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30/05/1997 | CANADA | N°[1998]_3_R.C.S._157

Canada | Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157 (30 mai 1997)


Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157

Office canadien de commercialisation des œufs Appelant

c.

Pineview Poultry Products Ltd. et

Frank Richardson faisant affaires

sous le nom de Northern Poultry Intimés

et

Le commissaire des Territoires du Nord‑Ouest

représenté par le procureur général des Territoires du Nord‑Ouest,

le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général de la Colomb

ie‑Britannique,

le procureur général de l’Alberta,

le Conseil des Canadiens,

Sierra Legal Defence Fund Society

et Alberta Barley Commissi...

Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157

Office canadien de commercialisation des œufs Appelant

c.

Pineview Poultry Products Ltd. et

Frank Richardson faisant affaires

sous le nom de Northern Poultry Intimés

et

Le commissaire des Territoires du Nord‑Ouest

représenté par le procureur général des Territoires du Nord‑Ouest,

le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

le procureur général de l’Alberta,

le Conseil des Canadiens,

Sierra Legal Defence Fund Society

et Alberta Barley Commission Intervenants

Répertorié: Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson

No du greffe: 25192.

* 1997: 30 mai.

* Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

** Nouvelle audition: 1998: 19 mars; 1998: 5 novembre.

** Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel des territoires du nord‑ouest

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest, [1996] N.W.T.R. 201, [1996] 3 W.W.R. 153, 132 D.L.R. (4th) 274, 38 Admin. L.R. (2d) 49 et 87, [1996] N.W.T.J. nos 6 et 38 (QL), qui a rejeté l’appel interjeté par l’appelant contre un jugement du juge de Weerdt, [1995] N.W.T.R. 360, [1995] 8 W.W.R. 457, 129 D.L.R. (4th) 195, 33 Admin. L.R. (2d) 128, [1995] N.W.T.J. no 71 (QL), qui avait déclaré inconstitutionnelles certaines parties du régime de commercialisation des œufs. Pourvoi accueilli, les juges McLachlin et Major sont dissidents.

François Lemieux et David K. Wilson, pour l’appelant.

Graham McLennan et Katharine L. Hurlburt, pour les intimés.

James G. McConnell, pour l’intervenant le commissaire des Territoires du Nord‑Ouest.

Edward R. Sojonky, c.r., et Ian McCowan, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Lori Sterling, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Jean Bouchard, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

George H. Copley, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Margaret A. Unsworth, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

David R. Boyd, pour les intervenants le Conseil des Canadiens et Sierra Legal Defence Fund Society.

Dale Gibson et Ritu Khullar, pour l’intervenante l’Alberta Barley Commission.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Cory, Iacobucci, Bastarache et Binnie rendu par

//Les juges Iacobucci et Bastarache//

1 Les juges Iacobucci et Bastarache -- Le présent pourvoi soulève des questions fondamentales en ce qui concerne la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6, et la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ces libertés garanties par la Charte sont revendiquées par des producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest qui souhaitent commercialiser leurs œufs partout au Canada, bien que les Territoires du Nord‑Ouest ne participent pas au régime fédéral‑provincial de commercialisation des œufs au Canada.

I. Les faits

2 Les intimés, Frank Richardson, qui fait affaires sous le nom de Northern Poultry, et Pineview Poultry Products Ltd., sont les seuls producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest. Richardson a commencé à produire des œufs en 1987, suivi de Pineview en 1990.

3 L’Office canadien de commercialisation des œufs («OCCO») est chargé de régir le commerce interprovincial de cette denrée. Il attribue des contingents ou quotas fédéraux à chacune des 10 provinces, mais non aux deux territoires. En septembre 1992, l’OCCO a intenté contre Richardson et Pineview une action en dommages‑intérêts pour commerce interprovincial illégal d’œufs, et a également demandé une injonction interdisant aux intimés d’offrir sur le marché interprovincial des œufs produits dans les Territoires du Nord-Ouest.

II. Le régime canadien de commercialisation des œufs

4 Le marché des œufs au Canada est régi par des lois et règlements fédéraux et provinciaux imbriqués, qui ont été adoptés conformément à l’Accord fédéral‑provincial relatif à la mise en place d’un système global de commercialisation visant à la réglementation de la commercialisation des œufs au Canada, conclu en 1972, et à ses modifications de 1976. Du côté fédéral, il y a la Loi sur les offices des produits agricoles, L.R.C. (1985), ch. F‑4, et une série de règlements relatifs aux œufs, pris en vertu de cette loi, notamment la Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646 («Proclamation visant l’OCCO»), le Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, DORS/86‑8 («Règlement sur le contingentement»), le Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242 («Règlement sur les permis»), l’Ordonnance sur les redevances à payer pour la commercialisation des œufs au Canada, DORS/95‑280, le Règlement sur la fixation des prix des œufs du Canada (marchés interprovincial et d’exportation), C.R.C., ch. 657, et le Règlement antidumping sur la fixation des prix des œufs du Canada, C.R.C., ch. 654. Est en cause dans la présente affaire la constitutionnalité de la Proclamation visant l’OCCO et de certaines parties du Règlement sur les permis et du Règlement sur le contingentement.

5 La Loi sur les offices des produits agricoles est la loi‑cadre générale qui prévoit la création du Conseil national des produits agricoles («CNPA») et d’offices (dont l’OCCO est un exemple) chargés de régir les produits agricoles. Le CNPA est composé de trois à neuf membres nommés par le gouverneur en conseil. Il a pour fonction, notamment, d’examiner les plans de commercialisation, ordonnances et règlements proposés par les offices, et de soumettre ses recommandations en la matière au ministre de l’Agriculture.

6 La partie II de la Loi traite des offices de commercialisation des produits de ferme. Les œufs sont, selon la définition de l’art. 2, des «produits de ferme» ou «produits agricoles» aux fins de cette partie II. Le gouverneur en conseil peut, par proclamation, créer des offices chargés de régir les produits agricoles (art. 16 et 17). Ces offices ont pour mission de promouvoir «la production et la commercialisation [du produit agricole relevant de leur compétence respective] de façon à en accroître l’efficacité et la compétitivité», et de veiller aux intérêts tant des producteurs que des consommateurs (art. 21). Le paragraphe 22(1) énumère les pouvoirs qui peuvent leur être conférés par proclamation, dont celui d’acheter le produit réglementé, de désigner les organismes chargés de commercialiser ce produit sur le marché interprovincial ou international, et de percevoir des redevances auprès des personnes qui se livrent à la commercialisation du produit réglementé. Les offices peuvent aussi être habilités à prendre les ordonnances ou règlements nécessaires à l’exécution d’un plan de commercialisation (al. 22(1)f)). Le CNPA peut déclarer que certaines catégories d’ordonnances nécessitent son approbation préalable (al. 7(1)d)). L’office peut exercer les pouvoirs que lui délègue un gouvernement provincial en matière de commerce intraprovincial (par. 22(2)) et peut, avec l’approbation du gouverneur en conseil, déléguer à des organismes provinciaux des pouvoirs en matière de commerce interprovincial ou international (par. 22(3)).

7 Un «plan de commercialisation» est un «plan relatif au développement, à la réglementation et au contrôle de la commercialisation de tout produit réglementé offert sur le marché interprovincial ou international» (art. 2). Il peut régir totalement le commerce interprovincial et d’exportation d’un produit, notamment, en définissant qui participe à la production du produit destiné au commerce interprovincial ou d’exportation, et les opérations qui en constituent la commercialisation sur le marché interprovincial ou d’exportation, en autorisant l’office à déterminer la quantité et la qualité du produit qui peut être mis sur le marché par des agents de commercialisation, et en prescrivant la mise en commun des recettes, l’attribution de licences aux personnes se livrant à la production et à la commercialisation, ainsi que la perception de redevances auprès de ces dernières (art. 2). Les quotas des plans de commercialisation sont fixés en fonction de la production des cinq dernières années dans la région concernée (par. 23(1)). Des «quotas additionnels» peuvent cependant être attribués pour répondre à la croissance de la demande (par. 23(2)).

23. (1) Les quotas de production ou de commercialisation éventuellement fixés par un plan de commercialisation pour une région du Canada doivent correspondre à la proportion que représente la production de cette région dans la production canadienne totale des cinq années précédant la mise en application du plan.

(2) L’office de commercialisation prend en compte les avantages comparatifs de production dans l’attribution de quotas additionnels destinés à répondre à la croissance prévue de la demande du marché.

8 La Proclamation visant l’OCCO établit l’OCCO, qui est chargé de régir la production et la commercialisation des œufs au moyen d’un système de contingentement décrit à l’annexe de la Proclamation. Chaque office provincial de commercialisation des œufs y nomme un membre, de même que la Fédération canadienne des couvoirs et l’Association des consommateurs du Canada, alors que le Conseil canadien des transformateurs d’œufs et de volailles y en nomme deux (art. 2 de la partie I de l’annexe). Aucun membre n’est nommé par le gouvernement fédéral. Donc, même si l’OCCO est établi en vertu d’une loi fédérale et exerce des pouvoirs fédéraux, il est contrôlé par des représentants des provinces et de l’industrie des œufs. Le gouvernement fédéral joue un rôle de surveillance par l’entremise du CNPA.

9 La Proclamation prévoit, dans la partie II de l’annexe, que l’OCCO fixera des contingents pour tous les producteurs d’œufs d’une province qui se sont vu attribuer un quota par l’office provincial (par. 2(1)). Les contingents fixés par l’OCCO sont dits «fédéraux», alors que les contingents fixés par les offices provinciaux sont dits «provinciaux». Le total des contingents fédéraux et provinciaux doit égaler le quota fixé pour la province concernée.

10 Les contingents provinciaux étaient fondés sur la production intérieure annuelle moyenne du Canada de 1967 à 1971, qui était de 475 millions de douzaines. La Proclamation interdit de prendre une ordonnance ou un règlement qui accroîtrait ces contingents, à moins que l’office n’ait pris en considération tout changement de la demande d’œufs de même que plusieurs autres facteurs énoncés au par. 4(1):

4. (1) Aucune ordonnance ne doit être rendue ni aucun règlement établi lorsqu’ils pourraient avoir pour effet de porter le total

a) du nombre de douzaines d’œufs produits dans une province et que l’Office et la Régie ou l’Office de commercialisation compétent autorise, par contingents fixés, de vendre dans le commerce intraprovincial, interprovincial et d’exportation, et

b) du nombre de douzaines d’œufs produits dans une province, dont on prévoit la mise en vente dans le commerce intraprovincial, interprovincial et d’exportation et autorisé en dehors des contingents fixés par l’Office et par la Régie ou l’Office de commercialisation compétent,

à un chiffre dépassant, sur une base annuelle, le nombre de douzaines d’œufs indiqué à l’article 3 du présent Plan pour la province, à moins que l’Office n’ait pris en considération

c) le principe de l’avantage comparé de production;

d) tout changement du volume du marché des œufs;

e) toute incapacité des producteurs d’œufs d’une ou de plusieurs provinces de vendre le nombre de douzaines d’œufs qu’ils sont autorisés à vendre;

f) la possibilité d’accroître la production dans chaque province en vue de la commercialisation; et

g) l’état comparatif des frais de transport vers les marchés à partir de différents points de production.

Toute réduction de la production totale d’œufs est répartie de façon proportionnelle entre les provinces, sauf que les quotas du Nouveau‑Brunswick, de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et de Terre‑Neuve ne peuvent pas être réduits (par. 4(2) et (3)).

11 Le Règlement sur le contingentement ne s’applique qu’à la commercialisation des œufs sur les marchés interprovincial et d’exportation (art. 3). Il interdit à tout producteur de commercialiser des œufs sur le marché interprovincial ou d’exportation si ce n’est en vertu d’un contingent fédéral (art. 4). Seuls les producteurs qui détiennent un contingent provincial sont admissibles à un contingent fédéral (art. 5). Le contingent fédéral d’un producteur, pour une période donnée, est le même que le contingent provincial qui lui a été attribué pour la même période, moins le nombre d’œufs que ce producteur commercialise sur le marché intraprovincial durant la même période (art. 6). Autrement dit, chaque producteur est libre de commercialiser ses œufs à l’intérieur ou à l’extérieur de sa province. En d’autres termes, la question de savoir si des œufs sont produits en vertu d’un contingent fédéral ou d’un contingent provincial dépend de l’endroit où ils sont vendus. Cela a pour effet d’unifier les marchés intraprovincial et interprovincial.

12 Le Règlement sur le contingentement prévoit aussi que le nombre total des œufs commercialisés en vertu des contingents fédéral et provincial et des œufs commercialisés selon des exemptions de contingent ne doit pas dépasser le nombre fixé à l’annexe pour chaque province (art. 7). Cette annexe fixe le nombre d’œufs qui peuvent être produits et commercialisés pendant l’année en cause, et elle est modifiée chaque année. L’OCCO évalue le nombre total d’œufs requis pour répondre aux besoins des consommateurs au Canada et en défalque le nombre d’œufs produits et commercialisés par des producteurs exemptés (environ 5 pour 100 du marché). Si la différence est inférieure à la base de 475 millions, le quota de chaque province est réduit proportionnellement. Si la demande d’œufs est supérieure au quota de base de 1972, l’OCCO attribue un quota «supplémentaire» conformément aux critères établis à l’art. 4 de la partie II de l’annexe de la Proclamation visant l’OCCO. Selon le rapport annuel de 1996 de l’OCCO, la production d’œufs a dépassé le quota de base pour la première fois en 1996. En raison de la croissance de la demande d’œufs, le CNPA a approuvé un quota supplémentaire de 1,26 million de douzaines pour 1997.

13 Le Règlement sur les permis porte sur les permis de commercialisation des œufs sur les marchés interprovincial et d’exportation et s’applique à tous ceux qui se livrent à cette commercialisation, y compris aux agents de commercialisation des Territoires du Nord‑Ouest et du Yukon (art. 3). Il interdit à quiconque de commercialiser sans permis des œufs sur le marché interprovincial ou d’exportation (par. 4(1)).

3. Le présent règlement s’applique aux personnes qui, dans une province, y compris les territoires du Nord‑Ouest et le Yukon, commercialisent des œufs dans le commerce interprovincial ou d’exportation, à l’exception des acheteurs de moins de 300 douzaines d’œufs par mois.

4. (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), nul ne peut commercialiser des œufs dans le commerce interprovincial ou d’exportation à moins de détenir le permis approprié.

14 Quelques observations peuvent être faites sur la partie fédérale du régime de commercialisation des œufs. Un contingent fédéral est requis pour produire des œufs destinés aux marchés interprovincial et d’exportation, et un permis fédéral est requis pour les commercialiser sur l’un ou l’autre de ces marchés. Les contingents fédéraux et provinciaux sont interdépendants, et un producteur ne peut obtenir un contingent fédéral que s’il détient également un contingent provincial. Il résulte de l’exclusion des Territoires du Nord‑Ouest de l’application de ces divers règlements que les œufs qui y sont produits ne peuvent pas être commercialisés légalement sur le marché interprovincial ou d’exportation; l’OCCO ne peut pas non plus attribuer validement un contingent fédéral aux producteurs des T.N.‑O. (même si les intimés disent qu’il l’a fait), en premier lieu parce qu’il ne s’y trouve aucun office provincial pour attribuer un contingent provincial et, en second lieu, parce qu’aucun contingent n’est attribué aux T.N.‑O. Ainsi, tant que la production d’œufs restait égale ou inférieure au quota de base de 1972, l’OCCO ne pouvait légalement attribuer un quota aux Territoires. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si un quota supplémentaire pourrait être attribué aux Territoires.

15 Dans l’accord fédéral‑provincial de 1972, les provinces se sont engagées à ne pas restreindre le commerce interprovincial des œufs et à appliquer le régime établi. Chaque province a donc établi un office de commercialisation chargé de régir le commerce des œufs sur son territoire. En Ontario par exemple, la Loi sur la commercialisation des produits agricoles, L.R.O. 1990, ch. F.9, établit la Commission de commercialisation des produits agricoles de l’Ontario et prévoit la création de «commissions locales» habilitées à régir le commerce de ces produits. Ces commissions locales sont investies du pouvoir, notamment, d’accorder des permis aux personnes se livrant à la production, à la commercialisation et à la transformation de produits agricoles, d’attribuer des quotas de production et de commercialisation, de fixer les prix minimums et de monopoliser le produit agricole réglementé. Cette loi prévoit en particulier la création de la Commission ontarienne de commercialisation des œufs («Commission ontarienne des œufs») (art. 21). Cette «commission locale» peut être habilitée, notamment, à établir un système de contingentement pour la production des œufs. La Loi prévoit aussi la délégation aux offices de commercialisation fédéraux de fonctions relatives au commerce intraprovincial de produits agricoles, et l’exercice par des «commissions locales» de fonctions fédérales en matière de commerce interprovincial et international. En fait, le gouvernement ontarien a autorisé l’OCCO à exercer certains pouvoirs relatifs au commerce intraprovincial des œufs; voir le règlement intitulé Eggs — Extension of Powers, règl. de l’Ont. 786/91.

16 Les pouvoirs de la Commission ontarienne des œufs sont définis dans le règlement intitulé Eggs — Marketing, R.R.O. 1990, règl. 407 (modifié par le règl. de l’Ont. 154/94). Elle peut, notamment, prescrire l’imposition de quotas pour la production et la commercialisation des œufs; elle peut fixer le prix des œufs et est investie de larges pouvoirs d’autorisation, d’inscription et de contrôle des personnes se livrant à la production, à la commercialisation et à la transformation des œufs.

17 Les Territoires du Nord‑Ouest ont adopté une partie des mesures législatives qui seront nécessaires s’ils adhèrent au régime national de commercialisation des œufs. La Loi sur la commercialisation des produits agricoles, L.T.N.‑O. 1991, ch. 35, habilite le Ministre à imposer par règlement un plan de commercialisation et à constituer une «organisation de producteurs» pour l’appliquer (par. 7(1)). Le Ministre peut aussi, après avoir consulté le Conseil sur la commercialisation des produits agricoles des Territoires du Nord‑Ouest et l’organisation des producteurs, prendre des règlements fixant les prix minimums, autorisant l’organisation des producteurs à attribuer des quotas, prescrivant des frais et redevances, et ainsi de suite (par. 7(2)). Cette loi n’a pas encore été promulguée, et aucun règlement n’a été pris non plus pour son application. Ainsi, à l’heure actuelle, il appert que le marché des œufs dans les T.N.‑O. n’est pas réglementé.

III. Historique des procédures judiciaires

18 Le présent pourvoi fait suite à une action intentée contre les intimés par l’OCCO en vue d’obtenir une injonction les empêchant de commercialiser leurs œufs sur le marché interprovincial, et une reddition de compte pour toute commercialisation qui peut en avoir été faite. Pour se défendre, Richardson et Pineview ont notamment contesté la constitutionnalité de la loi habilitante de l’OCCO. Le juge de Weerdt a conclu que le régime de commercialisation des œufs contrevenait aux al. 2d) et 6(2)b) ainsi qu’au par. 15(1) de la Charte, et qu’il n’était pas justifié au sens de l’article premier. La Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest a rejeté l’appel, sauf en ce qui concerne l’art. 15.

A. Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest, [1995] N.W.T.R 360

19 Le juge de Weerdt a reconnu aux intimés la qualité pour agir dans l’intérêt public. Il a jugé que la Proclamation visant l’OCCO, l’art. 3, le par. 4(1) et les al. 7(1)d) et 7(1)e) du Règlement sur les permis, ainsi que l’al. 4(1)a), le par. 5(2), l’art. 6 et le par. 7(1) du Règlement sur le contingentement portaient atteinte aux droits et libertés garantis par les al. 2d) et 6(2)b) et le par. 15(1) de la Charte, et ne pouvaient être sauvegardés par l’article premier. Le juge de Weerdt a aussi analysé la question de savoir si les territoires pouvaient être considérés comme des «provinces» aux fins de l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, mais il n’a pas tranché cette question.

20 Le juge de Weerdt a fait remarquer que l’association est au cœur même du commerce, car nul ne peut commercer avec soi‑même seulement. Parce que les intimés s’étaient vu refuser la possibilité de former les associations nécessaires pour la production commerciale d’œufs, le régime violait leurs droits d’association garantis à l’al. 2d) de la Charte.

21 Le juge de Weerdt a également conclu que le régime national de commercialisation des œufs privait à tort les intimés de la liberté de circulation et d’établissement: il était impossible à quiconque s’était établi dans les Territoires du Nord‑Ouest de gagner sa vie en faisant le commerce interprovincial d’œufs. Parce que le régime établissait une distinction fondée sur le lieu de résidence entre les producteurs d’œufs, il n’était pas sauvegardé par l’al. 6(3)a).

22 Pour des raisons similaires, il a également conclu que le régime violait les droits à l’égalité garantis aux intimés par le par. 15(1) de la Charte.

23 Aucune de ces violations de la Charte n’a été jugée justifiée au sens de l’article premier. Même si les Territoires peuvent en avoir été exclus parce que la production commerciale d’œufs y était inexistante avant 1972, le régime minait désormais l’objectif légitime d’établissement d’un régime national de commercialisation. L’exclusion des Territoires n’était donc pas rationnellement défendable et ne portait pas non plus atteinte aussi peu que possible aux droits que la Charte garantit aux producteurs d’œufs des T.N.‑O.

24 Au sujet de la réparation, le juge de Weerdt a conclu qu’il valait mieux accorder aux producteurs d’œufs des T.N.‑O. une exemption constitutionnelle de l’application du régime de réglementation, plutôt que d’invalider la législation dans son ensemble.

B. Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest, [1996] N.W.T.R. 201

25 La Cour d’appel a convenu avec le juge de première instance que les intimés devraient avoir qualité pour agir dans l’intérêt public. Le juge Hunt a statué, au nom de la cour, qu’une question sérieuse était soulevée au sujet de la validité de la législation en cause. Les intimés étaient directement touchés et pouvaient faire l’objet de sanctions fondées sur celle‑ci. Il n’y avait aucun autre moyen raisonnable et efficace de soulever la question puisqu’il est peu probable que des gens entreprennent la production commerciale d’œufs dans les Territoires sans avoir préalablement obtenu un quota. Il s’ensuit que refuser la qualité pour agir reviendrait à soustraire la législation à tout examen.

26 Le juge Hunt a décidé qu’il était impossible, en l’espèce, de faire une distinction entre l’association et l’activité en question. Nul ne peut se livrer seul à la commercialisation des œufs. Il ne convenait pas d’affirmer que l’al. 2d) ne protège que les activités licites, dans un cas où les intimés ne pourraient jamais accomplir licitement quelque chose que d’autres personnes vivant ailleurs pourraient accomplir licitement. Si l’al. 2d) ne protégeait que la capacité de former une association, mais non les objectifs ou les activités de cette association, la liberté d’association serait alors complètement vide de sens dans ce contexte. De façon subsidiaire, le juge Hunt a fondé sa décision sur le motif que le droit d’association invoqué en l’espèce était intrinsèquement lié à l’exercice de la liberté de circulation et d’établissement garantie par la Constitution. Par conséquent, le régime en cause violait l’al. 2d).

27 Quant à l’al. 6(2)b), le juge Hunt a conclu que les producteurs d’œufs des Territoires étaient désavantagés dans leur capacité de gagner leur vie: contrairement aux producteurs d’œufs des autres provinces, ils ne pourraient jamais obtenir un quota pour commercialiser des œufs à l’extérieur des Territoires. Puisque la loi en cause avait un certain effet sur ceux qui vivent dans les 10 provinces et un autre effet complètement différent sur ceux qui vivent dans les Territoires du Nord‑Ouest, elle établissait une distinction fondée sur la province de résidence et n’était donc pas sauvegardée par l’al. 6(3)a).

28 Le juge Hunt s’est dite en désaccord avec le juge de première instance et a statué qu’il n’y avait eu aucune violation du par. 15(1) de la Charte. Il n’y avait aucune distinction fondée sur un motif énuméré, et la province de résidence n’est pas un motif analogue puisqu’il ne s’agit pas là d’une [traduction] «caractéristique immuable» (p. 233). Les producteurs d’œufs qui vivent dans les Territoires du Nord‑Ouest n’étaient pas une minorité distincte et isolée; ils n’avaient pas non plus été victimes de stéréotypes ou de préjugés sociaux. Ce point n’est pas soulevé en l’espèce et la Cour n’en est donc pas saisie.

29 Le juge Hunt s’est ensuite demandé si l’exclusion des Territoires du Nord‑Ouest du régime en question pouvait être justifiée au sens de l’article premier. Cette exclusion ne répond à aucun objectif urgent et réel. De même, puisqu’il y a eu négation totale des droits des intimés, le critère de la proportionnalité n’a pas été respecté non plus. Rien ne prouvait que le seul moyen d’assurer la commercialisation ordonnée des œufs au Canada consistait à recourir à un système fondé sur la [traduction] «production antérieure», qui excluait les deux territoires.

30 Étant donné qu’il s’agissait d’un problème de longue date et qu’elle ne croyait guère qu’un jugement déclaratoire différé mènerait à un accord négocié, le juge Hunt a estimé que la réparation accordée par le juge de première instance était appropriée. Le [traduction] «volume infime» de production d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest ne bouleverserait pas le marché des œufs au Canada.

IV. Les questions en litige

31 La question préliminaire est de savoir si les intimés ont qualité pour contester la constitutionnalité de la législation sur la commercialisation des œufs, en défense à des poursuites civiles intentées par l’OCCO. S’ils ont cette qualité, il faut alors examiner les questions constitutionnelles formulées par le Juge en chef, le 15 janvier 1997:

1. La Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646, et ses modifications, l’art. 3, le par. 4(1) et les al. 7(1)d) et 7(1)e) du Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242, et ses modifications, ainsi que l’al. 4(1)a), le par. 5(2), l’art. 6 et le par. 7(1) du Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, et ses modifications, DORS/86‑8, violent‑ils, en totalité ou en partie, les droits et libertés garantis par l’al. 2d) et l’art. 6 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Dans l’affirmative, cette violation peut‑elle être justifiée au sens de l’article premier de la Charte?

V. Analyse

A. La qualité pour agir

32 L’appelant affirme que les intimés n’ont pas qualité pour contester les dispositions législatives en question. Il soutient que, en leur qualité de personnes morales et de seuls producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest, les intimés ne peuvent se réclamer des droits constitutionnellement garantis par l’al. 2d) et l’art. 6 de la Charte, lesquelles dispositions ne protègent que les personnes physiques. Tout en reconnaissant que l’un des intimés est une personne physique, l’appelant prétend que Richardson fait des affaires par l’intermédiaire d’une personne morale, ce qui a été constaté par le juge de première instance. Il allègue que les tribunaux d’instance inférieure ont rejeté à tort une demande de modification visant à refléter la réalité. Enfin, il fait valoir que les défendeurs dans une action civile ne peuvent prétendre à la qualité pour agir dans l’intérêt public. À notre avis, comme nous le verrons plus loin, les intimés peuvent invoquer la Charte au moyen de ce qu’on en est venu à appeler l’exception de l’arrêt Big M Drug Mart.

33 Rappelons-nous, à titre préliminaire, qu’en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduaire décrit dans l’arrêt Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367, notre Cour peut toujours choisir d’entendre des arguments fondés sur la Charte qui sont présentés par des parties qui, normalement, n’auraient pas qualité pour invoquer la Charte. Dans cet arrêt, notre Cour a adopté (à la p. 400) les propos tenus par le juge Aikins dans Jamieson c. Attorney-General of British Columbia (1971), 21 D.L.R. (3d) 313 (C.S.C.‑B.), à la p. 323:

[traduction] [L]orsqu’une affaire a été complètement débattue au fond, même s’il semble, d’après l’ensemble des plaidoiries, que le demandeur n’a pas qualité pour agir, si la question en cause est d’importance pour le public, la cour a le pouvoir discrétionnaire de rendre jugement sur le fond.

34 La constitutionnalité du régime fédéral de commercialisation des œufs est manifestement une question d’importance nationale, tout comme le sont les questions plus particulières qui ont été soulevées au sujet de l’application aux personnes morales de l’al. 2d) et de l’art. 6 de la Charte. Ces questions ont été abordées par les tribunaux d’instance inférieure et auraient pu être examinées par notre Cour, en vertu de ce pouvoir discrétionnaire résiduaire. Cependant, la présente affaire a donné à notre Cour l’occasion de réexaminer les règles applicables à la reconnaissance à une personne morale de la qualité pour agir en vertu de ladite exception de l’arrêt Big M Drug Mart. Avant le présent arrêt, les intimés ne pouvaient pas obtenir la qualité pour invoquer la Charte grâce à l’exception créée par notre Cour dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, parce qu’ils ne faisaient pas l’objet de poursuites criminelles. À notre avis, il est maintenant temps d’élargir cette exception afin de permettre aux personnes morales d’invoquer la Charte lorsqu’elles sont défenderesses dans des poursuites civiles intentées par l’État ou un organisme de l’État conformément à un régime de réglementation.

35 En général, la partie qui cherche à invoquer la Charte peut obtenir la qualité pour agir de quatre manières générales: de plein droit, en vertu de l’exception de l’arrêt Big M Drug Mart, dans l’intérêt public ou en vertu d’un pouvoir discrétionnaire résiduaire. Comme nous l’avons vu, notre Cour aurait pu reconnaître aux intimés en l’espèce la qualité pour agir, en vertu de son pouvoir discrétionnaire résiduaire.

36 En règle générale, une disposition de la Charte ne peut être invoquée que par ceux qu’elle protège. L’article 7 de la Charte, par exemple, ne protège que les personnes physiques: Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 1004. De même, les personnes morales ne peuvent pas invoquer les dispositions de la Charte qui accordent une protection à la suite d’une arrestation et d’une mise en détention, étant donné qu’elles ne peuvent être ni arrêtées ni détenues.

37 Dans l’arrêt Big M Drug Mart, cependant, notre Cour a conclu qu’une personne morale peut invoquer l’al. 2a) de la Charte, qui garantit la liberté de religion, même si une personne morale ne peut pas avoir de croyances religieuses. Big M Drug Mart était accusée d’avoir enfreint la Loi sur le dimanche, S.R.C. 1970, ch. L‑13, qui interdisait certains types d’activité commerciale le dimanche. En défense, Big M Drug Mart a cherché à faire déclarer cette loi inconstitutionnelle. Notre Cour a reconnu à Big M Drug Mart la qualité pour agir. Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a dit, aux pp. 313 et 314:

L’article 52 énonce le principe fondamental du droit constitutionnel, savoir la suprématie de la Constitution. De ce principe il découle indubitablement que nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle. . .

Tout accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l’accusation est portée est inconstitutionnelle. . .

. . . L’intimée soutient que la loi en cause est inconstitutionnelle parce qu’elle porte atteinte à la liberté de religion — si cette loi porte atteinte à la liberté de religion, il n’importe pas de se demander si la compagnie peut avoir des croyances religieuses. Un athée pourrait tout autant contester une accusation portée en vertu de la Loi. Cette question ne pourrait être pertinente que si l’al. 2a) était interprété comme ne protégeant que les personnes qui peuvent démontrer qu’elles ont véritablement des croyances religieuses. Je ne vois rien qui permet de limiter ainsi la portée de l’al. 2a) en l’espèce.

L’argument portant que l’intimée, parce qu’elle est une personne morale, est incapable d’avoir des croyances religieuses et, par conséquent, incapable d’invoquer des droits en vertu de l’al. 2a) de la Charte a pour effet de brouiller la nature de ce pourvoi. La loi qui porte atteinte à la liberté de religion est, de ce seul fait, incompatible avec l’al. 2a) de la Charte et il n’importe pas de savoir si l’accusé est chrétien, juif, musulman, hindou, bouddhiste, athée ou agnostique, ou s’il s’agit d’une personne physique ou morale. C’est la nature de la loi, et non pas le statut de l’accusé, qui est en question. [Nous soulignons.]

38 L’arrêt Big M Drug Mart n’excluait pas la possibilité qu’une partie qui, à l’instar des intimés en l’espèce, ne comparaît pas volontairement devant la cour se voie reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, même s’il n’y a pas eu atteinte à ses propres droits. La Cour à la majorité a statué que, dans ces circonstances, cette partie devrait satisfaire aux exigences prescrites par la trilogie d’arrêts sur la qualité pour agir (Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265, et Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575). Selon la Cour à la majorité, l’intimée Big M Drug Mart n’avait pas à satisfaire à ces exigences puisque, en sa qualité d’accusée, elle ne comparaissait pas volontairement devant la cour et que personne ne devrait être déclaré coupable en vertu d’une loi inconstitutionnelle. Dans ce contexte, on a affirmé qu’une personne morale ou une personne physique accusée «pourrait [. . .] contester une accusation portée en vertu de la Loi», même si ses propres droits n’ont pas été violés.

39 Ce qu’a créé Big M Drug Mart, c’est une exception qui reconnaît la qualité pour agir de plein droit à la personne accusée en vertu d’une mesure législative qu’elle prétend être inconstitutionnelle. La personne dont les droits garantis par la Constitution sont violés a qualité de plein droit pour contester l’atteinte portée par l’État, dans une action intentée par elle ou contre elle. L’arrêt Big M Drug Mart étend ce droit à l’accusé dont les propres droits ne sont pas effectivement violés, mais qui plaide l’inconstitutionnalité de la mesure législative en vertu de laquelle il est poursuivi.

40 À notre avis, la logique de l’arrêt Big M Drug Mart va jusqu’à reconnaître aux intimés la qualité pour agir de plein droit. Bien qu’ils puissent chercher à se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, nous ne croyons pas qu’ils aient besoin de le faire. Ils ne comparaissent pas volontairement devant la cour. Ils sont menacés du fait qu’un organisme de l’État les fait comparaître au moyen d’une demande d’injonction fondée sur un régime de réglementation. Si cette demande était accueillie, il pourrait en résulter une mise à exécution par voie de procédures en matière d’outrage. Si ces réparations reposent sur une règle de droit inconstitutionnelle, il semblerait extraordinaire qu’un défendeur ne puisse pas se faire entendre pour en plaider l’inconstitutionnalité, uniquement parce que la disposition constitutionnelle qui la rend invalide ne s’applique pas à une personne morale.

41 Il nous semble incorrect que quelqu’un dans la situation des intimés soit obligé de demander la qualité pour agir «dans l’intérêt public». Ils ne cherchent pas à contester la législation dans l’intérêt public. Ils cherchent à se défendre contre une règle de droit qu’on veut leur appliquer contre leur gré et qui portera directement atteinte à leur intérêt «privé».

42 Nous devons reconnaître que notre Cour a déclaré, à maintes reprises, que le principe dégagé dans Big M Drug Mart ne s’applique pas à un défendeur dans une action civile. Ces énoncés ne sont toutefois que de simples assertions et ne tentent nullement d’expliquer la logique de ce point de vue. Dans l’arrêt Irwin Toy, précité, à la p. 1004, le juge en chef Dickson ainsi que les juges Lamer et Wilson précisent simplement, dans leurs motifs majoritaires:

À cet égard, l’arrêt Big M Drug Mart, précité, ne trouve aucune application. Il n’y a aucune poursuite pénale en cours en l’espèce de sorte que le principe formulé dans l’arrêt Big M Drug Mart n’entre pas en jeu.

43 Irwin Toy n’était pas une affaire dans laquelle la partie qui demandait la qualité pour agir avait été forcée de comparaître devant la cour. Au contraire, la partie qui demandait la qualité pour agir cherchait activement à l’obtenir. De même, dans l’arrêt Dywidag Systems International, Canada Ltd. c. Zutphen Brothers Construction Ltd., [1990] 1 R.C.S. 705, le juge Cory affirme, au nom de la Cour, à la p. 709:

. . . une société ne peut [. . .] se prévaloir de la protection de l’art. 7 de la Charte. . .

Il est vrai qu’il existe une exception à ce principe général qui a été établie dans l’arrêt R. c. Big M. Drug Mart, précité, où la Cour a conclu que «[t]out accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l’accusation est portée est inconstitutionnelle» [. . .] En l’espèce, il n’y a pas de poursuite pénale et de toute évidence l’exception ne s’applique pas.

Dans Dywidag, la partie qui demandait la qualité pour agir devant la cour n’avait pas été poursuivie par un organisme de l’État qui sollicitait une réparation fondée sur une mesure législative qu’elle prétendait être inconstitutionnelle. La partie qui demandait la qualité pour agir cherchait plutôt à mettre en cause l’État dans une action civile devant une cour provinciale. La Loi sur la Cour fédérale, dont les dispositions accordent compétence exclusive à la Cour fédérale relativement aux actions intentées contre l’État, faisait obstacle à cette demande. On ne pouvait pas dire que Zutphen (la partie qui demandait la qualité pour agir) avait été forcée de comparaître devant la cour.

44 En étendant l’exception de l’arrêt Big M Drug Mart aux poursuites civiles dans ces circonstances limitées, nous ne voulons pas fournir aux personnes morales une nouvelle arme en matière de litige. Notre but est de permettre à une personne morale, poursuivie en justice conformément à un régime de réglementation, de contester la loi — qu’elle considère inconstitutionnelle — en vertu de laquelle le régime en cause a été établi. Certes, tout comme nul ne devrait être déclaré coupable d’une infraction définie par une loi inconstitutionnelle, nul ne devrait faire l’objet de procédures et de sanctions coercitives autorisées par une telle loi.

45 En l’espèce, l’OCCO a demandé à la cour de prononcer une injonction contre les intimés et de les condamner à payer des dommages‑intérêts. Ils produisaient et commercialisaient des œufs à l’extérieur des Territoires du Nord‑Ouest, en marge du système de quotas et d’octroi de permis. Ils contrevenaient donc au régime fédéral de commercialisation des œufs, particulièrement à l’art. 4 du Règlement sur les permis, qui les obligeait à détenir un permis, et à l’art. 4 du Règlement sur le contingentement, en vertu duquel ils devaient être titulaires d’un quota. Ces contraventions constituaient une infraction au par. 37(1) de la Loi sur les offices des produits agricoles. Au lieu de signaler ces contraventions au Procureur général, l’OCCO, agissant à titre privé, a intenté contre les intimés une action civile en vue d’obtenir une injonction, une reddition de compte et des dommages‑intérêts. Le préjudice que l’OCCO prétendait subir découlait des mesures qu’il était contraint de prendre pour concilier la production et la commercialisation non autorisées d’œufs par les intimés avec le contingentement fédéral des œufs.

46 Même si les intimés n’ont pas été poursuivis en vertu du régime fédéral de commercialisation des œufs, il n’en demeure pas moins que c’est ce régime qui justifiait l’action civile de l’OCCO. N’eût été ce régime, l’OCCO n’aurait subi aucun préjudice. En fait, il n’y aurait pas d’OCCO. Le défendeur dans une action civile fondée sur une mesure législative a normalement le droit de contester la constitutionnalité de cette mesure législative. Cependant, il a été soutenu que, parce que les intimés étaient des personnes morales et que les actions intentées contre elles étaient de nature civile, ils ne pouvaient pas contester les dispositions du régime. À notre avis, pour maintenir la primauté du droit et l’intégrité du système judiciaire, il est beaucoup plus important de garantir la constitutionnalité de la mesure législative en vertu de laquelle l’État engage des procédures coercitives que de savoir si les procédures en question sont de nature pénale ou civile. Si l’exigence de procédures pénales était maintenue, une personne morale faisant l’objet d’une injonction civile prononcée à la demande d’un organisme de l’État ne pourrait pas contester la constitutionnalité de la loi ayant autorisé ces procédures. Toutefois, si elle violait l’injonction, elle pourrait être accusée d’outrage. Elle s’exposerait alors à des peines plus sévères. Pourtant, à cette dernière étape, même si elle s’exposait à des sanctions pénales, elle ne pourrait pas contester la loi en vertu de la Charte, du fait que ces sanctions ont été autorisées non par cette loi, mais en vertu des pouvoirs de la cour en matière d’outrage.

47 Nous avons donc conclu qu’il y a lieu de reconnaître aux intimés la qualité pour agir de plein droit et que ceux-ci ne devraient pas avoir à demander la qualité pour agir dans l’intérêt public comme s’ils étaient des tiers dans les procédures.

B. Les droits garantis par la Charte

48 La Cour d’appel a conclu que l’incapacité des intimés d’obtenir un quota en vertu du régime national de commercialisation des œufs violait la liberté d’association et la liberté de circulation et d’établissement que leur garantissait la Charte. Vu que l’un des motifs de conclure à l’existence d’une violation de la liberté d’association reposait sur la conclusion qu’il y avait eu violation de la liberté de circulation et d’établissement garantie par la Charte, il convient de commencer par examiner si la liberté de circulation et d’établissement des intimés a été violée.

(1) Liberté de circulation et d’établissement: art. 6 de la Charte

49 Voici le libellé de l’art. 6 de la Charte:

Liberté de circulation et d’établissement

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit:

a) de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute province;

b) de gagner leur vie dans toute province.

(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés:

a) aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée, s’ils n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;

b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l’obtention des services sociaux publics.

(4) Les paragraphes (2) et (3) n’ont pas pour objet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d’individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d’emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale.

La portée que l’on reconnaît à ces mots a une incidence considérable sur l’exercice des compétences fédérales et provinciales énumérées, respectivement, aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce contexte oblige à examiner minutieusement l’objet et le rôle de l’article traitant de la liberté de circulation et d’établissement, ainsi que de la Charte elle‑même, dans notre régime constitutionnel. Le retour aux principes premiers est d’autant plus nécessaire en raison de la rareté de la jurisprudence et de la doctrine portant sur l’art. 6.

a) La nature du droit

50 Les dispositions de la Charte invoquées en l’espèce sont les al. 6(2)b) et 6(3)a). Un problème préliminaire est de savoir si ces deux alinéas doivent s’interpréter conjointement comme établissant un seul droit restreint de façon interne ou si le premier alinéa établit lui‑même un droit qui est restreint de façon externe par le deuxième alinéa. L’alinéa 6(2)b) garantit le droit de «gagner [sa] vie dans toute province». L’alinéa 6(3)a) vient ensuite réduire radicalement la portée de ce droit en le subordonnant aux lois d’application générale de la province, à l’exception de celles qui établissent entre les gens une distinction «fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle». À notre avis, il est impossible de déterminer l’objet de l’énoncé extrêmement général de l’al. 6(2)b) sans tenir compte de la limite contenue à l’al. 6(3)a).

51 Dans la décision Malartic Hygrade Gold Mines (Quebec) Ltd. c. R., [1982] C.S. 1146, le lien qui existe entre les deux alinéas est expliqué selon la dialectique suivante, à la p. 1151:

a) le principe: droit de gagner sa vie dans toute province;

b) l’exception: ce droit est subordonné aux lois et usages d’application générale dans la province;

c) l’exception à l’exception: sauf si ces lois établissent des distinctions fondées principalement sur la province de résidence.

Un examen attentif permet de constater que la proposition b) mine presque complètement la garantie énoncée à la proposition a), et que la seule façon de définir le sens, la portée et l’objet de la proposition a) consiste à l’interpréter conjointement avec la proposition c). L’exactitude de cette approche générale a été reconnue dans les deux principaux arrêts de la Cour suprême concernant l’art. 6, soit Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, et Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591.

52 Dans l’arrêt Skapinker, précité, notre Cour, à l’unanimité, a défini la portée de l’al. 6(2)b) en renvoyant abondamment aux restrictions contenues à l’al. 6(3)a), et a souligné (à la p. 380) que pour saisir l’importance de la rubrique «Liberté de circulation et d’établissement» relativement à l’al. 6(2)b), il fallait nécessairement tenir compte de l’al. 6(3)a):

Les derniers mots de l’al. 6(3)a), que je viens tout juste de citer, étayent la conclusion que l’al. 6(2)b) vise la «liberté de circulation et d’établissement» et non pas à établir un droit distinct au travail. L’interprétation de l’al. 6(2)b) en fonction des exceptions énoncées à l’al. 6(3)a) permet également d’expliquer pourquoi les mots «dans toute province» sont utilisés: en vertu de l’al. 6(2)b), les citoyens et les résidents permanents ont le droit de gagner leur vie dans toute province, mais ce droit est subordonné aux lois et usages «d’application générale» dans cette province qui n’établissent aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence.

53 Cet extrait et la méthodologie qui y est décrite ont également été adoptés par les juges majoritaires dans l’arrêt Black, précité, à la p. 622, de même que 617 et 618. En outre, cette approche est compatible avec la méthode contextuelle d’interprétation de la Charte décrite dans Big M Drug Mart, précité, à la p. 344:

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. [. . .] En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de cette Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker [citation omise], elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.

54 Il ressort clairement de ces passages qu’il y a lieu d’interpréter les deux dispositions conjointement pour en établir les objets respectifs. Nous faisons cependant remarquer que, dans l’arrêt Black, précité, à la p. 626, les trois juges majoritaires, bien qu’ils aient reconnu l’interdépendance des deux dispositions, ont ensuite examiné l’incidence de l’al. 6(3)a) en tant que disposition «de sauvegarde» indépendante. À notre avis, utiliser l’al. 6(3)a) en tant que disposition de sauvegarde indépendante est redondant et susceptible d’engendrer de la confusion. Notre Cour a reconnu que la liberté de circulation et d’établissement décrite à l’al. 6(2)b) doit être interprétée en fonction de la disposition en matière de discrimination contenue à l’al. 6(3)a), sinon elle sera manifestement trop large, vu la rubrique «Liberté de circulation et d’établissement». Une fois que l’existence de cette interdépendance en matière d’interprétation est reconnue, il est plus logique d’interpréter les deux dispositions conjointement comme définissant un seul droit, plutôt qu’un droit «sauvegardé» de façon externe par un autre droit. La méthode à deux étapes donne lieu à une analyse inutilement répétitive dans le cadre de laquelle l’al. 6(3)a) sert à restreindre l’al. 6(2)b) de façon interne (vu qu’il est manifestement trop large pour être interprété isolément) et joue ensuite le rôle de disposition «de sauvegarde» autonome. À notre avis, il est préférable de donner pleinement effet à l’interdépendance reconnue dans les arrêts Skapinker et Black, précités, en déterminant l’objet et la portée des deux dispositions conjointement sans qu’il soit nécessaire d’appliquer l’al. 6(3)a) une deuxième fois. La disposition en matière de discrimination devrait faire partie intégrante de l’interprétation de l’objet et de la portée de la liberté de circulation et d’établissement décrite à l’al. 6(2)b). L’alinéa 6(3)a) n’est pas une disposition «de sauvegarde» au même titre que le sont l’al. 6(3)b), le par. 6(4), ou encore l’article premier de la Charte, étant donné qu’aucune de ces dispositions n’est indispensable pour définir l’objet des articles dont elles limitent la portée.

b) L’objet de la garantie de liberté de circulation et d’établissement

55 Nous abordons maintenant les principes premiers de la Charte, dont l’art. 6 fait partie. Dans l’arrêt Skapinker, précité, qui se trouve à être l’un des premiers arrêts relatifs à l’application de la Charte, le juge Estey a expliqué, en passant, ce qu’il percevait comme l’objet sous-jacent de la Charte (aux pp. 366 et 367):

La Loi constitutionnelle de 1982 apporte une nouvelle dimension, un nouveau critère d’équilibre entre les individus et la société et leurs droits respectifs, une dimension qui, comme l’équilibre de la Constitution, devra être interprétée et appliquée par la Cour. [Nous soulignons.]

Dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 156, le juge Dickson a perçu un rôle similaire:

La Charte canadienne des droits et libertés est un document qui vise un but. Ce but est de garantir et de protéger, dans des limites raisonnables, la jouissance des droits et libertés qu’elle enchâsse. Elle vise à empêcher le gouvernement d’agir à l’encontre de ces droits et libertés; elle n’autorise pas en soi le gouvernement à agir. [Nous soulignons.]

56 L’analyse qu’il faut faire pour déterminer la nature précise de toute obligation découlant de la Charte est décrite dans l’arrêt Big M Drug Mart, précité, à la p. 344, où l’on décrit également le rôle de la Charte dans son ensemble:

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, [etc.]. [. . .] Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. [Nous soulignons.]

57 Dans un article récent, l’ancien juge en chef Dickson estime que l’essor des droits de la personne sur le plan international est un facteur important qui a contribué à l’adoption, au Canada, d’un document garantissant des droits et libertés. Il fait remarquer:

[traduction] La Déclaration universelle des droits de l’homme témoigne de l’horreur inspirée dans le monde entier par les violations des droits de la personne qui ont été commises dans de nombreux pays au cours de la Deuxième Guerre mondiale. La Déclaration universelle représentait cependant plus qu’une simple expression d’horreur. Elle soulignait également de façon éclatante la volonté, issue de la Deuxième Guerre mondiale et des événements qui y ont conduit, de marquer le début d’une ère nouvelle pour l’humanité, une ère empreinte d’un profond respect des droits de la personne.

. . .

La Charte est l’expression de la volonté commune des gouvernements fédéral et provinciaux de limiter leur souveraineté législative de manière à ne pas violer certains droits et certaines libertés. [Nous soulignons.]

(«The Canadian Charter of Rights and Freedoms: Context and Evolution», dans G.-A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), aux pp. 8 et 19.)

Ces déclarations confirment ce qui peut paraître évident à certains, c’est‑à‑dire que l’objet principal de la Charte est de veiller à ce que toute action gouvernementale soit conforme à certains droits et libertés individuels dont la protection est essentielle au maintien d’une société démocratique et fonctionnelle dans laquelle la dignité fondamentale de tous les individus est reconnue.

58 L’article 6 fait partie de ces droits essentiels de la personne non seulement parce qu’il est inclus dans la Charte, mais également en raison des instruments internationaux de défense des droits de la personne qui reconnaissent la liberté de circulation et d’établissement. En effet, l’art. 6 reflète de près les dispositions de plusieurs instruments de défense de droits de la personne, que le Canada a ratifiés:

Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (vote affirmatif, comprenant le Canada, 10 décembre 1948)

Article 13

1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État.

Article 23

1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.

Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, R.T. Can. 1976 no 46 (date d’adhésion: le 19 mai 1976)

Article 6

1. Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit au travail, qui comprend le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit.

L’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme prévoit également qu’une personne peut se prévaloir de ces droits «sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation». Comme il ressort clairement du libellé de l’al. 6(3)a), la liberté de circulation et d’établissement garantie par la Charte repose en grande partie sur le droit à l’égalité de traitement. En principe, l’art. 6 peut donc être interprété comme rendant applicable la liberté fondamentale de circulation et d’établissement qui est définie en fonction de l’obligation de traiter les gens sans distinction fondée sur leur lieu de résidence.

59 Avant l’avènement de la Charte, le droit des citoyens canadiens de se déplacer, de résider et de travailler dans la province de leur choix avait déjà été confirmé. Cependant, ce droit avait été énoncé non pas parce qu’il avait un lien avec les droits fondamentaux de la personne, mais parce qu’il découlait de la compétence fédérale exclusive en matière de citoyenneté, conférée par l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887, aux pp. 919 et 920). Le droit de se déplacer partout au pays et de s’établir à l’endroit de son choix était considéré comme un attribut essentiel de la citoyenneté auquel les provinces ne pouvaient pas toucher. Suivant ce raisonnement, il allait de soi que le gouvernement fédéral pouvait toujours réglementer les attributs de la citoyenneté; il pouvait entraver la liberté de circulation et d’établissement, même si les provinces ne le pouvaient pas. En conséquence, bien que le droit décrit dans Winner, précité, puisse paraître semblable à celui prévu à l’art. 6, les deux ont des origines totalement différentes. La liberté de circulation et d’établissement qui émane d’un intérêt pour les droits fondamentaux de la personne se distingue, sur le plan conceptuel, de la liberté de circulation et d’établissement qui a trait essentiellement à l’exclusivité des compétences. Elle peut nécessiter une portée différente afin d’atteindre un objectif différent. L’article 6 émane d’un intérêt pour les droits de la personne et non des conditions ou du fonctionnement de la structure fédérale canadienne.

60 Vu que l’art. 6 fait partie de la Charte et qu’il reflète de près le libellé de traités internationaux en matière de droits de la personne, il semble clair qu’il répond à un souci d’assurer l’une des conditions nécessaires à la protection de la dignité fondamentale de la personne. Ce qui est garanti aux al. 6(2)b) et 6(3)a), c’est la liberté de choisir l’endroit où gagner sa vie, sous réserve des lois qui n’établissent aucune distinction fondée sur le lieu de résidence. Cette garantie de libre circulation est définie et étayée par la notion d’égalité de traitement et l’absence de distinction fondée sur le motif normalement lié au choix de l’endroit où gagner sa vie (c.‑à‑d. le lieu de résidence). Le juge La Forest a parlé de l’importance corrélative de ces deux concepts dans Black, précité, aux pp. 617 et 618, de même que 620 et 621:

À mon sens, l’al. 6(2)b) garantit non seulement le droit de gagner sa vie mais, plus précisément, le droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix tout en étant assujetti aux mêmes conditions que les résidents.

. . .

En réalité, une interprétation de la Charte fondée sur l’objet visé nous oblige à aborder de manière plus globale la liberté de circulation. Le paragraphe 6(2) était destiné à protéger le droit d’un citoyen (et par extension celui d’un résident permanent) de se déplacer à l’intérieur du pays, d’établir sa résidence à l’endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Les provinces peuvent évidemment réglementer ces droits (selon l’arrêt Skapinker). Cependant, sous réserve des exceptions contenues à l’article premier et à l’art. 6 de la Charte, elles ne peuvent le faire en fonction des frontières provinciales. Ce serait déroger aux droits que possède le citoyen, en sa qualité même de citoyen, d’être traité également partout au Canada. [Nous soulignons.]

La liberté garantie à l’art. 6 traduit un intérêt pour la dignité de l’individu. Les alinéas 6(2)b) et 6(3)a) favorisent la réalisation de cet objet en garantissant une certaine autonomie sur le plan de la liberté personnelle de circulation et d’établissement, et en interdisant à l’État de miner cette liberté et cette autonomie au moyen d’un traitement discriminatoire fondé sur le lieu de résidence antérieur ou actuel. La liberté de gagner sa vie est une question d’accomplissement de soi et de survie. L’article 6 vise à rendre applicable un droit fondamental de la personne qui est étroitement lié à l’égalité, celui d’être en mesure de participer à l’économie sans être assujetti à des lois qui établissent une distinction fondée principalement sur des attributs liés au choix de l’endroit où gagner sa vie.

61 Le libellé de l’art. 6 laisse entendre que ce droit est violé non pas par une mesure législative qui réglemente un type particulier d’activité économique, mais plutôt par l’effet d’une telle mesure législative sur le droit fondamental de gagner sa vie au même titre que tout autre individu. En fait, les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 autorisent les gouvernements fédéral et provinciaux à réglementer tout genre d’activité économique défini par type d’activité. Par exemple, le par. 92(13) autorise les provinces à légiférer en matière de propriété et de droits civils, le par. 92(9) autorise l’imposition de permis de vente au détail et le par. 91(12) permet de légiférer relativement aux pêcheries des côtes de la mer et de l’intérieur. Vu le caractère fédéral de notre Constitution, et vu que la propriété et les droits civils relèvent de la compétence des provinces, une large gamme de lois en vigueur dans les provinces, qui influent sur les conditions d’activité commerciale, ne s’appliquent que dans la province où elles ont été adoptées. La structure fédérale de notre Constitution permet l’établissement de régimes distincts de réglementation du commerce dont l’application est inévitablement définie «en fonction des frontières provinciales». Les lois provinciales validement adoptées en vertu de l’art. 92 de la Constitution ne s’appliquent que dans une seule province et peuvent influer sur les conditions auxquelles on peut y gagner sa vie. Des lois fédérales, ou des régimes législatifs établis de concert par les gouvernement fédéral et provinciaux, peuvent s’appliquer dans certaines provinces seulement et ainsi créer des conditions variables en matière de gagne-pain dans différentes provinces (Prince Edward Island Potato Marketing Board c. H. B. Willis Inc., [1952] 2 R.C.S. 392). Ce type de législation économique, de même que l’établissement de régimes de réglementation divergents dans les provinces, est indubitablement autorisé par la Constitution.

62 Il existe donc une tension entre les objets et le texte des art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, et l’art. 6 de la Charte. Les articles 91 et 92 autorisent l’établissement de régimes juridiques distincts dans les provinces et définissent les matières, dont plusieurs font partie intégrante du fonctionnement de l’économie, qui relèvent de leur compétence exclusive. Toutefois, l’art. 6 de la Charte dit que les gens ont le droit de gagner leur vie partout au Canada, sans faire l’objet d’une distinction «fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle».

63 Cette tension s’accentue lorsque l’on tient compte de l’interprétation judiciaire et de l’historique de l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui se lit ainsi:

121. Tous articles du crû, en provenance d’une province ou qui y sont produits ou fabriqués, seront, à dater de l’Union, admis en franchise dans chacune des autres provinces.

Ces mots semblent limiter la compétence des provinces ou du gouvernement fédéral d’adopter des lois qui nuisent à l’entrée de marchandises dans une province. Dans la jurisprudence ancienne, il a été conclu que l’art. 121 n’interdit que l’imposition de droits de douane sur les marchandises en transit qui franchissent des frontières provinciales (Gold Seal Ltd. c. Attorney-General for Alberta (1921), 62 R.C.S. 424, le juge Anglin, à la p. 466, et le juge Duff, à la p. 456). Dans la jurisprudence plus récente, cependant, la portée de l’art. 121 a été définie un peu plus largement. Le juge Rand, dans les motifs concordants qu’il a rédigés dans l’arrêt Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626, a dit, à la p. 642:

[traduction] Je considère que l’art. 121, en plus d’être dirigé contre les droits de douane, vise à interdire qu’une réglementation du commerce ne vienne entraver, ou restreindre de quelque façon que ce soit, la libre circulation des marchandises dans tout le Dominion comme s’il n’y avait pas de frontières provinciales. Je suis bien d’accord qu’il ne fait pas disparaître pour autant toute réglementation des activités commerciales. Il vise à assurer la liberté du commerce, tout en permettant la réglementation dans ses aspects secondaires, qui sont les à‑côtés du commerce. Ce qui est interdit, c’est une réglementation du commerce qui serait reliée, en droit et en fait, à l’existence des frontières provinciales. [Nous soulignons.]

64 Cette interprétation a été adoptée par les quatre juges de notre Cour qui ont abordé la question dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198. Dans cette affaire, le régime fédéral‑provincial de commercialisation des œufs, qui est également en cause dans le présent pourvoi, était contesté par des producteurs d’œufs qui résidaient en Ontario et participaient au régime. Les producteurs soutenaient que, du fait qu’il limitait le nombre et le prix des œufs pouvant être commercialisés sur le plan interprovincial, le régime de commercialisation empêchait effectivement l’établissement du marché économique unique prévu par l’art. 121. Le juge en chef Laskin a conclu que l’art. 121 n’avait pas été violé, et a indiqué que la question de savoir si la réglementation du marché peut être perçue comme visant un objectif inacceptable peut varier selon que la mesure législative en cause est d’origine fédérale ou provinciale. Après avoir cité un extrait des motifs du juge Rand dans Murphy, précité, le Juge en chef affirme, à la p. 1268:

Adoptant cette conception de l’art. 121, je ne trouve rien dans le présent régime de commercialisation qui, en tant que réglementation du commerce, soit relié en droit et en fait à l’existence de frontières provinciales. En décider autrement signifierait qu’une loi fédérale de commercialisation, rattachable au commerce interprovincial, ne pourrait valablement prendre en considération le mode de production des diverses provinces pour tenter d’instaurer l’équité dans les échanges commerciaux. Je ne trouve ici aucune idée de réglementation punitive au détriment ou en faveur de l’une des provinces. [En italique dans l’original; nous soulignons.]

65 Le mécontentement au sein du gouvernement fédéral à l’égard de la portée de l’art. 121, et l’impression que les provinces avaient tendance à faire obstacle au commerce interprovincial ont donné lieu à un projet de version plus musclée de l’article lors des négociations constitutionnelles qui ont abouti à l’adoption des modifications de 1982; voir, de façon générale, T. Lee et M. J. Trebilcock, «Economic Mobility and Constitutional Reform» (1987), 37 U.T.L.J. 268, et D. A. Schmeiser et K. J. Young, «Mobility Rights in Canada» (1983), 13 Man. L.J. 615, à la p. 626. Voici comment se serait lu le nouvel art. 121:

121. (1) Les lois et usages du Canada et des provinces ne peuvent établir aucune discrimination susceptible d’entraver d’une manière abusive, directement ou indirectement, le fonctionnement de l’union économique canadienne, et fondée, soit sur la province ou le territoire de résidence ou de résidence antérieure d’une personne, soit sur la province ou le territoire d’origine ou de destination de biens, de services ou de capitaux, soit sur la province ou le territoire de provenance ou de destination de biens, services ou capitaux qui sont importés ou exportés.

(2) Le paragraphe (1) n’invalide pas les lois du Parlement ou des corps législatifs des provinces qui visent à sauvegarder la santé, la sécurité, l’ordre et la moralité publics.

(3) Le paragraphe (1) n’invalide ni les lois du Parlement qui découlent des principes de péréquation ou de développement régional consacrés par le Parlement et les corps législatifs des provinces, ni celles où le Parlement déclare que des raisons d’intérêt national sont prépondérantes, ni celles qui découlent d’un engagement international du Canada.

(4) Les paragraphes (2) ou (3) ne valident pas les lois du Parlement ou des corps législatifs des provinces qui entravent la circulation en franchise, d’une province à l’autre, de biens, de services ou de capitaux d’origine provinciale ou importés. [Nous soulignons.]

Outre la libre circulation des personnes, cette nouvelle version de l’art. 121 aurait expressément protégé la libre circulation de facteurs déterminés de production économique qui sont souvent intégralement liés au gagne‑pain d’une personne: les biens, services et capitaux. Ce projet d’art. 121 n’était pas censé conférer des droits à des individus ou à des groupes; il visait plutôt à garantir le choix de l’endroit où gagner sa vie en limitant radicalement le droit de tout gouvernement d’adopter des lois touchant à la libre circulation d’une province à l’autre de certains facteurs de production économique. En fin de compte, neuf des dix provinces ont rejeté cette modification, et l’art. 121 est demeuré inchangé.

66 Quoique les parties aient ultérieurement été invitées à examiner l’incidence possible de l’art. 121 sur les questions en litige dans le présent pourvoi, cet article n’est pas directement en cause en l’espèce. Les tribunaux d’instance inférieure et les parties qui y ont comparu semblent avoir présumé que les territoires ne sont pas visés par le mot «provinces» utilisé dans l’article. Cependant, la jurisprudence relative à l’art. 121 et l’historique de cette disposition indiquent ce que l’art. 6 n’était pas destiné à réaliser. L’objectif de l’art. 6 ne devrait pas être interprété comme étant de conférer un droit de se livrer à un type particulier d’activité économique. La consécration, dans la Charte, de la libre circulation relative à des facteurs particuliers de production économique a été proposée et carrément rejetée. Par contre, l’inclusion de l’art. 6 dans la Charte reflète un objectif en matière de droits de la personne: celui d’assurer que la libre circulation des gens et, à cette fin, leur capacité de gagner leur vie sur un pied d’égalité avec autrui, peu importe leur lieu de résidence. Cet article garantit la libre circulation des gens, non en tant que caractéristique de l’unité économique du pays, mais plutôt en vue d’atteindre un objectif en matière de droits de la personne. Il est axé sur l’individu. L’article 6 ne garantit pas et n’exclut pas catégoriquement le droit d’un individu d’introduire des biens, services ou capitaux dans une province sans être entravé par une réglementation quelconque. L’article 6 se rapporte plutôt à un attribut essentiel de la personnalité et garantit que le choix de l’endroit où gagner sa vie ne sera pas entravé au moyen d’un traitement inégal, fondé sur le lieu de résidence, par les lois en vigueur dans le ressort où la personne visée gagne sa vie.

67 Vu ces objets, l’analyse en jeu à l’art. 6 est axée non pas sur le type d’activité économique en cause, mais plutôt sur l’objet et l’effet de la réglementation particulière et sur la question de savoir si cet objet et cet effet portent atteinte au droit de gagner sa vie sans être assujetti à une distinction fondée sur le lieu de résidence.

c) Une distinction entre qui?

68 La première étape de cette analyse consiste à déterminer entre qui la comparaison est faite dans le but d’établir une distinction. Cela pose un problème épineux, car il existe de nombreux moyens différents de gagner sa vie dans une province particulière. Les cas plus simples sont ceux où la personne peut gagner sa vie dans la province où elle réside, ce que garantit l’al. 6(2)a). Il sera alors normalement facile de voir si une mesure législative porte atteinte au droit d’une personne d’être traitée sans faire l’objet d’une distinction fondée sur le lieu de résidence, étant donné qu’une distinction ne pourra être faite entre cette dernière et d’autres personnes qu’en fonction de leur lieu de résidence antérieur, ou encore du fait qu’elle réside depuis relativement peu de temps dans la province (comme c’était le cas dans Re Mia and Medical Services Commission of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.‑B.); voir également H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel (3e éd. 1997), à la p. 180). L’alinéa 6(3)a) envisage expressément cette situation puisqu’il interdit les lois qui «établissent entre les personnes [une] distinction fondée principalement sur [le lieu] de résidence antérieu[r]» (nous soulignons). Dans de tels cas, le nouveau résident d’une province sera comparé aux personnes qui y résident depuis plus longtemps pour déterminer si une distinction est établie.

69 De plus grandes difficultés surgissent, cependant, lorsque l’individu entend gagner sa vie dans une province sans toutefois y résider. Le droit, prévu à l’al. 6(2)b), de gagner sa vie dans une autre province n’est nullement fondé sur la résidence dans cette province. En réalité, le fait que l’al. 6(3)a) interdise aussi expressément les «lois [. . .] [qui] établissent entre les personnes [une] distinction fondée principalement sur la province de résidence [. . .] actuelle» (nous soulignons) laisse entendre que la liberté de circulation garantie s’applique aux individus qui cherchent à gagner leur vie dans une province dans laquelle ils ne résident pas. Cette interprétation a été adoptée par notre Cour dans ses deux arrêts antérieurs sur l’art. 6. Dans Skapinker, précité, à la p. 382, notre Cour a affirmé que les droits énoncés aux al. 6(2)a) et 6(2)b) devraient être interprétés de façon disjonctive en tant que droits distincts indépendants l’un de l’autre (voir P. Blache, «Les libertés de circulation et d’établissement», dans Beaudoin et Mendes, op. cit., aux pp. 399 et 400). Se fondant sur les faits de cette affaire, le juge Estey a décrit ainsi ces deux droits distincts, à la p. 382: «Les deux droits (à l’al. a) et à l’al. b)) se rapportent au déplacement dans une autre province, soit pour y établir sa résidence, soit pour y travailler sans y établir sa résidence» (nous soulignons). Il est normal que le juge Estey ait utilisé le mot «travailler» pour décrire le droit invoqué en vertu de l’al. 6(2)b) dans cette affaire, étant donné qu’on y faisait valoir qu’un avocat avait le droit de travailler dans une certaine province en vertu de l’art. 6. Cependant, le libellé de l’al. 6(2)b) est beaucoup plus large, car il mentionne non pas un droit de «travailler», mais plutôt un droit de «gagner [sa] vie».

70 Dans l’arrêt Black, précité, le juge La Forest a fait remarquer que l’al. 6(2)b) ne subordonne pas le fait de gagner sa vie dans une autre province à la présence physique dans cette province (aux pp. 621 et 622):

Il ne fait cependant aucun doute qu’une personne peut gagner sa vie dans une province sans s’y trouver personnellement.

. . .

À mon avis, le droit d’un citoyen ou d’un résident permanent de gagner sa vie en offrant ses services n’importe où au Canada confère un «minimum de pertinence» tout à fait suffisant à la rubrique «Liberté de circulation et d’établissement» qui précède l’art. 6. [Nous soulignons.]

Dans cette affaire, un groupe d’avocats qui étaient tous dûment qualifiés pour pratiquer le droit en Alberta cherchaient à établir un cabinet d’avocats interprovincial. La nature interprovinciale du cabinet découlait du fait que certains des avocats résidaient en Ontario, alors que d’autres résidaient en Alberta. Cela devrait permettre aux avocats résidant en Ontario d’offrir leurs services en Alberta, tout en en assurant la prestation en Ontario. Il a été conclu dans l’arrêt Black, précité, que les avocats résidant en Ontario «gagnaient leur vie» en Alberta, la province de destination, même s’ils ne s’y rendaient pas physiquement.

71 La liberté de circulation et d’établissement intervient donc par suite de la simple tentative, que ce soit par la présence physique ou par tout autre moyen, de gagner sa vie dans une province autre que sa province de résidence. Pour simplifier, nous appellerons «province de destination» la province dans laquelle la personne gagne sa vie, et «province d’origine», la province où elle réside de façon permanente. La question de savoir quelles activités sont visées par l’expression «gagner sa vie» n’a pas été commentée en profondeur dans la jurisprudence. Il semble indéniable, cependant, que la personne qui réside dans la province d’origine peut gagner sa vie dans la province de destination soit en y produisant quelque chose de valeur (MacKinnon c. Canada (Pêches et Océans), [1987] 1 C.F. 490 (1re inst.)), soit en y commercialisant ou en y accomplissant quelque chose de valeur (Black, précité). En outre, comme l’indique clairement l’arrêt Black, la chose de valeur qui est commercialisée dans la province de destination peut être accomplie ou créée entièrement dans la province d’origine (à la p. 617).

72 Le raisonnement adopté dans Black, précité, en ce qui concerne la portée de l’art. 6 reflète l’objet fondamental de cet article, qui est de garantir la liberté des individus de circuler et de s’établir dans d’autres provinces pour y gagner leur vie, en interdisant toute distinction fondée sur le lieu de résidence. Dans le contexte d’une économie caractérisée par des moyens de communication modernes et des types de biens et de services qui peuvent facilement être transportés sur de longues distances, il faut reconnaître que ce qui caractérise la liberté de circulation et d’établissement requise à l’art. 6 n’est pas le déplacement physique vers une autre province, mais plutôt toute tentative de créer de la richesse dans une autre province. Restreindre la portée de l’art. 6 au seul déplacement physique minerait les objets de la liberté qui y est garantie en soustrayant de façon arbitraire aux protections qu’il offre les personnes qui tentent de gagner leur vie dans une autre province autrement qu’en s’y rendant physiquement. À notre avis, compte tenu des objets de l’art. 6, toute tentative par des personnes qui résident dans une province d’origine de créer de la richesse, que ce soit par la production, la commercialisation ou l’accomplissement de quelque chose dans une province de destination, équivaut à «gagner [sa] vie dans toute province» (nous soulignons) et satisfait à l’exigence de libre circulation qui ressort implicitement de l’intitulé de l’article. En l’espèce, des résidents d’une province d’origine (les Territoires du Nord‑Ouest) cherchent à commercialiser quelque chose de valeur — des œufs — dans d’autres provinces de destination. Il s’agit clairement d’une tentative de «gagner sa vie» dans une autre province, ce qui fait intervenir la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6.

73 Le fait que cette valeur économique s’acquière par la vente de biens matériels par opposition à la prestation de services dans la province de destination n’a aucune importance, vu les objectifs généraux de l’art. 6. Non seulement est‑il de plus en plus difficile de différencier les biens des services dans une économie moderne, mais pour les raisons exposées dans le paragraphe précédent, la question de savoir si de la richesse est créée dans une autre province par la vente de biens ou de services n’a rien à voir avec les objectifs clairs de l’art. 6. En outre, l’examen qui est fait plus haut des objectifs relatifs de l’art. 121 et de l’art. 6 semble indiquer que les distinctions fondées sur le facteur particulier de la production économique qu’implique la création de richesse n’ont pas leur place dans l’analyse de la liberté de circulation et d’établissement garantie par la Charte. L’analyse fondée sur l’art. 6 est axée non pas sur le type d’activité économique en cause, mais plutôt sur l’effet de la mesure législative sur le droit de gagner sa vie sans faire l’objet d’une distinction fondée sur le lieu de résidence.

74 En conséquence, pour décider si des lois «établissent entre les personnes [une] distinction fondée principalement sur la province de résidence [. . .] actuelle», il faut comparer les résidents de la province d’origine qui tentent de gagner leur vie dans une province de destination, avec les résidents de la province de destination qui gagnent également leur vie dans cette province. Comme nous l’avons vu plus haut, on peut gagner sa vie au moyen de la production, de la commercialisation ou de l’accomplissement de quelque chose. Dans chaque cas, le groupe de référence approprié dépendra de la nature du gagne-pain qui est assujetti à des restrictions. Dans l’affaire MacKinnon, précitée, par exemple, il était interdit à un pêcheur résidant en Nouvelle‑Écosse de pêcher au large de la côte de Terre‑Neuve (une zone considérée comme faisant partie de cette dernière province). Pour déterminer si le pêcheur de la Nouvelle‑Écosse faisait l’objet d’une distinction fondée sur son lieu de résidence, il fallait le comparer au pêcheur de Terre‑Neuve ou à ceux d’autres provinces qui souhaitaient également pêcher dans cette province de destination (c.‑à‑d. Terre‑Neuve). En l’espèce, par contre, les intimés se plaignent que leur capacité de gagner leur vie en commercialisant leurs œufs dans d’autres provinces de destination est compromise en raison de leur lieu de résidence. Le groupe de référence approprié est donc celui des producteurs de la province de destination qui souhaitent y commercialiser leurs œufs. Les intimés se plaignent essentiellement de leur incapacité de commercialiser leurs œufs dans des provinces de destination (c.‑à‑d., ailleurs que dans les Territoires du Nord‑Ouest), et non pas d’une atteinte à leur capacité de produire des œufs dans les Territoires du Nord‑Ouest parce qu’ils résident dans une autre province. Cette dernière question ne se pose tout simplement pas en l’espèce. Cependant, si elle devait se poser, la province d’origine serait la province de résidence des producteurs, et la province de destination serait la province dans laquelle ils comptent établir leur production. Bref, la province de destination est la province dans laquelle est établie la classification discriminatoire qui nuit à la capacité du requérant de gagner sa vie, et la province d’origine est la province de résidence de ce dernier.

75 Cette comparaison est entièrement intraprovinciale en ce sens que ce que garantissent les al. 6(2)b) et 6(3)a) n’est pas l’uniformité de la façon dont les lois des différentes provinces traitent les gens, mais plutôt la liberté de gagner sa vie dans la province de destination sans faire l’objet d’une distinction fondée sur le lieu de résidence. L’examen est intraprovincial parce que l’analyse appelle la comparaison des résidents et des non‑résidents de la province de destination en ce qui concerne leur capacité de gagner leur vie dans cette province. L’alinéa 6(3)a) s’applique aux «lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée», ce qui comprend tant les lois fédérales que les lois provinciales en vigueur dans cette province (Mia, précité, à la p. 406; Demaere c. La Reine du chef du Canada, [1983] 2 C.F. 755 (C.A.), à la p. 765). Il n’est pas nécessaire, dans le présent pourvoi, de décider si l’art. 6 s’applique également aux lois en vigueur dans la province d’origine.

d) Nature de la distinction interdite par l’art. 6

76 Lorsqu’un individu gagne sa vie dans une province de destination sans y résider, il peut parfois être difficile de déterminer si la loi en vigueur dans cette province s’applique à lui sans distinction. Il ressort du libellé même de l’al. 6(3)a) que le critère consiste à déterminer si les lois d’application générale de la province de destination établissent une distinction «fondée principalement sur [le lieu] de résidence [. . .] actue[l]» (nous soulignons). Par exemple, dans l’affaire Black, précitée, il était allégué que deux règlements violaient l’art. 6. L’un d’eux avait pour objet d’interdire aux avocats compétents qui résidaient en Alberta de s’associer à des avocats compétents n’y résidant pas. Les avocats qui ne résidaient pas en Alberta pouvaient tout de même y exercer le droit, mais leur capacité de le faire était, en pratique, sérieusement compromise. Renvoyant à la jurisprudence de tribunaux d’instance inférieure, le juge La Forest (à la p. 618), citant Mia, précité, a confirmé le principe selon lequel «[l]e droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix doit demeurer un droit viable et les provinces ne peuvent le rendre pratiquement sans effet et essentiellement illusoire». Même une disposition qui ne paraît pas expressément discriminatoire envers quelqu’un qui réside dans une autre province peut violer l’art. 6.

77 L’autre règlement examiné dans Black, précité, interdisait aux avocats de s’associer à plus d’un cabinet, sous prétexte de répondre à des craintes de conflits d’intérêts dans la pratique du droit. Bien que son libellé fût neutre, ce règlement servait les mêmes fins que le premier, et il y avait une preuve que le Barreau avait voulu défavoriser les avocats non résidants. Notre Cour à la majorité a conclu, à la p. 626, que cette disposition était visée par l’al. 6(3)a) en raison non seulement du vice constitué par un objet discriminatoire, mais également de l’effet différent que cette disposition neutre à première vue avait sur les avocats non résidants:

Il est également manifeste que le règlement 75B aurait pour effet d’établir une distinction fondée sur la résidence. [. . .] Ce ne sont pas les membres des cabinets locaux qui seront les plus durement touchés par le règlement 75B mais ceux qui veulent établir et maintenir des liens interprovinciaux. Le règlement 75B n’est donc pas sauvegardé par l’alinéa 6(3)a) de la Charte. C’est en vertu de l’article premier qu’il faudra décider si l’appelante était justifiée d’établir une distinction fondée sur la résidence en raison de ses préoccupations relatives aux conflits d’intérêts. [Nous soulignons.]

Ces deux principes — selon lesquels seule une atteinte au droit en cause est nécessaire et une disposition peut violer le droit à l’égalité de traitement en raison de l’effet différent qu’elle a sur des non‑résidents — vont dans le même sens que la jurisprudence de notre Cour en ce qui concerne le droit à l’égalité garanti au par. 15(1) de la Charte. Comme notre Cour l’a affirmé à l’unanimité dans Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 62:

Il n’est pas nécessaire qu’une distinction établie par la loi soit motivée par le désir de défavoriser un individu ou un groupe pour constituer une atteinte au par. 15(1). Il suffit que l’effet de la loi prive une personne de l’égalité de protection ou de bénéfice de la loi. Comme l’a dit le juge McIntyre dans Andrews, à la p. 165, «[p]our s’approcher de l’idéal d’une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi [. . .], la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné.» [Souligné dans l’original.]

Cette interprétation est tout aussi pertinente dans le cas d’une analyse de la distinction fondée sur le lieu de résidence, qu’interdisent les al. 6(2)b) et 6(3)a).

78 Le véritable motif de distinction d’une loi de réglementation économique peut parfois être difficile à déterminer. Maintes lois de cette nature ne s’appliquent que dans une seule province, pour les raisons déjà expliquées. Ainsi, il se peut que des non‑résidents qui souhaitent gagner leur vie dans une province de destination jugent que les lois en vigueur dans cette dernière leur imposent, en pratique, un fardeau plus lourd qu’aux résidents. Il se peut que ce soit simplement parce que les lois en vigueur dans la province de destination diffèrent de celles de la province d’origine. Une telle divergence peut dissuader les gens de choisir l’endroit où gagner leur vie en raison du lieu de résidence. La capacité d’un avocat résidant en Ontario de gagner sa vie au Manitoba peut donc être compromise du fait que des règlements le forcent à devenir membre du barreau de cette province pour pouvoir y pratiquer le droit. Vu qu’en général les avocats ne sont admissibles au Barreau que dans la province où ils résident, les conditions d’admissibilité propres au barreau du Manitoba touchent de façon inégale, en pratique, les résidents de l’Ontario par rapport à ceux du Manitoba. Cependant, l’obstacle auquel est confronté l’avocat ontarien résulte tout autant de la particularité de la loi de l’Ontario que de celle de la loi du Manitoba, chacune de ces provinces ayant le droit d’établir ses propres conditions d’admissibilité à l’exercice d’une profession, en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Qui plus est, le règlement a pour objet principal d’établir des conditions d’admissibilité uniformes à l’exercice de la profession au Manitoba. Ce souci ou objectif principal servirait à écarter l’argument voulant que le règlement établisse une distinction «fondée principalement sur la province de résidence [. . .] actuelle», comme le prescrit l’al. 6(3)a).

79 Dans la décision Malartic Hygrade Gold Mines, précitée, c’est justement de telles conditions de pratique du droit au Québec qui étaient contestées. La disposition en cause dans cette affaire permettait aux avocats qui ne résidaient pas au Québec de plaider devant les tribunaux québécois, mais seulement dans des affaires relevant de la compétence fédérale et à certaines conditions seulement. Bien qu’il paraisse que la Cour supérieure du Québec aurait pu se fonder sur le fait que la loi provinciale régissant la pratique du droit au Québec n’établissait pas expressément de distinction fondée sur le lieu de résidence, elle semble avoir accepté que la loi avait pour effet, en pratique, de défavoriser les avocats non résidants. La cour a pu distinguer les objets véritables de la loi de ses effets fondés sur la résidence dans la province, de la façon suivante (à la p. 1155):

. . . si l’article 59 met un obstacle sur le chemin de [la cliente] et de [l’avocat], il ne le fait pas en se «fondant principalement sur la province de résidence» de celui‑ci, mais uniquement sur des considérations relatives à la saine administration de la justice dont personne ne saurait nier la pertinence et que la Charte ne défend pas.

80 Une approche similaire a été suivie dans Groupe des éleveurs de volailles de l’est de l’Ontario c. Office canadien de commercialisation des poulets, [1985] 1 C.F. 280 (1re inst.), où le régime fédéral‑provincial de commercialisation qui régissait l’approvisionnement en poulets était contesté par un groupe de producteurs ontariens. À l’origine, le droit d’obtenir un contingent permettant de commercialiser des poulets sur le marché interprovincial était subordonné au fait d’avoir obtenu un contingent intraprovincial avant l’établissement du régime fédéral‑provincial. Le régime a cependant été modifié de manière à tenir compte de certains producteurs qui s’étaient engagés dans la commercialisation de poulets sur le marché interprovincial sans avoir obtenu de contingent provincial avant l’entrée en vigueur du régime. En particulier, les modifications précisaient que les offices de commercialisation provinciaux devaient accorder un contingent interprovincial à tout producteur qui s’était engagé dans la commercialisation de poulets sur le marché interprovincial au cours de la «période d’admissibilité», c.‑à‑d. l’année précédant l’entrée en vigueur du régime fédéral‑provincial. Le droit à un contingent interprovincial était donc fondé sur l’existence d’antécédents de production, que ce soit sous forme de contingent préexistant ou de production réelle au cours de l’année d’admissibilité. Les requérants dans cette affaire étaient des producteurs ontariens qui n’avaient pas produit de poulets au cours de la période pertinente; il se trouvait également qu’ils étaient des résidents ontariens qui, en raison du régime en cause, ne pouvaient pas gagner leur vie en vendant leurs poulets au Québec.

81 Le juge Strayer a fait la distinction entre ces deux éléments et il a correctement identifié la nature véritable de la classification (à la p. 322):

On ne peut pas dire non plus que les requérants n’ont pas le droit de vendre au Québec simplement parce qu’ils sont résidents de l’Ontario. C’est plutôt parce qu’ils n’ont pas de contingents interprovinciaux, et ces contingents ont été délivrés sans qu’il ait expressément été fait mention de la résidence du producteur. Je conclus donc qu’il n’y a pas conflit avec l’article 6 de la Charte. [Nous soulignons.]

Dans cette affaire, il a «expressément été fait mention» des antécédents de production lors de l’établissement des contingents. De toute évidence, l’application de la loi était fondée sur le lieu de résidence, vu que les lois de la province ne s’appliquaient forcément que dans celle‑ci et que la production et le lieu de résidence étaient souvent étroitement liés. Cependant, le motif de distinction n’était pas le lieu de résidence; le critère applicable était plutôt les antécédents de production, un critère qui s’appliquait en Ontario et dans toutes les autres provinces qui participaient au régime fédéral‑provincial de commercialisation des poulets. En conséquence, même si le régime empêchait ces producteurs ontariens de gagner leur vie au Québec en y vendant des poulets, le motif principal de l’interdiction, a‑t‑on jugé, n’était pas le lieu de résidence, mais l’existence d’antécédents de production.

82 Ce même raisonnement a été appliqué et enrichi dans la décision MacKinnon, précitée. Dans cette affaire, un pêcheur qui résidait en Nouvelle‑Écosse a invoqué tant le par. 15(1) que l’al. 6(2)b) pour contester le règlement fédéral, connu sous le nom de Plan de gestion sectorielle, en vertu duquel des permis n’étaient délivrés, relativement à une certaine zone au large de la côte de Terre‑Neuve, qu’à ceux qui avaient déjà l’habitude d’y pêcher. Notons que l’activité économique en cause dans cette affaire était la production, dans la province de destination, de marchandises destinées à être retournées dans la province d’origine. On ne laissait pas entendre que la façon de gagner sa vie en produisant et en transportant des marchandises échappait a priori à l’application de l’art. 6. Le juge Martin a analysé l’objet sous‑jacent du Plan, à la p. 501:

Il ne s’agit que d’une partie de la politique globale fédérale intitulée Système de délivrance des permis de pêche commerciale sur la côte atlantique qui porte sur la gestion et le contrôle des pêches canadiennes dans cette région de façon à assurer non seulement la conservation et le repeuplement des stocks de poissons, mais aussi une pêche efficace et rentable aux propriétaires et exploitants des divers types de bateaux qui servent à cette pêche.

. . . Il est non seulement souhaitable mais, à mon avis, essentiel que les autorités fédérales tiennent compte, dans leur réglementation ou dans leur système de délivrance des permis, des pêcheurs ainsi que des effets sociaux et économiques sur leurs moyens de subsistance du système de répartition des stocks de poissons disponibles aux divers groupes ou catégories d’exploitants. [Nous soulignons.]

Le juge Martin a confirmé que l’objet qui sous‑tendait le critère des antécédents de production était valide et que ce critère n’était pas utilisé sans raison ou encore pour remplacer celui de la province de résidence. Bien au contraire: on se servait de la province de résidence pour limiter la pêche aux zones traditionnelles de production de poisson, ce qui favorisait la gestion efficace des pêches. En présence de cet objet valide, le fait que le même critère se soit appliqué à tous les pêcheurs, peu importe leur lieu de résidence, revêt une importance accrue (à la p. 504):

Les restrictions géographiques imposées à la flottille de pêche côtière s’appliquent de façon générale à tous les pêcheurs de cette flotte. Les restrictions sont imposées, non pas en fonction de la province actuelle ou antérieure de résidence, mais en fonction des zones où, anciennement, les pêcheurs de cette flotte avaient pêché. On n’empêche pas le demandeur de pêcher le poisson de fond dans le secteur 1 parce qu’il est résident de la province de la Nouvelle‑Écosse, mais parce qu’il est propriétaire d’un palangrier de moins de 65 pieds qui n’est jamais allé dans le secteur 1. [Nous soulignons.]

La gestion efficace des pêches était donc l’objet principal du règlement. Le fait que la même règle s’appliquait dans toutes les provinces, bien que non déterminant, laissait supposer l’existence d’un objet et d’un effet non discriminatoires. L’existence d’un objet et d’un effet non discriminatoires a été confirmée par une évaluation des objets généraux du régime. L’application du Plan de gestion sectorielle empêchait le requérant de gagner sa vie à Terre‑Neuve non pas parce qu’il résidait en Nouvelle‑Écosse, mais principalement parce que le confinement des pêcheurs dans leurs zones de pêche traditionnelles était dans l’intérêt des pêches dans leur ensemble et de ceux qui gagnaient leur vie grâce à cette activité. Il se trouvait que les frontières provinciales fournissaient un indicateur commode pour atteindre cet objectif. Le simple fait que le Plan touche le requérant de manière accessoire en raison de sa province de résidence ne signifie pas qu’il le fait «principalement» pour ce motif.

83 Dans bien des cas, il y a des raisons valables de limiter l’application d’un régime législatif à une seule province ou à certaines régions du Canada; ces raisons l’emporteront sur un effet discriminatoire lié au lieu de résidence au sens de l’art. 6 de la Charte. Par exemple, il n’est pas étonnant que, dans la décision MacKinnon, précitée, le Plan de gestion sectorielle ne se soit appliqué qu’aux provinces de l’Atlantique; on n’a jamais affirmé que cela militait en faveur d’une conclusion de distinction fondée principalement sur le lieu de résidence.

84 Dans la décision Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335 (1re inst.), la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C‑24, qui s’applique seulement au Manitoba, en Alberta, en Saskatchewan et dans une partie de la Colombie‑Britannique, était contestée pour le motif qu’elle violait l’al. 6(2)b), le par. 15(1) et l’al. 2d) de la Charte. La Commission canadienne du blé exerce un monopole en matière de commerce interprovincial et international du blé, en agissant en tant qu’acheteur unique auprès des agriculteurs, en contingentant la production et en assurant un rendement fixe du grain tout au long de l’année, peu importe le prix du blé au moment de la livraison, lequel peut fluctuer considérablement. L’affaire Archibald faisait clairement intervenir l’élément de la libre circulation pour gagner sa vie, parce que les producteurs de la région désignée qui tentaient d’offrir le fruit de leur labeur dans toute province du Canada étaient traités différemment de ceux de la région non désignée. Les «lois [discriminatoires] en vigueur dans une province» étaient les lois fédérales en vigueur dans les provinces des Prairies qui, par leurs dispositions particulières, établissaient une distinction entre les producteurs de provinces d’origine en fixant les conditions auxquelles ils pouvaient offrir leurs produits dans des provinces de destination.

85 Le juge Muldoon a conclu à l’absence de violation de l’al. 6(2)b), premièrement, parce que le désavantage économique subi n’était pas suffisant pour déclencher l’application de l’al. 6(2)b) et, deuxièmement, parce que même si l’application de cet alinéa avait été déclenchée en raison de l’existence de quelque désavantage économique, ce n’était pas suffisant pour influer sur la liberté de circulation et d’établissement qui est au cœur de l’art. 6. En toute déférence, ce raisonnement reflète le danger qu’il y a à examiner le droit garanti à l’al. 6(2)b) sans tenir compte de l’al. 6(3)a). Il ressort clairement d’une interprétation conjointe de ces dispositions que la loi qui établit une distinction fondée principalement sur le lieu de résidence en matière de gagne-pain viole la liberté de circulation et d’établissement, peu importe l’ampleur de cette incidence. C’est dans le cadre de l’analyse justificative fondée sur l’article premier qu’il vaut mieux examiner si l’incidence est négligeable au point de ne pas justifier la protection de l’art. 6 (voir M. Jackman, «Interprovincial Mobility Rights Under the Charter» (1985), 43(2) U.T. Fac. L. Rev. 16, à la p. 34).

86 Cependant, l’appréciation de l’incidence de la distinction légale contestée joue un rôle important lorsqu’il s’agit de déterminer si les objets apparents de la mesure législative sont valides. La cour a entendu des témoignages contradictoires au sujet des avantages et des coûts que le régime entraînait pour certains agriculteurs de la région désignée (au par. 54). Le fait que le régime ne défavorisait pas uniformément les agriculteurs de la région désignée et le fait qu’il y avait des raisons économiques objectives de ne réglementer que cette région étaient pertinents pour qualifier l’objet et l’effet principaux du régime. Comme l’a dit le juge Muldoon (au par. 106):

Les demandeurs produisent tous du grain dans la région désignée parce que, même si certains types de blé et d’orge peuvent être, et sont, cultivés au Québec, peut‑être aussi dans les provinces de l’Atlantique et sur les versants ouest des Rocheuses et des chaînes côtières de l’Ouest, c’est dans la région désignée qu’il est le plus naturel, efficace et économique de cultiver ce type de grains. Tous les producteurs de grains de la région désignée sont traités de la même manière — d’une manière identique, plutôt — sous le régime de la loi contestée. Pour commercialiser le grain à l’extérieur de la province, ils doivent simplement le faire par l’intermédiaire de la Commission, qui commercialise le grain pour le compte de tous les producteurs de la région désignée. Cette région désignée n’est pas une «grande muraille» et n’entrave la circulation de personne.

87 Il ressort d’une comparaison de l’incidence des lois applicables au producteur de la région désignée avec celle qu’elles ont sur le producteur de l’extérieur de cette région, que l’absence d’une «grande muraille» résulte du fait qu’il existe des raisons objectives, autres que le lieu de résidence, d’établir une distinction entre les deux régions. Le grain est produit, pour la plus grande part, dans la région désignée et ce volume de production est précisément ce qui engendre les fluctuations de prix que le régime de la Commission canadienne du blé est destiné à atténuer. Dans la mesure où les producteurs de l’extérieur de la région désignée peuvent parfois être avantagés du fait qu’ils contrôlent davantage la commercialisation de leur grain, ils sont également défavorisés du fait qu’ils ont tendance à produire moins que leurs homologues de l’Ouest et qu’ils n’exercent que très peu d’influence, voire aucune, sur l’établissement du prix de leur grain. Pour les producteurs de l’Ouest, les intérêts en jeu dans la commercialisation de leur grain ont tendance à être plus élevés, ce qui signifie que l’effet atténuant du régime de la Commission canadienne du blé est davantage justifié dans leur cas. En ce sens, on peut faire remarquer à juste titre qu’il n’existe pas de «grande muraille» entre les gens des régions désignées et ceux de l’extérieur de ces régions. Le fait que la région désignée ne corresponde pas exactement à des frontières provinciales, et que la région soit caractérisée par la présence de vastes cultures céréalières qui la distinguent des autres régions du Canada, démontre également que les frontières des provinces ne servent que d’indicateur raisonnablement précis d’une réalité économique qui existe de façon générale dans ces provinces.

88 Par contre, l’arrêt Basile c. Attorney‑General of Nova Scotia (1984), 11 D.L.R. (4th) 219 (C.S.N.‑É.D.A.), portait sur une mesure législative directement fondée sur le lieu de résidence. Le demandeur cherchait à obtenir un permis de vendeur en Nouvelle‑Écosse, mais il en était empêché par une disposition qui exigeait que le titulaire d’un tel permis réside en Nouvelle‑Écosse. La Cour d’appel a annulé le règlement pour le motif qu’il violait le par. 6(2). En examinant si l’exigence de résidence pouvait être maintenue en vertu de l’article premier de la Charte, la cour a rejeté l’argument selon lequel cette exigence était nécessaire pour empêcher les opérations frauduleuses (à la p. 226). En examinant si la liberté de circulation et d’établissement garantie aux al. 6(2)b) et 6(3)a) a été violée, il est impérieux de déterminer s’il existe un objet ou un effet qui supplante ce qui paraît évident à la lecture de la disposition elle‑même. Vu que la cour a décidé que la distinction était fondée principalement sur la province de résidence, c’est à bon droit qu’elle a conclu que la disposition violait la liberté de circulation et d’établissement.

89 Dans l’arrêt Black, précité, notre Cour a également examiné la possibilité qu’un objet valide sans rapport avec le lieu de résidence justifie la distinction fondée sur le lieu de résidence. Considérant ces autres objets comme une justification, notre Cour à la majorité les a examinés en fonction de l’article premier de la Charte. À notre avis, cependant, bon nombre des caractéristiques de cette affaire analysées sous l’angle de l’article premier revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit de déterminer si la distinction était «fondée principalement» sur le lieu de résidence. Le mot «principalement» implique nécessairement une appréciation d’autres objets et effets possibles de la distinction, et de leur importance par rapport à la distinction fondée sur le lieu de résidence. À cet égard, le droit de gagner sa vie sans faire l’objet d’une distinction fondée sur le lieu de résidence est structuré différemment du droit à l’égalité garanti par la Charte. Il y a violation de la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) dès qu’une distinction quelconque fondée sur l’un des motifs énumérés ou analogues résulte de l’effet ou du texte même de la disposition en cause. Toute justification fournie par d’autres objets ou objectifs valides que vise la distinction, à part l’application du par. 15(2), doit être appréciée en fonction de la disposition de sauvegarde contenue à l’article premier de la Charte. Par contre, l’utilisation du mot «principalement» dans la garantie de libre circulation laisse entendre qu’il faut apprécier d’autres objets et effets pour déterminer si l’aspect de la distinction relatif au lieu de résidence est principal. La question de savoir si la distinction est inacceptable dans le contexte de l’art. 6 dépend entièrement de la raison pour laquelle la distinction est qualifiée de dominante, comme l’indique le mot «principalement».

90 La recherche de l’effet ou de l’objet principal d’une classification législative est une tâche que connaissent bien les tribunaux canadiens appelés à faire respecter le partage fédéral des compétences. On détermine si une mesure législative relève de l’art. 91 ou de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 en fonction de la «matière» sur laquelle elle porte; «[à] cette fin, il convient d’examiner la caractéristique principale de la loi ou, pour utiliser l’expression consacrée, son “caractère véritable”», par opposition à son simple effet incident (Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, à la p. 1389 (nous soulignons); R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, aux pp. 481 à 488). Il est reconnu depuis longtemps que les catégories de compétence contenues aux art. 91 et 92 ne sont pas des «compartiments étanches», et qu’une mesure législative portant sur une seule matière peut néanmoins toucher à diverses catégories de compétence (Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117 (C.P.), à la p. 130; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, à la p. 180). Pour déterminer quelle est la matière ou la caractéristique principale de la mesure législative aux fins du partage des compétences, les tribunaux doivent en examiner l’objet et l’effet (Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42, aux pp. 75 et 76 (pour une qualification fondée principalement sur l’effet de la mesure législative); voir, de façon générale, P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (4e éd. 1997), aux pp. 388 à 392).

91 Ce type d’analyse est tout à fait approprié, compte tenu du besoin de déterminer le motif principal de distinction énoncé à l’al. 6(3)a). Il y a lieu de se rappeler que le contexte constitutionnel de l’art. 6 oblige à se demander si le motif principal de la distinction est le lieu de résidence ou, de façon subsidiaire, si la distinction résulte de l’exercice approprié des chefs de compétence légitimes contenus aux art. 91 et 92 qui autorisent la réglementation de l’économie. Ainsi, la jurisprudence qui a traditionnellement été appliquée pour classifier des lois selon cette liste de compétences est directement pertinente pour apprécier le motif principal des distinctions établies par une mesure législative. L’analyse fondée sur le partage des compétences, qui est axée sur la qualification de la matière principale sur laquelle porte la mesure législative en cause, fournit une méthodologie utile qui peut être appliquée pour déterminer si une distinction fondée «principalement» sur le lieu de résidence est établie. En outre, une telle analyse n’est pas étrangère à la détermination des motifs possibles de distinction dans le contexte des droits garantis par la Charte. Dans Big M Drug Mart, précité, à la p. 331, le juge Dickson a décrit la nécessité d’examiner à fond l’objet et l’effet d’une loi dans les affaires relatives à l’application de la Charte:

À mon avis, l’objet et l’effet d’une loi sont tous les deux importants pour déterminer sa constitutionnalité; un objet inconstitutionnel ou un effet inconstitutionnel peuvent l’un et l’autre rendre une loi invalide. Toute loi est animée par un but que le législateur compte réaliser. Ce but se réalise par les répercussions résultant de l’opération et de l’application de la loi. L’objet et l’effet respectivement, au sens du but de la loi et de ses répercussions ultimes, sont nettement liés, voire inséparables. On s’est souvent référé aux effets projetés et aux effets réels pour évaluer l’objet de la loi et ainsi sa validité.

92 L’analyse nuancée, dans Black, précité, aux pp. 628 à 634, de l’importance susceptible d’être accordée à des objets comme l’expertise et la compétence des membres de la profession juridique, l’assurance responsabilité, la discipline et le maintien d’un code de déontologie était indispensable pour déterminer si la distinction en cause était fondée principalement sur le lieu de résidence. Les juges majoritaires ont conclu qu’aucun de ces facteurs n’avait supplanté ce qui paraissait constituer l’objet manifeste des dispositions contestées, à savoir l’exclusion des non‑résidents de la pratique du droit en Alberta. Ce n’était qu’une fois que cette analyse avait été faite qu’on pouvait dire à juste titre que la distinction était «fondée principalement sur la province de résidence [. . .] actuelle».

e) Application à la présente affaire

93 La question clé en l’espèce est de savoir si le lieu de résidence du producteur est le principal motif pour lequel les œufs commercialisés sur le marché interprovincial, qui proviennent des Territoires du Nord‑Ouest, sont différenciés de ceux produits dans d’autres provinces.

94 La restriction imposée en matière de gagne-pain dans la présente affaire est l’incapacité des résidents des Territoires du Nord‑Ouest de commercialiser les œufs qu’ils y produisent dans d’autres provinces. La loi pertinente est celle en vigueur dans une province de destination (et se trouve à être fort similaire dans toutes les 10 provinces en raison du régime fédéral‑provincial). La province de destination est toute province dans laquelle les intimés cherchent à commercialiser leurs œufs et, ainsi, à gagner leur vie; les Territoires du Nord‑Ouest constituent la province d’origine. En conséquence, pour déterminer si une distinction est établie en l’espèce, il faut comparer les conditions auxquelles les producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest peuvent commercialiser leurs œufs dans la province de destination, avec celles auxquelles les producteurs d’œufs résidant dans la province de destination peuvent y commercialiser leurs œufs. Si ces conditions établissent une distinction fondée principalement sur le lieu de résidence, il y a alors violation de l’art. 6.

95 L’appelant prétend que la distinction est véritablement fondée sur les antécédents de production qui constituent un moyen valable de répartir des quotas de commercialisation parmi les différentes provinces et qui sont indispensables à la gestion ordonnée et équitable du marché canadien des œufs. Les producteurs des Territoires du Nord‑Ouest font l’objet d’une distinction quant à leur capacité de commercialiser leurs œufs dans des provinces de destination non pas en raison de leur lieu de résidence, mais parce qu’ils se trouvent à résider dans une région où la production d’œufs était inexistante au moment de l’attribution des quotas selon des antécédents de production. De toute manière, d’ajouter l’appelant, le régime ne réglemente qu’en fonction du lieu de production et non du lieu de résidence. Les intimés ne contestent pas la validité des objets généraux du régime de commercialisation des œufs, mais ils soutiennent que le régime a pour effet de les empêcher complètement de commercialiser leurs œufs sur le marché interprovincial, simplement parce qu’ils les produisent dans les Territoires du Nord‑Ouest. Ils prétendent en outre que production et résidence sont inextricablement liées, et qu’une distinction fondée sur le lieu de production constitue, en fait, une distinction fondée sur le lieu de résidence. Il en était ainsi malgré le fait que l’un des intimés, Richardson, est un résident de l’Alberta qui produit des œufs dans les Territoires du Nord‑Ouest. Ce raisonnement a été adopté par le juge Hunt de la Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest, qui a conclu que [traduction] «contrairement au producteur d’œufs de l’une des provinces, le producteur [des Territoires du Nord‑Ouest] ne peut jamais, selon le régime actuel, obtenir un quota pour commercialiser des œufs à l’extérieur des Territoires» ([1996] N.W.T.R. 201, à la p. 231). Pour ce motif, le juge Hunt a statué que [traduction] «le régime établit clairement une distinction fondée sur le lieu de résidence».

96 En toute déférence, l’arrêt de la Cour d’appel et la position des intimés omettent d’aborder la question déterminante en l’espèce: quel est le motif principal du traitement discriminatoire? À notre avis, le motif principal de la différence de traitement n’est pas le lieu de résidence en l’espèce. Il n’y a aucun doute que les objectifs généraux du régime de commercialisation des œufs sont valides. L’Accord fédéral‑provincial relatif à la mise en place d’un système global de commercialisation visant à la réglementation de la commercialisation des œufs au Canada, qui a été conclu en 1972 et qui constitue le fondement des textes législatifs imbriqués que comprend le régime, mentionne, dans son préambule:

Considérant qu’il a été estimé convenable de mettre en place un Système global de commercialisation des œufs devant assurer l’harmonisation de la commercialisation des œufs au Canada, des recettes équitables au producteur, un approvisionnement assuré en produits de haute qualité au consommateur, la collaboration et la coordination entre les différents offices provinciaux de commercialisation des œufs et un Office.

Dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, précité, le juge en chef Laskin a décrit, à la p. 1268, les objets — non pas les effets — du régime de commercialisation des œufs:

. . . je ne trouve rien dans le présent régime de commercialisation qui, en tant que réglementation du commerce, soit relié en droit et en fait à l’existence de frontières provinciales. En décider autrement signifierait qu’une loi fédérale de commercialisation, rattachable au commerce interprovincial, ne pourrait valablement prendre en considération le mode de production des diverses provinces pour tenter d’instaurer l’équité dans les échanges commerciaux. [En italique dans l’original; nous soulignons.]

Rappelons‑nous aussi les propos, cités plus haut, que le juge Martin a tenus dans MacKinnon, précité, à la p. 501. Les intimés et les décisions des tribunaux d’instance inférieure n’ont contesté ni l’utilisation des antécédents de production en tant que moyen équitable d’attribution des quotas en vue d’assurer une commercialisation ordonnée et juste des denrées, ni le fait que cet objet a changé à la suite des modifications apportées à la loi originale (comme c’était le cas dans Canadian Civil Liberties Assn. c. Ontario (Minister of Education) (1990), 71 O.R. (2d) 341 (C.A.)). Les objets initiaux du régime doivent donc être jugés valides, même si les circonstances ont changé dans l’intervalle. L’exclusion des producteurs des Territoires du Nord‑Ouest n’est que l’application du principe d’attribution des quotas en fonction d’antécédents de production, et elle partage le même objet incontesté.

97 La contestation des intimés fondée sur les al. 6(2)b) et 6(3)a) veut essentiellement que les effets du régime législatif soient si importants qu’ils ont supplanté cet objectif valide et que le lieu de résidence soit devenu le motif principal de la différentiation. Comme nous l’avons vu, il faut examiner à la fois l’objet et l’effet de la mesure législative pour en déterminer la constitutionnalité. Il se peut qu’avec le temps ces effets deviennent importants au point de constituer la caractéristique principale de la mesure législative et d’en supplanter ainsi l’objet initial. C’est précisément ce qui se serait produit selon les intimés, étant donné que le régime de commercialisation des œufs ne pouvait avoir d’incidence discriminatoire en l’absence de production dans les Territoires du Nord‑Ouest, laquelle était inexistante à l’époque où le régime a été établi. De plus, nous acceptons l’hypothèse de la Cour d’appel voulant qu’un régime législatif qui, à première vue, établit une distinction fondée sur le lieu de production ait normalement un effet considérable sur les résidents. Bien que Richardson soit un résident de l’Alberta, l’autre intimée est une société constituée en vertu des lois des Territoires du Nord‑Ouest, où elle est établie et appartient à des personnes y résidant. Dans la plupart des cas, il est réaliste de considérer que le lieu de résidence d’une personne détermine souvent l’endroit où elle peut se livrer à la production. À notre avis, ce serait un excès de formalisme qu’accepter l’argument de l’appelant selon lequel le motif de la distinction établie dans la mesure législative en cause ne saurait être le lieu de résidence simplement parce qu’elle a été formulée en termes de lieu de production. Vu qu’aucune observation importante n’a été présentée sur cette question et que l’une des parties devant nous est un producteur résidant, nous sommes disposés à accepter que la production et la résidence devraient être considérées comme étroitement liées en l’espèce.

98 Il faut examiner deux types d’effet pour bien qualifier la caractéristique principale du régime législatif: l’effet juridique et l’effet pratique (Morgentaler, précité, aux pp. 482 à 488). L’effet juridique a été décrit comme «la manière dont le texte législatif dans son ensemble influe sur les droits et les obligations de ceux qui sont assujettis à ses dispositions, et est déterminé en fonction des termes mêmes du texte» (Morgentaler, aux pp. 482 et 483). La conclusion susmentionnée de la Cour d’appel relève de cette catégorie: elle fait état d’une incapacité juridique découlant du texte législatif qui ne requiert aucune autre analyse du contexte factuel. L’effet juridique suffirait à lui seul pour étayer une conclusion qu’il y a discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte (même si, bien entendu, il se pourrait, en l’espèce, qu’on ne satisfasse pas à d’autres exigences imposées dans le par. 15(1)). Dans une analyse fondée sur l’art. 6, cependant, la question est de savoir ce qui constitue le motif principal de la distinction. Comme nous l’avons vu, la détermination du motif principal d’une distinction ressemble beaucoup à la méthode du caractère véritable en matière de classification législative qui est utilisée pour examiner des questions de partage des compétences et qui comporte une évaluation de tous les effets pouvant contribuer à supplanter ou à confirmer l’objet principal de la loi examinée. Il faut alors prendre en considération le deuxième type d’effet mentionné dans l’arrêt Morgentaler, précité, à la p. 483, soit «l’effet pratique, réel ou prévu, de l’application du texte législatif». Le groupe de référence dont il convient de se servir pour apprécier l’incidence discriminatoire de la mesure législative est non pas celui des producteurs d’œufs établis dans la province de destination qui cherchent à y commercialiser leurs œufs, mais plutôt celui des nouveaux producteurs d’œufs dans la province de destination qui n’ont pas de quota et qui cherchent à y commercialiser leurs œufs. Il s’agit du seul moyen convenable d’apprécier l’importance du lieu de résidence des producteurs dans l’application du régime de commercialisation des œufs.

99 Malheureusement, peu d’éléments de preuve directe concernant cette question ont été présentés devant notre Cour et les tribunaux d’instance inférieure. Cela contraste avec la preuve dont la cour était saisie dans la décision Milk Board c. Clearview Dairy Farm Inc. (1986), 69 B.C.L.R. 220 (C.S.), confirmée par (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 116 (C.A.), où on a examiné à fond les difficultés pratiques d’obtenir un quota directement du Milk Board ou en l’achetant à un autre producteur. Il se peut que cette question de fait soit fort complexe, étant donné que chaque office provincial de commercialisation des œufs a la responsabilité de déterminer la façon dont les quotas seront attribués dans la province. Il ressort de l’examen d’un régime provincial de commercialisation des œufs, à savoir la Loi sur la commercialisation des produits agricoles de l’Ontario et le règlement intitulé Broiler Hatching Eggs and Chicks — Marketing, R.R.O. 1990, règl. 396, modifié par le règl. de l’Ont. 744/91, que l’attribution des quotas en matière de commercialisation des œufs est contrôlée par les producteurs d’œufs existants. Toutefois, vu l’absence d’argumentation sur ce point, nous hésitons à tirer d’une telle structure même les conclusions qui paraissent les plus évidentes.

100 Il incombe aux intimés en l’espèce de prouver qu’il y a eu violation d’un droit garanti par la Charte. Bien qu’ils aient établi que l’effet juridique du présent régime est de les empêcher en droit d’obtenir un quota pour leurs œufs, ils n’ont pas démontré qu’ils subissent en pratique, comparativement aux producteurs qui résident dans la ou les provinces de destination et qui eux non plus ne possèdent pas de quota, un préjudice assez grave pour que l’objet principal de la législation doive être décrit comme établissant, à l’égard des producteurs des Territoires du Nord‑Ouest, une distinction fondée sur leur lieu de résidence. Il est fort possible que les plans de commercialisation des œufs en vigueur dans les provinces de destination où les intimés souhaitent exporter leurs œufs aient pour effet d’empêcher tout nouveau producteur d’obtenir un quota. Dans ce cas, le régime national de commercialisation des œufs n’aurait, en pratique, aucun effet discriminatoire sur les intimés. En fait, conclure, en vertu de l’art. 6, à l’existence d’une distinction fondée sur l’effet juridique sur les producteurs des Territoires du Nord‑Ouest pourrait, en pratique, les favoriser par rapport aux nouveaux producteurs des provinces de destination, plutôt que les défavoriser. Tandis que les nouveaux producteurs des provinces de destination seraient en pratique — quoique non en droit — empêchés d’obtenir un quota pour leurs œufs, les intimés allèguent que les producteurs des Territoires du Nord‑Ouest en l’espèce auraient droit à un tel quota sur la seule foi d’une conclusion que l’effet juridique du plan actuel les défavorise. Loin de constituer un désavantage fondé sur la province de résidence, cela équivaudrait à un avantage pratique fondé sur le seul lieu de résidence. En fait, une telle situation équivaut également à un avantage sur le plan juridique dans la mesure où les nouveaux producteurs des provinces de destination n’ont pas droit à un tel quota, mais ont seulement le droit d’en faire la demande, au même titre que tout autre nouveau producteur; par contre, ces producteurs des Territoires du Nord‑Ouest, du fait qu’ils sont les seuls producteurs de ce ressort, font valoir qu’ils ont droit à ce quota en vertu de l’art. 6 de la Charte. Ce sont là des possibilités et non pas des faits établis; cependant, l’omission des intimés de prouver qu’ils sont défavorisés en pratique comparativement aux nouveaux producteurs de l’une ou l’autre des provinces de destination ou de l’ensemble de ces provinces affaiblit considérablement leur argument selon lequel les effets nocifs de ce régime législatif qui résultent du lieu de résidence en sont venus à supplanter son objet valide.

101 Cette lacune de la preuve mine sérieusement l’importance de la conclusion de la Cour d’appel, à la p. 231, selon laquelle [traduction] «le régime actuel, en ce qui concerne le producteur des Territoires du Nord‑Ouest, ne réglemente pas, il interdit». La conclusion qu’il y a interdiction est seulement pertinente en ce sens que les effets d’un régime législatif peuvent être exagérément disproportionnés au point de supplanter les objectifs valides qui en sont la matière principale. Cependant, s’il est également interdit, en pratique, aux nouveaux producteurs d’autres provinces de commercialiser leurs œufs sur le marché interprovincial, la conclusion à l’existence d’une interdiction n’a plus d’impact.

102 Pour terminer, nous avons conclu que les objets généraux du régime national de commercialisation des œufs sont valides et que l’utilisation des antécédents de production en tant que moyen d’attribuer des quotas en favorise la réalisation. L’exclusion des Territoires du Nord‑Ouest d’un système national d’attribution de quotas de commercialisation sur le marché interprovincial n’est qu’une application de ce principe valide. Les intimés n’ont pas établi que les effets concrets du régime, dans la mesure où ils sont liés à la province de résidence, supplantent ses objectifs valides décrits comme étant sa caractéristique principale. Dans ces circonstances, nous concluons à l’absence de violation de la liberté de circulation et d’établissement garantie aux al. 6(2)b) et 6(3)a). En particulier, on ne peut pas dire que la distinction en cause dans la présente affaire est «fondée principalement sur [le lieu] de résidence [. . .] actue[l]».

103 Vu les conclusions susmentionnées, nous jugeons inutile d’examiner la question subsidiaire de savoir si un quota supplémentaire pourrait être attribué aux producteurs des Territoires du Nord‑Ouest en vertu du par. 4(1) de la partie II de l’annexe de la Proclamation visant l’OCCO.

(2) La liberté d’association

104 Le juge Hunt de la Cour d’appel a conclu que la liberté d’association garantie à l’al. 2d) de la Charte avait été violée de deux façons distinctes. Dans un premier temps, elle a décidé qu’étant donné que la liberté de circulation et d’établissement des intimés protégeait leur droit de commercialiser des œufs sur le marché interprovincial, leur liberté d’association en l’espèce était simplement subordonnée à cette activité protégée par la Constitution. Vu les conclusions tirées plus haut, ce raisonnement n’est plus valable. L’autre motif de conclure à l’existence d’une violation de l’al. 2d) était que l’activité du commerce des œufs est indissociable du fait même de s’associer. Le juge Hunt a conclu à l’inapplicabilité de la jurisprudence qui avait établi une distinction entre les buts d’une association et l’activité associative même. Un tel point de vue ferait perdre son sens à la liberté de s’associer en l’espèce [traduction] «parce que . . . c’est l’association même qui constitue l’activité» (p. 225). Vu qu’il est impossible de [traduction] «se livrer seul à la commercialisation des œufs» (p. 224), l’examen de la légalité de l’activité exercée par une personne seule n’est pas un test décisif approprié pour déterminer si cette activité associative est visée par l’al. 2d). S’il est nécessaire de s’associer avec autrui pour faire quelque chose, alors le droit garanti à l’al. 2d) va au-delà de la protection de l’acte d’association et protège également l’activité même pour laquelle l’association est formée et qui est décrite comme étant «à la base» de l’association en cause. Le problème que pose cet argument, c’est qu’en l’espèce ce n’est pas tant l’activité qui est à la base de l’association, que l’association qui est à la base de l’activité. C’est sur l’activité que les intimés cherchent à attirer la protection de l’al. 2d); toute association avec autrui n’est qu’un moyen d’atteindre un but.

105 Le fait que l’association ne soit qu’un moyen d’atteindre un but ne porte pas aussitôt un coup fatal aux prétentions des intimés, parce que les associations constituent normalement un moyen d’atteindre un but. Comme l’a fait observer le juge McIntyre dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 («Renvoi relatif à l’Alberta»), le droit garanti par l’al. 2d) découle du fait que «pour l’individu, la réalisation de certains objectifs par l’exercice de ses droits individuels est généralement impossible sans l’aide et la coopération d’autrui» (p. 395). Il ressort cependant de la jurisprudence relative à l’al. 2d) que la liberté d’association ne protège que l’aspect collectif de l’activité, non pas l’activité elle‑même. Si l’activité doit être protégée par la Constitution, cette protection doit se trouver ailleurs qu’à l’al. 2d).

106 En analysant la portée de la liberté d’association, le juge McIntyre a examiné six conceptions possibles. Selon la première conception qui provient de l’arrêt Collymore c. Attorney-General, [1970] A.C. 538 (C.P.), la liberté d’association est la liberté de s’associer à autrui pour réaliser des objectifs communs, qui peuvent aller d’objectifs religieux à des objectifs économiques. Mais ces objectifs ne sont pas eux‑mêmes protégés: [traduction] «la liberté d’association ne confère ni le droit ni l’autorisation d’avoir un comportement ou d’accomplir des actes qui de l’avis du Parlement sont défavorables à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement du pays» (p. 399). Selon la deuxième conception, la liberté d’association garantit la liberté d’exercer collectivement des droits constitutionnels. Ainsi, lorsque les objectifs de l’association sont eux-mêmes protégés par la Constitution, la liberté d’association protège aussi le droit de poursuivre les objectifs de l’association qui jouissent de la protection constitutionnelle. Suivant la troisième conception, les gens ont la liberté de s’associer pour accomplir ce qu’ils peuvent licitement accomplir seuls mais, à l’inverse, le fait de s’associer ne donne pas le droit d’accomplir ce qu’il est illicite d’accomplir seul. La quatrième conception va encore plus loin et protège les «activités collectives qu’on pourrait qualifier de fondamentales dans notre culture et selon nos traditions et qui, d’un commun accord, méritent protection» (p. 401). La cinquième conception veut que l’al. 2d) accorde la protection constitutionnelle à toutes les activités essentielles à la réalisation des objectifs licites d’une association. La sixième conception va plus loin encore: elle veut que l’al. 2d) protège tous les actes accomplis collectivement, sous réserve seulement des limites prévues à l’article premier. C’est celle que le juge en chef Bayda a adoptée dans Re Retail, Wholesale & Department Store Union and Government of Saskatchewan (1985), 19 D.L.R. (4th) 609 (C.A. Sask.): [traduction] «Lorsque, par définition, un acte n’est pas susceptible d’être accompli par une seule personne, celle-ci est libre de s’associer pour l’accomplir, pourvu que l’acte n’ait pas pour but de causer un préjudice» (p. 620). La ressemblance entre ce passage et le raisonnement exprimé par le juge Hunt est frappante. Le juge McIntyre a rejeté les quatrième, cinquième et sixième conceptions.

107 En rejetant la quatrième conception, le juge McIntyre souligne, à la p. 406, que

[l]a liberté d’association a pour objet d’assurer que diverses fins puissent être poursuivies en commun aussi bien qu’individuellement. La liberté d’association n’a rien à voir avec les activités ou fins elles‑mêmes; elle concerne la manière dont ces activités ou ces fins peuvent être poursuivies.

108 Le juge McIntyre a conclu que la cinquième conception rejette la nature individuelle du droit en cause (p. 404). Auparavant, il avait jugé que ce droit appartenait aux individus, non pas aux associations qu’ils forment. Cependant, cette cinquième conception reviendrait

à attribuer un statut constitutionnel indépendant aux fins, objectifs et activités de l’association et, par conséquent, conférer des droits constitutionnels plus grands aux membres de l’association qu’à ceux qui n’en sont pas membres. Ce serait étendre la protection de la Charte à toutes les activités d’une association essentielles à la réalisation de ses objectifs ou buts licites, mais cela ne conférerait pas un droit équivalent aux individus. La Charte ne confère pas, ni n’a été conçue pour conférer, une protection constitutionnelle à tous les actes de l’individu qui lui sont essentiels pour atteindre ses buts ou objectifs personnels.

Il donne ensuite un exemple tiré d’un article: à supposer que le Parlement décide d’interdire les armes à feu, pareille interdiction ne porterait atteinte à aucun droit individuel. Mais si des citoyens avaient formé un club de tir, leur liberté d’association serait violée par l’interdiction. Le juge McIntyre rejette la sixième conception pour les mêmes raisons. Ses propos sont pertinents (à la p. 405):

Pour des raisons évidentes, la Charte ne confère pas de protection constitutionnelle à toutes les activités exercées par des individus. Par exemple, aucune protection n’est conférée par la Charte au droit de propriété, aux activités commerciales en général ni à une foule d’autres activités licites. Et pourtant, si l’on devait adopter la sixième conception, ces mêmes activités bénéficieraient d’une protection quand elles seraient exercées par un groupe plutôt que par un individu. À mon avis, cela ne saurait être accepté. Il n’y a tout simplement rien qui justifie d’accorder la protection de la Charte à une activité simplement parce qu’elle est exercée par plus d’une personne.

109 Le juge Le Dain, s’exprimant également au nom des juges Beetz et La Forest, a explicitement rejeté la proposition énoncée par le juge Hunt en l’espèce, à savoir que la liberté d’association serait vide de sens si elle ne protégeait pas aussi les activités et les objectifs des associations. Il a ajouté, à la p. 391, que la question était

de savoir si une activité particulière qu’exerce une association en poursuivant ses objectifs, doit être protégée par la Constitution ou faire l’objet d’une réglementation par voie de politiques législatives. Les droits au sujet desquels on réclame la protection de la Constitution, savoir les droits contemporains de négocier collectivement et de faire la grève, qui comportent pour l’employeur des responsabilités et obligations corrélatives, ne sont pas des droits ou libertés fondamentaux. Ce sont des créations de la loi qui mettent en jeu un équilibre entre des intérêts opposés dans un domaine qui, les tribunaux l’ont reconnu, exige une compétence spéciale.

On ne peut dire que la liberté de contracter et de commercer est un concept moderne. N’empêche que la réglementation du commerce, en particulier du commerce des denrées agricoles, comporte une pondération d’intérêts opposés qui exige une compétence spéciale. Pourtant, les arguments des intimés auraient pour effet de constitutionnaliser tous les rapports commerciaux sous la rubrique de la liberté d’association. Il n’est pas un seul commerce ou profession qu’une personne peut exercer seule. Selon le raisonnement de la Cour d’appel, toute forme de réglementation gouvernementale de l’économie qui affecte l’aptitude des gens à commercer violerait, au moins à première vue, l’al. 2d) et devrait être justifiée au sens de l’article premier. Comme l’a noté William Shores dans un commentaire de l’arrêt rendu, en l’espèce, par la Cour d’appel:

[traduction] L’interprétation de la liberté d’association qui protège le commerce élargit le rôle de la Charte en protégeant l’activité commerciale bien au‑delà de tout ce qui a été reconnu jusqu’à ce jour par les tribunaux. Pareille interprétation constituerait une arme puissante contre une vaste gamme de régimes de réglementation.

(«Walking Onto an Unfamiliar Playing Field — Expanding the Freedom of Association to Cover Trade» (1996), 6 Reid’s Administrative Law 1.)

110 Dans le Renvoi relatif à l’Alberta, le juge en chef Dickson, avec l’appui du juge Wilson, aurait adopté une interprétation plus large de la liberté d’association. Cependant, il s’est abstenu d’élargir la portée de ce droit de manière à l’appliquer à toutes les activités exercées collectivement. Cette liberté, fait‑il observer, à la p. 366, n’est

pas [. . .] une autorisation constitutionnelle illimitée pour toute activité collective. Le simple fait qu’une activité puisse être exercée par plusieurs personnes ensemble, aussi bien qu’individuellement, ne signifie pas que cette activité se voit conférer une protection constitutionnelle contre toute interdiction ou réglementation législative.

Le juge en chef Dickson a aussi analysé certains signes qu’il y a restriction de la liberté d’association. Par exemple, si le législateur permet aux individus d’exercer une certaine activité qu’il interdit aux associations d’exercer, la mesure législative prise s’en prend à l’aspect collectif de l’activité. Dans le même ordre d’idées, si le législateur interdit à la fois aux individus et aux associations d’exercer une certaine activité, on peut vraisemblablement conclure qu’il s’agit là d’une interdiction de bonne foi qui ne vise pas l’aspect collectif de l’activité.

111 Bien que les différents motifs de jugement prononcés dans le Renvoi relatif à l’Alberta ne s’accordent pas sur la portée exacte de la liberté d’association, ils précisent tous qu’il demeure essentiel de distinguer l’aspect collectif d’une activité de l’activité elle‑même. On s’est fondé sur cette distinction essentielle dans des affaires subséquentes. Ainsi, par exemple, dans R. c. Skinner, [1990] 1 R.C.S. 1235, la Cour a conclu que la disposition du Code criminel qui interdit la communication en public à des fins de prostitution ne contrevenait pas à l’al. 2d) de la Charte parce que, même si un tel échange envisageait une association de parties, la mesure législative visait non pas l’association en soi, mais la communication expressive à des fins de prostitution.

112 Dans l’arrêt Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), précité, le juge Sopinka a dégagé (à la p. 402) les quatre propositions suivantes du Renvoi relatif à l’Alberta:

. . . premièrement, l’al. 2d) protège la liberté de constituer une association, de la maintenir et d’y appartenir; deuxièmement, l’al. 2d) ne protège pas une activité pour le seul motif que cette activité est un objet fondamental ou essentiel d’une association; troisièmement, l’al. 2d) protège l’exercice collectif des droits et libertés individuels consacrés par la Constitution; et quatrièmement, l’al. 2d) protège l’exercice collectif des droits légitimes des individus.

Le juge L’Heureux‑Dubé a convenu que l’al. 2d) ne vise pas à accorder la protection constitutionnelle à un objectif quelconque d’une association dont la réalisation est essentielle à l’existence de l’association. Comme elle le fait observer, à la p. 392, «[l]es objectifs d’une association sont toujours, ou au moins généralement, au cœur de son existence.» Nous concluons que la présente affaire relève en tous points de la deuxième proposition du juge Sopinka.

113 En outre, l’inverse de la quatrième proposition, à savoir que l’al. 2d) ne crée pas le droit d’accomplir collectivement ce qu’il est interdit d’accomplir individuellement, s’applique également. Ainsi, peu importe que l’on affirme que l’activité est à la base de l’association ou que l’association est à la base de l’activité, cela revient au même: ce qu’on tente de faire, c’est d’étendre à des activités non protégées par la Constitution, si elles sont exercées par des individus, la protection constitutionnelle du seul fait que ces individus se sont associés pour les exercer.

VI. Conclusion

114 Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens, d’annuler l’arrêt de la Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest et de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1. La Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646, et ses modifications, l’art. 3, le par. 4(1) et les al. 7(1)d) et 7(1)e) du Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242, et ses modifications, ainsi que l’al. 4(1)a), le par. 5(2), l’art. 6 et le par. 7(1) du Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, et ses modifications, DORS/86‑8, violent‑ils, en totalité ou en partie, les droits et libertés garantis par l’al. 2d) et l’art. 6 de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

2. Dans l’affirmative, cette violation peut‑elle être justifiée au sens de l’article premier de la Charte?

Réponse: Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Version française des motifs des juges McLachlin et Major rendus par

//Le juge McLachlin//

Le juge McLachlin (dissidente) --

1. Introduction

115 J’ai pris connaissance des motifs de jugement rédigés en l’espèce par mes collègues les juges Iacobucci et Bastarache. Je suis d’accord pour dire qu’il y a lieu d’accorder aux intimés la qualité pour débattre les questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés, par le biais d’une extension de l’«exception de l’arrêt Big M Drug Mart». En toute déférence, cependant, je ne souscris pas à la façon dont mes collègues tranchent les questions de fond soulevées dans le présent pourvoi. En particulier, je crois qu’il y a violation de l’al. 6(2)b) de la Charte et qu’une telle violation ne saurait être sauvegardée ni en vertu de l’al. 6(3)a) ni en vertu de l’article premier. Étant donné que je conclus que la mesure législative contestée est invalide en vertu de l’art. 6, je ne compte pas traiter les arguments fondés sur l’al. 2d).

116 Le présent pourvoi exige de la Cour qu’elle définisse la portée de la liberté de circulation et d’établissement garantie aux Canadiens par l’art. 6 de la Charte. Il s’agit de savoir si le régime fédéral de commercialisation des œufs viole l’art. 6 de la Charte en interdisant aux producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest de faire le commerce interprovincial et international d’œufs: Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646; Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242, art. 3, par. 4(1) et al. 7(1)d) et 7(1)e); Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, DORS/86‑8, al. 4(1)a), par. 5(2), art. 6 et par. 7(1). À mon avis, le régime de commercialisation des œufs viole l’art. 6 en interdisant aux résidents du Yukon et des Territoires du Nord‑Ouest de faire le commerce interprovincial et international d’œufs, contrairement aux résidents des autres provinces qui, eux, jouissent de ce droit.

117 De façon générale, l’art. 6 de la Charte vise à empêcher les provinces ou le gouvernement fédéral d’adopter des lois ou des usages qui empiètent sur le droit des citoyens canadiens et des personnes ayant obtenu le droit d’établissement de gagner leur vie n’importe où au Canada. Il a pour objectif général d’empêcher les provinces et le gouvernement fédéral de créer des obstacles, fondés principalement sur des frontières provinciales, à la capacité de gagner sa vie. Les gouvernements peuvent, dans la poursuite d’un objectif plus général, empiéter de manière accessoire sur le droit de circuler d’une province à l’autre. Cependant, si la réglementation fondée sur des frontières provinciales constitue l’unique ou le principal objet ou effet d’une loi ou d’un usage gouvernemental, la loi relèvera de l’art. 6, sous réserve de la disposition visant la promotion de l’égalité prévue au par. 6(4). Le régime de commercialisation des œufs en cause dans le présent pourvoi crée un obstacle, fondé sur les frontières des Territoires du Nord‑Ouest, à la capacité de gagner sa vie en produisant des œufs. Cet obstacle ne découle pas accessoirement de quelque objectif plus général et n’est pas non plus sauvegardé par l’une ou l’autre des exceptions au droit garanti à l’art. 6. Il viole donc l’art. 6. Cette violation n’est pas justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Il s’ensuit que le régime doit tomber.

2. Le régime législatif et les faits

118 Vu la description détaillée qu’en font les juges Iacobucci et Bastarache, je n’ai pas à exposer les faits et l’historique du régime de commercialisation. Il suffit de souligner que le régime, bien qu’établi par le Parlement du Canada en vertu de sa compétence fédérale, a été conçu et est contrôlé par des représentants des provinces et du secteur de la commercialisation des œufs. Lorsque ce régime a été établi, les Territoires du Nord‑Ouest et le Yukon n’ont pas été inclus parce que la production commerciale d’œufs y était inexistante. Ce n’est plus le cas. Les Territoires du Nord‑Ouest négocient depuis 16 ans afin d’y adhérer. De toute évidence, il n’est pas dans l’intérêt des producteurs et exportateurs des provinces, qui contrôlent le régime, d’accepter de nouveaux concurrents. Malgré la signature d’un protocole d’entente susceptible d’aboutir à leur adhésion au régime dans un proche avenir, les Territoires du Nord‑Ouest ont jusqu’à maintenant été incapables d’y adhérer. Sans cette adhésion, les Territoires du Nord-Ouest ne peuvent pas exporter des œufs à des fins de commerce interprovincial ou international.

119 Le régime législatif crée donc une impasse qui empêche effectivement les intimés de produire des œufs dans les Territoires du Nord‑Ouest, où ils ont établi leur résidence, dans le but d’en faire le commerce interprovincial et international. Le cas de l’intimé Richardson illustre bien le problème. Il se livrait auparavant à la production commerciale d’œufs en Alberta. Il a décidé de déménager de l’autre côté de la frontière à Hay River, dans les Territoires du Nord‑Ouest, afin d’y exploiter son entreprise. Une fois installé, il a découvert qu’il ne pouvait pas faire le commerce interprovincial ou international d’œufs, parce que le régime de commercialisation des œufs n’autorise à le faire que des producteurs des provinces qui en font partie. La seule façon dont Richardson peut gagner sa vie sans être désavantagé par le régime consiste à ramener son entreprise en Alberta ou à l’établir dans une autre province.

120 Le cas de l’intimée Pineview Products Ltd. est différent mais similaire. Il s’agit d’une entreprise dont les autochtones de la Nation dénée sont copropriétaires. Ils tentent de gagner leur vie en produisant des œufs destinés au commerce interprovincial. Cependant, le régime législatif leur interdit effectivement de le faire. Pour poursuivre leur entreprise, ils devraient la déplacer de leurs terres ancestrales pour l’établir dans l’une des provinces.

121 Le régime législatif a pour effet d’exclure les Territoires du Nord‑Ouest et le Yukon d’une activité exercée dans toutes les autres régions du Canada, soit la production d’œufs destinés au commerce interprovincial et international. Il s’agit de savoir si cela viole la garantie des al. 6(2)a) et b) de la Charte, selon laquelle tout citoyen canadien ou tout résident permanent du Canada a le droit d’«établir [sa] résidence dans toute province» et de «gagner [sa] vie dans toute province», un terme qui, en vertu de l’art. 30 de la Charte, désigne également les Territoires du Nord‑Ouest.

3. L’objet de l’art. 6 de la Charte

122 L’article 6 consacre le droit des citoyens canadiens et des résidents permanents du Canada de gagner leur vie n’importe où au pays, sans ingérence indue de la part du gouvernement. Il a deux objets, l’un collectif et l’autre, individuel: (1) promouvoir l’union économique des provinces, et (2) garantir à chaque Canadien l’un des attributs fondamentaux de la citoyenneté: le droit de se déplacer dans tout le pays, de choisir son lieu de résidence n’importe où à l’intérieur de ses frontières et de gagner sa vie, sans égard aux frontières provinciales. Ces objectifs sont connexes. Le droit des citoyens canadiens et des résidents permanents du Canada de résider et de gagner leur vie dans toute province est le pendant, sur le plan individuel, de l’intérêt de la collectivité à ce que l’économie soit unifiée.

123 L’objectif de promotion de l’union économique des provinces n’est pas nouveau. Depuis l’avènement de la Confédération, les rédacteurs de la Constitution canadienne ont voulu garantir que, malgré sa structure fédérale, le Canada possède une économie nationale: Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, aux pp. 608 et 609. La structure actuelle de la Constitution représente un compromis historique entre les intérêts régionaux et la vision d’une union économique. En gros, l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 permet d’adopter des mesures législatives qui touchent, de manière accessoire, à la circulation des biens et services d’une province à l’autre, mais il interdit celles [traduction] «reliée[s], en droit et en fait, à l’existence des frontières provinciales»: Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626, à la p. 642, le juge Rand; Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198, à la p. 1268, le juge en chef Laskin qui interprétait alors l’art. 121. L’article 6 de la Charte vise aussi à atteindre l’objectif d’unité économique. Comme l’a écrit John B. Laskin dans «Mobility Rights under the Charter» (1982), 4 Supreme Court L.R. 89, à la p. 93, [traduction] «c’est la crainte de la balkanisation économique du Canada qui explique, en grande partie, l’inclusion, dans la Charte, de dispositions traitant de la libre circulation d’une province à l’autre».

124 Le deuxième objet de l’art. 6 est la contrepartie de son premier objet qui est de nature collective: il s’agit de conférer aux citoyens et aux résidents permanents le droit de se déplacer dans tout le pays, de choisir leur lieu de résidence n’importe où à l’intérieur de ses frontières et de gagner leur vie, sans égard aux frontières provinciales. «La citoyenneté comporte le droit inhérent de résider n’importe où dans le pays et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales»: Black, précité, à la p. 612, le juge La Forest. La libre circulation des personnes est non seulement un attribut de la citoyenneté, mais encore un droit fondamental de la personne:

[traduction] L’être humain possède ces droits simplement parce qu’il est un être humain. Si le gouvernement devait imposer aux gens l’endroit où ils doivent vivre, nous considérerions cela comme une grave violation de leur liberté. Cela les empêcherait de vivre dans les collectivités de leur choix, ce qui pourrait les isoler des habitudes, coutumes et liens culturels qui sont essentiels à leur identité.

(T. Lee et M. J. Trebilcock, «Economic Mobility and Constitutional Reform» (1987), 37 U.T.L.J. 268, à la p. 301.)

125 L’objectif de protection des droits individuels recourt au langage juridique de la discrimination pour reformuler l’objectif d’union économique. Il met l’accent sur le droit de l’individu de ne pas être victime de discrimination dans sa capacité de gagner sa vie. Comme pour l’autre disposition interdisant toute discrimination, l’art. 15 de la Charte, cet objectif ne peut être atteint que s’il reçoit une interprétation libérale axée sur le fond et non sur la forme. L’article 6 consacre essentiellement le droit de ne pas être victime de discrimination, c.‑à‑d. le droit d’être sur un pied d’égalité avec les autres ou de ne pas être désavantagé par rapport à ceux‑ci. Comme pour toute analyse en matière de discrimination, la clé consiste à déterminer quels sont les éléments de comparaison appropriés -- qui sont les «autres», ceux avec lesquels l’individu a le droit d’être sur un pied d’égalité, par rapport auxquels il a le droit de ne pas être désavantagé. Les différences artificielles qui rangent l’individu dans une catégorie à part doivent être évitées: Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Il faut comprendre quelle est, en réalité ou au «fond», la situation de l’intéressé par rapport à celle d’autres personnes au regard de l’objectif visé par la disposition interdisant la discrimination.

126 Ces observations font ressortir l’importance fondamentale de l’art. 6 de la Charte dans le régime constitutionnel canadien. Toute fédération doit nécessairement maintenir un équilibre entre le droit de tous les citoyens de vivre et travailler n’importe où au pays, un droit qui leur appartient véritablement, et le droit des gouvernements de réglementer le commerce, l’emploi, les entreprises et les professions sur leur territoire. Les lois, tant provinciales que fédérales, peuvent empiéter d’innombrables façons sur le droit des gens de gagner leur vie n’importe où au pays. L’article 6 établit les limites constitutionnelles en la matière.

127 Avant la Charte, les lois qui imposaient des restrictions commerciales principalement fondées sur les frontières provinciales étaient suspectes: Murphy c. Canadian Pacific Railway, précité; Renvoi sur la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, précité. D’une manière générale, l’art. 6 adopte un critère similaire quant au nouveau droit de gagner sa vie n’importe où au pays. Les lois ou les usages peuvent empiéter sur le droit de travailler n’importe où au pays, lorsque cela découle nécessairement d’un objectif législatif plus général. Cependant, cela ne doit pas être leur unique ou principal objet ou effet.

4. La structure de l’art. 6 de la Charte: la façon dont il s’applique

128 La structure de l’art. 6 reflète la tension qui existe entre les objectifs de promotion de l’union économique et de libre circulation dans tout le pays, et la réalité constitutionnelle que les gouvernements, en légiférant dans les limites de leur compétence respective, peuvent prendre des mesures ayant un effet accessoire de balkanisation. Cette tension est exprimée et prise en compte au moyen de la technique courante de rédaction qui consiste à énoncer le droit en termes généraux dans la première partie de l’article et à faire suivre cet énoncé d’une série de restrictions et d’exceptions. Il serait erroné de se concentrer exclusivement sur l’un ou l’autre aspect de l’article. Pour comprendre l’intention des rédacteurs de la Charte, il faut interpréter l’énoncé général des droits conjointement avec les restrictions: Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, à la p. 379.

129 L’alinéa 6(2)b) proclame, de manière générale et non restrictive, le droit de gagner sa vie n’importe où au pays: «Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit [. . .] de gagner leur vie dans toute province». Ces mots font relever de l’art. 6 toute loi ou tout usage ayant pour objet ou pour effet d’établir une distinction fondée sur la province de résidence, qui nuit à la capacité d’une personne de gagner sa vie d’une manière particulière.

130 Cependant, ce n’est que la première étape de l’analyse. Le droit de gagner sa vie n’est pas un droit absolu, mais un droit limité. Il doit composer avec le droit des gouvernements de légiférer dans les limites de leur compétence respective, même si cela a pour effet accessoire d’empêcher quelqu’un de gagner sa vie en raison de son lieu de résidence — le droit, par exemple, des gouvernements provinciaux de fixer des normes régissant l’accès à des professions et à des métiers, de même que leur exercice. À cette fin, l’al. 6(3)a) prévoit que les droits garantis à l’al. 6(2)b) «sont subordonnés [. . .] aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée, [si elles] n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle». Cela permet de sauvegarder les lois d’application générale qui peuvent établir, de manière accessoire, une distinction fondée sur le lieu de résidence antérieur ou actuel, mais qui n’ont pas pour objet ou pour effet «principal» d’établir une telle distinction. La plupart des lois provinciales en matière d’accréditation, de délivrance de permis et de prestations de maladie qui relèvent de la portée générale de l’al. 6(2)b) sont facilement sauvegardées à la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’al. 6(3)a): P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (4e éd. 1997), à la p. 1053. Les régimes de réglementation fédérale seront également, dans la plupart des cas, sauvegardés par l’al. 6(3)a).

131 Mais il y a plus. Les lois qui relèvent de l’al. 6(2)b) et qui ne sont pas sauvegardées par l’al. 6(3)a) peuvent encore être sauvegardées par le par. 6(4). Cette disposition protège toute loi «destiné[e] à améliorer, dans une province, la situation d’individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d’emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale». Autrement dit, des lois peuvent essentiellement établir une distinction fondée sur le lieu de résidence si une telle distinction vise à favoriser la création d’emplois dans une province à faible taux d’emploi.

132 Enfin, la loi qui n’est pas sauvegardée par les restrictions de l’art. 6 peut être maintenue en vertu de l’article premier de la Charte, si le gouvernement établit que la justification de l’atteinte à des droits peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

5. Les exigences de l’al. 6(2)b)

133 Le libellé général de l’al. 6(2)b) vise toutes les lois et tous les usages gouvernementaux qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher quelqu’un de gagner sa vie n’importe où au Canada, en raison de sa province de résidence. Toute une gamme de lois provinciales fixant des normes applicables aux métiers, professions et entreprises, de même que les lois fédérales en matière d’échanges et de commerce, relèvent de son champ d’application général.

134 L’interprétation judiciaire a confirmé la portée générale du par. 6(2). Premièrement, comme pour tous les droits garantis par la Charte, la cour détermine si une loi ou un usage du gouvernement empiète sur le droit visé non seulement en raison de son libellé, mais aussi de son effet: Black, précité. Il s’ensuit que relève de l’al. 6(2)b) toute loi ou tout usage du gouvernement ayant soit pour objet soit pour effet d’établir une distinction fondée sur le lieu de résidence, qui porte atteinte au droit de gagner sa vie n’importe où au pays.

135 Deuxièmement, les tribunaux ont donné une interprétation large à ce qui constitue une atteinte au «droit de gagner [sa] vie dans toute province». Ils ont conclu qu’il n’était pas nécessaire qu’une personne soit empêchée de gagner sa vie pour que l’art. 6 s’applique. Il suffit que la personne soit défavorisée dans l’exercice de sa profession ou de son métier: Black, précité, à la p. 618.

136 Troisièmement, les tribunaux ont défini largement «le droit de gagner sa vie» comme étant celui de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix: Black, à la p. 618. Cela comprend tous les métiers, professions et entreprises imaginables. Ce droit inclut [traduction] «le droit de travailler à son propre compte de même que pour autrui, le droit d’être un entrepreneur aussi bien qu’un employé», et il peut inclure le droit d’investir et de faire des affaires n’importe où au Canada: D. A. Schmeiser et K. J. Young, «Mobility Rights in Canada» (1983), 13 Man. L.J. 616, aux pp. 635 et 636. L’expression «gagner [sa] vie» laisse entendre le droit de gagner sa vie n’importe où au pays, sans être victime, de la part du gouvernement, de discrimination fondée sur la province de résidence et d’autres considérations; elle est assez générale pour englober le droit de contribuer au bien‑être de sa collectivité par son travail, une contribution qui, en retour, peut accroître l’estime de soi de l’intéressé et le respect dont il jouit auprès des autres membres de la collectivité.

137 La seule restriction que les tribunaux ont proposée est que l’al. 6(2)b) ne signifie pas que l’État doit conférer à chaque personne un droit distinct de gagner sa vie comme elle l’entend dans chaque province et territoire du Canada. Personne n’a le droit de prétendre que le gouvernement est tenu de lui fournir les moyens de gagner sa vie dans la province de son choix. L’article 6 ne vise pas à garantir un gagne‑pain à chacun, mais plutôt à éliminer les obstacles injustifiés à la capacité de gagner sa vie qui sont fondés sur des frontières provinciales. Notre Cour a rejeté l’action qu’un avocat qui n’avait pas la citoyenneté canadienne avait intentée en vue d’obtenir la permission de pratiquer le droit en Ontario, pour le motif que cette action reposait sur la revendication d’un droit distinct de pratiquer le droit en Ontario et non pas sur la prétention qu’il était plus difficile qu’ailleurs de gagner sa vie dans une province ou un territoire en particulier: Skapinker, précité, aux pp. 382 et 383. C’est ce sens large que notre Cour, par l’intermédiaire du juge La Forest, a donné à la rubrique «Liberté de circulation et d’établissement» dans l’arrêt Black: «La rubrique me semble donner une bonne description générale des dispositions de l’art. 6 et une interprétation qui permet à une personne de gagner sa vie partout au Canada ne me paraît pas constituer un sens incompatible avec la liberté de circulation et d’établissement» (p. 621).

138 En résumé, il ressort du libellé de l’al. 6(2)b) et de la jurisprudence qu’il est satisfait à la première étape de l’analyse de l’art. 6 si la loi ou l’usage gouvernemental en cause a pour objet ou pour effet d’empêcher quelqu’un de gagner sa vie n’importe où au Canada, en raison de sa province de résidence. L’exclusion des Territoires du Nord‑Ouest du régime de commercialisation des œufs a cet effet. Il semblerait donc qu’il soit satisfait à la première étape de l’analyse de l’art. 6. Toutefois, il faut d’abord examiner les facteurs susceptibles de militer contre cette conclusion.

a) L’argument de la libre circulation

139 D’abord, il y a la proposition que la libre circulation garantie par l’al. 6(2)b) se limite à deux situations: lorsque la loi ou l’usage en cause désavantage une personne (1) parce qu’elle a déménagé dans la province après avoir quitté une autre province, ou (2) parce qu’elle n’a pas déménagé, mais souhaite exercer une activité dans une autre province. Je souligne, au départ, que cette restriction n’exclurait pas nécessairement les revendications présentées en l’espèce. On pourrait soutenir que l’intimé Richardson tombe dans la première catégorie parce qu’il a déménagé dans les Territoires du Nord‑Ouest pour y gagner sa vie en produisant des œufs, et qu’il satisfait ainsi aux critères proposés en matière de libre circulation. On pourrait peut-être également prétendre que les intimés tombent dans la deuxième catégorie parce que le régime de commercialisation des œufs les empêche d’exploiter une partie de leur entreprise, soit la commercialisation des œufs, dans les provinces ou territoires où ils ne résident pas.

140 Ce qui est plus fondamental, cependant, c’est qu’on ne voit pas pourquoi l’application de l’al. 6(2)b) doit se limiter aux deux cas relevés par le juge Estey dans Skapinker ou quel avantage il y a à forcer l’analyse au‑delà de cet obstacle jurisprudentiel. Le libellé général de l’al. 6(2)b) vise tout désavantage, fondé sur la province de résidence, relativement à la capacité de gagner sa vie n’importe où au pays. Si les rédacteurs de la Charte avaient voulu que l’al. 6(2)b) s’applique seulement à deux catégories de cas, il me semble qu’ils l’auraient dit. Ils ne l’ont pas fait. Cela m’amène à conclure que nous ne devrions pas restreindre artificiellement la portée de l’al. 6(2)b). Je ne vois pas pourquoi l’al. 6(2)b) ne s’appliquerait pas, comme son libellé le laisse entendre, à toute loi ou à tout usage qui a pour objet ou pour effet de faire en sorte qu’il soit plus difficile de gagner sa vie dans une province ou un territoire que dans une autre province ou un autre territoire.

141 La jurisprudence n’exige pas non plus que l’al. 6(2)b) soit restreint aux deux catégories proposées par le juge Estey dans Skapinker. Bien que l’arrêt Skapinker les décrive comme des exemples de cas où l’art. 6 peut s’appliquer, il n’écarte aucune autre application de cet article. Le juge La Forest, au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Black, précité, à la p. 620, a rejeté une telle interprétation restrictive en disant qu’«une interprétation de la Charte fondée sur l’objet visé nous oblige à aborder de manière plus globale la liberté de circulation», au lieu de l’approche restrictive de l’arrêt Skapinker que d’aucuns préconisent. La meilleure interprétation, qui n’est pas «incompatible avec la liberté de circulation et d’établissement», est celle «qui permet à une personne de gagner sa vie partout au Canada» (p. 621).

142 À mon avis, il est satisfait à l’«élément de libre circulation» lorsqu’il est déterminé que la loi en cause restreint la capacité de citoyens et résidents permanents du Canada de gagner leur vie d’une certaine manière dans une province ou un territoire par rapport à une autre province ou à un autre territoire. Comme nous l’avons souligné, la présence de l’élément de libre circulation nécessaire n’a pas été constatée dans Skapinker parce que le demandeur avait simplement fait valoir qu’il y avait atteinte à son droit même de gagner sa vie. Par contre, cet élément était présent dans Black, non seulement parce que les avocats ontariens étaient susceptibles de se rendre en Alberta une fois par année, mais également parce qu’ils étaient désavantagés par rapport aux avocats albertains.

143 Il est évident qu’un désavantage dans la capacité de gagner sa vie, fondé sur des frontières provinciales, nuit à la libre circulation. Toute loi ou tout usage gouvernemental qui fait qu’il est plus difficile de gagner sa vie dans une province donnée est susceptible d’avoir un effet négatif sur la libre circulation. Si des personnes sont désavantagées dans leur capacité de gagner leur vie dans une province donnée, il est moins probable qu’elles y déménageront ou s’y rendront pour travailler. Les lois et usages gouvernementaux qui ont cet effet entravent forcément la libre circulation interprovinciale. Il y a atteinte à la libre circulation même si la personne n’est désavantagée que lorsqu’elle tente de déménager dans l’«autre» province ou d’y travailler. La connaissance du désavantage potentiel peut restreindre la libre circulation en empêchant une décision de déménager dans cette province ou de tenter d’y trouver du travail. En l’espèce, Richardson subit un désavantage dans sa capacité de gagner sa vie du fait qu’il a transféré sa résidence et ses installations de production dans les Territoires du Nord‑Ouest. Ce désavantage dissuadera probablement d’autres personnes d’y transférer leur résidence ou leurs installations de production.

144 Il y a également atteinte à la libre circulation lorsque la personne doit transférer sa résidence ou aller travailler dans une autre province afin d’éviter de subir un désavantage dans sa capacité de gagner sa vie. En l’espèce, les membres de la Nation dénée sont désavantagés par le fait qu’ils ne peuvent se livrer au commerce interprovincial ou international de leurs œufs parce qu’ils ont choisi de résider là où ils se trouvent, de temps immémorial, dans les Territoires du Nord‑Ouest. Pour éviter d’être désavantagés, ils doivent transférer leur résidence ou leurs installations de production dans une province. Ils sont ainsi privés de leur droit de gagner leur vie dans toute province.

145 Pour situer l’affaire dans le contexte jurisprudentiel, la discrimination dont M. Richardson et les membres de la Nation dénée sont victimes s’apparente à celle dont M. Black a souffert avant eux. Chacun d’eux est désavantagé dans la façon dont il a choisi de gagner sa vie parce qu’il vit dans une province ou un territoire donné plutôt qu’ailleurs. Ainsi, il y a atteinte à la liberté de circulation et d’établissement de chacun d’eux.

146 Cette interprétation large de la libre circulation garantie à l’al. 6(2)b) s’accorde avec les objets de l’art. 6, qui sont de promouvoir l’union économique et le droit de vivre et de travailler n’importe où au pays sans se heurter à des obstacles gouvernementaux fondés sur des frontières provinciales. Elle reflète également la structure rédactionnelle de l’art. 6, qui consiste en une définition préliminaire générale du droit visé, suivie de restrictions et d’exceptions. En outre, elle ne risque pas de restreindre indûment des textes législatifs ou des usages légitimes en matière de réglementation; ceux‑ci sont sauvegardés par les restrictions apportées par l’al. 6(3)a) notamment, qui protège toute loi ou tout usage qui crée des obstacles, fondés sur des frontières provinciales, à la capacité de gagner sa vie, à l’exception des lois ou usages qui ont pour objet ou pour effet principal de créer de tels obstacles.

147 Je conclus que la rubrique «Liberté de circulation et d’établissement» ne limite pas l’application de l’al. 6(2)b) à une catégorie particulière de situations. Le texte général de l’al. 6(2)b), interprété en fonction de l’objet visé, s’applique à toute loi ou à tout usage gouvernemental qui désavantage une personne dans sa capacité de gagner sa vie dans n’importe quelle province canadienne, en raison de sa province de résidence.

b) L’argument voulant que la distinction ne soit pas fondée sur le lieu de résidence

148 Cela m’amène à examiner l’argument principal de l’appelant, fondé sur l’al. 6(2)b), à savoir que le régime de commercialisation des œufs n’établit aucune distinction fondée sur le lieu de résidence.

149 Les textes législatifs ou usages gouvernementaux qui sont neutres à première vue peuvent relever de l’al. 6(2)b), s’ils ont pour effet de créer un désavantage fondé sur le fait de résider dans une province ou un territoire en particulier. On dit que ces lois ou usages sont des «substituts» de distinctions expresses fondées sur le lieu de résidence. L’appelant prétend que le régime n’établit pas expressément de distinction fondée sur le lieu de résidence et que le fait d’empêcher l’exportation d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest n’est pas un «substitut» de distinction fondée sur le lieu de résidence. Bien que l’interdiction crée un désavantage, elle ne le fait pas en fonction de la province de résidence d’une personne.

150 Cet argument comporte plusieurs variantes. Selon la première, le régime de commercialisation des œufs ne désavantage pas les résidents des Territoires du Nord‑Ouest, en raison de leur lieu de résidence, dans leur capacité de gagner leur vie en produisant des œufs, parce qu’il vise les œufs et non les personnes. Le régime permet aux producteurs de produire des œufs destinés à la consommation intérieure. Il n’interdit que l’exportation d’œufs. La Charte protège les personnes et non pas les biens. Par conséquent, selon l’appelant, l’al. 6(2)b) ne s’applique pas. En toute déférence, je ne suis pas d’accord.

151 Si une loi a pour effet d’empiéter sur la capacité des gens de gagner leur vie, elle n’est pas exemptée de l’application de l’al. 6(2)b) du seul fait que le mode d’empiétement concerne la circulation de biens et services d’une province à l’autre. Quoique l’al. 6(2)b) soit axé sur la libre circulation des gens et non pas sur celle des biens ou services, entraver la circulation de biens ou de services peut avoir pour effet de nuire à la capacité de gagner sa vie lorsque la circulation de biens ou de services fait partie intégrante du gagne-pain en cause: voir Lee et Trebilcock, loc. cit., à la p. 290. Si l’alinéa 6(2)b) ne protégeait pas le droit d’une personne de faire traverser des frontières à des biens et à des services lorsque cela fait partie intégrante de son gagne-pain, toutes les activités impliquant des opérations transfrontalières échapperaient à cet alinéa. Rien dans l’al. 6(2)b) ne laisse entrevoir une interprétation aussi restrictive. Imposer une telle interprétation va à l’encontre non seulement du texte général de l’article, mais également de l’objectif de l’al. 6(2)b), qui est de promouvoir l’unité économique du Canada et de garantir le droit des gens de gagner leur vie n’importe où au pays.

152 L’argument voulant que le régime vise les œufs et non pas les gens est erroné en ce sens qu’il limite artificiellement l’examen des effets du régime au seul produit exporté. Il élude donc la véritable question: quel effet l’interdiction de vendre des œufs à l’extérieur des Territoires du Nord‑Ouest a‑t‑elle sur la capacité des producteurs d’œufs d’y gagner leur vie? Par exemple, on ne saurait guère douter, à la suite de l’arrêt Black, qu’une loi interdisant à un avocat ontarien d’envoyer un compte d’honoraires en Alberta pour du travail effectué en Ontario relèverait de l’al. 6(2)b). Une telle loi aurait pour effet de désavantager l’avocat ontarien par rapport à l’avocat albertain, en raison de sa province de résidence. De même, un producteur d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest à qui l’on interdit de faire le commerce interprovincial ou international de ses œufs sera désavantagé par rapport au producteur d’œufs de l’Alberta qui, lui, n’est pas frappé d’une telle interdiction. Si des restrictions imposées à des non‑résidents de l’Alberta qui y vendent des services juridiques créaient un désavantage au sens de l’al. 6(2)b), comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Black, il doit en être de même des restrictions imposées à des non‑résidents qui vendent des œufs en Alberta. En l’espèce, quiconque souhaite gagner sa vie en produisant des œufs dans les Territoires du Nord‑Ouest est désavantagé du fait qu’il n’est pas en mesure de les vendre à l’extérieur des Territoires. L’argument voulant que le régime vise «les œufs et non pas les personnes» ne tient pas compte de l’existence de ce désavantage.

153 Selon la deuxième variante de l’argument voulant que le régime n’établisse pas de distinction fondée sur la résidence à l’égard des gens des Territoires du Nord‑Ouest, le régime vise le lieu de résidence des poules et non celui des gens. Il n’a pas pour effet d’empêcher des personnes de vivre et travailler à l’endroit de leur choix; il exige simplement d’eux qu’ils déménagent leurs poules. Par conséquent, selon l’appelant, l’al. 6(2)b) ne s’applique pas. Les intimés devraient transférer leurs poules de l’autre côté de la frontière, en Alberta. Ainsi, ils ne seraient pas victimes de discrimination. En toute déférence, je ne puis être d’accord.

154 Comme la première, la deuxième variante ne tient pas compte de l’effet véritable du régime sur les producteurs d’œufs qui résident dans les Territoires du Nord‑Ouest. Les intimés, comme bien des producteurs agricoles, ont choisi d’avoir leurs installations de production près de leur résidence. Cela leur permet de participer personnellement à la production. En transférant la production en Alberta, comme le propose l’appelant, ils ne pourraient pas participer personnellement à la production. Il en résulterait pour eux un désavantage sur le plan concurrentiel par rapport aux producteurs d’œufs de l’Alberta et des autres provinces, qui peuvent situer leurs installations de production près de leur lieu de résidence. Cela les priverait aussi des avantages rattachés au fait de gagner leur vie à leur lieu de résidence -- à savoir les avantages tirés de la contribution à l’économie de sa collectivité, ainsi que l’estime de soi et le respect de la part d’autrui que cela favorise.

155 Quel que soit leur choix, les intimés seraient pénalisés par le régime en raison de leur lieu de résidence actuel. S’ils transfèrent leur production dans une province tout en continuant de résider dans les Territoires du Nord-Ouest, ils subissent un désavantage, sur le plan concurrentiel et personnel, dans leur capacité de gagner leur vie. S’ils transfèrent leur résidence de l’autre côté de la frontière pour éviter un tel désavantage, ils perdent le droit de résider à l’endroit de leur choix. D’une manière ou d’une autre, ils subissent des effets discriminatoires du fait qu’ils résident actuellement dans les Territoires.

156 La situation des intimés fait ressortir la vacuité formelle de l’argument selon lequel «ils n’ont qu’à déménager leurs poules». Aborder le problème sous l’angle de la libre circulation des poules et des œufs revient à faire abstraction de l’effet pratique de la loi sur les personnes dont le gagne‑pain est en jeu et à interpréter sur le plan de la forme et non du fond la discrimination visée par l’art. 6. Notre Cour devrait rejeter une interprétation formaliste de la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6, tout comme elle l’a fait en ce qui concerne les droits à l’égalité consacrés par l’art. 15 de la Charte. Le conseil donné aux membres de la Nation dénée de déménager leurs poules en Alberta est aussi réconfortant pour eux que le conseil de manger de la brioche que Marie‑Antoinette donnait aux paysans français du XVIIIe siècle.

157 La troisième variante de l’argument est que le régime de commercialisation des œufs établit une distinction fondée sur les antécédents de production et non sur le lieu de résidence. Les juges Iacobucci et Bastarache retiennent cet argument en se fondant sur les décisions Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335 (1re inst.), Groupe des éleveurs de volailles de l’est de l’Ontario c. Office canadien de commercialisation des poulets, [1985] 1 C.F. 280 (1re inst.), et MacKinnon c. Canada (Pêches et Océans), [1987] 1 C.F. 490 (1re inst.). La décision Archibald était fondée sur un raisonnement que notre Cour a rejeté, et elle a donc peu d’utilité en l’espèce. En toute déférence, j’estime qu’une distinction peut être faite d’avec les affaires Groupe des éleveurs et MacKinnon du fait que la mesure législative qui y était en cause n’interdisait pas à tous les producteurs de participer au secteur réglementé. Dans l’affaire Groupe des éleveurs, précitée, certains producteurs ontariens de poulets avaient obtenu des quotas, alors que d’autres n’en possédaient aucun. Dans l’affaire MacKinnon, précitée, le Plan de gestion sectorielle du ministère des Pêches prenait en considération la situation des pêcheurs qui avaient l’habitude de franchir les limites des secteurs pour pêcher. Contrairement à la présente affaire, ni l’une ni l’autre de ces affaires n’interdisait à tous les producteurs d’une province de participer à un régime réglementé par le gouvernement fédéral. Vu que les producteurs d’une province donnée n’étaient pas tous exclus, on ne pouvait pas dire que le gouvernement fédéral établissait, à l’égard des résidents d’une province en particulier, une distinction fondée sur leur province de résidence antérieure ou actuelle. Par contre, en l’espèce, il est interdit à tous les producteurs d’œufs des Territoires du Nord-Ouest de commercialiser leurs œufs à l’extérieur des Territoires.

158 Pour ces motifs, je ne puis retenir l’argument voulant que le désavantage imposé aux producteurs d’œufs des Territoires du Nord-Ouest n’établit pas de distinction fondée sur leur lieu de résidence.

c) L’argument du traitement égal

159 L’appelant soutient aussi qu’un texte législatif ou un usage donné n’est pas discriminatoire s’il traite sur un pied d’égalité toutes les personnes d’une province. Je ne saurais être d’accord. La clé de toute analyse en matière de discrimination, comme je l’ai déjà mentionné, consiste à déterminer quels sont les éléments de comparaison appropriés -- les «autres» avec qui l’individu a le droit d’être sur un pied d’égalité, par rapport auxquels il a le droit de ne pas être désavantagé. Vu que la portée de la législation provinciale diffère de celle de la législation fédérale, différents groupes de référence doivent être utilisés pour déterminer s’il peut résulter de la discrimination.

160 Étant donné que chaque province ne peut légiférer que sur son propre territoire, il s’ensuit que si elle pratique la discrimination fondée sur la province de résidence antérieure ou actuelle, les résidents d’autres provinces seront traités différemment sur son territoire. Les mesures discriminatoires adoptées par une province ou un territoire ne peuvent donc s’appliquer que sur son propre territoire, puisque ses lois n’ont aucun effet au‑delà de ses frontières. Les éléments de comparaison qui permettent de déterminer si une province ou un territoire a fait preuve de discrimination au sens de l’al. 6(2)b) sont nécessairement les personnes qui résident ou gagnent leur vie dans la province. Il s’ensuit que les lois ou usages gouvernementaux d’une province qui traitent de la même façon toutes les personnes qui s’y trouvent ne violent pas l’art. 6. Dans l’arrêt Black, précité, il était question d’une mesure législative provinciale discriminatoire à l’égard des gens qui ne résidaient pas dans la province. Il s’agissait de savoir si la mesure législative albertaine établissait contre M. Black, une distinction fondée sur son lieu de résidence par rapport aux autres personnes qui pratiquaient le droit dans la province. Si cette mesure législative avait traité de la même façon tous les avocats qui exercent leur profession dans la province, aucune violation de l’art. 6 n’aurait pu être constatée.

161 Par contre, lorsque des lois ou usages fédéraux sont en jeu, la comparaison se fait entre les gens à travers le Canada. À l’instar des provinces, le gouvernement fédéral peut faire preuve de discrimination en traitant différemment des personnes se trouvant dans une province ou un territoire en particulier. Cependant, contrairement aux provinces, il peut aussi faire preuve de discrimination en traitant les gens d’une province ou d’un territoire différemment de ceux d’une autre province. Ni l’une ni l’autre forme de discrimination de la part du gouvernement fédéral ne saurait être justifiée par l’argument que la loi ou l’usage en question traite sur un pied d’égalité tous les gens d’une province donnée. Pourvu qu’une province traite sur un pied d’égalité tous les gens qui s’y trouvent, elle ne fait pas preuve de discrimination. Pourvu que le gouvernement fédéral traite sur un pied d’égalité tous les gens qui se trouvent au Canada, il ne fait pas preuve de discrimination.

162 Cela signifie que les lois ou usages d’une province ne sont pas invalides du fait qu’ils sont plus restrictifs que ceux d’autres provinces ou territoires. Bien qu’elles relèvent de l’al. 6(2)b), pareilles lois peuvent être sauvegardées par l’al. 6(3)a), dans la mesure où elles n’établissent pas de distinction entre les résidents et les non‑résidents de la province. Les différences qui résultent entre les normes en vigueur dans diverses provinces sont les conséquences logiques du partage des compétences dans notre régime constitutionnel.

163 Toutefois, les mêmes principes s’appliquent différemment lorsque des textes législatifs ou usages fédéraux sont en cause. Les lois fédérales qui créent des obstacles à la libre circulation n’échappent par au contrôle fondé sur l’al. 6(2)b) du seul fait qu’elles n’établissent pas de distinction entre les résidents et les non‑résidents d’une province donnée. Il faut également démontrer qu’elles n’établissent pas de distinction entre les résidents de la province ou du territoire en cause et ceux d’une autre province ou d’un autre territoire du Canada.

164 Il s’ensuit que les éléments de comparaison qu’il convient d’utiliser pour déterminer si la mesure législative fédérale contestée en l’espèce établit une distinction fondée sur la province de résidence antérieure ou actuelle sont les gens du reste du Canada et non seulement ceux des Territoires du Nord‑Ouest. Le fait que les résidents et non‑résidents des Territoires du Nord‑Ouest y font l’objet de la même distinction est sans importance, une fois qu’il est déterminé que le gouvernement fédéral a institué un régime qui a pour objet ou pour effet d’établir, à l’égard des producteurs d’œufs qui résident dans les Territoires du Nord‑Ouest, une distinction par rapport à ceux qui résident dans l’une ou l’autre des 10 provinces.

165 Pour ces motifs, je ne puis convenir qu’il soit possible de répondre à l’action des intimés que le régime de commercialisation des œufs traite de la même façon tous les gens des Territoires du Nord‑Ouest. Pour ne pas être discriminatoire, le régime de commercialisation des œufs, en tant que mesure législative fédérale, doit traiter de la même façon toutes les personnes qui se trouvent au Canada. Ce n’est pas le cas.

d) Conclusion sur l’al. 6(2)b)

166 Je conclus que le cas des intimés relève du champ d’application général de l’al. 6(2)b) de la Charte. La Proclamation fédérale en cause et le régime de commercialisation des œufs qu’elle sanctionne confèrent aux producteurs des provinces qui ont la chance d’y participer le droit de commercialiser des œufs à l’extérieur de la province où ils ont été produits. Le même régime refuse ce droit aux producteurs du Yukon et des Territoires du Nord‑Ouest. Cela constitue une distinction fondée sur le lieu de résidence qui désavantage les producteurs d’œufs de ces territoires par rapport à ceux des 10 provinces. Cela suffit pour que l’al. 6(2)b) s’applique et que l’on puisse passer à la deuxième étape de l’analyse.

6. La disposition de sauvegarde de la deuxième étape: l’al. 6(3)a)

167 Maintes lois, dont toute une gamme de lois provinciales fixant des normes applicables aux métiers, professions et entreprises, de même que des lois fédérales régissant les échanges et le commerce, relèvent, au départ, de l’al. 6(2)b). Ce seul fait n’établit pas l’existence d’une atteinte à la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6. Les paragraphes 6(3) et (4) restreignent le droit prima facie général que confère l’al. 6(2)b).

168 L’alinéa 6(3)a) prévoit qu’une loi qui contrevient au par. 6(2) est sauvegardée s’il s’agit d’une «loi d’application générale» «en vigueur dans une province donnée», à condition qu’elle n’établisse pas de «distinction» «fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle». À mon avis, l’al. 6(3)a) ne saurait sauvegarder la mesure législative en cause dans la présente affaire.

169 Comme nous l’avons vu, l’al. 6(3)a) vise à «sauvegarder» toutes les lois qui relèvent, au départ, de l’al. 6(2)b), à moins qu’elles n’établissent une distinction fondée «principalement» sur le lieu de résidence. Une loi ne sera pas sauvegardée par l’al. 6(3)a) dans deux cas. Premièrement, une loi ne peut être sauvegardée par l’al. 6(3)a) si elle a pour objet principal d’établir une distinction fondée sur le lieu de résidence: Black. Autrement dit, l’al. 6(3)a) ne peut sauvegarder une disposition qui, à première vue, établit une distinction fondée sur la province de résidence. Il est clair que ce type de discrimination directe se fonde principalement sur le lieu de résidence. Dans l’arrêt Black, notre Cour a conclu à la majorité que le premier règlement contesté du Barreau de l’Alberta, savoir le règlement 154, qui interdisait aux membres de s’associer avec des non-résidents, n’était pas sauvegardé par l’al. 6(3)a) parce qu’il mentionnait directement la province de résidence. Comme c’était le cas dans Black, toute raison qui peut pousser le gouvernement à pratiquer ce type de discrimination directe peut être invoquée pour tenter de justifier l’atteinte à la liberté de circulation et d’établissement en vertu de l’article premier.

170 Deuxièmement, une loi ne peut être sauvegardée si elle a pour effet principal d’établir une distinction fondée sur la province de résidence. Dans l’arrêt Black, le juge La Forest a conclu que, même s’il n’était pas discriminatoire à première vue, le deuxième règlement contesté du Barreau de l’Alberta ne pouvait être justifié en vertu de l’al. 6(3)a), parce que «[c]e ne sont pas les membres des cabinets locaux qui seront les plus durement touchés par le règlement 75B mais ceux qui veulent établir et maintenir des liens interprovinciaux» (p. 626). En d’autres termes, ce règlement ne pouvait être sauvegardé parce qu’il touchait de façon disproportionnée (ou principalement) des non‑résidents.

171 À mon avis, il ne suffit pas de démontrer simplement qu’une mesure législative provinciale touche de façon disproportionnée les non-résidents d’une province par rapport aux résidents de celle-ci, ou encore qu’une mesure législative fédérale touche de façon disproportionnée les résidents d’une province par rapport aux résidents des autres provinces, pour l’empêcher d’être sauvegardée par l’al. 6(3)a). Il faut démontrer encore que les effets préjudiciables ne découlent pas de manière accessoire de la poursuite d’un objectif supérieur. Cela permet d’assurer que l’analyse fondée sur l’al. 6(3)a) reconnaît de façon suffisante l’exercice légitime du pouvoir de réglementation des gouvernements fédéral et provinciaux. On permet aux provinces et au gouvernement fédéral de créer des désavantages fondés sur des frontières provinciales, pourvu qu’un tel effet découle accessoirement d’un autre objectif relevant de leur domaine de compétence législative légitime. Cependant, il ne leur est pas permis d’ériger des barrières interprovinciales qui ne soient pas une conséquence accessoire de cet objectif supérieur. La distinction de l’al. 6(3)a) entre principal et accessoire reflète la jurisprudence relative à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui interdit les lois commerciales qui visent principalement à entraver la circulation de biens en raison de frontières provinciales: Murphy c. Canadian Pacific Railway et Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, précités.

172 Dans l’arrêt Black, le Barreau de l’Alberta soutenait que la distinction établie par le deuxième règlement était nécessaire pour prévenir les conflits d’intérêts potentiels parmi les avocats. Le juge La Forest a rejeté cet argument en concluant que, tout comme le premier règlement examiné, «le règlement 75B avait pour but d’interdire aux membres résidants et aux membres non résidants de s’associer pour pratiquer le droit» (p. 626 (je souligne)). Il a donc conclu implicitement que la distinction fondée sur le lieu de résidence ne découlait pas de manière accessoire de la tentative de prévenir des conflits d’intérêts. Il a ensuite statué que le deuxième règlement ne pouvait pas être sauvegardé par l’al. 6(3)a) en raison de ses effets disproportionnés sur les avocats non résidants.

173 L’alinéa 6(3)a) ne sauvegarde pas les lois ou les usages gouvernementaux qui établissent une distinction fondée «principalement» sur le lieu de résidence. Pour cette raison, il ne peut sauvegarder l’exclusion en cause. Comme nous l’avons vu, l’exclusion des Territoires du Nord‑Ouest du régime fédéral de commercialisation des œufs a un effet disproportionné sur les gens qui y résident et ne découle pas accessoirement d’un objectif plus général. Elle est le fruit d’un accident historique. Il n’y a aucun objectif supérieur dont elle est un effet accessoire nécessaire. En fait, elle mine l’objet du régime qui est d’assurer un approvisionnement national stable en œufs. Cela constitue une atteinte absurde et fâcheuse au droit des intimés de gagner leur vie comme ils ont choisi de le faire, soit la production d’œufs, dans la province ou le territoire de leur choix, soit les Territoires du Nord‑Ouest.

174 Les juges Iacobucci et Bastarache soutiennent que l’action des intimés doit échouer parce qu’ils n’ont pas démontré qu’en pratique ils sont désavantagés par rapport aux «nouveaux» producteurs des autres provinces. Je ne puis être d’accord. La Proclamation et les Règlements fédéraux en cause dans la présente affaire interdisent absolument aux nouveaux producteurs des Territoires du Nord-Ouest de commercialiser leurs œufs sur le marché interprovincial ou international, en prohibant l’attribution de tout quota fédéral aux Territoires. Par contre, la Proclamation et les Règlements fédéraux prévoient l’attribution de quotas aux provinces et n’empêchent donc aucunement les nouveaux producteurs des provinces de commercialiser leurs œufs sur le marché interprovincial ou international.

175 On pourrait soutenir qu’il peut être impossible, en pratique, aux nouveaux producteurs des provinces d’obtenir un quota en raison du système d’attribution des quotas dans la province par l’office de réglementation provincial. Cependant, cette impossibilité pratique ne résulte pas de la Proclamation elle‑même ni des Règlements fédéraux en cause dans la présente affaire; elle découle plutôt des décisions particulières prises par les offices de réglementation provinciaux. Bien que les offices de réglementation provinciaux aient un nombre limité de quotas à attribuer, ils peuvent décider de les attribuer à de nouveaux producteurs, en particulier pendant les années de grande consommation d’œufs où l’Office canadien de commercialisation des œufs consent un quota supplémentaire. Un tel quota supplémentaire a été attribué en 1997. J’ajouterais également que rien ne paraît empêcher les nouveaux producteurs de provinces comme l’Alberta d’acheter des quotas sur le marché libre -- un fait auquel les avocats de l’appelant ont fait allusion dans leur plaidoirie. Dans l’un ou l’autre cas, l’important est que ces moyens pratiques d’obtenir des quotas dont disposent les nouveaux producteurs des provinces sont refusés aux nouveaux producteurs des Territoires du Nord-Ouest, étant donné que les Territoires ne peuvent pas détenir un quota fédéral. La conclusion inévitable est que, comparativement aux nouveaux producteurs des provinces, les producteurs des Territoires du Nord-Ouest sont victimes de discrimination fondée principalement sur leur province de résidence.

176 Je conclus que la distinction établie en vertu de l’al. 6(2)b) n’est pas sauvegardée par l’al. 6(3)a), parce que le régime de commercialisation des œufs établit, à l’égard des producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest, une distinction fondée principalement sur leur lieu de résidence. Je juge donc inutile d’examiner si la loi en cause est une loi «d’application générale en vigueur dans une province donnée» et si l’al. 6(3)a) s’applique aux lois fédérales. On ne laisse pas entendre que le régime relève du par. 6(4). L’analyse passe donc à l’article premier de la Charte.

7. L’article premier de la Charte

177 Il s’agit de savoir si la violation de l’art. 6 de la Charte, qui résulte de l’exclusion des Territoires du Nord‑Ouest du régime de commercialisation des œufs, est sauvegardée par l’article premier de la Charte en tant que mesure raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

178 Il faut d’abord se demander si l’objectif des aspects attentatoires du régime législatif est un objectif urgent et réel de l’État: RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199. Il ne l’est pas. La restriction, comme il a été souligné, est le fruit d’un accident historique; elle n’a pas été établie à dessein. Elle mine l’objectif même du régime -- qui est d’établir un système national stable de gestion de l’approvisionnement en œufs. Il s’ensuit que la mesure législative ne satisfait pas au premier volet du critère de l’arrêt Oakes. L’article premier de la Charte ne saurait sauvegarder le régime de commercialisation des œufs.

8. Conclusion

179 Je conclus que l’exclusion des producteurs des Territoires du Nord‑Ouest du commerce interprovincial et international des œufs aux termes de la Proclamation et des Règlements viole les droits garantis aux intimés par l’al. 6(2)b) de la Charte. Cette violation n’est sauvegardée ni en vertu de l’al. 6(3)a), ni en vertu de l’article premier de la Charte.

180 Je répondrais à la première question constitutionnelle par l’affirmative et à la deuxième, par la négative. Je rejetterais le pourvoi, mais suspendrais la déclaration d’incompatibilité avec la Charte pour une période de six mois à partir de la date des présents motifs, afin de permettre la tenue de négociations visant l’inclusion des Territoires du Nord‑Ouest et du Yukon.

Pourvoi accueilli avec dépens, les juges McLachlin et Major sont dissidents.

Procureurs de l’appelant: Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa.

Procureurs des intimés: McLennan Ross, Edmonton.

Procureur de l’intervenant le commissaire des Territoires du Nord‑Ouest: Le procureur général des Territoires du Nord‑Ouest, Yellowknife.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le ministère du Procureur général, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta: Le ministère de la Justice, Edmonton.

Procureurs des intervenants le Conseil des Canadiens et Sierra Legal Defence Fund Society: Gregory J. McDade et David R. Boyd, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante l’Alberta Barley Commission: Dale Gibson Associates, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 3 R.C.S. 157 ?
Date de la décision : 30/05/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Pratique - Qualité pour agir - Personnes morales - Contestation fondée sur la Charte - Régime de commercialisation des œufs permettant seulement aux producteurs des provinces qui en font partie de commercialiser des œufs sur le marché interprovincial ou d’exportation - Organisme de l’État qui régit la production et la commercialisation des œufs intentant une action en dommages‑intérêts pour commerce interprovincial illégal d’œufs contre des personnes morales produisant des œufs dans les Territoires du Nord‑Ouest - Injonction également sollicitée contre ces producteurs d’œufs - Producteurs d’œufs alléguant en défense que la mesure législative fédérale régissant le régime de commercialisation des œufs porte atteinte à la liberté d’association et à la liberté de circulation et d’établissement garanties par la Charte - Les producteurs d’œufs ont‑ils qualité pour contester la constitutionnalité de la mesure législative en cause?.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté de circulation et d’établissement - Droit de gagner sa vie dans toute province - Régime de commercialisation des œufs - Producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest incapables de commercialiser des œufs sur le marché interprovincial parce que le régime de commercialisation des œufs permet seulement aux producteurs des provinces qui en font partie de commercialiser des œufs sur le marché interprovincial ou d’exportation - Le régime porte‑t‑il atteinte au droit de gagner sa vie dans toute province? - Le régime établit‑il une distinction fondée principalement sur le lieu de résidence? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 6(2)b), (3)a) - Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646 - Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242, art. 3, 4(1), 7(1)d), e) - Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, DORS/86‑8, art. 4(1)a), 5(2), 6, 7(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d’association - Régime de commercialisation des œufs - Producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest incapables de commercialiser des œufs sur le marché interprovincial parce que le régime de commercialisation des œufs ne permet de le faire qu’aux producteurs des provinces qui en font partie - Le régime viole‑t‑il la liberté d’association? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 2d) - Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646 - Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242, art. 3, 4(1), 7(1)d), e) - Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, DORS/86‑8, art. 4(1)a), 5(2), 6, 7(1).

Les intimés, Richardson, qui fait affaires sous le nom de Northern Poultry, et Pineview Poultry Products Ltd., sont les seuls producteurs d’œufs des T.N.‑O. Richardson a commencé à produire des œufs en 1987, suivi de Pineview en 1990, et les deux ont commercialisé leurs œufs sur les marchés intraprovincial et interprovincial. Depuis 1972, le marché des œufs au Canada est assujetti à un régime fédéral-provincial de lois et règlements imbriqués. L’appelant, l’OCCO, est chargé de régir le commerce interprovincial des œufs et il attribue des contingents ou quotas fédéraux à chacune des 10 provinces, mais non aux deux territoires. En vertu de la partie fédérale du régime de commercialisation des œufs, un contingent et un permis fédéraux sont requis pour produire et commercialiser des œufs destinés aux marchés interprovincial et d’exportation. Il résulte de l’exclusion des T.N.‑O. de l’application des divers règlements que les œufs qui y sont produits ne peuvent pas être commercialisés légalement sur le marché interprovincial ou d’exportation. En 1992, l’OCCO a intenté contre les intimés une action en dommages‑intérêts pour commerce interprovincial illégal d’œufs. Il a également sollicité une injonction les empêchant de commercialiser leurs œufs sur le marché interprovincial. Pour se défendre, les intimés ont contesté la constitutionnalité de la législation fédérale sur la commercialisation des œufs. Le juge de première instance a reconnu aux intimés la qualité pour agir dans l’intérêt public. Quant aux questions constitutionnelles, il a jugé que la Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, l’art. 3, le par. 4(1) et les al. 7(1)d) et 7(1)e) du Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, ainsi que l’al. 4(1)a), le par. 5(2), l’art. 6 et le par. 7(1) du Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement contrevenaient aux al. 2d) et 6(2)b) et au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, et ne pouvaient être sauvegardés par l’article premier. Au sujet de la réparation, le juge de première instance a accordé aux producteurs d’œufs des T.N.‑O. une exemption constitutionnelle de l’application du régime de réglementation. La Cour d’appel a convenu avec le juge de première instance que les intimés devraient avoir qualité pour agir dans l’intérêt public et a confirmé sa décision, sauf en ce qui concerne le par. 15(1) de la Charte. Le présent pourvoi soulève les questions suivantes: (1) Les intimés ont‑ils qualité pour contester la constitutionnalité de la législation fédérale sur la commercialisation des œufs? Et (2) ce régime viole‑t‑il l’al. 2d) et l’art. 6 de la Charte? La question relative au par. 15(1) n’a pas été soulevée devant notre Cour.

Arrêt (les juges McLachlin et Major sont dissidents): Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, Iacobucci, Bastarache et Binnie: Notre Cour pourrait reconnaître aux intimés la qualité pour agir, en vertu de son pouvoir discrétionnaire résiduaire. En vertu de ce pouvoir, notre Cour peut toujours choisir d’entendre des arguments fondés sur la Charte qui sont présentés par des parties qui, normalement, n’auraient pas qualité pour invoquer la Charte, si la question en cause est d’importance pour le public. La constitutionnalité du régime fédéral de commercialisation des œufs est manifestement une question d’importance nationale, tout comme le sont les questions plus particulières qui ont été soulevées au sujet de l’application aux personnes morales de l’al. 2d) et de l’art. 6 de la Charte. De toute façon, en l’espèce, les intimés ont qualité pour contester la constitutionnalité du régime fédéral de commercialisation des œufs par le biais d’une extension de l’exception de l’arrêt Big M Drug Mart. Ils n’ont pas à chercher à se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Quoique en règle générale une disposition de la Charte ne puisse être invoquée que par ceux qu’elle protège, l’exception de l’arrêt Big M Drug Mart, qui reconnaît la qualité pour agir de plein droit à la personne accusée en vertu d’une mesure législative qui serait inconstitutionnelle, devrait être élargie afin de permettre aux personnes morales d’invoquer la Charte lorsqu’elles sont défenderesses dans des poursuites civiles intentées par l’État ou un organisme de l’État conformément à un régime de réglementation. Tout comme nul ne devrait être déclaré coupable d’une infraction définie par une loi inconstitutionnelle, nul ne devrait faire l’objet de procédures et de sanctions coercitives autorisées par une telle loi. En l’espèce, les intimés ne comparaissent pas volontairement devant la cour. Ils sont menacés du fait qu’un organisme de l’État les fait comparaître au moyen d’une demande d’injonction fondée sur un régime de réglementation. Si cette demande était accueillie, il pourrait en résulter une mise à exécution par voie de procédures en matière d’outrage. Si ces réparations reposent sur une règle de droit inconstitutionnelle, il n’y a pas lieu d’empêcher un défendeur d’en plaider l’inconstitutionnalité, uniquement parce que la disposition constitutionnelle qui la rend invalide ne s’applique pas à une personne morale.

L’alinéa 6(2)b) de la Charte garantit le droit de «gagner [sa] vie dans toute province», et l’al. 6(3)a) réduit la portée de ce droit en le subordonnant aux lois d’application générale de la province, à l’exception de celles qui établissent entre les gens une distinction «fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle». Ces alinéas doivent s’interpréter conjointement comme définissant un seul droit, plutôt qu’un droit «sauvegardé» de façon externe par un autre droit. L’alinéa 6(3)a) n’est pas une disposition «de sauvegarde» au même titre que le sont l’al. 6(3)b), le par. 6(4), ou encore l’article premier de la Charte; aucune de ces dispositions n’est indispensable pour définir l’objet des articles dont elles limitent la portée. Il y a lieu de donner pleinement effet à l’interdépendance des al. 6(2)b) et 6(3)a) en déterminant l’objet et la portée des deux dispositions conjointement sans qu’il soit nécessaire d’appliquer l’al. 6(3)a) une deuxième fois.

L’article 6 de la Charte garantit la libre circulation des gens, non en tant que caractéristique de l’unité économique du pays, mais plutôt en vue d’atteindre un objectif en matière de droits de la personne. Il est axé sur l’individu. L’article 6 se rapporte à un attribut essentiel de la personnalité et garantit que le choix de l’endroit où gagner sa vie ne sera pas entravé au moyen d’un traitement inégal, fondé sur le lieu de résidence, par les lois en vigueur dans le ressort où la personne visée gagne sa vie. Vu cet objet, l’analyse en jeu à l’art. 6 est axée non pas sur le type d’activité économique en cause, mais plutôt sur l’objet et l’effet de la mesure législative particulière et sur la question de savoir si cet objet et cet effet portent atteinte au droit de gagner sa vie sans être assujetti à une distinction fondée sur le lieu de résidence.

La portée de l’art. 6 doit en refléter l’objet fondamental. Dans le contexte d’une économie caractérisée par des moyens de communication modernes et des types de biens et de services qui peuvent facilement être transportés sur de longues distances, il faut reconnaître que ce qui caractérise la liberté de circulation et d’établissement requise à l’art. 6 n’est pas le déplacement physique vers une autre province, mais plutôt toute tentative de créer de la richesse dans une autre province, que ce soit par la production, la commercialisation ou l’accomplissement de quelque chose. Vu qu’en l’espèce des résidents d’une province d’origine (les T.N.‑O.) cherchent à commercialiser quelque chose de valeur -- des œufs -- dans d’autres provinces de destination, il s’agit clairement d’une tentative de «gagner sa vie» dans une autre province, ce qui fait intervenir la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6.

Pour décider si la mesure législative contestée «établi[t] entre les personnes [une] distinction fondée principalement sur la province de résidence [. . .] actuelle», au sens de l’al. 6(3)a), il faut comparer les résidents de la province d’origine qui tentent de gagner leur vie dans une province de destination, avec les résidents de la province de destination qui gagnent également leur vie dans cette province. Comme on peut gagner sa vie au moyen de la production, de la commercialisation ou de l’accomplissement de quelque chose, dans chaque cas, le groupe de référence approprié dépendra de la nature du gagne‑pain qui est assujetti à des restrictions. En l’espèce, les intimés se plaignent que leur capacité de gagner leur vie en commercialisant leurs œufs dans d’autres provinces de destination est compromise en raison de leur lieu de résidence. Pour déterminer si une distinction est établie en l’espèce, il faut donc comparer les conditions auxquelles les producteurs d’œufs des T. N.‑O. peuvent commercialiser leurs œufs dans la province de destination, avec celles auxquelles les producteurs d’œufs résidant dans cette province peuvent y commercialiser leurs œufs. Si ces conditions établissent une distinction fondée principalement sur le lieu de résidence, il y a alors violation de l’art. 6. L’utilisation du mot «principalement» dans la garantie de libre circulation laisse entendre qu’il faut apprécier d’autres objets et effets pour déterminer si l’aspect de la distinction relatif au lieu de résidence est principal. Dans bien des cas, il peut y avoir des raisons valables de limiter l’application d’un régime législatif à une seule province ou à certaines régions du Canada; ces raisons l’emporteront sur un effet discriminatoire lié au lieu de résidence au sens de l’art. 6. La question de savoir si la distinction est inacceptable dans le contexte de l’art. 6 dépend entièrement de la raison pour laquelle la distinction est qualifiée de dominante, comme l’indique le mot «principalement». Compte tenu du besoin de déterminer le motif principal de distinction énoncé à l’al. 6(3)a), l’analyse fondée sur le partage des compétences, qui est axée sur la qualification de la matière principale sur laquelle porte la mesure législative en cause, fournit une méthodologie utile qui peut être appliquée pour déterminer si une distinction fondée «principalement» sur le lieu de résidence est établie.

Le régime national de commercialisation des œufs n’établit pas de distinction fondée principalement sur le lieu de résidence. L’objet initial du régime -- qui est d’assurer une commercialisation ordonnée et juste des œufs au Canada -- est valide même si les circonstances ont changé depuis 1972, et l’utilisation des antécédents de production en tant que moyen d’attribuer des quotas en favorise la réalisation. L’exclusion des producteurs des T.N.‑O. n’est que l’application du principe d’attribution des quotas en fonction d’antécédents de production, et elle partage le même objet incontesté.

Il faut également examiner l’effet juridique et l’effet pratique du régime législatif pour en déterminer la constitutionnalité. Il se peut qu’avec le temps ces effets deviennent importants au point de constituer la caractéristique principale de la mesure législative et d’en supplanter ainsi l’objet initial. Le groupe de référence dont il convient de se servir pour apprécier l’incidence discriminatoire de la mesure législative est non pas celui des producteurs d’œufs établis dans la province de destination qui cherchent à y commercialiser leurs œufs, mais plutôt celui des nouveaux producteurs d’œufs dans la province de destination qui n’ont pas de quota et qui cherchent à y commercialiser leurs œufs. Il s’agit du seul moyen convenable d’apprécier l’importance du lieu de résidence des producteurs dans l’application du régime de commercialisation des œufs. Malheureusement, peu d’éléments de preuve directe concernant cette question ont été présentés devant notre Cour et les tribunaux d’instance inférieure. Il incombe aux intimés en l’espèce de prouver qu’il y a eu violation d’un droit garanti par la Charte. Bien qu’ils aient établi que l’effet juridique du présent régime est de les empêcher en droit d’obtenir un quota pour leurs œufs, ils n’ont pas démontré qu’ils subissent en pratique, comparativement aux producteurs qui résident dans la ou les provinces de destination et qui eux non plus ne possèdent pas de quota, un préjudice assez grave pour que l’objet principal de la législation doive être décrit comme établissant, à l’égard des producteurs des T.N.‑O., une distinction fondée sur leur lieu de résidence. Les intimés n’ont donc pas établi que les effets concrets du régime, dans la mesure où ils sont liés à la province de résidence, supplantent ses objectifs valides décrits comme étant sa caractéristique principale.

Le régime de commercialisation des œufs ne viole pas l’al. 2d) de la Charte. La liberté d’association ne protège que l’aspect collectif de l’activité, non pas l’activité elle‑même. Bien qu’il n’y ait pas un seul commerce ou profession qu’une personne peut exercer seule, prétendre que, s’il est nécessaire de s’associer avec autrui pour faire quelque chose, alors le droit garanti à l’al. 2d) va au-delà de la protection de l’acte d’association et protège également l’activité même pour laquelle l’association est formée, aurait pour effet de constitutionnaliser tous les rapports commerciaux sous la rubrique de la liberté d’association. L’alinéa 2d) ne protège pas une activité pour le seul motif que cette activité est un objet fondamental ou essentiel d’une association. L’alinéa 2d) ne crée pas non plus le droit d’accomplir collectivement ce qu’il est interdit d’accomplir individuellement. Ainsi, peu importe que l’activité soit à la base de l’association ou que l’association soit à la base de l’activité, ce qu’on tente de faire, c’est d’étendre à des activités non protégées par la Constitution, si elles sont exercées par des individus, la protection constitutionnelle du seul fait que ces individus se sont associés pour les exercer.

Les juges McLachlin et Major (dissidents): Il y a lieu, en l’espèce, d’accorder aux intimés la qualité pour débattre les questions relatives à la Charte, par le biais d’une extension de l’exception de l’arrêt Big M Drug Mart.

L’article 6 de la Charte vise à promouvoir l’union économique des provinces et à garantir à chaque Canadien le droit de se déplacer dans tout le pays, de choisir son lieu de résidence n’importe où à l’intérieur de ses frontières et de gagner sa vie, sans égard aux frontières provinciales. En vertu de l’art. 6, le droit de gagner sa vie dans toute province (al. 6(2)b)) n’est pas un droit absolu. Pour comprendre l’intention des rédacteurs de la Charte, il faut interpréter l’énoncé général des droits conjointement avec ses restrictions et exceptions, y compris la restriction prévue à l’al. 6(3)a) qui permet de sauvegarder les lois d’application générale qui peuvent établir, de manière accessoire, une distinction fondée sur le lieu de résidence actuel ou antérieur.

La rubrique «Liberté de circulation et d’établissement» ne limite pas les droits garantis par l’al. 6(2)b) à une catégorie particulière de situations. À la première étape de l’analyse de l’art. 6, le libellé général de l’al. 6(2)b) vise toutes les lois et tous les usages gouvernementaux qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher quelqu’un de gagner sa vie n’importe où au Canada, en raison de sa province de résidence. Pour qu’il y ait atteinte au droit garanti à l’al. 6(2)b), il suffit que la personne soit défavorisée dans la façon dont elle a choisi de gagner sa vie. En l’espèce, il est satisfait à la première étape de l’analyse de l’art. 6. En interdisant aux résidents des T.N.‑O. de faire le commerce interprovincial et international d’œufs, contrairement aux résidents des autres provinces qui, eux, jouissent de ce droit, le régime de commercialisation des œufs a pour effet d’empêcher quelqu’un de gagner sa vie n’importe où au Canada, en raison de sa province de résidence. Chacun des intimés est désavantagé dans la façon dont il a choisi de gagner sa vie parce qu’il vit dans une province ou un territoire donné plutôt qu’ailleurs. Ainsi, il y a atteinte à la liberté de circulation et d’établissement de chacun d’eux.

L’argument voulant que le régime de commercialisation des œufs n’établisse aucune distinction fondée sur le lieu de résidence, parce qu’il vise les œufs et non les personnes, est erroné en ce sens qu’il limite artificiellement l’examen des effets du régime au seul produit exporté. Si une loi a pour effet d’empiéter sur la capacité des gens de gagner leur vie, elle n’est pas exemptée de l’application de l’al. 6(2)b) du seul fait que le mode d’empiétement concerne la circulation de biens et services d’une province à l’autre. Quoique l’al. 6(2)b) soit axé sur la libre circulation des gens et non pas sur celle des biens ou services, il protège le droit d’une personne de faire traverser des frontières à des biens et à des services lorsque cela fait partie intégrante de son gagne‑pain. L’argument selon lequel le régime vise le lieu de résidence des poules et non celui des gens ne tient pas compte non plus de son effet véritable sur les producteurs d’œufs qui résident dans les T.N.‑O. S’ils transfèrent leur production dans une province tout en continuant de résider dans les T.N.‑O., ils subissent un désavantage, sur le plan concurrentiel et personnel, dans leur capacité de gagner leur vie. S’ils transfèrent leur résidence de l’autre côté de la frontière pour éviter un tel désavantage, ils perdent le droit de résider à l’endroit de leur choix. D’une manière ou d’une autre, ils subissent des effets discriminatoires du fait qu’ils résident actuellement dans les T.N.‑O. Enfin, il y a lieu aussi de rejeter l’argument voulant que le régime de commercialisation des œufs établisse une distinction fondée sur les antécédents de production et non sur le lieu de résidence. En l’espèce, contrairement aux autres affaires citées, il est interdit à tous les producteurs d’un territoire de participer à un régime réglementé par le gouvernement fédéral.

Les textes législatifs ou usages fédéraux qui créent des obstacles à la libre circulation n’échappent pas au contrôle fondé sur l’al. 6(2)b) du seul fait qu’ils n’établissent pas de distinction entre les résidents et les non‑résidents d’une province donnée. Il faut également démontrer qu’ils n’établissent pas de distinction entre les résidents de la province ou du territoire en cause et ceux d’une autre province ou d’un autre territoire du Canada. En conséquence, les éléments de comparaison qu’il convient d’utiliser pour déterminer si la mesure législative fédérale contestée en l’espèce établit une distinction fondée sur la province de résidence antérieure ou actuelle sont les gens du reste du Canada et non seulement ceux des T.N.‑O. Le régime de commercialisation des œufs, en tant que mesure législative fédérale, ne traite pas de la même façon toutes les personnes qui se trouvent au Canada.

À la deuxième étape de l’analyse, l’al. 6(3)a) de la Charte vise à «sauvegarder» une loi ou un usage qui relève, au départ, de l’al. 6(2)b), sauf si cette loi ou cet usage a pour objet ou pour effet principal d’établir une distinction fondée sur le lieu de résidence. Cette disposition permet aux provinces et au gouvernement fédéral de créer des désavantages fondés sur des frontières provinciales, pourvu qu’un tel effet découle accessoirement d’un autre objectif relevant de leur domaine de compétence législative légitime. En l’espèce, l’exclusion des T.N.‑O. du régime fédéral de commercialisation des œufs a un effet disproportionné sur les gens qui y résident et ne découle pas accessoirement d’un objectif plus général. Elle est le fruit d’un accident historique. Parce qu’il établit, à l’égard des producteurs d’œufs des T.N.‑O., une distinction fondée principalement sur leur lieu de résidence, le régime ne peut pas être sauvegardé par l’al. 6(3)a).

L’atteinte à l’al. 6(2)b) n’est pas justifiée au sens de l’article premier de la Charte. L’objectif des aspects attentatoires du régime législatif n’est pas un objectif urgent et réel de l’État. La restriction est le fruit d’un accident historique; elle n’a pas été établie à dessein. Elle mine l’objectif même du régime de commercialisation des œufs, qui est d’établir un système national stable de gestion de l’approvisionnement en œufs. Il s’ensuit que la mesure législative ne satisfait pas au premier volet du critère de l’arrêt Oakes. La déclaration d’incompatibilité avec la Charte devrait être suspendue pour une période de six mois à partir de la date du présent jugement, afin de permettre la tenue de négociations visant l’inclusion des T.N.‑O. et du Yukon.


Parties
Demandeurs : Office canadien de commercialisation des oeufs
Défendeurs : Richardson

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Iacobucci et Bastarache
Arrêt appliqué: R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
distinction d’avec les arrêts: Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Dywidag Systems International, Canada Ltd. c. Zutphen Brothers Construction Ltd., [1990] 1 R.C.S. 705
arrêts examinés: Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357
Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591
MacKinnon c. Canada (Pêches et Océans), [1987] 1 C.F. 490
Groupe des éleveurs de volailles de l’est de l’Ontario c. Office canadien de commercialisation des poulets, [1985] 1 C.F. 280
Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335
arrêts mentionnés: Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367
Jamieson c. Attorney‑General of British Columbia (1971), 21 D.L.R. (3d) 313
Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138
Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265
Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575
Malartic Hygrade Gold Mines (Quebec) Ltd. c. R., [1982] C.S. 1146
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887
Prince Edward Island Potato Marketing Board c. H. B. Willis Inc., [1952] 2 R.C.S. 392
Gold Seal Ltd. c. Attorney‑General for Alberta (1921), 62 R.C.S. 424
Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626
Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198
Re Mia and Medical Services Commission of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385
Demaere c. La Reine du chef du Canada, [1983] 2 C.F. 755
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Basile c. Attorney‑General of Nova Scotia (1984), 11 D.L.R. (4th) 219
Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366
R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463
Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117
Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161
Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42
Canadian Civil Liberties Assn. c. Ontario (Minister of Education) (1990), 71 O.R. (2d) 341
Milk Board c. Clearview Dairy Farm Inc. (1986), 69 B.C.L.R. 220, conf. par (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 116
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313
Collymore c. Attorney‑General, [1970] A.C. 538
Re Retail, Wholesale & Department Store Union and Government of Saskatchewan (1985), 19 D.L.R. (4th) 609
R. c. Skinner, [1990] 1 R.C.S. 1235.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591
Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626
Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357
RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199
Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335
Groupe des éleveurs de volailles de l’est de l’Ontario c. Office canadien de commercialisation des poulets, [1985] 1 C.F. 280
MacKinnon c. Canada (Pêches et Océans), [1987] 1 C.F. 490.
Lois et règlements cités
Broiler Hatching Eggs and Chicks -- Marketing, R.R.O. 1990, règl. 396 [mod. règl. de l’Ont. 744/91].
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2d), 6, 7, 15, 30.
Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), art. 2, 13(1), 23(1).
Eggs — Extension of Powers, règl. de l’Ont. 786/91.
Eggs — Marketing, R.R.O. 1990, règl. 407 [mod. règl. de l’Ont. 154/94].
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 91(12), 92, 92(9), 92(13), 121.
Loi sur la commercialisation des produits agricoles, L.R.O. 1990, ch. F.9, art. 21.
Loi sur la commercialisation des produits agricoles, L.T.N.‑O. 1991, ch. 35 [non en vigueur], art. 7(1), (2).
Loi sur les offices des produits agricoles, L.R.C. (1985), ch. F‑4 [mod. 1993, ch. 3], art. 2 «plan de commercialisation», «produit agricole» ou «produit de ferme», 7(1)d), 16, 17, 21, 22, 23, 37(1).
Ordonnance sur les redevances à payer pour la commercialisation des œufs au Canada, DORS/95‑280 [mod. DORS/95‑482, art. 1].
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, R.T. Can. 1976 no 46, art. 6(1).
Proclamation visant l’Office canadien de commercialisation des œufs, C.R.C., ch. 646, annexe, partie I, art. 2 [mod. DORS/81‑713
rempl. DORS/96‑140], partie II, art. 2(1), 4.
Règlement antidumping sur la fixation des prix des œufs du Canada, C.R.C., ch. 654.
Règlement de 1986 de l’Office canadien de commercialisation des œufs sur le contingentement, DORS/86‑8 [mod. DORS/86‑411], art. 3, 4, 5, 6, 7, annexe [rempl. DORS/97‑4, art. 1].
Règlement de 1987 sur l’octroi de permis visant les œufs du Canada, DORS/87‑242, art. 3 [rempl. DORS/88‑488, art. 1], 4, 7(1)d), e).
Règlement sur la fixation des prix des œufs du Canada (marchés interprovincial et d’exportation), C.R.C., ch. 657.
Doctrine citée
Blache, Pierre. «Les libertés de circulation et d’établissement». Dans Gérald‑A. Beaudoin et Errol Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal: Wilson & Lafleur, 1996.
Brun, Henri, et Guy Tremblay. Droit constitutionnel, 3e éd. Cowansville, Qué.: Yvon Blais, 1997.
Dickson, Brian. «The Canadian Charter of Rights and Freedoms: Context and Evolution». Dans Gérald‑A. Beaudoin et Errol Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal: Wilson & Lafleur, 1996.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 4th ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1997.
Jackman, Martha. «Interprovincial Mobility Rights Under the Charter» (1985), 43(2) U.T. Fac. L. Rev. 16.
Laskin, John B. «Mobility Rights under the Charter» (1982), 4 Supreme Court L.R. 89.
Lee, Tanya, et Michael J. Trebilcock. «Economic Mobility and Constitutional Reform» (1987), 37 U.T.L.J. 268.
Schmeiser, Douglas A., and Katherine J. Young. «Mobility Rights in Canada» (1983), 13 Man. L.J. 615.
Shores, William. «Walking Onto an Unfamiliar Playing Field -- Expanding the Freedom of Association to Cover Trade» (1996), 6 Reid’s Administrative Law 1.

Proposition de citation de la décision: Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157 (30 mai 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-05-30;.1998..3.r.c.s..157 ?
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