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26/11/1998 | CANADA | N°[1998]_3_R.C.S._262

Canada | R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262 (26 novembre 1998)


R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262

Jeffrey Rose Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général de la Colombie‑Britannique

et le procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié: R. c. Rose

No du greffe: 25448.

1998: 25 février; 1998: 26 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’ap

pel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1996), 28 O.R. (3d) 602, 134 D.L.R. (4th) 628, 90 O.A.C. 193, 106 C.C.C. (3d...

R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262

Jeffrey Rose Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général de la Colombie‑Britannique

et le procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié: R. c. Rose

No du greffe: 25448.

1998: 25 février; 1998: 26 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1996), 28 O.R. (3d) 602, 134 D.L.R. (4th) 628, 90 O.A.C. 193, 106 C.C.C. (3d) 402, 47 C.R. (4th) 323, 35 C.R.R. (2d) 229, [1996] O.J. no 1554 (QL), qui a rejeté un appel formé contre une déclaration de culpabilité prononcée par le juge Granger siégeant avec jury. Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer et les juges McLachlin, Major et Binnie sont dissidents. Les première et troisième questions constitutionnelles reçoivent une réponse négative; il n’est pas nécessaire de répondre aux deuxième et quatrième questions constitutionnelles.

Keith E. Wright et Ralph B. Steinberg, pour l’appelant.

Michael Bernstein, pour l’intimée.

Donna Valgardson et Nancy L. Irving, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Jacques Gauvin, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Alexander Budlovsky, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Argumentation écrite seulement par Jack Watson, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges McLachlin, Major et Binnie rendus par

Le juge Binnie (dissident) --

I. Introduction

1 Dans la présente affaire portant sur une accusation de meurtre au deuxième degré, le substitut du procureur général s’est adressé au jury en dernier et lui a demandé de tirer des conclusions préjudiciables du fait que l’appelant n’a pas parlé dans son témoignage de la présence ni de l’absence d’une coloration bleue post mortem du visage de sa présumée victime. L’appelant, qui affirme avoir été pris au dépourvu par cet aspect de l’exposé final, a demandé l’autorisation de répondre à l’attaque du ministère public. Le juge du procès a rejeté la demande. L’accusé a été déclaré coupable. Mes collègues, les juges Cory, Iacobucci et Bastarache, affirment ce qui suit au par. 109:

Se défendre contre une accusation criminelle n’implique pas intrinsèquement que l’on prenne la parole dans un ordre temporel donné, c’est‑à‑dire que l’accusé «réponde» à l’exposé du ministère public par un contre‑exposé.

2 À mon avis, l’accusé a bel et bien le droit constitutionnel de répondre à tout ce qui est allégué contre lui par le ministère public, que ce soit sous forme de preuve ou d’argumentation. En toute équité, on ne peut s’attendre à ce que l’accusé puisse répondre à un exposé qui n’a pas encore été présenté. Le droit de l’appelant de répondre aux allégations préjudiciables faites contre lui par le ministère public dans son exposé final lui a été refusé en l’espèce par l’application de l’art. 651 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, en raison de la décision qu’avait prise la défense plus tôt dans le procès de présenter des témoins. Le droit de faire entendre des témoins et celui de répondre à l’attaque du ministère public sont tous les deux des droits fondamentaux et l’accusé ne peut pas être constitutionnellement forcé de choisir entre les deux. À mon avis, ce choix imposé par l’art. 651 et la négation qui s’en suit du droit à une défense pleine et entière violent à la fois l’art. 7 et l’art. 11 de la Charte canadienne des droits et libertés.

II. Les faits

3 Mes collègues analysent les faits dans leurs motifs et je ne les rappellerai ici que lorsque j’estimerai souhaitable d’en souligner certains aspects.

4 L’appelant a été accusé du meurtre de sa mère. Il a témoigné avoir trouvé le corps de sa mère inerte dans la demeure familiale. Au procès, la poursuite a soutenu que le fils avait étranglé la mère. La thèse du ministère public s’appuie sur une preuve imposante. L’appelant a toutefois nié avoir tué sa mère et il a témoigné qu’elle s’était pendue. La défense a rappelé ses antécédents de dépression et ses tentatives de suicide antérieures. L’appelant a témoigné que, lorsqu’il a innocemment découvert le corps inerte de sa mère dans la maison, il a paniqué et s’en est débarrassé de manière à faire croire à une disparition. Il a dit craindre d’être blâmé à tort pour sa mort parce que les tensions entre lui et sa mère étaient notoires.

5 Un témoin est venu dire que la mère souffrait de tendances suicidaires. Son employeur, voisin et ancien compagnon, Peter Martin, qui n’a aucun lien de parenté avec l’appelant, a témoigné que la mère était généralement une personne malheureuse qui avait tendance à s’isoler, et qui à l’occasion avait des moments de dépression extrême. Il a eu connaissance de trois tentatives de suicide. Au début des années 80, Martin l’avait trouvée endormie dans sa chambre avec une bouteille de pilules vide à côté d’elle. Elle s’était toutefois remise sans devoir être hospitalisée. Au milieu des années 80, Martin avait été appelé à la résidence des Rose par l’appelant. Martin avait trouvé la mère en train de marmonner de manière incohérente avec à ses côtés une bouteille de pilules vide. Elle avait été hospitalisée pendant une semaine environ. En septembre 1989, Martin avait rendu visite à la mère et l’avait trouvée dans son lit, encore une fois marmonnant de manière incohérente et dans un [traduction] «état physique abominable». Elle avait été admise à l’hôpital pendant environ une semaine. Elle était très déprimée et vivait en recluse dans la période qui a précédé chacune de ces trois tentatives de suicide.

6 Une bonne partie du témoignage d’expert est compatible tant avec la thèse du ministère public qu’avec la thèse de la défense. Les deux parties ont cité un pathologiste qui a déposé une expertise médico‑légale. Ces deux experts ont témoigné que la mort est due à l’asphyxie (soft asphyxiation). Tous deux croyaient que cela pouvait résulter soit d’une strangulation au lien, avec compression légère (la thèse du ministère public) soit d’une pendaison sans violence (la thèse de la défense).

Témoignage relatif à la «coloration bleue du visage»

7 La défense a fait entendre son expert, le Dr Jaffe, comme dernier témoin. Vers la fin de son contre‑interrogatoire, le ministère public lui a posé des questions au sujet de la coloration du visage de la victime:

[traduction]

Q. Dans les cas où il y a pendaison sans violence, arrive‑t‑il parfois que la tête et le visage, lorsque le lien est encore autour du cou, deviennent congestionnés et bleus. . . si l’on peut dire?

R. Bleus. . .

Q. Cela arrive‑t‑il dans certains cas, dans la plupart des cas ou. . .?

R. Bien, sous l’effet de la pression exercée par le lien autour du cou, le visage prend une coloration pourpre‑bleue au‑dessus du lien, mais si après le décès ou peu de temps après le décès, le lien est retiré, le sang s’écoule de la tête et du cou. . . dans la mesure où le sang circule encore. . . et lorsque le pathologiste voit la personne, la coloration bleue du visage peut s’être estompée.

. . .

Q. Mais cette coloration bleue du visage serait certainement visible au moment où quelqu’un voit cette personne avec le lien toujours autour du cou, est‑ce que cela serait généralement le cas?

R. Bien, certainement, un observateur raisonnablement averti la remarquerait, oui.

Q. S’agit‑il de quelque chose de localisé ou de quelque chose qui peut en général être observé sur tout le visage?

R. Cela affecte habituellement toute la tête au‑dessus du lien. [Je souligne.]

8 Le ministère public n’a pas demandé si la référence faite par le Dr Jaffe à un «observateur raisonnablement averti» pouvait s’appliquer à l’appelant, et la défense, en ne réinterrogeant pas le témoin, n’a pas soulevé la question. C’est le ministère public qui a abordé la question de la coloration du visage. L’on n’a pas donné à entendre que l’appelant avait une formation ou des connaissances médicales. Personne n’a demandé à l’appelant au moment de sa déposition s’il avait en fait remarqué une coloration bleue. Le témoignage du Dr Jaffe a mis fin à la phase du procès consacrée à la présentation de la preuve.

Les exposés au jury

9 L’avocat de la défense, même s’il a fait entendre des témoins, a demandé au juge du procès la permission de s’adresser au jury en dernier. Cette demande a été rejetée, comme on pouvait s’y attendre en raison de l’arrêt R. c. Tzimopoulos (1986), 29 C.C.C. (3d) 304, rendu antérieurement par la Cour d’appel de l’Ontario. En conformité avec le par. 651(3) du Code, l’avocat de la défense s’est alors adressé au jury en essayant de prévoir quels arguments le ministère public invoquerait. Il n’a pas su prévoir que le témoignage du Dr Jaffe relatif à la «coloration bleue du visage» serait invoqué ou, en tout cas, il a omis d’en parler.

10 Dans son exposé final, le substitut du procureur général a demandé au jury de tirer une conclusion défavorable du fait que l’appelant n’avait pas mentionné dans son témoignage si le visage de sa mère était bleu lorsqu’il l’a trouvée morte. Le ministère public insinuait ainsi qu’il n’y avait eu ni coloration bleue ni suicide. Par conséquent, le décès devait être attribué à une strangulation par l’appelant et un verdict de culpabilité devait être rendu. Le ministère public a notamment fait valoir ce qui suit:

[traduction] Pourtant, un point intéressant du témoignage du Dr Jaffe [. . .] [avait trait au fait que] dans le cas d’une pendaison sans violence, il faudrait s’attendre à une coloration bleue du visage si le lien est toujours autour du cou. C’est là son témoignage, si je me souviens bien. Vous devrez vous faire votre propre idée sur ce point; et cette coloration disparaît une fois que le lien est enlevé, mais pas immédiatement, et cela prend plus de temps lorsque le corps est à l’horizontale. L’accusé vous dit que sa mère était assise normalement dans une chaise après la prétendue pendaison; un visage bleu est certainement quelque chose qu’il aurait remarqué et dont il nous aurait parlé. Il ne parle pas de cela cependant, mais du câble autour de son cou et du fait qu’elle est assise normalement dans la chaise. Est‑ce qu’il n’en aurait pas parlé si de fait il y avait eu cette coloration, comme cela aurait dû être le cas si cela s’était produit de cette façon? C’est un autre élément que je tiens pour révélateur de la mise en scène qu’il a faite. [Je souligne.]

11 Plus tard, d’une façon plus théâtrale, le substitut du procureur général s’est servi de la preuve concernant la «coloration bleue du visage» pour attirer le mépris sur le supposé jeu d’acteur de l’appelant. Le substitut du procureur général a laissé entendre au jury que l’appelant était un homme d’une intelligence supérieure et qu’il avait, au cours du procès, orchestré vérités et mensonges à son avantage. Le substitut du procureur général a comparé le procès à une pièce de théâtre dans laquelle l’appelant avait non seulement un premier rôle, mais était aussi le producteur, le metteur en scène et le régisseur. Il a donné à entendre que le procès était une [traduction] «nouvelle production» qui avait [traduction] «pris l’affiche vendredi dernier» lorsque l’appelant avait témoigné. Il a soutenu que l’appelant [traduction] «avait bien répété son rôle, mais qu’il avait manqué quelques répliques», en en donnant pour exemple l’omission de parler de la coloration bleue du visage.

12 Le juge du procès a rejeté la demande de l’appelant qui voulait être autorisé à répondre à l’«image» créée par le ministère public au moyen de la preuve concernant la coloration bleue du visage. Subsidiairement, l’avocat de la défense demandait au juge du procès de donner au jury des directives relatives à l’ensemble de la preuve sur la question de la «coloration bleue du visage», et plus particulièrement sur les points suivants: la réserve relative à l’«observateur raisonnablement averti»; le fait que le sang s’écoulerait de la tête quelques minutes après le relâchement du lien; le fait que la question n’a jamais été posée à l’appelant lors de l’interrogatoire principal ni du contre‑interrogatoire. Le juge du procès a noté l’opposition de l’avocat de la défense, mais il a statué que ce dernier n’avait pas le droit de répondre à l’exposé du ministère public et a affirmé son intention de ne pas mentionner la preuve concernant la «coloration bleue du visage» dans ses directives au jury.

13 Le jury a prononcé un verdict de culpabilité relativement à une accusation de meurtre au deuxième degré. Le juge du procès a condamné l’appelant à la prison à vie sans admissibilité à une libération conditionnelle avant 12 ans.

III. Analyse

14 Le présent pourvoi soulève la question précise de savoir si l’appelant avait le droit constitutionnel de répondre tant à l’argumentation qu’à la preuve déposée contre lui par le ministère public et, le cas échéant, si ce droit pouvait lui être enlevé en raison de sa décision de présenter des témoins pour sa défense.

15 J’examinerai d’abord cette question préliminaire et je passerai ensuite en revue les divers motifs justifiant la présente procédure qu’ont exposés mes collègues. Je ferai quelques observations sur la façon dont ces problèmes sont réglés dans les procès criminels tenus dans d’autres ressorts comparables au nôtre et, finalement, j’exposerai mes conclusions négatives au sujet de la constitutionnalité de l’art. 651 du Code.

Le droit de l’accusé à une défense pleine et entière garanti par l’art. 7 de la Charte s’applique-t-il à l’exposé final de même qu’à la preuve du ministère public?

16 L’appelant affirme que la procédure suivie au procès l’a privé de sa liberté en contravention des «principes de justice fondamentale», au sens de l’art. 7 de la Charte, et que, par conséquent, il s’est vu nier son droit à un procès équitable protégé par l’al. 11d). Il est bien établi que l’art. 7 vise l’équité procédurale à titre d’élément de la justice fondamentale et, en particulier, le droit à une défense pleine et entière; voir Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505.

17 La position de l’appelant est simple. Si la poursuite a gain de cause, elle le fait déclarer coupable et envoyer en prison. La conduite du substitut du procureur général, dans les limites de ses responsabilités sur le plan professionnel et éthique, vise l’obtention de ce résultat, du début du procès jusqu’à la fin de son exposé final. En l’espèce, le substitut du procureur général, s’adressant au jury en dernier, a tiré du témoignage de l’expert une inférence qu’on n’a pas demandé à l’expert de faire et que cet expert n’a pas faite -- soit que l’appelant était un observateur raisonnablement averti qui aurait remarqué la coloration bleue du visage de sa mère si celle‑ci s’était effectivement suicidée. L’appelant affirme simplement que, peu importe ce que le ministère public utilise pour obtenir une déclaration de culpabilité, il devrait être autorisé à y répondre, s’il le peut, que cela fasse partie de la preuve ou de l’argumentation. Je suis d’accord avec lui.

18 Il serait réconfortant de penser que dans les procès criminels les faits parlent d’eux‑mêmes, mais la vérité c’est que les «faits» ressortent de la preuve présentée, parfois à l’issue d’une plaidoirie habile, sous la forme d’une charge cohérente et convaincante. Le poursuivant qui obtient gain de cause minimise son talent ou laisse entendre qu’il n’est pour rien dans la façon dont se présente le récit. Une telle modestie doit être traitée avec scepticisme. L’art de plaider pour le poursuivant n’a pas beaucoup changé depuis que Shakespeare a mis dans la bouche de Marc Antoine un discours «s’en tenant aux faits»:

Car je n’ai ni l’esprit, ni le mot, ni le mérite, ni le geste, ni l’expression, ni la puissance de parole, pour agiter le sang des hommes. Je parle en toute simplicité: je vous dis ce que vous savez vous‑mêmes; je vous montre les blessures de mon cher César, pauvres, pauvres bouches muettes, et je les charge de parler pour moi.

Jules César, Acte III, Scène ii.

19 Bien que peu d’avocats prétendent avoir la force de persuasion de Shakespeare, il n’en demeure pas moins qu’en cette époque où les «doreurs d’image» sont légion, il ne devrait pas être nécessaire d’insister sur le point que les faits sous‑jacents peuvent être utilisés pour créer des impressions très différentes selon les talents de plaideur de l’avocat. Dans la réalité de la salle d’audience, il est souvent tout aussi vital pour une partie de savoir faire face à «l’image» créée par les faits qu’aux «faits» eux‑mêmes. Comme l’a fait remarquer le regretté juge John Sopinka dans «The Many Faces of Advocacy», dans [1990] Advocates’ Soc. J., 3, à la p. 7:

[traduction] Même si vos témoins n’ont pas dit grand‑chose et ont eu des trous de mémoire, même si vos contre‑interrogatoires ont été moins que brillants, il est encore possible d’avoir gain de cause grâce à l’exposé final.

20 L’accusé peut subir un préjudice lorsque le ministère public, après avoir entendu l’exposé de l’accusé au jury, a la possibilité d’utiliser son droit de s’adresser au jury en dernier pour réorienter son argumentation, faire fond sur les «lacunes» de l’exposé de l’accusé sans crainte de possibilité de réplique, et présenter sous un nouvel éclairage favorable un élément de preuve dont l’accusé n’avait pas prévu l’importance ou dont il n’a pas parlé. Alors que mes collègues laissent entendre que cela n’implique pas «que l’on prenne la parole dans un ordre temporel donné» (au par. 109), il me semble implicite dans la notion de «réponse» que ce à quoi il faut répondre doit venir en premier.

21 Comme le présent pourvoi le démontre, l’exposé du substitut du procureur général peut ajouter de nouveaux éléments à la preuve produite contre l’accusé, à part la cohérence du récit et la force de persuasion. Comme en l’espèce, le jury peut être invité à tirer des inférences particulières de la preuve, qui peuvent être appropriées ou non et qui, de toute façon, paraissent avoir échappé à l’avocat de l’accusé.

22 Il est vrai, comme mes collègues l’indiquent au par. 107, que le substitut du procureur général (et assurément l’autre avocat) doit faire preuve de rigueur et ne pas soumettre au jury «des affirmations pour lesquelles il n’y a pas de preuve». Cependant, si l’on s’attend à ce que le substitut du procureur général ait un comportement éthique, l’on s’attend aussi à ce qu’il agisse en adversaire. Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a elle‑même fait observer dans l’arrêt R. c. Daly (1992), 57 O.A.C. 70, à la p. 76:

[traduction] L’exposé final est un exercice de plaidoirie. C’est le point culminant d’une procédure accusatoire âprement débattue. Le substitut du procureur général, comme tout autre plaideur, a le droit de faire connaître son point de vue avec force et efficacité. Les jurés s’attendent à ce que les deux avocats présentent leurs points de vue de cette façon et il ne fait pas de doute qu’ils s’attendent à ce que cette présentation soit empreinte jusqu’à un certain point de passion rhétorique.

Bien que les avocats doivent éviter de faire des observations qui ne s’appuient pas sur la preuve, la plupart des procès portent sur la question de savoir quelles inférences sont effectivement étayées par la preuve. Si tous s’entendaient sur une ligne de démarcation claire, il ne fait aucun doute que les avocats sérieux la respecteraient. Malheureusement, il n’en existe pas.

23 Une fois qu’on a reconnu, comme mes collègues le font au par. 104, «la grande force de persuasion que peuvent avoir dans un procès devant jury des observations bien préparées et habilement présentées», il s’ensuit que l’exposé final du ministère public ajoute au péril auquel est exposé l’accusé et, par conséquent, fait intervenir le droit à une défense pleine et entière. Le fait de considérer que «les arguments de la poursuite» ne se limitent pas aux éléments présentés en preuve a aussi des racines dans la jurisprudence, comme en fait foi l’arrêt R. c. Gardner, [1899] 1 Q.B. 150, les motifs du juge en chef lord Russell of Killowen, à la p. 153:

[traduction] L’article dit que dans un tel cas l’accusé doit être appelé à témoigner immédiatement après la présentation, non pas des arguments de la poursuite (cette expression pouvant inclure le résumé de l’avocat), mais de la preuve de la poursuite . . . [Je souligne.]

L’établissement d’une distinction bien nette entre preuve et argumentation alors que l’une et l’autre sont utilisées au détriment de l’accusé et peuvent faire pencher la balance en faveur d’une déclaration de culpabilité m’apparaît formaliste et peu convaincant.

24 Le ministère public subit bien sûr les mêmes désavantages lorsqu’il doit présenter son exposé en premier. La décision du législateur fédéral de limiter l’accusé et le ministère public à un seul exposé final dans le procès criminel créera inévitablement un problème pour la partie qui doit passer en premier s’il ne lui est pas accordé un droit de réplique. Cependant, tel étant le cas, entre le ministère public et la défense, il faut accepter que ce soit le ministère public qui ait à subir les conséquences des lacunes du modèle à «deux discours». Le ministère public, au contraire de l’accusé, ne bénéficie pas des droits garantis par l’art. 7 de la Charte.

Est‑il suffisant que l’accusé soit armé de la «thèse» du ministère public?

25 Mes collègues sont d’avis que même si l’exposé final peut aider le ministère public à obtenir un verdict de culpabilité, il ne fait pas partie de l’ensemble des éléments qui pèsent contre l’accusé et contre lesquels il a le droit de présenter une défense pleine et entière. Ils adoptent un point de vue étroit selon lequel le droit d’un accusé est respecté s’il a la possibilité de répondre à la preuve et à la thèse du ministère public, comme ils l’affirment dans leurs motifs de jugement au par. 109:

Ce à quoi l’accusé répond dans l’exposé au jury, c’est à la preuve et à la thèse du ministère public, qu’il connaît, nous l’avons déjà dit, lorsqu’il s’adresse au jury à la clôture de sa preuve. L’exposé au jury constitue l’occasion pour l’accusé de répondre à la preuve et à la thèse du ministère public en usant d’arguments et de persuasion. [Je souligne.]

26 Avec égards, cette méthode suscite des difficultés tant sur le plan des principes que sur le plan pratique et (comme je l’ai dit) ne tient pas compte du problème constitutionnel. Elle est difficile à justifier sur le plan des principes parce que le fardeau de la preuve repose sur le ministère public. Il y a manquement à la logique lorsqu’un système qui fait carrément porter au ministère public le fardeau de la preuve de la culpabilité exige pourtant de l’accusé qu’il réponde aux arguments du ministère public avant qu’ils n’aient été présentés. Cela est admis depuis longtemps, par exemple, dans l’arrêt R. c. Coppen (1920), 33 C.C.C. 264 (C.A. Ont.), les motifs du juge Ferguson, à la p. 271, où le ministère public avait décidé de ne pas prendre la parole en premier, mais de présenter son argumentation dans la réplique:

[traduction] On a soutenu devant nous que le défaut du ministère public de résumer la preuve a contraint l’avocat du prisonnier, dans une affaire de vie ou de mort, à chercher à l’aveuglette les inférences, les arguments et les dernières thèses de la poursuite, à perdre son temps et ses énergies à spéculer quant à ce que pourraient être les inférences, les arguments et les thèses du ministère public, et à réunir tous les éléments de preuve, à les arranger, à les réarranger et à les assembler en des cas hypothétiques fondés sur ses propres conceptions, dans le but de les attaquer et de les mettre en pièces, espérant que, ce faisant, il fera mouche sur les thèses et les arguments du ministère public et les détruira. L’avocat du prisonnier soutient que cela est injuste et inéquitable, va à l’encontre de l’honneur et de la dignité du ministère public, ou à l’encontre de l’obligation du ministère public de poursuivre de manière transparente et équitable -- pour qu’il soit fait justice à l’accusé -- pour lui donner le droit d’être entendu par avocat et lui faire savoir pour quels motifs le ministère public exige qu’il soit mis à mort.

Je dois avouer que ces arguments interpellent fortement mon sens de l’humanité et de l’équité; mais cela ne veut pas dire que ce qui a été fait était illégal. [Je souligne.]

27 Lorsque, comme en l’espèce, l’accusé fait entendre des témoins, son avocat, en s’adressant au jury en premier, doit expliquer ce qu’il croit être l’argumentation du ministère public afin de pouvoir faire des brèches dans ce qui n’existe pas encore. Bien qu’en vertu de R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et de ce qui s’en est suivi la défense n’ait plus à «chercher à tâtons» la thèse de la poursuite, le jury n’est pas au fait de la divulgation faite par le ministère public avant le procès. La défense peut donc se trouver dans l’obligation d’exposer au jury la thèse du ministère public afin de mettre en contexte sa réponse. Une telle répétition peut renforcer par inadvertance l’argumentation de la poursuite et ajouter à sa crédibilité. L’idée qu’il suffit que l’accusé réponde à la «thèse du ministère public» soulève aussi une difficulté pratique parce que la thèse du ministère public est une cible mobile qui se déplace suivant les événements survenant au cours du procès, y compris la teneur de l’exposé final de la défense au jury. Étant donné que le péril auquel est exposé l’accusé tient en fait à la façon dont le ministère public présente l’affaire et non à sa thèse originale, les termes choisis par le ministère public pour présenter ses arguments seront déterminants. Comme le juge Ferguson de la Cour d’appel le dit dans Coppen, précité, à la p. 271, ce qui est important, ce sont les [traduction] «inférences, arguments et thèses définitives» du ministère public. L’accusé ne devrait pas avoir à répondre à ce qu’il croit être les thèses de la poursuite pour ensuite ne plus avoir droit (et encore, dans des «cas exceptionnels seulement») qu’à une réplique limitée, si le juge du procès le veut bien, ou à une directive correctrice, lorsque les arguments présentés par le ministère public au jury sont «trompeurs ou non appuyés sur la preuve», comme mes collègues le donnent à entendre au par. 116.

L’approche fondée sur les «cas exceptionnels»

28 Un exemple du genre de «cas exceptionnels» que mes collègues peuvent avoir à l’esprit comme justifiant une réplique ou une directive correctrice a été examiné récemment dans ses moindres détails par le commissaire Fred Kaufman, C.M., c.r., dans le rapport de la Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin (1998) (ci-après appelé le «Rapport Kaufman»). Ce rapport est particulièrement intéressant en ce qui a trait aux questions soulevées par le présent pourvoi, parce que la majeure partie de l’analyse portant sur la déclaration de culpabilité prononcée à tort contre Guy Paul Morin pour le meurtre de Christine Jessop renvoie à des problèmes liés aux complexités de la preuve d’expert, des problèmes qui ont été accentués par l’exposé final convaincant mais quelque peu trompeur livré par le substitut du procureur général. Dans cette affaire, comme dans le présent pourvoi, l’accusé avait témoigné à son procès et son avocat s’était donc adressé au jury en premier et, en application de l’art. 651, n’a pas eu le droit de répondre aux arguments de la poursuite qui devaient contribuer à le faire déclarer coupable à tort.

29 Il est important de dire dès le départ que le commissaire Kaufman a conclu que les aspects trompeurs de l’exposé du ministère public n’étaient pas délibérés (Rapport Kaufman, vol. 1, aux pp. 136, 137 et 168) et n’avaient pas nécessairement excédé les limites de l’«éthique de la plaidoirie», à la p. 170:

Dans le contexte d’un long procès criminel comportant des éléments de preuve complexes et incompatibles, il est plus probable que de telles expressions puissent tromper les juges des faits tout en demeurant dans les limites de l’éthique de la plaidoirie.

30 Il est utile de constater aux fins du présent pourvoi que lors du procès Morin, comme en l’espèce, le ministère public avait tiré des inférences du témoignage des experts qui allaient au-delà de ce que les experts avaient dit eux‑mêmes. Les substituts du procureur général dans l’affaire Morin ont rationalisé ce point en expliquant que «la poursuite ne tentait pas alors de résumer les propos des experts. Les procureurs de la Couronne occupaient comme avocats, et présentaient la thèse de la poursuite au jury» (Rapport Kaufman, vol. 1, à la p. 175). En d’autres termes, les substituts du procureur général étaient d’avis que, dans tout procès, la question de savoir quelles inférences sont étayées par la preuve est une question à débattre.

31 La déclaration de culpabilité prononcée erronément contre Guy Paul Morin était fondée presque entièrement sur une preuve circonstancielle. Le ministère public a déposé une preuve d’expert relativement à des fibres textiles trouvées sur le siège avant de l’automobile de M. Morin afin d’établir qu’il y avait eu un contact direct entre l’accusé et la victime et qu’un cheveu accroché au collier de la victime à l’endroit où son corps a été retrouvé était compatible avec les cheveux de M. Morin. Le commissaire Kaufman a tiré une conclusion générale dans les termes suivants:

Certains ont prétendu devant moi que certaines facettes de la plaidoirie de la poursuite concernant la preuve d’expertise des cheveux et des fibres étaient trompeuses ou pouvaient l’être. La preuve présentée [à l’enquête] appuie cette conclusion.

(Rapport Kaufman, vol. 1, à la p. 136.)

Me McGuigan [le substitut du procureur général principal] s’est longuement reporté à l’étude [Jackson et Cook, «The Significance of Fibres Found on Car Seats», 1986] dans sa plaidoirie. Il en a alors cité de longs passages à l’appui de la thèse de la poursuite selon laquelle les similitudes entre les fibres établissaient qu’il y avait eu un contact direct entre Christine Jessop et Guy Paul Morin. Dans la mesure où elle était bien comprise, l’étude n’appuyait pas la preuve de la poursuite. De plus, les détails fournis dans l’étude n’étaient absolument pas pertinents à la poursuite contre M. Morin. L’étude a été très mal utilisée au procès de M. Morin et a vraisemblablement trompé le jury.

(Rapport Kaufman, vol. 1, à la p. 137.)

Je pourrais ajouter, entre parenthèses, que les derniers passages cités du Rapport Kaufman rendent assez bien le sens de l’argument de l’appelant quant à l’utilisation par le ministère public de la preuve concernant la «coloration bleue» du visage dans le présent pourvoi.

32 S’appuyant à tort sur leur interprétation erronée d’une étude (l’étude Jackson et Cook, op. cit.), les experts du Centre des sciences judiciaires ont incorrectement témoigné que cette recherche menée par les plus grands experts dans le domaine appuyait leur conclusion que le nombre des «concordances» des fibres trouvées dans l’automobile de Morin avec les vêtements de la victime tendaient à établir le contact direct. Dans son exposé final, le substitut du procureur général est allé encore plus loin dans l’utilisation de ce témoignage erroné. Il a dit:

Ces possibilités [que des concordances relèvent du hasard] diminuent en fonction de l’accroissement du nombre de concordances et je prétends que la preuve indiciale découverte en l’espèce n’était pas seulement une coïncidence. Il s’agit bien d’une preuve importante et ayant une valeur probante qui aide à conclure que l’accusé a assassiné Christine Jessop.

En outre, Mesdames et Messieurs, si vous deviez écarter toutes les données scientifiques et examiner les résultats à la lumière du simple bon sens, je prétends que vous devriez en arriver à la conclusion que Christine Jessop se trouvait dans cette Honda le 3 octobre, immédiatement avant son décès.

(Rapport Kaufman, vol. 1, aux pp. 152 et 153.)

33 En ce qui a trait au cheveu trouvé accroché au collier de la victime après sa mort, le commissaire Kaufman a reproduit l’extrait suivant de l’exposé du substitut du procureur général au jury:

Ce genre d’opinion d’expert, qui porte sur les cheveux, signifie que la science de la comparaison des cheveux ne peut pas aller plus loin. C’est ce qui se fait de mieux.

(Rapport Kaufman, vol. 1, à la p. 168; en italiques dans l’original.)

Le commissaire Kaufman a fait le commentaire suivant sur cet aspect de l’exposé au jury:

Tous les éléments de la plaidoirie [du substitut du procureur général] se justifiaient étant donné son statut d’avocat chevronné. [. . .] [Ce point y a été inclus] pour amener le jury à conclure que les cheveux ayant adhéré au collier étaient vraisemblablement ceux de M. Morin vu le faible pourcentage de collègues de classe dont les cheveux étaient semblables. Cet argument n’était pas valable, car le faible échantillonnage (et l’absence de tout élément de preuve sur la composition de la classe) n’autorisait pas de tirer à juste titre une telle conclusion. Toutefois, je ne puis conclure [. . .] que [le substitut du procureur général] a délibérément fait valoir un argument qu’il savait faux.

(Rapport Kaufman, vol. 1, aux pp. 167 et 168.)

34 L’affaire Morin, si exceptionnelle soit‑elle, illustre ce que je crois être certains des problèmes que suscite le point de vue adopté par mes collègues que le droit de demander au juge d’accorder, dans certains cas exceptionnels, un droit de réplique ou de donner une directive correctrice satisfait aux exigences d’une «défense pleine et entière». Mes collègues disent au par. 103:

Selon nous, l’exposé au jury est un exemple de cas où l’accusé est tout aussi capable de se défendre contre le ministère public, que celui‑ci ait agi en premier ou en dernier.

Le Rapport Kaufman expose comment des interprétations erronées de la preuve d’expert dans l’exposé final du ministère public, bien qu’elles n’aient été ni délibérées ni nécessairement contraires à l’éthique de la plaidoirie, peuvent entraîner une erreur judiciaire. Cela montre pourquoi on ne devrait pas attribuer aux avocats un don de clairvoyance leur permettant d’anticiper comment le ministère public présentera effectivement la preuve d’expert. Cela montre également pourquoi l’avocat, qui était placé dans la situation de l’avocat de M. Morin, avait le droit de ne pas limiter sa réponse à la seule «thèse du ministère public». La défense devrait avoir le droit de répondre point par point aux «inférences, arguments et thèses définitives» que le ministère public présente réellement (Coppen, précité, à la p. 271).

35 Qu’en est-il alors de la solution proposée suivant laquelle, dans des «cas exceptionnels», l’accusé pourrait faire appel au pouvoir discrétionnaire du juge du procès et demander qu’il lui accorde un droit de réplique limité aux observations erronées ou qu’il donne une directive correctrice? À mon avis, cette proposition ne constitue pas une solution parce que premièrement, elle restreint artificiellement ce à quoi l’accusé a le droit de «répondre», deuxièmement, elle assujettit cette possibilité limitée au pouvoir discrétionnaire du juge du procès et troisièmement, elle ne tient pas compte de la dynamique pratique du procès. L’avocat de la défense doit généralement consacrer beaucoup de temps à passer en revue et à expliquer le témoignage d’expert sous-jacent pour que le jury saisisse les conclusions qu’il veut tirer ou les erreurs d’interprétation qu’il espère corriger. Le Rapport Kaufman consacre 68 pages à la déconstruction et à l’explication des erreurs relatives à la preuve se rapportant au cheveu et aux fibres de même qu’au traitement qu’en a fait le ministère public dans son exposé final. Si l’avocat de la défense placé dans une situation semblable à celle de l’affaire Morin choisissait de passer en revue dans son exposé final principal la preuve relative au cheveu et aux fibres, il courrait le risque qu’on considère qu’il a couvert la question et qu’on ne lui accorde aucun droit de réplique. Si on lui accordait un droit de réplique, il serait encore privé de la possibilité de rétablir à partir du début le contexte qui lui permettrait de faire comprendre au jury sa réfutation parce que, s’il essayait de faire cela, on l’accuserait de «relabourer le même champ» ou de «scinder la preuve». Par ailleurs, s’il omettait dans son exposé final principal de traiter du témoignage d’expert en question (comme dans le présent pourvoi), on pourrait encore lui refuser le droit de réplique pour le motif que sa décision de ne pas aborder dans son exposé cet aspect particulier du témoignage d’expert relevait d’un «choix stratégique» (selon le terme utilisé par mes collègues au par. 115 de leurs motifs). L’avocat de la défense se ferait alors dire qu’il doit subir les conséquences de cette soi-disant stratégie. La procédure la plus efficace et la plus simple serait de permettre dans tous les cas à la défense de parler en dernier. Cette procédure est aussi celle qui donne effet au droit constitutionnel garanti à l’accusé par l’art. 7 de la Charte de présenter une défense pleine et entière.

36 L’autre solution proposée par mes collègues, soit que le problème des observations trompeuses ou non fondées sur la preuve faites par le ministère public puisse être résolu au moyen d’une «directive correctrice» donnée par le juge du procès, a l’inconvénient que la «correction» ne parviendrait au jury que filtrée par le juge — et non directement du camp de l’accusé. Pour que le concept de défense pleine et entière prenne véritablement son sens dans un système accusatoire, il faut que la «réponse» appartienne à l’accusé, et non au juge.

Tactiques de prétoire et droits constitutionnels

37 Mes collègues rationalisent encore les mérites de l’art. 651 en donnant à entendre que ce dont il est question dans le présent pourvoi se résume à peu près à des tactiques de prétoire et à de la stratégie de la part de la défense. Par conséquent, ils présument, comme je l’ai dit, que la décision de l’avocat de la défense de ne pas traiter dans son exposé final de la preuve concernant la «coloration bleue du visage» relevait d’un «choix stratégique» (au par. 115) et que l’accusé n’a de toute façon subi aucun préjudice du fait de devoir s’adresser au jury en premier parce «qu’il n’est pas inéquitable d’exiger que l’accusé présente son exposé au jury en conformité avec l’une ou l’autre des deux méthodes prévues, l’une et l’autre étant également avantageuses» (au par. 112). Ils ajoutent (au par. 120):

Tout au plus, si l’avocat de l’accusé dans une affaire donnée estime subjectivement que le fait de s’adresser au jury en dernier constitue un avantage, l’accusé est obligé de soupeser ce qu’il estime être un avantage tactique par rapport à divers autres facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer s’il y a lieu de produire et d’interroger des témoins pour sa défense. [Souligné dans l’original.]

38 Il ne fait pas de doute que la tactique joue un rôle dans la défense, tout comme dans la poursuite, mais son emploi est limité au cadre des règles fixées par la Constitution. Je ne partage pas l’opinion de mes collègues selon laquelle il faut supposer qu’en l’espèce, l’omission par l’avocat de la défense de traiter de la preuve concernant la coloration bleue du visage relevait d’un «choix stratégique». Ce n’est pas la preuve concernant «la coloration bleue du visage» comme telle qui lui posait un problème, mais la façon particulière dont cet élément de preuve a été utilisé (ou mal utilisé) par le ministère public après que l’avocat de la défense eut regagné son siège. De même, bien que les avocats de la défense ne s’entendent pas sur les avantages tactiques de s’adresser au jury en premier ou en dernier, ce débat sur les tactiques du prétoire ne peut limiter l’étendue du droit de l’accusé de répondre, s’il le désire, à l’ensemble de ce qu’on lui reproche. Finalement, bien que la décision de présenter ou non des témoins en défense puisse être fondée sur un vaste amalgame de considérations stratégiques, il n’y a aucune raison d’y inclure la possibilité de perdre le droit de s’adresser au jury en dernier. Le fait qu’un accusé choisisse de faire entendre des témoins devrait être indépendant de son droit de répondre subséquemment à tout ce que le ministère public cherche à utiliser à son désavantage dans l’exposé final qu’il présente au jury.

Évolution du modèle à deux discours

39 En l’espèce, une partie des difficultés provient du fait que l’art. 651 autorise chaque partie à ne présenter qu’un exposé. Mes collègues, dans leurs motifs de jugement, paraissent présumer le caractère inévitable du modèle à «deux discours», où la poursuite et la défense sont ordinairement limités à un seul discours chacun.

40 Un examen de ressorts comparables montre qu’il existe une diversité de méthodes pour résoudre le problème posé par l’exposé final dans le contexte d’un procès criminel. Comme nous le verrons, le modèle à deux discours a été introduit au Canada en 1892 pour des motifs sur lesquels nous ne pouvons que spéculer. Le Hansard ne révèle aucune discussion sur le sujet. La plupart des ressorts qui permettent seulement deux discours permettent à la défense de passer en dernier ou lui donnent le choix de passer en premier ou en dernier. L’utilisation d’un modèle à trois discours dans les procès criminels est beaucoup plus répandue. Il est rare que l’on exige de la défense qu’elle présente son exposé final avant d’avoir entendu celui de la poursuite. Le Canada n’est pas le seul à l’exiger, mais il fait partie d’une minorité de plus en plus faible.

41 En 1892, le Canada a adopté la procédure en vertu de laquelle l’accusé qui produisait des témoins devait s’adresser au jury avant d’entendre l’exposé final du ministère public et n’avait pas le droit d’y répliquer. Par la même occasion, on prévoyait que, lorsque l’accusé ne présentait aucun témoin, le substitut du procureur général s’adressait au jury en premier, mais avait bel et bien un droit de réplique. Cet arrangement bancal était justifié par une vague référence aux prérogatives de la Couronne, mais était aussi très critiqué; voir par exemple l’arrêt R. c. Martin (1905), 9 C.C.C. 371 (C.A. Ont.), les motifs concordants du juge Maclaren à la p. 389:

[traduction] À mon avis, le juge du procès a correctement interprété l’art. 661. C’est un reste d’absolutisme et de prérogative et, tant qu’il fait partie de la loi, le substitut du procureur général a le droit de l’invoquer et, s’il le fait, le juge doit l’accepter.

42 Ce «reste» constitué par le droit de réplique du ministère public a été aboli au Canada par la Loi de 1968‑69 modifiant le droit pénal, S.C. 1968‑69, ch. 38, art. 52. Dorénavant, les procès criminels au Canada étaient limités par le législateur fédéral au modèle à deux discours.

Accorder à l’accusé le droit de passer en dernier

43 Les problèmes de réplique inhérents au modèle à deux discours ne nécessitent pas forcément que l’on passe à un modèle à trois discours. Une autre solution consiste à faire porter au ministère public le poids du caractère inéquitable du système à deux discours, si tant est qu’il y a iniquité. Si la défense a toujours le dernier mot ou a le choix d’avoir le dernier mot, le problème lié à l’art. 7 est réglé.

44 L’Angleterre, la Nouvelle‑Zélande et l’État australien de Victoria ont adopté des règles qui prévoient que la défense s’adresse toujours au jury en dernier. Voir Criminal Procedure (Right of Reply) Act 1964, 1964 (R.‑U.), ch. 34 (Angleterre); Crimes Act 1961, modifiée par Crimes Amendment Act 1966, 1966 no 98 (Nouvelle‑Zélande); Crimes Act, et modifications, 1966 (Australie). Ces modifications législatives font suite à la mise en {oe}uvre d’importantes mesures de réforme du droit, comme, par exemple, The English Law Reform Criminal Law Revision Committee, dont le Fourth Report, «Order of Closing Speeches» (29 juillet 1963), Cmnd. 2148, comportait les observations suivantes à la p. 5:

[traduction]

10. Plaidant en faveur d’accorder à la défense le droit de prononcer son exposé en dernier dans tous les cas, il y a le principe général suivant lequel la procédure devrait favoriser la défense le plus possible. On peut soutenir qu’il n’est pas approprié que la défense ait à soupeser s’il est avantageux de faire entendre un témoin plutôt que d’avoir le dernier mot. De toute façon, il est difficile de voir sur quel principe le droit de parler le dernier [l’exposé final de la défense ou la réplique de la poursuite] devrait dépendre du fait que la défense présente un témoin ou n’en présente pas; il semble que cette règle soit archaïque de façon générale et qu’elle ne serve aucune fin utile de nos jours, surtout que l’avantage de parler le dernier n’est peut‑être pas aussi grand maintenant qu’il l’était anciennement . . .

11. Vu ces considérations, nous sommes d’avis qu’il serait préférable de modifier la loi [. . .] de manière que la défense ait toujours le droit de parler en dernier. Les principes dont il est question au par. 10 nous semblent convaincants, et nous ne pouvons voir aucune raison de principe ou de convenance contre la modification. Nous sommes confortés dans cette opinion par le fait qu’en Écosse, la défense a toujours le droit de présenter son exposé en dernier et que cela ne crée aucune difficulté.

Le caractère insatisfaisant de l’actuel ordre de présentation des plaidoiries a été souligné en 1982 dans le Rapport sur le jury de la Commission de réforme du droit du Canada, aux pp. 70 et 71:

Selon l’article [651] du Code criminel, le poursuivant a le droit de s’adresser en dernier au jury si l’accusé a fait entendre des témoins. Nous ne voyons pas pourquoi il devrait absolument en être ainsi. En fait, nous serions plutôt enclins à opter pour la solution contraire si l’on pose pour principe que c’est à la partie dont les intérêts sont les plus menacés que devrait revenir le droit de parler la dernière. Dans un système de type accusatoire, la poursuite doit faire la preuve de la culpabilité de l’accusé avant que celui‑ci n’ait à répondre à l’accusation portée contre lui. Nous croyons que les plaidoiries devraient être présentées dans le même ordre. Par conséquent, la Commission recommande que l’accusé ait, dans tous les cas, le droit de présenter en dernier sa plaidoirie au jury. [Je souligne.]

45 La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Tzimopoulos, avait reconnu volontiers les imperfections de la procédure actuelle, à la p. 338, et elle avait bien accueilli les recommandations de la Commission de réforme du droit:

[traduction] Les études historiques et comparatives précédentes soutiennent la conclusion que l’argument de l’appelant n’est pas sans fondement. En fait, nous croyons que notre procédure criminelle serait grandement améliorée si le législateur fédéral mettait en {oe}uvre la recommandation de la Commission de réforme du droit ou, mieux encore peut‑être, s’il adoptait une loi donnant à l’accusé le choix de s’adresser au jury en premier ou en dernier. Il y a sans doute de nombreuses situations où l’avocat de la défense préférerait passer en premier. Aucun tort ne serait causé à l’intérêt public si l’on donnait à l’accusé ce choix.

Le législateur fédéral n’a pas encore adopté ni rejeté la recommandation de 1982 dans laquelle la Commission de réforme du droit du Canada proposait que l’accusé ait toujours le droit de présenter son exposé en dernier.

Conclusion en rapport avec l’art. 7

46 L’analyse qui précède conduit à conclure que l’art. 651 n’est pas compatible avec le droit garanti par l’art. 7 à l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Il y a des problèmes structurels inhérents à l’art. 651 qui ne peuvent être écartés par la réponse que l’art. 7 n’exige pas la plus équitable de toutes les procédures possibles. En dépit du fait que l’art. 651 ait depuis plus d’un siècle déterminé l’ordre dans lequel sont présentés les exposés au jury, les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7 de la Charte, tels qu’ils ont été développés par notre Cour depuis 1982, exigent que soit accordé à l’accusé le droit de répondre aux «inférences, arguments et thèses définitives» présentés réellement par le ministère public, et non simplement à ce que l’avocat de la défense pense que le ministère public dira probablement une fois que l’avocat aura repris son siège. Le droit de répondre à l’argumentation du ministère public ne devrait pas être subordonné à la décision de la défense de ne pas faire entendre de témoins. Si le modèle à deux discours doit demeurer, alors l’art. 7 exige que la défense ait le droit de passer en dernier. Si l’on préfère le modèle à trois discours (selon l’analyse faite ci‑dessous sous le titre réparations), la séquence logique, eu égard à qui incombe en dernier lieu le fardeau de la preuve, serait la poursuite, la défense, la poursuite. Dans la plupart des cas, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière serait adéquatement protégé. Si le juge du procès était d’avis que le ministère public a soulevé dans sa réplique une question nouvelle pouvant porter préjudice à l’accusé, en contravention à la règle interdisant de scinder l’argumentation, il pourrait permettre à l’accusé de présenter des remarques sur ce nouveau point.

Application de l’al. 11d)

47 L’application de l’al. 11d) est soulevée en l’espèce parce que l’appelant a été obligé de renoncer à son droit de répondre à l’argumentation du ministère public pour faire entendre des témoignages pour sa défense. La violation de l’art. 7 a entraîné la violation de son droit à un procès équitable garanti par l’al. 11d). Mes collègues conviennent que dans les cas où l’accusé doit passer en premier, les circonstances peuvent dicter de lui accorder un droit de réplique. Si l’application d’une procédure par ailleurs constitutionnelle donne lieu à une violation de la Charte qui vicie un procès donné, on peut avoir recours au par. 24(1). Lorsque, comme en l’espèce, le manquement à l’équité découle d’une violation antérieure de l’art. 7 qui tient à l’esprit de l’art. 651 même, la réparation appropriée se trouve au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et non au par. 24(1) de la Charte. Par conséquent, comme, à mon avis, le par. 651(3) contrevient à l’art. 7 de la Charte, la réparation doit viser l’art. 651 lui‑même.

La validité constitutionnelle du par. 651(4)

48 Même si le par. 651(4), qui porte sur l’ordre de présentation des exposés au jury dans le cas où il y a plus d’un accusé, n’est pas directement contesté vu les faits du présent pourvoi, le Juge en chef a néanmoins remis en question sa validité constitutionnelle par les questions constitutionnelles qu’il a énoncées. Comme le raisonnement se rapportant au par. 651(3) est applicable mutatis mutandis au par. 651(4), il n’y aurait aucun avantage à ce que notre Cour se prononce sur le par. 651(3) sans statuer directement sur la constitutionnalité du par. 651(4). Je suis d’avis de déclarer inopérant le par. 651(4) aussi.

Il n’y a aucune justification en vertu de l’article premier

49 L’intimée a admis franchement que, si l’on concluait que les par. 651(3) et (4) violent la Charte, elle n’avait aucune justification à offrir en vertu de l’article premier. Aucun motif ne saurait justifier l’exigence que l’accusé paie de l’abandon de son droit de présenter des témoins le droit de répondre à l’exposé du ministère public.

50 Bien que le substitut du procureur général n’ait pas invoqué une justification de type Oakes (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103), il a fourni à la Cour amplement d’information quant à la pratique suivie dans d’autres sociétés «libre[s] et démocratique[s]» qui, si elle doit être prise en compte, paraît favoriser largement l’appelant.

51 Une forte majorité des ressorts anglo‑américains utilisent une présentation normalisée fondée sur trois discours en ce qui concerne les exposés finals dans les procès criminels. À la clôture de la preuve de la défense, la poursuite présente son exposé final, puis, la défense fait de même. La poursuite a alors un droit de réplique, automatique ou

facultatif. Il en est ainsi dans les États d’Australie suivants: Queensland, Victoria, Nouvelle‑Galles du Sud, Australie‑Méridionale; dans les États américains suivants: Alabama, Alaska, Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Connecticut, Delaware, Floride, Georgie, Idaho, Illinois, Iowa, Kansas, Louisiane, Maine, Maryland, Michigan, Minnesota, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, Nouveau‑Mexique, Dakota du Nord, Oklahoma, Rhode Island, Caroline du Sud, Dakota du Sud, Tennessee, Utah, Vermont, Virginie, Washington, Virginie‑Occidentale, Wisconsin, Wyoming et District de Columbia; il en est de même devant les tribunaux fédéraux des États‑Unis. Voir Queensland, The Criminal Code Act 1899, 1899 (Queensland), no 9, et modifications, art. 619; Victoria, Crimes Act 1976, 1976 (Victoria), no 8870, art. 417; Nouvelle‑Galles du Sud, Crimes Legislation Amendment (Procedure) Act 1997, annexe 1; Australie‑Méridionale, Criminal Law Consolidation Act, 1935‑1975, art. 288; (quant à la pratique dans les États américains) J. Alexander Tanford, The Trial Process: Law, Tactics and Ethics (1983), aux pp. 139 à 147, et J. Alexander Tanford, «An Introduction to Trial Law» (1986) 51 Mo. L. Rev. 623; U.S. Federal Rules of Criminal Procedure, règle 29.1, et Bailey c. State, 440 A.2d 997 (C. supr. Del. 1982).

52 Dans six États américains seulement la poursuite passe en dernier sans droit de réplique accordé à la défense: Kentucky, Massachusetts, New Hampshire, New Jersey, New York et Pennsylvanie. Cette même procédure est acceptée dans le Territoire du Nord de l’Australie, mais, dans ce ressort, l’accusé peut présenter son exposé final après la poursuite lorsque l’accusé est défendu par un avocat qui ne fait comparaître aucun témoin quant aux faits, sauf l’accusé: Criminal Code Act, 1997, annexe 4.

53 Tout ceci donne à penser que le substitut du procureur général n’est pas le seul à admettre que s’il y a violation de la Charte (ce qu’il nie évidemment), cette violation n’est pas justifiée par une comparaison avec ce qui se fait dans d’autres sociétés libres et démocratiques.

IV. Les réparations

54 Étant donné que les juges majoritaires de la Cour sont convaincus que les par. 651(3) et (4) sont valides du point de vue constitutionnel, il est quelque peu théorique d’entreprendre une analyse portant sur les réparations. Il suffit de dire que même si la simple annulation des par. 651(3) et (4) aurait éliminé les dispositions contestables et permis au juge du procès de déterminer l’ordre dans lequel sont présentés les exposés au jury dans chaque affaire, en tenant compte des droits de l’accusé garantis par la Charte, il aurait été préférable que notre Cour suspende toute déclaration d’invalidité pendant un an. Ce délai aurait permis au législateur fédéral, s’il le désirait, de mettre en place un nouveau cadre légal pour régir la présentation des exposés aux jurés qui soit conforme à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte. Le législateur peut désirer soupeser les divers avantages et inconvénients d’un modèle à deux discours par rapport à un modèle à trois discours, de même que les implications et les incidences de l’un et de l’autre. La nouvelle structure pourrait, par exemple, accorder à la défense le choix de passer en premier ou en dernier, établir une procédure gouvernant le droit de réplique et peut‑être inclure d’autres dispositions plus raffinées et plus complètes que le régime que la Cour peut introduire en annulant simplement les deux paragraphes fautifs.

55 Deux des intervenants, le procureur général de la Colombie‑Britannique et le procureur général du Canada, ont donné à entendre, par exemple, que permettre à la poursuite de s’adresser au jury en dernier est important parce que, fréquemment, ce n’est qu’à cette étape des débats que le ministère public apprend quels moyens de défense l’accusé entend invoquer activement. Il est dans l’intérêt de la justice, affirment‑ils, que les jurés comprennent les thèses des parties. Étant donné qu’il n’est pas rare que la poursuite soit prise au dépourvu par ces moyens de défense, le ministère public sera privé de la possibilité de présenter une [traduction] «réfutation directe» de ces moyens de défense, et l’équité du procès en souffrira. En d’autres termes, le ministère public souligne les faiblesses du modèle à deux discours lorsque le ministère public doit passer en premier. Le législateur fédéral peut conclure que ce type de considérations favorise un modèle à trois discours. Dans ce modèle, l’accusé ne s’attendrait pas à passer en dernier, mais le fait que l’accusé ait l’occasion de répondre à l’argumentation principale du ministère public et ait alors à subir seulement l’exercice par le ministère public de son droit à une réplique limitée sur les points que l’accusé a soulevés lui‑même dans son exposé, respecterait ses droits garantis par l’art. 7. En fin de compte, le juge du procès peut déterminer si le ministère public a abusé de son droit de réplique et, le cas échéant, prendre toute mesure de réparation qu’il estime nécessaire.

56 Il est évident que tant le modèle à «trois discours» que le modèle à deux discours-exposés «finals» ont leurs avantages et leurs inconvénients. Cependant, chacun à sa façon tente de garantir que, à un moment donné avant les directives du juge au jury, la défense a l’occasion de répondre à tout ce sur quoi la poursuite se fonde pour obtenir une déclaration de culpabilité. Comme l’a fait remarquer le professeur J. Alexander Tanford, qui a beaucoup écrit sur le sujet:

[traduction] La présentation normalisée à trois discours nous est familière. Elle apparaît dans les débats formels, dans les plaidoiries présentées devant les instances d’appel et dans la séquence plainte‑réponse‑réplique des procédures civiles. Elle donne à chaque partie l’occasion tant d’exposer sa position que de répondre à l’argumentation de l’adversaire. La présentation plus limitée à deux discours a sans doute été inspirée par le désir de gagner du temps devant les tribunaux de première instance surchargés.

Voir Professeur J. Alexander Tanford, «Closing Argument Procedure» (1986) 10 Am. J. Trial Advoc. 47, à la p. 77.

57 Il convient de laisser au législateur fédéral la responsabilité de choisir entre les différentes options.

V. Dispositif

58 Je suis d’avis de déclarer que les par. 651(3) et (4) sont incompatibles avec l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte et donc inopérants, mais que cette déclaration n’entrera en vigueur que dans un an, pour permettre au législateur fédéral d’examiner la question. Étant donné que la déclaration de culpabilité de l’appelant découle d’une procédure qui viole ses droits garantis par la Charte, je suis d’avis que cette déclaration soit infirmée et qu’un nouveau procès soit ordonné.

Version française des motifs rendus par

//Le juge L’Heureux-Dubé//

59 Le juge L’Heureux‑Dubé — Les paragraphes 651(3) et (4) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, accordent au ministère public le droit de s’adresser au jury en dernier, dans certaines circonstances, sans que la défense ait un droit de réplique. L’appelant soutient que ces dispositions portent atteinte au droit de ne pas être privé de sa liberté sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, droit garanti à l’accusé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et au droit à un procès équitable, protégé par l’al. 11d). Je partage l’avis de mes collègues les juges Cory, Iacobucci et Bastarache que ces dispositions ne contreviennent pas à la Charte, et je souscris pour l’essentiel à leurs motifs. Il existe des raisons sérieuses qui justifieraient le Parlement de décider de modifier l’ordre de présentation des exposés au jury, raisons que le juge Binnie exprime de façon persuasive dans ses motifs. De fait, de nombreux autres pays ont décidé d’adopter par voie législative un autre modèle que celui imposé par les par. 651(3) et (4). L’appelant n’a toutefois pas démontré que la procédure en vigueur porte atteinte à son droit constitutionnel à un procès équitable. Même si l’adoption de l’un des modèles décrits par le juge Binnie constituerait, selon moi, une amélioration par rapport au système existant, le modèle actuel ne fait pas intervenir les droits fondamentaux protégés par l’art. 7 et l’al. 11d). Vu que les arguments de l’appelant fondés sur l’art. 7 et l’al. 11d) sont similaires, comme mes collègues, je les examinerai ensemble.

60 Il incombe à la personne qui allègue une atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte de prouver qu’une disposition donnée viole effectivement ses droits. À mon avis, l’appelant n’a pas démontré que le fait de prendre la parole en premier porte atteinte aux principes de justice fondamentale ou rend le procès inéquitable. Comme mes collègues les juges Cory, Iacobucci et Bastarache l’expliquent, l’appelant n’a pas établi qu’en s’adressant au jury en dernier, le ministère public bénéficie d’un avantage qui n’est pas accordé à la défense. Le droit fondamental à un procès équitable pourrait entrer en jeu si le système existant était partial et favorisait le ministère public (voir R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91), mais ce n’est pas le cas. La preuve, fondée sur des recherches en sciences sociales, suivant laquelle prendre la parole en dernier ne procure aucun avantage particulier, ajoutée au fait que de nombreux avocats d’expérience préfèrent s’adresser au jury en premier, démontre que le ministère public ne bénéficie d’aucun avantage intrinsèque en prenant la parole en dernier.

61 On ne saurait non plus affirmer que ces dispositions portent atteinte au droit à une défense pleine et entière. L’appelant prétend qu’il a le droit constitutionnel de répondre à l’interprétation de la preuve avancée par le ministère public. Un principe général veut que le ministère public présente son introduction, s’acquitte de son obligation de divulgation et produise toute sa preuve avant que l’accusé ne soit tenu de combattre cette preuve. Le droit d’être préalablement informé de la preuve et de la thèse du ministère public est fondamental parce qu’il incombe à ce dernier de produire suffisamment d’éléments de preuve pour établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Si la défense ne connaissait pas la thèse fondamentale du ministère public, elle ne pourrait même pas commencer à y répondre et serait réduite à présenter sa thèse dans l’abstrait. (Voir R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, à la p. 580, et R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716, au par. 38.) En revanche, l’exposé au jury se limite à l’interprétation de la preuve. Bien qu’il puisse être plus difficile de se défendre contre les inférences que le ministère public a tirées de la preuve sans savoir à l’avance ce qui sera dit, cette connaissance n’est pas indispensable pour se défendre efficacement contre une accusation criminelle qui doit être prouvée, dans les faits, hors de tout doute raisonnable. Certes, les arguments susceptibles d’être tirés de la preuve peuvent prendre une tournure inattendue et l’exposé au jury peut être plus facile à formuler lorsqu’on est au courant de ce que la partie adverse va dire, mais alors qu’il est essentiel que la preuve de la défense soit produite après que la poursuite ait présenté son introduction et sa preuve, il n’est pas fondamental pour l’équité du procès que la défense s’adresse au jury après l’exposé du ministère public.

62 Si le droit à une défense pleine et entière comportait le droit de «répondre» à tout ce que le ministère public avance, la défense aurait le droit constitutionnel d’exiger que le ministère public présente son exposé au jury avant que la défense ne soumette quelque preuve que ce soit. Un tel changement n’est ni nécessaire ni souhaitable du point de vue constitutionnel. Je souscris à ces remarques du juge Ryan de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt R. c. Nenadic (1997), 88 B.C.A.C. 81, au par. 91:

[traduction] Il se peut qu’en prenant la parole en premier, l’avocat de la défense laisse passer un argument que la poursuite peut invoquer en ce qui concerne l’importance et la valeur de la preuve. Il se peut également que l’avocat de la défense prenne les devants et tente de répondre à des arguments auxquels la poursuite n’aura pas songé. Mais ce ne sera pas la première fois que la défense devra réfléchir aux arguments que la preuve permet d’invoquer. Une fois que la poursuite a terminé sa preuve, l’accusé doit décider s’il témoignera ou produira d’autres preuves. [. . .] L’accusé doit prendre cette décision sans connaître la teneur de l’exposé final du ministère public. En revanche, cette décision est prise après que la poursuite se soit acquittée de son obligation de divulgation, ait présenté au jury un exposé introductif et produit sa preuve. Tout comme on ne saurait qualifier cette procédure d’inéquitable, je ne suis pas convaincu qu’on puisse affirmer que le fait de demander à la défense de présenter son argumentation au jury dans les mêmes conditions soit fondamentalement inéquitable.

Bien qu’il puisse être préférable pour la défense d’avoir le choix de s’adresser au jury après le ministère public, ceci ne viole pas les droits fondamentaux garantis par la Constitution.

63 Je suis d’accord avec les remarques de mes collègues sur l’obligation qu’a le juge du procès de corriger, dans son exposé au jury, les inexactitudes et de remédier à l’injustice attribuable au fait qu’un procureur dépasse les limites d’un exposé normal. Je conviens également avec eux que, dans la présente affaire, le fait que le juge du procès n’ait pas ainsi remédié à la situation n’a pas entraîné d’erreur judiciaire.

Droit de réplique

64 Je ne souscris toutefois pas à l’argument des juges Cory, Iacobucci et Bastarache voulant qu’un droit de réplique puisse être accordé dans le cadre de l’exercice de la compétence inhérente du juge du procès. Le juge du procès a le pouvoir d’accorder un droit de réplique dans le cadre de l’exercice de sa compétence inhérente seulement si le Code n’interdit pas l’exercice de ce pouvoir. En tant que concept de common law, la compétence inhérente est subordonnée au principe de la souveraineté du Parlement. Dans «The Inherent Jurisdiction of the Court» (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23, I. H. Jacob déclare à la p. 24:

[traduction] De plus, l’expression «compétence inhérente de la cour» n’est pas employée par opposition à la compétence que la loi confère à la cour. Il ne s’agit pas d’une distinction entre la compétence de common law de la cour, d’une part, et sa compétence d’origine législative, d’autre part, car la cour peut exercer sa compétence inhérente même à l’égard de questions qui sont régies par une loi ou par une règle de la cour, à condition qu’elle puisse le faire sans enfreindre une disposition législative. [Je souligne.]

Dans l’arrêt Baxter Student Housing Ltd. c. College Housing Co‑operative Ltd., [1976] 2 R.C.S. 475, à la p. 480, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a écrit:

À mon avis, la compétence inhérente de la Cour du Banc de la Reine n’autorise pas ses juges à rendre une ordonnance qui va à l’encontre de la volonté clairement exprimée du législateur.

Dans l’arrêt R. c. Keating (1973), 11 C.C.C. (2d) 133 (C.A. Ont.), aux pp. 135 et 136, le juge Kelly a fait remarquer que le Code

[traduction] ne limite pas la compétence inhérente qu’a la Cour de régler sa propre procédure d’une manière qui n’est pas incompatible avec les dispositions du Code criminel ou d’une autre loi . . . [Je souligne.]

Le législateur peut exclure l’exercice de la compétence inhérente en employant des termes clairs et précis en ce sens.

65 Par conséquent, il y a lieu de déterminer si les par. 651(3) et (4) du Code permettent l’exercice par le juge du procès du pouvoir inhérent d’accorder un droit de réplique. Ces dispositions sont ainsi libellées:

651. . . .

(3) Lorsque aucun témoin n’est interrogé pour un accusé, celui‑ci ou son avocat est admis à s’adresser au jury en dernier lieu, mais autrement l’avocat de la poursuite a le droit de s’adresser au jury le dernier.

(4) Lorsque deux ou plusieurs accusés subissent leur procès conjointement et que des témoins sont interrogés pour l’un d’entre eux, tous les accusés, ou leurs avocats respectifs, sont tenus de s’adresser au jury avant que le poursuivant le fasse. [Je souligne.]

En anglais, elles se lisent:

651. . . .

(3) Where no witnesses are examined for an accused, he or his counsel is entitled to address the jury last, but otherwise counsel for the prosecution is entitled to address the jury last.

(4) Where two or more accused are tried jointly and witnesses are examined for any of them, all the accused or their respective counsel are required to address the jury before it is addressed by the prosecutor. [Je souligne.]

À mon avis, accorder un droit de réplique irait à l’encontre des termes non équivoques de ces dispositions du Code. S’agissant d’un procès où le par. 651(3) s’applique, le juge du procès ne peut pas accorder un droit de réplique sans dénier à la poursuite le «droit» ou «entitlement» de s’adresser au jury en dernier. Dans le même ordre d’idées, lorsque des accusés subissent leur procès conjointement, l’emploi des mots «tenus» et «required» au par. 651(4) fait que le juge du procès ne peut pas accorder un droit de réplique sans enfreindre cette disposition. Vu ce libellé, il est clair que le législateur a écarté la possibilité que le juge puisse accorder un droit de réplique dans le cadre de l’exercice de sa compétence inhérente.

66 Pour cette raison, le principe général veut que le procès soit déclaré nul si l’exposé du ministère public au jury est incorrect au point de priver l’accusé du droit à un procès équitable: voir Pisani c. La Reine, [1971] R.C.S. 738. Le paragraphe 24(1) de la Charte autorise, toutefois, une cour de justice à accorder une exemption constitutionnelle écartant l’application d’une disposition législative constitutionnelle dans son application générale si, dans les circonstances d’une affaire particulière, le résultat se révèle par ailleurs inconstitutionnel. Si l’exposé de la poursuite au jury rendait le procès inéquitable, sans que le juge du procès puisse remédier à cette situation dans son exposé au jury, il pourrait être approprié de rendre une ordonnance fondée sur le par. 24(1) accordant un droit de réplique afin d’éviter la tenue d’un deuxième procès. Cette question n’a cependant pas été débattue par les parties. Il n’est donc pas nécessaire ici de nous prononcer sur ce point puisque, comme l’ont décidé mes collègues les juges Cory, Iacobucci et Bastarache, l’exposé du ministère public n’était pas incorrect au point de rendre le procès de l’appelant inéquitable.

67 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de répondre aux questions constitutionnelles de la manière proposée par les juges Cory, Iacobucci et Bastarache.

Version française du jugement des juges Gonthier, Cory, Iacobucci et Bastarache rendu par

//Les juges Cory, Iacobucci et Bastarache//

68 Les juges Cory, Iacobucci et Bastarache -- Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité des par. 651(3) et (4) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. Le paragraphe 651(3) dispose que l’avocat de l’accusé doit présenter son exposé final au jury en premier si des témoins ont été produits et interrogés par la défense. Le paragraphe 651(4) impose le même ordre de présentation lorsque deux accusés ou plus sont jugés conjointement et que l’un d’entre eux produit et interroge des témoins. La question principale que soulève le présent pourvoi est de savoir si ces dispositions contreviennent soit à l’art. 7, soit à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l’affirmative, si cette violation est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. La compétence inhérente du juge du procès et le droit de réplique sont aussi concernés.

I. Les faits

69 Le 31 janvier 1990, la victime, Norma Rose, est rentrée chez elle, à London (Ontario), après avoir fait un voyage en Floride. Bien que Mme Rose ait connu des épisodes de grave dépression au cours desquels elle a fait plusieurs tentatives de suicide, la preuve révèle qu’elle était de bonne humeur à la suite de son voyage. On l’a vue pour la dernière fois peu de temps après son retour. Le 1er mai 1990, son corps est retiré de la rivière St. Clair, à Sarnia (Ontario). Le 11 octobre 1990, ses bagages sont repêchés dans la rivière Thames, à London (Ontario).

70 La police a interrogé l’appelant à deux reprises au sujet de la disparition de sa mère. À chaque fois, l’appelant a nié savoir où elle se trouvait. Il a été arrêté en juin 1990 et accusé de meurtre au deuxième degré.

71 Au procès, l’appelant a témoigné qu’à son retour de Floride, sa mère était très en colère contre lui parce qu’il n’avait pas gardé la maison propre et n’avait pas effectué diverses réparations. Il a affirmé qu’au cours de la dispute qui a suivi, il a frappé sa mère à la tête et que celle‑ci a perdu conscience. Selon la thèse du ministère public, l’appelant, souhaitant la mort de sa mère et craignant d’être accusé de voies de fait, l’a étranglée immédiatement après l’avoir frappée. L’appelant a nié cette version des faits et a témoigné qu’il s’était enfui de la maison, bouleversé d’avoir frappé sa mère. Il a affirmé qu’à son retour, sa mère était apparemment morte, s’étant pendue avec un câble coaxial. Elle n’a pas laissé de note de suicide.

72 L’appelant a témoigné qu’après avoir trouvé sa mère, il a appelé un ami, Christopher Henderson, et lui a demandé de venir à la maison. Henderson a subséquemment été accusé de complicité après le fait. Henderson a témoigné que, dès son arrivée, l’appelant a admis avoir tué sa mère. Il a aussi affirmé que l’appelant et lui avaient parlé des divers moyens qu’ils pouvaient prendre pour se débarrasser du corps et faire croire à une disparition. L’appelant a nié avoir fait cette admission, mais il a reconnu qu’il s’était senti responsable de la mort de sa mère, compte tenu de la dispute qu’ils avaient eue une heure plus tôt.

73 Le lendemain, l’appelant a récupéré les bagages défaits de sa mère chez un voisin. Selon son témoignage, il a enveloppé ce soir‑là le corps de sa mère dans un sac à déchets vert et l’a déposé dans le coffre de la voiture de la défunte. Il a déplacé la voiture tous les deux jours pendant quelques jours pour qu’on ne la remarque pas. L’appelant a témoigné qu’il s’est rendu en voiture à un lac près du parc Algonquin le 9 février 1990, avec l’intention de se débarrasser du corps; toutefois, pour des raisons émotives, il a été incapable de le faire. Le lendemain, l’appelant et Henderson se sont rendus jusqu’à Sarnia dans la voiture de Mme Rose, le corps de cette dernière se trouvant toujours dans le coffre. À la nuit tombée, ils ont attaché des blocs de béton au cadavre et l’ont jeté dans la rivière St. Clair.

74 À la mi‑mars 1990, Henderson a dit à Gregory Jackson, un ami commun, que l’appelant avait tué sa mère. Jackson a témoigné au procès qu’environ une ou deux semaines plus tard, l’appelant lui a dit avoir de fait tué sa mère.

75 Une expertise médico‑légale a été présentée tant par l’appelant que par le ministère public. Les experts s’entendent pour dire que la mort de Mme Rose a probablement été causée par une asphyxie (soft asphyxia), compatible tant avec une pendaison sans violence qu’avec une strangulation au lien, avec compression légère. Par conséquent, vu la preuve médicale et les tentatives de suicide antérieures de Mme Rose, le suicide constituait une défense viable.

76 Dernier témoin à être cité par la défense, le Dr Jaffe a affirmé que la constriction du cou sous l’effet du lien provoque une pâleur bleue au‑dessus du lien. Aucun des avocats n’a interrogé l’appelant au sujet de la coloration de la peau de sa mère au‑dessus du lien. Lorsque le ministère public a demandé au Dr Jaffe au cours du contre‑interrogatoire si cette pâleur bleue pouvait être remarquée au moment de la découverte du corps, il a répondu qu’un [traduction] «observateur raisonnablement averti» l’aurait vue. Il n’a pas précisé, et on ne le lui a pas demandé, quelle formation ou aptitude serait nécessaire pour satisfaire à cette norme.

77 À la suite de la présentation de la preuve de la défense, l’avocat de l’appelant s’est vu dans l’obligation, conformément au par. 651(3) du Code, de livrer son exposé final au jury avant que le ministère public ne le fasse. Mais auparavant, l’avocat de l’appelant a sollicité en invoquant la Charte une ordonnance l’autorisant à s’adresser au jury en dernier ou à répondre à l’exposé final du ministère public. Sa demande a été rejetée. L’avocat de l’appelant a alors présenté son exposé au jury sans faire référence aux remarques du Dr Jaffe concernant la coloration de la peau. Le ministère public s’est ensuite adressé au jury et, par deux fois, lui a demandé de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité de l’appelant parce qu’il n’avait pas remarqué que sa mère avait le visage bleu. Après que le juge eut donné ses directives au jury, l’avocat de la défense a déclaré qu’il ne s’attendait pas à ce que la coloration du visage de la défunte soit une question réelle et qu’il n’en avait donc pas fait mention dans son exposé. L’avocat de la défense a demandé au juge du procès de réexaminer la preuve sur ce point à l’intention du jury, mais le juge a refusé.

78 Le jury a déclaré l’appelant coupable de meurtre au deuxième degré. L’appelant a interjeté appel devant la Cour d’appel de l’Ontario. La question principale soulevée devant la Cour d’appel quant à l’appel formé contre la déclaration de culpabilité portait sur la constitutionnalité des dispositions du Code qui obligent l’avocat de la défense à s’adresser au jury avant le ministère public lorsque la présentation de la preuve est terminée. À la majorité, les juges de la Cour d’appel ont rejeté l’appel. Les deux juges dissidents de la Cour d’appel étaient d’avis d’infirmer la déclaration de culpabilité et d’ordonner un nouveau procès pour le motif que les dispositions contestées violent l’art. 7 de la Charte et devraient être déclarées inopérantes.

II. Dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

79 Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

651. . . .

(3) Lorsque aucun témoin n’est interrogé pour un accusé, celui‑ci ou son avocat est admis à s’adresser au jury en dernier lieu, mais autrement l’avocat de la poursuite a le droit de s’adresser au jury le dernier.

(4) Lorsque deux ou plusieurs accusés subissent leur procès conjointement et que des témoins sont interrogés pour l’un d’entre eux, tous les accusés, ou leurs avocats respectifs, sont tenus de s’adresser au jury avant que le poursuivant le fasse.

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable . . .

III. Historique judiciaire

A. Cour d’appel de l’Ontario (1996), 28 O.R. (3d) 602

(1) Le juge en chef Dubin, avec l’appui des juges Brooke et Osborne

80 Le juge en chef Dubin a fait remarquer que la question de la constitutionnalité des dispositions du Code qui prescrivent l’ordre dans lequel les exposés doivent être présentés au jury n’est pas nouvelle. Il a noté qu’elle avait été au contraire examinée à fond dans l’arrêt R. c. Tzimopoulos (1986), 29 C.C.C. (3d) 304 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1987] 1 R.C.S. xv, où la Cour d’appel avait conclu que le par. 651(3) ne violait ni l’art. 7 ni l’al. 11d) de la Charte. Comme dans Tzimopoulos, le juge en chef Dubin a affirmé qu’en l’espèce la cour devait trancher non la question de savoir si un changement dans l’ordre de la présentation des exposés au jury résulterait en des procès plus équitables, mais celle de savoir si un tel changement était nécessaire pour assurer le respect des principes de justice fondamentale garantis par la Charte.

81 Après avoir examiné plusieurs des décisions qui ont suivi l’arrêt Tzimopoulos, précité, le juge en chef Dubin a affirmé qu’aucun argument justifiant que l’on s’écarte de la position adoptée dans cet arrêt n’avait été présenté. Il a jugé qu’aucune preuve n’étayait l’affirmation selon laquelle l’ordre de présentation des exposés au jury prescrit par le Code nie à l’accusé le droit à un procès équitable ou viole les principes de justice fondamentale. Selon le juge en chef Dubin, il est [traduction] «bien connu» que de nombreux avocats de la défense préfèrent s’adresser au jury en premier. Il a aussi fait remarquer que pour présenter une défense pleine et entière, c’est à la preuve présentée que l’accusé doit répondre et non à l’exposé final du ministère public.

82 Le juge en chef Dubin a reconnu que certains avocats de la défense préfèrent s’adresser au jury en dernier. Il a aussi pris en considération le courant d’opinion selon lequel l’ordre de présentation des exposés a peu d’importance. À son avis, les différences d’opinions sur la question tendraient à montrer que l’ordre de présentation ne soulève pas de questions constitutionnelles. En outre, le juge en chef Dubin a fait remarquer que c’est le juge du procès, non le ministère public, qui s’adresse le dernier au jury. À son avis, tout manque d’équité de l’exposé du ministère public peut être corrigé au moyen d’une plainte présentée au juge du procès, qui devrait rectifier les erreurs du ministère public qui sont susceptibles de rendre le procès inéquitable. Le juge en chef Dubin a conclu sur ce point en mentionnant l’acceptation généralisée de l’arrêt Tzimopoulos, précité, et l’avantage de l’uniformité dans la pratique du droit criminel, comme raisons supplémentaires pour lesquelles il ne serait pas approprié de conclure que l’arrêt Tzimopoulos a été rendu de manière erronée.

83 Le juge en chef Dubin a ensuite examiné l’argument de l’appelant selon lequel même si le juge du procès avait eu raison d’ordonner à l’avocat de la défense de s’adresser au jury en premier, il aurait dû accorder à la défense un droit de réplique. À son avis, lorsque l’exposé du ministère public au jury dépasse les bornes au point que le manque d’équité en résultant ne peut pas être corrigé par le juge du procès, la seule façon de garantir le caractère équitable du procès est de donner à la défense le droit de répondre brièvement. Le juge en chef Dubin a conclu que, dans les circonstances de l’espèce, il n’était pas nécessaire d’accorder ce droit de réplique limité.

(2) Le juge Carthy, avec l’appui du juge Laskin (dissidents)

84 Le juge Carthy a, au tout début de ses motifs, examiné le droit de répondre à l’exposé du ministère public. À son avis, considérer ce droit de façon isolée brouille la vraie question. Il a affirmé que le droit de réplique soulève un nombre considérable de sous‑questions difficiles qui détournent toutes des questions fondamentales, savoir si les protections prévues par la Charte sont violées du fait que la décision de l’avocat de la défense de produire et d’interroger des témoins ou de ne pas le faire est subordonnée au respect d’une condition et si l’obligation pour la défense de s’adresser au jury en premier peut être justifiée en vertu de la Charte. Il a jugé, à la p. 618, que la [traduction] «“seule réponse nette” à la question concernant la Charte dépend» de la solution apportée à ces questions.

85 Le juge Carthy a conclu que tant le droit de présenter une défense pleine et entière que [traduction] «la valeur généralement attachée en toutes circonstances au fait d’avoir le dernier mot» (à la p. 619) étayent la position selon laquelle les accusés qui désirent s’adresser au jury en dernier devraient, au moins, pouvoir faire ce choix. À son avis, ni la subordination de la décision de produire et d’interroger des témoins au respect d’une condition arbitraire ni l’obligation faite à la défense de s’adresser en premier au jury lorsque l’accusé produit et interroge des témoins ne paraissent présenter le moindre avantage pour le processus judiciaire. Au contraire, le juge Carthy a conclu que les règles en question semblent pénaliser l’accusé sans apparemment favoriser la recherche efficace de la vérité.

86 Quant aux avocats qui considèrent que l’ordre de présentation des exposés est un facteur important, le juge Carthy a exprimé l’avis que les dispositions contestées du Code leur nuiraient dans la prise d’une décision indépendante quant à savoir s’ils devaient présenter une preuve. Selon lui, la présentation d’éléments de preuve par la défense fait partie intégrante du droit à une défense pleine et entière sur lequel il ne faut pas empiéter arbitrairement. De plus, il a soutenu que l’exposé final au jury était aussi visé par le droit de présenter une défense pleine et entière et que cela ressortait clairement en l’espèce du recours par le ministère public à l’éloquence et à la logique persuasive pour inciter le jury à tirer des conclusions défavorables à l’appelant parce que ce dernier a omis de parler de la pâleur du visage de la défunte et que la défense n’a pas su répondre. Il a ajouté qu’on ne peut continuer d’affirmer que le juge du procès peut suppléer aux lacunes d’une défense qui ne serait pas pleine et entière. Il a fait une mise en garde contre la possibilité que le juge du procès ne prenne fait et cause pour l’une ou l’autre partie.

87 Passant à l’examen de l’al. 11d) de la Charte, le juge Carthy a conclu que l’art. 651 du Code porte atteinte au droit de l’appelant d’être présumé innocent. Il s’est demandé pourquoi, alors que le jury se fait dire que le fardeau de la preuve repose toujours sur le ministère public, la défense serait obligée de prendre la parole la première et de se défendre. Il était d’avis que la meilleure façon d’assurer le respect de la présomption d’innocence était d’adopter pour les exposés au jury le même ordre de présentation que pour la preuve. En l’espèce, il a souligné que le substitut du procureur général avait attaqué la crédibilité de l’appelant dans son exposé en lui reprochant de ne pas avoir remarqué la coloration du visage de sa mère. Selon le juge Carthy, le jury a pu considérer que le silence de l’avocat de la défense sur ce point était un facteur significatif et, si c’est cela qui est arrivé, il y a eu inversion du fardeau de la preuve. Le juge Carthy a conclu que la présomption d’innocence devait être intégrée aux autres facteurs à prendre en considération pour juger du caractère équitable du procès. Évaluant ce caractère équitable, il a conclu qu’il convenait de noter que personne n’avait affirmé que les dispositions contestées permettaient de réaliser un but social. Il s’est demandé pourquoi le manque d’équité devrait être toléré s’il n’y a rien à en retirer.

88 Se fondant sur toutes ces considérations, le juge Carthy a conclu, à la p. 621, que les dispositions contestées du Code [traduction] «sont manifestement inéquitables envers l’accusé». Ayant examiné les arrêts de principe sur le sujet et fait remarquer que la majorité d’entre eux confirmaient la constitutionnalité des articles en cause, il a cependant attaché une grande importance au fait que l’arrêt Tzimopoulos, précité, a été rendu [traduction] «alors que la Charte était encore relativement nouvelle» (à la p. 622). À son avis, depuis, les tribunaux acceptent de plus en plus de faire preuve d’autorité dans l’application de l’art. 7 de la Charte et, lorsque les circonstances s’y prêtaient, ils ont écarté des règles de procédure bien établies. En outre, il a fait observer qu’au fil du temps, les valeurs sociales, ou leur absence, ont joué un rôle plus grand dans la définition des droits de l’accusé. C’est cette «évolution» qui a servi de fondement à la conclusion du juge Carthy selon laquelle la question qui lui était soumise justifiait une toute nouvelle analyse dans le contexte de l’application actuelle de la Charte.

89 Le juge Carthy a ajouté que plusieurs ressorts étrangers avaient modifié leurs lois de manière à permettre à la défense de s’adresser au jury la dernière en toutes circonstances et que la Commission de réforme du droit du Canada avait recommandé que le Canada fasse de même.

90 Le juge Carthy a conclu que les dispositions contestées violent l’art. 7 de la Charte. Il a souligné que le ministère public n’avait pas proposé de justification pour cette violation en application de l’article premier et il a affirmé qu’il ne pouvait en trouver aucune. Par conséquent, il était d’avis de déclarer les dispositions contestées inopérantes, mais de suspendre cette déclaration pour six mois de manière à permettre au législateur fédéral de modifier la loi.

IV. Les questions en litige

91 Dans le présent pourvoi, la Cour doit trancher les questions constitutionnelles suivantes:

1. Les paragraphes 651(3) ou 651(4) du Code criminel portent‑ils atteinte au droit de l’inculpé à un procès en conformité avec les principes de justice fondamentale ou à son droit de présenter une défense pleine et entière garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. En cas de réponse affirmative à la première question, l’atteinte portée au droit garanti par l’art. 7 constitue‑t-elle une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Les paragraphes 651(3) ou 651(4) du Code criminel portent‑ils atteinte au droit de l’inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’aura pas été déclaré coupable à l’issue d’un procès équitable garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

4. En cas de réponse affirmative à la troisième question, l’atteinte portée au droit garanti par l’al. 11d) constitue‑t-elle une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

V. Analyse

A. Introduction

92 Le paragraphe 651(3) du Code est ainsi conçu:

651. . . .

(3) Lorsque aucun témoin n’est interrogé pour un accusé, celui‑ci ou son avocat est admis à s’adresser au jury en dernier lieu, mais autrement l’avocat de la poursuite a le droit de s’adresser au jury le dernier.

Le paragraphe 651(4) garantit que l’ordre de présentation des exposés au jury est le même lorsque deux ou plusieurs accusés sont jugés conjointement et que l’un d’eux produit et interroge un témoin:

651. . . .

(4) Lorsque deux ou plusieurs accusés subissent leur procès conjointement et que des témoins sont interrogés pour l’un d’entre eux, tous les accusés, ou leurs avocats respectifs, sont tenus de s’adresser au jury avant que le poursuivant le fasse.

93 L’appelant allègue que ces dispositions violent l’art. 7 de la Charte pour les raisons suivantes: (1) elles portent atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière parce qu’elles l’empêchent de prendre connaissance de l’ensemble des arguments du ministère public avant de répondre dans l’exposé final au jury; (2) elles sont à l’origine d’un manque d’équité procédurale parce qu’elles exigent de l’accusé qu’il choisisse entre deux protections fondamentales, c’est-à-dire le droit de produire et d’interroger des témoins pour sa défense, d’une part, et, le droit de répondre à tous les arguments du ministère public, d’autre part. L’appelant soutient, en bonne partie pour les mêmes raisons, que les exigences des dispositions contestées violent aussi le droit à la présomption d’innocence et à un procès équitable garanti par l’al. 11d) de la Charte.

B. Interrelation de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte

94 L’article 7 et l’al. 11d) de la Charte sont ainsi conçus:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable . . .

95 Il est bien établi que les garanties juridiques énoncées aux art. 8 à 14 de la Charte portent, entre autres, sur des atteintes précises au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui contreviennent aux principes de justice fondamentale et constituent donc des illustrations du sens de l’expression principes de justice fondamentale: voir Renvoi relatif au paragraphe 94(2) de la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 502, le juge Lamer (maintenant Juge en chef). De façon similaire, toutes les dispositions ayant trait aux garanties juridiques doivent être interprétées et appliquées à la lumière des principes de justice fondamentale. Plus particulièrement, les art. 7 à 14 reposent sur les principes fondamentaux de la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable. Les principes de justice fondamentale et les exigences de l’al. 11d) sont «inextricablement liés»: voir R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 603.

96 L’appelant invoque tant l’art. 7 que l’al. 11d) de la Charte, bien qu’il admette qu’une bonne partie de son argumentation se rapportant à l’art. 7 s’applique également à l’al. 11d). Nous sommes d’accord avec la proposition selon laquelle les demandes fondées sur la Charte devraient invoquer les garanties juridiques précises qui y sont énoncées lorsqu’une violation alléguée relève carrément de l’une de ces dispositions particulières; voir, par exemple, R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, à la p. 311, le juge en chef Lamer. En l’espèce, l’appelant met l’accent sur une atteinte présumée de son droit à une défense pleine et entière et sur le manque d’équité procédurale d’une règle qui l’oblige à choisir entre l’exercice de ce droit et l’exercice du droit de se défendre en produisant et en interrogeant des témoins. Ce sont des questions qui relèvent tant de l’art. 7 que de l’al. 11d) dans les cas où, comme en l’espèce, la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne sont potentiellement en cause. Bien que l’appelant invoque la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable en application de l’al. 11d) dans sa demande, nous sommes d’avis que dans les circonstances de l’espèce, il n’est pas utile aux fins de l’analyse de tenter d’isoler les aspects de sa demande qui relèvent davantage de l’al. 11d) que de l’art. 7. En l’espèce, la conclusion que l’une des dispositions de la Charte a été violée par les dispositions législatives contestées entraînera la conclusion que l’autre disposition a aussi été violée.

C. Défense pleine et entière

97 Il est utile de commencer par l’examen du moyen fondé sur le droit de l’appelant à une défense pleine et entière, car il concerne l’argument voulant que les par. 651(3) et (4) établissent l’exigence inéquitable d’un choix à faire entre deux droits protégés par la Constitution.

98 Le droit à une défense pleine et entière est protégé par l’art. 7 de la Charte. Il s’agit de l’un des principes de justice fondamentale. Dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, à la p. 336, le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour, a décrit ce droit comme étant «un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables». Le droit à une défense pleine et entière se manifeste par l’entremise de plusieurs autres droits et principes particuliers, tel le droit d’obtenir en temps opportun une divulgation complète, le droit de l’accusé de connaître la preuve à laquelle il doit répondre avant d’ouvrir sa défense, les principes gouvernant la réouverture de la preuve du ministère public, de même que les divers droits relatifs au contre-interrogatoire, entre autres. Ce droit est intégralement lié à d’autres principes de justice fondamentale, comme la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable et le principe interdisant l’auto-incrimination.

99 Comme l’a donné à entendre le juge Sopinka au nom des juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505, le droit à une défense pleine et entière ne signifie pas cependant un droit à l’application des règles et des procédures les plus favorables à un acquittement. Il s’agit plutôt du droit pour l’accusé aux règles et aux procédures qui sont équitables en ce qu’elles lui permettent de répondre aux arguments du ministère public et de se défendre. Comme l’a affirmé le juge Sopinka, à la p. 1515:

Le droit à une défense pleine et entière ne signifie pas qu’un accusé peut obtenir, en vertu de la Charte, une révision de l’ensemble du droit de la preuve qui aille jusqu’à rendre admissible une affirmation qui ne le serait pas, par exemple en vertu des règles du ouï-dire, parce qu’elle tend à prouver son innocence.

L’avis exprimé par le juge Sopinka dans Dersch s’accorde avec le principe plus général énoncé par le juge La Forest au nom des juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, aux pp. 361 et 362, selon lequel même si «les exigences de la justice fondamentale englobent tout au moins l’équité en matière de procédure», néanmoins le droit à l’équité procédurale ne signifie pas que l’accusé ait le droit de bénéficier «des procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer». Ce principe a été formulé de façon similaire dans R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, à la p. 573, le juge La Forest; R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, à la p. 744, le juge La Forest; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, à la p. 225, le juge L’Heureux-Dubé; Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, à la p. 1077, le juge Iacobucci; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 540, le juge La Forest.

100 Pour parvenir à démontrer que le par. 651(3) du Code porte atteinte à son droit à une défense pleine et entière, l’appelant doit établir que le fait de ne pouvoir s’adresser au jury après le ministère public porte atteinte de manière inéquitable à sa capacité de se défendre et de répondre aux arguments du ministère public. La question essentielle est de savoir si l’ordre de présentation des exposés au jury prévu par les dispositions législatives contestées entraîne un manquement à l’équité. Ce serait le cas si, par exemple, le fait de s’adresser au jury en dernier procurait au ministère public un avantage qui était refusé, par voie de conséquence, à la défense, ou si le fait de s’adresser au jury en premier portait atteinte au droit de l’accusé de ne pas s’auto-incriminer. Même si le législateur fédéral pourrait mieux structurer la façon de déterminer l’ordre des exposés au jury, la question de savoir si oui ou non les droits garantis à l’appelant par la Charte ont été violés ne porte que sur la question de savoir si les dispositions actuelles sont inéquitables.

101 En Cour d’appel, le juge en chef Dubin a affirmé, à la p. 613, que pour présenter une défense pleine et entière, [traduction] «c’est à la preuve que la défense doit répondre, non à l’exposé du substitut du procureur général». L’appelant rejette ce point de vue qu’il juge exagérément étroit. Il affirme que le droit à une défense pleine et entière comprend le droit de donner une réponse «complète» à tous les aspects des arguments avancés par le ministère public, pas seulement aux aspects et thèses que l’avocat de la défense est en mesure de constater à partir des éléments de preuve présentés au procès, sans avoir eu le bénéfice d’entendre d’abord la véritable thèse du ministère public telle qu’elle est énoncée par ce dernier dans son exposé au jury.

102 Selon nous, il est utile de distinguer ici entre deux aspects distincts du droit à une défense pleine et entière. L’un de ces aspects est le droit de l’accusé de connaître la totalité de la «preuve à réfuter» du ministère public avant de répondre aux arguments du ministère public en présentant sa propre preuve. Ce droit de connaître la preuve à réfuter est reconnu depuis longtemps et il est respecté dès lors que le ministère public a produit l’ensemble de ses éléments de preuve, parce qu’à partir de ce moment, l’accusé dispose, aux fins de présenter une contre‑preuve, de tous les faits allégués pour établir la culpabilité; voir R. c. Krause, [1986] 2 R.C.S. 466, à la p. 473, le juge McIntyre; John Sopinka, Sidney Lederman et Alan Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 880. Cet aspect du droit à une défense pleine et entière est lié au droit à la divulgation complète et au droit de contre‑interroger tous les témoins du ministère public et il intéresse le droit de répondre, de façon très directe et particularisée, à la preuve du ministère public. L’obligation faite au ministère public d’agir avant que la défense ne réponde est inhérente à cet aspect du droit à une défense pleine et entière.

103 Le second aspect du droit à une défense pleine et entière, plus large que le premier et dont on pourrait dire qu’il l’inclut, est le droit de l’accusé de se défendre contre tous les moyens déployés par l’État pour obtenir une déclaration de culpabilité. Le ministère public n’a pas le droit d’agir en vue de faire déclarer l’accusé coupable à moins que ce dernier soit autorisé à se défendre contre les moyens qu’il fait valoir. Cependant, se défendre contre les moyens déployés par le ministère public pour obtenir une déclaration de culpabilité ne veut pas nécessairement dire répondre à des paroles déjà prononcées ou à des actions déjà menées par le ministère public. Selon nous, l’exposé au jury est un exemple de cas où l’accusé est tout aussi capable de se défendre contre le ministère public, que celui‑ci ait agi en premier ou en dernier. L’exposé de la défense au jury est à la fois une réponse à la preuve présentée par le ministère public et une défense contre les arguments et les moyens de persuasion que contiendra l’exposé du ministère public au jury. Comme nous l’expliquons ci-dessous, rien ne permet de penser que l’accusé qui s’adresse au jury en premier est moins en mesure de se défendre contre les éléments persuasifs de l’exposé du ministère public au jury qu’un accusé qui prend la parole en dernier. Bien que l’exposé au jury fasse bel et bien intervenir le droit à une défense pleine et entière, ce droit en tant que tel n’est pas violé par la procédure édictée au par. 651(3) du Code.

104 Dans son ouvrage intitulé The Art of Trial (1993), Robert White, c.r., décrit avec justesse, à la p. 213, le but de l’exposé au jury, soit [traduction] «présenter les arguments de chaque partie clairement et d’une manière qui soit utile à la cour dans l’accomplissement de sa tâche». En général, les avocats [traduction] «doivent se borner à revoir et à commenter la preuve et à présenter des observations qui s’appuient correctement sur la preuve déposée»: voir Gray c. Alanco Developments Ltd., [1967] 1 O.R. 597 (C.A.), à la p. 601. Néanmoins, peu de gens nieront la grande force de persuasion que peuvent avoir dans un procès devant jury des observations bien préparées et habilement présentées. Ce qui est plus discutable, c’est la force de persuasion et les autres avantages liés au fait de s’adresser au jury en premier ou en dernier.

105 L’appelant soutient que le droit de s’adresser au jury en dernier est un [traduction] «avantage fondamental évident»: voir Raysor c. State, 272 So.2d 867 (Fla. 1973), à la p. 869. Plus particulièrement, il fait valoir que l’accusé, forcé de s’adresser au jury en premier, est empêché de connaître la thèse du ministère public et de structurer son exposé final au jury de façon à répondre le plus efficacement aux observations du ministère public. Selon l’appelant, l’accusé n’est pas en mesure de répondre à la thèse du ministère public ni à l’interprétation de la preuve à la lumière de cette thèse lorsque l’accusé doit prendre la parole en premier. En outre, parce que l’avocat de la défense s’adresse au jury en premier, le ministère public a la possibilité de structurer ses observations de manière à anéantir la défense de l’accusé.

106 Nous ne sommes pas d’accord pour dire que l’ordre de présentation des exposés au jury a des répercussions importantes sur la connaissance qu’a l’accusé, au moment où il présente son exposé, de la thèse du ministère public et de son interprétation de la preuve. L’accusé qui s’adresse au jury en premier ne saura peut‑être pas de façon précise de quelle manière le ministère public va présenter au jury les raisons pour lesquelles il devrait déclarer l’accusé coupable. Cependant, le ministère public aura déjà exposé de façon préliminaire sa thèse à l’ouverture du procès et l’accusé aura pu se faire une idée assez claire des précisions ou des nouvelles orientations apportées à cette thèse, grâce aux questions posées aux témoins et à la nature de la preuve non testimoniale déposée. Aucun élément de preuve interprété par le ministère public dans son exposé au jury ne sera inconnu de la défense. La défense saura aussi, en raison des événements survenus au cours du procès, de quelle façon le ministère public présentera vraisemblablement sa preuve au jury.

107 De plus, la possibilité que le ministère public ne prenne la défense au dépourvu est grandement réduite en raison des limites imposées à l’envergure de l’exposé final que le ministère public présente au jury. Dans cet exposé, le substitut du procureur général doit faire preuve de rigueur et d’objectivité. Il ne doit faire allusion à aucun fait qui n’a pas été établi et il ne peut présenter comme des faits à prendre en considération en vue de déclarer l’accusé coupable des affirmations pour lesquelles il n’y a pas de preuve ou qui sont fondées sur son observation et son expérience personnelles comme avocat. Comme le juge en chef Lamer l’a souligné au nom des juges majoritaires dans l’arrêt R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, à la p. 580, «[l]orsque la défense commence à répondre à la preuve présentée contre elle et révèle ainsi sa propre preuve, le ministère public devrait, sauf dans les circonstances les plus particulières, être limité à la preuve à laquelle il a dit, au moment de la terminer, que la défense devait répondre. Il ne devrait nullement être permis au ministère public de modifier cette preuve». Même si les commentaires du juge en chef Lamer dans P. (M.B.) portaient sur la question de la réouverture de la preuve par le ministère public, ils s’appliquent aussi à l’exposé du ministère public au jury. Lorsqu’il présente son exposé, le substitut du procureur général a le devoir de s’en tenir à la preuve et de limiter ses moyens de persuasion aux faits qui ont été déposés en preuve devant le jury; voir, par exemple, Pisani c. La Reine, [1971] R.C.S. 738; R. c. Munroe (1995), 96 C.C.C. (3d) 431 (C.A. Ont.), conf. par [1995] 4 R.C.S. 53; R. c. Neverson (1991), 69 C.C.C. (3d) 80 (C.A. Qué.), conf. par [1992] 1 R.C.S. 1014; R. c. Charest (1990), 57 C.C.C. (3d) 312 (C.A. Qué.). Comme nous l’expliquons plus en détail ci-dessous, le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de régler les cas où l’exposé du ministère public dépasse les bornes est une mesure de protection suffisante contre la possibilité d’un manque d’équité envers l’accusé.

108 Pour que les parties à un procès devant jury réussissent à convaincre le jury de trancher en leur faveur, trois ingrédients essentiels doivent être réunis, soit une preuve suffisante pour étayer le résultat juridique recherché, une plaidoirie habile pour présenter au jury de leur interprétation de la preuve et des directives appropriées données par le juge du procès au jury. La plaidoirie habile se sert de l’information recueillie au cours du procès -- la preuve, la thèse de l’autre partie et divers autres éléments intangibles -- à laquelle elle incorpore le droit, la logique et l’éloquence pour bâtir une argumentation convaincante. Bien que les exposés au jury ne soient pas tous convaincants sur le plan de la logique ou de l’éloquence, on ne peut nier l’influence que peut exercer le talent de persuasion d’une partie sur le résultat de certains procès devant jury. À cet égard, nous ne voyons guère d’éléments de preuve pour étayer la proposition voulant que l’accusé a de meilleures chances de convaincre le jury s’il s’adresse à lui en dernier.

109 Se défendre contre une accusation criminelle n’implique pas intrinsèquement que l’on prenne la parole dans un ordre temporel donné, c’est-à-dire que l’accusé «réponde» à l’exposé du ministère public par un contre‑exposé. Ce à quoi l’accusé répond dans l’exposé au jury, c’est à la preuve et à la thèse du ministère public, qu’il connaît, nous l’avons déjà dit, lorsqu’il s’adresse au jury à la clôture de sa preuve. L’exposé au jury constitue l’occasion pour l’accusé de répondre à la preuve et à la thèse du ministère public en usant d’arguments et de persuasion. La persuasion est une force subtile, qui ne peut facilement être reliée à aucune règle de procédure stricte portant sur l’ordre dans lequel les parties peuvent tenter de persuader le jury. Certains prétendent, comme l’intimée l’a fait, que la partie qui a la possibilité de s’adresser au jury en premier bénéficie d’un avantage, en ce sens qu’elle peut créer dans l’esprit des jurés une image et un récit vivants quant à ce qui est censé s’être passé, que l’autre partie aura de la difficulté à remplacer. Le fait que l’accusé s’adresse au jury en premier dans les procès criminels peut placer le ministère public dans une position défensive en sapant à l’avance les arguments qu’il avait l’intention de présenter contre l’accusé.

110 Plus d’une cour d’appel provinciale a exprimé l’avis qu’il pouvait être avantageux pour certains accusés de s’adresser au jury en premier. Dans la présente affaire, le juge en chef Dubin de la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé, à la p. 613, qu’il est [traduction] «bien connu que de nombreux avocats de la défense chevronnés préfèrent s’adresser au jury en premier. . . Bon nombre sont d’avis qu’il est avantageux de s’adresser au jury en premier, peu après que la preuve a été présentée, alors qu’elle est encore bien présente dans l’esprit des jurés». De façon similaire, la Cour d’appel avait noté dans l’arrêt Tzimopoulos, précité, à la p. 338, que [traduction] «indéniablement, dans de nombreux cas, l’avocat de la défense préférerait passer en premier». Dans R. c. Hutchinson (1995), 99 C.C.C. (3d) 88, à la p. 95, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a conclu:

[traduction] Il y a aussi un courant d’opinion selon lequel l’avocat qui s’adresse au jury en premier est avantagé. Si le jury est persuadé par l’argumentation de cet avocat, il est difficile pour l’avocat qui parle en dernier de faire abandonner au jury l’opinion qu’il s’est faite. Par contre, il y a ceux qui attachent beaucoup de valeur au droit de s’adresser au jury en dernier. Il ne semble pas être d’une grande importance que l’on parle en premier ou en dernier.

Voir également R. c. F.G., [1994] M.J. no 732 (C.A.); R. c. Strebakowski (1997), 93 B.C.A.C. 139.

111 La justesse de ces remarques tirées de la jurisprudence est généralement corroborée par les ouvrages de sciences sociales, qui en grande part, montrent que, dans des conditions semblables à celles qui existent dans une salle d’audience, l’exposé qui est présenté en premier sera plus efficace et convaincant que celui qui est présenté en dernier; voir, par exemple, Robert G. Lawson, «The Law of Primacy in the Criminal Courtroom» (1969), 77 J. of Soc. Psychol. 121; D. P. Schultz, «Primacy-Recency Within a Sensory Variation Framework» (1963) 13 Psychol. Rec. 129; Robert E. Lana, «Familiarity and the Order of Presentation of Persuasive Communications» (1961) 62 Abn. & Soc. Psychol. 573; Michael J. Saks et Reid Hastie, Social Psychology in Court (1978), à la p. 103.

112 L’appelant soutient que les études et les commentaires tirés de la jurisprudence qui veulent que le fait de s’adresser au jury en premier soit un avantage sont des «spéculations» sans «fondement factuel». Nous convenons des faiblesses inhérentes aux études qui tentent de simuler les conditions d’une salle d’audience. Par conséquent, les résultats des études menées en sciences sociales ne permettent pas à eux seuls de trancher la question de savoir si, en fait, il est avantageux de s’adresser au jury en premier ou en dernier. Cependant, l’appelant ne nous a renvoyés à aucune étude en sciences sociales qui donnerait à penser qu’il est plus facile de convaincre le jury lorsqu’on s’adresse à lui en dernier. À notre avis, et avec égards pour ceux qui ont une opinion contraire, les études des sciences sociales et les observations faites par des juges d’expérience siégeant en appel permettent de conclure que le droit de s’adresser au jury en dernier n’est pas un avantage fondamental, comme l’appelant le prétend. Dans ces circonstances, nous sommes d’accord avec le juge en chef Dubin de la Cour d’appel qui estime que la divergence d’opinions sur cette question incite à ne pas conclure que la Charte a été violée, parce qu’il n’est pas inéquitable d’exiger que l’accusé présente son exposé au jury en conformité avec l’une ou l’autre des deux méthodes prévues, l’une et l’autre étant également avantageuses. Les dispositions contestées du Code ne portent donc pas atteinte au droit de l’appelant de présenter une défense pleine et entière protégé par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte.

113 En l’espèce, l’appelant soutient que ne ce n’est pas tant le fait d’être privé de l’avantage persuasif que confère la possibilité de s’adresser au jury en dernier qui l’a empêché d’exercer son droit à une défense pleine et entière, mais plutôt le fait qu’en s’adressant au jury en premier, il n’a pas pu répondre à des affirmations précises faites par le ministère public dans son exposé et avec lesquelles il n’est pas d’accord. L’appelant renvoie en particulier aux inférences que le ministère public a demandé au jury de tirer du témoignage d’expert selon lequel la victime aurait eu une pâleur bleue au visage après sa mort si elle s’était pendue, et de l’omission de l’accusé de mentionner qu’il avait noté cette pâleur.

114 La preuve concernant la «coloration bleue du visage» a été obtenue par le ministère public pendant le contre-interrogatoire de l’expert de la défense, le Dr Jaffe. Ce dernier a témoigné que la constriction du cou sous l’effet d’un lien cause normalement une pâleur bleue au-dessus du lien et qu’un «observateur raisonnablement averti» peut s’en rendre compte. Les observations de l’appelant au sujet de la preuve concernant la «coloration bleue du visage» portent principalement sur les faits suivants: a) il n’a pas été clairement établi dans le témoignage de l’expert qui peut être qualifié d’observateur raisonnablement averti; b) au cours de son témoignage qui a précédé celui du Dr Jaffe, l’appelant n’a pas été interrogé au sujet de la coloration du visage de la victime. L’appelant affirme que, s’il avait pu s’adresser au jury après le ministère public, son avocat aurait pu lui transmettre ses préoccupations au sujet de la preuve.

115 Il était loisible à l’avocat de l’accusé d’aborder cet élément de preuve dans son exposé final. Il lui était loisible aussi de réinterroger le Dr Jaffe afin de déterminer si l’appelant pouvait être considéré comme un «observateur raisonnablement averti», ou de demander que l’appelant soit rappelé pour l’interroger au sujet de la pâleur bleue du visage de la victime. L’avocat de l’accusé a apparemment jugé que cette dernière question n’était pas assez importante. À notre avis, le seul fait que le ministère public ait fait allusion à la pâleur bleue du visage dans son exposé au jury, alors que l’accusé ne l’avait pas fait dans le sien, ne révèle pas le manque d’équité de la procédure suivie pour présenter les exposés au jury, mais simplement un choix tactique effectué par chaque partie quant aux éléments sur lesquels il fallait insister. L’avocat de l’appelant au procès était parfaitement au courant de la preuve concernant la «coloration bleue du visage» qui avait été présentée et devait savoir, vu la nature du contre-interrogatoire du Dr Jaffe par le ministère public sur ce point, que ce dernier considérait l’existence d’une pâleur bleue pertinente quant à la détermination de la culpabilité de l’appelant. Si, comme cela s’est produit en l’espèce, l’avocat de l’accusé au procès choisit de ne pas répondre à cette preuve dans son exposé au jury, c’est qu’il a fait un choix stratégique et cela n’a rien à voir avec un manque d’équité du Code envers l’appelant.

116 Cela dit, il est important de souligner que l’appelant en l’espèce a mis l’accent non seulement sur le manque d’équité qui résulterait de l’impossibilité de répondre aux arguments du ministère public en général, mais aussi, et cela est peut-être encore plus important, sur le manque d’équité qu’entraîne l’impossibilité de répondre en particulier aux arguments trompeurs ou non appuyés sur la preuve qui sont présentés par le ministère public au jury. Le droit de l’accusé dans ce dernier cas à une directive correctrice du juge du procès, ou à une réplique limitée, fait l’objet d’une analyse plus détaillée ci-dessous. En affirmant que le par. 651(3) du Code ne porte pas atteinte en général au droit garanti par l’art. 7 de la Charte à un accusé de présenter une défense pleine et entière pour réfuter les arguments du ministère public, nous n’avons pas l’intention de déroger aux principes gouvernant les cas exceptionnels où l’accusé aura un droit de réplique ou le droit d’obtenir que le juge émette une directive correctrice.

117 Il est important aussi de commenter les observations de l’appelant en ce qui a trait à la disparité entre les dispositions du Code se rapportant à l’exposé au jury et les dispositions comparables en vigueur dans d’autres ressorts. L’appelant souligne que des dispositions législatives semblables aux par. 651(3) et (4) ont été jugées inéquitables sur le plan de la procédure et abrogées dans plusieurs pays. La Commission de réforme du droit du Canada a exprimé un avis en ce sens dans son Rapport sur le jury de 1982 et recommandé que le Code soit modifié pour obliger le ministère public à s’adresser au jury en premier, avant l’accusé. Elle a fait les commentaires suivants, aux pp. 70 et 71:

Selon l’article 578 [maintenant l’art. 651] du Code criminel, le poursuivant a le droit de s’adresser en dernier au jury si l’accusé a fait entendre des témoins. Nous ne voyons pas pourquoi il devrait absolument en être ainsi. En fait, nous serions plutôt enclins à opter pour la solution contraire si l’on pose pour principe que c’est à la partie dont les intérêts sont les plus menacés que devrait revenir le droit de parler la dernière. Dans un système de type accusatoire, la poursuite doit faire la preuve de la culpabilité de l’accusé avant que celui-ci n’ait à répondre à l’accusation portée contre lui. Nous croyons que les plaidoiries devraient être présentées dans le même ordre. Par conséquent, la Commission recommande que l’accusé ait, dans tous les cas, le droit de présenter en dernier sa plaidoirie au jury.

118 Nous croyons, tout comme la Cour d’appel de l’Ontario dans Tzimopoulos, précité, et dans la présente affaire, qu’adopter les recommandations de la Commission de réforme du droit du Canada ou, subsidiairement, que permettre à l’accusé de décider s’il s’adresse au jury en premier ou en dernier pourrait très bien constituer une amélioration de la loi actuelle. Accorder à l’accusé le choix de s’adresser au jury en premier ou en dernier serait vraisemblablement bien accueilli par les avocats de la défense, qui peuvent avoir le sentiment que le fait de s’adresser au jury en premier plutôt qu’en dernier, ou l’inverse, leur serait plus utile dans certains cas. Cependant, comme nous l’avons dit précédemment, accorder de cette façon à l’accusé un avantage additionnel n’équivaut pas à remédier au manque d’équité de la loi. Les dispositions existantes relatives à l’ordre de présentation des exposés au jury sont équitables; il se peut seulement qu’elles ne soient pas idéales.

D. Équité procédurale

119 L’appelant soutient qu’en plus de porter atteinte à son droit de présenter une défense pleine et entière, les paragraphes contestés du Code portent atteinte à son droit à l’équité procédurale garanti par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte. Il se fonde principalement sur l’idée que les par. 651(3) et (4) du Code exigent injustement que l’accusé choisisse entre deux droits protégés par la Constitution, c’est-à-dire, le droit de produire et d’interroger des témoins pour sa propre défense et le droit de présenter une défense pleine et entière pour réfuter les arguments du ministère public. L’appelant affirme que les dispositions contestées pénalisent l’exercice de ce qui devrait être un droit absolu, celui de produire et d’interroger des témoins pour sa propre défense. Selon lui, ces dispositions législatives tendent de manière injustifiable un piège procédural à l’accusé, qui ne peut que «tomber dans le panneau» puisque son choix entraînera la perte de l’un ou de l’autre droit.

120 Nous venons d’expliquer que le fait que l’accusé ne puisse s’adresser au jury en dernier ne constitue pas une violation du droit de présenter une défense pleine et entière. En tant que tel, l’accusé qui doit décider s’il produit et interroge des témoins pour sa défense n’est pas confronté à l’exigence inéquitable de devoir choisir entre deux droits protégés par la Constitution. Tout au plus, si l’avocat de l’accusé dans une affaire donnée estime subjectivement que le fait de s’adresser au jury en dernier constitue un avantage, l’accusé est obligé de soupeser ce qu’il estime être un avantage tactique par rapport à divers autres facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer s’il y a lieu de produire et d’interroger des témoins pour sa défense. Objectivement parlant, cependant, il n’y a guère d’éléments de preuve permettant d’affirmer que le fait de s’adresser au jury en dernier constitue un avantage tactique, et il y a, à tout le moins, certains éléments de preuve pour appuyer l’opinion qu’il est avantageux de s’adresser au jury en premier. Dans ces circonstances, nous ne pouvons conclure au manque d’équité procédurale de l’ordre de présentation des exposés au jury qui est prévu par le Code.

E. Présomption d’innocence

121 Le dernier point à aborder est l’argument voulant que les par. 651(3) et (4) du Code portent atteinte au droit de l’appelant d’être présumé innocent qui est garanti par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte. Ce dont il est question ici, ce n’est pas de la violation de la présomption d’innocence qui est inhérente à toute atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière, mais de la possibilité que l’ordre dans lequel les avocats s’adressent au jury influe sur l’identification par les jurés de la partie à qui incombe le fardeau de la preuve dans un procès criminel. Le jury peut supposer que, parce que l’accusé s’adresse à lui en premier, il est présumé coupable à moins qu’il n’arrive à convaincre le jury du contraire.

122 Nous ne sommes pas d’accord pour dire qu’un jury ayant reçu des directives appropriées présumerait que l’accusé est coupable parce qu’il s’adresse à lui en premier, après la présentation de la preuve. C’est un principe fondamental de notre système de justice pénale que le juge du procès doit expliquer au jury, au moyen de directives claires, que c’est la poursuite qui a le fardeau de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Le défaut de donner des directives au jury sur ce point essentiel justifiera la tenue d’un nouveau procès; voir R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320. Au surplus, le déroulement de tout le procès repose sur ce principe. Le ministère public présente sa preuve à l’appui de la déclaration de culpabilité qu’il demande. Cette preuve est généralement contestée rigoureusement par la défense et est suivie dans bien des cas par la preuve de la défense, qui cherche à établir que le ministère public ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve. Dans son exposé, l’avocat de la défense confirme immanquablement que c’est le ministère public qui a le fardeau de la preuve, en soulignant la nature de ce fardeau et en expliquant pourquoi le ministère public ne s’en est pas acquitté. En fait, s’il l’estime souhaitable, l’avocat de la défense peut informer le jury de l’existence de dispositions du Code qui exigent que la défense s’adresse au jury en premier. L’argument selon lequel l’ordre de présentation des exposés puisse amener le jury à ne pas tenir compte des directives claires du juge du procès n’est donc pas plausible. Dans ces circonstances, nous concluons que les par. 651(3) et (4) ne portent pas atteinte au droit de l’appelant d’être présumé innocent.

F. Le paragraphe 651(4)

123 Jusqu’ici, notre analyse a porté sur le par. 651(3) du Code. Elle s’applique également toutefois au par. 651(4). Le paragraphe 651(4) du Code établit l’ordre de présentation des exposés lorsqu’il y a plus d’un accusé et prévoit que, si l’un de ces accusés produit et interroge des témoins, tous les accusés doivent s’adresser au jury avant le ministère public. Bien que les faits de l’espèce ne nous permettent pas de nous prononcer sur la question de savoir si le par. 651(4) viole l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte, les principes énoncés précédemment nous commandent de conclure que le par. 651(4) est constitutionnel pour des raisons similaires. Étant donné que l’ordre de présentation des exposés au jury ne viole pas le droit à une défense pleine et entière et n’entraîne pas par ailleurs un manque d’équité procédurale envers l’accusé, le fait que le par. 651(4) concerne plus d’un accusé ne change rien à l’analyse fondée sur la Charte. Il est vrai que dans le cas où il y a plus d’un accusé, l’un ou plusieurs d’entre eux peuvent être forcés de s’adresser au jury avant le ministère public, même s’ils n’ont pas eux‑mêmes produit et interrogé de témoins. Toutefois, étant donné que l’ordre de présentation des exposés ne porte pas atteinte aux droits d’un accusé garantis par la Charte, le fait que l’accusé ait été forcé de s’adresser au jury avant le ministère public est sans conséquence.

G. La capacité du juge du procès de corriger les erreurs commises par les avocats dans les exposés au jury

124 Que peut faire le juge du procès lorsque l’exposé final du ministère public ou de la défense renferme des inexactitudes importantes, comporte de graves erreurs dans la récapitulation de la preuve ou se fonde abusivement sur la preuve pour tirer des conclusions? Comme le juge en chef Dubin l’a noté en Cour d’appel, le juge du procès dispose de deux moyens pour remédier au manque d’équité résultant d’un exposé final incorrect.

125 Premièrement, si le juge du procès est d’avis qu’une irrégularité de l’exposé des avocats a compromis le caractère équitable du procès, dans la plupart des cas, il peut y remédier en apportant une correction dans ses directives au jury. Cela devrait suffire dans la plupart des cas. Deuxièmement, dans les cas relativement rares où le juge du procès estime que des directives correctrices seules ne suffiront pas à réparer le préjudice, il peut accorder à la partie lésée un droit de réplique limité. Examinons d’abord la correction apportée par le juge du procès dans ses directives au jury.

(1) Directives correctrices au jury

126 Il ne faut pas oublier que le juge du procès est la dernière personne à s’adresser au jury. Il est aussi la personne la mieux placée pour évaluer la portée des remarques faites par les avocats, pour déterminer si elles nécessitent des corrections et, le cas échéant, pour corriger les inexactitudes et remédier à tout manque d’équité pouvant résulter des exposés. Certes, du point de vue des avocats, il est humiliant d’entendre le juge du procès relever les erreurs commises dans les exposés, mais cette capacité du juge du procès de corriger les exposés est une mesure de contrôle qui permet de mettre un frein aux inexactitudes, aux exagérations et aux commentaires déloyaux des avocats. Qui plus est, elle garantit le caractère équitable du procès, ce qui, après tout, est l’une des fonctions fondamentales du juge présidant le procès. Celui‑ci ne doit pas hésiter à corriger les erreurs des avocats afin de préserver le caractère équitable du procès. Cette mesure assurera l’équité dans la vaste majorité des cas. Sur ce point, nous sommes en parfait accord avec les commentaires du juge en chef Dubin, à la p. 613:

[traduction] Le juge du procès a l’obligation de présenter les arguments de la défense d’une manière aussi complète et juste que ceux du ministère public. Si l’exposé du ministère public est injuste, la défense peut porter plainte au juge du procès, qui doit corriger les erreurs que le substitut du procureur général a commises en dépassant les bornes et qui sont susceptibles de conduire à un procès inéquitable.

127 La Cour d’appel de l’Ontario a eu raison de faire remarquer dans Munroe, précité, que le juge du procès est celui qui est le plus en mesure d’évaluer l’incidence que des remarques déplacées auront sur le jury et de déterminer si des mesures correctrices s’imposent. Toutefois, lorsque le juge du procès omet de remédier comme il le doit au préjudice causé par un exposé manifestement incendiaire, injuste ou comportant des inexactitudes graves, il se pourrait qu’un nouveau procès doive être ordonné. Il est non seulement opportun que le juge du procès, dans ses directives au jury, s’attache à corriger les irrégularités des exposés des avocats, mais il est de son devoir de le faire lorsque cela est nécessaire. Notre Cour a insisté sur ce point dans de nombreux arrêts; voir, par exemple, Grabowski c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 434, à la p. 455; R. c. Romeo, [1991] 1 R.C.S. 86; Finta, précité; R. c. Michaud, [1996] 2 R.C.S. 458.

128 Lorsqu’il apporte des corrections aux exposés des avocats, le juge du procès doit traiter les deux parties de manière équitable et juste. Les directives correctrices ne devraient pas laisser entendre que les arguments de l’une des parties emportent son adhésion ni donner l’impression qu’il conteste la position de l’une des parties; voir R. c. Pouliot, [1993] 1 R.C.S. 456, infirmant (1992), 47 Q.A.C. 1.

129 En l’espèce, il aurait été préférable que le juge du procès demande au jury de prendre en considération la précision apportée dans le témoignage du pathologiste cité par la défense selon laquelle seul un observateur averti aurait remarqué la coloration du visage. Ce commentaire aurait redressé tout manque d’équité, réel ou perçu par l’accusé, pouvant résulter de l’exposé du ministère public. Cependant, nous sommes d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel qu’à la lumière de la preuve présentée en l’espèce et compte tenu l’ensemble des directives au jury, aucune erreur judiciaire n’a été commise en raison de cette omission.

(2) La compétence inhérente des juges des cours supérieures leur permet d’accorder un droit de réplique limité

130 L’obligation du juge du procès de veiller au respect du droit de l’accusé à un procès équitable a été constitutionnalisée à l’al. 11d) de la Charte. Cependant, la compétence inhérente des juges des cours supérieures de remédier à un manque d’équité procédurale au cours du procès a toujours existé en common law. Dans l’arrêt R. c. Osborn, [1969] 1 O.R. 152, la Cour d’appel de l’Ontario a eu raison de faire remarquer que les cours de justice ont de tout temps invoqué une compétence inhérente pour faire obstacle au recours abusif au tribunal au moyen de procédures abusives ou vexatoires. Dans Selvey c. Director of Public Prosecutions, [1968] 2 All E.R. 497, à la p. 520, lord Guest a parlé de l’obligation impérieuse du juge du procès de faire en sorte que le procès soit équitable. Il a écrit que cette obligation [traduction] «a pour origine la compétence inhérente du juge de présider au procès et de voir à ce que la justice soit rendue en toute équité pour l’accusé».

131 L’appelant a fait valoir que le libellé explicite de l’art. 651 interdisait au juge du procès d’accorder un droit de réplique. Cependant, cette affirmation paraît être le résultat d’une confusion entre l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et l’exercice d’une compétence inhérente. Comme l’a noté I. H. Jacob dans «The Inherent Jurisdiction of the Court» (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23, à la p. 25:

[traduction] La compétence inhérente de la cour est un concept qui doit être distingué de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par le juge. Ces deux concepts se ressemblent, particulièrement dans leur application, paraissent souvent se chevaucher et sont donc parfois confondus l’un avec l’autre. Il existe néanmoins une distinction d’une importance vitale sur le plan juridique entre compétence et pouvoir discrétionnaire, et cette distinction doit toujours être respectée.

Un pouvoir discrétionnaire est généralement conféré à un juge par les dispositions d’une loi. Par exemple, l’utilisation du mot «peut» habilite le juge à choisir entre deux ou plusieurs options. Cependant, le juge du procès jouit toujours d’une compétence inhérente lui permettant de garantir que le procès se déroulera équitablement. La compétence inhérente ne peut être battue en brèche au moyen d’un texte législatif étroit ou restrictif. Jacob a pertinemment décrit ce pouvoir résiduel fondamentalement important de la façon suivante, aux pp. 27 et 28:

[traduction] En raison de son caractère essentiel, une cour supérieure de justice doit nécessairement être investie du pouvoir de maintenir son autorité et d’empêcher qu’on fasse obstacle à sa procédure ou qu’on en abuse. Il s’agit d’un pouvoir intrinsèque d’une cour supérieure; c’est son âme et son essence mêmes, son attribut immanent. Dénuée de ce pouvoir, la cour serait une entité ayant une forme mais aucune substance. La compétence inhérente d’une cour supérieure est celle qui lui permet de se réaliser en tant que cour de justice. Le fondement juridique de cette compétence est donc le pouvoir des juges de maintenir, protéger et remplir leur fonction qui est de rendre justice, dans le respect de la loi, d’une manière régulière, ordonnée et efficace.

132 De façon similaire, dans Amato c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 418, à la p. 449, le juge Estey a fait siennes les remarques du juge Jessup de la Cour d’appel dans Osborn, précité, à la p. 155: [traduction] «[. . .] les cours de cette province ont de tout temps invoqué une compétence inhérente pour empêcher l’abus de procédures devant elles au moyen de procédures opprimantes ou vexatoires».

Aux pages 453 et 454, le juge Estey ajoute:

Il s’ensuit par conséquent que les remarques que fait le juge Jessup en Cour d’appel dans l’arrêt Osborn, sur les origines et l’ampleur du pouvoir discrétionnaire qu’a le tribunal de première instance pour protéger les procédures des tribunaux contre l’abus, ne sont pas infirmées par les décisions de cette Cour qui l’ont suivi.

Voir également R. c. Young (1984), 46 O.R. (2d) 520 (C.A.), aux pp. 541 et 547.

133 On peut constater que la compétence inhérente des cours supérieures est un moyen important et efficace pour empêcher l’abus des procédures et garantir l’équité du procès. Cette compétence historique et non négligeable de la cour ne peut être abolie que par un texte législatif clair et précis. L’article 651 ne constituant pas ce texte clair et précis, il n’abolit pas la compétence inhérente de la cour de sauvegarder le caractère équitable du procès et n’y porte point atteinte en interdisant à la cour d’accorder un droit de réplique à l’avocat de la défense au besoin.

134 C’est l’existence de cette compétence résiduelle importante qui habilite le juge du procès à autoriser l’avocat de la défense à répondre à un exposé incorrect du ministère public.

135 Par conséquent, si le juge du procès conclut que le manque d’équité attribuable à l’exposé au jury incorrect ne peut pas être corrigé au moyen de directives au jury, il peut, dans le cadre de sa compétence inhérente, permettre à la partie lésée de répondre. Le juge en chef Dubin a clairement et correctement expliqué cette possibilité dans ses motifs:

[traduction] Il peut y avoir des cas où, en raison du fait que le ministère public s’adresse au jury en dernier, la seule façon de garantir que le procès sera équitable est d’accorder à l’avocat de la défense le droit de répondre brièvement. Ce serait le cas si l’exposé du ministère public soulevait une question si grave que les commentaires du juge du procès dans ses directives au jury ne suffiraient pas pour garantir le caractère équitable du procès.

Il est important de souligner que la réplique doit porter uniquement sur les questions dont le ministère public a traité de façon incorrecte. La défense ne peut s’en servir pour réaffirmer simplement sa position initiale ni pour faire valoir de nouveaux arguments ou de nouvelles thèses.

136 Il s’ensuit que, lorsque le ministère public a le droit de s’adresser au jury en dernier conformément à l’art. 651, le juge du procès peut accorder à la défense un droit de réplique dans les cas limités où il y a atteinte à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et à son droit à un procès équitable. L’intervenant, le procureur général de l’Alberta, fait observer à juste titre qu’un tel préjudice peut survenir lorsque le ministère public a tellement modifié la thèse relative à la responsabilité qu’il avançait initialement, en ajoutant des éléments ou en en remplaçant, que l’on ne peut plus raisonnablement continuer de supposer que l’accusé peut répondre à une telle argumentation. Il peut aussi être approprié d’accorder un droit de réplique lorsque l’accusé est induit en erreur par le ministère public quant à la thèse qu’il entend avancer. Ce n’est que dans les cas de manquement manifeste à l’équité que le juge du procès devrait accorder un droit de réplique en vertu de sa compétence inhérente.

137 Néanmoins, vu la preuve déposée en l’espèce, les exposés des avocats et l’ensemble des directives du juge au jury, nous sommes d’avis, comme la Cour d’appel, que le juge du procès n’avait pas à accorder à l’avocat de M. Rose un droit de réplique. Son omission de relever spécifiquement et de corriger dans ses directives au jury les déclarations irrégulières faites par le ministère public dans son exposé ne constitue pas non plus une erreur judiciaire grave.

VI. Dispositif

138 En définitive, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel.

139 Nous sommes donc d’avis de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

Question 1: Les paragraphes 651(3) ou 651(4) du Code criminel portent‑ils atteinte au droit de l’inculpé à un procès en conformité avec les principes de justice fondamentale ou à son droit de présenter une défense pleine et entière garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

Question 2: En cas de réponse affirmative à la première question, l’atteinte portée au droit garanti par l’art. 7 constitue‑t-elle une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Vu la réponse donnée à la question 1, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Question 3: Les paragraphes 651(3) ou 651(4) du Code criminel portent‑ils atteinte au droit de l’inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’aura pas été déclaré coupable à l’issue d’un procès équitable garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

Question 4: En cas de réponse affirmative à la troisième question, l’atteinte portée au droit garanti par l’al. 11d) constitue‑t-elle une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Vu la réponse donnée à la question 3, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer et les juges McLachlin, Major et Binnie sont dissidents. Les première et troisième questions constitutionnelles reçoivent une réponse négative; il n’est pas nécessaire de répondre aux deuxième et quatrième questions constitutionnelles.

Procureur de l’appelant: Keith E. Wright, Toronto.

Procureur de l’intimée: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta: Le procureur général de l’Alberta, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 3 R.C.S. 262 ?
Date de la décision : 26/11/1998
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. Les première et troisième questions constitutionnelles reçoivent une réponse négative; les deuxième et quatrième questions ne nécessitent aucune réponse

Analyses

Droit constitutionnel - Droit à un procès équitable - Droit à une défense pleine et entière - La défense doit s’adresser au jury en premier si elle a produit et interrogé des témoins - Le ministère public a fait des inférences que la défense n’avait pas abordées dans son exposé au jury - Le juge du procès ne s’est pas prononcé sur ce point dans ses directives au jury - Les dispositions qui prescrivent l’ordre dans lequel les exposés doivent être présentés au jury violent‑elles les droits à un procès équitable et à une défense pleine et entière garantis par la Charte? - Dans l’affirmative, la violation est‑elle justifiée? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d) - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 651(3), (4).

Tribunaux - Procédure criminelle - Ordre de présentation des exposés au jury - La défense doit s’adresser au jury en premier si elle a produit et interrogé des témoins - Le ministère public a fait des inférences que la défense n’avait pas abordées dans son exposé au jury - Droits constitutionnels à un procès équitable et à une défense pleine et entière - Compétence inhérente du juge du procès - Droit de réplique.

Le paragraphe 651(3) du Code criminel dispose que l’avocat de l’accusé doit présenter son exposé final au jury en premier si des témoins ont été produits et interrogés par la défense. Le paragraphe 651(4) impose le même ordre de présentation lorsque deux accusés ou plus sont jugés conjointement et que l’un d’entre eux produit et interroge des témoins. La question principale que soulève le présent pourvoi est de savoir si ces dispositions contreviennent soit à l’art. 7 (le droit à une défense pleine et entière), soit à l’al. 11d) (le droit à un procès équitable) de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l’affirmative, si cette violation est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. La compétence inhérente du juge du procès et le droit de réplique sont aussi concernés.

L’accusé a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré. Avant la présentation des exposés finals, l’avocat de l’accusé, qui a invoqué la Charte, a sollicité en vain une ordonnance l’autorisant à s’adresser au jury en dernier ou à répondre à l’exposé final du ministère public. L’avocat de l’accusé a présenté son exposé au jury en premier étant donné qu’il avait présenté une preuve. Le ministère public s’est ensuite adressé au jury et, par deux fois, lui a demandé de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité de l’accusé en se fondant sur une partie précise du témoignage de l’expert de la défense. L’avocat de la défense n’avait pas fait référence à cette partie du témoignage dans son exposé final. Après les directives du juge au jury, l’avocat de la défense a demandé au juge du procès de réexaminer la preuve sur ce point à l’intention du jury, mais le juge a refusé.

La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel de l’accusé. Dans le présent pourvoi, les première et troisième questions constitutionnelles demandent si les par. 651(3) et 651(4) du Code enfreignent ou nient le droit d’un accusé à un procès tenu en conformité avec les principes de justice fondamentale ou le droit d’un accusé à une défense pleine et entière (art. 7 de la Charte), ou son droit à un procès équitable où il est présumé innocent (art. 11d)) et, dans l’affirmative, les deuxième et quatrième questions demandent si l’atteinte portée constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier.

Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges McLachlin, Major et Binnie sont dissidents): Le pourvoi est rejeté. Les première et troisième questions constitutionnelles reçoivent une réponse négative; les deuxième et quatrième questions ne nécessitent aucune réponse.

Les juges Gonthier, Cory, Iacobucci et Bastarache: Bien que l’appelant invoque tant l’art. 7 que l’al. 11d) de la Charte, la conclusion que l’une de ces dispositions de la Charte a été violée par les dispositions législatives contestées entraînera la conclusion que l’autre disposition a aussi été violée.

Le droit à une défense pleine et entière est l’un des principes de justice fondamentale protégés par l’art. 7 de la Charte. Il ne signifie pas un droit à l’application des règles et des procédures les plus favorables à un acquittement. Il s’agit plutôt du droit pour l’accusé aux règles et aux procédures qui sont équitables en ce qu’elles lui permettent de répondre aux arguments du ministère public et de se défendre.

Il est utile de distinguer entre deux aspects distincts du droit à une défense pleine et entière. L’un de ces aspects est le droit de l’accusé de connaître la totalité de la «preuve à réfuter» avant de répondre aux arguments du ministère public en présentant sa preuve en défense. Le second aspect du droit à une défense pleine et entière, plus large que le premier et qui l’inclut, est le droit de l’accusé de se défendre contre tous les moyens déployés par l’État pour obtenir une déclaration de culpabilité. Le ministère public n’a pas le droit d’agir en vue de faire déclarer l’accusé coupable à moins que ce dernier soit autorisé à se défendre contre les moyens qu’il fait valoir. Cependant, se défendre contre les moyens déployés par le ministère public pour obtenir une déclaration de culpabilité ne veut pas nécessairement dire répondre à des paroles déjà prononcées ou à des actions déjà menées par le ministère public.

L’ordre de présentation des exposés au jury n’a pas de répercussions importantes sur la connaissance qu’a l’accusé, au moment où il présente son exposé, de la thèse du ministère public et de son interprétation de la preuve. L’accusé qui s’adresse au jury en premier ne saura peut‑être pas de façon précise de quelle manière le ministère public va présenter au jury les raisons pour lesquelles il devrait déclarer l’accusé coupable. Cependant, le ministère public aura déjà exposé de façon préliminaire sa thèse à l’ouverture du procès et l’accusé aura pu se faire une idée assez claire des précisions ou des nouvelles orientations apportées à cette thèse, grâce aux questions posées aux témoins et à la nature de la preuve non testimoniale déposée. Aucun élément de preuve interprété par le ministère public dans son exposé au jury ne sera inconnu de la défense. La défense saura aussi, en raison des événements survenus au cours du procès, de quelle façon le ministère public présentera vraisemblablement sa preuve au jury. De plus, la possibilité que le ministère public prenne la défense au dépourvu est grandement réduite en raison des limites imposées à l’envergure de l’exposé final que le ministère public présente au jury.

Se défendre contre une accusation criminelle n’implique pas intrinsèquement que l’on prenne la parole dans un ordre temporel donné, c’est‑à‑dire que l’accusé «réponde» à l’exposé du ministère public par un contre‑exposé. Ce à quoi l’accusé répond dans l’exposé au jury, c’est à la preuve et à la thèse du ministère public. L’exposé au jury constitue l’occasion pour l’accusé de répondre à la preuve et à la thèse du ministère public en usant d’arguments et de persuasion. Les études des sciences sociales et les observations faites par des juges d’expérience siégeant en appel permettent de conclure que le droit de s’adresser au jury en dernier n’est pas un avantage fondamental. Il n’est pas inéquitable d’exiger que l’accusé présente son exposé au jury en conformité avec l’une ou l’autre des deux méthodes prévues, l’une et l’autre étant également avantageuses. Les dispositions contestées du Code ne portent donc pas atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière protégé par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte.

En l’espèce, il était loisible à l’avocat de la défense, dans son exposé final au jury, de dissiper une ambiguïté du témoignage de son témoin expert, de réinterroger le témoin afin de clarifier son témoignage ou de demander que l’accusé soit rappelé pour témoigner quant à la question de savoir s’il avait remarqué le phénomène décrit par l’expert. Le fait que le ministère public y ait fait allusion, alors que l’accusé ne l’avait pas fait, ne révèle pas le manque d’équité de la procédure suivie pour présenter les exposés au jury, mais simplement un choix tactique effectué par chaque partie quant aux éléments sur lesquels il fallait insister.

Les dispositions contestées du Code ne portent pas atteinte au droit de l’accusé à l’équité procédurale garanti par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte pour le motif qu’elles exigent injustement que l’accusé choisisse entre deux droits protégés par la Constitution, c’est‑à‑dire, le droit de produire et d’interroger des témoins pour sa propre défense, et le droit de présenter une défense pleine et entière pour réfuter l’exposé du ministère public au jury. Le fait que l’accusé ne puisse s’adresser au jury en dernier ne constitue pas une violation du droit de présenter une défense pleine et entière. Il n’y a donc pas de choix injuste à faire entre deux droits protégés par la Constitution.

Les paragraphes 651(3) et (4) ne portent pas atteinte au droit de l’accusé d’être présumé innocent. Un jury ayant reçu des directives appropriées ne présumerait pas que l’accusé est coupable parce qu’il s’adresse à lui en premier, après la présentation de la preuve. Le juge du procès doit expliquer au jury, au moyen de directives claires, que c’est la poursuite qui a le fardeau de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable et le défaut de donner ces directives justifiera la tenue d’un nouveau procès. Au surplus, le déroulement de tout le procès repose sur ce principe.

Les principes énoncés relativement au par. 651(3) commandent de conclure que le par. 651(4) est constitutionnel pour des raisons similaires. Même si, dans le cas où il y a plus d’un accusé, l’un ou plusieurs d’entre eux peuvent être forcés de s’adresser au jury avant le ministère public, même s’ils n’ont pas eux‑mêmes produit et interrogé de témoins, le fait que l’accusé ait été obligé de s’adresser au jury avant le ministère public est sans conséquence, étant donné que l’ordre de présentation des exposés ne porte pas atteinte aux droits d’un accusé garantis par la Charte.

Le juge du procès dispose de deux moyens pour remédier au manque d’équité résultant d’un exposé final incorrect. Premièrement, si le juge du procès est d’avis qu’une irrégularité de l’exposé des avocats a compromis le caractère équitable du procès, dans la plupart des cas, il peut y remédier en apportant une correction dans ses directives au jury. Cela devrait suffire dans la plupart des cas. Deuxièmement, dans les cas relativement rares où le juge du procès estime que des directives correctrices seules ne suffiront pas à réparer le préjudice, il peut accorder à la partie lésée un droit de réplique limité.

Le juge du procès a l’obligation de présenter les arguments de la défense d’une manière aussi complète et juste que ceux du ministère public. Si l’exposé du ministère public est injuste, la défense peut porter plainte au juge du procès, qui doit corriger les erreurs que le substitut du procureur général a commises en dépassant les bornes et qui sont susceptibles de conduire à un procès inéquitable. En l’espèce, il aurait été préférable que le juge du procès demande au jury de prendre en considération la précision apportée dans le témoignage du témoin de la défense. Cependant, à la lumière de la preuve présentée en l’espèce et compte tenu de l’ensemble des directives du juge au jury, aucune erreur judiciaire n’a été commise en raison de cette omission.

L’obligation du juge du procès de veiller au respect du droit de l’accusé à un procès équitable a été constitutionnalisée à l’al. 11d) de la Charte. Cependant, la compétence inhérente des juges des cours supérieures de remédier à un manque d’équité procédurale au cours du procès a toujours existé en common law. Cette compétence inhérente ne peut être battue en brèche au moyen d’un texte législatif étroit ou restrictif et ne peut être abolie que par un texte législatif clair et précis. L’article 651 ne constitue pas ce texte clair et précis.

Lorsque le ministère public a le droit de s’adresser au jury en dernier conformément à l’art. 651, le juge du procès peut exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel et accorder à la défense un droit de réplique dans les cas limités où il y a atteinte à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et à son droit à un procès équitable. Un tel préjudice peut survenir lorsque le ministère public a tellement modifié la thèse relative à la responsabilité qu’il avançait initialement, en ajoutant des éléments ou en remplaçant des éléments, que l’on ne peut plus raisonnablement continuer de supposer que l’accusé peut répondre à une telle argumentation. Il peut aussi être approprié d’accorder un droit de réplique lorsque l’accusé est induit en erreur par le ministère public quant à la thèse qu’il entend avancer. Ce n’est que dans les cas de manquement manifeste à l’équité que le juge du procès devrait accorder un droit de réplique en vertu de sa compétence inhérente. La réplique doit porter uniquement sur les questions dont le ministère public a traité de façon incorrecte. La défense ne peut s’en servir pour réaffirmer simplement sa position initiale ni pour faire valoir de nouveaux arguments ou de nouvelles thèses.

Le juge L’Heureux‑Dubé: Les motifs des juges Cory, Iacobucci et Bastarache sont acceptés pour l’essentiel. Les paragraphes 651(3) et (4) du Code ne contreviennent pas à la Charte. Bien qu’il existe des raisons sérieuses qui justifieraient le Parlement de décider de modifier l’ordre de présentation des exposés au jury, le modèle actuel ne fait pas intervenir les droits constitutionnels fondamentaux protégés par l’art. 7 et l’al. 11d).

L’appelant n’a pas établi qu’en s’adressant au jury en dernier, le ministère public bénéficie d’un avantage inhérent sur la défense. De plus, le droit à une défense pleine et entière ne requiert pas que le défendeur ait le droit de répondre à ce qu’avance le ministère public dans son exposé au jury. La possibilité de répondre à ce qu’avance le ministère public dans son exposé n’est pas indispensable pour qu’un accusé puisse se défendre efficacement contre une accusation criminelle qui doit être prouvée, dans les faits, hors de tout doute raisonnable. Il y a accord avec les remarques des juges Cory, Iacobucci et Bastarache sur l’obligation qu’a le juge du procès de remédier à l’injustice attribuable à un exposé incorrect, de même qu’avec leur conclusion que l’omission du juge du procès en l’espèce n’a pas entraîné d’erreur judiciaire.

Le droit de répondre à l’exposé du ministère public ne peut pas être accordé à l’avocat de la défense dans le cadre de l’exercice de la compétence inhérente du juge du procès. Le législateur fédéral peut exclure l’exercice de la compétence inhérente en employant des termes clairs et précis en ce sens. Compte tenu des versions française et anglaise des par. 651(3) et (4) du Code, il est clair que le législateur fédéral a écarté la possibilité que le juge puisse accorder un droit de réplique dans le cadre de l’exercice de sa compétence inhérente. Bien qu’il puisse être approprié dans certains cas de rendre une ordonnance fondée sur le par. 24(1) de la Charte pour accorder un droit de réplique, il n’est pas nécessaire ici de statuer sur ce point.

Le juge en chef Lamer et les juges McLachlin, Major et Binnie (dissidents): L’accusé a le droit constitutionnel de répondre à tout ce qui est allégué contre lui par le ministère public, que ce soit sous forme de preuve ou d’argumentation. En toute équité, on ne peut s’attendre à ce que l’accusé puisse répondre à un exposé final qui n’a pas encore été présenté. En l’espèce, le droit de l’accusé de répondre aux allégations préjudiciables faites contre lui par le ministère public dans son exposé final lui a été refusé par l’application de l’art. 651 du Code, en raison de la décision qu’avait prise la défense plus tôt dans le procès de présenter des témoins. Le droit de présenter des témoins et celui de répondre à l’attaque du ministère public sont tous les deux des droits fondamentaux et l’accusé ne peut pas être constitutionnellement forcé de choisir entre les deux. Ce choix imposé par l’art. 651 et la négation qui s’en suit du droit à une défense pleine et entière violent à la fois l’art. 7 et l’art. 11 de la Charte.

Dans la réalité de la salle d’audience, il est souvent tout aussi vital pour une partie de savoir faire face à «l’image» créée par les faits qu’aux «faits» eux‑mêmes. Bien que les avocats doivent éviter de faire des observations qui ne s’appuient pas sur la preuve, la plupart des procès portent sur la question de savoir quelles inférences sont étayées par la preuve. L’accusé peut subir un préjudice lorsque le ministère public, après avoir entendu l’exposé de l’accusé au jury, a la possibilité d’utiliser son droit de s’adresser au jury en dernier pour réorienter son argumentation, faire fond sur les «lacunes» de l’exposé de l’accusé sans crainte de possibilité de réplique, et présenter sous un nouvel éclairage favorable un élément de preuve dont l’accusé n’avait pas prévu l’importance ou dont il n’a pas parlé. L’exposé final du ministère public ajoute au péril auquel est exposé l’accusé et, par conséquent, fait intervenir le droit à une défense pleine et entière. Bien que le ministère public subisse les mêmes désavantages lorsqu’il doit présenter son exposé en premier, entre le ministère public et la défense, il faut accepter que ce soit le ministère public qui ait à subir les conséquences des lacunes du modèle à «deux discours». Le ministère public, au contraire de l’accusé, ne bénéficie pas des droits garantis par l’art. 7 de la Charte.

Il y a manquement à la logique lorsqu’un système qui fait carrément porter au ministère public le fardeau de la preuve de la culpabilité exige pourtant de l’accusé qu’il réponde aux arguments du ministère public avant qu’ils n’aient été présentés. L’accusé ne devrait pas avoir à répondre à ce qu’il croit être les thèses de la poursuite pour ensuite ne plus avoir droit (et encore, dans des «cas exceptionnels seulement») qu’à une réplique, si le juge du procès le veut bien, ou à une directive correctrice, lorsque les arguments présentés par le ministère public au jury sont trompeurs ou ne sont pas appuyés sur la preuve.

L’autre solution, soit la «directive correctrice», a l’inconvénient que la «correction» ne parviendrait au jury que filtrée par le juge -- et non directement du camp de l’accusé. Pour que le concept de défense pleine et entière prenne véritablement son sens dans un système accusatoire, il faut que la «réponse» appartienne à l’accusé, et non au juge.

L’omission par l’avocat de la défense de traiter de la preuve en l’espèce ne relevait pas d’un «choix stratégique». Ce n’est pas la preuve comme telle qui lui posait un problème, mais la façon particulière dont un élément de preuve a été utilisé (ou mal utilisé) par le ministère public après que l’avocat de la défense eut terminé son exposé au jury. Le débat sur les avantages tactiques de s’adresser au jury en premier ou en dernier ne peut déterminer l’étendue du droit de l’accusé de répondre, s’il le désire, à l’ensemble de ce qu’on lui reproche. Finalement, bien que la décision de présenter ou non des témoins en défense puisse être fondée sur un vaste amalgame de considérations stratégiques, il n’y a aucune raison d’y inclure la possibilité de perdre le droit de s’adresser au jury en dernier. Le fait qu’un accusé choisisse de présenter des témoins devrait être indépendant de son droit de répondre subséquemment à tout ce que le ministère public cherche à utiliser à son désavantage dans l’exposé final qu’il présente au jury.

L’article 651 n’est pas compatible avec le droit garanti par l’art. 7 à l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Il y a des problèmes structurels inhérents à l’art. 651 qui ne peuvent être écartés par la réponse que l’art. 7 n’exige pas la plus équitable de toutes les procédures possibles. L’accusé a été obligé de renoncer à son droit de répondre à l’argumentation du ministère public pour faire entendre des témoignages pour sa défense. La violation de l’art. 7 a entraîné la violation de son droit à un procès équitable garanti par l’al. 11d). Si l’application d’une procédure par ailleurs constitutionnelle donne lieu à une violation de la Charte qui vicie un procès donné, on peut avoir recours au par. 24(1). Lorsque, comme en l’espèce, le manquement à l’équité découle d’une violation antérieure de l’art. 7 qui tient à l’esprit de l’art. 651 même, la réparation appropriée se trouve au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et non au par. 24(1) de la Charte. Par conséquent, la réparation doit viser l’art. 651 lui‑même. Le raisonnement se rapportant au par. 651(3) est applicable mutatis mutandis au par. 651(4).

Le ministère public a admis qu’il n’y avait pour cette violation aucune justification en vertu de l’article premier. Aucun motif ne saurait justifier l’exigence que l’accusé paie de l’abandon de son droit de citer des témoins le droit de répondre à l’exposé final du ministère public.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Rose

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Cory, Iacobucci et Bastarache
Arrêts mentionnés: R. c. Tzimopoulos (1986), 29 C.C.C. (3d) 304, autorisation de pourvoi refusée, [1987] 1 R.C.S. xv
Renvoi relatif au paragraphe 94(2) de la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326
Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701
R. c. Bartle, [1994]
3 R.C.S. 173
Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
R. c. Krause, [1986] 2 R.C.S. 466
Gray c. Alanco Developments Ltd., [1967] 1 O.R. 597
Raysor c. State, 272 So.2d 867 (1973)
R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555
Pisani c. La Reine, [1971] R.C.S. 738
R. c. Munroe (1995), 96 C.C.C. (3d) 431, conf. par [1995] 4 R.C.S. 53
R. c. Neverson (1991), 69 C.C.C. (3d) 80, conf. par [1992] 1 R.C.S. 1014
R. c. Charest (1990), 57 C.C.C. (3d) 312
R. c. Hutchinson (1995), 99 C.C.C. (3d) 88
R. c. F.G., [1994] M.J. no 732
R. c. Strebakowski (1997), 93 B.C.A.C. 139
R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
Grabowski c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 434
R. c. Romeo, [1991] 1 R.C.S. 86
R. c. Michaud, [1996] 2 R.C.S. 458
R. c. Pouliot, [1993] 1 R.C.S. 456, inf. (1992), 47 Q.A.C. 1
R. c. Osborn, [1969] 1 O.R. 152
Selvey c. Director of Public Prosecutions, [1968] 2 All E.R. 497
Amato c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 418
R. c. Young (1984), 46 O.R. (2d) 520.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91
R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555
R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716
R. c. Nenadic (1997), 88 B.C.A.C. 81
Baxter Student Housing Ltd. c. College Housing Co‑operative Ltd., [1976] 2 R.C.S. 475
R. c. Keating (1973), 11 C.C.C. (2d) 133
Pisani c. La Reine, [1971] R.C.S. 738.
Citée par le juge Binnie (dissident)
R. c. Tzimopoulos (1986), 29 C.C.C. (3d) 304
Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505
R. c. Daly (1992), 57 O.A.C. 70
R. c. Gardner, [1899] 1 Q.B. 150
R. c. Coppen (1920), 33 C.C.C. 264
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326
R. c. Martin (1905), 9 C.C.C. 371
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Bailey c. State, 440 A.2d 997 (1982).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d), 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 651(3), (4).
Crimes Act, et modifications, 1966 (Australie).
Crimes Act 1961, modifiée par Crimes Amendment Act 1966, 1966 (N.‑Z.), no 98.
Crimes Act 1976, 1976 (Victoria), no 8870, art. 417.
Crimes Legislation Amendment (Procedure) Act 1997 (Nouvelle‑Galles du Sud), annexe 1.
Criminal Code Act 1899, 1899 (Queensland), no 9, et modifications, art. 619.
Criminal Law Consolidation Act, 1935‑1975 (Australie‑Méridionale), art. 288.
Criminal Procedure (Right of Reply) Act 1964, 1964 (R.‑U.), ch. 34.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1968‑69 modifiant le droit pénal, S.C. 1968‑69, ch. 38, art. 52.
U.S. Federal Rules of Criminal Procedure, règle 29.1.
Doctrine citée
Canada. Commission de réforme du droit. Rapport sur le jury. Ottawa: Commission de réforme du droit, 1982.
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United Kingdom. Criminal Law Revision Committee. Fourth Report, «Order of Closing Speeches». Cmnd. 2148. London: H.M. Stationery Office, 1963.

Proposition de citation de la décision: R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262 (26 novembre 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-11-26;.1998..3.r.c.s..262 ?
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