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09/10/1997 | CANADA | N°[1997]_3_R.C.S._624

Canada | Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624 (9 octobre 1997)


Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624

Robin Susan Eldridge, John Henry Warren

et Linda Jane Warren Appelants

c.

Le procureur général de la Colombie-Britannique

et la Medical Services Commission Intimés

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de Terre-Neuve,

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes,

le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada,



le Charter Committee on Poverty Issues,

l’Association des sourds du Canada,

la Société canadienne de l’ouïe et

le Conseil des Canadiens av...

Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624

Robin Susan Eldridge, John Henry Warren

et Linda Jane Warren Appelants

c.

Le procureur général de la Colombie-Britannique

et la Medical Services Commission Intimés

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de Terre-Neuve,

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes,

le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada,

le Charter Committee on Poverty Issues,

l’Association des sourds du Canada,

la Société canadienne de l’ouïe et

le Conseil des Canadiens avec déficiences Intervenants

Répertorié: Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)

No du greffe: 24896.

1997: 24 avril; 1997: 9 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la Colombie-Britannique

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l’égalité -- Déficience physique -- Soins de santé financés sur les deniers publics -- Services d’interprétation gestuelle non couverts par le régime d’assurance-maladie -- La Charte s’applique-t-elle à la décision de ne pas fournir des services d’interprétation gestuelle dans le cadre du régime public de soins de santé et, dans l’affirmative, de quelle manière s’y applique-t-elle? -- Le fait de ne pas fournir de tels services en vertu de lois établissant des régimes de soins de santé et d’hospitalisation porte-t-il atteinte aux droits à l’égalité garantis par l’art. 15(1) aux personnes handicapées? -- Dans l’affirmative, cette atteinte est-elle justifiée conformément à l’article premier? -- Si une atteinte à la Charte est constatée, quelle est la réparation convenable? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1) -- Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, ch. 180 (maintenant R.S.B.C. 1996, ch. 204), art. 3(1), 5(1), 9, 10(1), 29b) -- Medical and Health Care Services Act, S.B.C. 1992, ch. 76 (maintenant Medicare Protection Act, R.S.B.C. 1996, ch. 286), art. 1, 4(1)c), j), 6, 8.

En Colombie‑Britannique, les soins de santé sont fournis par l’entremise de deux mécanismes principaux. Sous le régime de l’Hospital Insurance Act, l’État finance les services hospitaliers en remboursant aux hôpitaux les services médicalement nécessaires qu’ils fournissent à la population. Le financement des services médicalement nécessaires fournis par les médecins et d’autres professionnels de la santé vient du Medical Services Plan (le régime de services médicaux de la province, établi et régi par la Medical and Health Care Services Act). Ni l’un ni l’autre de ces régimes ne pourvoit au paiement de services d’interprétation gestuelle à l’intention des personnes atteintes de surdité.

Chacun des appelants est sourd de naissance. Leur moyen de communication préféré est le langage gestuel. Ils prétendent que l’absence d’interprète diminue leur capacité de communiquer avec leurs médecins et les autres professionnels de la santé qu’ils consultent, et augmente de ce fait le risque de mauvais diagnostics et de traitements inefficaces.

Les appelants ont demandé sans succès à la Cour suprême de la Colombie-Britannique un jugement déclaratoire portant que le fait de ne pas offrir des services d’interprètes gestuels en tant qu’avantage assuré dans le cadre du régime de services médicaux viole le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté, à la majorité, l’appel formé contre ce jugement. Les questions constitutionnelles dont était saisie la Cour étaient les suivantes: (1) La définition du mot «benefits» [«avantages»] à l’art. 1 de la Medicare Protection Act porte-t-elle atteinte au par. 15(1) de la Charte du fait qu’elle n’inclut pas la prestation de services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité? (2) Dans l’affirmative, la disposition contestée est-elle justifiée conformément à l’article premier de la Charte? (3) Les articles 3, 5 et 9 de l’Hospital Insurance Act et le règlement portent-ils atteinte au par. 15(1) du fait qu’ils n’obligent pas les hôpitaux à fournir des services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité? (4) En cas de réponse affirmative à la question 3, les dispositions contestées sont-elles justifiées conformément à l’article premier? En outre, il fallait décider si la Charte s’applique à la décision de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels aux personnes atteintes de surdité dans le cadre du régime public de soins de santé et, dans l’affirmative, de quelle manière elle s’y applique. Et, enfin, si une atteinte à la Charte était constatée, il fallait élaborer la réparation convenable.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli. La première et la troisième questions constitutionnelles ont reçu une réponse négative. Il n’a pas été nécessaire de répondre aux deuxième et quatrième questions constitutionnelles.

La Charte s’applique aux lois provinciales de deux manières. Premièrement, une loi peut être jugée inconstitutionnelle suivant son texte même parce qu’elle porte atteinte à un droit garanti par la Charte et que sa validité n’est pas sauvegardée par l’article premier. Deuxièmement, il est possible que la Charte soit violée non pas par la loi elle‑même, mais par les actes d’un décideur à qui on a délégué son application. La loi reste valide, mais une réparation peut être demandée en vertu du par. 24(1) de la Charte à l’égard de l’acte inconstitutionnel.

En l’espèce, il faut se demander si la violation du par. 15(1) qui est alléguée découle des textes de loi contestés eux‑mêmes ou des actes d’entités qui exercent un pouvoir de décision en vertu de ces textes. Le fait que la Medical and Health Care Services Act ne pourvoit pas expressément à la fourniture de l’interprétation gestuelle en tant que service médicalement nécessaire ne viole pas le par. 15(1) de la Charte. Cette loi n’interdit tout simplement pas à la Medical Services Commission, ni expressément ni par implication nécessaire, de décider que l’interprétation gestuelle est un service «médicalement nécessaire» et donc un avantage visé par la Loi. C’est la décision de l’organisme auquel a été délégué le pouvoir discrétionnaire de décider si un service constitue un avantage qui est constitutionnellement suspecte, et non la loi elle‑même. Le pouvoir discrétionnaire qui est accordé à la commission des services médicaux ne menace pas nécessairement ou généralement les droits à l’égalité garantis au par. 15(1) de la Charte. La possibilité que la commission viole ces droits dans l’exercice de son pouvoir est cependant une conséquence de l’objet du pouvoir discrétionnaire, qui est de faire en sorte que tous les services médicalement nécessaires soient payés par le gouvernement.

L’Hospital Insurance Act doit être interprétée d’une manière conforme avec le par. 15(1). Les hôpitaux jouissent d’un pouvoir discrétionnaire considérable quant à la manière de fournir les services qui y sont énumérés. Aucun hôpital n’est tenu d’offrir tous les services mentionnés au par. 5(1) de la Loi. En outre, la Loi accorde à chaque hôpital un large pouvoir discrétionnaire quant aux modalités de la prestation des services qu’il décide de fournir et elle ne l’empêche pas de fournir les services d’interprètes gestuels. Le fait que la Loi n’exige pas expressément que l’interprétation gestuelle soit fournie ne rend pas cette loi vulnérable sur le plan constitutionnel. La violation potentielle du par. 15(1) découle intrinsèquement du pouvoir discrétionnaire exercé par un organisme subordonné, et non de la loi elle‑même.

Les législatures ne peuvent pas édicter de lois qui portent atteinte à la Charte et elles ne peuvent pas autoriser ou habiliter quelque personne ou entité à le faire. Même s’il est possible à une législature de conférer des pouvoirs à un organisme qui n’est pas assujetti à la Charte, celle-ci s’applique à toutes les activités du gouvernement, qu’elles puissent ou non être par ailleurs qualifiées de «privées», et elle peut s’appliquer à des entités non gouvernementales à l’égard de certains actes de nature intrinsèquement gouvernementale. Tout comme il est interdit aux gouvernements de se soustraire à l’examen fondé sur la Charte en concluant des contrats commerciaux ou d’autres accords «privés», ils ne devraient pas être autorisés à échapper à leurs obligations constitutionnelles en déléguant la mise en œuvre de leurs politiques et programmes à des entités privées.

Deux remarques importantes s’imposent au sujet de ce principe. Premièrement, le seul fait qu’une entité exerce ce qu’on peut librement appeler une «fonction publique» ou le fait qu’une activité particulière puisse être dite de nature «publique» n’est pas suffisant pour que cette entité soit assimilée au «gouvernement» pour l’application de l’art. 32 de la Charte. Pour que la Charte s’applique à une entité privée, il doit être établi que celle‑ci met en œuvre une politique ou un programme gouvernemental déterminé.

L’autre remarque importante concerne la manière précise dont le tribunal peut décider que la Charte s’applique à une entité privée. Premièrement, il peut être décidé que l’entité elle‑même fait partie du «gouvernement» au sens de l’art. 32. Une telle conclusion requiert l’examen de la question de savoir si l’entité dont les actes ont suscité l’allégation d’atteinte à la Charte peut — soit de par sa nature même, soit à cause du degré de contrôle exercé par le gouvernement sur elle -- être à juste titre considérée comme faisant partie du «gouvernement» au sens du par. 32(1). En pareil cas, toutes les activités de l’entité sont assujetties à la Charte, indépendamment du fait que l’activité en cause pourrait être qualifiée de «privée» si elle était exercée par un acteur non gouvernemental. Deuxièmement, une activité particulière d’une entité peut être sujette à révision en vertu de la Charte si cette activité peut être attribuée au gouvernement. Il convient alors d’examiner non pas la nature de l’entité dont l’activité est contestée, mais plutôt la nature de l’activité elle‑même. Il faut, en pareil cas, s’interroger sur la qualité de l’acte en cause plutôt que sur la qualité de l’acteur.

En fournissant les services médicalement nécessaires, les hôpitaux remplissent un objectif gouvernemental déterminé. L’Hospital Insurance Act n’est pas un simple mécanisme destiné à empêcher les hôpitaux de facturer leurs services aux patients. Au contraire, elle pourvoit plutôt à la prestation d’un programme social complet. Les hôpitaux sont simplement le mécanisme choisi par la législature pour l’exécution de ce programme.

Il y a un lien direct et défini entre une politique gouvernementale donnée et la conduite contestée de l’hôpital. La discrimination alléguée — le fait de ne pas fournir d’interprétation gestuelle — est intimement liée au régime de prestation de services médicaux établi par la loi. La fourniture de ces services n’est pas simplement une question de régie interne de l’hôpital, elle est l’expression d’une politique du gouvernement. La législature, lorsqu’elle définit son objectif comme étant celui de garantir l’accès à un éventail de services médicaux, ne peut pas se soustraire à l’obligation que lui fait le par. 15(1) de la Charte de fournir ces services sans discrimination en confiant aux hôpitaux la charge de réaliser cet objectif. Dans l’exécution de cette responsabilité, les hôpitaux doivent se conformer à la Charte.

De même, lorsqu’elle décide si un service est un avantage au sens de la Medical Health Care Services Act, la commission des services médicaux met en œuvre une politique gouvernementale, savoir veiller à ce que tous les résidents reçoivent gratuitement les services médicalement nécessaires. Il ne fait donc aucun doute que lorsqu’elle exerce ce pouvoir discrétionnaire la commission remplit une fonction gouvernementale et qu’elle est assujettie à la Charte.

En tant que personnes atteintes de surdité, les appelants appartiennent à un groupe énuméré au par. 15(1) — les personnes atteintes de déficiences physiques. De plus, il ne fait aucun doute que la distinction en cause est fondée sur une caractéristique personnelle sans rapport avec les valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent le régime de soins de santé. Ces valeurs sont la promotion de la santé, la prévention et le traitement des maladies et affections et la matérialisation de ces valeurs par le truchement d’un régime de soins de santé financé sur les deniers publics.

La seule question à trancher en l’espèce est de savoir si les appelants ont droit au «même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination» aux termes du par. 15(1) de la Charte. À première vue, le régime d’assurance-maladie s’applique d’une manière égale aux entendants et aux personnes atteintes de surdité. Néanmoins, les appelants invoquent la discrimination découlant d’«effets préjudiciables», type de discrimination contre lequel le par. 15(1) de la Charte accorde une protection.

L’existence d’un but ou d’une intention discriminatoire n’est pas une condition nécessaire à l’existence d’une atteinte au par. 15(1). Il n’est pas nécessaire qu’une distinction établie par la loi soit motivée par le désir de défavoriser un individu ou un groupe pour constituer une atteinte au par. 15(1). Il suffit que l’effet de la loi prive une personne de l’égalité de protection ou de bénéfice de la loi.

La discrimination découlant d’effets préjudiciables est particulièrement pertinente dans le cas des déficiences. Dans le présent cas, l’effet préjudiciable subi par les personnes atteintes de surdité découle non pas du fait qu’on leur impose un fardeau que n’a pas à supporter la population en général, mais plutôt du fait qu’on ne fait pas en sorte qu’elles bénéficient d’une manière égale d’un service offert à tous. Une fois qu’il est admis que des communications efficaces constituent un élément indispensable à la prestation des services médicaux, il devient beaucoup plus difficile d’affirmer que l’omission de faire en sorte que les personnes atteintes de surdité puissent communiquer efficacement avec les professionnels de la santé qu’elles consultent n’est pas discriminatoire. Affirmer que les gouvernements devraient être autorisés à accorder des avantages à la population en général sans devoir faire en sorte que les membres défavorisés de la société aient les ressources pour bénéficier pleinement de ces avantages témoigne d’une vision étroite et peu généreuse du par. 15(1). Fait plus important encore, elle va à contre‑courant de la jurisprudence de notre Cour sur l’égalité.

Le paragraphe 15(1) ne fait pas distinction entre les lois qui imposent des fardeaux inégaux et celles qui n’accordent pas des avantages égaux. Le gouvernement sera tenu (du moins à l’étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1)) de prendre des mesures particulières pour faire en sorte que les groupes défavorisés soient capables de bénéficier d’une manière égale des services gouvernementaux. S’il existe des raisons de principe en faveur de la limitation de l’obligation du gouvernement de remédier au désavantage découlant de la fourniture d’avantages et de services, il convient davantage d’étudier ces principes au moment de trancher la question de savoir si la violation du par. 15(1) est justifiée conformément à l’article premier de la Charte.

Le principe selon lequel la discrimination peut découler du fait de ne pas prendre de mesures concrètes pour faire en sorte que les groupes défavorisés bénéficient d’une manière égale des services offerts à la population en général est largement accepté dans le domaine des droits de la personne. Une autre pierre angulaire de la jurisprudence en matière de droits de la personne est le fait que l’obligation de prendre des mesures concrètes pour faire en sorte que les membres d’un groupe défavorisé bénéficient d’une manière égale des services offerts à la population en général est subordonnée au principe des accommodements raisonnables. Dans les affaires concernant le par. 15(1), il est préférable d’appliquer ce principe dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Dans ce contexte, le principe des accommodements raisonnables équivaut généralement au concept des «limites raisonnables». Il ne devrait pas être utilisé pour restreindre la portée du par. 15(1).

Le fait pour la commission des services médicaux et les hôpitaux de ne pas fournir de services d’interprétation gestuelle lorsque ces services sont nécessaires pour permettre des communications efficaces constitue une violation à première vue des droits garantis par le par. 15(1) aux personnes atteintes de surdité. Cette omission prive ces personnes de l’égalité de bénéfice de la loi et crée de la discrimination à leur endroit par comparaison avec les entendants. Même si la norme énoncée a une large portée, cela ne veut pas dire que l’interprétation gestuelle doit être fournie dans tous les cas où un patient reçoit des soins de santé. La norme des «communications efficaces» est une norme souple, qui tient compte de facteurs tels que la complexité et l’importance de l’information à communiquer, le contexte dans lequel les communications auront lieu et le nombre de participants. Dans le cas des personnes atteintes de surdité dont la capacité de lire et d’écrire est limitée, il est permis de supposer que l’interprétation gestuelle sera requise dans la plupart des cas.

L’application du critère de l’arrêt Oakes commande un examen attentif du contexte dans lequel s’inscrit le texte de loi attaqué. En l’espèce le fait de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels ne satisferait pas au volet de l’atteinte minimale du critère de l’arrêt Oakes, si on faisait montre de retenue. Par conséquent, il n’était pas nécessaire, dans le présent contexte où des «avantages sociaux» sont en cause et où il faut choisir entre les besoins de la population en général et ceux d’un groupe défavorisé, de décider s’il convient de faire montre de retenue. Cependant, la liberté d’action qui doit être accordée à l’État n’est pas infinie. Les gouvernements doivent démontrer que leurs actions ne portent pas atteinte aux droits en question plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire pour réaliser leurs objectifs. Dans la présente espèce, le gouvernement n’a manifestement pas démontré qu’il était raisonnablement fondé à conclure que le refus complet de fournir des services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité constituait une atteinte minimale aux droits de celles‑ci.

Qui plus est, ce n’est que pure spéculation que de prétendre que le gouvernement, si on l’oblige à fournir des interprètes aux personnes atteintes de surdité, devra également en fournir aux autres personnes qui ne parlent pas l’une ou l’autre des langues officielles, augmentant ainsi de façon marquée le coût du programme. La possibilité qu’une action fondée sur le par. 15(1) puisse être présentée par les membres de ce dernier groupe ne saurait justifier l’atteinte aux droits constitutionnels des personnes atteintes de surdité. Les appelants ne réclament que l’égalité d’accès à des services qui sont disponibles à tous. Les intimés n’ont présenté aucune preuve que ce type d’accommodement, s’il était étendu à d’autres services gouvernementaux, grèverait de manière excessive le budget de l’État. Le gouvernement n’a fait aucun «accommodement raisonnable» pour tenir compte de la déficience des appelants et il n’a pas pris, à l’égard de leurs besoins, des mesures d’accommodement au point d’en subir des contraintes excessives.

La réparation convenable et juste consiste à déclarer que cette omission est inconstitutionnelle et à ordonner au gouvernement de la Colombie‑Britannique d’appliquer la Medical and Health Care Services Act et l’Hospital Insurance Act d’une manière compatible avec les exigences du par. 15(1). Le jugement déclaratoire, par opposition à l’injonction, est la réparation convenable en l’espèce parce que le gouvernement dispose d’une myriade de solutions susceptibles de remédier à l’inconstitutionnalité du régime actuel. Il convient de suspendre l’effet du jugement déclaratoire pendant six mois afin de permettre au gouvernement d’examiner les possibilités qui s’offrent à lui et d’élaborer une solution appropriée.

Jurisprudence

Arrêt suivi: Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; arrêts examinés: McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Harrison c. Université de la Colombie-Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; distinction faite d’avec l’arrêt: Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; arrêts mentionnés: SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; James c. Cowan, [1932] A.C. 542; Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Re Ontario Film & Video Appreciation Society and Ontario Board of Censors (1984), 5 D.L.R. (4th) 766, confirmant (1983), 147 D.L.R. (3d) 58; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469; Renvoi: Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158; Minister of Home Affairs c. Fisher, [1980] A.C. 319; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Washington, Mayor of Washington, D.C. c. Davis, 426 U.S. 229 (1976); Village of Arlington Heights c. Metropolitan Housing Development Corp., 429 U.S. 252 (1977); Personnel Administrator of Massachusetts c. Feeney, 442 U.S. 256 (1979); Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970; Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880; Hopp c. Lepp, [1980] 2 R.C.S. 192; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; Haig c. Canada (Directeur général des élections), [1993] 2 R.C.S. 995; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183; Re Saskatchewan Human Rights Commission and Canadian Odeon Theatres Ltd. (1985), 18 D.L.R. (4th) 93, autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S. vi; Howard c. University of British Columbia (1993), 18 C.H.R.R. D/353; Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain inc. c. Régie du logement, [1996] R.J.Q. 1776; Bonner c. Lewis, 857 F.2d 559 (1988); R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Ross c. Conseil scolaire du district No 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199.

Lois et règlements cités

Americans with Disabilities Act, 42 U.S.C. §§ 12182‑12189 (1997).

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1), 24(1), 32.

Code of Federal Regulations, 28 C.F.R. § 35.160 (1997); 28 C.F.R. § 36.303(b) et (c) (1997); 45 C.F.R. § 84.52(c) (1997).

Constitution des États-Unis, Quatorzième amendement.

Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, ch. 180 (maintenant R.S.B.C. 1996, ch. 204), art. 1, 3(1), 5(1)a), d) [mod. Miscellaneous Statutes Amendment Act (No. 4), 1987, S.B.C. 1987, ch. 59, art. 7], e) [idem], f) [idem], 9, 10(1), 13(1), 15(3)c), 29b) [mod. Health Statutes Amendment Act, 1985, S.B.C. 1985, ch. 9, art. 19].

Hospital Insurance Act Regulations, B.C. Reg. 25/61, ss. 5.1 [mod. B.C. Reg. 245/80, art. 6], 5.7 [ad. B.C. Reg. 219/65, art. 2; mod. B.C. Reg. 245/80, art. 6], 5.8 [idem], 5.22 [ad. B.C. Reg. 225/88; mod. B.C. Reg. 44/89; 218/93].

Loi canadienne sur la santé, L.R.C. (1985), ch. C‑6, art. 2 «services hospitaliers», «services de santé assurés», «services médicaux», 3, 4 [rempl. par Loi d’exécution du budget 1995, L.C. 1995, ch. 17, art. 35], 5 [idem, art. 36], 7, 9.

Loi constitutionnelle de 1867, art. 92(7), (13), (16).

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).

Medical and Health Care Services Act, S.B.C. 1992, ch. 76 (maintenant Medicare Protection Act, R.S.B.C. 1996, ch. 286), art. 1 «benefits», 4(1)c), j), (2), 6, 8(1).

Medical Service Act Regulations, B.C. Reg. 144/68, art. 4.04, 4.09.

Rehabilitation Act, 29 U.S.C. § 794 (1997).

Doctrine citée

Association du Barreau canadien. Groupe de travail sur les soins de santé. Un droit à la santé? Réflexions en vue d’une réforme canadienne. Ottawa: L’Association, 1994.

Canada. Ministre du Développement des ressources humaines. La sécurité sociale dans le Canada de demain. Personnes handicapées: Un document d’information. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1994.

Canada. Statistique Canada. Division des statistiques sociales, du logement et des familles. Projet des groupes cibles. Un portrait des personnes ayant une incapacité. Ottawa: Statistique Canada, 1995.

Chilton, Elizabeth Ellen. «Ensuring Effective Communication: The Duty of Health Care Providers to Supply Sign Language Interpreters for Deaf Patients» (1996), 47 Hastings L.J. 871.

Elliot, Robin. «Scope of the Charter’s Application» (1993), 15 Advocates’ Q. 204.

Goundry, Sandra A., and Yvonne Peters. Litigating for Disability Equality Rights: The Promises and the Pitfalls. Prepared for the Canadian Disability Rights Council, Winnipeg. Winnipeg: Canadian Disability Rights Council, 1994.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, vol. 1, 3rd ed. (Supplemented). Scarborough, Ont.: Carswell, 1992 (loose‑leaf).

Lepofsky, M. David. «A Report Card on the Charter’s Guarantee of Equality to Persons with Disabilities after 10 Years -- What Progress? What Prospects?» (1997), 7 N.J.C.L. 263.

McLachlin, Beverley. «The Evolution of Equality» (1996), 54 Advocate 559.

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Pothier, Dianne. «M’Aider, Mayday: Section 15 of the Charter in Distress» (1996), 6 N.J.C.L. 295.

Ross, June M. «Applying the Charter to Discretionary Authority» (1991), 29 Alta. L. Rev. 382.

Sacks, Oliver. Des yeux pour entendre: voyage au pays des sourds. Traduit de l’anglais par Christian Cler. Paris: Éditions du Seuil, 1990.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1995), 7 B.C.L.R. (3d) 156, 59 B.C.A.C. 254, 98 W.A.C. 254, 125 D.L.R. (4th) 323, [1995] B.C.J. No. 1168 (QL), qui a rejeté l’appel de la décision du juge Tysoe (1992), 75 B.C.L.R. (2d) 68, [1992] B.C.J. No. 2229 (QL). Pourvoi accueilli.

Lindsay M. Lyster et Andrea L. Zwack, pour les appelants.

Harvey M. Groberman et Lisa J. Mrozinski, pour les intimés.

Judith Bowers, c.r., et Simon Fothergill, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Janet E. Minor et Richard J. K. Stewart, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Deborah L. Carlson, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

B. Gale Welsh, c.r., pour l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve.

Jennifer Scott, Katherine Hardie et Judy Parrack, pour les intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada.

Martha Jackman et Arne Peltz, pour l’intervenant le Charter Committee on Poverty Issues.

David Baker et Patricia Bregman, pour les intervenants l’Association des sourds du Canada, la Société canadienne de l’ouïe et le Conseil des Canadiens avec déficiences.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le juge La Forest//

1 Le juge La Forest — Le présent pourvoi soulève la question de savoir si le fait qu’un gouvernement provincial ne finance pas de services d’interprétation gestuelle à l’intention des personnes atteintes de surdité lorsqu’elles reçoivent des services médicaux viole le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les appelants soutiennent que, en raison de l’obstacle à la communication qui se dresse entre les personnes atteintes de surdité et les professionnels de la santé, les premières reçoivent des services de santé de qualité inférieure à ceux reçus par les entendants. Le fait de ne pas payer pour les services d’interprètes, affirment‑ils, porte atteinte à leur droit à l’égalité de bénéfice de la loi indépendamment de toute discrimination fondée sur la déficience physique.

Les faits

2 En Colombie‑Britannique, les soins de santé sont fournis par l’entremise de deux mécanismes principaux. Sous le régime de l’Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, ch. 180 (maintenant R.S.B.C. 1996, ch. 204), l’État finance les services hospitaliers en remboursant aux hôpitaux les services médicalement nécessaires qu’ils fournissent à la population. Le financement des services médicalement nécessaires fournis par les médecins et d’autres professionnels de la santé vient du Medical Services Plan (le régime de services médicaux de la province), établi et régi par la Medical and Health Care Services Act, S.B.C. 1992, ch. 76 (maintenant la Medicare Protection Act, R.S.B.C. 1996, ch. 286). Ni l’un ni l’autre de ces régimes ne pourvoit au paiement de services d’interprétation gestuelle à l’intention des personnes atteintes de surdité.

3 Jusqu’en 1990, le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing, association privée à but non lucratif, fournissait gratuitement les services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité dans le Lower Mainland en Colombie‑Britannique. Ce programme était financé entièrement par des fonds privés, sans aucune participation du gouvernement provincial. En septembre 1990, l’Institute a mis fin à ces services, ne disposant plus des fonds suffisants pour les offrir.

4 Avant d’annuler le programme, l’Institute a présenté deux demandes de financement au ministère de la Santé de la province. À l’époque, l’Institute fournissait, aux termes de contrats avec un certain nombre de ministères provinciaux, des services d’interprètes gestuels relativement à divers services. L’Institute a sollicité un financement analogue pour la fourniture de services d’interprètes dans le domaine de la santé, suggérant que l’interprétation gestuelle devienne un service couvert par le régime de services médicaux. La première demande, présentée en 1989, a été rejetée sur‑le‑champ. La seconde a été faite en mai 1990, après que l’Institute a décidé qu’il n’était plus en mesure de financer les services. Le coût du programme proposé, qui aurait été offert dans l’ensemble de la province, a été estimé à 150 000 $ par an. Le ministère a rejeté cette demande pour le motif que le programme aurait grevé les ressources dont il disposait et créé un précédent qui aurait pu être invoqué pour réclamer le financement de services analogues à l’intention des immigrants ne parlant pas l’anglais.

5 Chacun des appelants est sourd de naissance. Leur moyen de communication préféré est le langage gestuel. Ils prétendent que l’absence d’interprète diminue leur capacité de communiquer avec leurs médecins et les autres professionnels de la santé qu’ils consultent, et augmente de ce fait le risque de mauvais diagnostics et de traitements inefficaces. L’un d’eux, Robin Eldridge, souffre de plusieurs troubles médicaux, notamment de diabète. Chaque année, elle voit à quelques reprises un médecin généraliste et un spécialiste. Ni l’un ni l’autre ne connaît le langage gestuel. Elle a en outre été hospitalisée à plusieurs occasions. Les hôpitaux ne lui ont pas fourni les services d’interprètes gestuels. Avant que l’Institute ne mette fin à son programme, elle recourait aux services d’interprétation médicale offerts gratuitement par l’Institute. Par la suite, elle a retenu les services d’un interprète à l’occasion d’une intervention chirurgicale à l’hôpital. Elle a témoigné qu’elle continuerait de retenir les services d’interprète pour les consultations médicales d’importance, mais qu’elle n’a pas les moyens de le faire chaque fois qu’elle se rend chez un médecin ou à l’hôpital. Pour elle, consulter ses médecins sans interprète est une source de stress et de confusion considérables car, à son avis, elle ne peut pas communiquer adéquatement avec eux. Son médecin spécialiste a témoigné qu’il était satisfait des communications entre eux lorsqu’un interprète gestuel était présent. Lorsqu’une telle personne était absente, a‑t‑il expliqué, il n’était pas certain de l’exactitude des renseignements communiqués par Mme Eldridge. Il a déclaré qu’à ces occasions il était difficile et frustrant de communiquer avec elle.

6 Les autres appelants, John et Linda Warren, consultent fréquemment leur médecin. Bien qu’ils aient projeté de retenir les services d’un interprète pour la naissance de leurs filles jumelles, ils n’ont pas été en mesure de le faire à temps car les filles sont nées prématurément. Linda Warren a témoigné qu’en l’absence d’interprète l’accouchement avait été un processus difficile à comprendre et effrayant. Pendant l’accouchement, l’infirmière lui a fait savoir par gestes que la fréquence cardiaque de l’un des bébés avait ralenti. Après la naissance des filles, elles lui ont été enlevées immédiatement. À l’exception d’une note lui indiquant qu’elles «allaient bien», elle n’a obtenu aucune autre explication sur leur état de qui que ce soit.

7 Le médecin des Warren, qui ne connaît pas le langage gestuel, a témoigné que le fait de communiquer par échange de notes prend du temps, n’est pas pratique et peut, dans certaines circonstances, être préjudiciable. De bonnes communications, a‑t‑elle affirmé, sont particulièrement cruciales à l’accouchement. Elle a expliqué que si le médecin peut communiquer avec la patiente, de façon que celle‑ci puisse aider à l’accouchement, il risque moins de se produire de complications et la patiente est moins susceptible d’avoir un accouchement traumatique. À son avis, l’échange de notes est une méthode inefficace en pareille situation; un interprète est nécessaire pour permettre de bonnes communications. Au moment du procès, les Warren attendaient un autre enfant et désiraient qu’un interprète soit présent à l’accouchement. Ils ont dit ne pas avoir les moyens d’en engager un soit à cette fin soit pour les autres visites chez leur médecin.

8 Au procès, les appelants ont présenté des témoignages d’experts expliquant que, chez bon nombre de personnes atteintes de surdité, l’aptitude à lire et à écrire est grandement limitée. Selon un expert, les personnes atteintes de surdité ont en moyenne un niveau d’alphabétisation correspondant à une troisième année. On a également témoigné que de mauvaises communications entre une personne atteinte de surdité et son médecin peuvent entraîner un mauvais diagnostic. On a de plus souligné que les gouvernements de l’Alberta et du Manitoba financent des services d’interprétation à l’intention des personnes atteintes de surdité, en priorité dans le domaine de la santé.

9 Les intimés ont produit des éléments de preuve sur le processus budgétaire du ministère de la Santé et sur la structure du régime de services médicaux. Le gouvernement, au dire des témoins, ne fournit aucun service directement. Il paie plutôt le coût de leur prestation par les médecins et les autres professionnels de la santé selon un mécanisme de paiement à l’acte. Le régime assure la plupart des services de santé. Toutefois, certains services ne sont pas inclus ou ne sont financés qu’en partie. Parmi ceux‑ci, mentionnons ceux offerts par les psychologues cliniciens, les ergothérapeutes, les orthophonistes, les diététistes et les dentistes. De plus, la province n’acquitte pas les frais connexes tels ceux relatifs aux membres artificiels, prothèses auditives ou fauteuils roulants, et elle ne finance que de façon limitée les médicaments délivrés sur ordonnance.

10 En Colombie‑Britannique, les hôpitaux reçoivent leur financement sous forme de paiements «globaux», qu’ils sont pour l’essentiel libres de dépenser comme ils jugent bon de le faire. Le gouvernement leur dicte rarement la nature des services à fournir. Lorsqu’il le fait, l’hôpital est généralement tenu de supporter le coût de ces services sur son budget global. Le gouvernement verse des fonds à l’égard de programmes déterminés, comme la transplantation cardiaque, mais c’est peu fréquent.

Les décisions des juridictions inférieures

11 Les appelants ont déposé à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une demande dans laquelle ils sollicitaient, entre autres choses, un jugement déclaratoire portant que le fait de ne pas offrir des services d’interprètes gestuels en tant qu’avantage assuré dans le cadre du régime de services médicaux viole le par. 15(1) de la Charte. Le juge Tysoe a rejeté cette demande ((1992), 75 B.C.L.R. (2d) 68), concluant que ce fait ne constituait pas une violation de cette disposition. Il a décidé que l’interprétation gestuelle était un service connexe des services médicalement nécessaires, sensiblement de la même manière que le transport du patient au cabinet du médecin. Tout désavantage subi par les personnes atteintes de surdité, a‑t‑il conclu, ne résultait pas du fait que le gouvernement n’offrait pas ces services, mais plutôt de l’existence de limites indépendantes de la législation.

12 Du point de vue du juge Tysoe, la Charte n’exige pas que les gouvernements mettent en œuvre des programmes d’aide aux personnes handicapées. Si un gouvernement accorde un avantage, d’affirmer le juge, le par. 15(1) exige que cet avantage soit réparti également. Il n’existe toutefois pas au départ d’obligation d’accorder l’avantage en question. Le juge a donc conclu que, quoiqu’il soit souhaitable que les personnes atteintes de surdité disposent d’interprètes en contexte médical et que le coût de ces services soit supporté par la société s’ils n’ont pas les moyens de les payer, le par. 15(1) n’impose pas une telle obligation.

13 En appel, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1995), 7 B.C.L.R. (3d) 156, a statué, à la majorité (les juges Hollinrake et Cumming), que l’absence de services d’interprétation dans les hôpitaux ne créait pas de discrimination, étant donné que l’Hospital Insurance Act ne donne pas ouverture à l’application du «bénéfice de la loi» au sens du par. 15(1) de la Charte. S’exprimant pour les juges majoritaires, le juge Hollinrake a écrit que l’étendue des services fournis par chaque hôpital dépend des décisions que prend celui‑ci sur la manière de dépenser la somme globale reçue du gouvernement. De ce fait, a‑t‑il conclu, l’absence d’interprètes résulte non pas de la loi, mais bien du pouvoir discrétionnaire dont dispose chaque hôpital quant à l’affectation de ses ressources budgétaires. Comme les hôpitaux ne font pas partie du «gouvernement» au sens de l’art. 32 de la Charte, a‑t‑il conclu, le fait qu’ils ne fournissent pas de services d’interprétation ne fait pas entrer en jeu le par. 15(1).

14 Le juge Hollinrake a ensuite décidé que la Medical and Health Care Services Act ne violait pas le par. 15(1) de la Charte, parce qu’elle ne créait pas de distinction entre les personnes atteintes de surdité et celles qui entendent. Il a statué que la bonne façon d’appliquer l’analyse fondée sur les effets préjudiciables à une loi accordant un avantage consistait à s’attacher aux répercussions de cette loi sur le groupe défavorisé. Il a dit être d’avis que, dans l’examen de ces effets, il convient de faire une distinction entre les effets attribuables à la loi et ceux qui existent indépendamment de celle‑ci. En l’absence de cette loi, les personnes atteintes de surdité seraient obligées de payer et leurs médecins et leurs interprètes afin de recevoir des services médicaux équivalents à ceux fournis aux personnes qui entendent. La loi dégage à la fois ces personnes et celles atteintes de surdité de l’obligation de payer leurs médecins. De l’avis du juge, l’inégalité résultant du fait que les personnes atteintes de surdité demeurent tenues de payer les interprètes existe indépendamment de la loi. En conséquence, il a conclu que la loi accordait d’une manière égale aux personnes atteintes de surdité et à celles qui entendent l’avantage de services médicaux gratuits.

15 À l’opposé, le juge Lambert a statué que la loi violait le par. 15(1). Il a souligné que bon nombre de personnes atteintes de surdité, dont les appelants, ont de la difficulté à communiquer par écrit. Par conséquent, il arrive parfois que les médecins soient incapables de s’acquitter de leurs obligations professionnelles sans l’aide d’un interprète. Étant donné que des communications efficaces sont une partie intégrante de la prestation de soins médicaux, a‑t‑il conclu, l’interprétation gestuelle ne doit pas être considérée comme un simple service connexe. À son avis, ce n’est pas une réponse que d’affirmer que, avant que l’avantage ne soit accordé par la loi, les personnes atteintes de surdité étaient défavorisées, et que leur fardeau n’a pas été alourdi par la fourniture de l’avantage. Il faut plutôt se demander si la loi accorde un avantage auquel le groupe défavorisé n’a pas le même accès que les autres. Il a donc conclu que la Medical and Health Care Services Act créait de la discrimination à l’endroit des appelants dans les cas où, d’une part, ceux-ci ont besoin de services médicaux exigeant -- pour que le professionnel de la santé concerné puisse s’acquitter de ses obligations -- des communications efficaces entre celui-ci et le patient, et où, d’autre part, l’efficacité de ces communications n’est possible qu’en fournissant des services de traduction.

16 Cependant, le juge Lambert a décidé que cette atteinte était justifiée conformément à l’article premier de la Charte. Il a souligné que la Medical and Health Care Services Act n’assure pas de façon exhaustive tous les soins de santé. En effet, elle ne pourvoit pas à la fourniture d’un certain nombre de produits et services dont les personnes handicapées ont besoin, par exemple les membres artificiels, les prothèses auditives et les fauteuils roulants. Les gouvernements doivent, a‑t‑il dit, établir des priorités dans l’affectation de ressources financières limitées. Vu ces circonstances, a‑t‑il conclu, les tribunaux doivent faire montre de déférence envers la politique législative et l’expertise administrative.

17 L’autorisation de se pourvoir devant notre Cour a été accordée ([1996] 2 R.C.S. vi) et les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées:

1. La définition du mot «benefits» [«avantages»] à l’art. 1 de la Medicare Protection Act, S.B.C. 1992, ch. 76, porte‑elle atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’elle n’inclut pas la prestation de services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité?

2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, s’agit‑il d’une atteinte dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Les art. 3, 5 et 9 de l’Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, ch. 180, et le règlement pris en application de l’art. 9 de cette loi portent‑ils atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’ils n’obligent pas les hôpitaux de la province de la Colombie‑Britannique à fournir les services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité?

4. Si la réponse à la question 3 est affirmative, s’agit‑il d’une atteinte dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Les questions en litige

18 Quatre questions principales doivent être examinées dans le présent pourvoi. Premièrement, il faut déterminer si la Charte s’applique à la décision de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels aux personnes atteintes de surdité dans le cadre du régime public de soins de santé et, dans l’affirmative, de quelle manière elle s’y applique. Deuxièmement, notre Cour doit décider si cette décision constitue une atteinte à première vue au par. 15(1) de la Charte. Si c’est le cas, elle doit ensuite décider si cette atteinte est justifiée conformément à l’article premier. Si la réponse est non, une réparation convenable doit être élaborée.

L’application de la Charte

19 Deux questions distinctes se posent en l’espèce en ce qui concerne l’«application» de la Charte. La première consiste à déceler la source précise des violations alléguées du par. 15(1). Comme je vais l’exposer plus loin, je suis d’avis que ce ne sont pas les textes de loi attaqués qui sont susceptibles de violer la Charte. Ce sont plutôt les actes de certaines entités — les hôpitaux et la Medical Services Commission (la commission des services médicaux) — qui exercent un pouvoir discrétionnaire attribué par ces textes de loi. La deuxième question est celle de savoir si la Charte s’applique à ces entités. À mon avis, la Charte s’applique tant aux hôpitaux qu’à la commission des services médicaux, dans la mesure où ces entités agissent dans l’exercice des pouvoirs qui leur sont conférés par les lois. Je vais examiner chacune de ces questions à tour de rôle.

Les sources des violations alléguées de la Charte

20 L’alinéa 32(1)b) de la Charte est rédigé ainsi:

32. (1) La présente charte s’applique:

. . .

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

Il ne fait évidemment aucun doute que la Charte s’applique aux lois provinciales: voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573. Toutefois, elle peut s’y appliquer de deux manières. Premièrement, une loi peut être jugée inconstitutionnelle suivant son texte même parce qu’elle porte atteinte à un droit garanti par la Charte et que sa validité n’est pas sauvegardée par l’article premier. En pareil cas, la loi est invalide et le tribunal est tenu de la déclarer inopérante en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Deuxièmement, il est possible que la Charte soit violée non pas par la loi elle‑même, mais par les actes d’un décideur à qui on a délégué son application. Dans un tel cas, la loi reste valide, mais une réparation peut être demandée en vertu du par. 24(1) de la Charte à l’égard de l’acte inconstitutionnel.

21 La jurisprudence de notre Cour relative à l’art. 32 a porté principalement sur le premier type d’atteinte à la Charte. Toutefois, il ne fait aucun doute que la Charte s’applique aussi aux actes accomplis en vertu de pouvoirs conférés par la loi. La justification de cette règle découle inexorablement de la structure logique de l’art. 32. Comme l’explique le professeur Hogg dans Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992 (feuilles mobiles)), vol. 1, aux pp. 34‑8.3 et 34‑9:

[traduction] Les mesures prises en vertu d’un pouvoir statutaire ne sont valides que si elles se situent à l’intérieur de la portée de ce pouvoir. Puisque ni le Parlement ni une législature ne peuvent eux‑mêmes adopter une loi qui contrevient à la Charte, ni l’un ni l’autre ne peuvent autoriser des mesures qui contreviendraient à la Charte. Ainsi, les limites que la Charte impose à un pouvoir statutaire s’étendront à la famille des autres pouvoirs statutaires et s’appliqueront aux règlements, aux statuts, aux ordonnances, aux décisions et à toutes les autres mesures (législatives, administratives ou judiciaires) dont la validité dépend d’un pouvoir statutaire.

L’opinion exprimée par lord Atkin au sujet d’une interdiction faite par la Constitution mais visant uniquement le pouvoir législatif est également à-propos: [traduction] «La Constitution», a‑t‑il écrit, «ne doit pas être bafouée en substituant à une entrave à la liberté créée par le législatif une entrave créée par l’exécutif»; James c. Cowan, [1932] A.C. 542 (C.P. Australie), à la p. 558.

22 En l’espèce, la question est donc de savoir si la violation du par. 15(1) qui est alléguée découle des textes de loi contestés eux‑mêmes ou des actes d’entités qui exercent un pouvoir de décision en vertu de ces textes de loi. Le cadre d’analyse de cette question a été énoncé par le juge Lamer (maintenant Juge en chef) et approuvé par notre Cour à la majorité dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Dans cette affaire, la Cour devait statuer sur la constitutionnalité d’ordonnances rendues par un arbitre en vertu du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, ch. L-1, ordonnances qui, prétendait-on, violaient le droit à la liberté d’expression garanti à un employeur par l’al. 2b). Le Code conférait à l’arbitre un large pouvoir discrétionnaire pour réparer les conséquences d’un congédiement injuste. L’applicabilité de la Charte à l’arbitre ne faisant pas de doute, il restait à décider si c’était le texte de loi ou l’ordonnance qui pouvait avoir porté atteinte à la Charte. Pour trancher une telle question, a dit le juge Lamer (maintenant Juge en chef), il faut, dans la mesure du possible, interpréter toute mesure législative attributive de pouvoir discrétionnaire d’une manière compatible avec la Charte. Il a donné les explications suivantes, aux pp. 1077 et 1078:

La Constitution étant la loi suprême du pays et rendant inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit, il est impossible d’interpréter une disposition législative attributrice de discrétion comme conférant le pouvoir de violer la Charte à moins, bien sûr, que ce pouvoir soit expressément conféré ou encore qu’il soit nécessairement implicite. Une telle interprétation nous obligerait en effet, à défaut de pouvoir justifier cette disposition législative aux termes de l’article premier, à la déclarer inopérante. Or, quoique cette Cour ne doive pas ajouter ou retrancher un élément à une disposition législative de façon à la rendre conforme à la Charte, elle ne doit pas par ailleurs interpréter une disposition législative, susceptible de plus d’une interprétation, de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante. Une disposition législative conférant une discrétion imprécise doit donc être interprétée comme ne permettant pas de violer les droits garantis par la Charte. En conséquence, un arbitre exerçant des pouvoirs délégués n’a pas le pouvoir de rendre une ordonnance entraînant une violation de la Charte et il excède sa juridiction s’il le fait.

23 Suivant ce schéma, il faut d’abord décider si les mesures législatives contestées dans le présent pourvoi peuvent être interprétées d’une manière qui soit conforme à la Charte. Dans Slaight, le texte de loi conférait clairement à l’arbitre un large pouvoir discrétionnaire. Il était donc facile de conclure qu’il ne conférait pas, ni expressément ni par implication nécessaire, le pouvoir de violer la Charte. Dans la présente espèce, la tâche est plus ardue. En effet, on a fait valoir devant la juridiction inférieure que les mesures législatives étaient trop limitatives, qu’elles portaient atteinte au par. 15(1) parce que la définition du mot «benefits» (ci‑après «avantages») dans la Medical and Health Care Services Act, et celle des mots «general hospital services» (ci‑après «services hospitaliers généraux») dans l’Hospital Insurance Act n’incluaient pas la prestation de services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité.

24 Toutefois, durant l’audience devant notre Cour, l’avocate des appelants a invoqué un autre argument, analogue au cadre énoncé dans Slaight. Elle a prétendu qu’il était possible d’interpréter les deux textes de loi d’une manière compatible avec le par. 15(1). Selon cette théorie, ce ne sont pas les textes de loi qui sont constitutionnellement suspects, mais bien les actes accomplis par les décideurs à qui on a délégué le pouvoir de les appliquer. À mon avis, il s’agit là de la bonne façon d’aborder la question relative à l’application de la Charte en l’espèce. Pour comprendre comment j’arrive à cette conclusion, il est nécessaire d’examiner de manière assez approfondie le cadre législatif du présent pourvoi. Si l’on fait abstraction des hôpitaux — qui relèvent de la compétence des provinces aux termes du par. 92(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 — la santé n’est pas un sujet attribué exclusivement à un ordre de gouvernement; voir Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, aux pp. 141 et 142 (le juge Estey). Cependant, il est généralement admis que les programmes d’assurance‑hospitalisation et d’assurance‑maladie en vigueur dans notre pays ressortissent exclusivement à la compétence des provinces en vertu des par. 92(7) (hôpitaux), 92(13) (propriété et droits civils) et 92(16) (matières d’une nature purement locale ou privée); voir Hogg, op. cit., à la p. 6‑16, et Groupe de travail sur les soins de santé de l’Association du Barreau canadien, Un droit à la santé? Réflexions en vue d’une réforme canadienne (1994), à la p. 16.

25 Cela n’a pas empêché le législateur fédéral de jouer un rôle important dans la fourniture de soins médicaux gratuits à tous dans les diverses régions du pays. Pour ce faire, il a utilisé son pouvoir inhérent de dépenser pour fixer des normes nationales à l’égard des programmes provinciaux d’assurance‑maladie. Aux termes de la Loi canadienne sur la santé, L.R.C. (1985), ch. C‑6, le gouvernement fédéral doit contribuer au financement des programmes provinciaux d’assurance‑maladie qui satisfont à certaines conditions d’octroi spécifiées. (Je souligne en passant que la constitutionnalité de ce genre de subvention conditionnelle a été confirmée par notre Cour dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la p. 567.) L’objet de cette loi est énoncé à ses art. 3 et 4:

3. La politique canadienne de la santé a pour premier objectif de protéger, de favoriser et d’améliorer le bien‑être physique et mental des habitants du Canada et de faciliter un accès satisfaisant aux services de santé, sans obstacles d’ordre financier ou autre.

4. La présente loi a pour raison d’être d’établir les conditions d’octroi et de versement d’une pleine contribution pécuniaire pour les services de santé assurés et les services complémentaires de santé fournis en vertu de la loi d’une province.

26 Les articles 5 et 7 obligent le gouvernement fédéral à contribuer aux régimes provinciaux d’assurance lorsque certaines conditions sont remplies:

5. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le Canada verse à chaque province, pour chaque exercice, une pleine contribution pécuniaire à titre d’élément du Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux. . .

7. Le versement à une province, pour un exercice, de la pleine contribution pécuniaire visée à l’article 5 est assujetti à l’obligation pour le régime d’assurance‑santé de satisfaire, pendant tout cet exercice, aux conditions d’octroi énumérées aux articles 8 à 12 quant à:

a) la gestion publique;

b) l’intégralité;

c) l’universalité;

d) la transférabilité;

e) l’accessibilité.

La condition d’«intégralité» présente une importance particulière dans le présent pourvoi. Elle est définie ainsi à l’art. 9:

9. La condition d’intégralité suppose qu’au titre du régime provincial d’assurance‑santé, tous les services de santé assurés fournis par les hôpitaux, les médecins ou les dentistes soient assurés, et lorsque la loi de la province le permet, les services semblables ou additionnels fournis par les autres professionnels de la santé. [Je souligne.]

Suivant la définition qui en est donnée à l’art. 2 de la Loi, l’expression «services de santé assurés» vise notamment les «services hospitaliers» et les «services médicaux» fournis aux assurés. L’expression «services hospitaliers» est pour sa part définie comme incluant un certain nombre de services précis tels l’hébergement, les services infirmiers et l’accès aux installations de diagnostic et de traitement, dans la mesure où ces services sont «médicalement nécessaires pour le maintien de la santé, la prévention des maladies ou le diagnostic ou le traitement des blessures, maladies ou invalidités». La définition de «services médicaux» n’énumère aucun avantage particulier, indiquant seulement qu’il s’agit des «[s]ervices médicalement nécessaires fournis par un médecin». La Loi ne définit pas les mots «médicalement nécessaires».

27 Au moment du procès, la Medical and Health Care Services Act régissait, en Colombie‑Britannique, la fourniture de traitements médicaux par les médecins et autres professionnels de la santé. (Cette loi s’appelle maintenant Medicare Protection Act.) Sa structure est conforme aux conditions d’octroi énoncées dans la Loi canadienne sur la santé. Les articles 6 et 8 de la Medical and Health Care Services Act accordent aux résidents de la province le droit aux avantages qu’elle prévoit:

[traduction]

6. (1) Le résident qui veut se faire inscrire à titre de bénéficiaire ou faire inscrire son conjoint ou ses enfants présente une demande en ce sens à la commission, selon les modalités fixées par celle-ci.

(2) Après avoir établi que le demandeur, son conjoint et chacun de ses enfants nommés dans la demande sont bien des résidents, la commission, dans les 3 mois qui suivent la réception de la demande, inscrit à titre de bénéficiaires celles parmi les personnes visées par la demande qui sont des résidents.

8. (1) Sous réserve du par. 9(1) et des art. 10, 13 et 14, les bénéficiaires ont droit que soit versée à l’égard de tout avantage qu’ils ont reçu, la somme fixée dans le barème des tarifs, déduction faite des frais de visite imposés aux patients. [Je souligne.]

Le mot «avantages» est défini à l’art. 1 de la Loi:

[traduction]

1. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

«avantages» Selon le cas:

a) services médicalement nécessaires fournis par un médecin inscrit en vertu de l’article 12, sauf si la commission décide, en application de l’article 4, que les services en question ne sont pas des avantages;

b) services nécessaires désignés comme étant des avantages en vertu de l’article 45 et fournis par un professionnel de la santé inscrit en vertu de l’article 12;

c) services médicalement nécessaires fournis par un médecin inscrit en vertu de l’article 12, ou sous sa surveillance, dans un établissement de diagnostic approuvé et en conformité avec les protocoles homologués par la commission ou sur ordre du professionnel traitant, qui est membre d’une catégorie désignée de professionnels, sauf si la commission décide, en vertu de l’article 4, que les services en question ne sont pas des avantages. . . [Je souligne.]

28 Il convient de souligner que la Loi n’énumère pas les services «médicalement nécessaires» admissibles au titre des «avantages» visés par la Loi. À l’exception de certains services spécialisés, énumérés parmi les [traduction] «services assurés» couverts par le Medical Service Act Regulations, B.C. Reg. 144/68, art. 4.09, et ses modifications, la législation ne précise pas les avantages qu’elle fournit. Toutefois, l’art. 4.04 du Règlement dit expressément que certains services ne sont pas assurés, par exemple les consultations téléphoniques, la chirurgie esthétique et les services fournis uniquement à des fins d’ordre juridique ou industriel, ou à des fins d’assurance. L’interprétation gestuelle n’est pas incluse. Dans le cours normal des choses, la détermination de ce qui constitue un avantage est laissée à l’appréciation de la commission des services médicaux, organisme de neuf membres composé de représentants du gouvernement, de la British Columbia Medical Association et de consommateurs de soins de santé. En vertu de l’al. 4(1)j) de la Loi, la commission est autorisée à [traduction] «décider si un service constitue un avantage ou si quelque chose se rapporte à la fourniture d’un avantage». Inversement, l’al. 4(1)c) habilite la commission à décider quels services ne sont «pas des avantages visés par la Loi». La seule limite au pouvoir discrétionnaire de la commission est énoncée au par. 4(2), qui précise que les pouvoirs de cette dernière ne peuvent pas être exercés «d’une manière incompatible avec les conditions d’octroi énumérés à l’art. 7 de la Loi canadienne sur la santé».

29 À supposer que le fait de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels en contexte médical viole le par. 15(1) de la Charte dans certaines circonstances, je ne vois pas comment la Medical and Health Care Services Act peut être interprétée comme ayant pour effet de commander ce résultat. Cette loi n’interdit tout simplement pas à la commission des services médicaux, ni expressément ni par implication nécessaire, de décider que l’interprétation gestuelle est un service «médicalement nécessaire» et donc un avantage visé par la Loi. De fait, les appelants affirment, relativement à la question touchant le par. 15(1), que l’interprétation gestuelle -- lorsqu’elle est nécessaire à l’efficacité des communications -- fait partie intégrante de la prestation des services médicaux généraux. Suivant leur thèse, sur laquelle je vais revenir plus loin, le fait de ne pas fournir de services d’interprètes gestuels viole le par. 15(1) parce qu’il empêche les patients atteints de surdité de bénéficier de la prestation des services médicaux d’une manière égale aux personnes qui entendent. Si cette thèse est fondée, alors la Charte exige que l’interprétation gestuelle soit fournie gratuitement dans le cadre de tout service médical offert à la population en général, du moins quand le service exige un niveau de communication que seul un interprète permet d’assurer. Suivant cette approche, la loi doit être interprétée comme incluant l’interprétation gestuelle au titre des «services médicalement nécessaires» dans de telles circonstances. Par conséquent, il est clair que le fait de ne pas pourvoir expressément à la fourniture de l’interprétation gestuelle dans la Medical and Health Care Services Act ne viole pas le par. 15(1) de la Charte. La Loi n’énumère pas les services qui doivent être considérés comme des avantages. Au contraire, elle délègue le pouvoir de prendre cette décision à un organisme subordonné. C’est la décision de l’organisme qui est constitutionnellement suspecte, et non la loi elle‑même.

30 J’ouvre une parenthèse pour souligner que ce ne sont pas toutes les dispositions attributives d’un pouvoir discrétionnaire qui peuvent être interprétées d’une manière compatible avec la Charte. Certaines dispositions de cette nature portent nécessairement atteinte à des droits garantis par la Charte, même si elles n’autorisent pas expressément ce résultat; voir, par exemple, Re Ontario Film & Video Appreciation Society and Ontario Board of Censors (1984), 5 D.L.R. (4th) 766 (C.A. Ont.), confirmant (1983), 147 D.L.R. (3d) 58 (C. div. Ont.). En pareil cas, c’est généralement la loi et non son application qui entraîne l’examen fondé sur la Charte; voir June M. Ross, «Applying the Charter to Discretionary Authority» (1991), 29 Alta. L. Rev. 382. Dans le présent cas, toutefois, le pouvoir discrétionnaire qui est accordé à la commission des services médicaux pour lui permettre de décider si un service constitue un avantage ne menace pas nécessairement ou généralement les droits à l’égalité garantis au par. 15(1) de la Charte. Il est évidemment possible que la commission viole ces droits dans l’exercice de son pouvoir. Cependant, cette possibilité est une conséquence de l’objet du pouvoir discrétionnaire, qui est de faire en sorte que tous les services médicalement nécessaires soient payés par le gouvernement.

31 La situation est plus compliquée dans le cas de l’Hospital Insurance Act. Aux termes du par. 3(1) de cette loi [traduction] «les personnes admissibles et les bénéficiaires ont le droit de recevoir les services hospitaliers généraux fournis en application de la présente loi». Contrairement à la Medical and Health Care Services Act, l’Hospital Insurance Act définit avec une certaine précision les services qu’elle prévoit. Reflétant la définition de «services hospitaliers» de la Loi canadienne sur la santé, le par. 5(1) de l’Hospital Insurance Act décrit ainsi les «services hospitaliers généraux» qui doivent être fournis par les hôpitaux de soins de courte durée (des dispositions équivalentes énumèrent les services visés dans le cas des établissements de soins prolongés et de soins ambulatoires):

[traduction]

5. (1) Constituent des services hospitaliers généraux fournis en vertu de la présente loi:

a) dans les cas des personnes admissibles devant être traitées pour maladie ou trauma aigus: l’hébergement en salle commune, l’usage des salles d’opération et des salles d’accouchement nécessaires, les actes de laboratoires et de radiologie à des fins de traitement ou de diagnostic, les anesthésiques, les ordonnances, les produits pharmaceutiques, les pansements, le matériel à plâtrer et les autres services réglementaires;

. . .

Ne sont pas compris parmi les services hospitaliers:

d) le transport à destination et en provenance de l’hôpital;

e) les services ou traitements dont les personnes admissibles n’ont pas besoin, selon ce que décide le ministre ou la personne qu’il désigne, après examen de la preuve médicale;

f) les services ou traitements pour une maladie ou un état exclus par règlement pris par le lieutenant‑gouverneur en conseil. [Je souligne.]

32 Il serait possible de prétendre qu’en raison du fait que l’Hospital Insurance Act comporte une liste de services que doivent fournir les hôpitaux, et sur laquelle ne figure pas l’interprétation gestuelle, cette loi fait entrer en jeu le par. 15(1) de la Charte. À mon avis, toutefois, il est préférable d’interpréter cette loi d’une manière conforme au par. 15(1). Bien que la Loi accorde aux bénéficiaires le droit à un certain nombre de services énumérés, les hôpitaux jouissent d’un pouvoir discrétionnaire considérable quant à la manière de fournir ces services. Ce pouvoir discrétionnaire s’exerce de deux façons. Premièrement, il ressort clairement du règlement pris en application de l’al. 29b) de la Loi qu’aucun hôpital n’est tenu d’offrir tous les services mentionnés au par. 5(1). Ce règlement indique que sont compris parmi les services hospitaliers à fournir [traduction] «ceux parmi les services suivants qui sont recommandés par le médecin traitant et qui sont offerts soit par l’hôpital où la personne est admise, soit par l’entremise de celui‑ci» (je souligne); Hospital Insurance Act Regulations, B.C. Reg. 25/61, et ses modifications, art. 5.1, 5.7 et 5.8. D’une façon générale, la province ne finance pas des interventions ou services déterminés. Elle verse plutôt aux hôpitaux une somme globale destinée à les rembourser du coût des services énumérés qu’ils fournissent effectivement. Cela ressort clairement du par. 10(1) de la Loi, qui est rédigé ainsi:

[traduction]

10. (1) Il est versé annuellement à chaque hôpital, sur le fonds d’assurance‑hospitalisation, la somme déterminée par le ministre pour rembourser à l’hôpital tout ou partie du coût de la fourniture aux bénéficiaires des services hospitaliers généraux autorisés par la présente loi que le ministre l’oblige à fournir aux bénéficiaires admis pour traitement, à l’exclusion des sommes payables à l’hôpital en vertu du paragraphe 5(4) et de l’article 14.

Comme l’a dit la juridiction inférieure, à la p. 168, [traduction] «[l]’étendue des services que fournit chaque hôpital dépend donc des décisions que prend celui-ci sur la façon dont sera dépensée la subvention globale reçue pour les services hospitaliers généraux . . .»

33 Deuxièmement, la Loi accorde à chaque hôpital un large pouvoir discrétionnaire quant aux modalités de la prestation des services qu’ils décident de fournir. La loi n’a pas pour effet d’empêcher les hôpitaux de fournir les services d’interprètes gestuels. Il ont le pouvoir, par exemple, de fournir les services d’un interprète gestuel à l’occasion de la prise de radiographies à des fins de diagnostic, lorsque la présence d’une telle personne est nécessaire à l’efficacité de l’acte. Qui plus est, tout comme le Medicare Protection Act, l’Hospital Insurance Act (à l’al. 5(1)d)) et son règlement d’application (à l’art. 5.22) contiennent chacun une liste de certains services -- tels le transport à destination et en provenance de l’hôpital, la fertilisation in vitro et la chirurgie esthétique -- qui ne sont pas couverts par le régime. L’interprétation gestuelle ne figure pas sur ces listes.

34 Par conséquent, le fait que l’Hospital Insurance Act n’exige pas expressément que l’interprétation gestuelle soit fournie ne rend pas cette loi vulnérable sur le plan constitutionnel. La Loi n’interdit pas aux hôpitaux, ni expressément ni par implication nécessaire, d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour fournir des services d’interprètes gestuels. À supposer que la thèse avancée par les appelants à l’égard du par. 15(1) soit bien fondée, il faut donc considérer que l’Hospital Insurance Act a pour effet d’exiger que l’interprétation gestuelle soit fournie dans le cadre des services offerts par les hôpitaux chaque fois qu’elle est nécessaire à l’efficacité des communications. Tout comme dans le cas de la Medical and Health Care Services Act, la violation potentielle du par. 15(1) découle intrinsèquement du pouvoir discrétionnaire exercé par un organisme subordonné, et non de la loi elle‑même.

L’application de la Charte à la commission des services médicaux et aux hôpitaux

35 Après avoir établi les sources des violations du par. 15(1) qui sont alléguées, il reste à décider si la Charte s’applique effectivement à leur égard. À première vue, cette question peut sembler curieuse. Comme nous l’avons vu plus tôt, selon un principe fondamental du droit constitutionnel, comme les législatures ne peuvent pas édicter de lois qui portent atteinte à la Charte, elles ne peuvent pas autoriser ou habiliter quelque personne ou entité à le faire: Slaight, précité. Il est cependant possible à une législature de conférer des pouvoirs à un organisme qui n’est pas assujetti à la Charte. L’exemple le plus patent d’une telle situation est peut‑être le pouvoir de constituer des personnes morales. Les personnes morales de droit privé sont entièrement des créatures de la loi; elles n’ont pas d’autres pouvoirs que ceux découlant de leur loi constitutive. Toutefois, la Charte ne s’applique pas à elles, parce que les législatures ne leur confient pas la mission de mettre en œuvre des politiques gouvernementales déterminées. Évidemment, il est possible que les gouvernements désirent que les personnes morales contribuent à la réalisation de certains objectifs socio‑économiques, et qu’ils adaptent les conditions d’existence de celles‑ci en fonction de ces objectifs. Mais une fois constituées, les personnes morales sont tout à fait indépendantes de l’État; elle ne sont habilitées à exercer, en matière de contrat et de droit de propriété, que les mêmes pouvoirs que les personnes physiques. En conséquence, même si les textes de loi créant les personnes morales sont assujettis à la Charte, les personnes morales elles‑mêmes ne font pas partie du «gouvernement» pour l’application de l’art. 32 de la Charte.

36 Cependant, les législatures ont créé bien d’autres entités d’origine législative qui ne sont pas aussi nettement indépendantes de l’État. En effet, il existe une myriade d’institutions publiques et semi‑publiques qui, à certains égards, peuvent être indépendantes du gouvernement, mais, à d’autres égards, exercent des pouvoirs qui leur sont délégués par le gouvernement ou encore sont responsables de la mise en œuvre de politiques gouvernementales. Quand il est allégué qu’un acte d’un de ces organismes, et non la loi qui le régit, viole la Charte, il doit alors être démontré que, dans l’accomplissement de cet acte, l’entité en question fait partie du «gouvernement» au sens de l’art. 32 de la Charte.

37 L’examen le plus fouillé du sens du mot «gouvernement» à l’art. 32 se trouve peut‑être dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, ainsi que dans les pourvois connexes Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451, Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483 et Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570. Dans ces affaires, la Cour était appelée à statuer si les politiques de mise à la retraite obligatoire adoptées par certains établissements (universités, collèges et hôpitaux) étaient sujettes à révision en vertu de la Charte. Confirmant et explicitant l’opinion exprimée par le juge McIntyre dans Dolphin Delivery, précité, (à savoir que la Charte ne s’applique qu’au Parlement, aux législatures ainsi qu’aux entités faisant partie des organes exécutif et administratif du gouvernement, et non aux activités privées), notre Cour a conclu à la majorité, dans McKinney, Harrison et Stoffman, que la Charte ne s’appliquait pas, eu égard aux faits, étant donné que les établissements dont les politiques étaient attaquées ne faisaient pas eux‑mêmes partie de l’appareil du gouvernement au sens requis par le par. 32(1), qu’ils ne mettaient en œuvre un programme du gouvernement et qu’ils n’agissaient pas en qualité d’organisme gouvernemental lorsqu’ils adoptaient ces politiques.

38 Dans l’arrêt Douglas, toutefois, la même majorité a conclu que la Charte s’appliquait effectivement à la politique de mise à la retraite obligatoire en cause, pour le motif que le Douglas College était, à la lumière de sa loi constitutive, une simple émanation du gouvernement. Dans Douglas, j’ai fait état des différences entre cet arrêt et les affaires McKinney et Harrison, aux pp. 584 et 585:

Comme sa loi constitutive l’indique clairement, le collège est un mandataire de la Couronne établi par le gouvernement pour mettre en œuvre une politique gouvernementale. Bien que le gouvernement puisse permettre au conseil du collège d’exercer un certain pouvoir discrétionnaire, il n’en demeure pas moins que les membres du conseil sont nommés à titre amovible par le gouvernement et que celui‑ci peut en tout temps réglementer le fonctionnement du collège par loi. En résumé, il fait simplement partie de l’appareil gouvernemental tant dans la forme que dans les faits. Par conséquent, dans l’exécution de ses fonctions, le collège exécute des actes gouvernementaux, et je ne vois aucune raison de ne pas inclure dans cela les mesures prises envers les personnes qu’il embauche pour exécuter ces fonctions. Son statut est tout à fait différent de celui des universités dans les pourvois connexes McKinney [. . .] et Harrison [. . .] qui, bien qu’elles soient considérablement réglementées et subventionnées par le gouvernement, sont essentiellement des organismes autonomes. Par conséquent, les actions du collège dans la négociation et l’application de la convention collective entre le collège et l’association sont celles du gouvernement aux fins de l’art. 32 de la Charte. Par conséquent, la Charte s’applique à ces activités.

39 L’approche de notre Cour relativement à l’application de la Charte a été explicitée davantage dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211. Dans cette affaire, la principale question en litige était de savoir si la disposition de la convention collective qui obligeait l’appelant à verser des cotisations syndicales même s’il n’était pas membre du syndicat intimé violait la liberté d’expression et la liberté d’association garanties par la Charte, dans la mesure où les cotisations étaient utilisées pour financer certaines causes politiques choisies par le syndicat. Relativement à la question de savoir si cette disposition était assujettie à la Charte, j’ai conclu au nom de la majorité que l’employeur de l’appelant, le Conseil des gouverneurs des collèges d’arts appliqués et de technologie de l’Ontario, était, en raison des dispositions de sa loi constitutive, une émanation du gouvernement provincial. Sur ce fondement, j’ai statué que la Charte s’appliquait à la disposition en cause. Comparant l’affaire Lavigne et l’affaire Douglas, j’ai fait les remarques suivantes, aux pp. 311 et 312:

Il s’agissait dans cette affaire [Douglas], comme en l’espèce, d’une convention collective conclue entre le collège et l’association (un syndicat en vertu de la loi applicable). En vertu de la Loi, le ministre de l’Éducation exerçait sur le collège un certain degré de contrôle s’apparentant étroitement à celui qu’exerce le Ministre sur le Conseil dans le présent pourvoi. Il est vrai que, dans l’arrêt Douglas, la loi constitutive du collège le désignait expressément comme un mandataire de la Couronne, tandis que la Loi en l’espèce confère simplement au Ministre le pouvoir de régir les collèges et de bénéficier, à cette fin, de «l’aide» du Conseil. Mais la réalité est la même. Le gouvernement, par l’entremise du Ministre, y possède un pouvoir similaire de «contrôle routinier ou régulier», pour reprendre l’expression utilisée par notre Cour à la majorité dans les pourvois connexes à l’arrêt Douglas, Harrison [. . .] et Stoffman . . .

40 Dans Douglas et Lavigne, on avançait l’argument que, même si les entités en cause faisaient généralement partie du «gouvernement» pour l’application de l’art. 32, la Charte ne devait pas s’appliquer aux accords «privés» ou «commerciaux» qu’elles concluaient. Dans chaque cas, la Cour a rejeté cet argument, statuant que, dans les cas où il est jugé qu’une entité fait partie de la structure gouvernementale, la Charte s’applique à toutes ses activités, y compris celles qui pourraient, en d’autres circonstances, être considérées comme «privées». La justification de ce principe est évidente: il ne faut pas permettre aux gouvernements d’échapper aux obligations que leur impose la Charte en mettant leurs politiques en œuvre par le truchement d’accords privés. Voici comment j’ai exprimé ce point dans l’arrêt Lavigne, à la p. 314:

On a également soutenu que la Charte ne s’applique pas au gouvernement lorsqu’il exerce des activités qui sont [. . .] «privées, commerciales, contractuelles ou non publiques par nature». À mon avis, cet argument doit être rejeté. Dans le monde d’aujourd’hui, il est irréaliste de penser que les relations entre les gouvernants et les gouvernés sont régies seulement par le modèle traditionnel du législateur et du citoyen assujetti à la loi. Nous ne voulons plus d’un gouvernement qui se cantonne dans son rôle traditionnel de législateur; nous nous attendons à ce qu’il stimule et préserve le bien‑être économique et social de la collectivité. Ainsi, les activités gouvernementales qui sont formellement des opérations «commerciales» ou «privées» sont en réalité des expressions de la politique gouvernementale, qu’il s’agisse de l’appui donné à une région ou à une industrie donnée ou de l’amélioration de la compétitivité internationale globale du Canada. La question qui se pose dans ce contexte est celle‑ci: pourquoi notre souci de voir le gouvernement se conformer aux principes énoncés dans la Charte ne s’étendrait‑il pas à ces aspects de son mandat contemporain? Affirmer que la Charte ne vise que le gouvernement en tant que législateur revient à interpréter notre Constitution à la lumière d’une conception de gouvernement dépassée depuis longtemps même avant l’adoption de la Charte.

Voir aussi l’arrêt Douglas, à la p. 585.

41 Même s’il est bien établi que la Charte s’applique à toutes les activités du gouvernement, qu’elles puissent ou non être par ailleurs qualifiées de «privées», notre Cour a aussi reconnu que la Charte peut s’appliquer à des entités non gouvernementales dans certaines circonstances: voir, de façon générale, Robin Elliot, «Scope of the Charter’s Application» (1993), 15 Advocates’ Q. 204, aux pp. 208 et 209. Il a été affirmé, par exemple, que la Charte s’applique à une entité privée lorsque celle‑ci exerce des activités qui peuvent, d’une manière ou d’une autre, être attribuées au gouvernement. Cette possibilité a été envisagée dans McKinney, où j’ai déclaré ce qui suit, à la p. 274:

Bien que la législature puisse délimiter en grande partie le milieu dans lequel les universités fonctionnent, la réalité est qu’elles fonctionnent comme des organismes autonomes dans ce milieu. Il peut y avoir des situations relatives à des activités spécifiques où l’on peut dire à juste titre que la décision est celle du gouvernement ou que la participation gouvernementale à la décision est suffisante pour en faire un acte du gouvernement, mais rien n’indique en l’espèce que le gouvernement a participé à la décision et [. . .] la loi n’impose pas la retraite obligatoire aux universités. [Je souligne.]

J’ai ajouté ceci, à la p. 275:

Je conclus donc que les universités intimées ne font pas partie de l’appareil gouvernemental de sorte que leurs actions, en tant que telles, ne relèvent pas de la Charte. Elles ne mettaient pas non plus en œuvre une politique gouvernementale en prévoyant la retraite obligatoire de son personnel enseignant et de ses employés. [Je souligne.]

L’idée que certaines activités exercées par des entités non gouvernementales puissent être considérées comme relevant de la responsabilité du gouvernement a été précisée davantage dans mes motifs dans Lavigne où, après avoir examiné les arrêts McKinney, Harrison, Douglas et Stoffman, j’ai dit ce qui suit, à la p. 312:

La majorité dans les arrêts précités s’est fondée uniquement sur l’élément de contrôle pour déterminer ce qui relevait de l’appareil gouvernemental, bien qu’elle ait affirmé clairement que le gouvernement peut, dans certaines circonstances, être soumis à un examen fondé sur la Charte relativement à des activités du secteur privé à l’égard desquelles une certaine responsabilité pourrait lui être attribuée. [Je souligne.]

42 Il semble donc évident qu’un organisme privé peut être assujetti à la Charte à l’égard de certains actes de nature intrinsèquement gouvernementale. Les facteurs susceptibles de fonder la conclusion qu’une activité exercée par une entité privée est de nature «gouvernementale» ne sont pas faciles à reconnaître a priori. Toutefois, il ressort clairement de l’arrêt McKinney que la Charte s’applique aux entités privées, dans la mesure où celles‑ci agissent en vue de l’exécution d’une politique ou d’un programme déterminé du gouvernement. Dans de telles circonstances, même si c’est un acteur privé qui exécute effectivement le programme, le gouvernement en conserve néanmoins la responsabilité. La justification de ce principe est facile à discerner. Tout comme il est interdit aux gouvernements de se soustraire à l’examen fondé sur la Charte en concluant des contrats commerciaux ou d’autres accords «privés», ils ne devraient pas être autorisés à échapper à leurs obligations constitutionnelles en déléguant la mise en œuvre de leurs politiques et programmes à des entités privées. Dans McKinney, j’ai souligné que l’arrêt Slaight, précité, était un exemple de situation où la Cour a décidé qu’une action accomplie dans le cadre de l’exécution d’une politique gouvernementale relevait du champ d’application de la Charte. J’ai fait observer, à la p. 265, que l’arbitre dans cette affaire «faisait [. . .] partie des rouages administratifs gouvernementaux qui permettent de réaliser l’objet précis de la loi». «Il serait étrange», ai‑je ajouté, «que la législature et le gouvernement puissent se soustraire à la responsabilité qui leur incombe en vertu de la Charte en désignant une personne chargée de réaliser les objets de la Loi»; voir idem. Bien que, dans Slaight, l’arbitre ait été entièrement une créature de la loi et qu’il ait rempli des fonctions qui étaient exclusivement gouvernementales, le même raisonnement s’applique à toute entité chargée d’exercer une activité gouvernementale, même si cette entité exerce par ailleurs une activité privée; voir A. Anne McLellan et Bruce P. Elman, «To Whom Does the Charter Apply? Some Recent Cases on Section 32» (1986), 24 Alta. L. Rev. 361, à la p. 371.

43 Deux remarques importantes s’imposent au sujet de ce principe. Premièrement, le seul fait qu’une entité exerce ce qu’on peut librement appeler une «fonction publique» ou le fait qu’une activité particulière puisse être dite de nature «publique» n’est pas suffisant pour que cette entité soit assimilée au «gouvernement» pour l’application de l’art. 32 de la Charte. Ainsi, me référant précisément à la distinction entre l’applicabilité de la Charte, d’une part, et l’assujettissement des organismes publics au contrôle judiciaire, d’autre part, j’ai dit ce qui suit, dans McKinney, à la p. 268:

On n’a pas contesté que les universités sont des organismes créés par la loi qui fournissent un service public. Comme telles, certaines de leurs décisions peuvent être soumises au contrôle judiciaire, mais elles ne deviennent pas pour autant partie du gouvernement au sens de l’art. 32 de la Charte. [. . .] Bref, ce qui justifie l’exercice de la compétence de surveillance des tribunaux judiciaires est non pas le fait que les universités font partie du gouvernement, mais le fait que ce sont des décideurs publics. [Je souligne.]

Pour que la Charte s’applique à une entité privée, il doit être établi que celle‑ci met en œuvre une politique ou un programme gouvernemental déterminé. Comme j’ai ajouté, dans McKinney, à la p. 269, «[l]e critère de l’objet public est simplement inadéquat» et «[c]e n’est tout simplement pas le critère qu’impose l’art. 32».

44 Deuxièmement, l’autre remarque importante concerne la manière précise dont le tribunal peut décider que la Charte s’applique à une entité privée. Ainsi qu’il ressort clairement de la jurisprudence examinée précédemment, il peut être jugé que la Charte s’applique à une entité pour l’une ou l’autre des deux raisons suivantes. Premièrement, il peut être décidé que l’entité elle‑même fait partie du «gouvernement» au sens de l’art. 32. Une telle conclusion requiert l’examen de la question de savoir si l’entité dont les actes ont suscité l’allégation d’atteinte à la Charte peut — soit de par sa nature même, soit à cause du degré de contrôle exercé par le gouvernement sur elle -- être à juste titre considérée comme faisant partie du «gouvernement» au sens du par. 32(1). En pareil cas, toutes les activités de l’entité sont assujetties à la Charte, indépendamment du fait que l’activité en cause pourrait à juste titre être qualifiée de «privée» si elle était exercée par un acteur non gouvernemental. Deuxièmement, une activité particulière d’une entité peut être sujette à révision en vertu de la Charte si cette activité peut être attribuée au gouvernement. Il convient alors d’examiner non pas la nature de l’entité dont l’activité est contestée, mais plutôt la nature de l’activité elle‑même. Autrement dit, il faut, en pareil cas, s’interroger sur la qualité de l’acte en cause plutôt que sur la qualité de l’acteur. Si l’acte est vraiment de nature «gouvernementale» — par exemple, la mise en œuvre d’un régime légal ou d’un programme gouvernemental donné — l’entité qui en est chargée est assujettie à l’examen fondé sur la Charte, mais seulement en ce qui a trait à cet acte, et non à ses autres activités privées.

45 Dans le présent pourvoi, la controverse relative à l’application de la Charte porte sur la question des hôpitaux. Les intimés soutiennent que, si le fait de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels ne résulte pas de la Loi mais bien du pouvoir discrétionnaire de chaque hôpital, le par. 15(1) n’entre alors pas en jeu parce que la Charte ne s’applique pas aux hôpitaux. Selon eux, les hôpitaux ne sont pas assimilables au «gouvernement» pour l’application de l’art. 32 de la Charte. À leur avis, ce résultat découle de la simple application de l’arrêt de notre Cour Stoffman, précité.

46 L’analyse qui précède établit toutefois qu’il ne suffit pas aux intimés d’affirmer que les hôpitaux ne sont pas assimilables au «gouvernement» pour l’application de l’art. 32 de la Charte. Dans Stoffman, la Cour a conclu que le Vancouver General Hospital ne faisait pas partie de l’appareil gouvernemental et que, en adoptant une politique de mise à la retraite obligatoire, l’hôpital ne mettait pas en œuvre une politique du gouvernement. L’arrêt Stoffman a clairement indiqué que, tels qu’ils sont constitués actuellement, les hôpitaux en Colombie‑Britannique sont des entités non gouvernementales dont les activités privées ne sont pas assujetties à la Charte. Il reste à voir cependant si les hôpitaux mettent effectivement en œuvre une politique gouvernementale en fournissant des services médicaux en vertu de l’Hospital Insurance Act.

47 Certains passages de Stoffman pourraient être interprétés comme ayant pour effet de faire obstacle à l’application de la Charte dans les circonstances de la présente espèce. À la p. 516, j’ai écrit «qu’il ne peut être question que le Vancouver General soit assujetti à la Charte parce qu’il exerce une fonction gouvernementale, car [. . .] la prestation d’un service public, même s’il s’agit d’un service aussi important que les soins de santé, ne relève pas du genre de fonction que l’on peut qualifier de fonction gouvernementale en vertu de l’art. 32». Il faut toutefois noter que cette affirmation doit être considérée dans le contexte de l’ensemble du jugement. J’ai seulement statué que le fait qu’une entité s’acquitte d’une «fonction publique» au sens large du terme ne permet pas de l’assimiler au «gouvernement» pour l’application de l’art. 32, et j’ai clairement maintenu la possibilité que la Charte puisse être appliquée aux hôpitaux dans d’autres circonstances. De fait, j’ai nuancé mes propos de la manière suivante, plus loin dans le même paragraphe:

J’ajouterais également qu’il ne s’agit pas d’une affaire où la Charte s’applique à une action précise d’un organisme qui n’est pas généralement lié par la Charte. Le seul lien précis entre les actions du Vancouver General relativement à l’adoption et à l’application du règlement 5.04 et les actions du gouvernement de la Colombie‑Britannique était l’exigence selon laquelle le règlement 5.04 devait recevoir l’approbation du ministre. Compte tenu de ce que j’ai déjà dit au sujet de cette obligation, «un lien plus direct et mieux défini», pour reprendre les propos du juge McIntyre dans l’arrêt Dolphin Delivery, devrait être démontré pour m’inciter à conclure que la Charte s’applique à cet égard.

48 Comme il ressort de cet extrait, la politique de mise à la retraite obligatoire de l’hôpital, qui était prévue par le Medical Staff Regulation 5.04, était une question de régie interne. Malgré l’obligation d’obtenir l’approbation du ministre, le règlement avait été conçu, rédigé et adopté par les administrateurs de l’hôpital. Il n’a pas été pris à la demande du gouvernement et ne reflétait pas la politique de ce dernier en matière de mise à la retraite obligatoire. De plus, la politique de mise à la retraite variait considérablement d’un hôpital à l’autre en Colombie‑Britannique. Le fait que chacune de ces politiques avait été approuvée par le ministre témoignait de l’autonomie administrative considérable dont disposaient les hôpitaux à ce chapitre.

49 La situation est très différente dans le présent pourvoi. L’Hospital Insurance Act a pour but de pourvoir à la fourniture de certains services à la population. Quoique la prestation et l’administration des avantages découlant de ces services se fassent par l’entremise d’établissements privés — les hôpitaux — c’est au gouvernement et non aux hôpitaux qu’il incombe de définir la teneur des services à fournir et de décider qui a droit de les recevoir. Comme je l’ai indiqué précédemment, aux termes du par. 3(1) toutes les personnes admissibles aux avantages [traduction] «ont le droit de recevoir les services hospitaliers généraux fournis en application de la présente loi». Au paragraphe 5(1), l’expression «services hospitaliers généraux» est définie comme visant les divers services normalement offerts dans les hôpitaux. Qui plus est, comme l’indique clairement la définition du mot «hôpital» à l’article premier, les hôpitaux sont tenus de fournir les services hospitaliers généraux spécifiés dans la Loi. Même si aucun hôpital n’offre tous ces services, l’effet net de la Loi est d’accorder à toute personne admissible le droit de recevoir un éventail complet de services hospitaliers médicalement nécessaires, et d’obliger les hôpitaux à les fournir. En effet, si la Loi ne le garantissait pas, elle contreviendrait à la Loi canadienne sur la santé. Il est également manifeste que, bien que les hôpitaux soient financés par le versement d’une «somme forfaitaire» plutôt que selon un régime de «rémunération à l’acte», ils ne sont pas entièrement libres d’affecter ces fonds à leur gré. Cela ressort clairement du par. 10(1) de la Loi, qui exige le versement annuel d’une somme [traduction] «déterminée par le ministre pour rembourser à l’hôpital [. . .] [le] coût de la fourniture aux bénéficiaires des services hospitaliers généraux autorisés par la présente loi que le ministre l’oblige à fournir aux bénéficiaires», ainsi que de l’al. 15(3)c), qui autorise le ministre à faire des [traduction] «paiements aux hôpitaux pour les services fournis en application de la présente loi» et du par. 13(1) qui dispose que les paiements faits à un hôpital [traduction] «pour les services fournis par celui‑ci [. . .] sont censés constituer le paiement intégral des services . . .»

50 Il appert donc de l’économie de l’Hospital Insurance Act qu’en fournissant les services médicalement nécessaires les hôpitaux remplissent un objectif gouvernemental déterminé. La Loi n’est pas, contrairement à ce qu’affirment les intimés, un simple mécanisme destiné à empêcher les hôpitaux de facturer leurs services aux patients. Au contraire, elle pourvoit plutôt à la prestation d’un programme social complet. Les hôpitaux sont simplement le mécanisme choisi par la législature pour l’exécution de ce programme. Il est vrai que les hôpitaux existaient longtemps avant la Loi, et que, depuis toujours, ils fournissent un éventail complet de services médicaux. Toutefois, au cours des dernières décennies, les soins de santé, y compris ceux généralement fournis par les hôpitaux, sont devenus la clef de voûte de la politique gouvernementale. Le système fédéral‑provincial intégré d’assurance soins médicaux que j’ai décrit donne à tous les Canadiens le droit de recevoir gratuitement les services essentiels de cette nature. Quoique ce système ait retenu certains des attributs des régimes d’assurance privés dont il est inspiré, il a fini par ressembler davantage à un service gouvernemental qu’à un régime d’assurance; voir Groupe de travail sur les soins de santé de l’Association du Barreau canadien, op. cit., à la p. 10.

51 Contrairement à l’affaire Stoffman, donc, il y a dans la présente instance un «lien [. . .] direct et [. . .] défini» entre une politique gouvernementale donnée et la conduite contestée de l’hôpital. La discrimination alléguée — le fait de ne pas fournir d’interprétation gestuelle — est intimement liée au régime de prestation de services médicaux établi par la loi. La fourniture de ces services n’est pas simplement une question de régie interne de l’hôpital, elle est l’expression d’une politique du gouvernement. Par conséquent, bien que les hôpitaux soient autonomes dans leur fonctionnement quotidien, ils sont les mandataires du gouvernement pour la fourniture des services médicaux spécifiés dans la Loi. La législature, lorsqu’elle définit son objectif comme étant celui de garantir l’accès à un éventail de services médicaux, ne peut pas se soustraire à l’obligation que lui fait le par. 15(1) de la Charte de fournir ces services sans discrimination en confiant aux hôpitaux la charge de réaliser cet objectif. Dans l’exécution de cette responsabilité, les hôpitaux doivent se conformer à la Charte.

52 Le cas de la commission des services médicaux est plus simple. Personne n’a contesté que la Charte s’applique à la commission lorsqu’elle exerce son pouvoir de décider si un service est un avantage au sens du par. 4(1) de la Medical and Health Care Services Act. Il est clair que, lorsqu’elle le fait, la commission met en œuvre une politique gouvernementale, savoir veiller à ce que tous les résidents reçoivent gratuitement les services médicalement nécessaires. Au lieu de dresser dans la législation la liste exhaustive des services assurés, le gouvernement a délégué à la commission le pouvoir de décider ce qui constitue un service «médicalement nécessaire». Il ne fait donc aucun doute que lorsqu’elle exerce ce pouvoir discrétionnaire la commission remplit une fonction gouvernementale et qu’elle est, de ce fait, assujettie à la Charte. Comme il n’est pas nécessaire de le faire, je m’abstiens de commenter la question de savoir si la commission pourrait être considérée comme faisant partie du gouvernement à d’autres fins.

Le paragraphe 15(1) de la Charte

53 Ayant conclu que la Charte s’applique au fait, par les hôpitaux et par la commission des services médicaux, de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels, il me reste à déterminer si cette omission porte atteinte aux droits à l’égalité garantis aux appelants par le par. 15(1) de la Charte. Cette disposition est rédigée ainsi:

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Je tiens à souligner, dès le départ, que, à l’instar des autres droits garantis par la Charte, le par. 15(1) doit recevoir une interprétation généreuse et fondée sur son objet; voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 156, R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, aux pp. 336 et 344, Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 509, Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 175, États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, à la p. 1480, et Renvoi: Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158, à la p. 179. Comme l’a proclamé lord Wilberforce dans Minister of Home Affairs c. Fisher, [1980] A.C. 319 (C.P. Bermudes), à la p. 328, une constitution dotée d’une déclaration des droits commande [traduction] «une interprétation généreuse afin d’éviter ce qu’on a appelé “l’austérité du juridisme tabulaire” et de permettre aux particuliers de bénéficier pleinement des droits et libertés fondamentaux mentionnés»; voir aussi l’arrêt Hunter, à la p. 156.

54 Notre Cour a souligné que le par. 15(1) vise deux objectifs distincts mais connexes. Premièrement, il exprime un engagement — profondément enraciné dans notre culture sociale, politique et juridique — envers l’égalité et la dignité de tous les êtres humains. Comme le faisait observer le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, à la p. 171, favoriser l’objet du par. 15(1) «emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération». Deuxièmement, ce paragraphe concrétise le désir de remédier à la discrimination dont «sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société» ou de les protéger contre toute forme de discrimination; voir R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1333 (le juge Wilson); voir aussi Beverley McLachlin, «The Evolution of Equality» (1996), 54 Advocate 559, à la p. 564. Quoique notre Cour ait confirmé qu’il n’était pas nécessaire de démontrer l’appartenance à un groupe traditionnellement défavorisé pour établir l’existence d’une atteinte au par. 15(1), le fait qu’un texte de loi établisse une distinction fondée sur ce motif constitue un indice important de discrimination: voir Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, au par. 15 (le juge Gonthier), et aux par. 148 et 149 (le juge McLachlin), et Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, aux par. 59 à 61 (le juge L’Heureux‑Dubé).

55 En tant que personnes atteintes de surdité, les appelants appartiennent à un groupe énuméré au par. 15(1) — les personnes atteintes de déficiences physiques. Même si ce fait n’est pas contesté, il est néanmoins pertinent. Comme a statué le juge Wilson, dans Turpin, c’est en examinant le contexte d’un texte de loi qu’on détermine si celui‑ci est discriminatoire. Il importe, a‑t‑elle expliqué, à la p. 1331, «d’examiner non seulement la disposition législative contestée [. . .], mais aussi d’examiner l’ensemble des contextes social, politique et juridique».

56 Il est malheureusement vrai que l’histoire des personnes handicapées au Canada a été largement marquée par l’exclusion et la marginalisation. Trop souvent, elles ont été exclues de la population active, elles se sont vues refuser l’accès aux possibilités d’interaction et d’épanouissement sociales et elles ont été exposées à des stéréotypes injustes en plus d’être reléguées dans des établissements; voir, de façon générale, M. David Lepofsky, «A Report Card on the Charter’s Guarantee of Equality to Persons with Disabilities after 10 Years -- What Progress? What Prospects?» (1997), 7 N.J.C.L. 263. Ce désavantage historique a, dans une large mesure, été créé et perpétué par l’idée que la déficience est une anomalie ou un défaut. En conséquence, les personnes handicapées n’ont généralement pas obtenu [traduction] «l’égalité de respect, de déférence et de considération» que commande le par. 15(1) de la Charte. Au lieu de cela, elles ont fait l’objet d’attitudes paternalistes inspirées par la pitié et la charité, et leur intégration à l’ensemble de la société a été assujettie à leur émulation des normes applicables aux personnes physiquement aptes; voir Sandra A. Goundry et Yvonne Peters, Litigating for Disability Equality Rights: The Promises and the Pitfalls (1994), aux pp. 5 et 6. Une conséquence de ces attitudes est le désavantage social et économique persistant dont souffrent les personnes handicapées. Les statistiques indiquent que ces personnes, si on les compare aux personnes physiquement aptes, sont moins instruites, sont davantage susceptibles de ne pas faire partie de la population active, ont un taux de chômage beaucoup plus élevé et se retrouvent en nombre disproportionné dans les rangs des salariés les moins bien rémunérés; voir Ministre du Développement des ressources humaines, Personnes handicapées: Un document d’information (1994), aux pp. 3 à 5, et Statistique Canada, Un portrait des personnes ayant une incapacité (1995), aux pp. 46 à 49.

57 Les personnes atteintes de surdité n’échappent pas à cette situation difficile générale. Même si bon nombre d’entre elles rejettent l’idée que la surdité est une déficience et se disent membres d’une communauté distincte, possédant son langage et sa culture propres, cela ne justifie pas leur exclusion forcée des possibilités et services conçus pour les entendants et disponibles à ces derniers. Pour bien des entendants, la perception dominante qu’ils ont de la surdité est celle du silence. Cette perception a perpétué l’ignorance des besoins des personnes atteintes de surdité et a résulté en une société qui est en majeure partie organisée comme si tous pouvaient entendre; voir, de façon générale, Oliver Sacks, Des yeux pour entendre: voyage au pays des sourds (1990). Il n’est donc pas étonnant que le désavantage que subissent les personnes atteintes de surdité découle dans une large mesure d’obstacles à la communication avec les entendants.

58 C’est avec ce contexte à l’esprit que je vais examiner les éléments précis de l’argument des appelants fondé sur le par. 15(1). Bien que notre Cour n’ait pas adopté une approche uniforme à l’égard de cette disposition, il y a un large accord général sur le cadre d’analyse général: voir Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, au par. 62, Miron et Egan, précités. La personne qui allègue une violation du par. 15(1) doit d’abord établir que, en raison d’une distinction faite entre elle et d’autres personnes, elle est privée de la «même protection» ou du «même bénéfice» de la loi. En deuxième lieu, elle doit démontrer que cette privation constitue une discrimination fondée sur l’un des motifs énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue. Certains membres de notre Cour ont jugé que, avant de conclure qu’une distinction est discriminatoire, il doit être prouvé que cette distinction est fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente; voir Miron (le juge Gonthier) et Egan (le juge La Forest). Selon ce point de vue, il n’y a atteinte au par. 15(1) que si la caractéristique personnelle sur laquelle la distinction est basée est sans rapport avec les valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi, pourvu que ces valeurs ne soient pas elles‑mêmes discriminatoires. D’autres ont affirmé que la pertinence n’était que l’un des facteurs à prendre en compte pour décider si une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue était discriminatoire; voir Miron (le juge McLachlin) et Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627 (les juges Cory et Iacobucci).

59 À mon avis, que l’on applique l’une ou l’autre de ces approches, le résultat est le même en l’espèce; pour un raisonnement analogue, voir Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358 (le juge Iacobucci pour la Cour). Il ne fait aucun doute que la distinction en cause est fondée sur une caractéristique personnelle sans rapport avec les valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent le régime de soins de santé. Ces valeurs sont la promotion de la santé et la prévention et le traitement des maladies et affections, ainsi que la matérialisation de ces valeurs par le truchement d’un régime de soins de santé financé sur les deniers publics. Aucune caractéristique personnelle ne saurait être moins pertinente par rapport à ces valeurs que la déficience physique d’un individu.

60 La seule question à trancher en l’espèce est donc de savoir si les appelants ont droit au «même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination» aux termes du par. 15(1) de la Charte. À première vue, le régime d’assurance‑maladie de la Colombie‑Britannique s’applique d’une manière égale aux entendants et aux personnes atteintes de surdité. Il ne fait pas de «distinction» explicite fondée sur la déficience en accordant un traitement différent aux personnes atteintes de surdité. Tant ces dernières que les entendants ont le droit de recevoir certains services médicaux gratuitement. Les appelants prétendent néanmoins que l’absence de financement pour les services d’interprètes gestuels les empêche de bénéficier du régime établi par la loi dans la même mesure que les entendants. Autrement dit, ils invoquent la discrimination découlant d’«effets préjudiciables».

61 Notre Cour a statué de façon constante que le par. 15(1) de la Charte protège contre ce type de discrimination. Dans Andrews, précité, le juge McIntyre a conclu que des lois apparemment neutres pouvaient être discriminatoires. «Il faut cependant reconnaître dès le départ», a‑t‑il fait remarquer, à la p. 164, «. . . que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu’un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités»; voir aussi Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 347. Le paragraphe 15(1), a statué la Cour, vise à assurer une certaine égalité matérielle et non simplement formelle.

62 Comme corollaire de ce principe, notre Cour a aussi conclu que l’existence d’un but ou d’une intention discriminatoire n’était pas une condition nécessaire à l’existence d’une atteinte au par. 15(1); voir Andrews, aux pp. 173 et 174, et Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, aux pp. 544 à 549 (le juge en chef Lamer); voir aussi Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 547. Il n’est pas nécessaire qu’une distinction établie par la loi soit motivée par le désir de défavoriser un individu ou un groupe pour constituer une atteinte au par. 15(1). Il suffit que l’effet de la loi prive une personne de l’égalité de protection ou de bénéfice de la loi. Comme l’a dit le juge McIntyre dans Andrews, à la p. 165, «[p]our s’approcher de l’idéal d’une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi [. . .], la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné». En cela, notre Cour a emprunté une voie différente de celle de la Cour suprême des États‑Unis, qui exige la preuve d’une intention discriminatoire pour fonder une violation de l’égalité de protection garantie par le Quatorzième amendement à la Constitution; voir Washington, Mayor of Washington, D.C. c. Davis, 426 U.S. 229 (1976), Village of Arlington Heights c. Metropolitan Housing Development Corp., 429 U.S. 252 (1977), et Personnel Administrator of Massachusetts c. Feeney, 442 U.S. 256 (1979).

63 Notre Cour a étudié pour la première fois le concept de discrimination découlant d’effets préjudiciables dans le contexte de lois provinciales sur les droits de la personne. Dans l’arrêt Simpsons‑Sears, elle devait trancher la question de savoir si une règle obligeant les employés à travailler le vendredi soir et le samedi était discriminatoire à l’endroit de ceux qui observaient le sabbat. Même si cette règle était apparemment neutre parce qu’elle s’appliquait également à tous les employés, la Cour a néanmoins conclu qu’elle était discriminatoire. S’exprimant pour la Cour, le juge McIntyre a fait les commentaires suivants, à la p. 551:

On doit faire la distinction entre ce que je qualifierais de discrimination directe et ce qu’on a déjà désigné comme le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable en matière d’emploi. À cet égard, il y a discrimination directe lorsqu’un employeur adopte une pratique ou une règle qui, à première vue, établit une distinction pour un motif prohibé. Par exemple, «Ici, on n’embauche aucun catholique, aucune femme ni aucun Noir». [. . .] D’autre part, il y a le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Ce genre de discrimination se produit lorsqu’un employeur adopte, pour des raisons d’affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s’applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d’employés en ce qu’elle leur impose, en raison d’une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés.

Voir également Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, et Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970. Je souligne que, dans Andrews, le juge McIntyre a clairement indiqué que les principes d’égalité énoncés par la Cour dans les affaires de droits de la personne s’appliquent également aux affaires où entre en jeu le par. 15(1). De plus, la définition de discrimination découlant d’effets préjudiciables donnée dans Simpsons‑Sears, a été expressément adoptée dans le contexte du par. 15(1); voir Egan, précité, au par. 138 (le juge Cory).

64 La discrimination découlant d’effets préjudiciables est particulièrement pertinente dans le cas des déficiences. Le gouvernement va rarement prendre des mesures discriminatoires à l’endroit des personnes handicapées. Il est plus fréquent que des lois d’application générale aient un effet différent sur ces personnes. Ce fait a été reconnu par le Juge en chef dans son opinion dissidente dans l’arrêt Rodriguez, précité, où il a conclu que la règle de droit créant l’infraction d’aide au suicide portait atteinte au par. 15(1) de la Charte en établissant une distinction fondée sur la déficience physique. Dans cette affaire, notre Cour à la majorité a décidé, notamment, que la validité de la règle de droit était sauvegardée par l’article premier de la Charte, à supposer, sans trancher la question, qu’elle portait atteinte au par. 15(1). Bien que je m’abstienne de me prononcer sur le bien‑fondé de la conclusion du Juge en chef quant à l’application du par. 15(1) dans cette affaire, je souscris à son analyse générale de la portée de cette disposition, qu’il a énoncée ainsi, à la p. 549:

Non seulement le par. 15(1) impose‑t‑il au gouvernement une vigilance accrue dans l’établissement de distinctions expresses ou directes sur le fondement de caractéristiques personnelles, mais il fait aussi que des lois également applicables à tous peuvent porter atteinte au droit à l’égalité consacré dans cette disposition, et peuvent donc devoir être justifiées aux termes de l’article premier. Même en imposant des mesures universelles, le gouvernement doit tenir compte de différences qui existent en fait entre les individus et s’assurer, dans la mesure du possible, que les mesures adoptées n’auront pas, en raison de caractéristiques personnelles non pertinentes, des répercussions plus lourdes sur certaines catégories de personnes que sur l’ensemble de la population. En d’autres termes, pour favoriser l’objectif d’une société plus égale, le par. 15(1) s’oppose à ce que les autorités politiques édictent des mesures sans tenir compte de leur effet possible sur des catégories de personnes déjà défavorisées.

65 Notre Cour a explicité ce principe récemment dans l’arrêt récent Eaton, précité. Quoique ce pourvoi portait sur un cas de discrimination directe, le juge Sopinka y a souligné que, pour ce qui est des personnes handicapées, c’est souvent le fait de ne pas tenir compte des effets préjudiciables de lois d’application générale qui cause la discrimination. Il a fait les observations suivantes aux par. 66 et 67:

Les principes voulant que toute distinction fondée sur un motif illicite ne constitue pas une discrimination et que les distinctions fondées sur des caractéristiques plutôt présumées que réelles soient en général les signes révélateurs de la discrimination ont une importance particulière lorsqu’ils sont appliqués à une déficience physique ou à une déficience mentale. Pour éviter la discrimination fondée sur ce motif, il faudra souvent établir des distinctions en fonction des caractéristiques personnelles de chaque personne handicapée. Dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 169, le juge McIntyre a dit que «le respect des différences [. . .] est l’essence d’une véritable égalité». Cela fait ressortir que le par. 15(1) de la Charte a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire comme ce fut le cas pour les personnes handicapées.

Certains des motifs illicites visent principalement à éliminer la discrimination par l’attribution de caractéristiques fausses fondées sur des attitudes stéréotypées se rapportant à des conditions immuables comme la race ou le sexe. Dans le cas d’une déficience, c’est l’un des objectifs. L’autre objectif, tout aussi important, vise à tenir compte des véritables caractéristiques de ce groupe qui l’empêchent de jouir des avantages de la société, et à les accommoder en conséquence. L’exclusion de l’ensemble de la société découle d’une interprétation de la société fondée seulement sur les attributs «de l’ensemble» auxquels les personnes handicapées ne pourront jamais avoir accès. Qu’il s’agisse de l’impossibilité pour une personne aveugle de réussir un examen écrit ou du besoin d’une rampe pour avoir accès à une bibliothèque, la discrimination ne consiste pas dans l’attribution de caractéristiques fausses à la personne handicapée. La personne aveugle ne peut pas voir et la personne en fauteuil roulant a besoin d’une rampe d’accès. C’est plutôt l’omission de fournir des moyens raisonnables et d’apporter à la société les modifications qui feront en sorte que ses structures et les actions prises n’entraînent pas la relégation et la non‑participation des personnes handicapées qui engendre une discrimination à leur égard. L’enquête sur la discrimination qui recourt au raisonnement fondé sur «l’attribution de caractéristiques stéréotypées», dans son acception courante, est tout simplement inappropriée dans le cas présent. Elle peut être considérée plutôt comme un cas d’inversion d’un stéréotype qui, en ne tenant pas compte de la condition d’une personne handicapée, fait abstraction de sa déficience et la force à se tirer d’affaire toute seule dans l’environnement de l’ensemble de la société. C’est la reconnaissance des caractéristiques réelles, et l’adaptation raisonnable à celles‑ci, qui constitue l’objectif principal du par. 15(1) en ce qui a trait à la déficience.

66 Dans le présent cas, contrairement aux affaires Simpsons‑Sears et Rodriguez, l’effet préjudiciable subi par les personnes atteintes de surdité découle non pas du fait qu’on leur impose un fardeau que n’a pas à supporter la population en général, mais plutôt du fait qu’on ne fait pas en sorte qu’elles bénéficient d’une manière égale d’un service offert à tous. C’est en s’appuyant sur ce fondement que le juge de première instance et la majorité de la Cour d’appel ont conclu que le fait de ne pas fournir de services d’interprétation gestuelle en contexte médical n’était pas discriminatoire. Leur analyse suppose, d’une part, qu’il faut faire une distinction catégorique entre les avantages accordés par le gouvernement et les fardeaux imposés par celui-ci, et, d’autre part, que celui‑ci n’est pas obligé d’atténuer les désavantages qu’il n’a pas contribué à créer ou à exacerber. Avant de tenter d’évaluer ces hypothèses, il sera utile d’exposer plus en détail le raisonnement des juridictions inférieures.

67 Comme il a été signalé plus tôt, tant le juge de première instance que la majorité de la Cour d’appel ont statué que, quoique l’accès des personnes atteintes de surdité aux services médicaux soit dans une certaine mesure limité par leur difficulté à communiquer, cette limite ne résulte pas d’une négation du droit au bénéfice de la loi au sens du par. 15(1) de la Charte. Ils sont arrivés à cette conclusion en raison de la manière dont ils ont qualifié l’interprétation gestuelle. Ils ont statué que les services d’interprètes ne sont pas médicalement nécessaires. Ce sont plutôt des [traduction] «services connexes» qui, tout comme d’autres services non médicaux tel le transport au cabinet du médecin ou à l’hôpital, ne sont pas financés sur les deniers publics.

68 Ayant décidé que l’interprétation gestuelle était un service non médical «connexe» et distinct, les juridictions inférieures ont pu conclure que les appelants n’avaient pas été privés d’un avantage offert aux entendants. Comme l’a expliqué la majorité de la Cour d’appel, avant l’instauration du régime universel d’assurance‑maladie, tant les personnes atteintes de surdité que les entendants devaient payer leur médecin. Quand cela était nécessaire à l’efficacité des communications, les personnes atteintes de surdité devaient aussi se payer des interprètes gestuels. Le régime de services médicaux, a fait observer la cour, décharge les entendants et les personnes atteintes de surdité de l’obligation de payer leur médecin. Il va de soi que ces dernières restent tenues de se payer des traducteurs afin de recevoir des services médicaux équivalents à ceux fournis aux entendants, tout comme elles le feraient en l’absence de texte de loi. De l’avis de la cour, toutefois, toute inégalité en résultant existe indépendamment de l’avantage accordé par l’État.

69 Même si cette approche a une certaine cohérence formelle et logique, elle décrit très mal, à mon sens, la réalité pratique de la prestation des soins de santé. Des communications efficaces sont évidemment une partie intégrante de la prestation des services médicaux. Au procès, les appelants ont présenté des éléments de preuve indiquant que de mauvaises communications peuvent entraîner un mauvais diagnostic ou l’omission de suivre le traitement recommandé. Ce risque est particulièrement prononcé dans les cas d’urgence, comme l’a montré l’expérience vécue par l’appelante Linda Warren lors de la naissance prématurée de ses jumelles. Le fait que de bonnes communications soient essentielles à la prestation de soins médicaux appropriés est certes tellement incontestable que la Cour peut, au besoin, en prendre connaissance d’office. Comme le souligne le professeur Pothier, dans le cas des entendants [traduction] «la conversation entre le médecin et le patient est tellement essentielle à la prestation des services médicaux qu’elle est tenue pour acquise»; voir Dianne Pothier, «M’Aider, Mayday: Section 15 of the Charter in Distress» (1996), 6 N.J.C.L. 295, à la p. 335.

70 Le caractère central des communications dans le cadre de la prestation des services médicaux est particulièrement évident dans le contexte du droit de la négligence. Les médecins ont l’obligation de divulguer entièrement aux patients la nature des risques que comporte un traitement donné et de répondre à leurs questions à cet égard: voir Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880, à la p. 884, et Hopp c. Lepp, [1980] 2 R.C.S. 192, à la p. 210. Les médecins ne peuvent pas s’acquitter de cette obligation s’ils ne sont pas en mesure de communiquer efficacement avec leurs patients. En l’absence d’interprétation gestuelle, il peut bien arriver qu’il soit impossible à un médecin de traiter une personne atteinte de surdité sans manquer à ses obligations professionnelles.

71 S’il y a des situations où les personnes atteintes de surdité ne peuvent pas communiquer efficacement avec leur médecin sans interprète, comment peut‑on affirmer qu’ils reçoivent des soins médicaux de même qualité que les entendants? Pour les entendants, les communications ne constituent pas un service distinct. Ces derniers disposent en tout temps d’un moyen de communication efficace et gratuit, qui fait partie de tous les services de santé qu’ils reçoivent. Pour recevoir des soins de même qualité, les personnes atteintes de surdité doivent supporter le fardeau du coût du moyen de communication avec les professionnels de la santé, malgré le fait que le système soit censé enlever toute importance à la capacité de payer. Lorsqu’elle est nécessaire à l’efficacité des communications, l’interprétation gestuelle ne devrait donc pas être considérée comme un service «connexe». Au contraire, elle est le moyen qui permet aux personnes atteintes de surdité de recevoir la même qualité de soins médicaux que les entendants.

72 Une fois qu’il est admis que des communications efficaces constituent un élément indispensable à la prestation des services médicaux, il devient beaucoup plus difficile d’affirmer que l’omission de faire en sorte que les personnes atteintes de surdité puissent communiquer efficacement avec les professionnels de la santé qu’elles consultent n’est pas discriminatoire. Dans leur effort pour persuader la Cour du contraire, les intimés et les intervenants qui les appuient prétendent que le par. 15(1) n’oblige pas les gouvernements à mettre en œuvre des programmes destinés à atténuer les désavantages qui existent indépendamment des actions de l’État. Ils soutiennent que des effets préjudiciables ne découlent de programmes accordant des avantages que dans les cas où ces programmes exacerbent les disparités entre le groupe alléguant l’atteinte au par. 15(1) et la population en général. Autrement dit, affirment‑ils, les gouvernements devraient être autorisés à accorder des avantages à la population en général sans devoir faire en sorte que les membres défavorisés de la société aient les ressources pour bénéficier pleinement de ces avantages.

73 À mon avis, cette position témoigne d’une vision étroite et peu généreuse du par. 15(1). Fait plus important encore, elle va à contre‑courant de la jurisprudence de notre Cour sur l’égalité. Il a été avancé que le par. 15(1) de la Charte n’oblige pas l’État à prendre des mesures concrètes, comme celle de fournir des services pour remédier aux symptômes de l’inégalité systémique ou générale; voir Thibaudeau, précité, au par. 37 (le juge L’Heureux‑Dubé). Que cela soit vrai ou non dans tous les cas, point que je n’entends pas trancher en l’espèce, la question que soulève le présent pourvoi est d’un tout autre ordre. Notre Cour a statué à maintes reprises que, à partir du moment où l’État accorde effectivement un avantage, il est obligé de le faire sans discrimination; voir Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, Haig c. Canada (Directeur général des élections), [1993] 2 R.C.S. 995, aux pp. 1041 et 1042, Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627, à la p. 655, et Miron, précité. Dans bon nombre de cas, les gouvernements auront à prendre des mesures concrètes, par exemple en étendant le champ d’application d’un avantage pour en faire bénéficier une catégorie de personnes jusque‑là exclues; voir Miron, Tétreault‑Gadoury, et Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679. De plus, il a été dit que le gouvernement, lorsqu’il prend de telles mesures concrètes, ne devrait pas être la source d’une plus grande inégalité; Thibaudeau, au par. 38 (le juge L’Heureux‑Dubé).

74 Notre Cour a appliqué le même principe dans l’interprétation des dispositions relatives à l’égalité prévues par les lois provinciales sur les droits de la personne. Dans Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, la Cour a conclu que le régime d’assurance contre la maladie et les accidents d’un employeur, régime qui privait les femmes enceintes de prestations d’invalidité pour quelque motif que ce soit pendant une certaine période, créait une discrimination fondée sur la grossesse et donc sur le sexe. Par cette conclusion, la Cour a rejeté d’une manière retentissante le raisonnement formulé dans Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183, à la p. 190, où il avait été jugé que l’inégalité résultant d’un programme de prestations analogue n’était «pas le fait de la législation, mais bien de la nature».

75 Au soutien de l’argument que, lorsqu’il accorde des avantages à la population en général, l’État n’a pas l’obligation de remédier à un désavantage préexistant, l’intimé invoque l’arrêt de notre Cour Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695. Dans cette affaire, l’appelante, mère et travailleuse autonome, avait soutenu que le salaire versé à une gardienne d’enfants était une dépense d’entreprise et que la disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148, lui interdisant de déduire au complet cette dépense créait à son endroit une discrimination fondée sur le sexe. La Cour a rejeté cet argument, statuant que la distinction entre les personnes qui ont des frais de garde d’enfant et celles qui n’en ont pas n’était pas basée sur le sexe, malgré le fait que les femmes assument une part disproportionnée des coûts sociaux à ce chapitre. S’exprimant pour la majorité, le juge Iacobucci a statué que l’appelante n’avait pas prouvé que les femmes paient une part disproportionnée des frais réels de garde d’enfants. Par conséquent, il a conclu que l’appelante n’avait pas établi que la loi avait créé un effet préjudiciable ou y avait contribué. Il a affirmé ce qui suit, aux pp. 764 et 765:

Pour que l’analyse des effets préjudiciables soit cohérente, il ne faut pas présumer qu’une disposition législative possède un effet qui n’est pas prouvé. Nous devons prendre soin d’établir une distinction entre les effets qui sont causés en totalité ou en partie par une disposition contestée et les circonstances sociales qui existent indépendamment de la disposition en question.

76 Quoique cette affirmation puisse être interprétée comme appuyant l’idée que, lorsqu’il accorde un avantage, l’État n’est pas tenu d’éliminer tout désavantage «social» préexistant, il ne faut pas oublier qu’elle a été faite dans l’examen de la question de savoir si la loi faisait une distinction fondée sur un motif énuméré ou sur un motif analogue. Dans Symes, l’appelante n’a pas été en mesure de démontrer que l’effet préjudiciable que, selon elle, produisait la loi était subi par les membres du groupe invoqué. Autrement dit, il n’y avait pas de lien entre l’avantage accordé par le gouvernement et le désavantage social subi par les femmes élevant des enfants. Dans le présent pourvoi, par contraste, l’effet préjudiciable allégué est subi par un groupe énuméré. Le désavantage social supporté par les personnes atteintes de surdité a un rapport direct avec leur incapacité de bénéficier d’une manière égale des services fournis par le gouvernement. En conséquence, je ne crois pas que l’arrêt Symes soit utile à l’intimé.

77 Notre Cour a donc statué de façon constante que la discrimination peut être créée autant par les effets préjudiciables de règles d’application générale que par les distinctions expresses découlant de la distribution des avantages. Compte tenu de cet état de choses, je ne peux voir aucun principe qui empêcherait de prouver l’existence de discrimination fondée sur les effets préjudiciables d’un régime de prestations apparemment neutre. Après tout, le par. 15(1) dit textuellement que «[l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination . . .» (je souligne). Il ne fait pas distinction entre les lois qui imposent des fardeaux inégaux et celles qui n’accordent pas des avantages égaux. Si nous acceptons le concept de discrimination découlant d’effets préjudiciables, il semble inévitable, du moins à l’étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), que le gouvernement sera tenu de prendre des mesures particulières pour faire en sorte que les groupes défavorisés soient capables de bénéficier d’une manière égale des services gouvernementaux. Comme je vais l’exposer plus loin, s’il existe des raisons de principes en faveur de la limitation de l’obligation du gouvernement de remédier au désavantage découlant de la fourniture d’avantages et de services, il convient davantage d’étudier ces principes au moment de trancher la question de savoir si la violation du par. 15(1) est justifiée conformément à l’article premier de la Charte.

78 Le principe selon lequel la discrimination peut découler du fait de ne pas prendre de mesures concrètes pour faire en sorte que les groupes défavorisés bénéficient d’une manière égale des services offerts à la population en général est largement accepté dans le domaine des droits de la personne. Dans Re Saskatchewan Human Rights Commission and Canadian Odeon Theatres Ltd. (1985), 18 D.L.R. (4th) 93 (C.A. Sask.), autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S. vi, la cour a décidé que le fait, dans une salle de cinéma, de ne pas offrir à une personne handicapée le choix d’une place lui permettant de voir aussi bien que le reste de l’auditoire était discriminatoire. De même, dans Howard c. University of British Columbia (1993), 18 C.H.R.R. D/353, il a été jugé que l’université était obligée de fournir à un étudiant atteint de surdité les services d’un interprète gestuel pour ses cours. [traduction] «[S]ans interprète», a statué le Human Rights Council, à la p. D/358, «le plaignant n’avait pas un accès utile au service». Et, dans Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain inc. c. Régie du logement, [1996] R.J.Q. 1776, le Tribunal des droits de la personne du Québec a décidé qu’un tribunal de révision des loyers devait fournir à un plaideur atteint de surdité des services d’interprétation gestuelle. Qui plus est, le principe sous‑jacent de toutes ces affaires a été confirmé dans l’arrêt Haig, précité, où notre Cour à la majorité a écrit, à la p. 1041, qu’«un gouvernement peut se voir obligé de prendre des mesures positives afin d’assurer l’égalité de personnes ou groupes visés à l’art. 15».

79 Il va de soi qu’une autre pierre angulaire de la jurisprudence en matière de droits de la personne est que l’obligation de prendre des mesures concrètes pour faire en sorte que les membres d’un groupe défavorisé bénéficient d’une manière égale des services offerts à la population en général est subordonnée au principe des accommodements raisonnables. L’obligation de prendre des mesures d’accommodement raisonnables en faveur des personnes subissant les effets préjudiciables d’une politique ou d’une règle apparemment neutre cesse lorsqu’elle va entraîner des «contraintes excessives»; voir les arrêts Simpsons‑Sears, et Central Alberta Dairy Pool, précités. À mon avis, dans les affaires concernant le par. 15(1), il est préférable d’appliquer ce principe dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Dans ce contexte, le principe des accommodements raisonnables équivaut généralement au concept des «limites raisonnables». Il ne devrait pas être utilisé pour restreindre la portée du par. 15(1).

80 Je suis donc d’avis que le fait pour la commission des services médicaux et les hôpitaux de ne pas fournir de services d’interprétation gestuelle lorsque ces services sont nécessaires pour permettre des communications efficaces constitue une violation à première vue des droits garantis aux personnes atteintes de surdité par le par. 15(1). Cette omission prive ces personnes de l’égalité de bénéfice de la loi et crée de la discrimination à leur endroit par comparaison avec les entendants.

81 Je reconnais que la norme que j’ai énoncée a une large portée. Toutefois, étant donné la nature de la preuve présentée à la Cour, il ne conviendrait pas de l’expliciter. Il est cependant possible de dégager certaines indications générales (et je souligne qu’il s’agit d’indications — et non de déclarations faisant autorité) de l’application, aux États‑Unis, de la Rehabilitation Act, 29 U.S.C. § 794 (1997) et de la Americans with Disabilities Act, 42 U.S.C. §§ 12182 à 12189 (1997). Conformément aux règlements d’application de ces lois, les professionnels de la santé doivent fournir les moyens et services connexes appropriés, notamment les services d’interprètes gestuels compétents, afin d’assurer des [traduction] «communications efficaces» avec les personnes atteintes de surdité; Code of Federal Regulations, 45 C.F.R. § 84.52(c) (1997); 28 C.F.R. § 36.303(b) et (c) (1997). Même si l’expression «communications efficaces» n’a pas été définie dans la législation, il a été jugé qu’elle s’entendait du fait que la personne atteinte de surdité [traduction] «ait effectivement compris» la teneur de ce qu’on lui communique; voir Bonner c. Lewis, 857 F.2d 559 (9th Cir. 1988), aux pp. 563 et 564. On suppose qu’elle emporte aussi que ces personnes sont en mesure d’informer le personnel médical des circonstances essentielles de leur maladie ou blessure; voir Elizabeth E. Chilton, «Ensuring Effective Communication: The Duty of Health Care Providers to Supply Sign Language Interpreters for Deaf Patients» (1996), 47 Hastings L.J. 871, à la p. 883.

82 Cela ne veut pas dire que l’interprétation gestuelle doit être fournie dans tous les cas où un patient reçoit des soins de santé. La norme des «communications efficaces» est une norme souple, qui tient compte de facteurs tels que la complexité et l’importance de l’information à communiquer, le contexte dans lequel les communications auront lieu et le nombre de participants; voir 28 C.F.R. § 35.160 (1997). Toutefois, dans le cas des personnes atteintes de surdité dont la capacité de lire et d’écrire est limitée, il est probablement juste de supposer que l’interprétation gestuelle sera requise dans la plupart des cas; voir Chilton, à la p. 886, ainsi que les nombreuses études mentionnées par l’auteur.

83 En dernier lieu, je souligne qu’il n’est pas strictement nécessaire de décider si, selon cette norme, il y a eu atteinte aux droits garantis aux appelants par le par. 15(1). Notre Cour a statué que, si les demandeurs établissent une atteinte aux droits à l’égalité des membres du groupe auquel ils appartiennent, ils n’ont pas à prouver l’atteinte à leurs droits individuels. Dans Egan, précité, le gouvernement a prétendu que, en raison de l’avantage net accordé aux couples homosexuels par d’autres lois, ces couples ne subissaient aucun effet préjudiciable du fait qu’on leur refusait l’allocation au conjoint prévue par la Loi sur la sécurité de la vieillesse L.R.C. (1985), ch. O-9. Rejetant cet argument, j’ai fait le commentaire suivant, au par. 12:

. . . l’intimée soutient que les appelants n’ont été victimes d’aucun préjudice [. . .] Pour répondre à cet argument, je dirai simplement que, si c’est le cas dans la présente affaire, rien ne prouve que ce soit généralement le cas pour les couples homosexuels, ce dont l’intimée doit faire la preuve.

De même, dans Egan, au par. 153, le juge Cory a dit qu’il incombe aux «appelants de démontrer que les couples homosexuels, en général, sont privés du même bénéfice de la loi, et non qu’ils sont eux‑mêmes privés d’un bénéfice à titre particulier» (souligné dans l’original). Cela dit, il est juste d’affirmer que l’absence de services d’interprétation gestuelle financés sur les deniers publics a créé de la discrimination à l’endroit des appelants en les privant de l’égalité de bénéfice du régime de soins de santé de la Colombie‑Britannique. La preuve présentée au procès a établi que, de façon générale, la qualité des soins reçus par les appelants était inférieure à celle des soins offerts aux entendants.

L’article premier de la Charte

84 J’arrive maintenant à la possibilité de justification prévue par l’article premier de la Charte, qui est rédigé ainsi:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Afin de justifier la limitation d’un droit garanti par la Charte, le gouvernement doit établir que les limites sont prescrites par une «règle de droit» et qu’elles sont «raisonnables» dans le cadre d’une «société libre et démocratique». Dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, notre Cour a exposé le cadre analytique applicable pour décider si une loi constitue une limite raisonnable d’un droit garanti par la Charte. Ce cadre a été reformulé succinctement par le juge Iacobucci dans l’arrêt Egan, au par. 182:

Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères: (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.

Il n’est pas nécessaire d’examiner chacun de ces éléments dans le présent pourvoi. À supposer, sans trancher la question, que la décision de ne pas financer des services d’interprètes médicaux à l’intention des personnes atteintes de surdité constitue une limite prescrite par une «règle de droit», que l’objectif de cette décision — limiter les dépenses au titre des soins de santé — est «urgent et réel» et que la décision a un lien rationnel avec l’objectif, je conclus qu’elle n’est pas une atteinte minimale au par. 15(1).

85 Notre Cour a confirmé récemment que l’application du critère de l’arrêt Oakes commande un examen attentif du contexte dans lequel s’inscrit le texte de loi attaqué; voir Ross c. Conseil scolaire du district No 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, au par. 78. La Cour a également statué que, dans les cas où l’examen du texte en cause exige que soient soupesés des intérêts opposés et des questions de politique sociale, le critère de l’arrêt Oakes doit être appliqué avec souplesse, et non de manière formaliste ou mécanique; voir R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la p. 737, McKinney, précité, Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, aux pp. 999 et 1000, Cotroni, précité, à la p. 1489, Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, à la p. 222 (le juge L’Heureux‑Dubé), Egan, précité, au par. 29 (le juge La Forest) et aux par. 105-106 (le juge Sopinka), et RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, au par. 63 (le juge La Forest) et aux par. 127 à 138 (le juge McLachlin). En outre, il est évident que, même si des considérations financières seules ne peuvent justifier une atteinte à la Charte (Schachter, précité, à la p. 709), les gouvernements doivent disposer d’une grande latitude pour décider de la distribution appropriée des ressources dans la société; voir les arrêts McKinney, à la p. 288, et Egan, au par. 104 (le juge Sopinka). Cela est particulièrement vrai dans les cas où le Parlement, lorsqu’il accorde des avantages sociaux déterminés, doit privilégier certains groupes défavorisés; voir Egan, aux par. 105 à 110 (le juge Sopinka). En revanche, des membres de notre Cour ont avancé qu’il n’y a pas lieu de faire montre de retenue à l’égard de la décision du législateur du seul fait qu’une question relève du domaine «social», ou parce que la nécessité pour le gouvernement d’agir «progressivement» a été établie; voir Egan, au par. 97 (le juge L’Heureux‑Dubé) et aux par. 215 et 216 (le juge Iacobucci). Dans le présent pourvoi, le fait de ne pas fournir des services d’interprètes gestuels ne satisferait pas au volet de l’atteinte minimale du critère de l’arrêt Oakes, si on faisait montre de retenue. Par conséquent, il n’est pas nécessaire, dans le présent contexte où des «avantages sociaux» sont en cause et où il faut choisir entre les besoins de la population en général et ceux d’un groupe défavorisé, de décider s’il convient de faire montre de retenue.

86 Cependant, la liberté d’action qui doit être accordée à l’État n’est pas infinie. Les gouvernements doivent démontrer que leurs actions ne portent pas atteinte aux droits en question plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire pour réaliser leurs objectifs. Ainsi, j’ai affirmé ce qui suit au nom de la Cour, dans Tétreault‑Gadoury, précité, à la p. 44:

Il va sans dire, cependant, que la retenue dont il sera fait preuve à l’égard du gouvernement qui légifère en ces matières ne lui permet pas d’enfreindre en toute impunité les droits dont bénéficie un individu en vertu de la Charte. Si le gouvernement ne peut démontrer qu’il était raisonnablement fondé à conclure qu’il s’était conformé à l’exigence de l’atteinte minimale en tentant d’atteindre ses objectifs, la loi sera invalidée.

87 Dans la présente espèce, le gouvernement n’a manifestement pas démontré qu’il était raisonnablement fondé à conclure que le refus complet de fournir des services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité constituait une atteinte minimale aux droits de celles‑ci. Comme il a été souligné plus tôt, le coût estimatif de la fourniture de services d’interprétation gestuelle dans l’ensemble de la Colombie‑Britannique s’élevait seulement à 150 000 $, soit environ 0,0025 pour 100 du budget des soins de santé de la province à l’époque. Ce chiffre découle d’une extrapolation faite à partir des services qui étaient alors fournis par le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing dans le Lower Mainland. Même si peu d’éléments de preuve ont été présentés quant au contenu précis de ces services, personne n’a prétendu que l’élargissement de leur prestation à l’ensemble de la province n’aurait pas satisfait aux exigences du par. 15(1). Vu ces circonstances, le refus de dépenser cette somme relativement peu importante pour maintenir ces services et en élargir la prestation ne saurait constituer une atteinte minimale aux droits garantis aux appelants par la Constitution.

88 Toutefois, les intimés soutiennent qu’il n’est pas possible de faire de distinction utile entre la situation des personnes atteintes de surdité et celle des autres personnes qui ne parlent pas l’une ou l’autre des langues officielles. Si on les oblige à fournir des interprètes aux premières, d’affirmer les intimés, ils devront aussi en fournir aux secondes, ce qui augmentera de façon marquée le coût du programme et nuira sérieusement à la viabilité financière du régime de soins de santé. Dans ce contexte, disent‑ils, le gouvernement était raisonnablement fondé à conclure qu’ils portaient le moins possible atteinte aux droits des personnes atteintes de surdité.

89 À mon sens, cet argument relève entièrement de la spéculation. Il n’est aucunement évident que les personnes atteintes de surdité et celles qui ne parlent pas l’une ou l’autre des langues officielles sont dans une situation analogue, que ce soit sur le plan du statut constitutionnel ou de l’accès pratique à des soins de santé adéquats. Du point de vue du patient, il n’y a pas vraiment de différence entre le langage gestuel et le langage parlé s’il lui est impossible de communiquer avec le médecin. Toutefois, du point de vue des obligations de l’État, il peut très bien exister une différence. En l’espèce, les seules dispositions constitutionnelles pertinentes sont le par. 15(1) et l’article premier de la Charte. Par contraste, dans une affaire concernant la prestation de services d’interprètes médicaux pour des entendants, l’analyse serait plus compliquée. En pareil cas, il serait nécessaire d’étudier l’interaction entre le par. 15(1) et les autres dispositions de la Constitution, en particulier celles touchant les obligations des gouvernements en matière linguistique. De plus, les intimés n’ont produit aucun élément de preuve sur le champ d’application éventuel ou le coût d’un programme d’interprétation médicale pour les entendants. Il est possible que la nature et l’étendue des mesures d’accommodement raisonnables requises pour les entendants en vertu de l’article premier diffèrent de celles requises dans le cas des personnes atteintes de surdité. Par conséquent, toute action relative à la prestation d’un tel programme, qu’elle soit fondée sur l’origine nationale ou la langue en tant que motif analogue, serait examinée selon des paramètres constitutionnels nettement différents de ceux applicables à une action fondée sur la déficience.

90 En outre, il est évident que les personnes atteintes de surdité sont dans une situation particulière en ce qui a trait à leur capacité de communiquer avec la population en général. Comme je l’ai dit précédemment, il est extrêmement difficile pour bon nombre de personnes atteintes de surdité de bien maîtriser les langages basés sur l’expression orale, sous leur forme parlée ou écrite. De plus, il est évident que ces personnes éprouvent des difficultés particulières à obtenir les services de concitoyens qui connaissent le langage gestuel. Il n’y a aucune preuve permettant d’apprécier si les personnes qui ne parlent pas l’une ou l’autre des langues officielles sont dans une situation analogue. Aussi, sans vouloir minimiser les difficultés que rencontrent le groupe des entendants dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français, il n’est absolument pas évident que les obstacles à la communication qu’ils ont à surmonter sont analogues à ceux qui se dressent devant les personnes atteintes de surdité. En conséquence, il est impossible de prédire quel succès auraient les membres de ce groupe s’ils présentaient une action fondée sur le par. 15(1). Par conséquent, la possibilité qu’une telle action puisse être présentée ne saurait justifier l’atteinte aux droits constitutionnels des personnes atteintes de surdité.

91 Les intimés prétendent également que les effets de la reconnaissance de la prétention des appelants se répercuteront dans l’ensemble du domaine des soins de santé, forçant les gouvernements à dépenser de précieux crédits affectés à la santé pour satisfaire aux besoins d’une myriade de personnes défavorisées. [traduction] «Pratiquement tout un chacun qui se voit refuser un service dans le cadre du régime des soins de santé», d’affirmer les intimés, «sera défavorisé sur le plan médical ou pourrait prétendre qu’un tel désavantage résultera de l’absence de service.» De même, le juge Lambert, dans son opinion concordante en Cour d’appel, a souligné que bien des services et produits médicaux dont les personnes handicapées ont besoin ne sont pas payés sur les deniers publics. Dans ces circonstances, a‑t‑il affirmé, les gouvernements doivent être libres de répartir les maigres ressources du système de santé entre les divers groupes défavorisés.

92 Ces arguments manquent la cible. Si des communications efficaces sont une partie intégrante de la prestation des soins de santé — ce qu’a accepté le juge Lambert — alors le fait que bon nombre de services médicaux dont bénéficient les personnes handicapées ne soient pas couverts par l’assurance‑maladie n’a aucune importance. Les appelants ne demandent pas au gouvernement de leur fournir un service ou produit distinct, telles des prothèses auditives, qui aidera à atténuer leur désavantage général. Ils ne revendiquent pas un avantage que le gouvernement, en exerçant son pouvoir discrétionnaire d’affecter des ressources pour lutter contre divers problèmes sociaux, a choisi de ne pas fournir. Au contraire, ils ne réclament que l’égalité d’accès à des services qui sont disponibles à tous. Les intimés n’ont présenté aucune preuve que ce type d’accommodement, s’il était étendu à d’autres services gouvernementaux, grèverait de manière excessive le budget de l’État. À mon avis, rejeter la prétention des appelants pour des motifs aussi conjecturaux reviendrait à dépouiller le par. 15(1) de sa promesse d’égalité et à repousser à une date désespérément éloignée la réalisation de l’objectif auquel aspirent les personnes atteintes de surdité, savoir une société sans obstacles.

93 Sous cet éclairage, il est impossible d’affirmer que la décision du gouvernement de ne pas financer l’interprétation gestuelle «établit [. . .] un équilibre raisonnable entre les revendications sociales concurrentes auxquelles doit s’attaquer notre société»; voir McKinney, précité, p. 314. Il ne faut pas oublier que le ministère de la Santé a décidé de ne pas même financer partiellement le programme d’interprétation. D’autres solutions telles que le financement partiel ou provisoire du programme offert par le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing, ou la mise en place d’un régime obligeant les usagers qui en ont les moyens à payer tout ou partie du coût des interprètes n’ont pas été examinées ou, si elles l’ont été, ont été rejetées. En ce sens, la présente espèce est analogue à l’affaire Tétreault‑Gadoury, précitée, où la Cour a décidé que le refus des prestations d’assurance‑chômage aux personnes de plus de 65 ans portait atteinte au par. 15(1) et n’était pas justifié conformément à l’article premier de la Charte. Au nom de la Cour, j’ai conclu qu’une des raisons pour lesquelles ce refus ne satisfaisait pas au critère de l’atteinte minimale était que les personnes de plus de 65 ans n’avaient droit à aucune prestation. «Tout en reconnaissant au gouvernement la possibilité de jouir d’une large souplesse pour légiférer dans ce domaine», ai‑je dit, à la p. 47, «je suis d’avis qu’interdire complètement l’accès aux prestations d’assurance‑chômage ne constitue pas une méthode acceptable pour atteindre l’un quelconque des objectifs énoncés précédemment. . .» Cela dit, je ne veux pas que mes propos soient interprétés comme une indication que les autres solutions dont j’ai fait état résisteraient à un examen fondé sur l’article premier. Je n’en fais mention que pour montrer que le gouvernement n’a pas essayé d’instaurer un régime qui constituerait une restriction moins grave des droits des personnes atteintes de surdité.

94 Bref, je suis d’avis que le fait de ne pas financer l’interprétation gestuelle n’est pas une «atteinte minimale» au droit des personnes atteintes de surdité à l’égalité de bénéfice de la loi qui leur est garanti par le par. 15(1) indépendamment de toute discrimination fondée sur leur déficience physique. La preuve établit clairement que, en tant que groupe, les personnes atteintes de surdité reçoivent des services médicaux inférieurs à ceux reçus par les entendants. Comme la santé est un aspect central de la qualité de vie de tous les citoyens, la prestation de services médicaux de qualité inférieure aux personnes atteintes de surdité réduit nécessairement leur qualité de vie globale. Le gouvernement n’a tout simplement pas démontré que cet état de choses défavorable doit être toléré afin de réaliser l’objectif de limitation des dépenses dans le domaine de la santé. Autrement dit, le gouvernement n’a fait aucun «accommodement raisonnable» pour tenir compte de la déficience des appelants. Pour reprendre la terminologie de la jurisprudence de notre Cour en matière de droits de la personne, il n’a pas pris, à l’égard de leurs besoins, des mesures d’accommodement au point d’en subir des «contraintes excessives»; voir Simpsons‑Sears, et Central Alberta Dairy Pool, précités.

La réparation

95 J’ai conclu que, dans les cas où la présence d’interprètes gestuels est nécessaire à l’efficacité des communications dans la prestation des services médicaux, l’omission de fournir de tels interprètes constitue une violation du par. 15(1) de la Charte et n’est pas une limite raisonnable au sens de l’article premier. Aux termes du par. 24(1) de la Charte, toute personne victime de violation ou de négation des droits qui lui sont garantis par la Charte peut obtenir «la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances». Dans le présent cas, la réparation convenable et juste consiste à déclarer que cette omission est inconstitutionnelle et à ordonner au gouvernement de la Colombie‑Britannique d’appliquer la Medical and Health Care Services Act (maintenant la Medicare Protection Act) et l’Hospital Insurance Act d’une manière compatible avec les exigences du par. 15(1), telles que je les ai exposées.

96 Le jugement déclaratoire, par opposition à l’injonction, est la réparation convenable en l’espèce parce que le gouvernement dispose d’une myriade de solutions susceptibles de remédier à l’inconstitutionnalité du régime actuel. Il n’appartient pas à notre Cour de lui dicter le moyen à prendre. Même s’il faut supposer que le gouvernement agira rapidement afin de corriger l’inconstitutionnalité du régime actuel et de se conformer à la directive de notre Cour, il convient de suspendre l’effet du jugement déclaratoire pendant six mois afin de permettre au gouvernement d’examiner les possibilités qui s’offrent à lui et d’élaborer une solution appropriée. Dans l’élaboration de cette solution, il doit veiller à ce que, au terme de ce délai de six mois ou de tout autre délai accordé par notre Cour, les services d’interprètes gestuels soient fournis lorsqu’ils sont nécessaires à l’efficacité des communications dans la prestation des services médicaux. En outre, il est à présumer que le gouvernement agira de bonne foi et prendra en considération non seulement le rôle des hôpitaux dans la prestation des services médicaux, mais également la participation de la commission des services médicaux et du ministère de la Santé de la province.

Le dispositif

97 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Les intimés doivent payer les dépens des appelants dans toutes les instances. Je suis d’avis de répondre ainsi aux questions constitutionnelles:

1. La définition du mot «benefits» [«avantages»] à l’art. 1 de la Medicare Protection Act, S.B.C. 1992, ch. 76, porte‑t-elle atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’elle n’inclut pas la prestation de services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité?

Non.

2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, s’agit‑il d’une atteinte dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Étant donné ma réponse à la question 1, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

3. Les art. 3, 5 et 9 de l’Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, ch. 180, et le règlement pris en application de l’art. 9 de cette loi portent‑ils atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’ils n’obligent pas les hôpitaux de la province de la Colombie‑Britannique à fournir les services d’interprètes médicaux aux personnes atteintes de surdité?

Non.

4. Si la réponse à la question 3 est affirmative, s’agit‑il d’une atteinte dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Étant donné ma réponse à la question 3, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs des appelants: Heenan, Blaikie, Vancouver.

Procureur des intimés: Le procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba: Le procureur général du Manitoba, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve: Le procureur général de Terre-Neuve, St. John’s.

Procureur des intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada: Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, Toronto.

Procureur de l’intervenant le Charter Committee on Poverty Issues: Public Interest Law Centre, Winnipeg.

Procureur des intervenants l’Association des sourds du Canada, la Société canadienne de l’ouïe et le Conseil des Canadiens avec déficiences: Advocacy Resource Centre for the Handicapped, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 3 R.C.S. 624 ?
Date de la décision : 09/10/1997

Parties
Demandeurs : Eldridge
Défendeurs : Colombie-Britannique (Procureur général)
Proposition de citation de la décision: Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624 (9 octobre 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-10-09;.1997..3.r.c.s..624 ?
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