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09/07/1998 | CANADA | N°[1998]_2_R.C.S._109

Canada | R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109 (9 juillet 1998)


R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109

Stéphane Ménard Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Ménard

No du greffe: 25707.

1998: 26 mars; 1998: 9 juillet.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

Droit criminel -- Exposé au jury -- Preuve relative au comportement postérieur à l’infraction -- Le juge du procès aurait-il dû donner comme directive au jury d’appliquer la norme de preuve hors de tout doute

raisonnable à la preuve relative au comportement de l’accusé après l’infraction?

Droit criminel -- Exposé au jury -- Présentati...

R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109

Stéphane Ménard Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Ménard

No du greffe: 25707.

1998: 26 mars; 1998: 9 juillet.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

Droit criminel -- Exposé au jury -- Preuve relative au comportement postérieur à l’infraction -- Le juge du procès aurait-il dû donner comme directive au jury d’appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à la preuve relative au comportement de l’accusé après l’infraction?

Droit criminel -- Exposé au jury -- Présentation -- Répartition en plusieurs tranches de l’exposé au jury au cours du procès -- Remise des transcriptions de l’exposé au jury -- La présentation de l’exposé au jury ou la distribution des transcriptions ont-elles donné lieu à une erreur justifiant annulation?

L’accusé a été inculpé de meurtre au deuxième degré, et la seule question en litige au procès était celle de savoir si c’était lui qui avait assassiné la victime. La preuve recueillie contre l’accusé était en grande partie circonstancielle et comprenait notamment des éléments de preuve indiquant qu’il avait fait de fausses déclarations à la police après le meurtre, avait essayé de se débarrasser de l’automobile tachée de sang de la victime ainsi que de ses propres vêtements tachés de sang, et avait tenté de s’enfuir des lieux où il avait caché ces éléments de preuve. Au cours de son témoignage, l’accusé a prétendu qu’il n’avait agi ainsi que parce qu’il craignait qu’on établisse un lien entre lui et des biens volés; il a nié toute participation au meurtre. Le juge du procès a donné ses directives par tranches tout au long du procès et il a remis au jury des transcriptions écrites des diverses parties de son exposé au fur et à mesure qu’il le donnait. L’accusé a été déclaré coupable et la Cour d’appel a confirmé la déclaration de culpabilité. Le présent pourvoi soulève deux questions principales: (1) Le juge du procès aurait-il dû donner comme directive au jury de ne pas conclure à la culpabilité de l’accusé à partir de son comportement postérieur à l’infraction à moins d’être convaincu hors de tout doute raisonnable que son comportement était motivé par une conscience de culpabilité à l’égard du meurtre de la victime et non par un autre facteur? (2) Le juge du procès a-t-il commis une erreur justifiant annulation en donnant ses directives au jury par tranches, oralement et par écrit, tout au long du procès plutôt qu’à la clôture de la preuve et des plaidoiries?

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

La norme de preuve hors de tout doute raisonnable ne s’applique qu’à l’égard du verdict final de culpabilité ou de non-culpabilité, et non aux éléments ou aux catégories de preuve considérés individuellement. Aucun principe ne justifie la création d’une exception à cette règle en ce qui concerne la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, en particulier lorsqu’une telle preuve peut recevoir des interprétations opposées et n’est pas, en soi, essentielle à la détermination de la question fondamentale. À cet égard, l’exposé du juge du procès respecte les principes applicables. Si le juge du procès avait dès le début donné comme directive au jury d’appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, il aurait commis une erreur.

La présentation de l’exposé est discrétionnaire. L’essentiel, c’est qu’à la fin de l’exposé les jurés comprennent la nature de leur tâche et que les directives données leur fournissent toute l’aide nécessaire pour s’en acquitter. Même si les mesures innovatrices prises par le juge du procès étaient destinées à clarifier l’ensemble de ses directives, certains aspects de l’exposé au jury soulèvent des questions sérieuses. La remise de transcriptions, même si elle ne constitue pas en soi une erreur, peut facilement donner lieu à une erreur justifiant annulation dans le cas où le jury ne reçoit par écrit qu’une partie seulement des directives du juge du procès. Tout juge du procès adoptant une telle façon de procéder doit s’assurer que l’exposé en entier est fourni au jury sous forme claire et lisible, et que tous les membres du jury sont en mesure de lire les documents. De même, le fait pour le juge de donner ses directives au jury par tranches tout au long du procès ne constitue pas nécessairement une erreur mais cela augmente le risque que des exposés erronés du droit faits au début de l’instruction ou des directives qui n’ont finalement rien à voir avec les éléments de preuve qui sont présentés puissent semer la confusion dans l’esprit des jurés. Lorsque l’exposé au jury est fait en plusieurs étapes au cours du procès, il devient singulièrement plus difficile de corriger les erreurs que le juge du procès a pu commettre au cours des étapes précédentes. En l’espèce, le juge du procès a commis une erreur dans ses directives préliminaires relatives aux règles de droit substantiel applicables au meurtre, mais cette erreur ne justifiait pas l’annulation de la déclaration de culpabilité de l’accusé car la question du meurtre n’était pas un point litigieux au procès. En outre, la deuxième partie de l’exposé avait une portée trop large puisqu’il était question de l’utilisation des déclarations antérieures incompatibles d’un accusé même si l’on ne savait pas si l’accusé témoignerait, et encore moins si sa déposition serait confrontée avec ses déclarations antérieures. Le juge du procès a corrigé ce problème dans son exposé final en demandant au jury de ne pas tenir compte des commentaires qu’il avait faits au sujet des déclarations antérieures incompatibles d’un accusé. Enfin, il convient de faire remarquer que même si l’on présume que le jury a suivi les directives du juge du procès et a relu les transcriptions écrites concernant les principes fondamentaux que sont le doute raisonnable, la présomption d’innocence et la charge de la preuve, il aurait été préférable que le juge du procès répète cette partie de ses directives afin de s’assurer que le jury commence ses délibérations en ayant ces principes frais à l’esprit. En dépit de ces critiques, l’exposé envisagé dans son ensemble eu regard aux circonstances de la présente espèce n’a pas entraîné d’erreur judiciaire.

Jurisprudence

Arrêts appliqués: R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72, conf. (1996), 108 C.C.C. (3d) 1; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; arrêt non suivi: R. c. Court (1995), 99 C.C.C. (3d) 237; arrêts mentionnés: R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633; R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; Cathro c. The Queen, [1956] R.C.S. 101.

Lois et règlements cités

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 229.

Doctrine citée

Soublière, Hector. «Instructing the jury: A plea for better trials», Law Times, vol. 6, No. 36, October 30 - November 5, 1995, p. 6.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1996), 108 C.C.C. (3d) 424, 29 O.R. (3d) 772, 92 O.A.C. 43, [1996] O.J. No. 2453 (QL), qui a rejeté l’appel formé par l’accusé contre sa déclaration de culpabilité pour meurtre au deuxième degré. Pourvoi rejeté.

Clayton C. Ruby et Jill Copeland, pour l’appelant.

Gary T. Trotter et Trevor Shaw, pour l’intimée.

//Le juge Major//

Version française du jugement de la Cour rendu par

1. Le juge Major — L’appelant, Stéphane Ménard, a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré par suite du décès d’Octavio Velasquez, un chauffeur de taxi de Montréal. La preuve recueillie contre Ménard était en grande partie circonstancielle et comprenait notamment des éléments de preuve indiquant que Ménard avait fait de fausses déclarations à la police après le meurtre, avait essayé de se débarrasser de l’automobile tachée de sang de la victime ainsi que de ses propres vêtements tachés de sang, et avait tenté de s’enfuir des lieux où il avait caché ces éléments de preuve. Au procès, Ménard a prétendu qu’il n’avait agi ainsi que parce qu’il craignait qu’on établisse un lien entre lui et des biens volés; il a nié avoir quoi que ce soit à faire avec le meurtre.

2. Le présent pourvoi soulève deux questions principales. La première est celle de savoir si le juge du procès aurait dû donner comme directive au jury de ne pas conclure à la culpabilité de Ménard à partir de son comportement postérieur à l’infraction à moins d’être convaincu hors de tout doute raisonnable que son comportement était motivé par la conscience de sa culpabilité pour le meurtre de Velasquez et non par un autre facteur. Cette question est examinée dans l’arrêt R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72, qui est rendu en même temps que la décision sur le présent pourvoi. La seconde question concerne la présentation de l’exposé du juge au jury. L’appelant soutient que le juge du procès a commis une erreur justifiant annulation en donnant ses directives au jury par tranches, oralement et par écrit, tout au long du procès plutôt qu’à la clôture de la preuve et des plaidoiries.

I. Les faits

3. Le 12 avril 1991, un taxi de Montréal est trouvé immergé dans les eaux de la rivière Madawaska près d’Arnprior (Ontario). Le corps du chauffeur de taxi, Octavio Velasquez, n’est découvert que deux mois plus tard dans un endroit isolé, quelques kilomètres plus loin. L’autopsie révèle que Velasquez est mort des suites des blessures infligées par de multiples coups de couteau au dos. Il est indubitable que Velasquez a été victime d’un meurtre; la seule question en litige au procès est celle de savoir si Ménard est l’auteur du meurtre.

4. Vers 14 h, le 12 avril, Jack Schultz, qui travaille à la station de traitement d’eau potable d’Arnprior, a vu un taxi qui roulait près de la rivière Madawaska et, quelques minutes plus tard, il a entendu un bruit d’éclaboussement. S’approchant de la rive, il a vu une automobile s’enfonçant dans l’eau et il a aperçu l’appelant qui se tenait tout près avec un sac marin et un paquet de vêtements blancs. Schultz a appelé la police qui est arrivée environ trois minutes plus tard.

5. L’agent Nicholas de la Police provinciale de l’Ontario a vu le taxi qui était partiellement immergé et Ménard qui se tapissait au sommet d’une colline. Il a demandé à Ménard de descendre, et il a commencé à l’interroger sur ce qui s’était passé. Ménard a déclaré qu’il faisait de l’auto‑stop à partir d’Ottawa et qu’il était monté dans la voiture d’un homme prénommé Phil, qui buvait de l’alcool et conduisait [traduction] «comme un fou». Phil aurait arrêté la voiture au sommet de la colline surplombant la rivière, aurait dit à l’appelant [traduction] «[l]e voyage s’arrête ici, sors de la voiture», et aurait ensuite poussé la voiture dans les eaux de la rivière avant de s’enfuir. Ménard a donné une description de Phil et a indiqué la direction dans laquelle il se serait enfui à pied.

6. D’autres policiers sont rapidement arrivés sur les lieux. Ils ont examiné l’endroit où l’automobile s’est enfoncée dans l’eau et ont relevé des traces de pas qui n’allaient pas dans la direction qu’aurait prise Phil pour s’enfuir des lieux. Les policiers ont grimpé jusqu’à l’endroit où s’était tapi l’appelant et y ont trouvé un paquet de vêtements mouillés, c’est‑à‑dire un trench‑coat blanc, un jeans, des bas et des bottes noires. Le manteau et le jeans étaient tachés de sang. Dans une poche du jeans, l’agent Nicholas a trouvé une page de grand livre portant le nom de Ménard et provenant d’une coopérative militaire de crédit. Il a demandé à Ménard à qui appartenaient les vêtements mouillés. Ménard a tout d’abord affirmé qu’il s’agissait des vêtements de Phil; toutefois, lorsqu’on lui a présenté la page du grand livre, il a reconnu que le jeans était le sien, mais il a continué d’affirmer que le reste des vêtements appartenaient à Phil. L’agent Nicholas a arrêté Ménard pour possession d’une automobile volée.

7. Lorsque le taxi a été retiré de la rivière, on a constaté la présence de taches de sang sur le siège et l’appui‑tête du conducteur de même que sur le plancher autour du siège du conducteur. Les tests de laboratoire ont révélé que ces taches étaient compatibles avec le groupe sanguin de la victime, que l’on ne retrouve que dans environ 0,83 pour cent de la population. On a également trouvé des taches compatibles avec le groupe sanguin de la victime sur le jeans de Ménard et sur les autres vêtements retrouvés sur la colline où Ménard se tapissait, de même que sur les sous‑vêtements que Ménard avait dans son sac marin. Il y avait aussi une quarantaine d’éclaboussures sur l’envers de la casquette réversible que Ménard transportait dans sa poche. Un couteau à manche noir, dans son étui, a été récupéré dans la rivière près de l’endroit où le taxi a été trouvé. Aucune preuve médico‑légale n’a été produite pour relier le couteau à l’appelant.

8. Après que le corps d’Octavio Velasquez eut été découvert le 9 juin 1991, l’agent Nicholas a prélevé des échantillons du sol à l’endroit où le corps a été trouvé. Il a aussi prélevé des échantillons du sol à l’endroit où les vêtements mouillés ont été trouvés et où le taxi est entré dans la rivière. Ces divers échantillons ont été analysés par un géologue chargé d’expertises en matière légale, William Graves, qui a aussi examiné les particules recueillies par brossage sur les bottes de Ménard. On a conclu qu’il était impossible de distinguer une partie de ces particules des échantillons du sol prélevés à l’endroit où le corps a été retrouvé.

9. Outre cette preuve circonstancielle, le ministère public a aussi produit une preuve d’identification provenant de divers automobilistes qui ont affirmé avoir vu un taxi de Montréal circuler sur l’autoroute entre Montréal et Ottawa. Un seul de ces témoins, Sidney Ritchie, a affirmé que Ménard se trouvait dans le taxi avec la victime. Le témoignage de Ritchie a été contesté au procès pour le motif que ce dernier n’avait pas reconnu l’appelant parmi les individus dont les photos lui avaient été montrées et qu’il n’avait été en mesure de faire une identification formelle qu’à l’enquête préliminaire, lorsque l’appelant était la seule personne présente dans la pièce à l’exception des avocats et du personnel du tribunal. De plus, Ritchie avait été informé à ce moment‑là que l’appelant était la personne inculpée du meurtre.

10. À son procès, Ménard donne une version des faits différente de celle qu’il a faite à l’agent Nicholas au moment de son arrestation. Il a déclaré dans son témoignage qu’il faisait de l’auto‑stop à partir de Montréal lorsque Phil, qui conduisait un taxi Co‑op de Montréal, l’a pris à son bord. Phil aurait conduit le taxi pendant cinq ou dix minutes, se serait ensuite immobilisé sur le côté de la route, aurait dit à l’appelant de garder l’automobile, et serait parti dans une autre automobile qui s’était arrêtée derrière le taxi. Lorsque Phil est descendu du taxi, Ménard aurait remarqué que son dos était taché de sang et qu’une tache brune était également visible sur le siège du conducteur. Ménard a déclaré dans son témoignage qu’il avait présumé que Phil avait volé l’automobile; il s’est néanmoins installé dans le siège du conducteur et a pris la route parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre. Après avoir roulé pendant une courte période, il se serait arrêté dans le stationnement d’un centre commercial et aurait conclu qu’il avait pris une mauvaise décision. Ses propres vêtements étaient désormais tachés parce qu’il s’était assis dans le siège du conducteur et il était nerveux parce qu’il était en possession du taxi. Il a décidé de se débarrasser du véhicule et il l’a poussé dans la rivière Madawaska qui était tout près. Ménard a admis qu’il avait tout d’abord menti à l’agent Nicholas au sujet du propriétaire des vêtements tachés de sang et de la personne qui avait poussé le taxi dans la rivière, mais il a déclaré dans son témoignage qu’il avait agi ainsi parce qu’il était pris de panique.

II. Les décisions des juridictions inférieures

A. La Cour de l’Ontario (Division générale)

11. Le juge du procès a donné ses directives au jury en quatre parties. Au début du procès, il a fait un exposé au cours duquel il a décrit le déroulement de la procédure et a expliqué des principes fondamentaux de la preuve tels la présomption d’innocence et la charge de la preuve. Outre ces questions préliminaires, il a aussi exposé au jury les règles de droit substantiel applicables au meurtre. Avant de le faire, il a toutefois insisté sur le fait que la preuve n’avait pas encore été présentée en l’espèce et qu’il devrait peut‑être modifier ses directives ultérieurement. Il a dit:

[traduction] Je vais vous exposer brièvement le droit applicable à l’infraction dont il est question en l’espèce. Je signale que, dans la plupart des procès, cela n’est fait qu’à la clôture de la preuve au moment de l’exposé du juge du procès. Je pense que votre tâche devient plus difficile si vous ne savez pas dès le départ quelles sont les règles de droit.

Je veux aussi que vous vous rendiez compte d’un autre fait: en ce qui concerne la preuve et les faits de la présente espèce, je n’en sais pas plus que vous. Je ne savais rien de la présente affaire jusqu’à ce matin. Je n’en sais vraiment pas grand‑chose. Je vous donne donc des directives sur le droit sans avoir eu le bénéfice d’entendre la preuve et les témoignages. Il se peut qu’une fois le procès terminé et la preuve entendue, je désire modifier certaines de mes directives à cet égard ou encore, les compléter ou les réviser. Le cas échéant, souvenez‑vous en et je vous le rappellerai dans mon exposé final. Évidemment, dans un tel cas, vous devrez vous conformer à mes commentaires finals.

Le juge du procès a ensuite fait état de l’acte d’accusation et a donné ses directives au jury à l’égard de la définition du meurtre aux termes de l’art. 229 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Ce faisant, il a examiné l’élément dit «objectif» de la responsabilité aux termes de l’al. 229c) du Code criminel; les parties reconnaissent que cette partie de la directive était erronée puisque l’al. 229c) avait été invalidé par notre Cour trois ans plus tôt dans l’arrêt R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633. Le juge a ensuite remis aux membres du jury une transcription de son exposé initial.

12. Des directives supplémentaires ont été données au jury à deux reprises au cours de la preuve. Il s’agissait dans le premier cas d’une directive détaillée concernant l’utilisation des déclarations antérieures incompatibles. Cette directive a été donnée après le contre‑interrogatoire du témoin oculaire Ritchie, auquel on a rappelé pendant qu’il était à la barre son témoignage à l’enquête préliminaire. Dans le deuxième cas, la directive concernait l’utilisation de la preuve de condamnations antérieures; cette directive a été donnée après le contre‑interrogatoire de Ménard, qui a été interrogé sur ses antécédents criminels. Comme pour l’exposé initial, ces deux directives ont ensuite été remises par écrit au jury.

13. À la clôture du procès, le juge a fait un bref exposé au cours duquel il a refusé de répéter ses directives antérieures, invitant plutôt les membres du jury à se reporter aux transcriptions. Il a dit:

[traduction] Mon seul commentaire est le suivant: commencez vos délibérations en les relisant pour qu’elles soient fraîches à votre mémoire, en particulier les suivantes: un, vous êtes les seuls juges des faits; deux, soyez impartiaux; trois, la charge de la preuve incombe au ministère public et il existe une présomption d’innocence.

Le juge a apporté plusieurs corrections mineures à ses directives antérieures. Il a notamment recommandé au jury de ne pas tenir compte de ses remarques relatives aux déclarations antérieures incompatibles de l’accusé puisque cette question n’avait finalement pas été soulevée lors du procès. Il n’a cependant pas modifié son analyse des règles du droit substantiel applicables au meurtre, et il n’a pas non plus revu en détail les principes fondamentaux de la preuve qu’il avait énoncés dans son exposé initial. Le juge est ensuite passé à quelques «questions nouvelles». Il a passé en revue la preuve présentée dans l’affaire — en particulier, les dépositions des témoins oculaires et la preuve concernant le comportement de Ménard après l’infraction — et il a résumé brièvement les thèses fondamentales de la défense et du ministère public. Il n’a pas dit au jury d’appliquer une norme distincte, celle de la preuve hors de doute raisonnable, à la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction.

14. Des photocopies des notes manuscrites du juge ont été remises au jury pour la dernière partie de son exposé. Même s’il était plus difficile de lire ces copies que les transcriptions dactylographiées des parties précédentes des directives, elles étaient lisibles et contenaient pour l’essentiel tout ce que le juge avait dit de vive voix au jury. Le jury a rendu un verdict de culpabilité sur l’accusation de meurtre au deuxième degré.

B. La Cour d’appel de l’Ontario

15. L’appel interjeté par Ménard à l’encontre de sa déclaration de culpabilité a été rejeté par la Cour d’appel de l’Ontario: (1996), 108 C.C.C. (3d) 424 (les juges Arbour, Labrosse et Weiler). Divers moyens ont été invoqués en appel. En ce qui concerne la présentation de l’exposé au jury, Ménard a prétendu que le juge du procès avait commis une erreur en donnant ses directives par tranches tout au long du procès ainsi qu’en fournissant les transcriptions écrites des diverses parties de son exposé au fur et à mesure qu’il donnait ses directives. Le juge Arbour, qui a rédigé les motifs de la Cour d’appel, a critiqué ces pratiques mais a conclu qu’elles ne donnaient pas lieu à une erreur justifiant annulation. Plus précisément, elle a statué que, même si la remise des transcriptions aurait pu constituer une erreur fatale si le juge n’avait fourni qu’une partie écrite incomplète de ses directives, en l’espèce, le jury avait reçu toutes les directives par écrit. Quant à la répartition en plusieurs tranches de l’exposé au jury au cours du procès, la Cour d’appel a reconnu l’existence d’un danger plus grave, savoir qu’une erreur de droit faite au début de l’exposé pourrait ne jamais être dûment corrigée par la suite. Le juge Arbour a fait remarquer que le juge du procès a bel et bien fait une erreur de droit dans la première partie de son exposé lorsqu’il a examiné la définition du meurtre. Elle a toutefois conclu à la p. 432:

[traduction] . . . l’erreur était sans conséquence puisque la commission d’un meurtre n’a jamais fait de doute. L’affaire était simple. La seule question que le jury devait trancher était celle de savoir si c’était l’appelant qui avait assassiné le défunt.

La Cour d’appel a aussi fait remarquer que les directives données par le juge du procès au milieu de l’instruction portaient sur des questions qui n’ont finalement pas été soulevées dans l’affaire et pourraient avoir créé de la confusion dans l’esprit des membres du jury. Elle a toutefois statué encore une fois qu’il ne s’agissait pas d’une erreur justifiant annulation. Globalement, la Cour d’appel a conclu à la p. 433 que la démarche suivie par le juge du procès [traduction] «respectait les exigences essentielles d’un exposé au jury approprié» et n’avait pas entraîné d’erreur judiciaire.

16. Ménard a fait valoir deux objections quant au contenu de l’exposé au jury. Premièrement, il a soutenu que le juge du procès avait commis une erreur en ne faisant pas ressortir les faiblesses de la preuve d’identification présentée par le ministère public, en particulier la déposition du témoin oculaire Ritchie. La Cour d’appel a reconnu que [traduction] «le juge du procès aurait dû passer en revue cette preuve et s’étendre sur l’aspect inhabituel du témoignage de Ritchie» (p. 437). La cour a toutefois conclu que la preuve d’identification [traduction] «ne constituait qu’une petite partie de la preuve accablante présentée contre l’appelant» et que «même si cette preuve devait être entièrement écartée, le résultat de l’affaire serait [. . .] inévitablement le même» (p. 437).

17. Deuxièmement, Ménard a soutenu que le juge du procès avait commis une erreur en n’indiquant pas au jury, conformément à l’arrêt R. c. Court (1995), 99 C.C.C. (3d) 237 (C.A. Ont.), qu’il devait appliquer la norme de preuve en matière criminelle dans leur évaluation de la preuve relative au comportement de Ménard après l’infraction. La Cour d’appel a rejeté cet argument, soulignant que l’arrêt Court avait été infirmé dans l’arrêt R. c. White (1996), 108 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.). Le juge Arbour a dit à la p. 438:

[traduction] Le juge du procès a dit au jury qu’il devait décider si la preuve concernant les mensonges de l’appelant à la police, la dissimulation de l’automobile et des vêtements ainsi que la fuite dénotaient les efforts faits pour cacher son rôle dans le meurtre. Ce faisant, le juge du procès a indiqué que le jury devait tenir compte des explications données par l’appelant et décider, eu égard à l’ensemble de la preuve, si cette preuve indiquait la culpabilité ou la non‑culpabilité de l’accusé. Ne bénéficiant pas de la décision rendue dans Court and Monahan, le juge du procès n’a pas dit au jury qu’il devait être convaincu hors de tout doute raisonnable que cette preuve révélait une conscience de culpabilité. En fait, il n’a absolument pas parlé de la «conscience de culpabilité» et a simplement donné pour directive au jury de tirer de la preuve les conclusions qu’il jugerait appropriées compte tenu de l’ensemble des circonstances. Étant donné la décision de notre Cour dans R. c. White and Côté, précité, ce moyen d’appel doit aussi échouer.

18. Outre ces attaques dirigées contre l’exposé au jury, l’appelant a formulé trois autres moyens d’appel. Il a soutenu que le juge du procès avait commis une erreur en permettant que l’interrogatoire extrajudiciaire de William Graves, l’analyste des sols assigné comme témoin expert par le ministère public, soit mis en preuve au procès à la place de son témoignage. Le juge du procès avait accepté cet élément de preuve parce que Graves était trop malade pour témoigner et que l’interrogatoire avait été fait sous serment et avait fait l’objet d’un contre‑interrogatoire approfondi. Se fondant sur ces faits, le juge Arbour a statué au nom de la cour que le témoignage de Graves était admissible à titre d’exception à la règle du ouï‑dire, puisqu’il satisfaisait aux exigences de «fiabilité» et de «nécessité» formulées dans les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, et R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915.

19. Ménard a ensuite prétendu que le juge du procès avait commis une erreur en admettant une preuve détaillée concernant sa formation militaire, son appartenance antérieure au régiment aéroporté et sa connaissance des couteaux. Il a soutenu que le véritable objectif de cette preuve était d’attaquer sa moralité et de démontrer qu’il était [traduction] «une sorte de commando». Le juge Arbour a rejeté cet argument; elle a estimé que la preuve admise était pertinente quant à l’exposé des faits, et elle a conclu qu’elle ne pouvait avoir eu aucune influence préjudiciable sur la décision du jury de rendre un verdict de culpabilité.

20. Enfin, Ménard a fait valoir que, lors du contre‑interrogatoire sur ses antécédents criminels, l’avocat du ministère public avait abusivement tenté d’obtenir les détails d’une condamnation antérieure au lieu de se contenter de demander le type d’infraction, la date de la condamnation et la peine infligée. Le juge Arbour a reconnu qu’une telle attaque contre la crédibilité d’un accusé était grave et ne pouvait être admise, mais elle a néanmoins conclu encore une fois que, compte tenu de l’ensemble de la preuve, cela n’avait pas causé de préjudice trop grave ni entraîné d’erreur judiciaire. L’appel a été rejeté.

III. Les questions en litige

21. (1) La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en statuant que le juge du procès n’était pas tenu de donner des directives au jury en conformité avec l’arrêt Court, précité?

(2) La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en statuant que la présentation de l’exposé au jury en l’espèce n’a pas donné lieu à une erreur justifiant annulation?

IV. Analyse

A. Directive au jury concernant la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction

22. Ménard soutient, comme il l’a fait devant la Cour d’appel, que le juge du procès aurait dû dire au jury d’appliquer une norme de preuve distincte à la preuve relative aux mensonges, à la fuite et à la dissimulation. Plus précisément, il affirme que le juge aurait dû dire au jury qu’à moins qu’il ne soit convaincu hors de tout doute raisonnable que le comportement postérieur à l’infraction était motivé par la conscience de culpabilité du meurtre de Velasquez et non par un autre facteur, il ne pouvait tirer aucune conclusion de culpabilité à partir de ce comportement, et qu’il devait écarter cette preuve et examiner les autres éléments de preuve en l’espèce. Ménard invoque l’arrêt Court, précité. Rappelons que l’arrêt Court a été infirmé par la Cour d’appel de l’Ontario dans White, précité. Toutefois, Ménard prétend que la décision rendue dans White est erronée et que la Cour d’appel a commis une erreur en l’espèce en adoptant ses conclusions.

23. Cet argument est dénué de fondement. Notre Cour a entendu, en même temps que le présent pourvoi, le pourvoi interjeté dans l’affaire White et l’a rejeté. Les motifs de notre Cour dans l’arrêt White, qui sont rendus en même temps que la présente décision, confirment que la norme de preuve hors de tout doute raisonnable ne s’applique qu’à l’égard du verdict final de culpabilité ou de non‑culpabilité, et non aux éléments ou aux catégories de preuve considérés individuellement: voir R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345. L’arrêt White porte aussi qu’aucun principe ne justifie la création d’une exception à la règle formulée dans l’arrêt Morin quant à la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, en particulier lorsqu’une telle preuve peut recevoir des interprétations opposées et n’est pas, en soi, essentielle à la détermination des questions fondamentales. Notre Cour a conclu dans l’arrêt White, précité, aux par. 56 et 57:

Une grande partie de la confusion dans ce domaine du droit a pour origine la pratique qui consiste à caractériser la preuve relative à la fuite ou à la dissimulation en fonction de la conclusion que le ministère public cherche à en tirer, savoir l’existence de la «conscience de culpabilité» chez l’accusé. Cette conclusion, qui a une incidence très directe sur la question ultime de la culpabilité, ne peut valablement être tirée qu’à l’issue des délibérations du jury, une fois que tous les éléments de preuve ont été examinés. Différencier une telle preuve au début des délibérations et la soumettre à une analyse distincte selon la norme hors de tout doute raisonnable créent un problème logique et un risque très réel que le jury ne considère jamais la preuve dans son entier . . .

. . . Conformément à l’esprit de l’arrêt Morin, il est préférable de laisser tout simplement l’appréciation de la preuve relative à la fuite ou à la dissimulation se faire, mais de façon générale, à l’étape finale du regroupement de tous les éléments de preuve et de leur analyse en vue de déterminer s’ils établissent la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Comme je le mentionne précédemment, il y a un risque que le jury conclue trop rapidement, à partir de la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, que l’accusé est coupable. Cependant, le meilleur moyen dont dispose le juge du procès pour écarter ce danger est tout simplement de s’assurer que le jury sait que d’autres raisons sont susceptibles d’expliquer les actes de l’accusé et qu’il ne doit tirer sa conclusion finale quant à la signification du comportement de l’accusé qu’après avoir pris en considération l’ensemble de la preuve dans le cadre du déroulement normal de ses délibérations. Sous réserve de telles directives de prudence, il appartient aux membres du jury de tirer, en dernière analyse, les conclusions de leur choix à partir de la preuve présentée.

24. Tout comme dans l’arrêt White, la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction n’était dans le présent pourvoi que l’un des éléments de preuve recueillis contre l’appelant. Le ministère public a aussi produit des éléments de preuve visant à établir, notamment, qu’on avait vu Ménard sur l’autoroute dans le taxi de la victime et qu’au moment de son arrestation, ses vêtements étaient tachés du sang de la victime, ses bottes avaient des traces de sol correspondant au lieu où le corps de la victime avait été plus tard trouvé, et qu’il était en possession de l’automobile de la victime. Dans son exposé au jury, le juge du procès a souligné que la preuve concernant le comportement postérieur à l’infraction [traduction] «peut ou non indiquer la culpabilité» et n’était «que l’une des circonstances dont vous devez tenir compte». Après avoir revu les explications fournies par la défense relativement à chacun des éléments de cette preuve, il a conclu ce qui suit:

[traduction] C’est à vous qu’il incombe de déterminer si les présumées fausses déclarations, la dissimulation de la preuve et la fuite sont des tentatives de la part de l’accusé de cacher son rôle dans le meurtre. Rappelez‑vous que vous devez examiner ces éléments en tenant compte de tous les autres éléments de preuve, et que c’est en regard de l’ensemble de la preuve que vous devez décider si le ministère public a démontré sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

25. La directive qui précède respecte à tous les égards les exigences formulées dans l’arrêt Morin et les principes énoncés dans les motifs de notre Cour dans l’arrêt White. Si le juge du procès avait dès le début donné comme directive au jury d’appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, il aurait commis une erreur. En conséquence, ce moyen d’appel est rejeté.

B. Présentation de l’exposé au jury

26. La présentation de l’exposé au jury en l’espèce était assez inhabituelle. Notamment, le juge du procès s’est écarté de la pratique normalement suivie en examinant le droit substantiel dès l’ouverture du procès, en remettant des transcriptions de ses directives aux membres du jury et en refusant, à la clôture de l’instruction, de reprendre ses remarques préliminaires concernant les principes fondamentaux de la preuve. La Cour d’appel a exprimé des réserves au sujet de la présentation des directives du juge du procès, mais a statué qu’il n’y avait eu aucune erreur judiciaire dans les circonstances de l’espèce.

27. Je souscris à cette conclusion et je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel. Quelques commentaires généraux s’imposent toutefois quant à la structure de l’exposé au jury en l’espèce. Le Code criminel ne prescrit pas la manière suivant laquelle le juge du procès doit donner ses directives au jury. Au contraire, l’organisation de l’exposé au jury est une question de common law et, comme toute question relevant de la common law, elle est sujette aux changements apportés par les tribunaux de première instance et peut évoluer avec le temps. Il y a inévitablement certaines questions fondamentales sur lesquelles chaque exposé au jury doit porter; ces questions font l’objet de divers principes énoncés par notre Cour qui n’ont pas à être rappelés. Posons comme principe général que la présentation de l’exposé est discrétionnaire. Les juges du procès disposent d’une grande marge de man{oe}uvre en ce qui concerne la manière dont ils font leurs exposés aux jurys, et la structure de l’exposé peut varier d’une affaire à l’autre. Ce n’est pas un secret que des directives longues et détaillées à la clôture du procès peuvent embrouiller davantage qu’elles n’éclairent. On ne devrait pas dissuader les juges du procès de chercher, par l’adoption de nouvelles méthodes, à rendre leurs directives plus faciles à comprendre pour les membres du jury. L’essentiel, c’est qu’à la fin de l’exposé les membres du jury comprennent la nature de leur tâche et que les directives données leur fournissent toute l’aide nécessaire pour s’en acquitter.

28. Les mesures innovatrices prises par le juge du procès en l’espèce étaient destinées à clarifier l’ensemble de ses directives. Il a dit aux membres du jury:

[traduction] Cela fait une quinzaine d’années que je siège comme juge et je suis de plus en plus conscient du fait que nous rendons les choses difficiles pour nos jurys dans les procès criminels, en particulier lorsque les procès sont longs comme le sera celui‑ci. Par conséquent, j’ai décidé — et cela au cours de l’année qui vient de s’écouler — de recourir à diverses méthodes pour vous faciliter la tâche. Pour autant que je sache, aucun autre juge ne le fait au Canada.

Voir aussi, le juge Soublière, «Instructing the jury: A plea for better trials», Law Times, vol. 6, no 36, 30 octobre - 5 novembre 1995, à la p. 6. Malgré cette intention louable, certains aspects de l’exposé au jury en l’espèce soulève certaines questions sérieuses qui peuvent créer autant de problèmes qu’elles en règlent. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel à la p. 432, la remise de transcriptions, même si elle ne constitue pas en soi une erreur, peut facilement donner lieu à une erreur justifiant annulation dans le cas où le jury ne reçoit par écrit qu’une partie seulement des directives du juge du procès: Cathro c. The Queen, [1956] R.C.S. 101, aux pp. 114 et 115. Tout juge du procès adoptant une telle façon de procéder doit s’assurer que l’exposé en entier est fourni au jury sous forme claire et lisible, et que tous les membres du jury sont en mesure de lire les documents. Il se peut que les dangers liés à une telle façon de procéder l’emportent sur ses avantages potentiels.

29. De même, le fait pour le juge de donner ses directives au jury par tranches tout au long du procès ne constitue pas nécessairement une erreur et, en fait, peut présenter des avantages dans certaines circonstances. Toutefois, cela augmente le risque que des exposés erronés du droit faits au début de l’instruction ou des directives qui n’ont finalement rien à voir avec les éléments de preuve qui sont présentés puissent semer la confusion dans l’esprit des membres du jury. Évidemment, une erreur dans un exposé au jury n’est pas nécessairement fatale; la justesse d’un exposé est une question qui doit être tranchée en fonction de l’exposé en entier, et il est loisible au juge du procès d’essayer de corriger les erreurs qu’il peut avoir faites antérieurement. En réalité, il arrive fréquemment que de nouvelles directives soient données au jury par suite des observations faites par les avocats à la fin des directives du juge, et il est souvent possible d’éviter de cette manière des erreurs potentiellement fatales. Toutefois, lorsque l’exposé au jury est fait en plusieurs étapes au cours du procès, il devient singulièrement plus difficile d’y apporter des corrections. En particulier, si le juge du procès commet une erreur sur un point de droit substantiel au début du procès et que les membres du jury entendent ensuite la preuve en gardant cette erreur en tête, il se peut fort bien qu’il soit impossible de réparer le dommage causé au caractère équitable du procès.

30. Dans la présente espèce, le juge du procès a bel et bien commis une erreur dans ses directives préliminaires relatives aux règles de droit substantiel applicables au meurtre. De plus, la deuxième partie de son exposé avait une portée trop large puisqu’il était question de l’utilisation des déclarations antérieures incompatibles d’un accusé même si l’on ne savait pas si Ménard témoignerait, et encore moins si sa déposition serait confrontée avec ses déclarations antérieures. Le juge du procès s’est efforcé de corriger ces problèmes dans son exposé final. En ce qui a trait à la partie de son exposé traitant des déclarations antérieures incompatibles d’un accusé, il a demandé au jury de ne pas tenir compte de ses commentaires antérieurs. Quant à son examen du meurtre, il a dit ce qui suit au jury:

[traduction] Les règles de droit applicables à cette infraction: je vous ai déjà donné des directives sur les éléments de cette infraction. Je n’ai rien à ajouter.

La preuve est telle qu’il est évident que Velasquez a été victime d’un meurtre au deuxième degré. Vous devez déterminer si c’est Ménard qui en est l’auteur.

En définitive, la Cour d’appel a conclu que les erreurs du juge du procès ne justifiaient pas l’annulation de la déclaration de culpabilité de Ménard, et je suis d’accord avec elle. Il convient toutefois de souligner que ce résultat était en grande partie fortuit — si la question du meurtre avait été un point litigieux au procès, la directive erronée du juge relativement à cette infraction au début de l’instruction aurait pu vicier l’exposé en entier. Donner dès le début d’un procès des directives au jury sur le droit substantiel, c’est s’aventurer sur un terrain glissant, et tout juge du procès qui choisit d’agir ainsi doit faire preuve de prudence et s’assurer que ses directives sont correctes. Je suis d’accord avec les commentaires de la Cour d’appel à la p. 433:

[traduction] [I]l peut y avoir des avantages considérables à donner des directives au jury, dès le début du procès comme l’a fait le juge en l’espèce, au sujet du déroulement du procès et de certains des principes fondamentaux de la preuve. Toutefois, avant de se lancer dans un exposé du droit substantiel, le juge du procès devrait attendre d’avoir entendu la preuve, à moins que les avocats ne consentent à une série de directives adaptées aux faits de l’espèce. Même dans ce cas, on court toujours le risque que la preuve ne corresponde pas à ce à quoi on s’attendait et qu’une erreur se révèle impossible à corriger.

31. Comme dernière remarque, j’ajouterais que l’exposé final du juge du procès suscite des inquiétudes parce qu’il ne reprend pas les premières directives et, en particulier, qu’il ne revient pas sur les principes fondamentaux que sont le doute raisonnable, la présomption d’innocence et la charge de la preuve. Ces principes sont trop importants pour n’être mentionnés qu’en passant à la clôture de l’instruction. Même si l’on présume que le jury a suivi les directives du juge du procès et a relu les transcriptions écrites sur ces questions, il aurait été préférable, vu les circonstances inhabituelles de la présente espèce, que le juge du procès répète cette partie de ses directives et s’assure ainsi que le jury commence ses délibérations en ayant ces principes frais à l’esprit. En dépit de ces critiques, l’exposé envisagé dans son ensemble eu égard aux circonstances de la présente espèce n’a pas entraîné d’erreur judiciaire.

C. Autres moyens d’appel

32. Les autres moyens d’appel invoqués dans la présente affaire concernent l’admissibilité des déclarations extrajudiciaires de William Graves, l’admissibilité de la preuve relative à la formation militaire de l’appelant, le bien‑fondé du contre‑interrogatoire de l’appelant par le ministère public sur ses antécédents criminels, et le caractère suffisant de l’exposé du juge sur la preuve d’identification. Nous avons examiné les arguments de l’appelant et nous souscrivons à la décision de la Cour d’appel sur ces questions.

V. Conclusions et dispositif

33. Pour les motifs énoncés par notre Cour dans l’arrêt White, le juge du procès n’était pas tenu en l’espèce de donner comme directive au jury d’appliquer la norme hors de tout doute raisonnable à la preuve relative au comportement de l’appelant après l’infraction. L’exposé du juge du procès, que ce soit quant à sa présentation ou quant à son contenu, n’a pas non plus donné lieu en l’espèce à une erreur justifiant annulation. L’appelant a été reconnu coupable conformément au droit et la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en tirant une telle conclusion. Le pourvoi est rejeté.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant: Ruby & Edwardh, Toronto.

Procureur de l’intimée: Bureau des avocats de la Couronne, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 2 R.C.S. 109 ?
Date de la décision : 09/07/1998

Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Ménard
Proposition de citation de la décision: R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109 (9 juillet 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-07-09;.1998..2.r.c.s..109 ?
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