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19/03/1998 | CANADA | N°[1998]_1_R.C.S._424

Canada | Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator), [1998] 1 R.C.S. 424 (19 mars 1998)


Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator), [1998] 1 R.C.S. 424

Beth Naomi Fontaine Appelante

c.

Insurance Corporation of British Columbia Intimée

Répertorié: Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator)

No du greffe: 25381.

Audition et jugement: 14 novembre 1997.

Motifs déposés: 19 mars 1998.

Présents: Les juges Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (199

6), 22 B.C.L.R. (3d) 371, 74 B.C.A.C. 241, 121 W.A.C. 241, 18 M.V.R. (3d) 1, [1996] 9 W.W.R. 305, [1996] B.C.J. No. 84...

Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator), [1998] 1 R.C.S. 424

Beth Naomi Fontaine Appelante

c.

Insurance Corporation of British Columbia Intimée

Répertorié: Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator)

No du greffe: 25381.

Audition et jugement: 14 novembre 1997.

Motifs déposés: 19 mars 1998.

Présents: Les juges Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1996), 22 B.C.L.R. (3d) 371, 74 B.C.A.C. 241, 121 W.A.C. 241, 18 M.V.R. (3d) 1, [1996] 9 W.W.R. 305, [1996] B.C.J. No. 845 (QL), qui a rejeté l’appel d’un jugement du juge Boyd, [1994] B.C.J. No. 716 (QL). Pourvoi rejeté.

Robert A. Easton, pour l’appelante.

Patrick G. Foy et A. M. Gunn, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le juge Major//

1 Le juge Major -- Le présent pourvoi offre une nouvelle possibilité d’étudier la maxime dite res ipsa loquitur. Que signifie-t-elle? Dans quels cas s’applique‑t‑elle? Quel est alors son effet? Ces questions sont au cœur du présent pourvoi. À la fin de l’audience, le pourvoi a été rejeté, avec motifs à suivre. Ces motifs sont les suivants.

I. Les faits

2 L’appelante a intenté une action en dommages-intérêts fondée sur la Family Compensation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 120 et ses modifications, à la suite du décès de son mari, Edwin Andrew Fontaine.

3 Le 9 novembre 1990, Edwin Andrew Fontaine («Fontaine») et Larry John Loewen («Loewen») sont partis de Surrey, en Colombie-Britannique, pour aller chasser durant la fin de semaine. Ils devaient revenir le 12 novembre 1990, mais ils ont été portés disparus plus tard ce jour‑là. Leurs corps ont été retrouvés le 24 janvier 1991 dans le camion lourdement endommagé de Loewen («le véhicule»), qui gisait dans le ruisseau Nicolum près de la route 3 (à environ sept kilomètres à l’est de Hope en Colombie‑Britannique). Personne n’a été témoin de l’accident et personne ne sait exactement quand ni comment il s’est produit.

4 Le temps était mauvais durant la fin de semaine où les hommes ont été portés disparus. Entre 22 h, le 8 novembre, et 22 h, le 10 novembre 1990, il est tombé environ 328 mm de pluie dans la région de la station météorologique de Hope. Trois routes mènent à l’extérieur de Hope. La route 1 était coupée par suite d’un important glissement de terrain, la route 3 était fermée parce qu’un gros ponceau avait été emporté par les eaux, et deux ponts sur la route 5 étaient fermés à cause d’une crue importante de la rivière qui risquait d’en endommager les infrastructures.

5 Les enquêteurs de la police ont conclu qu’au moment de l’accident le véhicule roulait vers l’ouest sur la route 3 et qu’il a quitté la chaussée à environ 10 mètres à l’est de l’entrée d’une halte routière. Il a ensuite dévalé un terrassement empierré et est tombé dans les eaux en crue du ruisseau Nicolum pour être ensuite emporté par le courant. Le véhicule a quitté la route à une vitesse suffisante pour se frayer un chemin à travers des aulnes de petite taille. Loewen a été retrouvé, la ceinture de sécurité bouclée, sur le siège du conducteur.

6 Un policier a témoigné qu’au moment présumé de l’accident le ruisseau Nicolum était en crue et que, à l’endroit probable de l’accident, l’eau avait monté jusqu’à deux tiers de mètre du bord de la route 3. Un vent [traduction] «très fort», accompagné d’une pluie torrentielle, soufflait.

7 Le policier a également témoigné qu’il y avait une dépression à l’endroit où l’on croit que le véhicule a quitté la route. En cas de pluie abondante, de 12,5 à 38 mm d’eau peut s’accumuler dans cette dépression. À son avis, le conducteur qui se dirigerait en ligne droite à cet endroit ne risquerait probablement pas de perdre le contrôle. Toutefois, s’il devait soudainement changer de direction pour éviter la flaque d’eau, ou exécuter toute autre manœuvre subite, son véhicule pourrait faire de l’aquaplanage, surtout si ses pneus étaient usés. D’après le rapport de police, les deux pneus avant du véhicule étaient [traduction] «excessivement» usés, leur bande de roulement étant réduite à 4 mm et à 5 mm. Le policier a aussi témoigné que le flanc du pneu avant droit était coupé et la jante endommagée, ce qui tendait à indiquer que le pneu avait heurté une pierre ou un autre objet solide sur la chaussée. Selon lui, il était difficile de dire si une crevaison pouvait avoir entraîné une perte de contrôle et la sortie de route. Il a en outre reconnu que le conducteur pouvait avoir donné un coup de volant pour éviter un animal se trouvant sur la chaussée.

8 Le juge de première instance a conclu que la négligence n’avait pas été établie et a rejeté l’action. La Cour d’appel à la majorité a rejeté l’appel.

II. Historique des procédures judiciaires

Cour suprême de la Colombie-Britannique, [1994] B.C.J. No. 716 (QL) (le juge Boyd)

9 Le juge de première instance a conclu que l’appelante n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que la négligence du conducteur avait contribué aux blessures mortelles subies par Fontaine. Elle a estimé que le seul élément de preuve qui pouvait laisser croire qu’il y avait eu négligence était le fait que le véhicule avait quitté la route à une vitesse suffisante pour se frayer un chemin à travers des aulnes de petite taille et tomber dans le ruisseau. Toutefois, elle était d’avis qu’étant donné l’état de la route et le temps qu’il faisait, cette preuve était tout au plus neutre et n’indiquait pas que Loewen avait été négligent.

10 Elle a rejeté l’argument de l’appelante selon lequel le fait que le véhicule avait quitté la route constituait une preuve prima facie de la négligence du conducteur. Le juge de première instance a également statué que, même si c’était le cas, l’intimée avait réussi à donner, au sujet de l’accident, plusieurs explications qui pouvaient tout aussi bien indiquer l’absence de négligence. Il incombait toujours à la demanderesse d’établir la négligence, selon la prépondérance des probabilités. Le juge Boyd a décidé que l’on ne s’était pas acquitté de la charge de la preuve et elle a rejeté l’action.

Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1996), 22 B.C.L.R. (3d) 371

(1) Le juge Gibbs (avec l’appui du juge Proudfoot)

11 Le juge Gibbs a affirmé, au nom de la cour à la majorité, à la p. 376, que [traduction] «rien dans le véhicule ou à l’égard du véhicule ou des corps qui s’y trouvaient, ni aucun autre élément, n’indique qu’il y a eu négligence de la part du conducteur. Il est certes possible de conjecturer mais les conjectures ne dispensent pas le demandeur de la charge de preuve.» Il a ensuite établi une distinction entre la présente affaire et les nombreux précédents mentionnés par l’appelante, statuant que, dans chacun de ces précédents, il y avait des faits avérés qui permettaient de déduire l’existence de négligence, alors qu’il n’y en avait aucun en l’espèce.

12 Le juge Gibbs a décidé que, comme cela avait été le cas dans National Trust Co. c. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481, le juge de première instance avait conclu à l’existence d’explications susceptibles de laisser croire autant à l’existence qu’à l’absence de négligence. La maxime res ipsa loquitur ne s’appliquait donc pas, l’appelante avait la charge de la preuve et, comme elle ne s’en était pas acquittée, l’action échouait. De plus, il a considéré que cette maxime ne pouvait pas être invoquée parce que les circonstances ne relevaient pas de la définition reconnue de la maxime res ipsa loquitur, vu que l’état de la route et les conditions météorologiques à l’époque pertinente étaient tels qu’il était impossible de dire que l’accident était survenu [traduction] «dans le cours normal des choses» (p. 379).

13 Le juge Gibbs a souligné que le juge de première instance semblait avoir accordé peu de poids à la preuve d’usure excessive des pneus avant. Il a estimé qu’elle n’avait pas commis d’erreur à cet égard. Il était d’accord avec le juge de première instance pour dire que la demanderesse n’avait pas établi l’existence de négligence et il a rejeté l’appel.

(2) Le juge en chef McEachern, dissident

14 Le juge en chef McEachern a conclu que le juge de première instance aurait dû examiner l’argument de la négligence avancé par la demanderesse, en fonction de la jurisprudence reposant sur une preuve circonstancielle eu égard aux normes de preuve établies dans Gauthier & Co. c. The King, [1945] R.C.S. 143. Le Juge en chef a statué qu’une sortie de route dans les circonstances de la présente affaire tendait à prouver la négligence. À son avis, la tempête et ses conséquences n’étaient d’aucune utilité aux défendeurs, étant donné que, si la tempête avait rendu la conduite périlleuse, le conducteur était conscient des risques et aurait dû être plus prudent. En outre, l’usure des pneus avant, dont Loewen était responsable, augmentait les risques de la conduite pendant une tempête.

15 En l’absence d’autre explication, le juge en chef McEachern a conclu que le véhicule avait probablement quitté la route à cause de la négligence du conducteur. Il a aussi fait observer qu’il n’y avait aucune preuve que cet accident résultait de l’une ou l’autre des actions évoquées par le juge de première instance. Il a dit qu’il ressortait clairement de la jurisprudence que l’on ne pouvait pas, en l’absence de preuve, invoquer des causes possibles et il a conclu qu’il y avait lieu d’accueillir l’appel en application de la maxime res ipsa loquitur ou sans égard à celle-ci.

III. Les questions en litige

16 1. Dans quels cas la maxime res ipsa loquitur s’applique‑t-elle?

2. Quel est son effet lorsqu’elle est invoquée?

IV. Analyse

A. Dans quels cas la maxime res ipsa loquitur s’applique‑t‑elle?

17 Cette maxime qui signifie «la chose parle d’elle-même» est invoquée dans des affaires de négligence depuis plus d’un siècle. Dans Scott c. London and St. Katherine Docks Co. (1865), 3 H. & C. 596, 159 E.R. 665, aux pp. 596 et 667 respectivement, le juge en chef Erle a défini ce qui est devenu connu sous le nom de res ipsa loquitur:

[traduction] Il doit y avoir une preuve raisonnable de négligence.

Cependant, lorsque l’on démontre que la chose est sous la direction du défendeur ou de ses préposés, et que l’accident est de ceux qui ne se produisent pas dans le cours normal des choses si les responsables font preuve de diligence suffisante, il y a, en l’absence d’une explication de la part du défendeur, une preuve raisonnable que l’accident est imputable à un manque de diligence.

18 Ces éléments factuels ont depuis été reformulés (voir Clerk & Lindsell on Torts (13e éd. 1969), au par. 967, cité et approuvé dans Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225, à la p. 235, et Hellenius c. Lees, [1972] R.C.S. 165, à la p. 172):

[traduction] La règle s’applique (1) lorsque la chose qui a causé le dommage est uniquement sous la direction et le contrôle du défendeur, ou de quelqu’un dont il est responsable ou qu’il a le droit de diriger; (2) les circonstances sont telles que l’accident ne se serait pas produit s’il n’y avait pas eu négligence. Si ces deux conditions se rencontrent, il s’ensuit, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur ou la personne dont il est responsable a dû être négligent. Il existe cependant une autre condition de caractère négatif: (3) il ne doit exister aucune preuve quant aux causes ou aux circonstances de ce qui s’est produit. Si cette preuve-là existe, il ne convient pas de recourir à la règle res ipsa loquitur, car c’est sur cette preuve que la détermination de la question de négligence doit se fonder.

19 Pour que la maxime res ipsa loquitur s’applique, les circonstances de l’événement doivent permettre de déduire l’existence d’une négligence imputable au défendeur. La force ou la faiblesse de cette déduction dépendra des faits de l’affaire. Comme l’affirme Allen M. Linden, dans La responsabilité civile délictuelle (4e éd. 1988), à la p. 275, «[d]ans certaines situations, les faits soulèvent un soupçon de négligence; dans d’autres, ils accusent.»

20 Comme l’application de la maxime res ipsa loquitur dépend fortement des circonstances établies en preuve, il est impossible de préciser à l’avance les genres de cas où la maxime s’appliquera. L’application de la maxime res ipsa loquitur dans la jurisprudence peut guider quant aux cas où l’existence de négligence peut être déduite, mais elle ne permet pas d’établir des catégories définitives de cas où elle s’appliquera. On a décidé à maintes reprises que la preuve d’une sortie de route d’un véhicule permet de déduire l’existence de négligence. La question de savoir s’il en est ainsi dans un cas donné ne peut être tranchée qu’après avoir examiné les circonstances pertinentes de l’affaire.

21 Quand il existe une preuve directe quant à la façon dont un accident est survenu, l’affaire doit être tranchée en fonction de cette preuve seulement. K. M. Stanton affirme dans The Modern Law of Tort (1994), à la p. 76:

[traduction] La maxime res ipsa loquitur n’a pour effet d’établir l’existence de négligence qu’en absence d’explication de la cause de l’accident. Si les faits sont connus, les déductions ne sont pas permises et il incombe au tribunal d’examiner les faits et de décider s’ils révèlent que le demandeur s’est acquitté de la charge de la preuve qui lui incombait.

Voir aussi R. P. Balkin et J. L. R. Davis, dans Law of Torts (2e éd. 1996), à la p. 289; Lewis Klar, dans Tort Law (2e éd. 1996), à la p. 421.

22 Enfin, l’expression «dans le cours normal des choses» qu’on trouve dans l’extrait précité de la décision St. Katherine Docks a engendré une certaine confusion. D’aucuns ont affirmé que les circonstances elles-mêmes doivent être normales pour que la maxime res ipsa loquitur s’applique. Ce n’est pas nécessairement vrai. Il faut se demander si, compte tenu des circonstances particulières établies en preuve, l’accident se produirait normalement en l’absence de négligence. Ainsi, certaines circonstances peuvent être si extraordinaires ou inusitées qu’il est impossible de dire avec certitude ce qui se produirait normalement en présence de celles-ci. Dans de tels cas, la maxime res ipsa loquitur ne s’appliquera pas. Dans d’autres cas, il sera possible de produire un témoignage d’expert afin d’aider le juge des faits à comprendre ce qui se produirait normalement dans des circonstances données.

B. Effet de l’application de la maxime res ipsa loquitur

23 Comme dans toute affaire de négligence, le demandeur a la charge d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que ses blessures résultent de la négligence du défendeur. Invoquer la maxime res ipsa loquitur ne transfère pas la charge de la preuve au défendeur. Son application a plutôt l’effet décrit par John Sopinka, Sidney N. Lederman et Alan W. Bryant dans The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 81:

[traduction] Bien comprise, la maxime res ipsa loquitur signifie que la preuve circonstancielle constitue une preuve raisonnable de négligence. Par conséquent, le demandeur peut faire rejeter une demande de non‑lieu et le juge de première instance est tenu de donner des directives au jury sur la question de la négligence. Le jury peut, sans toutefois y être tenu, conclure à la négligence: une conclusion de fait acceptable. Si, à la fin des débats, il est tout aussi raisonnable de conclure à la négligence qu’à l’absence de négligence, le demandeur perd car c’est à lui qu’incombe la charge ultime sur ce point. Ainsi comprise, la maxime est superflue. Elle peut être considérée simplement comme un exemple de preuve circonstancielle.

24 Si le juge des faits décide de déduire l’existence de négligence à partir des circonstances, cela jouera en faveur du demandeur. La question de savoir si ce sera suffisant pour que le demandeur ait gain de cause dépendra de la force de la déduction effectuée et de l’explication fournie par le défendeur pour la réfuter. Si le défendeur donne une explication raisonnable qui est aussi compatible avec l’absence de négligence que la déduction fondée sur la maxime res ipsa loquitur l’est avec l’existence de négligence, cela a pour effet de neutraliser la déduction de l’existence de négligence et l’action du demandeur doit échouer. Ainsi, la force de l’explication que doit fournir le défendeur variera en fonction de la force de la déduction que le demandeur cherche à faire.

25 L’effet de la maxime res ipsa loquitur sur le plan de la procédure a été décrit de manière limpide par Cecil A. Wright, dans «Res Ipsa Loquitur» (Special Lectures of the Law Society of Upper Canada (1955), Evidence, aux pp. 103 à 136), et plus récemment résumé par Klar dans Tort Law, op. cit., aux pp. 423 et 424:

[traduction] Si le demandeur ne dispose d’aucune preuve directe ou positive qui puisse expliquer l’événement survenu et prouver que le défendeur a été négligent, une preuve circonstancielle appropriée, au sens de la maxime res ipsa loquitur, peut être produite. Si le défendeur présente, à cette étape des procédures, une demande de non‑lieu pour le motif que le demandeur n’a même pas produit de preuve prima facie à laquelle il peut répondre, l’effet pratique de la maxime entrera en jeu. Le tribunal devra décider si un juge des faits raisonnable pouvait déduire, de la preuve produite, l’existence de négligence de la part du défendeur. Autrement dit, un jury raisonnable pouvait-il conclure que, d’après ces faits, la maxime res ipsa loquitur s’applique? Dans l’affirmative, la demande de non‑lieu doit être rejetée. S’il n’était pas raisonnable de faire une telle déduction, la demande doit être accueillie. En d’autres termes, la maxime permet à tout le moins au demandeur d’éviter un non‑lieu.

Cela ne met cependant pas fin à l’affaire. Que doit faire à ce moment-là le défendeur, si tant est qu’il doive agir? En théorie, s’il s’agit d’un procès devant un juge et un jury, il n’a toujours pas à faire quoi que ce soit. Bien que le juge ait décidé qu’en droit le juge des faits ne commettrait pas d’erreur s’il statuait en faveur du demandeur sur la foi de la preuve circonstancielle produite, il appartient toujours au jury de décider s’il est suffisamment convaincu par cette preuve. Autrement dit, le juge a décidé qu’en droit la maxime peut s’appliquer. La question de savoir si elle s’applique est une question de fait qui relève du jury. Celui‑ci peut donc décider que, même en dépit de l’omission du défendeur de produire une preuve, on ne devrait pas accorder à la preuve circonstancielle un poids suffisant pour que l’obligation du demandeur s’en trouve acquittée. En conséquence, même si un défendeur a décidé de ne produire aucune preuve, le juge, s’il s’agit d’un procès devant un juge et un jury, ne devrait pas dessaisir le jury et inscrire un jugement en faveur du demandeur, ni ordonner au jury de rendre un verdict en faveur de ce dernier. Il incombe au juge de déterminer si la maxime peut s’appliquer, mais il appartient au jury de décider si elle s’applique effectivement.

26 Quelle que soit la valeur que la maxime res ipsa loquitur a pu avoir dans le passé, elle ne l’a plus maintenant. Diverses tentatives d’appliquer cette prétendue règle ont été plus déroutantes qu’utiles. Son utilisation a été limitée aux cas où les faits permettaient de déduire la négligence et où on ne disposait d’aucune autre explication raisonnable de l’accident. Vu cet usage restreint, il est quelque peu exagéré de le qualifier de règle de droit.

27 Il semblerait que le droit s’en porterait mieux si la maxime était tenue pour périmée et n’était plus utilisée comme une notion distincte dans les actions pour négligence. Après tout, elle ne représentait rien de plus qu’une tentative de traiter de la preuve circonstancielle. Il est plus logique que le juge des faits traite de cette preuve en la soupesant en fonction de la preuve directe, s’il en est, pour décider si le demandeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de la négligence du défendeur. Une fois que le demandeur a fait cela, le défendeur doit produire une preuve réfutant celle du demandeur, sans quoi ce dernier aura nécessairement gain de cause.

C. Application à la présente affaire

28 En l’espèce, le juge de première instance devait examiner s’il y avait une preuve directe qui permettait de déterminer la cause de l’accident ou, à défaut d’une telle preuve, s’il y avait une preuve circonstancielle qui permettait de déduire que l’accident était imputable à la négligence de Loewen.

29 Le juge de première instance a conclu que la seule preuve possible de négligence de la part de Loewen résidait dans le fait que le véhicule avait quitté la route à une vitesse suffisante pour se frayer un chemin à travers quelques petits arbres. Elle a conclu que, dans le contexte des autres éléments de preuve concernant l’état de la route et les conditions météorologiques, il s’agissait tout au plus d’une preuve neutre qui n’indiquait aucune négligence de la part de Loewen. Cette conclusion n’était pas déraisonnable compte tenu de la preuve, laquelle établissait tout au plus que le véhicule avançait au moment de l’accident, et n’indiquait pas qu’il se déplaçait à une vitesse excessive.

30 Il y avait une preuve que les pneus avant du véhicule étaient «excessivement usés». À propos de cette preuve, le juge Gibbs a affirmé, au nom de la Cour d’appel à la majorité (à la p. 379):

[traduction] La situation a été exposée ainsi dans un rapport d’enquête: «Les pneus avant étaient excessivement usés, la bande de roulement du pneu gauche étant réduite à 4 mm, et celle du pneu droit, à 5 mm». L’auteur du rapport n’a pas été assigné comme témoin. La preuve ne révèle pas si le témoin interrogé au sujet de l’effet de l’usure «excessive» avait lui-même mesuré les pneus et observé l’usure. Il n’y avait aucune preuve indiquant où la mesure avait été prise sur les pneus, ou encore si les pneus étaient usés uniformément. Ce qui est peut-être plus important, il n’y avait aucune preuve indiquant quelle serait l’épaisseur de la bande de roulement d’un pneu neuf de la même marque et du même modèle, quelle que soit la marque ou le modèle. Il n’y avait donc aucune norme à laquelle pouvaient être comparés les 4 mm et 5 mm mesurés, ni aucun moyen pour le tribunal d’interpréter objectivement la description subjective que l’observateur avait faite de l’usure «excessive».

Compte tenu de ces lacunes de la preuve, je suis d’accord avec le juge Gibbs pour dire que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en attribuant apparemment une valeur négligeable à cette preuve.

31 Il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles la preuve circonstancielle en l’espèce ne permet pas à la demanderesse de s’acquitter de son obligation. Bien des circonstances de l’accident, dont la date, l’heure et le lieu précis, sont inconnues. Quoique l’on ait tenu pour acquis, en l’espèce, que l’accident était survenu durant la fin de semaine du 9 novembre 1990, ce n’est là qu’une hypothèse. La preuve, s’il en est, qui permettrait de déduire l’existence de négligence est minime.

32 De même, le juge de première instance disposait d’une preuve qu’un vent très fort, accompagné d’une pluie torrentielle, soufflait au moment présumé de l’accident. Même s’il est vrai que de telles conditions météorologiques forcent les conducteurs à être plus prudents, l’expérience humaine confirme que, lorsque les conditions météorologiques sont très mauvaises, les accidents et les sorties de route sont plus susceptibles de survenir, peu importe la prudence dont font preuve les conducteurs. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu de conclure que l’accident ne serait pas survenu normalement en l’absence de négligence.

33 Si une déduction de négligence était possible dans ces circonstances, elle serait atténuée. Le juge de première instance a statué que la défense avait réussi à donner d’autres explications de la façon dont l’accident pouvait être survenu sans qu’il y ait eu négligence de la part de Loewen. La plupart des explications offertes par les défendeurs étaient fondées sur la preuve et étaient suffisantes pour neutraliser toute déduction que la preuve circonstancielle pouvait permettre de faire. La conclusion du juge de première instance n’était pas déraisonnable et ne devrait pas être modifiée en appel.

34 Il appartient au juge de première instance d’établir les faits et d’en tirer des conclusions en matière de preuve, et une cour d’appel ne doit modifier les conclusions du juge de première instance sur des questions de fait que si celui­‑ci a commis une erreur manifeste ou dominante: voir Toneguzzo-Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114, à la p. 121, le juge McLachlin. Rien n’indique que le juge de première instance a commis une erreur manifeste ou dominante en l’espèce.

35 L’appelante a soutenu qu’il y a lieu de déduire l’existence de négligence chaque fois qu’un véhicule quitte la route dans le cadre d’un accident impliquant un seul véhicule. Cette simple proposition ne tient pas compte du fait que la possibilité de déduire l’existence de négligence dépend fortement des circonstances de chaque affaire: voir Gauthier & Co., précité, à la p. 150. La proposition de l’appelante assujettirait pratiquement le défendeur à une responsabilité stricte dans des cas comme la présente affaire.

V. Dispositif

36 Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant, en fonction de la preuve directe ou de la preuve circonstancielle, ou des deux à la fois, que la demanderesse n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’accident était imputable à la négligence de Loewen. Le pourvoi est donc rejeté avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l’appelante: Swinton & Company, Vancouver.

Procureurs de l’intimée: Ladner Downs, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 1 R.C.S. 424 ?
Date de la décision : 19/03/1998
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Res ipsa loquitur - Preuve circonstancielle - Date, heure et lieu précis d’un accident de la route non connus - Intempérie et mauvais état de la route au moment présumé de l’accident - La maxime res ipsa loquitur s’applique-t-elle et, dans l’affirmative, quel est son effet?.

L’appelante a intenté une action en dommages-intérêts à la suite du décès de son mari qui a été retrouvé plusieurs semaines après son retour prévu d’une partie de chasse. Son corps et celui de son compagnon de chasse (qui était encore retenu au siège du conducteur par sa ceinture de sécurité) gisaient dans le camion lourdement endommagé de ce dernier, qui avait été emporté par les eaux en crue d’un ruisseau longeant une route de montagne. Personne n’avait été témoin de l’accident et personne ne savait exactement quand il s’est produit. Pendant la fin de semaine où ils étaient partis à la chasse, il avait plu abondamment près de l’endroit où est survenu l’accident, et trois routes du secteur étaient fermées à cause de problèmes dus au mauvais temps. Le juge de première instance a conclu que la négligence du conducteur n’avait pas été établie et a rejeté l’action de l’appelante. L’appel interjeté devant la Cour d’appel a été rejeté. Il s’agit, en l’espèce, de déterminer dans quels cas s’applique la maxime res ipsa loquitur et quel est son effet lorsqu’elle est invoquée.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Étant donné que diverses tentatives d’appliquer la maxime res ipsa loquitur ont été plus déroutantes qu’utiles, le droit s’en portera mieux si la maxime est tenue pour périmée et n’est plus utilisée comme une notion distincte dans les actions pour négligence. Son utilisation avait été limitée aux cas où les faits permettaient de déduire la négligence et où on ne disposait d’aucune autre explication raisonnable de l’accident. Il est plus logique que le juge des faits traite de la preuve circonstancielle dont la maxime tentait de traiter, en la soupesant en fonction de la preuve directe, s’il en est, pour décider si le demandeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de la négligence du défendeur. Si une telle preuve est établie, le demandeur aura gain de cause à moins que le défendeur ne produise une preuve réfutant celle du demandeur.

La preuve circonstancielle en l’espèce ne permettait pas à la demanderesse de s’acquitter de son obligation. Bien des circonstances de l’accident, dont la date, l’heure et le lieu précis, étaient inconnues. La preuve, s’il en est, qui aurait permis de déduire l’existence de négligence était minime. Même si les conditions météorologiques très mauvaises forcent les conducteurs à être plus prudents, l’expérience humaine confirme qu’en pareil cas les accidents et les sorties de route sont plus susceptibles de survenir, peu importe la prudence dont font preuve les conducteurs. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu de conclure que l’accident ne serait pas survenu normalement en l’absence de négligence. Toute déduction de négligence qui pourrait alors être faite serait atténuée. La plupart des explications offertes par les défendeurs étaient fondées sur la preuve et étaient suffisantes pour neutraliser toute déduction que la preuve circonstancielle pouvait permettre de faire. La conclusion du juge de première instance, selon laquelle la défense avait réussi à donner d’autres explications de la façon dont l’accident pouvait être survenu sans qu’il y ait eu négligence de la part du conducteur, n’était pas déraisonnable et ne devrait pas être modifiée en appel.


Parties
Demandeurs : Fontaine
Défendeurs : Colombie-Britannique (Official Administrator)

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: National Trust Co. c. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481
Gauthier & Co. c. The King, [1945] R.C.S. 143
Scott c. London and St. Katherine Docks Co. (1865), 3 H. & C. 596, 159 E.R. 665
Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225
Hellenius c. Lees, [1972] R.C.S. 165
Toneguzzo‑Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114.
Lois et règlements cités
Family Compensation Act, R.S.B.C. 1979, ch.120.
Doctrine citée
Balkin, Rosalie P., and J. L. R. Davis. Law of Torts, 2nd ed. Sydney: Butterworths, 1996.
Clerk, John Frederic, and William Harry Barber Lindsell. Clerk & Lindsell on Torts, 13th ed. Common Law Library No. 3. London: Sweet & Maxwell, 1969.
Klar, Lewis N. Tort Law, 2nd ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1996.
Linden, Allen M. La responsabilité civile délictuelle, 4e éd. Cowansville, Qué.: Yvon Blais, 1988.
Sopinka, John, Sidney N. Lederman and Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada. Toronto: Butterworths, 1992.
Stanton, K. M. The Modern Law of Tort. London: Sweet & Maxwell, 1994.
Wright, Cecil A. «Res Ipsa Loquitur», in Special Lectures of the Law Society of Upper Canada (1955), Evidence. Toronto: Richard de Boo, 1979, 103.

Proposition de citation de la décision: Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator), [1998] 1 R.C.S. 424 (19 mars 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-03-19;.1998..1.r.c.s..424 ?
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