouvoir discrétionnaire et que les témoins devraient généralement être cités par la partie qui désire obtenir leur témoignage. Le juge Kerwin a conclu en disant (à la p. 241):

[traduction] Évidemment, le ministère public ne doit pas dissimuler d’éléments de preuve pour le motif qu’ils aideraient l’accusé, mais on n’a pas donné à entendre que c’est le cas en l’espèce ou, pour emprunter les mots de lord Thankerton, «que la poursuite a agi pour des motifs inavoués». Il est oiseux d’invoquer des expressions comme celle‑ci ou celle utilisée par lord Roche [dans Seneviratne] sans les placer dans leur contexte; mais ce qui est important, c’est que, à moins qu’il n’y ait des circonstances particulières de la nature envisagée, la poursuite est libre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer qui sont les témoins importants.

29. Malgré ce qui semblerait avoir été une prise de position claire sur la question, celle‑ci n’en a pas moins continué d’être soulevée avec une régularité étonnante. Il semblerait qu’en dépit de l’arrêt Lemay, la question de savoir exactement quel témoin est «essentiel pour la narration de l’histoire» ait continué d’être considérée comme controversée. Dans de nombreuses décisions, le large pouvoir discrétionnaire reconnu par l’arrêt Lemay a été restreint et ou bien le ministère public a été forcé de citer des témoins, ou bien des affirmations ont été faites voulant que le ministère public pourrait y être forcé dans certaines circonstances: voir, par exemple, R. c. Murdoch (1978), 40 C.C.C. (2d) 97, (C.A. Man.), à la p. 116, les motifs dissidents du juge O’Sullivan; R. c. Jewell and Wiseman (1980), 54 C.C.C. (2d) 286 (B.R. Sask.); R. c. Oliva, [1965] 3 All E.R. 116 (C.C.A.).

30. La question de savoir quels témoins sont «essentiels pour la narration de l’histoire» a été soulevée à nouveau devant notre Cour dans l’affaire R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168. Le juge McIntyre, au nom de la Cour, a fermement rejeté une restriction du pouvoir discrétionnaire du ministère public mais a plutôt affirmé que l’expression «essentiel pour la narration de l’histoire», du moins dans le contexte de cette affaire, signifiait ni plus ni moins que le ministère public devait présenter assez de témoins pour prouver adéquatement les éléments essentiels du crime. Par conséquent, si le ministère public décidait de ne pas faire entendre un témoin, il s’exposerait à ne pas pouvoir s’acquitter de son fardeau de la preuve et à perdre sa cause. Plus précisément, le juge McIntyre a affirmé (aux pp. 190 et 191):

L’autre moyen portant que le ministère public n’a pas cité un témoin essentiel pour la narration de l’histoire, soit Mme Yebes, doit également échouer à mon avis. Le ministère public a le pouvoir discrétionnaire de choisir les témoins qui seront cités lorsqu’il présentera sa preuve à la cour. On ne doit pas intervenir à cet égard à moins que le ministère public ne l’ait exercé pour une raison détournée ou inappropriée: voir Lemay v. The King, précité. En l’espèce aucun motif inapproprié n’est allégué. Bien que le ministère public ne puisse pas être tenu de citer un témoin donné, l’omission de le faire peut créer une faille dans sa preuve, ce qui fera en sorte qu’il ne se sera pas déchargé de son fardeau de la preuve et permettra à l’accusé de demander un acquittement. C’est en ce sens que l’on peut s’attendre que le ministère public cite tous les témoins essentiels à la narration des événements sur lesquels sa preuve est fondée. [Je souligne.]

31. À mon avis, le raisonnement exprimé dans ce passage est tout à fait clair. L’expression «essentiel pour la narration de l’histoire» ne signifie pas, comme beaucoup ont tenté de le donner à entendre, que tous les témoins dont la déposition serait pertinente doivent être cités par la poursuite. Au contraire, il ne porte que sur la charge de la preuve qui incombe au ministère public dans une procédure criminelle. Lorsque la «narration» de la perpétration d’un acte criminel donné n’est pas adéquatement faite, des éléments de l’infraction peuvent ne pas être suffisamment prouvés et le ministère public risque de perdre sa cause. De plus, l’omission de citer certains témoins peut devenir un facteur dont une cour d’appel tiendra compte pour décider si le verdict rendu était déraisonnable: Whitehorn c. The Queen (1983), 152 C.L.R. 657 (H.C. Austr.); The Queen c. Apostilides (1984), 154 C.L.R. 563 (H.C. Austr.).

32. Je ne vois aucune faille dans cette procédure et je crois qu’elle s’appuie tant sur le droit que sur la politique judiciaire. Étant donné la préférence marquée de notre Cour en faveur de la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire du ministère public, il faudrait, quant à moi, une raison primordiale pour aller à l’encontre de cette préférence et justifier la création d’une obligation qui empiéterait si manifestement sur ce pouvoir. Le principal moyen traditionnellement invoqué concerne l’équité. On a donné à entendre que, lorsque le ministère public omet de citer un témoin qui a une connaissance pertinente des faits en cause, [traduction] «on risque énormément de faire un retour aux arguments surprises présentés pendant le procès», comme l’a dit en l’espèce le juge Ryan, à la p. 90. De plus, le juge Ryan a mentionné le préjudice subi par l’accusé qui est forcé de citer un témoin qui aurait dû l’être par le ministère public. Essentiellement, cela tourne autour de l’impossibilité pour l’accusé de contre‑interroger le témoin. L’intimé a aussi soulevé un troisième facteur dans le présent pourvoi, soit que de forcer les accusés à faire eux‑mêmes entendre le témoin les contraint à abandonner leur droit de s’adresser au jury en dernier. J’examinerai chacun de ces moyens à tour de rôle.

Pièges pendant le procès

33. Bien que dans le passé l’omission de citer des témoins ait pu constituer une certaine iniquité à l’égard de l’accusé, en ce sens que l’accusé a été privé de renseignements cruciaux pour sa défense, je crois peu utile d’examiner ce qui peut avoir eu lieu à l’époque, car j’estime que les modifications apportées récemment au droit en matière de divulgation et la possibilité pour l’accusé de faire entendre des témoins ont considérablement réduit le risque d’iniquité. Aux fins du présent pourvoi, il n’est pas nécessaire d’entreprendre une évaluation approfondie des obligations du ministère public en matière de divulgation. Il suffit de dire qu’il est maintenant plutôt clair que le ministère public a l’obligation de divulguer l’information pertinente en sa possession, tel que l’a exprimé notre Cour dans l’arrêt Stinchcombe, précité.

34. Compte tenu de cette évolution du droit, je n’arrive pas à voir comment la défense pourrait de nos jours être «prise par surprise», en ce sens qu’elle aurait ignoré l’existence d’éléments de preuve potentiellement exculpatoires ou d’incohérences graves dans le récit d’un témoin, découverts par le ministère public. Si le ministère public entrait en possession de telles informations, il serait tenu de les divulguer.

35. En fait, les modifications apportées au droit ont été explicitement reconnues dans l’arrêt Stinchcombe, précité, à la p. 338. Dans cet arrêt, le juge Sopinka a discuté à un certain moment de l’importance que les tribunaux avaient traditionnellement accordée à l’ouverture et à l’équité de la part du ministère public. En affirmant que la divulgation était une évolution souhaitable et naturelle du droit, il a renvoyé à l’opinion dissidente du juge Cartwright dans l’arrêt Lemay, précité:

À mon avis, le droit connaît une évolution tout à fait naturelle vers la divulgation par le ministère public de tous les renseignements pertinents. Déjà en 1951, le juge Cartwright disait dans l’arrêt Lemay v. The King, [1952] 1 R.C.S. 232, à la p. 257:

[traduction] Je veux qu’on comprenne bien que je ne veux rien dire qui soit considéré comme une atténuation de l’obligation du substitut du procureur général de présenter la preuve de tout fait substantiel connu de la poursuite, qu’il soit favorable ou non à l’accusé . . . [Souligné par le juge Sopinka.]

Cette affirmation concerne peut‑être l’obligation du substitut du procureur général de citer des témoins plutôt qu’une obligation de divulguer les renseignements à la défense, mais je ne vois aucune raison pour laquelle le ministère public ne devrait pas s’acquitter de l’obligation en question en divulguant ces renseignements à la défense au lieu de se voir contraint de les produire en preuve. [Italiques ajoutés.]

36. Je suis d’accord avec cette analyse. À mon avis, toute règle forçant le ministère public à citer certains témoins, fondée sur la nécessité de présenter tous les faits importants, a été abrogée par l’évolution du droit en matière de divulgation. Il n’est tout simplement plus exact de donner à entendre que la défense sera «prise par surprise» par l’omission du ministère public de citer un témoin important. Si, par exemple, le ministère public apprend qu’un certain témoin a fait une déclaration incompatible avec sa première déclaration, il est tout à fait approprié de ne pas citer ce témoin, spécialement si le ministère public croit que le témoin induira vraisemblablement la cour en erreur: R. c. Gallagher (D.N.) (1994), 48 B.C.A.C. 139; People c. Andre W., 404 N.Y.S.2d 578 (C.A. 1978). La défense ne subira aucun préjudice en raison de cette décision, étant donné que le ministère public aura, de toute façon, l’obligation de remettre cette déclaration à la défense et que celle‑ci aura la possibilité de faire entendre le témoin.

37. À mon avis, il n’y a simplement aucun fondement à l’allégation selon laquelle l’accusé est «pris par surprise» en raison du fait qu’un témoin donné n’est pas cité. Tout risque d’iniquité à cet égard est dissipé grâce à la divulgation et aux recours existants, qui s’ajoutent au droit qu’a l’accusé de faire entendre le témoin: voir Alan Mewett, Witnesses (1995), à la p. 2-12; R. c. V. (J.) (1994), 91 C.C.C. (3d) 284 (C.A.Q.); R. c. Franks (1991), 67 C.C.C. (3d) 280 (C.A.C.‑B.).

La perte de la possibilité de contre‑interroger

38. L’intimé avance aussi que l’abandon de la règle forcerait l’accusé à citer lui‑même les témoins et à perdre son droit de les contre‑interroger. Le juge Ryan est en accord avec cette proposition. Il a aussi conclu (à la p. 56) que le substitut du procureur général ne devait pas tirer de conclusions sur la crédibilité d’un témoin et priver le juge des faits de cette preuve:

[traduction] En outre, je ne trouverais pas suffisant que la poursuite explique qu’on pourrait s’attendre à ce que Dorbyson témoigne qu’il est tombé et s’est coupé le bras sur une bouteille de bière et que, en conséquence, il est un témoin peu fiable. Que le jury en décide. C’est la possibilité de contre‑interroger et non le fait de contre‑interroger qui est essentielle à une audience équitable.

39. Sur ce point, je dois dire que je préfère de beaucoup les motifs du juge LeBel dans l’arrêt V. (J.), précité, aux pp. 287 et 288:

Le procureur de la Couronne, tenu certes à des obligations strictes pour garantir la préservation de l’intégrité du système de justice pénale, {oe}uvre cependant dans le contexte d’une procédure contradictoire. Une fois qu’il a satisfait à l’obligation de communication de preuve, il lui appartient, en principe, de choisir les témoins nécessaires pour établir la base factuelle de sa cause. S’il ne produit pas les témoins ou les éléments de preuve nécessaires, il expose la poursuite au rejet de l’accusation, faute de l’établir complètement et conformément à la règle du doute raisonnable. Cependant, une fois cette obligation remplie et si on ne peut lui imputer de motifs inadmissibles, comme la volonté, par exemple, de cacher une preuve à décharge, on estimera, en règle générale, qu’il a exécuté correctement cet aspect de sa fonction dans le procès pénal. De son côté, la défense pourra, à ce moment, faire son travail et produire ses propres témoins, si elle le juge à‑propos. Dans la tradition de common law, sur laquelle se base la procédure pénale canadienne, le débat conserve son caractère contradictoire et le procureur de la Couronne, s’il est officier de justice, n’agit pas comme avocat de la défense. [Je souligne.]

Je ne saurais être plus d’accord. Avec égards, je n’arrive pas à voir pourquoi la défense ne devrait pas avoir à citer les témoins qui favorisent sa propre thèse. Le processus du débat contradictoire se fonde sur la prémisse qu’il incombe au ministère public d’établir contre l’accusé une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Une fois remplie cette condition préalable cependant, il incombe à l’accusé de présenter sa preuve ou de faire face à un verdict de culpabilité: R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874. La nature contradictoire du processus judiciaire a été reconnue comme principe de justice fondamentale (R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933). Ce principe devrait donc être interprété de manière à favoriser un équilibre entre les droits de l’accusé et ceux de la société: R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, à la p. 148; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486. À mon avis, forcer le ministère public à citer tous les témoins qui possèdent de l’information ayant un lien avec l’affaire romprait l’équilibre interne de notre système contradictoire. Je note, toutefois, que l’accusé non plus n’est pas obligé de citer le témoin. Comme je l’expliquerai plus en détail, l’accusé dispose d’autres moyens, dont, notamment, dans les cas qui s’y prêtent, celui de demander au juge du procès de citer lui‑même le témoin, de commenter, lors de sa plaidoirie finale, l’absence du témoin ou de demander au juge du procès de faire un commentaire.

40. L’intimé tente aussi de renforcer son argumentation en affirmant qu’il existe au Canada un «droit de faire face à son accusateur» et que refuser à l’accusé la possibilité de contre‑interroger la victime du crime c’est priver l’accusé de ce droit et rendre impossible la tenue d’un procès équitable.

41. Plus d’une fois, notre Cour a clairement établi que la contemporanéité du contre‑interrogatoire d’un témoin n’est pas nécessaire pour garantir l’équité du procès: R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; Levogiannis, précité. De plus, je ne vois pas comment ce droit, s’il existait effectivement, s’appliquerait dans les circonstances. Un témoin qui n’est pas cité au procès ne dépose pas contre l’accusé. En ce sens, le témoin n’est en fait aucunement un «accusateur», et la capacité réelle de l’accusé de contre‑interroger n’a en rien été diminuée. En l’espèce, par exemple, le témoin principal est la plaignante, Rebane. L’intimé a eu une possibilité adéquate de la contre‑interroger de même que les autres témoins à charge. À mon avis, aucun préjudice n’a été causé du simple fait que l’intimé n’a pas eu le loisir de contre‑interroger tous les témoins potentiels dans cette affaire, que le ministère public ait souhaité ou non les faire témoigner. Je ne trouve aucun fondement à cet argument.

42. De même, il vaut la peine de noter qu’un accusé croyant être privé de la possibilité de contre‑interroger pourrait aussi invoquer, dans certaines circonstances, les dispositions de l’art. 9 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5. Supposons, par exemple, que le ministère public décide de ne pas faire entendre un témoin parce qu’il aurait fait des déclarations incompatibles avec la cause de la Couronne. Si la défense désirait avoir cette preuve au procès, elle pourrait faire entendre le témoin. Si la déposition du témoin n’était pas conforme avec ses déclarations antérieures au procès et était défavorable à la défense, la défense pourrait invoquer la Loi sur la preuve au Canada et contre‑interroger le témoin. Évidemment, si le témoin rend un témoignage qui lui est favorable, il n’y a pas la moindre raison de le contre‑interroger. Cela suffira dans la grande majorité des cas. Je reconnais, toutefois, qu’il se peut que, dans de rares cas, le désavantage tactique pour la défense de faire entendre un témoin potentiellement hostile soit manifestement inéquitable. Le cas échéant, le juge du procès aurait le droit de prendre en considération ce facteur pour décider s’il cite lui‑même le témoin.

43. En résumé, je suis d’avis que les procédures existantes protègent adéquatement contre l’iniquité que pourrait subir un accusé à cet égard. Par conséquent, on ne peut, sous réserve de l’exception mentionnée ci‑dessus, affirmer que l’omission par le ministère public de citer un témoin prive injustement l’accusé du pouvoir de le contre‑interroger.

Le droit de s’adresser au jury en dernier

44. Finalement, l’intimé a affirmé que l’omission du ministère public de citer des témoins essentiels forcerait la défense à les faire entendre et que, par conséquent, cela nierait de fait son droit de ne pas présenter de preuve et de s’adresser au jury en dernier en conformité avec le par. 651(3) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. Il soutient que cela lui causerait un préjudice considérable.

45. Au soutien de son allégation, l’intimé invoque un passage de l’arrêt R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, à la p. 861, où le juge Cory, parlant du pouvoir discrétionnaire du juge du procès de citer des témoins, a affirmé au nom des juges majoritaires (aux pp. 861 et 862):

Lorsque le juge du procès a conclu que la preuve en question aurait dû être produite par le ministère public, la question de savoir qui s’adresse au jury en dernier est effectivement pertinente. Sinon, il serait loisible au ministère public de ne pas produire certains éléments de preuve afin de forcer la défense à abandonner son droit de s’adresser au jury en dernier.

46. Cette affirmation doit, évidemment, être examinée dans son véritable contexte. Je ne suis pas d’accord avec l’intimé pour dire que le juge Cory entendait que, dans tous les cas, l’omission du ministère public de citer un témoin causera un préjudice à l’accusé en raison de la perte de son droit de s’adresser au jury en dernier. Au contraire, le juge Cory faisait clairement référence à la capacité du juge du procès de tenir compte de cette réalité comme d’un facteur à prendre en considération dans sa décision d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire de citer un témoin dans un cas donné.

47. Je suis réticente à entreprendre un examen systématique visant à déterminer exactement le degré d’injustice que peut subir un accusé en raison de l’ordre de présentation des plaidoiries finales, compte tenu spécialement des décisions contradictoires des tribunaux d’instance inférieure et du fait que cette question sera prochainement examinée par notre Cour: voir, par exemple, R. c. Guyatt (1994), 35 C.R. (4th) 178 (C.S.C.‑B.); R. c. Hutchinson (1995), 99 C.C.C. (3d) 88 (C.A.N.‑É.); R. c. Rose (J.) (1996), 90 O.A.C. 193, autorisation de pourvoi accordée le 6 février 1997 (C.S.C.). De toute façon, il n’est pas nécessaire de le faire. Il est clair que l’importance du préjudice subi par l’accusé en raison de l’ordre de présentation des plaidoiries finales dépendra des faits dans chaque affaire, et principalement de la question de savoir s’il avait déjà prévu de citer des témoins. Pour ce motif, je ne crois pas que ce facteur suffise pour justifier une entrave au pouvoir discrétionnaire du ministère public de faire entendre les témoins de son choix. Il s’agit plutôt, comme le fait ressortir l’arrêt Finta, d’un facteur dont le juge du procès peut tenir compte pour décider s’il cite lui‑même le témoin. À mon avis, cette solution souple est préférable. Ce processus permet au juge du procès de soupeser soigneusement le pour et le contre et d’évaluer réellement le préjudice que subirait l’accusé, plutôt que de simplement spéculer sur un préjudice éventuel. Par conséquent, je crois que c’est la voie qui devrait être suivie.

L’obligation de faire entendre la victime

48. Compte tenu de l’analyse qui précède, il reste à déterminer si une conclusion différente devrait être tirée en ce qui concerne la victime de l’acte criminel. Le juge Ryan, au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, a considéré que la victime d’un crime était dans une position particulière et qu’elle devrait être exemptée de l’application de la règle générale établie dans l’arrêt Lemay (aux pp. 49 et 50):

[traduction] Dorbyson, plaignant et victime présumée, n’est pas un témoin accessoire, mais il est au c{oe}ur même de l’acte d’accusation porté contre Cook. Dans les affaires citées par la poursuite, le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ne va pas jusqu’à s’appliquer à la partie même qui a porté plainte ou qui est au centre du litige. La personne accusée ne devrait pas être mise dans une position intenable où elle doit faire témoigner elle‑même le plaignant pour obtenir une preuve justificative ou atténuante impossible à obtenir autrement. Dans de telles conditions, on risque énormément de faire un retour aux arguments surprises présentés pendant le procès, et ce, peu importe si le poursuivant a des motifs détournés en ne faisant pas témoigner le plaignant. Le poursuivant devrait appeler le plaignant à témoigner, ne serait‑ce que pour permettre à l’accusé de le contre‑interroger.

49. À mon avis, ce raisonnement est directement contraire aux arrêts Yebes et Lemay, précités. Franchement, je n’arrive pas à voir pourquoi le témoignage du plaignant ou de la victime devrait être traité différemment de celui de n’importe quel autre témoin.

50. En fait, dans la plupart des cas, ce sera à ses propres risques que le ministère public décidera de ne pas faire entendre le plaignant ou la victime, étant donné toute l’importance de leur témoignage pour l’établissement de la preuve de l’infraction en question. De toute évidence, c’est là l’essence même de l’arrêt Yebes de notre Cour. Sur ce plan et comme il se doit, la charge de la preuve hors de tout doute raisonnable favorise de beaucoup l’accusé.

51. Lorsque, dans une affaire donnée, le ministère public ne présente absolument aucune déposition de la part du plaignant ou de la victime, il va sans dire que le ministère public aura besoin d’autres éléments particulièrement probants pour établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Il lui sera d’autant plus difficile d’y parvenir qu’il semblera n’y avoir aucune bonne raison de refuser de faire entendre le témoin. Je serais portée à croire que, dans un grand nombre de cas, cela soulèverait des questions légitimes dans l’esprit du juge des faits si la victime était disposée à témoigner et capable de le faire, mais que, sans explication, le ministère public se refusait à la citer. En fait, dans le cas où l’absence de témoignage de la part du plaignant ou de la victime ne ferait l’objet d’aucune explication, j’aurais tendance à croire qu’il serait loisible au juge du procès, dans sa discrétion, d’informer les membres du jury qu’ils pourraient tirer une conclusion défavorable de l’absence de témoignage en décidant si le ministère public a établi le bien‑fondé de l’accusation. Je veux cependant qu’il soit bien clair que ce ne serait pas le cas si le ministère public convainquait le juge du procès que le plaignant ou la victime ne peut témoigner pour des motifs légitimes.

52. Donc, en résumé, je ne vois pas comment l’on pourrait qualifier d’inéquitable la décision du ministère public de ne pas faire entendre le plaignant ou la victime dans les cas qui s’y prêtent. C’est une décision tactique qui, chaque fois, devrait être laissée à la discrétion du ministère public.

La Charte canadienne des droits et libertés

53. Au sens strict, on n’a fait valoir devant nous aucun moyen s’appuyant sur la Charte bien qu’en Cour d’appel, le juge Ryan ait mentionné que, le cas échéant, [traduction] «des arguments très forts [s’appuyant sur la Charte] [auraient pu] être invoqués à l’appui de la position de [l’intimé], à savoir que, si le plaignant est disponible et habile à témoigner, la Couronne doit l’appeler à témoigner, au moins pour qu’il soit contre‑interrogé» (à la p. 50).

54. Bien que cela n’ait pas fait l’objet d’une argumentation distincte, je ferais remarquer que notre Cour a dit à plus d’une occasion que la common law devait refléter les principes et les valeurs qui sous-tendent la Charte: Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158, à la p. 184; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, à la p. 675. En outre, l’argumentation de l’intimé portait principalement que l’omission du ministère public de faire entendre la victime avait rendu son procès inéquitable et avait porté atteinte à son droit de présenter une défense pleine et entière. J’ai rejeté ces arguments dans la mesure où ils impliquent qu’il existe une obligation de common law à cet égard de la part du ministère public, et, à mon avis, le raisonnement que j’ai exposé ci‑dessus serait aussi vraisemblablement compatible avec une analyse fondée sur la Charte. J’estime cependant, qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur cette question avant qu’elle ne soit formellement soulevée.

Résumé quant à l’obligation du ministère public de citer des témoins

55. En résumé, je conclus qu’il n’y a pas d’obligation de la part du ministère public de faire entendre des témoins ni, plus spécifiquement, de citer le plaignant ou la victime. Les décisions relatives à la façon de présenter la preuve contre l’accusé doivent être laissées à la discrétion du ministère public, en l’absence de preuve d’abus de ce pouvoir discrétionnaire.

56. Il a aussi été suggéré qu’au moins deux arrêts (R. c. Black (1990), 55 C.C.C. (3d) 421 (C.A.N.‑É.); R. c. Taylor (1970), 1 C.C.C. (2d) 321 (C.A. Man.)) ont donné à entendre que le ministère public pourrait vouloir citer des témoins importants et simplement les rendre disponibles aux fins d’un contre‑interrogatoire. Je n’irais certainement pas jusqu’à lui imposer une telle obligation, et je ne crois pas non plus que le juge du procès puisse jamais ordonner au ministère public de faire entendre un témoin. Si, toutefois, le ministère public désirait procéder de cette façon dans une affaire donnée, cela relèverait de l’exercice légitime de son pouvoir discrétionnaire.

57. Avant d’aborder la question additionnelle soulevée par l’intimé, je veux brièvement faire un commentaire sur l’expression juridique «motif inavoué». Comme il ressort de l’analyse ci‑dessus, cette expression s’est taillé une place importante dans la jurisprudence. Il me semble que, lorsque le ministère public ne cite pas un témoin donné, deux difficultés peuvent théoriquement surgir. Premièrement, cela peut soulever la question de la divulgation. On pourrait soutenir qu’une information obtenue par le ministère public ou qu’une déclaration quelconque d’un témoin de nature à nuire à la thèse du ministère public n’a pas été divulguée à la défense. Dans cette hypothèse, la grille d’analyse appropriée est d’appliquer l’approche utilisée par notre Cour dans les cas où la divulgation n’a pas été faite de façon appropriée: voir O’Connor, précité.

58. La deuxième possibilité existe lorsque le ministère public intentionnellement abuse de quelque façon de son pouvoir discrétionnaire en s’abstenant de citer le témoin. Bien que cela ait été qualifié dans le passé de «motif inavoué», cela semblerait avoir de nombreux traits communs avec la doctrine de l’abus de procédure. En fait, compte tenu que la conclusion à l’existence d’un «motif inavoué» suppose en soi un acte d’inconduite de la part du ministère public, je crois qu’il est peu probable qu’une telle conclusion puisse être tirée sans que n’existe un cas d’abus de procédure. Évidemment, cela n’interdit pas au juge du procès de prendre en considération la conduite du ministère public qui, sans constituer un abus, pourrait l’inciter à exercer son pouvoir discrétionnaire de faire entendre le témoin, ce qui m’amène maintenant à examiner le rôle du juge du procès.

Le rôle du juge du procès

59. Subsidiairement, l’intimé allègue que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu raison de conclure que le juge du procès a commis une erreur en ne s’enquérant pas des motifs pour lesquels le ministère public avait décidé de ne pas citer Dorbyson, même si aucune demande ne lui avait été présentée à ce sujet. Le juge Ryan a exposé ses motifs de la façon suivante (aux pp. 51 à 53):

[traduction] Je suis d’avis que le juge du procès a le devoir de s’enquérir des motifs pour lesquels le plaignant n’est pas appelé à témoigner. En l’espèce, le juge du procès a demandé «si» le plaignant témoignerait mais non «pourquoi pas». Je pense qu’il avait le devoir de le demander et que la poursuite avait le devoir correspondant de convaincre le juge que ses motifs n’étaient pas «détournés», comme le mentionnent tous les précédents, y compris l’arrêt Lemay.

. . .

De fait, dans bien des cas, le juge du procès a ordonné à la poursuite d’appeler certains témoins et, en cas de refus, a appelé lui‑même ces témoins. Si on n’informe pas le juge ou le juge et le jury des motifs pour lesquels un témoin si évident n’est pas appelé, comment la cour peut‑elle savoir que la poursuite est de bonne foi ou que le refus ou le défaut d’appeler le plaignant à témoigner n’est pas une tentative visant à influencer indûment le jury? La poursuite doit éviter de donner l’impression qu’elle s’efforce d’obtenir une condamnation en supprimant des preuves favorables à l’accusé. . . .

De toute façon, je conclus que le juge du procès a le devoir de s’enquérir des motifs pour lesquels le plaignant n’est pas appelé à témoigner. La réponse permettra au juge du procès de passer à l’étape suivante: il doit décider s’il ordonnera que le témoin soit appelé ou s’il l’appellera lui‑même.

. . .

S’il ignore ces motifs, le juge du procès ne peut pas décider de façon éclairée si la cour doit appeler un témoin donné. À mon avis, le juge du procès a, en conséquence, le devoir, au moins, de s’enquérir des motifs pour lesquels la poursuite n’appelle pas le plaignant, si celui‑ci est habile à témoigner et disponible.

60. Je crois que si l’on y regarde de plus près, cette affirmation, en apparence bien fondée, ne résiste pas à l’examen. Essentiellement, le juge Ryan a cru que le juge du procès a l’obligation de s’informer pour deux motifs: 1) pour déterminer si le ministère public a agi pour un «motif inavoué» et 2) pour prendre une décision éclairée quant à savoir s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et citer lui‑même le témoin.

61. Avec égards, j’estime que ces deux concepts suscitent des difficultés. En ce qui concerne le premier, j’ai déjà conclu que l’expression «motif inavoué» renvoie soit à une question de non‑divulgation de la preuve ou à une question frisant l’abus de procédure. Dans l’une et l’autre hypothèses, il est plus que clair qu’il incombe à l’accusé de faire la preuve de l’inconduite du substitut du procureur général. Comme le juge Sopinka l’a affirmé dans l’arrêt unanime R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, au sujet de la divulgation, à la p. 743:

Du moment que le ministère public affirme avoir rempli son obligation de produire, on ne saurait le contraindre à justifier la non‑divulgation de renseignements dont il ignore ou nie l’existence. Le ministère public n’est donc tenu de rien faire d’autre tant que la défense n’a pas établi des motifs sur lesquels le juge qui préside peut se fonder pour conclure à l’existence d’autres renseignements qui sont peut‑être pertinents. [Je souligne.]

Voir aussi mes motifs dans l’arrêt O’Connor, précité, à la p. 477.

62. De la même façon, il est clair qu’une conclusion d’abus de procédure ne peut être tirée que si l’accusé parvient à établir, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu un tel abus: voir O’Connor, précité, à la p. 461. Compte tenu de cette charge de preuve, je n’arrive pas à voir pourquoi le juge du procès devrait lui‑même, dans le cours ordinaire des choses, chercher à savoir si le ministère public n’a pas agi correctement. En supposant qu’il soit possible de conclure à l’existence d’un «motif inavoué» en l’absence d’un abus de procédure, je ne vois aucune raison pour laquelle la charge de prouver ce motif devrait obéir à des règles différentes.

63. En ce qui concerne la deuxième préoccupation du juge Ryan, à part les commentaires que j’ai déjà faits, je ne sens pas le besoin de m’étendre davantage sur la question du pouvoir discrétionnaire du juge du procès de citer des témoins, étant donné que le juge Cory l’a examinée en profondeur dans ses motifs, dans l’arrêt Finta, précité. Comme il l’a noté dans cet arrêt, la citation de témoins par le juge du procès est une question qui relève, dans chaque cas, du pouvoir discrétionnaire du juge, et ce pouvoir ne devrait être exercé que rarement pour ne pas porter indûment atteinte à la nature contradictoire de la procédure: Finta, précité, à la p. 861. Le juge du procès devra prendre en considération de nombreux facteurs, dont ceux que j’ai déjà analysés, pour déterminer s’il exerce ou non son pouvoir discrétionnaire, mais le principe directeur est que cela doit être «nécessaire [. . .] pour que justice soit rendue».

64. Forcer le juge à s’enquérir auprès du ministère public de ses motifs pour ne pas citer un témoin ne semble pas conforme à l’intention et à l’esprit de l’arrêt Finta. Je laisserais à la discrétion du juge la question de l’à‑propos de s’enquérir de tels motifs.

Application aux faits de l’espèce

65. Comme je l’ai dit ci‑dessus, le ministère public a complète discrétion pour décider quels témoins citer au soutien de sa cause. Par conséquent, je ne saurais trouver d’erreur dans le fait qu’il ait choisi de ne pas citer Dorbyson à témoigner contre l’intimé. Aucune plainte n’a été portée contre le ministère public pour sa conduite; aucune allégation de non‑divulgation relativement à un élément de preuve important n’a été faite non plus.

66. Par ailleurs, je ne peux conclure que le juge du procès a commis une erreur en ne citant pas lui‑même le témoin. Comme le juge Cory l’a affirmé dans Finta, précité, à la p. 857, ce pouvoir discrétionnaire «ne devrait être exercé que rarement et, alors, avec une extrême prudence afin de ne pas entraver la nature contradictoire du procès ou de ne pas causer de préjudice à l’accusé». Appliquant les lignes directrices établies dans cet arrêt, je ne peux pas dire que le juge du procès a commis une erreur en décidant de ne pas citer le témoin. Ma conclusion est renforcée à cet égard par le fait qu’au procès, l’avocat de la défense a rappelé à de nombreuses reprises, dans sa plaidoirie finale, le défaut de témoigner de Dorbyson et qu’il a exploité ce facteur au maximum en pressant le jury de conclure à l’existence d’un doute raisonnable. À mon avis, cela renforce la conclusion que l’intimé, n’a en vérité, subi aucun préjudice du fait de l’omission par le ministère public de faire entendre le témoin. En outre, pour les motifs exposés ci‑dessus, le juge n’avait aucune raison de s’enquérir des motifs pour lesquels le ministère public a décidé de ne pas citer Dorbyson.

67. Finalement, l’intimé a allégué, mais sans trop insister, que l’omission du ministère public de citer Dorbyson comme témoin avait entraîné le prononcé d’un [traduction] «verdict imprudent», en ce sens que le jury n’avait pas été informé de [traduction] «l’ensemble de l’histoire». Essentiellement, il allègue que la décision de ne pas faire entendre Dorbyson a fait en sorte qu’il est impossible de conclure que le ministère public a prouvé l’infraction et que, par conséquent, le verdict contraire rendu par le jury est déraisonnable. Je ne peux me rendre à cet argument. Après avoir examiné la preuve déposée dans la présente affaire, je suis d’avis qu’elle était suffisante pour permettre à un jury ayant reçu des directives raisonnables de conclure que l’intimé avait commis le crime dont il était accusé.

Dispositif

68. En définitive, je conclus que la Cour d’appel a commis une erreur en annulant le verdict du jury. Tel qu’il a été décidé à l’audience, le pourvoi est accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel est infirmé et la déclaration de culpabilité est rétablie.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante: Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l’intimé: Margaret Gallagher, Saint-Jean.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 1 R.C.S. 1113 ?
Date de la décision : 24/04/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Obligations du ministère public dans la conduite de sa cause - Le ministère public n’a pas cité à témoigner la victime de l’attaque - Établissement des faits grâce à d’autres témoins - Dans la présentation de sa preuve principale, le ministère public a‑t‑il l’obligation de citer certains témoins? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 651(3).

L’intimé a été accusé d’avoir commis des voies de fait causant des lésions corporelles à un homme et d’avoir commis deux agressions sexuelles contre une femme, à la suite d’un incident survenu à l’appartement de cette dernière. Le jury a rendu un verdict de culpabilité à l’égard du premier chef d’accusation, mais s’est déclaré dans l’impasse quant aux deux autres chefs. La victime de sexe masculin n’a pas témoigné. Le principal témoin du ministère public était la femme; son témoignage relatif aux voies de fait causant des lésions corporelles a été corroboré par d’autres éléments de preuve, dont: (1) l’analyse génétique établissant que le sang trouvé sur les lieux du crime était celui de la victime; (2) la machette utilisée pour commettre les voies de fait; (3) la déposition confirmant l’appel téléphonique reçu à l’appartement et la demande d’aide; (4) le témoignage du médecin qui a soigné la victime, selon lequel l’aspect de la blessure donnait à penser qu’elle résultait d’un coup de machette; (5) le témoignage de la mère de la femme, arrivée à l’appartement le matin, peu après l’incident, quant à la présence de l’accusé sur les lieux. Au procès, l’intimé ne s’est nullement opposé au fait que la victime n’avait pas témoigné, et il ne s’est pas prévalu de son droit de faire entendre des témoins. La déclaration de culpabilité a été renversée en appel. La question soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si, dans la présentation de sa preuve principale, le ministère public est tenu de citer certains témoins.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Il est reconnu, comme principe général de bon fonctionnement du système de justice criminelle, que le ministère public doit disposer d’un assez large pouvoir discrétionnaire s’étendant à tous les aspects de l’instance. Ce pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu et l’exercice irrégulier du pouvoir discrétionnaire de la poursuite peut mener à une conclusion d’abus de procédure. Le ministère public ne peut adopter une attitude purement contradictoire à l’égard de la défense, étant donné sa fonction spéciale qui consiste à s’assurer que justice soit rendue, mais il est à la fois permis et souhaitable qu’il s’engage vigoureusement et au mieux de ses habiletés dans la poursuite d’un but légitime. Ce pouvoir discrétionnaire s’exerce en partie par le choix des témoins cités à témoigner. Étant donné la prédilection de la Cour pour la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire du ministère public, il faudrait des arguments contraires solides pour justifier la création d’une obligation empiétant de manière si nette sur ce pouvoir.

L’expression «essentiel pour la narration de l’histoire», dans l’arrêt Lemay c. The King, ne signifie pas que tous les témoins dont la déposition serait pertinente doivent être cités par la poursuite. La jurisprudence ne permet pas de conclure en ce sens. L’expression ne vise que la charge de la preuve incombant au ministère public dans une procédure criminelle. Lorsque «l’histoire» n’est pas présentée adéquatement, des éléments de l’infraction peuvent ne pas être suffisamment prouvés et le ministère public risque de perdre la cause. De plus, la question de savoir si des témoins ont été cités peut devenir un facteur dont une cour d’appel tiendra compte pour statuer sur le caractère raisonnable du verdict.

Le principal moyen traditionnellement invoqué contre le pouvoir discrétionnaire du ministère public de citer les témoins concerne l’équité. Trois moyens intéressant l’équité ont été invoqués: l’omission par le ministère public de citer des témoins assimilable au recours à des pièges pendant le procès, la perte de la possibilité de contre‑interroger le témoin et celle du droit de l’accusé de s’adresser au jury en dernier.

Étant donné que le ministère public a maintenant l’obligation de divulguer l’information pertinente en sa possession (R. c. Stinchcombe), la défense ne peut de nos jours être «surprise», en ce sens qu’elle aurait ignoré l’existence d’éléments de preuve potentiellement exculpatoires ou d’incohérences graves dans le récit d’un témoin, découverts par le ministère public. Toute règle fondée sur la nécessité de présenter tous les faits importants et forçant le ministère public à citer certains témoins a été abrogée par l’évolution du droit en matière de divulgation. L’accusé n’est pas «surpris» en raison du fait qu’un témoin donné n’est pas cité; tout risque d’injustice à cet égard est dissipé grâce à la divulgation et au droit qu’a l’accusé de faire entendre le témoin.

La contemporanéité du contre‑interrogatoire d’un témoin n’est pas nécessaire pour garantir l’équité du procès. Aucun préjudice n’a été causé du fait que l’intimé n’a pas eu le loisir de contre‑interroger tous les témoins potentiels dans cette affaire, que le ministère public ait souhaité ou non les faire témoigner. L’accusé qui craint d’être privé de la possibilité de contre‑interroger peut invoquer, dans les cas qui s’y prêtent, la Loi sur la preuve au Canada. Dans les rares cas où le désavantage tactique pour la défense de faire entendre un témoin potentiellement hostile serait manifestement inéquitable, le juge du procès aurait le droit de prendre en considération ce facteur pour décider s’il cite lui‑même le témoin.

L’omission par le ministère public de citer un témoin qui aurait pour effet de causer un préjudice à l’accusé en raison de la perte du pouvoir de s’adresser au jury en dernier ne devrait pas porter atteinte au pouvoir discrétionnaire du ministère public de citer les témoins de son choix. Il s’agit plutôt d’un facteur que le juge du procès peut prendre en considération pour décider s’il cite lui‑même le témoin. Cette solution souple est préférable et permet au juge du procès de peser soigneusement les éléments opposés et d’évaluer le préjudice réel que subirait l’accusé, plutôt que de simplement conjecturer sur un préjudice éventuel.

Le témoignage du plaignant ou de la victime ne devrait pas être traité différemment des dépositions des autres témoins. Dans la plupart des cas, s’il ne présente absolument aucune déclaration du plaignant ou de la victime, le ministère public aura besoin d’autres éléments particulièrement probants pour établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Il lui sera d’autant plus difficile d’y parvenir qu’il semblera n’y avoir aucune bonne raison de refuser de faire entendre le témoin. Dans un grand nombre de cas, cela soulèverait des questions légitimes dans l’esprit du juge des faits si la victime était disposée à témoigner et capable de le faire, mais que, sans explication, le ministère public se refusait à la citer. Néanmoins, le ministère public n’est pas tenu de citer le témoin.

Lorsque le ministère public ne cite pas un témoin donné, deux difficultés peuvent théoriquement surgir. Premièrement, cela peut soulever la question de la divulgation car l’on pourrait soutenir que le ministère public a pris connaissance d’une information de nature à nuire à l’accusation. Il faut alors appliquer l’approche utilisée par notre Cour dans les cas où la divulgation n’a pas été faite de façon appropriée. Deuxièmement, lorsque le ministère public abuse intentionnellement de son pouvoir discrétionnaire d’une façon ou d’une autre en s’abstenant de citer le témoin, le juge du procès peut toujours prendre en considération la conduite du ministère public pour déterminer s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire de citer le témoin ou, subsidiairement, pour conclure que le ministère public a commis un abus de procédure.

Le juge du procès ne s’est pas trompé en ne s’enquérant pas des motifs pour lesquels le ministère public avait décidé de ne pas citer la victime. Il incombe à l’accusé de faire la preuve de l’inconduite du substitut du procureur général. De même, il ne sera possible de conclure à l’abus de procédure ou à l’existence d’une «raison détournée» que si l’accusé parvient à faire la preuve, selon la prépondérance des probabilités, de cette conduite. La citation de témoins par le juge du procès relève du pouvoir discrétionnaire du juge, et ce pouvoir ne devrait être exercé que rarement pour ne pas porter atteinte indûment à la nature contradictoire de la procédure.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Cook

Références :

Jurisprudence
Arrêts examinés: Lemay c. The King, [1952] 1 R.C.S. 232
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326
Seneviratne c. R., [1936] 3 All E.R. 36
Adel Muhammed El Dabbah c. Attorney‑General for Palestine, [1944] A.C. 156
R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168
R. c. V. (J.) (1994), 91 C.C.C. (3d) 284
R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701
arrêts mentionnés: R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749
Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680
R. c. Verrette, [1978] 2 R.C.S. 838
R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601
États‑Unis d’Amérique c. Leon, [1996] 1 R.C.S. 888
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16
R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263
R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91
R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229
R. c. Murdoch (1978), 40 C.C.C. (2d) 97
R. c. Jewell and Wiseman (1980), 54 C.C.C. (2d) 286
R. c. Oliva, [1965] 3 All E.R. 116
Whitehorn c. The Queen (1983), 152 C.L.R. 657
The Queen c. Apostilides (1984), 154 C.L.R. 563
R. c. Gallagher (D.N.) (1994), 48 B.C.A.C. 139
People c. Andre W., 404 N.Y.S.2d 578 (1978)
R. c. Franks (1991), 67 C.C.C. (3d) 280
R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475
Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143
Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740
Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158
R. c. Guyatt (1994), 35 C.R. (4th) 178
R. c. Hutchinson (1995), 99 C.C.C. (3d) 88
R. c. Rose (J.) (1996), 90 O.A.C. 193
R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654
R. c. Black (1990), 55 C.C.C. (3d) 421
R. c. Taylor (1970), 1 C.C.C. (2d) 321
R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 651(3).
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, art. 9.
Doctrine citée
Mewett, Alan W. Witnesses. Scarborough, Ont.: Carswell, 1995.

Proposition de citation de la décision: R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113 (24 avril 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-04-24;.1997..1.r.c.s..1113 ?
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