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01/10/1998 | CANADA | N°[1998]_2_R.C.S._597

Canada | R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597 (1 octobre 1998)


R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597

Deltonia R. Cook Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Cook

No du greffe: 25852.

1998: 17 juin; 1998: 1er octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1996), 85 B.C.A.C. 192, 112 C.C.C.

(3d) 508, [1996] B.C.J. no 2615 (QL), qui a rejeté un appel formé contre la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Low, siég...

R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597

Deltonia R. Cook Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Cook

No du greffe: 25852.

1998: 17 juin; 1998: 1er octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1996), 85 B.C.A.C. 192, 112 C.C.C. (3d) 508, [1996] B.C.J. no 2615 (QL), qui a rejeté un appel formé contre la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Low, siégeant avec jury. Pourvoi accueilli, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

Neil L. Cobb et Kathleen Mell, pour l’appelant.

Gregory J. Fitch, pour l’intimée.

S. David Frankel, c.r., pour l’intervenant.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Cory, Iacobucci, Major et Binnie rendu par

//Les juges Cory et Iacobucci//

1 Les juges Cory et Iacobucci -- Dans le présent pourvoi, notre Cour est appelée à trancher deux questions fondamentales. Premièrement, la Charte canadienne des droits et libertés s’applique‑t‑elle à l’enregistrement de la déclaration de l’appelant qu’ont réalisé des policiers canadiens aux États‑Unis dans le cadre de leur enquête sur une infraction perpétrée au Canada en vue de poursuites pénales au Canada, et, dans l’affirmative, y a‑t‑il eu violation de la Charte dans les circonstances? Deuxièmement, si elle s’applique et qu’il y ait eu violation, la déclaration doit‑elle être écartée en vertu du par. 24(2) de la Charte, vu les circonstances?

I. Contexte

A. L’arrestation

2 Le 14 janvier 1993, l’appelant, Deltonia R. Cook, a été arrêté en vertu d’un mandat provisoire par un marshal de la police fédérale des États‑Unis, Michael Credo, à La Nouvelle‑Orléans, en Louisiane, pour le meurtre d’un chauffeur de taxi, John McKechnie, commis à Vancouver le 19 mai 1992. Le mandat d’arrestation visant l’appelant a été décerné par un magistrat américain à la suite d’une demande d’extradition des autorités canadiennes. Lors de l’arrestation de l’appelant, la mise en garde de l’arrêt Miranda lui a été lue et il a déclaré comprendre ses droits. Le marshal Credo ne l’a pas interrogé.

3 Après son arrestation, l’appelant a été amené devant un magistrat américain. Comme l’a fait remarquer le juge du procès, un défenseur public se trouvait sur les lieux pendant la comparution de l’appelant, mais la preuve ne permet pas d’établir avec certitude quelle a été sa participation. Le magistrat a demandé à l’appelant s’il voulait qu’un avocat soit désigné pour le défendre. Il a dit oui. Le magistrat a dit qu’un avocat commis d’office entrerait en contact avec lui. Toutefois, aucun avocat n’a contacté l’appelant et celui‑ci n’a communiqué avec aucun avocat avant l’interrogatoire en cause dans le présent pourvoi.

4 Deux jours après l’arrestation, les détectives Aitken et MacDonald du service de police de Vancouver ont interrogé l’appelant dans une prison de La Nouvelle‑Orléans et ont obtenu une déclaration enregistrée au magnétophone. Les détectives n’ont pas vérifié auprès des autorités américaines si l’appelant avait rencontré un avocat ou en attendait un.

5 Dès le début de l’interrogatoire, le détective Aitken a dit à l’appelant qu’il avait été arrêté pour le meurtre d’un chauffeur de taxi commis à Vancouver le 19 mai 1992. Puis une série de questions lui ont été posées sur ses antécédents, dont des questions sur sa famille, sa religion, son métier et ses visites à Vancouver au moment où il était affecté comme fusilier marin à Whidbey Island dans l’État de Washington. Durant cette première partie de l’interrogatoire, l’appelant n’a pas été informé de son droit à l’assistance d’un avocat ni de son droit de garder le silence. On ne lui a pas dit que ce qu’il allait dire pourrait servir de preuve.

6 Après 20 minutes d’interrogatoire et après qu’on lui eut demandé précisément s’il avait tué le chauffeur de taxi, l’appelant a finalement été informé de son droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) de la Charte, mais encore incomplètement. Le détective Aitken lui a dit qu’il avait le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat. Toutefois, la mise en garde a été faite d’une manière tellement embrouillée que l’appelant n’a pas été en mesure de décider s’il devait consulter un avocat. Par exemple, le détective lui a dit qu’il pouvait exercer son droit à l’assistance d’un avocat en parlant à un ancien de sa confession, à sa mère ou à un ami. En outre, bien que le détective ait mentionné que l’appelant pouvait recourir à l’aide juridique, il ne lui a pas fourni de numéro de téléphone ni d’autre moyen de contacter un avocat de l’aide juridique à Vancouver. À ce moment‑là, le détective Aitken lui a aussi dit qu’il n’était pas obligé de répondre aux détectives.

7 Après lui avoir fait cette mise en garde compliquée pour se conformer à l’al. 10b), le détective Aitken a demandé à l’appelant pourquoi ses empreintes digitales «auraient été» relevées sur le taxi dans lequel la victime a été trouvée. En fait, ses empreintes n’avaient pas été trouvées dans la voiture. L’interrogatoire s’est poursuivi et l’appelant a fait une déclaration dans laquelle il niait avoir tué le chauffeur de taxi.

B. Le procès

8 La preuve du ministère public a consisté dans les dépositions de témoins impliquant l’appelant dans le meurtre. Avant de terminer sa preuve, le ministère public a demandé à la cour de l’autoriser à utiliser la déclaration de l’appelant pour attaquer sa crédibilité dans le cadre du contre‑interrogatoire. L’admissibilité de la déclaration a fait l’objet d’un voir‑dire qui a duré deux jours. La défense a allégué que la déclaration avait été obtenue en violation de l’al. 10b) de la Charte et elle a sollicité l’exclusion de la déclaration en vertu du par. 24(2). Le juge du procès a estimé que l’al. 10b) avait été violé mais que la déclaration était admissible dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’appelant dans le cadre du contre‑interrogatoire.

9 L’appelant a été le seul témoin à décharge. Il a été interrogé en interrogatoire principal sur sa déclaration aux policiers. Il a admis avoir menti à ceux‑ci quand il leur a dit qu’il avait rencontré son ami, William Fennell, à l’appartement d’un autre ami le soir du 19 mai 1992. Cette version des faits contredisait celle qu’il a donnée au procès: Fennell et lui étaient partis en voiture de Whidbey Island pour aller à Vancouver le 19 mai 1992. L’appelant a dit avoir menti dans sa déclaration aux policiers parce qu’il pensait qu’ils allaient le laisser partir s’il leur donnait une version satisfaisante et parce qu’il voulait n’avoir rien à voir avec Fennell et sa voiture. L’appelant a ensuite été contre‑interrogé sur cette partie de la déclaration et il a expliqué de nouveau pourquoi il avait menti aux policiers de Vancouver.

10 Le 5 octobre 1994, le jury a inscrit un verdict de culpabilité à l’égard de l’infraction de meurtre au second degré. Le juge du procès a condamné l’accusé à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 15 ans. L’appel de l’appelant porté devant la cour d’appel a été rejeté.

II. Dispositions pertinentes de la Charte

11 10. Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention:

. . .

b) d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit;

24. . . .

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

32. (1) La présente charte s’applique:

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

III. Jugements des tribunaux d’instance inférieure

A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, Décision après un voir‑dire

(1) Décision sur l’al. 10b) ([1994] B.C.J. no 2473)

12 Dans une décision écrite en date du 29 septembre 1994, le juge Low a conclu que la déclaration de l’appelant à la police canadienne avait été faite volontairement, mais qu’elle avait été obtenue par la dérogation à l’al. 10b) de la Charte. Il a déclaré que l’appelant avait le droit, dans les circonstances, d’être informé promptement de ses droits durant l’interrogatoire. Il n’a pas accepté le témoignage de l’agent canadien que l’interrogatoire initial visait à recueillir des renseignements généraux et a décidé qu’en fait, les agents cherchaient à soutirer à l’appelant des éléments de preuve corroborants.

13 Le juge Low a aussi jugé, au par. 27, que l’appelant avait été informé de ses droits d’une manière qui [traduction] «l’a privé de la possibilité de faire un choix éclairé quant à la décision de parler aux policiers sans consulter un avocat». Le juge du procès a cité nommément, au par. 28, trois éléments de la mise en garde qui ont pu embrouiller l’appelant:

[traduction] Les mots «et je sais bien que cela ne veut probablement rien dire» après la formule tirée de l’al. 10b) risquent d’induire en erreur. L’allusion à la possibilité de consulter quelqu’un d’autre qu’un avocat est trompeuse. Le but de l’al. 10b) est de permettre à la personne arrêtée ou détenue d’obtenir un conseil juridique, et non un conseil spirituel ou d’une autre nature. Finalement, l’information donnée concernant la consultation d’un avocat de l’aide juridique de notre province ne pouvait présenter d’intérêt pour le prévenu à La Nouvelle‑Orléans que si elle s’accompagnait de l’offre immédiate de le mettre en rapport avec un tel avocat par téléphone. Rien de ce qui a été dit au prévenu n’aurait pu l’amener à comprendre qu’il pouvait être ainsi mis en rapport avec un tel avocat.

En fin de compte, le juge Low a conclu, au par. 29, que l’agent avait fait [traduction] «la mise en garde en termes compliqués qui avaient embrouillé l’accusé et détourné son esprit du choix réfléchi à faire sur la possibilité de recourir immédiatement à l’assistance d’un avocat. En l’absence d’explication de la part d’Aitken [l’un des détectives], je dois conclure que celui‑ci recherchait le résultat qu’il a obtenu».

(2) Décision sur le par. 24(2)

14 Dans une décision non publiée rendue de vive voix le même jour (29 septembre 1994) le juge Low s’est prononcé sur le par. 24(2) de la Charte. À son avis, l’admissibilité doit être déterminée suivant les facteurs énoncés dans R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. Il a tout d’abord examiné la nature de la violation et il a conclu que, bien qu’il se soit agi d’une violation grave d’un droit fondamental et important, la violation n’était pas [traduction] «flagrante». Le juge Low a passé en revue la jurisprudence, en particulier R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, et est arrivé à la conclusion qu’il fallait établir une distinction entre une preuve incriminante et une preuve utilisée à d’autres fins, notamment pour attaquer la crédibilité. Il a décidé que, puisque la déclaration n’était pas incriminante et n’était pas présentée par le ministère public comme faisant preuve de la véracité des choses qui y sont énoncées, mais seulement dans le but d’attaquer la crédibilité de l’accusé, l’utilisation de la déclaration ne rendait pas le procès inéquitable.

B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1996), 85 B.C.A.C. 192

15 Le juge Hinds, avec l’appui des juges Donald et Newbury, a d’abord étudié l’applicabilité de la Charte à l’enregistrement de la déclaration de l’appelant par les policiers canadiens à La Nouvelle‑Orléans. Il a cité l’arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, dans lequel notre Cour a conclu que la Charte ne s’applique pas à l’enregistrement d’une déclaration par les autorités américaines aux États‑Unis. Il a également examiné l’arrêt R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207, dans lequel notre Cour a décidé que la Charte ne s’applique pas lorsqu’une déclaration a été obtenue par la police américaine en Californie à la demande d’un agent canadien. Le juge Hinds a conclu que ces arrêts n’étaient pas décisifs car, au contraire des affaires Harrer et Terry, le cas qu’il devait trancher portait sur l’enregistrement d’une déclaration par des autorités canadiennes qui se trouvaient à agir aux États‑Unis.

16 Il s’est dit d’avis que notre système de justice pénale repose sur l’attente que les policiers canadiens obtiendront des déclarations des accusés de manière équitable et non abusive, en conformité avec les principes du droit canadien régissant le «caractère volontaire», tout en respectant les droits garantis par l’al. 10b). Il a estimé qu’il convient de répondre à cette attente dans tous les cas, que la déclaration soit obtenue par les autorités policières canadiennes au pays ou à l’étranger.

17 La Cour d’appel a donc conclu que tant l’al. 10b) que le par. 24(2) étaient applicables à l’interrogatoire d’un accusé par les policiers canadiens aux États‑Unis relativement à une infraction commise au Canada et que, dans les circonstances, il s’agissait d’une violation de l’al. 10b).

18 Le juge Hinds a ensuite étudié la question de savoir si le juge du procès avait eu raison d’admettre la déclaration en vertu du par. 24(2) afin qu’elle serve à attaquer la crédibilité de l’accusé dans le cadre du contre‑interrogatoire. Il a estimé que la procédure préconisée dans l’arrêt R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660, quoique celui‑ci ait été rendu après le jugement au procès, avait été suivie. Il a décidé que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur en tirant sa conclusion concernant le par. 24(2). Le juge Hinds a fait cependant cette mise en garde: bien que l’utilisation projetée de la déclaration ait été un facteur important dans la décision rendue par le juge du procès relativement au par. 24(2), l’équité du procès n’est pas toujours fonction de l’utilisation projetée de la preuve qu’une partie cherche à faire admettre. Il a reconnu que, dans certaines circonstances, [traduction] «qui ne sont pas présentes en l’espèce, attaquer la crédibilité d’un accusé au moyen de sa déclaration antérieure peut faire beaucoup de tort à sa défense» (au par. 52, nous soulignons).

19 Le juge Hinds s’est ensuite penché sur la question de savoir si, dans l’hypothèse où la Charte ne s’appliquerait pas aux actes de la police canadienne à l’étranger, le contre‑interrogatoire sur la déclaration rendrait tout de même le procès inéquitable sous le régime de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte. Il a examiné les facteurs énoncés dans l’arrêt Harrer quant à la question de l’équité ainsi que les principales circonstances du procès; il a conclu que l’utilisation de la déclaration dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’accusé ne porterait pas atteinte à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte. En conséquence, le juge Hinds a décidé que la déclaration de l’accusé était admissible dans le but limité d’attaquer sa crédibilité dans le cadre du contre‑interrogatoire.

20 Pour terminer, le juge Hinds a repoussé l’argument de l’appelant selon lequel le juge du procès avait commis une erreur dans ses directives au jury au sujet de l’utilisation acceptable de la déclaration antérieure incompatible de l’appelant. Il a conclu que les directives données par le juge du procès étaient suffisantes.

IV. Questions en litige

21 1. La Charte s’applique‑t‑elle à l’enregistrement de la déclaration de l’appelant qu’ont réalisé des policiers canadiens aux États‑Unis dans le cadre de leur enquête sur une infraction perpétrée au Canada en vue de poursuites pénales au Canada et, dans l’affirmative, y a‑t‑il eu violation de la Charte dans les circonstances?

2. Si la Charte s’applique et qu’il y ait eu violation, la déclaration doit‑elle être écartée en vertu du par. 24(2) de la Charte, étant donné les circonstances?

22 Les parties soulèvent deux autres questions dans le présent pourvoi. Premièrement, pour le cas où la Charte ne s’appliquerait pas dans les circonstances, l’utilisation de la déclaration rendrait‑elle le procès inéquitable sous le régime de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte? Deuxièmement, si la déclaration a été admise à bon droit, le juge du procès a‑t‑il omis de donner des directives appropriées au jury au sujet de l’utilisation légitime de la déclaration? Nous concluons que la Charte est bel et bien applicable aux actes des détectives canadiens à La Nouvelle‑Orléans et qu’il y a lieu d’écarter la déclaration en application du par. 24(2). Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les deux autres questions.

V. Analyse

A. Application de la Charte

23 La Cour doit trancher la question de savoir si les actes accomplis par les autorités canadiennes dans une enquête à l’étranger, en ce qui concerne un crime commis au Canada et devant être poursuivi au Canada, sont assujettis à la Charte. D’un autre point de vue, il s’agit de décider si une personne, en l’occurrence un citoyen américain, soupçonnée d’un crime perpétré au Canada peut se réclamer de la Constitution canadienne relativement à un interrogatoire mené par la police canadienne à l’étranger. En d’autres termes, étant donné les circonstances de l’espèce, l’art. 32 de la Charte s’applique-t-il aux policiers canadiens de sorte que l’appelant puisse invoquer l’al. 10b) de la Charte, et s’il y a eu violation des droits garantis par cet alinéa à l’appelant, les éléments de preuve obtenus en violation de ces droits peuvent‑ils être écartés en application du par. 24(2)?

24 L’appelant soutient qu’il ressort clairement du par. 32(1) de la Charte que celle‑ci est applicable aux autorités canadiennes partout où elles se trouvent à remplir leurs fonctions. L’intimée affirme, toutefois, que les arrêts de notre Cour Harrer et Terry, précités, ont réglé la question car ils statuent que la Charte ne s’applique pas aux activités exercées à l’étranger pour recueillir des éléments de preuve, que ce soit par les autorités canadiennes ou étrangères.

25 À notre avis, la Charte s’applique aux actes des détectives de Vancouver qui ont interrogé l’appelant à La Nouvelle‑Orléans. Deux facteurs décisifs autorisent cette conclusion et fournissent des indications utiles pour reconnaître les rares circonstances où la Charte peut s’appliquer à l’étranger: premièrement, l’acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte; deuxièmement, l’application de la Charte aux actes des détectives canadiens aux États‑Unis ne constitue pas, dans ce cas particulier, une atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produit donc pas d’effet extraterritorial inacceptable.

(1) Les principes applicables

26 Le paragraphe 32(1) de la Charte prévoit que celle‑ci s’applique au Parlement, pour tous les domaines relevant de celui‑ci, et à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature. Toutefois, la question de l’application de la Charte à l’extérieur du territoire canadien ne peut être tranchée par la simple consultation du par. 32(1). Il faut aussi, dans notre analyse, prendre en considération le principe reconnu de droit international selon lequel [traduction] «les États étant souverains et égaux, il s’ensuit qu’un État ne peut pas exercer sa compétence de manière à s’immiscer dans les droits d’autres États» (Hugh M. Kindred et autres, International Law: Chiefly as Interpreted and Applied in Canada (5e éd. 1993), à la p. 423). Essentiellement, le principe de l’égalité souveraine des États interdit généralement l’application extraterritoriale de la loi nationale puisque, dans la plupart des cas, l’exercice par un État de sa compétence au‑delà de ses frontières constituerait, suivant le droit international, une ingérence dans la compétence territoriale exclusive d’un autre État. La Cour permanente de justice internationale a explicité ce principe de la façon suivante dans l’Affaire du «Lotus» (1927), C.P.J.I., sér. A, no 10, aux pp. 18 et 19:

Or, la limitation primordiale qu’impose le droit international à l’État est celle d’exclure -- sauf l’existence d’une règle permissive contraire -- tout exercice de sa puissance sur le territoire d’un autre État. Dans ce sens, la juridiction est certainement territoriale; elle ne pourrait pas être exercée hors du territoire, sinon en vertu d’une règle permissive découlant du droit international coutumier ou d’une convention.

. . .

. . . tout ce qu’on peut demander à un État, c’est de ne pas dépasser les limites que le droit international trace à sa compétence; en deçà de ces limites, le titre à la juridiction qu’il exerce se trouve dans sa souveraineté.

27 Du principe général du fondement territorial de la compétence de l’État, énoncé dans l’Affaire du «Lotus», il découle que toute tentative d’appliquer la loi nationale au-delà des frontières du Canada constitue un acte d’«extraterritorialité», notion que James R. Fox définit comme étant [traduction] «l’application de lois à des personnes ou à des droits au-delà des limites territoriales de l’État ayant édicté ces lois» dans le Dictionary of International and Comparative Law (2e éd. 1997), à la p. 106. L’intimée soutient qu’étant donné que le droit international interdit l’application extraterritoriale des lois nationales, la Charte ne peut absolument pas être appliquée au‑delà des frontières du Canada. À notre avis, bien que le territoire soit de toute évidence un élément crucial dans l’appréciation de la portée de la compétence d’un État, ce n’est pas le seul déterminant de la compétence en vertu du droit international. Dans certains cas en effet, l’application du droit canadien à une opération effectuée par les autorités policières canadiennes à l’étranger peut se fonder sur d’autres principes, et ne représentera pas une ingérence inacceptable dans l’exercice de la compétence d’un autre État.

28 Si la territorialité s’impose comme le fondement le plus courant de la compétence, le droit international permet également aux États d’invoquer la nationalité de la personne soumise à la loi nationale comme titre valide de compétence. Comme l’a dit Oscar Schachter dans International Law in Theory and Practice (1991), à la p. 254:

[traduction] On reconnaissait depuis longtemps à l’État le droit d’exercer sa compétence législative (ou normative) sur les événements et les personnes à l’intérieur de son territoire ainsi que sur ses nationaux à l’extérieur du pays. La «territorialité» et la «nationalité» étaient présentées comme des «bases» de compétence et servaient de critères de l’autorité permise. La territorialité est généralement considérée comme le fondement normal de la compétence; la nationalité est un fondement plus exceptionnel mais qui a toujours été reconnu dans les relations internationales.

29 La compétence fondée sur la territorialité et la nationalité est un attribut de l’égalité souveraine et de l’indépendance. Sous le titre «Jurisdiction of States» dans Encyclopedia of Public International Law, vol. 10 (1987), à la p. 279, Bernard H. Oxman en donne l’explication suivante:

[traduction] Les bases fondamentales de l’exercice de la compétence d’un État reposent sur deux aspects de la notion moderne de l’État lui‑même: un territoire défini et une population permanente. En principe, l’État a compétence à l’égard de l’ensemble des personnes et des biens qui se trouvent sur son territoire ainsi que des activités qui s’y déroulent; l’État a également compétence à l’égard de ses nationaux où qu’ils soient. [Nous soulignons.]

30 Quand elle a été appelée à décider si la Charte peut s’appliquer au‑delà de nos frontières, notre Cour a tiré des conclusions qui sont conciliables tant avec les limites du par. 32(1) qu’avec les limites applicables en matière de compétence en droit international. Par exemple, le juge La Forest a fait l’observation qui suit dans Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, l’un de trois arrêts en matière d’extradition (les autres étant Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, et États‑Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564), dans lequel la majorité a décidé que l’art. 11 ne s’applique pas aux audiences d’extradition (arrêt Schmidt, à la p. 518):

Il ne fait pas de doute que les actes entrepris par le gouvernement du Canada en matière d’extradition, comme dans d’autres domaines, sont assujettis au contrôle prévu par la Charte (art. 32). Il est cependant tout aussi certain que la Charte ne s’applique pas aux actes d’un pays étranger: [. . .] En particulier, on ne saurait donner à la Charte un effet qui la rendrait applicable à la conduite de procédures criminelles dans un pays étranger. [Nous soulignons.]

31 Plus récemment, notre Cour a décidé dans Harrer que la Charte ne peut pas s’appliquer aux activités exercées à l’étranger par des agents étrangers pour recueillir des éléments de preuve. Dans l’affaire Harrer, l’accusée a été interrogée aux États‑Unis par les autorités américaines qui voulaient s’assurer qu’elle était en règle avec l’immigration et enquêter sur les circonstances d’une infraction que son petit ami était censé avoir commise aux États‑Unis. L’interrogatoire a porté ensuite sur la présumée participation criminelle d’Harrer à l’évasion de son petit ami au Canada, alors qu’il était détenu en vue de son extradition aux États‑Unis. Les autorités américaines n’ont pas donné à Harrer la mise en garde concernant le droit à l’assistance d’un avocat une deuxième fois quand l’interrogatoire a cessé de porter sur la question d’immigration et sur l’infraction commise aux États‑Unis pour porter sur sa participation criminelle possible au Canada, comme l’aurait exigé l’al. 10b) de la Charte au Canada. Notre Cour a décidé que la Charte ne s’appliquait pas à la conduite des fonctionnaires américains.

32 Le juge La Forest, rendant jugement au nom du juge en chef Lamer et des juges L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci, a expliqué, au par. 12, que ce qui permettait de trancher de façon définitive était «le simple fait que les fonctionnaires des services de l’immigration des États‑Unis et les marshals américains n’agissaient pour aucun des gouvernements du Canada, des provinces et des territoires, savoir les acteurs étatiques auxquels est limitée l’application de la Charte par son par. 32(1) [. . .] Il s’ensuit que la Charte ne s’applique absolument pas de façon directe aux interrogatoires qui ont eu lieu aux États‑Unis, étant donné que les gouvernements mentionnés au par. 32(1) n’ont pas participé à ces activités».

33 Le juge La Forest a souligné que la solution de l’affaire ne dépendait pas du fait que l’acte reproché ait été accompli à l’extérieur du territoire canadien; à cet égard, il a explicitement refusé de souscrire à l’avis du juge McLachlin (qui a rendu des motifs concordants pour le juge Major et elle‑même) selon lequel la Charte ne s’applique qu’à l’intérieur des frontières du Canada (au par. 35). Il donne l’explication suivante, aux par. 10 et 11:

J’aimerais d’abord dire un mot sur l’argument concernant les limites de l’application territoriale de la Charte, argument qui semble avoir joué un rôle considérable dans le raisonnement de la Cour d’appel. Cet argument n’est pas nécessaire pour décider de l’affaire, et je ne voudrais pas que mes remarques soient interprétées comme signifiant que la portée de la Charte est obligatoirement limitée au territoire canadien.

. . . il me semble que le fait d’écarter automatiquement l’application de la Charte à l’extérieur du Canada pourrait avoir pour effet de restreindre indûment la protection à laquelle les Canadiens sont en droit de s’attendre en ce qui concerne la violation de leurs droits par nos gouvernements ou leurs mandataires. Par conséquent, si l’interrogatoire portant sur une infraction aux lois canadiennes avait été fait par un agent de la paix canadien, aux États‑Unis, dans des circonstances qui constitueraient une violation de la Charte si cet interrogatoire avait lieu au Canada, nous serions alors en présence d’une tout autre question. [Nous soulignons.]

34 Ces remarques présagent l’application de la Charte aux circonstances qui se présentent en l’espèce. Toutefois, l’intimée affirme que la porte que les remarques du juge La Forest ont pu laisser ouverte a été fermée sans contredit dans l’arrêt Terry où le juge McLachlin a rendu jugement pour la Cour unanime et conclu que les agents américains chargés de l’application de la loi, lorsqu’ils arrêtent un fugitif accusé d’un crime commis au Canada à la demande des autorités canadiennes, ne sont pas soumis aux normes imposées par la Charte canadienne.

35 Terry a été inculpé de meurtre au premier degré relativement à la mort d’un homme tué à coups de couteau en Colombie‑Britannique. Il s’est enfui aux États‑Unis. Il a été mis en détention par des policiers américains à Santa Rosa, en Californie, conformément à un mandat d’arrestation décerné par une cour de district américaine à la suite d’une demande officielle d’extradition présentée par le Canada.

36 Après l’arrestation de Terry, les autorités canadiennes ont demandé à la police de Santa Rosa d’informer ce dernier de ses droits aux États‑Unis et de prendre en note toute déclaration qu’il ferait. À son procès au Canada, le ministère public a voulu présenter en preuve la déclaration obtenue. Terry a soutenu que la déclaration était inadmissible en raison de la violation de ses droits garantis par la Charte, puisque la police de Santa Rosa ne l’avait pas informé de son droit à l’assistance d’un avocat au moment de son arrestation, conformément à l’al. 10b), ce qui rendait la déclaration subséquemment obtenue susceptible d’être écartée en application du par. 24(2).

37 Notre Cour a décidé que la Charte ne s’appliquait pas aux autorités américaines. Le juge McLachlin, pour la Cour, a déclaré, au par. 14, que l’application de la Charte aux policiers américains «irait à l’encontre de la règle bien établie selon laquelle un État n’a de compétence pour faire appliquer ses lois qu’à l’intérieur de ses propres frontières territoriales». Elle a ajouté, au par. 17, que la règle générale voulant «que le droit criminel d’un État ne soit applicable que sur son territoire s’applique tout particulièrement aux procédures adoptées pour l’appliquer [. . .] Comme le juge La Forest l’a écrit dans l’arrêt R. c. Harrer [. . .], au par. 15, “le Canada ne peut pas imposer l’application de ses exigences procédurales aux procédures engagées par d’autres États sur leur propre territoire”» (nous soulignons).

38 En dépit de ces mentions des limites territoriales de la Charte, le juge McLachlin admet, au par. 15:

Le principe voulant que les lois d’un État ne s’appliquent qu’à l’intérieur de ses frontières n’est pas absolu: Affaire du «Lotus» (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10, à la p. 20. Les États peuvent invoquer une compétence pour prescrire des infractions commises ailleurs, afin de s’attaquer à des problèmes particuliers, comme c’est le cas, par exemple, des dispositions du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, touchant les infractions commises à bord d’un aéronef (par. 7(1) et (2)) et celles concernant les crimes de guerre et autres crimes commis contre l’humanité (par. 7(3.71)). Un État peut, de la même manière, permettre formellement au Canada et à d’autres États de faire appliquer leurs lois sur son territoire à des fins limitées. Le cas échéant, la Charte peut avoir une application limitée à l’étranger.

39 De plus, elle a reconnu que des limites territoriales sont imposées aux lois canadiennes par les principes de la souveraineté des États et de la courtoisie internationale (au par. 16). Finalement, le juge McLachlin a invoqué les effets inacceptables de l’imposition de la Charte aux autorités étrangères pour rejeter la proposition que, puisque les policiers américains agissaient à la demande des agents canadiens, ils étaient en fait des mandataires des policiers canadiens et, pour ce motif, assujettis aux normes de la Charte. Elle a expliqué que le fait que les autorités américaines aidaient les agents canadiens ne prime pas le fait qu’imposer les normes de la Charte canadienne à l’égard de leurs actes constituerait une ingérence dans l’exercice de la souveraineté des États‑Unis (au par. 19):

La Charte peut encore moins régir la conduite de policiers étrangers qui coopèrent officieusement avec la police canadienne. La décision personnelle d’un policier ou d’un organisme étranger d’aider la police canadienne ne peut diminuer l’exclusivité de la souveraineté d’un État étranger sur son territoire, où seules ses lois régissent le maintien de l’ordre. Les personnes qui recueillent des éléments de preuve dans un pays étranger sont tenues de respecter les règles de ce pays, et aucune autre règle. Par conséquent, toute enquête fondée sur la collaboration entre des autorités policières canadiennes et américaines sera régie par les lois du pays où l’activité en question se déroule: voir Williams et Castel, Canadian Criminal Law: International and Transnational Aspects (1981), à la p. 320. [Nous soulignons.]

Ainsi, bien que le par. 32(1) n’ait pas été mentionné dans cette affaire, le juge McLachlin paraît accepter implicitement que l’acte reproché ne rentrait pas dans le champ d’application de la Charte (par. 32(1)); elle reconnaît aussi explicitement que l’application de la Charte dans les circonstances produirait un effet extraterritorial inacceptable.

40 Le juge McLachlin a conclu, au par. 27, que «[m]ême [si les policiers américains] pouvaient de quelque façon être qualifiés de “mandataires” de la police canadienne, dans la mesure où ils agissaient en Californie, ils étaient assujettis aux lois de la Californie. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si les policiers californiens agissaient comme mandataires de la police canadienne». L’intimée soutient que cette conclusion indique clairement que la Charte n’est pas applicable aux activités exercées en vue de recueillir des éléments de preuve à l’étranger, peu importe que ces activités soient le fait de fonctionnaires étrangers agissant pour leur propre compte ou à la demande des autorités canadiennes, ou celui des Canadiens eux‑mêmes.

41 Nous ne pouvons accepter cette proposition. L’intimée présume à tort qu’il n’y a aucune distinction entre l’application de la Charte à des fonctionnaires américains agissant comme mandataires ou à la demande des autorités policières canadiennes, et l’application de la Charte aux autorités canadiennes elles‑mêmes. En fait, une distinction fondamentale peut être établie entre ces deux scénarios, distinction qui démontre que l’arrêt Terry, précité, n’est pas du tout décisif pour la solution du présent pourvoi. En droit international, la compétence pour appliquer la Charte aux actes des autorités policières canadiennes destinés à recueillir des éléments de preuve à l’étranger repose, dans la présente affaire, non pas sur le principe de la territorialité, mais sur celui de la nationalité. En l’espèce, l’interrogatoire a été mené par la police de Vancouver, alors que dans l’affaire Terry les éléments de preuve avaient été recueillis par les autorités américaines qui étaient soumises à la compétence américaine sur la base de la territorialité. Contrairement à la police de Vancouver, les autorités américaines dans l’affaire Terry ne pouvaient pas faire l’objet d’une affirmation extraterritoriale de compétence par le Canada sur la base de la nationalité.

42 Les termes «nationalité» et «citoyenneté» sont souvent employés comme synonymes mais le principe de la nationalité a une portée beaucoup plus large que la citoyenneté. Si le national peut être un citoyen de l’État, ce mot peut aussi désigner une personne qui ne possède pas la plénitude des droits politiques et civiques attribués au citoyen, mais a néanmoins [traduction] «droit à la protection de l’État auquel, en retour, elle doit allégeance» (voir Sharon A. Williams et A. L. C. de Mestral, An Introduction to International Law (2e éd. 1987), à la p. 290). Le droit international autorise chaque État à déterminer les règles relatives à l’acquisition de la nationalité mais la loi nationale doit être en accord avec les conventions internationales, la coutume internationale et les principes de droit généralement reconnu en matière de nationalité (Convention internationale concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité, signée à La Haye, R. T. Can. 1937 no 7, art. 1). Le fait d’entrer au service de l’État est un critère jugé suffisant pour conférer la nationalité en droit international (Albrecht Randelzhofer, «Nationality», dans Encyclopedia of Public International Law (1985), vol. 8, à la p. 418. Voir aussi Paul Weis, Nationality and Statelessness in International Law (2e éd. 1979), à la p. 96, citant L. Oppenheim, International Law: A Treatise (8e éd. 1955), vol. 1, H. Lauterpacht, dir., à la p. 656.) Les policiers agissant en leur qualité officielle sont des représentants de l’État autorisés à exercer les pouvoirs coercitifs de l’État, ce qui les expose parfois à de grands périls. Il en résulte qu’ils sont indéniablement soumis à l’État et peuvent, en contrepartie, se réclamer de sa protection. Compte tenu des considérations qui précèdent, les deux détectives de Vancouver en l’espèce peuvent être considérés comme des nationaux canadiens, ce qui justifie une affirmation extraterritoriale de compétence.

43 Obliger les autorités policières canadiennes à respecter à l’étranger les normes imposées par la Charte peut, suivant les circonstances, ne pas porter atteinte à la compétence souveraine et à l’intégrité de l’État étranger. Toutefois, comme l’a expliqué le juge McLachlin dans l’arrêt Terry, même lorsque les agents étrangers peuvent être qualifiés de mandataires des autorités canadiennes, les obliger à respecter les normes canadiennes imposées par la Charte serait une ingérence dans l’activité d’étrangers et dans l’exercice de la compétence étrangère. Il s’ensuivrait un effet extraterritorial inacceptable si la Charte était appliquée aux actes des policiers étrangers.

44 À notre avis, les arrêts Harrer et Terry ne permettent pas d’affirmer que le champ d’application de la Charte est absolument limité au territoire canadien. Ils établissent plutôt les principes directeurs suivants: premièrement, la Charte ne peut pas s’appliquer aux actes qui ne sont pas visés par le par. 32(1); deuxièmement, la Charte ne peut pas être appliquée à l’extérieur du territoire national pour régir les poursuites pénales menées par des autorités étrangères dans un autre État, puisque cela serait violer le principe de la souveraineté des États.

45 Le juge en chef Lamer a décrit l’effet des arrêts Harrer et Terry en des termes semblables dans les motifs qu’il a prononcés dans Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, au par. 15:

Ces deux affaires portaient sur la conduite d’autorités américaines qui, agissant aux États‑Unis, avaient recueilli des déclarations de suspects d’une manière qui, bien que conforme au Bill of Rights américain, était incompatible avec la Charte. Dans les deux affaires, notre Cour a conclu que la Charte ne peut régir les actes accomplis par des autorités étrangères dans un pays étranger. Cette conclusion est compatible avec l’art. 32 de la Charte qui restreint l’application de cette dernière «au Parlement et au gouvernement du Canada» et «à la législature et au gouvernement de chaque province». Elle est également compatible, comme l’a signalé le juge McLachlin dans Terry, avec le principe de la courtoisie internationale, suivant lequel il est irréaliste de s’attendre à ce que des autorités étrangères connaissent et observent les lois du Canada.

46 À notre avis, le raisonnement suivi dans Harrer et dans Terry permet, sur la base de la compétence fondée sur la nationalité, de conclure que la Charte s’applique aux actes accomplis par les autorités policières canadiennes à l’étranger (ce qui est conforme au par. 32(1)), à la condition que l’application des normes consacrées par la Charte ne porte pas atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger. Le Juge en chef reconnaît ce principe dans l’arrêt Schreiber, au par. 16:

[Les agents canadiens] sont clairement assujettis au droit canadien, y compris la Charte, à l’intérieur du Canada et, dans la plupart des cas, à l’extérieur du Canada. Ils sont nettement visés à l’art. 32 de la Charte, en tant que représentants du pouvoir exécutif, ou du «gouvernement du Canada». Qui plus est, parce qu’ils sont des Canadiens, il n’y a aucune raison de tenir compte de la courtoisie internationale. On peut s’attendre à ce qu’ils connaissent le droit canadien, y compris la Constitution, et il n’est pas déraisonnable d’exiger qu’ils le respectent. [Nous soulignons.]

47 De même, le juge L’Heureux Dubé, avec l’appui des juges McLachlin, Bastarache et Binnie, fait observer dans l’arrêt Schreiber, au par. 27, que «[p]ar l’effet de son art. 32, la Charte s’applique à tous les domaines relevant de l’autorité tant du Parlement et du gouvernement du Canada que des législatures et des gouvernements des provinces. [. . .] En l’absence d’action par une de ces entités portant atteinte à quelque droit ou liberté garanti par la Charte, il ne peut y avoir violation de cette dernière». Citant l’arrêt Terry, le juge L’Heureux‑Dubé convient, au par. 31, que les actes des autorités suisses, qui ont procédé à une perquisition et à une saisie en Suisse, ne sont pas susceptibles d’examen en vertu de la Charte. Toutefois, le juge L’Heureux‑Dubé donne clairement à entendre, au par. 32, que la Charte se serait appliquée si la fouille, la perquisition et la saisie avaient été effectuées par les autorités canadiennes à l’étranger:

Par conséquent, le lieu de la fouille, de la perquisition ou de la saisie a effectivement de l’importance, si la mesure en question a été exécutée à l’extérieur du Canada par des personnes ne relevant pas de l’autorité du gouvernement canadien. Il ressort clairement des faits de la présente cause que le gouvernement du Canada n’a procédé à aucune fouille, saisie ou perquisition. Les autorités canadiennes n’ont fait que demander qu’il soit procédé à une fouille, perquisition ou saisie. [Souligné dans l’original.]

Elle réaffirme ce principe au par. 34: «Je souligne que le fait d’établir une distinction entre les mesures des autorités canadiennes qui ne faisaient pas intervenir la Charte, d’une part, et celles des autorités suisses qui auraient déclenché son application si elles avaient été prises par les autorités canadiennes, d’autre part . . .» (nous soulignons).

48 Bref, les principes établis dans les arrêts Harrer et Terry, reconnus dans l’arrêt Schreiber, nous amènent à conclure que la Charte s’applique à l’étranger dans les cas où l’acte reproché est visé par le par. 32(1) de la Charte en raison de la nationalité des autorités policières de l’État qui participent aux actes du gouvernement, et où l’application des normes imposées par la Charte n’entre pas en conflit avec la compétence territoriale concurrente de l’État étranger.

(2) Application aux faits

49 Conformément aux principes énoncés précédemment, nous concluons que la Charte s’applique aux actes des détectives de Vancouver à La Nouvelle‑Orléans dans le cas qui nous occupe. Premièrement, l’arrestation et la détention de l’appelant et son interrogatoire subséquent étaient des actes accomplis par des policiers canadiens, ou à leur initiative. Le mandat d’arrestation faisait suite à une demande d’extradition présentée par le Canada. L’interrogatoire a été mené par des policiers canadiens, et non par des agents étrangers, en conformité avec les pouvoirs d’enquête que leur confèrent les lois canadiennes. Par conséquent, l’acte reproché est visé par le par. 32(1) de la Charte. La première condition est donc remplie.

50 Deuxièmement, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’application de la Charte aux actes des détectives canadiens à l’étranger, en raison de la nationalité de ces derniers, n’entraîne pas d’ingérence dans l’exercice de la compétence territoriale de l’État étranger. Pour en arriver à cette conclusion, nous nous appuyons en particulier sur les éléments de fait suivants: quoique l’arrestation ait matériellement été effectuée par un policier américain conformément au droit américain, l’arrestation et l’interrogatoire ont été menés à la suite d’une demande d’extradition par le Canada et concernaient exclusivement une infraction commise au Canada et devant être poursuivie au Canada; le juge du procès a conclu, au par. 15, que le policier américain [traduction] «avait bien pris soin de rester à l’écart de l’enquête de Vancouver et de ne gêner celle‑ci d’aucune manière [et qu’il] n’avait pas l’intention d’interroger l’accusé ni de lui donner quelque conseil que ce soit»; l’interrogatoire a été mené entièrement par les agents canadiens, qui exerçaient les pouvoirs d’enquête que leur confèrent les lois canadiennes. Vu ces circonstances, les normes du droit pénal canadien n’ont pas été imposées à des fonctionnaires étrangers. De plus, l’application de la Charte, dans les circonstances, au simple interrogatoire de l’appelant par les autorités canadiennes ne touche pas des poursuites pénales exercées par les autorités américaines ou auxquelles elles sont parties, ni ne constitue une ingérence dans celles‑ci.

51 Essentiellement, le principe de la souveraineté des États n’est pas transgressé par l’application de la Charte à l’enregistrement de la déclaration de l’appelant par les autorités canadiennes aux États‑Unis. Dans ce contexte, il est raisonnable de s’attendre à ce que les policiers canadiens respectent les normes consacrées par la Charte. En outre, il est raisonnable de permettre à l’appelant, qui est tenu de se conformer au droit pénal et à la procédure pénale canadiens, de se réclamer des droits constitutionnels canadiens relativement à l’interrogatoire conduit par les détectives canadiens à La Nouvelle‑Orléans.

52 Le procureur général du Canada est intervenu dans ce pourvoi, en partie, pour mettre la Cour en garde contre les conséquences possibles de l’application de la Charte aux actes des autorités canadiennes à l’étranger. L’intervenant affirme tout d’abord que l’application de la Charte dans le cas présent conférera en définitive à quiconque est l’objet d’une façon ou d’une autre de l’exercice de l’autorité des gouvernements canadiens à l’étranger, les droits garantis à «chacun» par la Charte canadienne (art. 2, libertés fondamentales); (art. 7, vie, liberté et sécurité); (art. 8, fouilles, perquisitions ou saisies); (art. 9, détention ou emprisonnement); (art. 10, arrestation ou détention); (art. 12, traitements ou peines). L’intervenant soutient aussi que l’élargissement du champ d’application de la Charte aux actes des policiers canadiens qui se déplacent à l’étranger pour une enquête criminelle nuira grandement à la capacité du Canada d’effectuer des enquêtes criminelles internationales ou d’y prendre part.

53 Les arguments avancés par l’intervenant ne nous ont pas convaincus. Nous tenons à bien préciser que le présent jugement fait exception à la règle générale de droit international public exposée précédemment selon laquelle un État ne peut pas appliquer ses lois au‑delà de ses frontières. Cette exception se rattache aux faits particuliers de l’espèce. Plus précisément, les actes reprochés ont été accomplis par les autorités gouvernementales canadiennes relativement à une enquête sur un meurtre perpétré au Canada en vue de poursuites au Canada. L’appelant, qui invoque les droits en cause, était en voie d’être livré à la justice canadienne. Cette situation diffère considérablement de la myriade de cas où des personnes à l’étranger se réclament des garanties de la Charte simpliciter.

54 L’application de la Charte dans la présente espèce ne viole pas le principe de la souveraineté des États en imposant les normes du droit pénal canadien à des procédures et à des fonctionnaires étrangers. Notre conclusion que la Charte s’applique dans le cas présent doit être comprise dans ce contexte limité, c’est-à-dire dans les cas où il n’existe pas de conflit entre l’exercice concurrent de la compétence fondée sur la nationalité par le Canada et de la compétence fondée sur la territorialité par un État étranger. Il se peut bien qu’un cas différent se présente où, par exemple, les autorités canadiennes participent, à l’étranger, à une enquête menée par des autorités étrangères conformément à des procédures étrangères. Comme l’a fait observer le juge McLachlin dans l’arrêt Terry, précité, au par. 19, «toute enquête fondée sur la collaboration entre des autorités policières canadiennes et américaines sera régie par les lois du pays où l’activité en question se déroule» (nous soulignons). Toutefois, notre Cour n’a pas à statuer sur de tels faits en l’espèce et il convient de reporter à une autre occasion le règlement de ce point.

(3) Y a‑t‑il eu violation de la Charte?

55 Le juge du procès a décidé que les détectives de Vancouver avaient obtenu la déclaration de l’appelant par suite de la violation des droits garantis à ce dernier par l’al. 10b) de la Charte. La Cour d’appel a confirmé son jugement là‑dessus. L’intimée n’a pas contesté l’assertion que, si la Charte s’appliquait à l’enregistrement de la déclaration de l’appelant aux États‑Unis, l’al. 10b) a été violé dans les circonstances.

56 Les instructions données par les policiers au sujet du droit de l’appelant à l’assistance d’un avocat étaient embrouillées, trompeuses, et ont porté atteinte à ses droits garantis par l’al. 10b) de la Charte. Les conclusions du juge du procès sur ce point sont significatives. Il a estimé que la violation des droits de l’appelant, encore qu’elle n’ait pas été aussi «flagrante» que d’autres, était grave et apparemment délibérée. D’après lui, les renseignements donnés à l’appelant sur son droit à l’assistance d’un avocat étaient trompeurs au point de [traduction] «priver l’appelant de la possibilité de faire un choix éclairé quant à la décision de parler aux policiers sans consulter un avocat» (par. 27). Le juge du procès a conclu que l’appelant a été empêché de faire un choix réfléchi quant à la possibilité de recourir à l’assistance d’un avocat et que c’était précisément le résultat que le policier recherchait. Le juge du procès a également estimé que l’omission «apparemment délibérée» d’informer l’appelant que sa déclaration pourrait être utilisée en preuve constituait un facteur aggravant.

57 À notre avis, la violation était de fait très grave, sinon flagrante. Voyons la preuve à nouveau. L’appelant a été arrêté par un policier fédéral américain, qui lui a lu la mise en garde de l’arrêt «Miranda» portée sur un carton. Il a alors été amené devant un magistrat fédéral qui lui a demandé s’il voulait qu’un avocat soit désigné pour le représenter. L’appelant a dit oui et le magistrat lui a dit qu’un avocat commis d’office entrerait en contact avec lui. Toutefois, l’appelant n’a parlé à aucun avocat durant les jours suivants. Deux jours plus tard, quand les détectives Aitken et MacDonald sont arrivés de Vancouver, ils n’ont pas vérifié si l’appelant avait demandé à consulter ou avait consulté un avocat. Ils ont procédé à un interrogatoire qui a duré environ 100 minutes. Durant la première partie de l’interrogatoire, l’appelant n’a pas été informé de son droit à l’assistance d’un avocat ni de son droit de ne pas répondre aux questions des détectives. À aucun moment, on ne lui a dit que ce qu’il allait dire pourrait servir de preuve.

58 Environ 20 minutes après le début de l’interrogatoire, les propos suivants ont été échangés:

[traduction]

A[itken]: J’ai deux choses à vous dire. Premièrement, vous avez le droit de recourir à l’assistance d’un avocat et de le consulter sans délai. Cela veut dire essentiellement, et je sais bien que cela ne veut probablement rien dire, mais essentiellement ce que cela veut dire c’est que vous pouvez parler à quelqu’un, lui demander conseil. Vous pouvez parler à un avocat, la plupart des gens pensent que cela veut dire que vous pouvez parler à un avocat mais un avocat ça peut être n’importe qui. Euh!, comme vous êtes musulman, vous voudrez peut‑être consulter ou euh! parler à euh!, je ne sais pas si c’est le bon mot, un ancien de votre groupe ou, vous comprenez ce que je veux dire de toute façon. Quelqu’un de votre confession que vous respectez, ou votre mère, ou quelqu’un là‑bas, chez qui vous êtes, ou votre ami euh! Quinlon. Comment s’appelait‑il?

. . .

A[itken]: Terrance. Quelqu’un comme ça. C’est ce que ça veut dire. Et alors vous pourrez prendre de la sorte une décision logique sur ce que vous voulez faire ensuite. O.K.? Comprenez‑vous ce que tout ça veut dire?

[Appelant]: Oui, monsieur.

A[itken]: Euh! deuxièmement, vous savez que vous n’êtes pas obligé de nous parler. Et encore une fois, je sais bien que vous avez probablement à peu près un millier de questions à nous poser, et nous allons faire ce que nous pouvons pour, euh! y répondre et expliquer ce que nous venons faire ici, c’est‑à‑dire pourquoi nous sommes ici.

[Appelant]: Oui, monsieur.

. . .

A[itken]: C’est vous qui commandez, O.K. C’est vous qui décidez.

[Appelant]: Oui, monsieur.

A[itken]: Comme je le disais, nous allons être honnêtes avec vous, nous allons être francs, hm [. . .], et puis il y a, si vous voulez parler à un avocat et que vous n’en avez pas les moyens, nous pouvons vous mettre en contact avec hm [. . .], l’Aide juridique de la Colombie‑Britannique, à Vancouver, qui peut s’arranger avec un avocat de service qui va vous conseiller sur la façon de recourir à un avocat maintenant et gratuitement. O.K. Vous comprenez cela. Alors vous avez le choix, si vous n’aimez pas, disons si à un moment donné, vous êtes inquiet au sujet de ce qui se passe ici, dites: désolé, les gars, ça suffit. Je m’en vais. Vous pouvez aller téléphoner, vous pouvez simplement vous en retourner vous coucher. C’est à vous de décider. Comme je le disais, c’est vous qui commandez. O.K.?

[Appelant]: Oui, monsieur.

A[itken]: Comprenez‑vous tout cela?

[Appelant]: Oui, monsieur. [Nous soulignons.]

59 Quoique les détectives aient mentionné la possibilité de recourir à l’aide juridique, ils n’ont pas fourni à l’appelant de numéro de téléphone ni aucun renseignement sur la façon de communiquer avec un avocat de l’aide juridique. Toute personne détenue a le droit d’obtenir cette information en vertu de l’al. 10b) (R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Pozniak, [1994] 3 R.C.S. 310). Plus important encore, l’explication donnée au sujet du droit à l’assistance d’un avocat était embrouillée au point de priver l’appelant de la possibilité de décider d’y recourir ou non. Dire à l’appelant qu’il pouvait exercer son droit à l’assistance d’un avocat en parlant à un ancien de sa confession, à sa mère ou à un ami a dû l’induire en erreur sur la nature de ses droits.

60 Au cours d’une enquête, les policiers doivent parfois mentir. Dans bien des situations, cela peut non seulement être convenable mais également nécessaire et c’est de toute évidence tout à fait acceptable. Toutefois, il est fondamentalement inéquitable et dérogatoire aux droits garantis par la Charte de mentir à des individus ou de les tromper sur leurs droits constitutionnels. De fait, approuver une telle conduite déconsidérerait l’administration de la justice.

61 Il faut souligner que cette atteinte très grave s’est produite au moment où l’appelant était le plus vulnérable. Il était détenu et avait été privé de la possibilité de recourir à l’assistance d’un avocat. L’importance de la vulnérabilité d’une personne en pareil cas a été reconnue dans l’arrêt Bartle. Le juge en chef Lamer écrit, à la p. 191:

Cette possibilité [d’être informée de ses droits et d’obtenir des conseils] lui est donnée, parce que, étant détenue par les représentants de l’État, elle est désavantagée par rapport à l’État. Non seulement elle a été privée de sa liberté, mais encore elle risque de s’incriminer. Par conséquent, la personne «détenue» au sens de l’art. 10 de la Charte a immédiatement besoin de conseils juridiques, afin de protéger son droit de ne pas s’incriminer et d’obtenir une aide pour recouvrer sa liberté: Brydges, à la p. 206; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, aux pp. 176 et 177; et Prosper. L’alinéa 10b) habilite la personne détenue à recourir de plein droit à l’assistance d’un avocat «sans délai» et sur demande. Comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, à la p. 394, le droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) vise à assurer le traitement équitable dans le processus pénal des personnes arrêtées ou détenues. [Souligné dans l’original.]

62 Au surplus, il convient de noter que, si on lui a lu la mise en garde de l’arrêt Miranda prévue en droit américain, ses droits n’ont pas été respectés pour autant car il n’a pas obtenu les services de l’avocat qu’il avait demandé. En conséquence, il y a eu dérogation non seulement à la Charte, mais encore, peut‑on soutenir, aux droits que garantit la Constitution des États‑Unis. Les autorités canadiennes n’ont pas, à leur arrivée à La Nouvelle‑Orléans, vérifié si l’appelant avait exercé ou cherché à exercer son droit à l’assistance d’un avocat.

63 L’analyse qui précède nous amène à conclure que la Charte s’appliquait aux actes des détectives canadiens qui ont interrogé l’appelant aux États‑Unis et obtenu une déclaration relativement au meurtre du chauffeur de taxi commis à Vancouver, et qu’il y a eu transgression de la Charte.

B. L’analyse fondée sur le par. 24(2)

64 Il s’agit maintenant de décider si la preuve aurait dû être écartée en application du par. 24(2) de la Charte pour le motif que son utilisation aurait été susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

65 Le juge du procès a conclu que la preuve ne devait pas être exclue en application du par. 24(2) et la Cour d’appel a estimé que cette conclusion n’était pas erronée. Une cour d’appel ne doit intervenir, relativement à l’analyse qu’un tribunal d’instance inférieure a effectuée en vertu du par. 24(2), que si ce tribunal a «commis une “erreur manifeste quant aux principes ou aux règles de droit applicables” ou s’il a tiré une conclusion déraisonnable» (R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, au par. 68; R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93, à la p. 98). Dans la présente espèce, le juge du procès a accordé beaucoup de poids à la distinction entre les déclarations incriminantes et les déclarations exculpatoires, et au fait que la déclaration ne devait être utilisée qu’à seule fin d’attaquer la crédibilité de l’appelant dans le cadre du contre‑interrogatoire. Ces facteurs n’auraient pas dû jouer dans l’analyse fondée sur le par. 24(2) et nous devons donc, avec égards, conclure que les cours d’instance inférieure ont commis une erreur.

66 Dans l’arrêt Collins, précité, le juge Lamer, maintenant Juge en chef, a énoncé avec soin les facteurs qu’il convient de prendre en considération pour décider si l’utilisation de la preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Le premier groupe de facteurs concerne l’effet de l’utilisation de la preuve sur l’équité du procès; le second touche la gravité de la violation; le troisième se rapporte à l’effet de l’exclusion de la preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice. La question à se poser dans tous les cas est la suivante: l’utilisation de la preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice aux yeux de l’homme raisonnable, objectif et bien informé de toutes les circonstances de l’affaire (Collins, aux pp. 282 et 288).

(1) Équité du procès

67 Dans l’arrêt Collins, on a dit (à la p. 284) que «[s]i l’utilisation de la preuve portait atteinte de quelque façon à l’équité du procès, alors celle‑ci tendrait à déconsidérer l’administration de la justice et, sous réserve de la considération des autres facteurs, la preuve devrait généralement être écartée» (souligné dans l’original). Dans l’arrêt Stillman, l’importance de l’équité du procès a pris encore plus de relief (au par. 72):

L’examen de l’équité du procès revêt une importance fondamentale. Si, après avoir procédé à un examen minutieux, on détermine que l’utilisation de la preuve obtenue en violation d’un droit garanti par la Charte rendrait le procès inéquitable, alors cette preuve doit être écartée sans égard aux autres facteurs énoncés dans l’arrêt Collins. L’équité du procès pour les personnes accusées d’une infraction criminelle est une pierre angulaire de la société démocratique canadienne. Une déclaration de culpabilité résultant d’un procès inéquitable est contraire à notre conception de la justice. Il serait impensable de confirmer une telle déclaration de culpabilité. En fait, ce serait une parodie de la justice.

68 Dans l’arrêt Collins, on a fait remarquer que, parmi les facteurs pertinents par rapport à la question de savoir si l’utilisation de la preuve rendrait le procès inéquitable, on compte la nature de la preuve et la nature de la violation. Dans les cas où, «à la suite d’une violation de la Charte, l’accusé est conscrit contre lui‑même au moyen d’une confession ou d’autres preuves émanant de lui», l’utilisation de la preuve rendra le procès inéquitable. Il doit en être ainsi parce que l’utilisation de cette preuve «constituerait une attaque contre l’un des principes fondamentaux d’un procès équitable, savoir le droit de ne pas avoir à témoigner contre soi‑même» (Collins, à la p. 284). Par conséquent, la règle générale veut que, lorsque l’accusé est forcé, à la suite d’une violation de la Charte, de participer à la constitution ou à la découverte d’une preuve, celle‑ci doive être écartée, bien que cette règle générale puisse souffrir de «rares exceptions» (arrêt Stillman, au par. 73).

69 Les motifs prononcés par la majorité dans l’arrêt Stillman ont encore clarifié l’analyse requise à cette étape. Il faut tout d’abord qualifier la preuve en cause; elle est soit une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, soit une preuve non obtenue de cette manière. Dans ce second cas, la preuve «existait indépendamment de la violation de la Charte sous une forme utilisable par l’État» (Stillman, au par. 75); par contraste, la preuve «est obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même lorsque l’accusé, en violation de ses droits garantis par la Charte, est forcé de s’incriminer sur l’ordre de l’État au moyen d’une déclaration, de l’utilisation de son corps ou de la production de substances corporelles» (au par. 80).

70 La preuve en cause en l’espèce est la déclaration faite par l’appelant aux détectives de Vancouver. Il y a tout lieu de la ranger parmi les preuves obtenues par mobilisation de l’accusé contre lui‑même. L’appelant, par suite de la violation de ses droits garantis par l’al. 10b), a été forcé de s’incriminer en faisant une déclaration aux policiers. Il a été reconnu dans l’arrêt Stillman que c’est là «[l]’exemple classique le plus courant» de preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même (au par. 80).

71 On a soutenu que, puisque la déclaration de l’appelant renferme des dénégations de culpabilité, ce n’est pas une déclaration «incriminante» mais bien exculpatoire. Nous estimons que le contenu de la déclaration ne change rien à la qualification de celle‑ci aux fins de cette analyse. Le juge du procès a conclu que la première partie de l’interrogatoire visait à soutirer des éléments de preuve corroborants qui pourraient être utiles à l’accusation. Le simple fait que le ministère public ait cherché à présenter ces éléments au procès nous autorise à inférer que la déclaration était «incriminante» d’une certaine façon, bien qu’elle ait contenu des dénégations de culpabilité. La déclaration qui est en grande partie ou même totalement exculpatoire doit tout de même être considérée comme «obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même», si ce dernier a été, à l’instar de l’appelant, forcé, par suite d’une violation de la Charte, de fournir une preuve qui pourrait être ensuite utilisée contre lui.

72 En conséquence, la déclaration de l’appelant est une preuve obtenue par mobilisation de celui‑ci contre lui‑même. En l’occurrence, la preuve n’aurait pas été découverte sans la mobilisation illégale de l’accusé contre lui‑même (voir Stillman, au par. 103). Ces facteurs seuls seraient suffisants pour conclure à la nécessité d’écarter la preuve en vertu du par. 24(2). En effet, la règle générale veut que l’utilisation d’une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, qui n’aurait pas été découverte sans cette mobilisation de l’accusé, rende le procès inéquitable. Cette conclusion est renforcée par la gravité de la violation qui aurait été suffisante en elle‑même pour justifier l’exclusion de la preuve.

(2) L’utilisation dans un but limité

73 Pour décider qu’il n’y avait pas lieu d’écarter la preuve en vertu du par. 24(2) dans la présente instance, le juge du procès a invoqué la distinction entre une preuve incriminante présentée par le ministère public comme faisant preuve de la véracité des choses qui y sont énoncées et une preuve qui n’est pas auto‑incriminante mais est utilisée seulement pour attaquer la crédibilité de l’accusé dans le cadre du contre‑interrogatoire. La Cour d’appel a conclu que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur à cet égard et a fait observer que la procédure suivie au procès (tenue d’un voir‑dire relativement à l’admissibilité de la déclaration à la seule fin indiquée par le ministère public) était conforme à l’arrêt Calder, précité, qui a été rendu après le procès.

74 Dans l’affaire Calder, le ministère public avait tenté de faire admettre la preuve seulement pour les fins du contre‑interrogatoire, après que le juge du procès eut déjà décidé d’écarter cette preuve. Notre Cour a décidé que le fait que le ministère public ait essayé par la suite de la faire admettre dans un but limité ne constituait pas un changement notable dans les circonstances, suffisant pour qu’on puisse revenir sur la décision du juge du procès. L’intimée dans le présent pourvoi a soutenu que la raison déterminante de l’arrêt Calder devait être restreinte à cette proposition et que cela ne devait pas empêcher l’utilisation d’une preuve dans un but limité lorsque aucune décision antérieure basée sur le par. 24(2) ne fait obstacle à la démarche du ministère public.

75 Toutefois, l’arrêt Calder a aussi porté sur la question plus générale. Plus précisément, notre Cour a examiné la question de savoir s’il convenait d’établir une distinction entre les fins visées par le par. 24(2) quand le ministère public cherche à faire admettre une preuve dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’accusé dans le cadre du contre‑interrogatoire. Au nom de la majorité, le juge Sopinka a concédé que le ministère public pourrait réussir à faire admettre pour les fins limitées du contre‑interrogatoire une preuve qui autrement serait écartée et qu’il pourrait demander à la cour de se prononcer sur ce point, après avoir tenu un voir‑dire. Toutefois, il a dit, au par. 35, que cela ne pourrait arriver que dans des circonstances «très limitées» et dans «certains cas exceptionnels».

76 Il n’est pas nécessaire de faire des conjectures sur les «cas exceptionnels» où une preuve par ailleurs non admissible serait admissible dans un but limité. À notre avis, pareils cas seraient rarissimes. En l’espèce, les circonstances n’autorisent pas une telle conclusion. Nous estimons au contraire qu’il ne doit pas y avoir de différence, pour ce qui est de décider s’il convient d’écarter la preuve en vertu du par. 24(2), entre l’utilisation de celle‑ci en général et son utilisation dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’accusé. La raison d’être de cette règle générale a été exposée clairement dans l’arrêt Calder, au par. 34:

L’effet sur la considération dont jouit l’administration de la justice se juge par référence à la norme du citoyen raisonnable et bien informé qui représente les valeurs de la communauté. L’anéantissement de la crédibilité du témoignage de l’accusé au moyen de déclarations tirées de lui en violation des droits qu’il tient de la Charte, aura normalement le même effet que l’utilisation des mêmes déclarations dans la preuve principale du ministère public pour l’incriminer. Le fait qu’un jury qui reçoit des directives soigneusement conçues puisse faire la distinction ne signifie pas que l’utilisation afin d’attaquer la crédibilité aura, à ses yeux, un effet moins dommageable sur les moyens de défense de l’accusé. Qui plus est, pour juger si un élément de preuve est admissible en vertu du par. 24(2), ce n’est pas le juré ayant reçu des directives soigneusement conçues qui est l’arbitre de l’effet sur l’administration de la justice, mais le citoyen bien informé. Cette personne mythique n’a pas le bénéfice des directives soigneusement formulées du juge du procès sur la distinction. Non seulement il est probable qu’elle ne comprendra pas la distinction sur le plan théorique, mais elle la considérera en tout cas comme dénuée de toute importance lorsqu’il s’agit de l’effet sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Si l’utilisation de la déclaration apparaît inéquitable du fait qu’elle a été obtenue en violation des droits que la Charte garantit à l’accusé, elle n’est pas susceptible d’être considérée comme moins inéquitable pour la simple raison qu’elle vise uniquement à attaquer la crédibilité.

77 En conséquence, nous devons conclure que le juge du procès a commis une erreur dans son analyse de l’applicabilité du par. 24(2). Nous préférons l’analyse de la Cour d’appel de l’Alberta dans un arrêt récent portant sur la même question: R. c. Whitford (1997), 115 C.C.C. (3d) 52 (C.A. Alb.). Dans cet arrêt, le juge Berger a estimé que la preuve utilisée pour incriminer l’accusé et la preuve utilisée pour attaquer sa crédibilité devaient être mises sur le même pied eu égard au par. 24(2). Il s’exprime en ces termes, à la p. 62:

[traduction] Le tribunal doit mettre la preuve incriminante et la preuve tendant à discréditer sur le même pied quand il s’agit de statuer sur l’équité du procès au regard du par. 24(2). . .

Je conclus que le choix stratégique de l’accusation au procès, savoir d’utiliser la preuve seulement pour attaquer la crédibilité de l’accusé, n’assouplit pas la norme d’admissibilité. Accepter une norme moins stricte encouragerait des violations de la Charte destinées à assurer un avantage tactique au procès. Une déclaration obtenue grâce à une violation de la Charte et visant à attaquer la crédibilité, penserait‑on, vaut mieux qu’aucune déclaration. En l’espèce, l’accent mis au procès sur la crédibilité respective du plaignant et de l’appelant m’amène à conclure qu’il serait inéquitable d’utiliser la preuve aux fins du contre‑interrogatoire.

78 Certes, la distinction entre les déclarations incriminantes et les déclarations exculpatoires peut être importante à certains égards (voir, par exemple, Kuldip, précité), mais ce n’est pas un facteur qui doit jouer dans l’analyse fondée sur le par. 24(2). De même, le fait que le ministère public cherche à utiliser la preuve seulement dans le cadre du contre‑interrogatoire de l’accusé n’aurait pas dû persuader le juge du procès d’admettre la preuve. L’application correcte des facteurs énoncés dans les arrêts Collins et Stillman nous conduit inévitablement à conclure qu’il y a lieu d’écarter la preuve en vertu du par. 24(2).

VI. Dispositif

79 Pour les motifs qui précèdent, le pourvoi est accueilli, les jugements de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique et de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique sont annulés et un nouveau procès est ordonné.

Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé et McLachlin rendus par

//Le juge L’Heureux-Dubé//

80 Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente)— J’ai pris connaissance des motifs conjoints de mes collègues les juges Cory et Iacobucci, ainsi que de ceux du juge Bastarache, et, avec égards, je ne puis souscrire ni à leur raisonnement ni au résultat auquel ils parviennent. À mon avis, d’autres principes que ceux qui sont exposés dans leurs motifs respectifs déterminent la portée extraterritoriale de l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci‑après la Charte) et je ne peux accepter leur conclusion qu’il s’applique en l’espèce. De plus, j’estime que c’est à juste titre que la preuve a ici été admise.

81 Les faits les plus importants se résument brièvement. L’appelant, un citoyen américain de la Louisiane, a été inculpé du meurtre d’un citoyen canadien qu’il aurait commis au Canada où il a fait un bref séjour avant de retourner aux États‑Unis. Il a été extradé au Canada après avoir été arrêté par la police américaine en exécution d’un mandat d’arrêt décerné par un magistrat américain. Il prétend que les policiers canadiens qui l’ont interrogé durant sa détention dans une prison américaine ont porté atteinte aux droits «d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit», garantis par l’al. 10b).

Les questions en litige

82 Ce pourvoi soulève plusieurs questions. Il s’agit en premier lieu, de savoir si l’al. 10b) de la Charte s’applique à l’interrogatoire de l’appelant par la police canadienne pendant sa détention dans une prison américaine. Dans l’affirmative, il faut déterminer s’il y a eu violation de l’al. 10b) et, si tel est le cas, si la preuve doit être exclue en vertu du par. 24(2). Si l’alinéa 10b) ne s’applique pas, la preuve doit-elle être quand même exclue en application de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte qui garantissent un procès équitable. Enfin, si la preuve est admissible, il faut déterminer si le juge du procès a donné des directives appropriées au jury au sujet de l’utilisation permise de la déclaration de l’appelant.

83 Lorsqu’on examine si l’al. 10b) s’applique à l’interrogatoire, la question n’est pas de savoir si l’appelant est protégé en vertu de la Charte contre l’admission d’une preuve obtenue de façon très irrégulière. Il ne s’agit pas non plus de savoir si la conduite des policiers sera scrupuleusement examinée pour déterminer si l’appelant en a subi une grave injustice. La question est plutôt de savoir si cette protection est fondée sur l’art. 7 et l’al. 11d), qui garantissent un procès équitable devant les tribunaux canadiens, ou sur l’al. 10b). Il faut également déterminer dans quelle mesure les fonctionnaires canadiens doivent respecter strictement les protections prévues au Canada en matière de procédure, même lorsque cela s’avère impossible ou difficilement réalisable parce qu’ils opèrent à l’intérieur d’un autre système de droit.

Principes régissant l’application de l’al. 10b)

84 La première question est de savoir si la protection de l’al. 10b) de la Charte s’étend à l’interrogatoire de l’appelant, mené par des détectives canadiens dans une prison américaine. Selon mes collègues les juges Cory et Iacobucci, pour trancher la question de l’applicabilité de la Charte, il faut d’abord examiner si les actes en cause sont visés par le par. 32(1) et, même dans l’affirmative, si son application extraterritoriale dans les circonstances de l’affaire peut avoir pour conséquence que la Charte régirait «les poursuites pénales menées par des autorités étrangères dans un autre État» (par. 44). Ils estiment que la Charte ne s’applique pas dans de tels cas parce que cela «violer[ait] le principe de la souveraineté des États» (par. 44). D’après mon collègue le juge Bastarache, «l’analyse doit être centrée sur le rôle relatif joué par les fonctionnaires canadiens et les fonctionnaires étrangers dans l’obtention [des éléments de preuve que le défendeur cherche à faire écarter]. Si l’obtention des éléments de preuve de façon contraire à la Charte est principalement imputable aux fonctionnaires canadiens, ces derniers ainsi que la preuve qu’ils auront recueillie seront assujettis à la Charte» (par. 127). À mon avis, on ne saurait statuer correctement sur l’applicabilité de la Charte en invoquant les complexités de l’extraterritorialité en droit international, pas plus qu’on ne saurait recourir aux principes ordinaires d’interprétation législative pour déterminer son champ d’application. Ce qui est en cause, c’est plutôt l’interprétation de la Constitution du Canada, la question de savoir si cette Constitution accorde des droits et des libertés à ceux qui sont à l’extérieur du pays et si elle s’applique là où elle n’est pas la «loi suprême».

85 À titre de remarque préliminaire, je souligne que les motifs de mes collègues, ainsi que les arguments avancés par les parties, sont fondés sur la présomption que l’appelant était titulaire des droits garantis par la Charte et ce, même s’il n’était pas au Canada ni même citoyen canadien au moment de la présumée violation de ses droits. Je suis d’avis que cette analyse omet une première étape cruciale qui consiste à examiner si la personne invoquant un droit garanti par la Charte est effectivement titulaire de ce droit en vertu de la Constitution canadienne. Selon moi, la logique veut qu’on se demande d’abord si l’intéressé est titulaire d’un droit avant de déterminer si un acte de l’État a pu y porter atteinte.

86 L’appelant ne peut prétendre qu’il y a eu atteinte aux droits que lui garantit l’al. 10b) pendant sa détention en Louisiane que s’il prouve au préalable qu’il était titulaire de ce droit en vertu de la Constitution canadienne. Il faut donc examiner le libellé des garanties de la Charte et interpréter les objectifs des droits consacrés par la Constitution canadienne. Certains droits prévus par la Charte sont reconnus aux citoyens canadiens (art. 3, 6 et 23). D’autres droits et libertés garantis par le même texte ont pour titulaires «chacun» (art. 2, 7, 8, 9, 10 et 12), «tout inculpé» (art. 11) ou «tous» (art. 15). L’appelant invoque les droits prévus à l’al. 10b), qui étend sa protection à «chacun». Le terme «chacun» semble avoir un sens assez large. Cependant, son interprétation doit se faire à la lumière des objectifs de la Charte. Je ne suis pas convaincue que l’adoption de la Charte ait nécessairement conféré des droits à tous les citoyens du monde, de toutes les nationalités, peut importe où ils se trouvent, malgré l’utilisation par le législateur du mot «chacun» pour en désigner les titulaires. Je crois plutôt que l’on peut soutenir que le mot «chacun» a été utilisé pour distinguer les droits accordés à chacun sur le territoire du Canada d’avec ceux qui sont accordés seulement aux citoyens canadiens et ceux qui sont conférés aux inculpés.

87 Il n’est pas nécessaire pour les fins de ce pourvoi de décider qui exactement est visé par le mot «chacun» ou par les autres expressions générales similaires figurant dans les droits garantis par la Charte. Vu que les parties n’ont pas argumenté sur la question de savoir si l’appelant était titulaire de droits au moment de la présumée violation et que, par conséquent, ce point a été concédé par le ministère public, je préfère ne pas me fonder sur ce motif pour statuer sur le présent pourvoi. Cependant, je désire souligner que la question de savoir si l’appelant détient des droits en vertu de la Charte devrait être tranchée avant que soit abordée celle de savoir si des actes accomplis par un gouvernement mentionné à l’art. 32 ont porté atteinte à ce droit. Le plaignant qui ne peut établir qu’il est titulaire d’un droit garanti par la Charte ne saurait prétendre à la violation de ce droit.

88 J’en viens maintenant à l’examen des principes de l’art. 32 afin de déterminer si les actes des policiers canadiens qui ont interrogé Cook peuvent être considérés comme des actes gouvernementaux entraînant l’application de l’art. 32 de la Charte. En premier lieu, il faut examiner l’arrêt rendu par notre Cour dans R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, où il s’agissait de savoir si l’al. 10b) de la Charte s’appliquait aux déclarations recueillies par des policiers américains en territoire américain au sujet d’un crime commis au Canada. La Cour a conclu à la majorité que la Charte ne s’applique pas aux actes accomplis à l’étranger par des acteurs gouvernementaux étrangers. Elle n’a pas répondu à la question de savoir si les droits garantis par la Charte peuvent être invoqués en raison d’actes accomplis par des fonctionnaires étrangers sur leur propre territoire à la demande de fonctionnaires canadiens, ou en raison d’actes de fonctionnaires canadiens à l’étranger.

89 Plusieurs des questions laissées sans réponse dans l’arrêt Harrer, précité, ont été résolues par la décision unanime de notre Cour dans R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207. Cet arrêt a réglé plusieurs points. Premièrement, le juge McLachlin a rejeté l’argument voulant que les fonctionnaires étrangers agissant à la demande du gouvernement du Canada puissent être considérés comme des mandataires des agents du gouvernement canadien afin d’entraîner l’application des protections de la Charte. Les normes prévues par la Charte ne peuvent être imposées aux policiers étrangers puisqu’ils représentent l’autorité légale dans leur pays, et ce par respect du Canada à l’égard de la souveraineté de leur pays. Madame le juge McLachlin souligne également qu’en cas de coopération entre fonctionnaires canadiens et étrangers en territoire étranger, la Charte ne s’applique pas non plus en vertu du même respect pour la souveraineté de l’État étranger et pour les responsabilités légales de ses fonctionnaires. Elle fait remarquer, aux par. 18 et 19:

La pratique de la coopération entre les policiers de différents pays ne rend pas les lois d’un pays applicables dans un autre.

. . .

La décision personnelle d’un policier ou d’un organisme étranger d’aider la police canadienne ne peut diminuer l’exclusivité de la souveraineté d’un État étranger sur son territoire, où seules ses lois régissent le maintien de l’ordre. Les personnes qui recueillent des éléments de preuve dans un pays étranger sont tenues de respecter les règles de ce pays, et aucune autre règle. Par conséquent, toute enquête fondée sur la collaboration entre des autorités policières canadiennes et américaines sera régie par les lois du pays où l’activité en question se déroule . . . [Je souligne.]

90 La Cour a été appelée à se pencher de nouveau sur ces questions dans l’arrêt Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841. Dans cette affaire, le défendeur soutenait qu’en vertu de l’art. 8 de la Charte, un mandat de perquisition ou de fouille devait être décerné avant que les autorités suisses puissent être saisies d’une demande d’examen de son compte bancaire. Prononçant les motifs de la majorité, j’ai noté ce qui suit, au par. 29:

Concrètement, la réalité des enquêtes et poursuites criminelles internationales exige que les États coopèrent entre eux. Le fait que le gouvernement du Canada puisse prendre part à des enquêtes et poursuites internationales, susceptibles d’avoir des répercussions sur des droits et libertés individuels tels ceux énumérés dans la Charte, ne signifie pas à lui seul que celle‑ci entre en jeu. Dans chaque cas, les mesures particulières prises par les responsables canadiens, dans le cadre des pouvoirs du Parlement, du gouvernement du Canada, des législatures provinciales ou des gouvernements provinciaux, doivent être évaluées afin de décider si elles portent atteinte à quelque droit ou liberté garanti par la Charte.

J’ai noté également, au par. 32:

. . . le lieu de la fouille, de la perquisition ou de la saisie a effectivement de l’importance, si la mesure en question a été exécutée à l’extérieur du Canada par des personnes ne relevant pas de l’autorité du gouvernement canadien. [Souligné dans l’original.]

Comme dans Terry, précité, le jugement majoritaire de notre Cour dans Schreiber, précité, a souligné l’importance de faciliter et de permettre la collaboration entre fonctionnaires canadiens et étrangers lorsque des enquêtes internationales sont en cours. Cette dernière décision a aussi mis l’accent sur l’importance de se concentrer sur la question de savoir si l’acteur «était assujetti à l’autorité» du gouvernement canadien.

91 J’estime que ces précédents permettent de dégager deux principes fondamentaux en ce qui concerne l’application extraterritoriale de la Charte, dans les cas où il est prouvé que la personne qui l’invoque est titulaire de l’un des droits ou libertés qui y sont énumérés. En premier lieu, les protections de la Charte ne s’appliquent que si l’acte qui est censé avoir porté atteinte aux droits que la Charte reconnaît au demandeur a été accompli par l’un des acteurs gouvernementaux énumérés à l’art. 32. L’acte accompli à l’étranger par le fonctionnaire d’un autre État ne peut en aucun cas être considéré comme une violation de la Charte. Les fonctionnaires des autres États ne seront pas considérés comme des mandataires des autorités canadiennes. Ce principe a pour origine la nécessité de respecter la souveraineté et les lois des pays où les fonctionnaires canadiens opèrent et de ne pas s’attendre à ce que les fonctionnaires étrangers se conforment à la loi canadienne ou modifient leurs procédures pour s’y conformer. Cela découle aussi du fait qu’il peut y avoir conflit entre des règles de procédure différentes, ce qui pourrait être source de complication et de confusion, à la fois pour l’accusé et pour les enquêteurs (Terry, précité, par. 26).

92 En second lieu, il résulte de ce principe, comme l’a souligné l’arrêt Terry, précité, que s’il y a collaboration entre fonctionnaires canadiens et étrangers, en territoire étranger, les mêmes considérations entrent en ligne de compte et la Charte ne s’applique pas. Il s’ensuit que, même si l’acte contesté est imputable à l’un des gouvernements visés à l’art. 32, cet acte n’entraînera pas l’application de la Charte s’il a été accompli à l’étranger en collaboration avec un autre État.

93 La question importante dans le présent pourvoi est de déterminer dans quelles circonstances une enquête pourra être considérée comme étant faite en collaboration. À mon avis, il faut, pour ce faire, se demander si les fonctionnaires canadiens possèdent une autorité légale là où les actes contestés auraient porté atteinte à la Charte. Cela découle des principes généraux régissant l’application de l’art. 32. Comme le juge La Forest l’a affirmé dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 262: «C’est le gouvernement qui peut adopter et appliquer des règles et qui peut porter atteinte péremptoirement à la liberté individuelle. Seul le gouvernement a besoin de se voir imposer des contraintes dans la Constitution afin de préserver les droits des particuliers.» Ces attributs du gouvernement sont absents lorsque les fonctionnaires sont placés sous l’autorité d’un gouvernement étranger. Lorsque les fonctionnaires d’un gouvernement visé à l’art. 32 participent à une opération soumise à l’autorité légale d’un gouvernement étranger, il ne s’agit pas d’une affaire «relevant» du Parlement ou de la législature d’une province, comme l’exige l’art. 32. Il s’agit plutôt d’une opération effectuée sous l’autorité d’un État étranger et cela ne saurait constituer un acte du gouvernement même si des fonctionnaires d’un gouvernement canadien y participent. Je suis d’avis que la Charte ne s’applique à aucune enquête où les fonctionnaires canadiens n’ont plus les attributs juridiques du «gouvernement»; ce qui est le cas à chaque fois qu’une enquête est assujettie à la souveraineté d’un autre gouvernement.

94 Lorsque des fonctionnaires canadiens sont assujettis, dans le cadre de leur travail, à la souveraineté d’un système de droit étranger, l’enquête en est nécessairement une de collaboration. Les fonctionnaires étrangers qui permettent aux Canadiens de travailler avec eux, ou qui leur permettent d’opérer sur un territoire soumis à l’autorité légale de leur gouvernement, sont tenus de suivre les lois et les règles de procédure de leur propre pays. Il en va de même pour les fonctionnaires canadiens qui collaborent avec eux. Lorsque l’enquête est assujettie à la souveraineté d’un gouvernement étranger, c’est ce dernier qui possède l’autorité légale pour régler les détails du déroulement de l’enquête, ce qui inclus, par exemple, les conditions à l’intérieur desquelles l’accusé pourra avoir accès au service d’un avocat, les modalités de l’arrestation, ou encore si la validité de la détention peut être déterminée par voie d’habeas corpus (tel que le garantit l’art. 10 de la Charte). En vertu du principe du respect de la souveraineté de l’État étranger, clairement énoncé dans l’arrêt Terry, précité, les normes canadiennes ne sont pas imposées à une enquête conjointe menée à l’étranger, étant donné que tous les fonctionnaires doivent respecter les lois de ce pays et les règles de procédure du système de droit de ce pays doivent être suivies. En outre, il faut reconnaître qu’à l’extérieur du Canada, où le gouvernement du Canada n’a aucune autorité légale, les fonctionnaires concernés ne seront peut‑être pas en mesure d’assurer les protections en vigueur au Canada en raison des différences entre les systèmes de droit et les différentes ressources disponibles. En excluant l’application de la Charte aux enquêtes menées en collaboration, l’on garantit que les normes canadiennes ne seront pas imposées aux fonctionnaires étrangers parce qu’ils collaborent avec des Canadiens, et l’on reconnaît que lorsque des fonctionnaires canadiens agissent sur un territoire assujetti à la souveraineté d’un autre gouvernement, ce sont les fonctionnaires locaux et les lois locales qui représentent l’autorité légale dans le pays où se déploient ces activités.

95 C’est pourquoi je ne saurais accepter l’approche des juges Cory et Iacobucci qui estiment, au par. 48, que «la Charte s’applique à l’étranger dans les cas où l’acte reproché est visé par le par. 32(1) de la Charte en raison de la nationalité des autorités policières de l’État qui participent aux actes du gouvernement, et où l’application des normes imposées par la Charte n’entre pas en conflit avec la compétence territoriale concurrente de l’État étranger». Je crois que l’approche retenue par mes collègues n’accorde pas une attention adéquate au sens même du par. 32(1). À mon avis, le test le plus logique et le plus simple est de vérifier si les fonctionnaires canadiens possèdent les attributs du «gouvernement», plutôt que de déterminer si l’application de la Charte dans un cas particulier est susceptible de produire des effets inacceptables au regard du droit international. Cela met aussi l’accent sur les objectifs de la Constitution canadienne, dont l’interprétation est en question. Enfin, mes collègues conviennent qu’il est possible que la Charte ne s’applique pas lorsqu’une enquête faite en collaboration est menée conformément aux procédures en vigueur dans le pays étranger (voir par. 54). Cependant, ils ne tiennent pas compte des diverses façons dont la collaboration est nécessaire ni du fait que les procédures du pays étranger sont impliquées chaque fois que les Canadiens doivent travailler à l’intérieur d’un autre système de droit.

96 Je ne peux pas non plus être d’accord avec mon collègue le juge Bastarache qu’il s’agit de déterminer qui «dirigeait» la partie de l’enquête effectuée en collaboration ayant donné lieu à la violation de la Charte. Le gouvernement du Canada n’a plus d’autorité sur un territoire assujetti à la souveraineté d’un État étranger et les fonctionnaires canadiens ne «dirigent» jamais vraiment, en ce sens qu’ils ne peuvent plus exercer les pouvoirs coercitifs de l’État canadien. Tous leurs actes sont soumis aux procédures et aux principes du système de droit étranger. Le juge Bastarache le reconnaît lorsqu’il déclare, au par. 143, que, selon son critère, «le fonctionnaire canadien peut être obligé de cesser de jouer un rôle principal ou directeur dans l’enquête afin de se conformer à la Charte». Cela gênerait considérablement les enquêtes menées en collaboration. Premièrement, les tribunaux devront élaborer un test pour définir les circonstances dans lesquelles un Canadien tient le «rôle principal ou directeur» dans une enquête; il sera très difficile pour les fonctionnaires canadiens de faire cette distinction alors qu’ils collaborent à une enquête susceptible d’exiger des décisions rapides et de la planification, et alors qu’ils n’auront peut‑être pas la maîtrise complète des événements. Deuxièmement, il se pourrait que les Canadiens n’aient d’autre choix que de jouer un «rôle principal» dans une certaine partie d’une enquête, même lorsqu’ils doivent travailler en conformité avec les normes et les règles de l’État étranger. L’approche du juge Bastarache ne tient pas compte de l’importance d’interpréter la Charte de façon à reconnaître les réalités des enquêtes conjointes, ce que soulignent les arrêts Terry et Schreiber, précités.

L’application aux faits de la présente affaire

97 À mon avis, l’application des principes susmentionnés à la présente affaire m’oblige à conclure que l’appelant ne bénéficiait pas de la protection de l’al. 10b). La police canadienne agissait dans le cadre de la souveraineté juridique des États-Unis et n’avait le pouvoir d’accomplir aucun acte sans en avoir obtenu la permission en vertu du système de droit américain. Elle devait coopérer avec les Américains et se soumettre au droit américain afin de mener à bien l’enquête.

98 L’examen des circonstances de la présente affaire renforce cette conclusion car il fait ressortir les multiples façons dans lesquelles la coopération était ici nécessaire et est nécessaire chaque fois que les fonctionnaires canadiens agissent dans le cadre de la souveraineté d’un autre gouvernement. L’arrestation et l’interrogatoire de l’appelant étaient sous le contrôle des fonctionnaires américains et du système de droit américain. L’appelant a été arrêté par un officier de police fédérale des États‑Unis, en exécution d’un mandat décerné par un magistrat américain. Il était détenu conformément à la loi américaine dans une prison américaine. Ses déplacements, l’accès au téléphone pour communiquer avec un avocat et les modalités de son interrogatoire par les Canadiens étaient réglés par les fonctionnaires américains. La police canadienne n’avait aucune autorité sur sa personne. Les fonctionnaires canadiens n’étaient pas légalement habilités à ordonner son déplacement, son transfert ou sa mise en liberté. Ils pouvaient seulement l’interroger avec la permission des autorités américaines. Bref, les actes des policiers canadiens ont été effectués à l’intérieur du système juridique américain, et il ne s’agissait pas d’une situation où les pouvoirs juridiques de l’État canadien étaient impliqués. L’alinéa 10b) de la Charte ne s’appliquait donc pas à l’interrogatoire.

99 Il est impossible de dire, comme mes collègues le suggèrent, que l’activité des Canadiens était en quelque sorte indépendante de ce système et qu’elle était donc analogue à une enquête menée au Canada. Mes collègues les juges Cory et Iacobucci estiment qu’il est possible qu’«un cas différent se présente où, par exemple, les autorités canadiennes participent, à l’étranger, à une enquête menée par des autorités étrangères conformément à des procédures étrangères» (par. 54, je souligne). Ils soulignent aussi, au par. 50, que l’«interrogatoire de l’appelant par les autorités canadiennes ne touche pas des poursuites pénales exercées par les autorités américaines ou auxquelles elles sont parties». Le juge Bastarache donne aussi à entendre, au par. 128, que les fonctionnaires canadiens pouvaient «mener l’interrogatoire comme bon leur semblait». Je ne suis pas d’accord avec cette façon d’interpréter la situation et je crois qu’elle méconnaît la nature complexe des enquêtes internationales comme celle qui nous occupe et le fait que les policiers canadiens devaient travailler en conformité avec les règles américaines, avec les ressources du système de justice pénale américain, et en collaboration avec des fonctionnaires américains. À mon avis, tous ces facteurs font voir pourquoi une telle enquête est menée en collaboration, que les actes des policiers ne sont pas une affaire «relevant» d’un gouvernement canadien et que l’application de l’art. 32 n’est pas ici en cause. Par conséquent, l’al. 10b) ne s’applique pas.

100 Ayant conclu que l’appelant n’avait pas droit à la protection de l’al. 10b), il n’est pas nécessaire que j’examine s’il y a eu violation de cette disposition ou si la preuve devrait être exclue en application du par. 24(2).

Faut‑il exclure la preuve en application de l’art. 7 et de l’al. 11d)?

101 Le fait que l’accusé ne jouissait pas de la protection de l’al. 10b) ne règle pas pour autant la question de l’admissibilité de la preuve. Les dispositions de la Charte qui garantissent la tenue d’un procès équitable (al. 11d)) et le respect des principes de justice fondamentale (art. 7) peuvent être invoquées pour exclure l’admission de la preuve au procès, que les activités destinées à recueillir des éléments de preuve soient visées ou non par un droit garanti par la Charte: voir les arrêts Harrer et Terry, précités. Cependant, le fait que cet élément de preuve ait été recueilli d’une façon qui aurait porté atteinte aux dispositions de la Charte n’est pas déterminant. Comme Madame le juge McLachlin l’a fait observer, dans ses motifs concordants, dans l’arrêt Harrer, précité, au par. 44:

Il faut d’abord établir une distinction entre l’iniquité dans la manière dont une déclaration a été obtenue et un processus ou procès inéquitable. Les conditions dans lesquelles les policiers recueillent des éléments de preuve sont complexes. Même lorsque tous les efforts sont faits pour respecter la loi, il est possible de soutenir rétrospectivement que certains aspects du processus étaient loin d’être équitables. [. . .] Il reste simplement que l’iniquité dans la façon dont les éléments de preuve sont recueillis peut compromettre l’équité de l’utilisation de ces éléments de preuve au procès, sans nécessairement le faire. [Souligné dans l’original.]

Elle a ensuite défini le procès équitable comme suit, au par. 45:

Au départ, un procès équitable est un procès qui paraît équitable, tant du point de vue de l’accusé que de celui de la collectivité. Il ne faut pas confondre un procès équitable avec le procès le plus avantageux possible du point de vue de l’accusé: R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362, le juge La Forest. Il ne faut pas l’assimiler non plus au procès parfait; dans la réalité, la perfection est rarement atteinte. Le procès équitable est celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé.

102 En l’espèce, l’appelant soutient que plusieurs aspects de la façon dont la preuve a été recueillie permettent de conclure que son admission rendrait son procès inéquitable. Premièrement, bien que l’officier de police fédérale Credo lui ait donné lecture, au moment de son arrestation, de la mise en garde de l’arrêt Miranda, et que lui‑même ait demandé l’assistance d’un avocat lors de sa comparution, l’appelant n’avait toujours pas bénéficié de l’assistance d’un avocat lors de son interrogatoire par les détectives canadiens. Deuxièmement, ces derniers l’ont interrogé pendant une vingtaine de minutes avant de l’informer de son droit à l’assistance d’un avocat. Lorsqu’ils l’ont fait, le juge du procès en a conclu qu’ils ont induit Cook en erreur au sujet de la nature de ce droit, et que tout en l’informant de la possibilité de recourir aux services d’aide juridique, ils ne lui ont pas communiqué le numéro de téléphone pour les joindre. Il faut examiner si ces manquements étaient graves au point que l’utilisation de la déclaration recueillie lors de l’interrogatoire mènerait à un procès inéquitable.

103 Les arrêts Harrer et Terry, précités, font bien ressortir que pour décider si l’utilisation d’un élément de preuve mènerait à un procès inéquitable, il faut tenir compte de toutes les circonstances pertinentes. À mon avis, l’un des facteurs importants est de savoir qui, de la police canadienne ou de la police du pays étranger, est responsable de l’injustice alléguée. Les actes de la police canadienne feront l’objet d’un examen plus strict que ceux de la police du pays étranger dont le travail est normalement soumis à des normes différentes de celles que l’on s’attend à voir respecter au Canada. La police canadienne doit, dans la mesure du possible, faire en sorte que la lettre et l’esprit des protections prévues par la Charte soient respectés même dans le cas où, comme en l’espèce, les droits eux‑mêmes ne s’appliquent pas directement. Dans l’analyse fondée sur l’art. 7 et l’al. 11d), il faut normalement reconnaître que si les actes de la police canadienne ne respectent pas nos normes, cet écart doit être tenu pour plus grave qu’un manquement du même ordre de la part de la police du pays étranger, vu l’existence de normes différentes chez ce dernier. De même, lorsque la police du pays étranger ne respecte pas les protections prévues par les lois de ce pays, ce manquement sera normalement tenu pour plus grave que ce ne serait le cas si de telles normes n’existaient pas du fait que le système de droit étranger est différent du nôtre.

104 Cependant, le simple fait qu’il y aurait eu manquement de pure forme à la Charte par des fonctionnaires canadiens n’aboutira pas automatiquement à l’exclusion de la preuve par application de l’art. 7 et de l’al. 11d), de la même façon que la violation de l’un des droits garantis par la Charte n’entraînera pas automatiquement l’exclusion de la preuve sous le régime du par. 24(2). Pour statuer sur l’équité du procès, il faut à la fois prendre en considération l’intérêt que représente pour la société la découverte de la vérité et examiner si, en substance, une injustice grave a été commise envers l’accusé.

105 J’estime que la conduite des détectives canadiens en l’espèce n’était pas sérieuse au point que l’utilisation de la preuve porterait atteinte au droit de l’appelant à un procès équitable, compte tenu de toutes les circonstances et de l’intérêt que représente pour la société la découverte de la vérité. Le juge du procès a conclu en ces termes: [traduction] «[i]l y a eu violation grave d’un droit fondamental et important, mais je ne pense pas que le comportement de ces détectives soit insigne». L’accusé savait qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat dès le moment où il a été arrêté, puisque la mise en garde de l’arrêt Miranda que lui a lue l’officier de police fédéral américain comprenait cette indication: [traduction] «Vous avez le droit de parler à un avocat avant d’être interrogé, et d’être interrogé en sa présence.» L’accusé a admis qu’il comprenait les droits que lui reconnaît l’arrêt Miranda. Le juge du procès a aussi conclu que la déclaration de l’accusé était volontaire -- il savait qu’il n’était pas obligé de parler aux détectives de Vancouver et qu’il pouvait mettre fin à l’interrogatoire en tout temps. Ces détectives lui ont dit, en termes qui auraient cependant pu être plus clairs, qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat, et qu’ils le mettraient en contact avec le service d’aide juridique de la Colombie‑Britannique s’il le voulait.

106 Bien que la police canadienne ne l’ait informé de ses droits que 20 minutes après le début de l’interrogatoire, les questions posées à l’appelant jusque-là étaient d’ordre général. Ce qui est plus important, c’est que la déclaration en cause dans le présent pourvoi a été faite après cette période initiale de 20 minutes, après que les policiers canadiens l’eurent informé de ses droits. À mon avis donc, le retard mis à donner cette information a relativement peu d’importance en ce qui concerne l’admissibilité de la déclaration en question. Par conséquent, l’utilisation de la preuve recueillie durant cette dernière partie de l’interrogatoire ne peut être considérée inéquitable au point qu’il faille la rejeter. L’admission de la déclaration faite volontairement par l’accusé, qui comprenait qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat et qu’il n’était pas obligé de parler à la police, ne porte pas atteinte à l’art. 7 ni à l’al. 11d) de la Charte.

107 Cette conclusion est, de plus, renforcée par le fait que la preuve a été admise au procès à des fins limitées: attaquer la crédibilité de l’accusé lors du contre‑interrogatoire. Dans bien des cas, le fait que la déclaration en question soit disculpatoire ou incriminante et qu’elle soit utilisée comme élément de preuve par le ministère public contre l’accusé ou pour attaquer la crédibilité de l’accusé est sans importance dans l’analyse fondée sur l’art. 7 et l’al. 11d), ou le par. 24(2). Comme l’a fait observer le juge Sopinka dans R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660, au par. 34:

L’anéantissement de la crédibilité du témoignage de l’accusé au moyen de déclarations tirées de lui en violation des droits qu’il tient de la Charte, aura normalement le même effet que l’utilisation des mêmes déclarations dans la preuve principale du ministère public pour l’incriminer.

Cependant, l’arrêt Calder, précité, traitait de la question de savoir si la nouvelle utilisation projetée d’une déclaration par le ministère public constituait un changement notable dans les circonstances de nature à justifier le réexamen de la décision d’écarter la preuve en vertu du par. 24(2). Le juge Sopinka a conclu, au par. 35, que ce n’est que dans des circonstances «très limitées» et dans «certains cas exceptionnels» que «le nouvel usage tel qu’il est envisagé en l’espèce remplira la condition des changements notables dans les circonstances qui justifieraient de revenir sur la question une fois que la preuve a été écartée en application du par. 24(2)». Toutefois, il a reconnu, au par. 35, que le fait que le ministère public demandait l’admission de la preuve à des fins limitées pourrait faire une plus grande différence lors d’une première demande fondée sur le par. 24(2):

Si dans un cas d'espèce, le ministère public estime que limiter l'utilisation de la déclaration au contre‑interrogatoire lui facilitera la tâche de la faire admettre à cette fin en vertu du par. 24(2), il peut demander à la cour de se prononcer soit pendant la présentation de sa preuve soit avant le contre‑interrogatoire de l'accusé. Dans l'un et l'autre cas, un voir‑dire est nécessaire au cours duquel le juge du procès considérera l'admissibilité de la déclaration pour les fins limitées auxquelles le ministère public la destine.

Par conséquent, le fait que le ministère public demande l’admission de la preuve à des fins limitées peut jouer dans certains cas. Je ne puis convenir avec mes collègues les juges Cory et Iacobucci que les juges majoritaires dans l’arrêt Calder, précité, ont laissé entendre que les circonstances dans lesquelles la preuve sera admise lors d’une première demande fondée sur le par. 24(2) doivent être aussi exceptionnelles que celles qui sont requises pour le réexamen de la décision statuant sur l’admissibilité. Je ne vois aucune raison pour qu’il n’en soit pas également ainsi en ce qui concerne l’art. 7 et l’al. 11d).

108 À mon avis, il s’agit en l’espèce d’un cas où l’utilisation limitée de la preuve est l’un des facteurs dont on peut tenir compte dans l’analyse. Comme l’a fait remarquer le juge du procès, de même que le juge Hinds de la Cour d’appel, la décision statuant sur l’admissibilité de la preuve a été rendue après que de nombreux témoins du ministère public eurent été contre-interrogés au sujet de déclarations qu’ils avaient faites antérieurement. La preuve a été admise dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’appelant, et le juge du procès a donné au jury des directives soigneusement rédigées au sujet de l’utilisation limitée qui pouvait être faite des déclarations. Dans le contexte de ce procès, où la crédibilité d’autres témoins était également attaquée au moyen de déclarations antérieures incompatibles, si cette preuve n’avait pas été admise les jurés auraient eu l’impression erronée que l’accusé avait rendu un témoignage cohérent alors que d’autres témoins avaient changé leurs versions des faits. Cela pourrait altérer le processus de recherche de la vérité plutôt que le favoriser (voir l’arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, à la p. 698, pour un raisonnement similaire). Par ailleurs, les jurés ont reçu comme directives que la déclaration ne faisait pas partie des éléments de preuve incriminants que le ministère public pouvait faire valoir contre l’accusé. Pour ces motifs, le fait que la déclaration de l’accusé ait été admise dans le but limité d’attaquer sa crédibilité renforce la conclusion que l’admission de cet élément de preuve ne mènerait pas à un procès inéquitable.

109 Bien que les manquements de pure forme aux normes de la Charte aient été déplorables, leur gravité n’était pas telle que l’admission de la preuve aurait mené à un procès inéquitable. Cette conclusion est étayée par le fait que la preuve a été admise à des fins limitées. Le fait que l’accusé ait été inculpé de meurtre ajoute aussi du poids à cette conclusion, étant donné l’intérêt particulièrement marqué que représente pour la société la découverte de la vérité lorsqu’il s’agit d’un crime de cette gravité.

Exposé du juge au jury

110 Finalement, l’appelant soutient que le juge du procès n’a pas donné de directive adéquate au jury au sujet de la déclaration faite au cours de l’interrogatoire mené par les détectives. Le ministère public n’a cherché à faire admettre cette déclaration que pour attaquer le témoignage de l’appelant. Celui‑ci prétend que le juge du procès n’a pas expliqué de façon suffisamment claire qu’une déclaration utilisée dans ce but limité ne pouvait servir qu’à attaquer la crédibilité de l’accusé (voir Calder, précité, par. 25), et qu’il aurait dû spécifier que les contradictions ne pouvaient servir à démontrer la «conscience coupable» de l’accusé.

111 Les directives données au jury par le juge du procès sur la question générale des déclarations extrajudiciaires incompatibles sont les suivantes:

[traduction] Si vous concluez que les déclarations extrajudiciaires antérieures d’un témoin contredisent ce qu’il a déclaré sous serment, vous pouvez vous fonder sur ces déclarations pour décider si vous ajoutez foi au témoignage. Une fois que vous aurez décidé si vous ajoutez foi aux dépositions faites sous serment par le témoin, vous ne devez plus vous servir des déclarations extrajudiciaires parce qu’elles ne font pas foi de leur contenu.

Après s’être référé à la déclaration de l’appelant, il a dit:

[traduction] Il s’agit d’une déclaration antérieure incompatible qui vise la crédibilité de l’accusé, comme je vous l’ai déjà expliqué à propos des autres témoins. Ce que l’accusé a déclaré à la police ne constitue pas un élément de preuve, savoir qu’il avait reçu un appel de Fennell et s’était rendu à l’immeuble à appartements. C’est un élément de preuve qui ne concerne que la crédibilité de l’accusé comme je vous l’ai déjà expliqué au sujet des autres témoins et de leurs déclarations antérieures incompatibles.

112 À mon avis, ces directives n’ont rien d’incorrect. Le juge a clairement expliqué au jury que la seule utilisation acceptable des déclarations extrajudiciaires se limitait à l’appréciation de la crédibilité du témoin. Il a répété cette mise en garde au sujet du témoignage de l’accusé. Il a clairement expliqué que cet élément de preuve ne pouvait servir à rien d’autre. Il n’était nullement tenu d’en énumérer tous les usages interdits.

Conclusion et dispositif

113 En conclusion, je réitère que les présents motifs n’autorisent en aucune façon les fonctionnaires canadiens à violer impunément les droits de la personne en sol étranger ni à laisser ceux qui font l’objet d’enquêtes menées conjointement à l’extérieur de la souveraineté du Canada sans protection contre l’utilisation, au Canada, d’éléments de preuve obtenus d’une façon très inéquitable. Ces personnes sont protégées par les dispositions garantissant la tenue d’un procès équitable, soit l’art. 7 et l’al. 11d), lorsqu’elles sont jugées au Canada. Comme je l’ai déjà expliqué, pour déterminer si l’admission de la preuve peut être susceptible de mener à un procès inéquitable, il faut examiner attentivement les actes des fonctionnaires canadiens. L’on s’attend à ce que ces fonctionnaires fassent ce qu’ils peuvent dans les circonstances, compte tenu des lois auxquelles ils sont soumis et des ressources dont ils disposent, pour se conformer à l’esprit, et lorsque c’est possible, à la lettre des protections prévues par la Charte. En cas d’injustice grave résultant de l’omission de se conformer à cette obligation, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, la preuve sera exclue en vertu des dispositions qui protègent le justiciable contre la tenue d’un procès inéquitable.

114 Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi.

Version française des motifs des juges Gonthier et Bastarache rendus par

//Le juge Bastarache//

1 Le juge Bastarache — En l’espèce, la Cour est saisie pour la première fois de la question de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés s’applique aux enquêtes effectuées par des fonctionnaires canadiens à l’étranger.

2 Les faits et l’historique des procédures ont été évoqués par les juges Cory et Iacobucci. Je ne les reprendrai pas. Je tiens à exprimer mes propres vues au sujet de l’application de la Charte en l’espèce. Je suis d’accord avec le résultat auquel les juges Cory et Iacobucci parviennent à ce sujet ainsi qu’avec la façon dont ils statuent sur le pourvoi.

3 L’intimée soutient que l’application de la Charte à des policiers canadiens agissant à l’étranger va à l’encontre des principes du droit international en matière de compétence. En particulier, elle affirme qu’une telle interprétation du par. 32(1) conférerait une portée extraterritoriale à la loi canadienne. Je commence par exposer les conclusions auxquelles je suis arrivé: une interprétation du par. 32(1) favorable à l’application de la Charte aux actes des fonctionnaires canadiens menant une enquête à l’étranger ne se heurte pas aux principes du droit international en matière de compétence territoriale. Puisqu’il est question en l’espèce de l’application de la Charte à une enquête policière, je limiterai mon analyse aux garanties mises en jeu dans pareille enquête, savoir les «garanties juridiques» des art. 7 à 14. Il conviendra de trancher le point de savoir si les mêmes principes s’appliquent à d’autres droits prévus par la Charte quand la question sera directement soulevée et débattue devant les tribunaux.

La portée du par. 32(1)

4 Le paragraphe 32(1) de la Charte prévoit ce qui suit:

32. (1) La présente charte s’applique:

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

Cette disposition assujettit à la Charte ceux qui exercent le pouvoir législatif ou qui font partie du pouvoir exécutif. Ces deux catégories se chevauchent souvent dans les faits, mais elles constituent des fondements distincts d’application de la Charte. En effet, celle‑ci s’applique aux actes gouvernementaux, qui sont déterminés soit par la nature des pouvoirs exercés, soit par l’identité de l’acteur qui doit effectivement faire partie du gouvernement. Dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 156, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a fait cette observation: «Elle vise à empêcher le gouvernement d’agir à l’encontre de ces droits et libertés; elle n’autorise pas en soi le gouvernement à agir.» Le texte ne fait aucunement mention d’une limite territoriale. Le paragraphe 32(1) définit l’application de la Charte en fonction de l’identité de l’acteur, et non du lieu de l’acte.

5 À première vue, il ne fait pas de doute que le par. 32(1) vise les actes de la police de Vancouver, puisque celle‑ci a été constituée à titre d’organe gouvernemental et qu’elle exerce ses pouvoirs en vertu d’une loi provinciale (Police Act, R.S.B.C. 1996, ch. 367, par. 7(2)). Les policiers sont visés par cette disposition, non seulement parce qu’ils exercent des pouvoirs conférés par la législature compétente, mais aussi parce qu’ils sont des agents du gouvernement. En effet, il a été décidé que le statut juridique du policier est celui de [traduction] «l’agent ministériel exerçant des pouvoirs prévus par la loi indépendamment de tout contrat» (Reference Re Power of Municipal Council to Dismiss a Chief Constable (1957), 7 D.L.R. (2d) 222 (C.A. Ont.), à la p. 225, citant le vicomte Simonds dans Attorney-General for New South Wales c. Perpetual Trustee Co., [1955] A.C. 457, aux pp. 489 et 490; voir aussi la Police Act, R.S.B.C. 1996, ch. 367, par. 7(2)).

6 Lorsqu’un policier franchit la frontière de son territoire, que ce soit au Canada ou à l’étranger, il faut reconnaître que le pouvoir d’accomplir des actes coercitifs qu’il tient de la loi entrera vraisemblablement en conflit avec la compétence du territoire d’accueil. Nous en verrons les raisons plus en détail ci‑dessous. Cependant, sa qualité d’agent de l’État ne change pas à la frontière, même s’il perd tous les pouvoirs coercitifs conférés par l’État d’origine. Par exemple, même si le policier canadien est obligé de remettre son arme à feu aux autorités américaines à la frontière, il ne perd pas de ce fait son identité d’agent de l’État canadien; il n’a simplement plus le pouvoir légal de porter une arme parce que ce pouvoir prévu par la loi canadienne est en conflit avec les règles de l’État d’accueil en la matière. Toutefois, vu sous l’angle du système de droit d’origine, le policier est toujours le représentant du gouvernement d’origine. Même si l’État d’accueil ne reconnaît pas au policier la qualité d’agent de l’État, l’État d’origine ne peut créer aucun conflit en imposant un statut dont les effets juridiques ne se font ressentir que sur son propre territoire. Le droit international ne pose nullement que le statut des policiers dans le cadre du système de droit de la Colombie‑Britannique doit être interprété de façon qu’il soit confiné au territoire de la province et qu’il disparaisse à la frontière.

7 De fait, la pratique semble indiquer précisément le contraire. En l’espèce, par exemple, les détectives de la police de Vancouver ont été invités par leurs collègues de la Louisiane à venir aux États‑Unis interroger le suspect comme bon leur semblerait. Durant cette visite, la police américaine savait de toute évidence qu’ils faisaient partie du pouvoir exécutif de la province de la Colombie‑Britannique; c’est à ce titre qu’ils ont pu interroger le suspect. En l’espèce, le gouvernement de l’État d’accueil a choisi de donner un effet juridique au statut d’agent de l’État conféré aux deux détectives par la loi de la Colombie‑Britannique. Ils ont été autorisés à parler au défendeur durant sa détention et à l’interroger à leur convenance, sans aucune surveillance ni participation du gouvernement de l’État d’accueil.

8 Le paragraphe 32(1) s’applique aux agents de l’État canadien se trouvant à l’étranger, qu’ils exercent ou non les pouvoirs coercitifs du gouvernement. La Charte a été appliquée à des fonctionnaires du gouvernement même lorsqu’ils agissaient au nom de l’État sans exercer aucun pouvoir prévu par la loi (Lavigne c. SEFPO, [1991] 2 R.C.S. 211, à la p. 313; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, à la p. 585; Hogg, Constitutional Law of Canada (édition à feuilles mobiles), vol. 2, aux pp. 34‑14 et 34‑15). Ainsi, même si le policier canadien perd toute habilitation légale dans l’État d’accueil, il reste soumis à la Charte en application du par. 32(1) parce qu’il fait partie du pouvoir exécutif du Canada ou de l’une des provinces. Le fait qu’il se rend dans un autre ressort ne change ni son statut ni son assujettissement à la Charte. Il importe peu qu’il ne soit plus autorisé à exercer les pouvoirs prévus par la loi du fait qu’il se trouve à l’étranger.

9 Cette conclusion ne résout cependant pas la question de savoir si et dans quelle mesure le par. 32(1) étend l’application de la Charte aux activités d’enquête exercées par les fonctionnaires canadiens et aux preuves recueillies avec leur participation à l’étranger. Potentiellement, l’exercice de ces pouvoirs présente un plus grand risque de conflit avec la loi de l’État étranger que la simple attribution par la loi canadienne de la qualité d’agent du gouvernement à des fonctionnaires canadiens.

10 La réponse à cette question se dégage des termes mêmes du par. 32(1) et de la nature des obligations imposées par la Charte. Le paragraphe 32(1) limite expressément l’application de la Charte au gouvernement du Canada et à ceux des provinces ou aux domaines relevant de la compétence des législatures canadiennes. Aux termes de cette disposition, la Charte s’applique à la police canadienne parce que celle‑ci fait partie du gouvernement du Canada ou d’une province. Toutefois, il ressort également du libellé du par. 32(1) que la Charte ne peut s’appliquer à ceux qui ne relèvent pas des diverses législatures canadiennes ou ne sont pas des fonctionnaires canadiens. Le paragraphe 32(1) prévoit donc que la Charte ne peut s’appliquer à un domaine relevant d’un gouvernement étranger ni aux agents d’un État étranger (à moins que d’une manière ou d’une autre, ils ne fassent aussi partie du gouvernement du Canada ou d’une province ou ne soient aussi soumis à une législature canadienne, possibilité dont il n’est pas question en l’espèce).

11 Cette dichotomie soulève des questions de fait difficiles dans le cas où fonctionnaires canadiens et étrangers collaborent pour recueillir des preuves dans le cadre d’une enquête conjointe. Sur le territoire de l’État étranger, la plupart des enquêtes utiles effectuées par des policiers canadiens nécessiteront, dans une certaine mesure, une participation des fonctionnaires étrangers exerçant les pouvoirs de leur gouvernement ou une délégation de ces pouvoirs aux policiers canadiens. En l’espèce par exemple, les fonctionnaires américains ont exercé un pouvoir légal en arrêtant le suspect à la demande des fonctionnaires canadiens, et en le détenant ensuite jusqu’à ce que ces derniers l’interrogent. Ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé en conclut que l’application de la Charte en l’espèce déborderait le cadre du par. 32(1), puisque l’«opération [est] effectuée sous l’autorité d’un État étranger» (par. 93).

12 Je ne suis pas d’accord avec la façon dont mes collègues appliquent le par. 32(1) au difficile problème des enquêtes conjointes ou fondées sur la collaboration. À mon sens, ce qui est essentiel dans les cas de coopération entre fonctionnaires canadiens et étrangers exerçant les pouvoirs que la loi leur a conférés, c’est de déterminer qui dirigeait l’aspect de l’enquête qui est présumé avoir porté atteinte à la Charte. Pareille analyse nécessite l’appréciation des rôles relatifs joués par les fonctionnaires canadiens et les fonctionnaires étrangers. Lorsque le policier canadien est invité par le fonctionnaire étranger à exercer un pouvoir durant l’enquête, l’application du par. 32(1) dépendra du degré de surveillance exercé par le fonctionnaire étranger.

13 S’il ressort de l’appréciation de ces facteurs que les événements qui ont conduit à la violation de la Charte au cours des recherches effectuées pour recueillir tel ou tel élément de preuve sont imputables à l’autorité étrangère, ces activités ne tombent pas sous le coup de la Charte malgré la participation des fonctionnaires canadiens à l’enquête. Dans les cas où le défendeur cherche à invoquer le par. 24(2) pour faire écarter des éléments de preuve dans un procès tenu au Canada, l’analyse doit être centrée sur le rôle relatif joué par les fonctionnaires canadiens et les fonctionnaires étrangers dans l’obtention de ces éléments de preuve. Si l’obtention des éléments de preuve de façon contraire à la Charte est principalement imputable aux fonctionnaires canadiens, ces derniers ainsi que la preuve qu’ils auront recueillie seront assujettis à la Charte.

14 En l’espèce, les policiers canadiens ont pratiquement réglé les modalités de l’interrogatoire. Les détectives de Vancouver ont interrogé l’accusé sans aucune participation des fonctionnaires américains. Bien que l’accusé ait été détenu en vertu du système de droit étranger au moment de l’interrogatoire, les fonctionnaires étrangers avaient invité les policiers canadiens à mener l’interrogatoire comme bon leur semblait. En effet, les fonctionnaires étrangers se sont abstenus de poser quelque question que ce soit à l’accusé durant la détention. Le juge du procès a conclu à la violation du droit de bénéficier des services d’un avocat et d’être informé de ce droit garanti par l’al. 10b) à l’accusé. Les policiers canadiens auraient pu facilement donner effet à ces droits puisque, étant les seuls interrogateurs de l’accusé, ils étaient en mesure de l’en informer et de le mettre en communication téléphonique avec un avocat de Vancouver. Dans ces conditions, les actes des fonctionnaires canadiens qui sont assujettis à la Charte à titre d’acteurs gouvernementaux visés au par. 32(1) tombent sous le coup de la Charte. Appliquer celle‑ci à leurs actes, ce n’est pas l’appliquer à des autorités ou à des fonctionnaires étrangers, ce qui est interdit sous le régime du par. 32(1).

Les principes du droit international en matière de compétence

15 Cette interprétation du par. 32(1) va‑t‑elle à l’encontre des principes du droit international en matière de compétence? Dans l’affirmative, une présomption veut que cette disposition soit interprétée de manière compatible avec les principes du droit international, à moins que l’interprétation contraire au droit international ne soit claire et dénuée de toute ambiguïté, ou que d’autres objectifs manifestes de la Charte ne viennent combattre cette présomption. Ainsi que l’a fait observer le juge Pigeon dans Daniels c. White and The Queen, [1968] R.C.S. 517, à la p. 541:

[traduction] . . . le législateur est réputé ne pas légiférer en violation d’un traité ni à l’encontre de la courtoisie internationale ou des règles établies de droit international. [. . .] si une loi est dénuée d’ambiguïté, ses dispositions doivent être observées même si elles s’opposent au droit international, comme il a été jugé récemment dans Inland Revenue Commissioners c. Collco Dealings Ltd. ([1962] A.C. 1), où toute la jurisprudence pertinente a été évoquée. Dans cette affaire, la Chambre des lords a conclu que la volonté du législateur était claire et dénuée de toute ambiguïté et, par conséquent, que les termes sans équivoque d’une loi ne pouvaient être écartés afin d’observer la courtoisie internationale et les principes reconnus de droit international. Cependant, il y avait lieu d’appliquer ce principe d’interprétation dans les cas s’y prêtant.

(Voir aussi Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392, aux pp. 409 et 410; National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, à la p. 1353, motifs du juge Wilson; R. c. Treacy, [1971] A.C. 537, à la p. 561, motifs prononcés par lord Diplock, qui a insisté sur la nécessité d’une «disposition contraire expresse»; Chung Chi Cheung c. The King, [1939] A.C. 160 (C.P.), aux pp. 167 et 168; Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), à la p. 330; J.‑Maurice Arbour, Droit international public (2e éd. 1992), à la p. 59.)

16 L’intimée soutient qu’appliquer la Charte aux actes des policiers en l’espèce conférerait une portée extraterritoriale à la loi canadienne, ce que le droit international interdit. Il est nécessaire d’approfondir le principe de la territorialité pour juger du bien‑fondé de cet argument.

17 Toute analyse de la territorialité commence par la distinction fondamentale qui existe entre le fait de prétendre appliquer la loi nationale sur le territoire d’un État étranger (compétence d’exécution), et celui de chercher à attacher des effets légaux propres au système de droit interne à des actes, des personnes ou des choses hors du territoire national (compétence normative). La mise en {oe}uvre directe de la loi nationale sur le territoire d’un État étranger est interdite, sauf dans des cas vraiment exceptionnels. La question des [traduction] «mesures d’exécution extraterritoriales» a été analysée en ces termes par le professeur Brownlie:

[traduction] Le principe directeur veut qu’un État ne puisse prendre de mesures pour appliquer ses propres lois sur le territoire d’un autre État sans le consentement de ce dernier. L’arrestation, l’assignation, l’enquête policière ou fiscale, l’exécution d’ordonnances de production de documents ne peuvent être effectuées, sur le territoire de l’autre État, sauf conformément à un traité ou avec son consentement.

Voir Ian Brownlie, Principles of Public International Law (4e éd. 1990), p. 307. C’est dans ce sens que la Cour permanente de justice internationale a tiré la conclusion suivante dans l’Affaire du «Lotus» (1927), C.P.J.I., sér. A, no 10, aux pp. 18 et 19:

Or, la limitation primordiale qu’impose le droit international à l’État est celle d’exclure -- sauf l’existence d’une règle permissive contraire -‑ tout exercice de sa puissance sur le territoire d’un autre État. Dans ce sens, la juridiction est certainement territoriale; elle ne pourrait être exercée hors du territoire, sinon en vertu d’une règle permissive découlant du droit international coutumier ou d’une convention.

Dans la phrase suivante cependant, à la p. 19, la Cour précise en termes très nets que le mot «territorialité» revêt un tout autre sens lorsque l’État se borne à attacher à des faits survenus à l’étranger des conséquences juridiques qui sont propres à son système de droit:

Mais il ne s’ensuit pas que le droit international défend à un État d’exercer, dans son propre territoire, sa juridiction dans toute affaire où il s’agit de faits qui se sont passés à l’étranger et où il ne peut s’appuyer sur une règle permissive du droit international. Pareille thèse ne saurait être soutenue que si le droit international défendait, d’une manière générale, aux États d’atteindre par leurs lois et de soumettre à la juridiction de leurs tribunaux des personnes, des biens et des actes hors du territoire, et si, par dérogation à cette règle générale prohibitive, il permettait aux États de ce faire dans des cas spécialement déterminés. Or, tel n’est certainement pas l’état actuel du droit international. Loin de défendre d’une manière générale aux États d’étendre leurs lois et leur juridiction à des personnes, des biens et des actes hors du territoire, il leur laisse, à cet égard, une large liberté, qui n’est limitée que dans quelques cas par des règles prohibitives; pour les autres cas, chaque État reste libre d’adopter les principes qu’il juge les meilleurs et les plus convenables.

Ces deux passages illustrent parfaitement le gouffre qui sépare le principe de la territorialité du point de vue de la compétence d’exécution et son application aux conséquences juridiques attachées par un État à des événements lesquelles pourront être limitées au cadre du système de droit national.

18 S’agissant de la dernière catégorie, le débat sur la nature du principe de la territorialité s’engage la plupart du temps au sujet de l’application de la loi pénale d’un État à des actes qui ont lieu sur le territoire d’un autre État. Il ne faut pas perdre de vue ici que les normes pénales et celles de la Charte sont de nature très différente; nous y reviendrons en détail plus loin. Pour le moment cependant, l’analyse de la territorialité en ce qui a trait à la compétence pénale permet de mieux saisir les principes généraux de la territorialité en droit international.

19 Dans Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, le juge La Forest, au nom de la Cour, a recensé la jurisprudence anglaise et canadienne portant sur le principe des limitations territoriales de la compétence pénale. Tout en concluant qu’une doctrine très stricte de territorialité était invoquée à l’occasion pour exclure la compétence sur des actes se produisant sur le territoire d’un autre État, il conteste (à la p. 185) l’opinion traditionnelle voulant que les tribunaux d’Angleterre et du Canada se soient toujours abstenus d’exercer leur compétence sur des actes survenus à l’étranger; pour l’approche traditionnelle, voir Julian D. M. Lew, «The Extraterritorial Criminal Jurisdiction of English Courts» (1978), 27 Int’l & Comp. L.Q. 168). Le juge La Forest dégage en ces termes, à la p. 208, deux principes des causes dans lesquelles les tribunaux se sont abstenus d’appliquer la loi pénale aux actes qui se sont produits sur le territoire d’un autre État:

Comme je l’ai déjà mentionné, les tribunaux ont conçu le principe de la territorialité en droit criminel pour répondre à deux considérations d’ordre pratique, d’abord celle voulant qu’un pays ne s’intéresse généralement pas directement aux actes de malfaiteurs à l’étranger et, en second lieu, celle voulant que des États puissent légitimement prendre ombrage à ce qu’un autre pays tente de régler des affaires qui se produisent entièrement ou en majeure partie sur leur territoire. Pour ces motifs, les tribunaux ont adopté une présomption que les lois ne s’appliquent pas hors du royaume . . .

S’appuyant sur ces principes, il conclut, à la p. 209, que la doctrine de la territorialité a évolué à l’époque moderne jusqu’à admettre l’exercice par un État de sa compétence pénale sur des actes accomplis dans un autre État, si ceux‑ci se rattachent à d’autres actes commis dans le premier État subséquemment à des agissements criminels ou s’ils ont des conséquences néfastes dans le premier État:

Notre pays a un intérêt légitime à poursuivre des personnes pour des activités qui se sont déroulées à l’étranger, mais qui ont des conséquences illégales ici (comme dans l’affaire Peters par exemple). En fait, les tribunaux anglais reconnaissent depuis longtemps l’intérêt qu’ont les autres pays à faire de même; voir les arrêts Jacobi and Hiller, Nillins et Godfrey, précités. La protection du public dans notre pays est reconnue de façon générale comme un objet légitime du droit criminel et, de plus, c’est un objet qu’un autre État peut difficilement prétendre contraire aux impératifs de la courtoisie.

Il expose ensuite en ces termes un principe général de compétence territoriale en matière de droit pénal, aux pp. 212 et 213:

Je pourrais résumer ainsi ma façon d’aborder les limites du principe de la territorialité. Selon moi, il suffit, pour soumettre une infraction à la compétence de nos tribunaux, qu’une partie importante des activités qui la constituent se soit déroulée au Canada. Comme l’affirment les auteurs modernes, il suffit qu’il y ait un «lien réel et important» entre l’infraction et notre pays, ce qui est un critère bien connu en droit international public et privé; voir Williams et Castel, ainsi que Hall, précités.

En outre, il dissipe les inquiétudes suscitées par la possibilité d’une compétence concurrente de plusieurs États sur les mêmes actes, concluant que les tribunaux canadiens peuvent reconnaître les décisions rendues dans les autres pays par l’application des principes relatifs aux moyens de défense autrefois acquit et autrefois convict.

20 Ces conclusions rappellent la jurisprudence de la Chambre des lords. Dans Treacy, précité, à la p. 564, lord Diplock, dans des motifs concordants avec ceux des juges majoritaires, a fait l’observation suivante:

[traduction] Toute présomption de volonté de la part du législateur de soumettre le pouvoir de réprimer une conduite prévu par la Loi à une limitation territoriale, soit le lieu où l’acte punissable est commis ou produit ses effets, ne peut avoir sa source, à mon avis, que dans les règles de courtoisie internationale, et la portée de la limitation, si elle n’a pas été expressément prévue, ne peut être déterminée que par référence à ces règles [. . .] Pour les motifs que j’ai exposés précédemment, les règles de courtoisie internationale posent tout simplement que chaque État souverain doit s’abstenir de réprimer des agissements sur le territoire d’un autre État si ces agissements n’ont aucun effet sur son territoire.

Voir aussi Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, au par. 29.

21 Sur le plan international, l’importance des effets d’activités exercées sur le territoire d’un autre État a également été reconnue comme étant un facteur. C’est d’ailleurs ce qui se dégage de l’Affaire du «Lotus», précitée, à la p. 23:

Par contre, il est constant que les tribunaux de beaucoup de pays, même de pays qui donnent à leur législation pénale un caractère strictement territorial, interprètent la loi pénale dans ce sens que les délits dont les auteurs, au moment de l’acte délictueux, se trouvent sur le territoire d’un autre État, doivent néanmoins être considérés comme ayant été commis sur le territoire national, si c’est là que s’est produit un des éléments constitutifs du délit et surtout ses effets.

La doctrine en droit international semble unanime à reconnaître le «principe de la territorialité objective», qui permet à l’État d’attacher des conséquences juridiques à des actes accomplis hors de son territoire si ces actes ont des effets importants sur lui (Brownlie, op. cit., à la p. 301; Hugh M. Kindred et al., International Law: Chiefly as Interpreted and Applied in Canada (5e éd. 1993), aux pp. 431 et 432; Arbour, op. cit., aux pp. 236 et 237; Jean Combacau et Serge Sur, Droit international public (2e éd. 1995), à la p. 350; Louis Henkin et al., International Law: Cases and Materials (2e éd. 1987), à la p. 826; Michael Akehurst, «Jurisdiction in International Law» (1972‑1973), 46 B.Y.I.L. 145, à la p. 154; Oscar Schachter, International Law in Theory and Practice (1991), à la p. 262). La formulation du principe objectif varie chez ces juristes, mais leur approche est fondamentalement la même. Bien que le principe objectif soit inattaquable en tant que principe, il est reconnu que lorsque les intérêts de l’État du for sont moins importants que ceux de l’État où se produisent les actes en question, ce principe n’autorise plus l’affirmation de la compétence. Autrement il y aurait application extraterritoriale inacceptable des lois de l’État du for. Cette approche est résumée dans le passage suivant:

La thèse «territorialiste» a pu prendre des formes extrêmes conduisant à affirmer que les États ont sur leur territoire une compétence sans bornes pour soumettre à leurs lois les activités des personnes qui s’y trouvent, à quelque titre que ce soit; mais elle se modère en général, surtout à l’époque contemporaine, pour proposer des critères de «rattachement raisonnable» et soutenir par exemple que l’État ne saurait exercer sa compétence législative pour régir les conduites des sujets sur son territoire s’il empiète ce faisant sur la compétence législative d’un État auquel la question serait plus manifestement rattachée . . . [Je souligne.]

Voir Combacau et Sur, op. cit., à la p. 350.

22 Ainsi, l’application extraterritoriale de la loi dépend dans une large mesure de la question de savoir s’il y a conflit entre les deux systèmes de droit. En cas de conflit, l’État auquel se rattachent raisonnablement les événements en question ou, si ceux‑ci se rattachent raisonnablement aux deux États, celui auquel ils sont le plus manifestement rattachés, peut légitimement exercer sa compétence en application des principes du droit international. Par ailleurs, il peut y avoir aussi conflit entre deux systèmes de droit tel que se poserait la question d’extraterritorialité dans le cas où la réparation ordonnée par un tribunal prétendrait empiéter sur les droits reconnus dans l’autre système (Brownlie, op. cit., aux pp. 307 et 308, citant U.S. c. Aluminum Co. of America, 148 F.2d 416 (1945), et U.S. c. Watchmakers of Switzerland Information Center, Inc., 133 F.Supp. 40 (1955), 134 F.Supp. 710 (1955)). Par conséquent, le principe de la territorialité objective fait place à une application extraterritoriale inacceptable dans deux cas: en premier lieu, lorsqu’il y a conflit entre les deux systèmes de droit et, en second lieu, en cas de conflit, lorsque l’État applique ses propres lois à des événements avec lesquels son rattachement est dénué de tout caractère réel et important ou est plus faible.

23 Dans le cas de lois qui prescrivent ou interdisent tel ou tel acte, il y a un risque sérieux de conflit entre deux systèmes de droit. Si l’un prescrit à une personne de faire quelque chose, et que l’autre le lui interdise, il y a conflit manifeste et possibilité sérieuse d’application extraterritoriale de la loi nationale. Les sanctions pénales entrent dans cette catégorie et, par conséquent, le droit international exige que les revendications concurrentes de compétence soient soigneusement délimitées afin de garantir que les faits survenus à l’étranger soient rattachés de façon significative à l’État qui prétend les régir ou, en cas de conflit avec un autre État, qu’ils soient rattachés de la façon la plus significative à l’État qui prétend les régir.

24 Il résulte de ces principes qu’il est nécessaire d’évaluer la nature des garanties de la Charte, en particulier celles que prévoient les art. 7 à 14 qui sont en jeu en l’espèce, pour décider s’il y a pareille possibilité de conflit avec le système de droit étranger. À cet égard, il y a lieu de rappeler les propos du juge Dickson dans Hunter, précité, aux pp. 156 et 157:

[Le but de la Charte] est de garantir et de protéger, dans des limites raisonnables, la jouissance des droits et libertés qu’elle enchâsse. Elle vise à empêcher le gouvernement d’agir à l’encontre de ces droits et libertés; elle n’autorise pas en soi le gouvernement à agir. En l’espèce, cela signifie, comme l’a fait remarquer le juge Prowse de la Cour d’appel, qu’en garantissant le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, l’art. 8 a pour effet de limiter les pouvoirs quelconques de fouille, de perquisition et de saisie que possèdent déjà par ailleurs le gouvernement fédéral ou les gouvernements provinciaux. Il ne confère en soi aucun pouvoir à ces gouvernements, pas même celui d’effectuer des fouilles, des perquisitions et des saisies «raisonnables». [Je souligne.]

Les garanties juridiques prévues par la Charte délimitent et modulent l’exercice des pouvoirs par les fonctionnaires du gouvernement. Dans le contexte des enquêtes policières, elles ne sont pas impératives au sens d’ordonner de faire quelque chose. Elles garantissent plutôt le respect de certaines règles si le gouvernement décide de mener une enquête.

Le paragraphe 32(1) a‑t‑il des effets extraterritoriaux?

25 Une fois ces principes énoncés, il est bien plus facile d’examiner les points litigieux en l’espèce. En tout premier lieu, l’enquête à l’étranger et la Charte sont rattachées de façon réelle et importante du seul fait que des fonctionnaires canadiens y participaient. Quelle que soit la raison pour laquelle ils se sont rendus dans l’État étranger, et quelle que soit l’étendue de leurs pouvoirs pendant qu’ils s’y trouvaient, il s’agit d’une présence officielle d’un gouvernement canadien sur le territoire de cet État. Cette présence suffit pour constituer un rattachement réel et important avec la loi canadienne. Ce rattachement ne peut pas être assimilé non plus à la nationalité, qui est un fondement distinct de compétence en droit international (Arbour, op. cit., aux pp. 238 à 240; Kindred et al., op. cit. à la p. 432). La règle générale en droit international pose qu’il est loisible aux États de définir la nationalité comme bon leur semble, à condition qu’il y ait un rattachement minimum entre l’individu et l’État (Convention internationale concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité, signée à La Haye, R. T. Can. 1937 no 7, art. 1). Le seuil minimum est évalué dans chaque cas compte tenu de la question de savoir si le rattachement est suffisant pour justifier la protection diplomatique de l’individu vis‑à‑vis d’un autre État. Parmi les facteurs à prendre en compte pour juger si le seuil minimum est respecté en matière de nationalité en droit international, citons:

. . . le domicile de l’intéressé y tient une grande place, mais il y a aussi le siège de ses intérêts, ses liens de famille, sa participation à la vie publique, l’attachement à tel pays par lui manifesté et inculqué à ses enfants, etc.

(Voir l’Affaire Nottebohm (deuxième phase), Arrêt du 6 avril 1955, C.I.J. Recueil 1955, p. 4, à la p. 22.) Du point de vue du droit international, un seul des facteurs ci‑dessus a trait à l’appartenance au gouvernement d’un État. Il est tout à fait probable que l’exercice d’une fonction au sein du gouvernement ne constituerait pas un facteur de rattachement suffisant lorsque des liens, par exemple la résidence, permettent un rattachement à un autre État. Par conséquent, il se peut fort bien que le fait d’être un fonctionnaire du gouvernement ne compte pas parmi les circonstances où la nationalité peut être affirmée.

26 Quoi qu’il en soit, la loi canadienne ne prétend pas attribuer la nationalité ni accorder la protection diplomatique en raison de l’exercice d’une fonction au sein du gouvernement. En effet, le mot «nationalité» n’est pas défini dans la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29. Cependant, les tribunaux ont interprété ce terme dans le contexte de la section E de l’article premier de la Convention, reproduite dans l’annexe de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, mod. L.R.C. (1985), ch. 28 (4e suppl.), comme suit:

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

Dans son ouvrage Immigration Law and Practice (1992 (feuilles mobiles)), vol. 1, au no 8.217.4, Lorne Waldman énonce les quatre facteurs applicables en droit canadien:

[traduction]

a) le droit de retourner dans le pays de résidence;

b) le droit de travailler librement sans restrictions;

c) le droit de poursuivre ses études;

d) le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.

Ces critères ont été adoptés dans Shamlou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 F.T.R. 241, motifs du juge Teitelbaum, au par. 36, en ces termes:

J’accepte les critères exposés par M. Waldman comme étant un énoncé exact du droit. La question en litige relative à l’application par la Commission de ces critères porte donc en définitive sur la question de savoir s’il était loisible à la Commission, compte tenu des faits établis devant elle, de conclure que le requérant était une personne que les autorités compétentes du Mexique reconnaissaient comme ayant la plupart des droits et obligations d’une personne de la nationalité mexicaine.

(Voir aussi Kanesharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 120 F.T.R. 67, motifs du juge Heald, au par. 16.) À la lumière des faits de la cause, j’estime qu’il est très probable que ces deux policiers jouissent du droit de retourner au Canada ainsi que des autres droits énumérés dans Shamlou, précité. Cependant, aucune preuve concluante en ce sens n’a été présentée; on ne peut pas présumer non plus, dans d’autres cas, que tous les agents de l’État canadien ont la nationalité canadienne. Appliquer le principe de la nationalité aux violations de la Charte par des policiers canadiens, ce serait affirmer la compétence de façon fortuite, sur le fondement de critères n’ayant aucun rapport avec leur statut véritable. Dans ces conditions, j’estime que l’application du principe de la nationalité dans le cas de policiers canadiens se trouvant à l’étranger n’est pas pertinente.

27 La conclusion à l’existence d’un facteur de rattachement réel et important ne résout cependant pas à elle seule la question de droit international. Reste encore à savoir si l’application de la Charte empiète sur la compétence de l’État d’accueil et si les faits en question sont rattachés à ce dernier par un lien plus réel et important, de manière à écarter la compétence présumée de la loi canadienne.

28 Les facteurs dont il faut tenir compte en particulier dans cette analyse sont au nombre de trois. En premier lieu, les termes du par. 32(1) n’étendent pas l’application de la Charte aux actes des fonctionnaires étrangers ni à l’exercice de pouvoirs autorisés par une loi de l’État étranger. La Charte ne s’applique qu’aux actes des policiers canadiens agissant à l’étranger. On ne saurait donc dire qu’elle produit quelque effet juridique que ce soit sur les agents de l’État étranger ni sur l’application de la loi étrangère.

29 En deuxième lieu, les droits garantis par les articles applicables de la Charte ne sont pas de nature impérative, leur application est plutôt subordonnée au déploiement des activités d’enquête expressément prévues. Donc, si une règle d’enquête en vigueur dans l’État étranger va directement à l’encontre d’une disposition de la Charte, il n’y a toujours pas de conflit parce que la Charte ne rend aucune enquête obligatoire; elle prévoit simplement que s’il y a enquête, celle‑ci doit respecter certaines conditions. Il s’ensuit en outre que l’application de la Charte aux fonctionnaires canadiens n’a aucune incidence sur le système de droit étranger. Au pis aller, le fonctionnaire canadien peut être obligé de cesser de jouer un rôle principal ou directeur dans l’enquête afin de se conformer à la Charte. Certains pourront trouver pareille conséquence regrettable, mais elle ne suscite aucun problème d’extraterritorialité en droit international. Le simple fait que le policier canadien dirigeant une enquête soit tenu d’adopter à cette fin les procédures de ses homologues dans le pays étranger, ne signifie pas qu’il soit contraint de la poursuivre en tant que telle, ce qui constituerait un conflit. On ne peut pas dire non plus que le fonctionnaire étranger (par opposition au fonctionnaire canadien) soit tenu indirectement de se conformer à la Charte dans le cours d’une enquête fondée sur la collaboration. Si, par exemple, le fonctionnaire étranger est tenu de respecter une règle du système de droit de son pays qui interdise de mettre un avocat à la disposition du suspect, l’application de la Charte à ses homologues canadiens n’entrave en rien son aptitude à se conformer à cette législation et à rejeter leur demande.

30 En troisième lieu, la nature des conséquences juridiques prévues par le système de droit du for ne présente aucun problème d’extraterritorialité. La seule réparation prévue par la Charte en cas de violation de ses art. 7 à 14 se trouve en son art. 24. Bien que les réparations soient en théorie illimitées, la seule qui soit demandée dans les faits pour violation de la Charte au cours d’enquêtes policières menées à l’étranger, sera, comme en l’espèce, l’exclusion de la preuve recueillie au cours du procès tenu au Canada. Cette réparation n’a absolument aucune incidence extraterritoriale. Elle ne concerne que la conduite d’un procès canadien qui, par hypothèse, se tiendrait au Canada, parce qu’il y a un fondement valide pour une affirmation de la compétence pénale, savoir un facteur de rattachement réel et important au Canada. Habituellement, comme c’est le cas en l’espèce, ce facteur de rattachement réel et important est la commission au Canada d’une infraction criminelle et c’est aussi la raison pour laquelle les policiers canadiens se sont rendus à l’étranger pour effectuer leur enquête. La seule conséquence juridique de la violation de la Charte est que les preuves recueillies ne seront pas admissibles au procès du défendeur. Certains pourront dire qu’il y a d’autres réparations comme les dommages‑intérêts civils. À mon avis, une telle demande serait jugée conformément aux principes relatifs au conflit de lois en la matière et elle ne soulève pas de questions nouvelles en ce qui concerne l’extraterritorialité.

31 Pour ces motifs, l’application de la Charte aux policiers canadiens à l’étranger, telle que la prescrit le par. 32(1), ne se heurte à aucun principe de compétence territoriale. Il n’est donc pas nécessaire en l’espèce d’appliquer la règle spéciale d’interprétation des lois suivant laquelle le législateur entend normalement se conformer au droit international.

Un conflit avec le droit international obligerait‑il à limiter le droit garanti par la Charte?

32 En l’espèce, il a été soutenu que les règles du droit international en matière de compétence limitent l’étendue des droits dûment reconnus par la Charte.

33 Étant donné la place et l’importance de la Charte dans notre société, et sa suprématie dans l’ordre juridique canadien, je doute fort que pareille approche puisse être acceptée sans analyse approfondie, et je ferais une mise en garde contre toute interprétation des présents motifs dans un sens favorable à cette thèse. Dans Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, aux pp. 366 et 367, le juge Estey a fait l’observation suivante:

La Charte ne tire pas son origine de l’un ou l’autre niveau de compétence législative du gouvernement, mais de la Constitution elle‑même [. . .] La Loi constitutionnelle de 1982 apporte une nouvelle dimension, un nouveau critère d’équilibre entre les individus et la société et leurs droits respectifs, une dimension qui, comme l’équilibre de la Constitution, devra être interprétée et appliquée par la Cour.

Dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, le juge Dickson a déclaré ce qui suit, à la p. 344:

À mon avis, il faut faire cette analyse [téléologique de la Charte] et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de [notre] Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker [. . .], elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.

À mon avis, c’est une chose de recourir au droit international à titre d’outil d’interprétation pour définir le contenu des divers droits garantis par la Charte et c’en est une autre de recourir aux règles de droit international qui ne concernent pas les droits de la personne pour circonscrire ce texte dans son ensemble. Même lorsque l’exercice des droits garantis par la Charte se heurte directement aux principes de droit international ne concernant pas les droits de la personne, la présomption classique que le législateur entend légiférer conformément aux règles de droit international ne devrait pas être appliquée mécaniquement. La Charte est «un nouveau critère d’équilibre entre les individus et la société» (Skapinker, précité, aux pp. 366 et 367); en effet, elle est l’expression des rapports fondamentaux entre l’individu et l’État, qui est le principal organe légal de la société dont fait partie l’individu. Que l’interprétation des droits en question puisse mettre l’État en situation de conflit avec ses obligations au regard du droit international doit avoir moins de poids que, s’il s’agit d’une simple loi, l’expression de la volonté législative de l’État.

34 La question de l’application de ces principes ne se pose pas au regard des faits de la présente espèce. Cependant, même si le par. 32(1) devait entrer en conflit avec certains principes de droit international, je tiens à souligner ici que la présomption en matière d’interprétation des lois selon laquelle le législateur entend légiférer en conformité avec le droit international doit être appliquée avec grande prudence dans le contexte de la Charte. Ce texte est l’expression fondamentale des obligations minimales dont l’individu peut réclamer le respect dans notre société; je ne serais pas disposé à accepter que les obligations du Canada ressortissant au droit international puissent rogner sur les droits garantis par la Charte.

Arguments tirés de considérations de politique générale

35 L’intervenant, le procureur général du Canada, a avancé plusieurs arguments tirés de considérations de politique générale qui méritent d’être examinés. En premier lieu, je note que nombre des garanties juridiques prévues aux art. 7 à 14 de la Charte sont subordonnées à des facteurs contextuels. La norme à respecter pour se conformer à ces garanties peut dépendre dans une certaine mesure du système de droit dans le cadre duquel l’accusé est soumis à l’enquête (Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, motifs du juge en chef Lamer, au par. 24). Il serait donc faux de dire que la Charte fait complètement abstraction des conditions locales dans lesquelles agit l’enquêteur.

36 En deuxième lieu, l’intervenant soutient que l’application de la Charte aux fonctionnaires canadiens se trouvant à l’étranger entraînerait un niveau de complexité insurmontable en raison de la nécessité de connaître les règles qu’ils sont tenus d’observer. Cet argument n’est pas convaincant. Les policiers canadiens connaissent bien les obligations que leur impose la Charte. Le fait qu’ils soient en mission à l’étranger ne rend pas cette connaissance plus difficile qu’au Canada. Ainsi qu’il ressort de l’analyse qui précède, il n’est nullement question de «conflit» entre les règles de procédure de l’État étranger et les règles de procédure canadiennes. Si la procédure obligatoire de l’État étranger accorde une protection inférieure à celle de la norme imposée par la Charte, les policiers canadiens ne peuvent pas diriger la partie de l’enquête qui y est soumise, ni y jouer le rôle principal. Pour l’essentiel, même à la demande des autorités de l’État étranger, ils ne peuvent pas exercer les pouvoirs que prétendent leur conférer les méthodes d’enquête de cet État. Voilà qui n’est pas plus compliqué que l’obligation imposée par la Charte sur le territoire du Canada.

37 En troisième lieu, les preuves recueillies en violation de la Charte ne sont pas exclues automatiquement au procès du défendeur. Elles ne sont écartées en application du par. 24(2) que «s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice». Cette disposition garantit que les circonstances existant dans le pays étranger peuvent entrer en ligne de compte pour déterminer s’il y a lieu d’utiliser les preuves recueillies malgré la violation de la Charte.

38 En quatrième lieu, même s’il y a des exemples de cas exceptionnels où la conduite d’enquêtes à l’étranger s’est avérée extrêmement difficile, il ne s’agit pas là d’un argument irrésistible permettant d’affirmer que le par. 32(1) va à l’encontre du principe de la territorialité en droit international. Si les circonstances propres à l’État étranger sont telles qu’il est peu pratique ou difficile pour les policiers canadiens de se conformer à la Charte, cela tient principalement aux conditions régnant dans cet État, et non à la rigueur ou à la portée excessive des droits garantis par la Charte.

Conclusion

39 Comme je l’ai dit au tout début, je suis d’accord avec l’analyse des juges Cory et Iacobucci en ce qui concerne l’existence d’une violation de la Charte et l’application de son par. 24(2) en l’espèce. Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

Pourvoi accueilli, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

Procureurs de l’appelant: Cobb, McCabe & Co., Vancouver.

Procureur de l’intimée: Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l’intervenant: Le procureur général du Canada, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 2 R.C.S. 597 ?
Date de la décision : 01/10/1998
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Application extraterritoriale - Interrogatoire par des policiers canadiens aux États‑Unis d’une personne soupçonnée d’avoir commis un meurtre au Canada - Allégation de violation du droit à l’assistance d’un avocat garanti par la Charte (art. 10b)) - La Charte s’applique‑t‑elle à l’enregistrement de la déclaration de l’accusé par des policiers canadiens, aux États‑Unis, en vue de poursuites pénales au Canada? - Dans l’affirmative, y a‑t‑il eu violation de la Charte? - S’il y a eu violation de la Charte, la déclaration doit‑elle être écartée en vertu de l’art. 24(2)? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 10b), 24(2), 32(1).

Preuve - Admissibilité - Policiers canadiens interrogeant aux États‑Unis une personne soupçonnée d’avoir commis un meurtre au Canada - Allégation de violation du droit à l’assistance d’un avocat garanti par la Charte (art. 10b)) - Admission de la déclaration demandée par le ministère public pour attaquer la crédibilité de l’accusé - La déclaration faite à l’interrogatoire devrait‑elle être admise?.

L’accusé a été arrêté aux États‑Unis en vertu d’un mandat par les autorités américaines à la suite d’une demande d’extradition des autorités canadiennes relativement à un meurtre commis au Canada. La mise en garde de l’arrêt Miranda lui a été lue et il a déclaré comprendre ses droits. Devant le magistrat, l’accusé a dit qu’il voulait qu’un avocat soit désigné pour le défendre, mais aucun avocat ne l’a contacté et il n’a communiqué avec aucun avocat avant d’être interrogé par les détectives canadiens.

Les détectives canadiens qui ont interrogé l’accusé n’ont pas vérifié auprès des autorités américaines si ce dernier avait demandé un avocat; en fait, ils ont informé l’accusé de façon embrouillée et inadéquate de son droit à l’assistance d’un avocat après lui avoir posé une série de questions sur ses antécédents. L’accusé a fait une déclaration dans laquelle il a nié avoir commis le meurtre. Au procès, le ministère public a demandé à la cour de l’autoriser à utiliser cette déclaration pour attaquer la crédibilité de l’accusé. Dans le cadre d’un voir‑dire, la défense a allégué que la déclaration avait été obtenue en violation de l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés et elle a sollicité l’exclusion de la déclaration en vertu du par. 24(2). Le juge du procès a conclu que la déclaration était admissible, malgré la violation de la Charte, dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’accusé dans le cadre du contre‑interrogatoire. L’accusé a été déclaré coupable et l’appel qu’il a interjeté devant la Cour d’appel a été rejeté. La Cour est appelée à trancher les questions suivantes: (1) La Charte s’applique‑t‑elle à l’enregistrement de la déclaration de l’accusé qu’ont réalisé des policiers canadiens aux États‑Unis dans le cadre de leur enquête sur une infraction perpétrée au Canada en vue de poursuites pénales au Canada? (2) Dans l’affirmative, y a‑t‑il eu violation de la Charte dans les circonstances? (3) S’il y a eu violation de la Charte, la déclaration doit‑elle être écartée en vertu du par. 24(2) de la Charte?

Arrêt (les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes): Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Lamer et les juges Cory, Iacobucci, Major et Binnie: La Charte s’applique aux actes accomplis par les détectives canadiens qui ont interrogé l’accusé aux États‑Unis, et son application en l’espèce ne constitue pas une atteinte à l’autorité souveraine de ce pays.

La question de l’application de la Charte à l’étranger ne peut être tranchée par la simple consultation du par. 32(1). Malgré le fait qu’en droit international, l’application extraterritoriale des lois nationales soit interdite de manière générale, la Charte peut, dans de rares circonstances limitées, s’appliquer au‑delà des frontières du Canada. Bien que le territoire soit de toute évidence un élément crucial dans l’appréciation de la portée de la compétence d’un État en droit international, il se peut, dans certains cas, que la portée du droit interne ne puisse être déterminée par le seul territoire. Dans ces cas-là, l’application de la Charte aux autorités policières canadiennes peut se fonder sur d’autres principes en matière de compétence et ne représentera pas une ingérence inacceptable dans l’exercice de la compétence d’un autre État.

Le droit international permet aux États d’invoquer la nationalité de la personne soumise à la loi nationale comme titre valide de compétence. La compétence fondée sur la territorialité et la nationalité est un attribut de l’égalité souveraine et de l’indépendance. Les termes «nationalité» et «citoyenneté» ne sont pas des synonymes. La nationalité a une portée beaucoup plus large, et elle renvoie à une personne qui peut ne pas posséder la plénitude des droits politiques et civiques attribués au citoyen, mais a néanmoins droit à la protection de l’État auquel, en retour, elle doit allégeance. Obliger les autorités policières canadiennes à respecter à l’étranger les normes imposées par la Charte peut, suivant les circonstances, ne pas porter atteinte à la compétence souveraine et à l’intégrité de l’État étranger. Toutefois, des effets extraterritoriaux inacceptables résulteraient de l’application de la Charte à des agents étrangers, même lorsque ceux-ci peuvent être qualifiés de mandataires des autorités canadiennes.

Le champ d’application de la Charte n’est pas absolument limité au territoire canadien. La Charte s’applique à l’étranger dans les cas où l’acte reproché est visé par le par. 32(1) en raison de la nationalité des autorités policières de l’État qui participent aux actes du gouvernement, et où l’application des normes imposées par la Charte n’entre pas en conflit avec la compétence territoriale concurrente de l’État étranger.

La Charte s’applique aux actes accomplis par les détectives canadiens aux États‑Unis. Premièrement, l’interrogatoire ayant été mené par des détectives canadiens en conformité avec les pouvoirs d’enquête que leur confèrent les lois canadiennes, l’acte reproché est visé par le par. 32(1). Deuxièmement, l’application de la Charte aux actes des détectives canadiens, dans ces circonstances, n’entraîne pas d’ingérence dans l’exercice de la compétence territoriale de l’État étranger. Il est raisonnable tant de s’attendre à ce que les policiers canadiens respectent les normes consacrées par la Charte, que de permettre à l’accusé, qui est tenu de se conformer au droit pénal et à la procédure pénale canadiens, de se réclamer des droits constitutionnels canadiens relativement à l’interrogatoire conduit par les policiers canadiens à l’étranger.

L’application de la Charte en l’espèce ne conférera pas en définitive à quiconque est l’objet d’une façon ou d’une autre de l’exercice de l’autorité des gouvernements canadiens à l’étranger, les droits garantis à chacun par la Charte. Le présent jugement fait exception à la règle générale de droit international public selon laquelle la compétence d’un État ne peut pas s’exercer au-delà de ses frontières. La situation diffère considérablement de la myriade de cas où des personnes à l’étranger se réclament des garanties de la Charte simpliciter.

La violation était très grave, sinon flagrante. L’explication donnée au sujet du droit à l’assistance d’un avocat omettait des renseignements pertinents et était donc inadéquate. Plus important encore, elle était embrouillée et trompeuse au point de priver l’accusé de la possibilité de décider s’il fallait recourir à l’assistance d’un avocat. Il est fondamentalement inéquitable et dérogatoire aux droits garantis par la Charte que des policiers mentent à des individus ou les trompent sur leurs droits constitutionnels. Approuver une telle conduite déconsidérerait l’administration de la justice. En outre, la violation s’est produite au moment où l’accusé était détenu et, par conséquent, particulièrement vulnérable.

Il convient de prendre en considération trois groupes de facteurs pour décider si l’utilisation de la preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice: l’effet de l’utilisation de la preuve sur l’équité du procès, la gravité de la violation et l’effet de l’exclusion de la preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice. La question à se poser dans tous les cas est la suivante: l’utilisation de la preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice aux yeux de l’homme raisonnable, objectif et bien informé de toutes les circonstances de l’affaire.

La nature de la preuve et la nature de la violation sont pertinentes par rapport à la question de savoir si l’utilisation de la preuve rendrait le procès inéquitable. Il faut tout d’abord qualifier la preuve en cause: elle est soit une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, soit une preuve non obtenue de cette manière. Sauf de rares exceptions, la preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même doit être écartée. Bien que la déclaration attaquée renferme des dénégations de culpabilité et puisse donc être considérée comme n’étant pas «incriminante», son contenu ne change rien à sa qualification aux fins de cette analyse. En l’espèce, la déclaration que l’accusé a faite devant les policiers canadiens doit être qualifiée de preuve obtenue par mobilisation de celui‑ci contre lui‑même. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles justifiant l’admission de la déclaration en l’espèce.

La distinction entre les déclarations incriminantes et les déclarations exculpatoires n’est pas un facteur qui doit jouer dans l’analyse fondée sur le par. 24(2). De même, le fait que le ministère public cherche à utiliser la preuve seulement dans le cadre du contre‑interrogatoire de l’accusé n’aurait pas dû persuader le juge du procès d’admettre la preuve. Il y a lieu d’écarter la preuve en vertu du par. 24(2).

Les juges Gonthier et Bastarache: Une interprétation du par. 32(1) favorable à l’application de la Charte aux actes des fonctionnaires canadiens menant une enquête à l’étranger ne se heurte pas aux principes du droit international en matière de compétence territoriale.

Le paragraphe 32(1) définit l’application de la Charte en fonction de l’identité de l’acteur, et non du lieu de l’acte. Il assujettit à la Charte ceux qui exercent le pouvoir législatif ou qui font partie du pouvoir exécutif. Elle s’applique aux actes gouvernementaux qui sont déterminés soit par la nature des pouvoirs exercés, soit par l’identité de l’acteur qui doit effectivement faire partie du gouvernement. Le texte ne fait aucunement mention d’une limite territoriale. Le paragraphe 32(1) s’applique donc aux agents de l’État canadien se trouvant à l’étranger, qu’ils exercent ou non les pouvoirs coercitifs du gouvernement. Le fait qu’ils se rendent dans un autre ressort ne change ni leur statut ni leur assujettissement à la Charte. Il importe peu qu’ils ne soient plus autorisés à exercer les pouvoirs prévus par la loi du fait qu’ils se trouvent à l’étranger.

Le paragraphe 32(1) prévoit que la Charte ne peut s’appliquer à un domaine relevant d’un gouvernement étranger ni aux agents d’un État étranger (à moins que d’une manière ou d’une autre, ils ne fassent aussi partie du gouvernement du Canada ou d’une province ou ne soient aussi soumis à une législature canadienne). Ce qui est essentiel dans les cas de coopération entre fonctionnaires canadiens et étrangers exerçant les pouvoirs que la loi leur a conférés, c’est de déterminer qui dirigeait l’aspect de l’enquête qui est présumé avoir porté atteinte à la Charte. Pareille analyse nécessite l’appréciation des rôles relatifs joués par les fonctionnaires canadiens et les fonctionnaires étrangers. Lorsque le policier canadien est invité par le fonctionnaire étranger à exercer un pouvoir durant l’enquête, l’application du par. 32(1) dépendra du degré de surveillance exercé par le fonctionnaire étranger. S’il ressort de l’appréciation de ces facteurs que les événements qui ont conduit à la violation de la Charte sont imputables à l’autorité étrangère, ces activités ne tombent pas sous le coup de la Charte malgré la participation des fonctionnaires canadiens à l’enquête menée en collaboration. Dans les cas où le défendeur cherche à invoquer le par. 24(2) pour faire écarter des éléments de preuve dans un procès tenu au Canada, l’analyse doit être centrée sur le rôle relatif joué par les fonctionnaires canadiens et les fonctionnaires étrangers dans l’obtention de ces éléments de preuve. Si l’obtention des éléments de preuve de façon contraire à la Charte est principalement imputable aux fonctionnaires canadiens, ces derniers ainsi que la preuve qu’ils auront recueillie seront assujettis à la Charte. En l’espèce, les policiers canadiens ont pratiquement réglé les modalités de l’interrogatoire.

En droit international, un gouffre sépare le principe de la territorialité envisagé du point de vue de la compétence d’exécution et son application aux conséquences juridiques attachées à des événements par un État lesquelles pourront être limitées au cadre du système de droit national. La doctrine moderne de la territorialité admet l’exercice, par un État, de sa compétence pénale sur des actes accomplis dans un autre État, si ceux‑ci se rattachent à d’autres actes commis dans le premier État subséquemment à des agissements criminels ou s’ils ont des conséquences néfastes dans le premier État. Il suffit qu’il y ait un «lien réel et important» entre l’infraction et notre pays. Les tribunaux canadiens peuvent reconnaître les décisions rendues dans les autres pays par l’application des principes relatifs aux moyens de défense autrefois acquit et autrefois convict.

L’application extraterritoriale de la loi dépend dans une large mesure de la question de savoir s’il y a conflit entre les deux systèmes de droit. Le principe de la territorialité objective fait place à une application extraterritoriale inacceptable dans deux cas: en premier lieu, lorsqu’il y a conflit entre les deux systèmes de droit et, en second lieu, en cas de conflit, lorsque l’État applique ses propres lois à des événements avec lesquels son rattachement est dénué de tout caractère réel et important ou est plus faible. Le droit international exige que les revendications concurrentes de compétence, particulièrement en matière de droit pénal, soient soigneusement délimitées afin de garantir que les faits survenus à l’étranger soient rattachés de façon significative à l’État qui prétend les régir ou, en cas de conflit avec un autre État, qu’ils soient rattachés de la façon la plus significative à l’État qui prétend les régir.

Il est nécessaire d’évaluer la nature des garanties de la Charte, en particulier celles que prévoient les art. 7 à 14, pour décider s’il y a possibilité de conflit avec le système de droit étranger. Les garanties juridiques prévues par la Charte délimitent et modulent l’exercice des pouvoirs par les fonctionnaires du gouvernement et garantissent le respect de certaines règles si le gouvernement décide de mener une enquête.

L’enquête à l’étranger et la Charte sont rattachées de façon réelle et importante du seul fait que des fonctionnaires canadiens y participent. Ce rattachement ne peut pas être assimilé à la nationalité. En fait, l’application du principe de la nationalité dans le cas de policiers canadiens se trouvant à l’étranger n’était pas pertinente.

Il faut tenir compte de trois facteurs pour déterminer si l’application de la Charte empiète sur la compétence de l’État d’accueil et si les faits en question sont rattachés à ce dernier par un lien plus réel et important, de manière à écarter la compétence présumée de la loi canadienne. En premier lieu, les termes du par. 32(1) n’étendent pas l’application de la Charte aux actes des fonctionnaires étrangers ni à l’exercice de pouvoirs autorisés par une loi de l’État étranger. En deuxième lieu, les droits garantis par les articles applicables de la Charte ne sont pas de nature impérative, leur application est plutôt subordonnée au déploiement des activités d’enquête expressément prévues. En troisième lieu, la nature des conséquences juridiques prévues par le système de droit du for ne présente aucun problème d’extraterritorialité.

Les preuves recueillies en violation de la Charte ne sont pas exclues automatiquement au procès du défendeur. Le paragraphe 24(2) garantit que les circonstances existant dans le pays étranger peuvent entrer en ligne de compte pour déterminer s’il y a lieu d’admettre les preuves recueillies malgré la violation de la Charte.

Les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (dissidentes): La personne qui invoque un droit garanti par la Charte doit prouver au préalable qu’elle est titulaire de ce droit. La question de savoir si la Charte reconnaît un droit à une personne exige une analyse du libellé de la disposition en cause et des objectifs des droits consacrés par la Constitution canadienne. Étant donné que ni l’une ni l’autre des parties n’a avancé d’arguments sur la question de savoir si l’accusé était titulaire de droits au moment de la présumée violation, le pourvoi n’a pas été tranché sur ce fondement.

La jurisprudence permet de dégager deux principes fondamentaux en ce qui concerne l’application extraterritoriale de la Charte. En premier lieu, l’acte qui est censé avoir violé la Charte doit avoir été accompli par l’un des acteurs gouvernementaux énumérés à l’art. 32. En second lieu, s’il y a coopération entre fonctionnaires canadiens et étrangers, à l’étranger, cet acte n’entraînera pas l’application de la Charte même s’il est imputable à l’un des gouvernements visés à l’art. 32.

Pour savoir si une enquête peut être considérée comme étant faite dans le cadre d’une coopération, il faut se demander si les fonctionnaires canadiens sont légalement habilités à agir là où les actes contestés auraient porté atteinte à la Charte. L’article 32 de la Charte édicte qu’elle s’applique aux affaires «relevant» du Parlement ou de la législature d’une province. Une enquête sur un territoire assujetti à la souveraineté d’un gouvernement étranger est effectuée sous l’autorité d’un État étranger, de sorte que l’art. 32 n’entre pas en jeu. La Charte ne s’applique à aucune enquête où les fonctionnaires canadiens n’ont plus les attributs juridiques du gouvernement; c’est le cas toutes les fois qu’une enquête est assujettie à la souveraineté d’un gouvernement étranger.

L’accusé ne bénéficiait pas de la protection de l’al. 10b) parce que la police canadienne agissait dans le cadre de la souveraineté juridique des États‑Unis. Elle devait coopérer avec les Américains et se soumettre au droit américain afin de mener à bien l’enquête. Le système de droit américain régissait les actes des policiers canadiens, et il ne s’agissait pas d’une situation où intervenaient les pouvoirs juridiques de l’État canadien. Les circonstances de la présente affaire font ressortir les multiples façons dont la coopération était nécessaire ici et est nécessaire chaque fois que les fonctionnaires canadiens agissent dans le cadre de la souveraineté d’un autre gouvernement.

Les dispositions de la Charte qui garantissent la tenue d’un procès équitable (al. 11d)) et le respect des principes de justice fondamentale (art. 7) peuvent être invoquées pour exclure l’admission de la preuve au procès, que les activités destinées à recueillir des éléments de preuve soient visées ou non par un droit garanti par la Charte. La preuve sera écartée lorsque son admission mènerait à un procès inéquitable. Cependant, le fait que cet élément de preuve ait été recueilli d’une façon qui aurait porté atteinte à l’une des dispositions de la Charte n’est pas déterminant. Il faut tenir compte de toutes les circonstances pertinentes. L’un des facteurs importants est de savoir qui, de la police canadienne ou de la police du pays étranger, est responsable de l’injustice alléguée. La police canadienne doit, dans la mesure du possible, faire en sorte que la lettre et l’esprit des protections prévues par la Charte soient respectés et ses actes feront l’objet d’un examen plus strict que ceux des fonctionnaires du pays étranger qui agissent dans le cadre d’un système de droit dont les normes sont différentes des nôtres.

La conduite des détectives canadiens en l’espèce n’était pas sérieuse au point que l’utilisation de la preuve porterait atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable, compte tenu de toutes les circonstances et de l’intérêt que représente pour la société la découverte de la vérité. L’accusé savait qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat dès le moment où il a été arrêté, et il comprenait ce droit. Sa déclaration était volontaire, puisqu’il savait qu’il n’était pas obligé de parler aux policiers canadiens. Ces derniers lui ont dit, en termes qui auraient cependant pu être plus clairs, qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat, et lui ont offert de le mettre en contact avec un avocat de l’aide juridique s’il le voulait. Le retard mis à donner l’information a relativement peu d’importance en ce qui concerne l’admissibilité de la déclaration en question, étant donné qu’elle a été faite après que les policiers canadiens eurent informé l’accusé du droit à l’assistance d’un avocat et que la discussion avait porté jusque‑là sur des renseignements d’ordre général.

La preuve a été admise dans le but limité d’attaquer la crédibilité de l’accusé lors du contre‑interrogatoire. Dans bien des cas, le fait que la déclaration soit utilisée au procès est sans importance dans l’analyse fondée sur l’art. 7 ou le par. 24(2). Toutefois, dans le contexte de ce procès, où la crédibilité d’autres témoins aussi était attaquée au moyen de déclarations antérieures incompatibles, si cette preuve n’avait pas été admise, les jurés auraient eu une impression erronée quant à la crédibilité de l’accusé en comparaison de celle d’autres témoins. Ceci renforce la conclusion que l’art. 7 n’a pas été violé.

Le juge du procès a donné au jury des directives appropriées quant à l’utilisation limitée qui pouvait être faite des déclarations de l’accusé.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Cook

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Cory et Iacobucci
Arrêts examinés: R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207
R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660
Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841
R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607
arrêts mentionnés: R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618
Affaire du «Lotus» (1927), C.P.J.I., sér. A, no 10
Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500
Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536
États‑Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564
R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173
R. c. Pozniak, [1994] 3 R.C.S. 310
R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93
R. c. Whitford (1997), 115 C.C.C. (3d) 52.
Citée par le juge Bastarache
Arrêts examinés: Affaire du «Lotus» (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10
Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178
arrêts mentionnés: Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
Reference Re Power of Municipal Council to Dismiss a Chief Constable (1957), 7 D.L.R. (2d) 222
Attorney‑General for New South Wales c. Perpetual Trustee Co., [1955] A.C. 457
Lavigne c. SEFPO, [1991] 2 R.C.S. 211
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
Daniels c. White and The Queen, [1968] R.C.S. 517
Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392
National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324
R. c. Treacy, [1971] A.C. 537
Chung Chi Cheung c. The King, [1939] A.C. 160
Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626
U.S. c. Aluminum Co. of America, 148 F.2d 416 (1945)
U.S. c. Watchmakers of Switzerland Information Center, Inc., 133 F.Supp. 40 (1955)
134 F.Supp. 710 (1955)
Affaire Nottebohm (deuxième phase), Arrêt du 6 avril 1955, C.I.J. Recueil 1955, p. 4
Shamlou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 F.T.R. 241
Kanesharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 120 F.T.R. 67
Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente)
R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207
Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660
R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 10b), 11, 11d), 12, 13, 14, 15, 23, 24(2), 32(1).
Convention internationale concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité, R.T. Can. 1937 no 7, art. 1.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, annexe E (mod. L.R.C. (1985), ch. 28 (4e suppl.)).
Police Act, R.S.B.C. 1996, ch. 367, art. 7(2).
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597 (1 octobre 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-10-01;.1998..2.r.c.s..597 ?
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