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28/01/1999 | CANADA | N°[1999]_1_R.C.S._242

Canada | Chartier c. Chartier, [1999] 1 R.C.S. 242 (28 janvier 1999)


Chartier c. Chartier, [1999] 1 R.C.S. 242

Sharon Leslie Chartier Appelante

c.

Gerald Leo Joseph Chartier Intimé

Répertorié: Chartier c. Chartier

No du greffe: 26456.

Audition et jugement: 12 novembre 1998.

Motifs déposés: 28 janvier 1999.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (1997), 118 Man. R. (2d) 152, 149 W.A.C. 152, 154 D.L.R. (4th) 431, 29 R.F.L. (4th)

96, [1997] 8 W.W.R. 348, [1997] M.J. No. 371 (QL), qui a accueilli en partie l’appel formé contre un jugement du juge De G...

Chartier c. Chartier, [1999] 1 R.C.S. 242

Sharon Leslie Chartier Appelante

c.

Gerald Leo Joseph Chartier Intimé

Répertorié: Chartier c. Chartier

No du greffe: 26456.

Audition et jugement: 12 novembre 1998.

Motifs déposés: 28 janvier 1999.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (1997), 118 Man. R. (2d) 152, 149 W.A.C. 152, 154 D.L.R. (4th) 431, 29 R.F.L. (4th) 96, [1997] 8 W.W.R. 348, [1997] M.J. No. 371 (QL), qui a accueilli en partie l’appel formé contre un jugement du juge De Graves et qui a rejeté l’appel incident formé contre le même jugement (1996), 111 Man. R. (2d) 27, [1996] M.J. No. 271 (QL). Pourvoi accueilli.

Carla B. Paul, pour l’appelante.

Personne n’a comparu pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Bastarache -- Dans le présent pourvoi, notre Cour doit décider si la personne qui tient lieu de père ou de mère à un enfant au sens de la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.), peut se dépouiller unilatéralement de cette qualité pour se soustraire à l’obligation d’assumer l’entretien de l’enfant à la suite de la rupture du mariage. Notre Cour a décidé à l’unanimité qu’elle ne peut le faire et a accueilli le pourvoi à l’audience, qui a eu lieu le 12 novembre 1998. Voici les motifs pour lesquels le pourvoi a été accueilli.

Les faits

2 Les parties ont commencé à faire vie commune en novembre 1989 et se sont mariées le 1er juin 1991. Leur enfant, Jeena, est née le 29 août 1990. Les parties se sont séparées en mai 1992, se sont réconciliées par la suite pour une durée d’un mois ou deux, et se sont finalement séparées de façon définitive en septembre 1992.

3 Jessica est née d’une union antérieure de l’épouse. Lorsque les parties vivaient ensemble, le mari s’est occupé activement des deux enfants et était une figure paternelle pour Jessica. Les parties ont discuté de l’adoption de Jessica par le mari, mais elles n’ont pas donné suite à ce projet. Les parties ont cependant fait modifier l’acte de naissance de Jessica pour y indiquer faussement que le mari était le père biologique de Jessica et pour que le nom de famille de cette dernière soit remplacé par le sien.

4 Le 17 mars 1994, dans un jugement sur consentement rendu à l’issue de procédures intentées en vertu de la Loi sur l’obligation alimentaire, C.P.L.M., ch. F20, le mari a reconnu tant Jessica que Jeena comme enfants à charge, et il a obtenu des droits de visite. Il a convenu de payer une pension alimentaire pour Jeena, mais le jugement n’en prévoyait pas pour Jessica ni pour l’épouse. Cette dernière a entamé des procédures de divorce en février 1995, et elle a sollicité un jugement déclaratoire portant que le mari tient lieu de père à Jessica. Le mari a contesté la demande. L’ordonnance intérimaire rendue le 19 avril 1995 a ordonné au mari de payer une pension alimentaire pour Jessica et pour l’épouse, a suspendu ses droits de visite jusqu’à nouvelle ordonnance de la cour et a ordonné l’établissement d’un rapport des services de médiation relativement aux droits de visite. Ce rapport, déposé en octobre 1995, faisait état du désir du mari de trancher les liens avec Jessica.

5 Au procès, le juge De Graves a ordonné le paiement d’une pension alimentaire à l’épouse et la réduction de la pension alimentaire mensuelle versée pour Jeena, a accordé les dépens à l’épouse et a conclu que le mari avait répudié le lien parental l’unissant à Jessica. En appel, la Cour d’appel a conclu que la pension alimentaire accordée à l’épouse ne justifiait pas son intervention, et elle a rejeté l’appel incident du mari. La Cour d’appel a accueilli l’appel de l’épouse quant à la réduction de la pension alimentaire mensuelle pour Jeena. La Cour d’appel a rejeté l’appel de l’épouse à l’égard de la pension alimentaire pour Jessica, a annulé l’ordonnance du juge de première instance relativement aux dépens et a ordonné qu’aucuns dépens ne soient adjugés en première instance.

6 Il faut souligner que les deux parties ont convenu que leurs droits et obligations aux termes de la Loi sur l’obligation alimentaire et de la Loi sur le divorce étaient identiques aux fins de l’action et de l’appel, et que les tribunaux devaient agir comme si la Loi sur le divorce était la loi applicable. La même position a été adoptée au cours des plaidoiries devant notre Cour.

Les dispositions législatives pertinentes

7 Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.)

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

«enfant à charge» Enfant des deux époux ou ex‑époux qui, à l’époque considérée, se trouve dans une des situations suivantes:

a) il a moins de seize ans;

b) il a au moins seize ans et est à leur charge, sans pouvoir, pour cause de maladie ou d’invalidité ou pour toute autre cause, cesser d’être à leur charge ou subvenir à ses propres besoins.

. . .

(2) Est considéré comme enfant à charge au sens du paragraphe (1) l’enfant des deux époux ou ex‑époux:

a) pour lequel ils tiennent lieu de père et mère;

b) dont l’un est le père ou la mère et pour lequel l’autre en tient lieu.

Historique des procédures judiciaires

Cour du Banc de la Reine du Manitoba (Division de la famille) (1996), 111 Man. R. (2d) 27

8 Le juge De Graves a conclu qu’il ressortait très clairement du droit de la famille et des fiducies manitobain que le conjoint tenant lieu de parent avait le droit de se désister unilatéralement puisqu’il avait volontairement assumé ce rôle: voir Carignan c. Carignan (1989), 61 Man. R. (2d) 66 (C.A.). Pour répondre à l’appelante qui soutenait que cet arrêt devait être réexaminé, il en a fait l’analyse. Avant Carignan, la jurisprudence n’établissait pas clairement qui était un «enfant à charge» lorsque les conjoints avaient des enfants issus d’une union antérieure. Dans Carignan, la cour a interprété l’expression «à l’époque considérée» figurant aux par. 2(1) et (2) de la Loi sur le divorce comme se rapportant seulement à l’âge de l’enfant. Le juge De Graves a conclu que le conjoint tenant lieu de parent avait le droit de se dépouiller de cette qualité en tout temps. Il a conclu que l’intimé avait le droit de renier ses obligations envers Jessica considérée comme un «enfant à charge», et qu’il l’avait fait en juillet 1995.

9 Le juge De Graves a souligné que l’appelante n’avait fait aucune démarche auprès du père biologique de Jessica pour obtenir le paiement d’une pension alimentaire même si ce dernier n’était pas sans moyens. Il a déclaré que l’intimé n’était pas tenu de payer une pension alimentaire pour Jessica à partir de juillet 1995. Il n’a pas ordonné le remboursement de la pension alimentaire versée, mais l’intimé avait droit à la réduction du mémoire de frais de l’appelante. Il a ordonné le paiement d’une pension alimentaire pour l’épouse et pour Jeena.

La Cour d’appel du Manitoba (1997), 118 Man. R. (2d) 152

Le juge Philp

10 Le juge Philp a conclu que l’octroi d’une pension alimentaire à l’épouse ne justifiait pas une révision en appel. Il a accueilli l’appel de l’épouse à l’égard de la réduction de la pension alimentaire mensuelle pour Jeena, a annulé l’ordonnance du juge de première instance à l’égard des dépens et a ordonné qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

11 Le juge Philp a noté que le droit d’une personne de trancher les liens qui l’unissent à l’enfant auquel elle tient lieu de parent était bien établi au Manitoba: voir Carignan, précité. La cour avait conclu qu’il ne s’agissait pas d’une qualité dont on ne pouvait plus se dépouiller. Il a fait remarquer que les mariages modernes et autres formes de cohabitation constituaient souvent des unions fragiles ne durant pas, et il s’est demandé combien d’obligations les conjoints divorcés ou séparés devaient continuer d’assumer alors qu’ils passent d’une union à l’autre.

12 Le juge Philp a conclu que le principe énoncé dans Carignan avait été appliqué au Manitoba, mais qu’il n’avait pas été suivi par l’ensemble des tribunaux des autres provinces, notamment ceux de la Colombie‑Britannique, de la Saskatchewan et de l’Alberta, où il avait clairement été rejeté. Il a conclu que là où Carignan n’avait pas été suivi, aucune solution de rechange claire n’avait été proposée. Selon lui, l’arrêt Carignan avait l’avantage d’établir un critère compréhensible et facile à appliquer pour trancher la question de la responsabilité. Il a également souligné que la décision n’avait pas été acceptée uniformément par la doctrine.

13 Le juge Philp a admis que la cour avait reconnu qu’elle avait le pouvoir de renverser ses décisions antérieures. Il n’était pas convaincu toutefois qu’il s’agissait de l’un des rares cas où la cour devait abandonner la solution admise jusque-là. En dépit des solutions contraires retenues par les tribunaux canadiens relativement au droit d’une personne de rompre les liens qui l’unissent à l’enfant auquel elle tient lieu de parent, le juge Philp a souligné que le législateur n’était pas intervenu pour modifier la Loi. Des questions complexes de politique sociale étaient en jeu, et il a estimé qu’il incombait au législateur d’élaborer des règles claires. Il a également signalé que des législatures provinciales avaient édicté des lois apportant une solution de droit.

Le juge Twaddle (motifs concordants)

14 Statuant sur la question de la capacité du mari de répudier le lien parental l’unissant à Jessica, le juge Twaddle a conclu que la cour était liée par une de ses décisions antérieures. Bien que la cour puisse s’écarter d’une décision antérieure, aucune circonstance (décision antérieure rendue par inadvertance par exemple) ne le justifiait en l’espèce. Le fait que les cours d’appel d’autres provinces aient rendu des décisions différentes ne constituait pas un motif de réexamen par la cour de sa décision. Il appartenait plutôt à la Cour suprême du Canada de le faire.

15 Le juge Twaddle a noté que son omission d’aborder le bien‑fondé de la décision antérieure ne devait pas être interprétée comme étant favorable ni défavorable quant à sa validité. Il ne voyait pas l’utilité de débattre du bien‑fondé d’une décision qu’il était tenu de suivre.

La question en litige

16 Dans quelles circonstances, le cas échéant, l’adulte qui tient lieu ou a tenu lieu de père ou de mère à un enfant au sens de l’art. 2 de la Loi sur le divorce peut‑il se désister?

Analyse

17 Il existe un courant jurisprudentiel, illustré par l’arrêt Carignan, précité, voulant que la personne qui tient lieu de parent ait le droit de rompre unilatéralement le lien parental. L’autre courant jurisprudentiel est reflété par l’arrêt Theriault c. Theriault (1994), 149 A.R. 210 (C.A.), qui énonce qu’une personne ne peut rompre unilatéralement les liens qui l’unissent à l’enfant auquel elle tient lieu de parent et que la cour doit examiner la nature des liens pour décider si, dans les faits, la personne tient bel et bien lieu de parent à l’enfant.

18 Avant d’examiner ces deux courants jurisprudentiels, je fais remarquer que dans les deux cas, les tribunaux, qui ont préalablement effectué un examen historique de la théorie loco parentis, ont considéré que les mots «tiennent lieu de père et mère» figurant dans la Loi sur le divorce visaient le même concept. La théorie loco parentis a été élaborée dans le cadre de divers contextes, dont le droit des fiducies, le droit de la responsabilité délictuelle, les relations maîtres‑apprentis et professeurs‑étudiants, les testaments et donations etc., et ce à une autre époque. Alison Diduck, dans «Carignan v. Carignan: When is a Father not a Father? Another Historical Perspective» (1990), 19 R.D. Man. 580, explique comment cette théorie de common law a été appliquée en matière familiale au fil des ans dans différents ressorts. Aux pages 601 et 602, elle conclut en ces termes:

[traduction] La théorie in loco parentis est une créature du système patriarcal du XIXe siècle. Elle a été élaborée à une époque où il était moralement choquant pour un homme d’être tenu responsable de l’enfant d’un autre. Comme le juge Mendes de Costa l’a dit dans une décision rendue en 1987, «ses racines remontent loin en arrière» et on flaire «des relents du passé» (Re Spring and Spring (1987), 61 O.R. (2d) 743, à la p. 748). Malgré le fait que le législateur ait choisi d’utiliser des termes similaires dans la Loi sur le divorce de 1985, les avocats (et les tribunaux) peuvent raisonnablement affirmer que le législateur a délibérément rejeté le concept in loco parentis de la common law et que la loi actuelle devrait être interprétée «sans référence aux anciens arrêts» (loc. cit., à la p. 749).

19 Je conviens que les principes et les valeurs sous‑jacents à la Loi sur le divorce doivent être liés à la société canadienne contemporaine et que les principes généraux d’interprétation législative appuient une interprétation moderne de l’expression «tiennent lieu de père et mère». Dans l’arrêt récent Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21, le juge Iacobucci a écrit:

Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre [. . .], Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit:

[TRADUCTION] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

(Voir dans le même sens R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411; Verdun c. Banque Toronto‑Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103.)

20 À mon avis, le sens en common law de l’expression in loco parentis n’est pas utile pour déterminer la portée des termes «tiennent lieu de père et mère» figurant dans la Loi sur le divorce.

21 Ceci dit, j’estime que l’arrêt Theriault, précité, expose la façon dont il convient d’aborder cette question en reconnaissant que les dispositions relatives aux enfants de la Loi sur le divorce mettent l’accent sur l’intérêt des enfants à charge, non sur la parenté biologique ou la situation juridique des enfants. Dans cette affaire, le mari avait interjeté appel dans le cadre d’une action en divorce contre une ordonnance alimentaire provisoire rendue au profit de la mère qui assumait la majeure partie des soins à donner aux deux enfants. Les enfants n’étaient pas les enfants biologiques du mari. Ce dernier avait participé à leur éducation depuis leur plus tendre enfance, mais, à l’audition de la demande de pension alimentaire intérimaire, il a prétendu que son engagement envers les enfants était né du mariage et subsistait tant que durait cette union.

22 Le juge Kerans a rejeté l’approche retenue dans Carignan, précité, et a conclu, à la p. 213, que dès que quelqu’un [traduction] «contracte au moins l’engagement inconditionnel, permanent ou pour une durée indéfinie, de tenir lieu de parent», les tribunaux sont compétents pour ordonner le paiement d’une pension alimentaire en vertu de la Loi sur le divorce, et cette compétence n’est pas perdue du fait du désaveu subséquent de l’enfant par le parent. La décision du juge Kerans est fondée sur l’intérêt de l’enfant. À la p. 213, le juge Kerans a conclu:

[traduction] Notre société estime que la fonction parentale constitue un complément essentiel à l’éducation des enfants. La bonne exécution de cette fonction est un devoir que la loi impose dans tous les cas où notre société juge qu’il est équitable de le faire. Dans le cas du parent biologique, ce devoir est imposé du fait de la contribution à la création d’une nouvelle vie. Dans le cas du beau‑parent, c’est l’acceptation volontaire de ce rôle qui fait naître le devoir. Permettre aux beaux‑parents ou aux parents biologiques d’abandonner leurs enfants n’est pas dans l’intérêt des enfants, et c’est cet intérêt qui doit primer. La responsabilité financière ne constitue que l’une des nombreuses facettes de la fonction de parent. Un parent, ou un beau‑parent, qui refuse d’assumer cette obligation ou qui se dérobe, néglige ou abandonne l’enfant. L’abandon ou la négligence a autant d’impact qu’en aurait le refus de donner à l’enfant des soins médicaux, de l’affection ou du soutien ou de combler tout autre de ses besoins.

23 D’autres tribunaux ont également conclu que la personne tenant lieu de parent ne peut rompre unilatéralement ce lien. Dans Laraque c. Allooloo (1992), 44 R.F.L. (3d) 10 (C.S.T.N.‑O.), le juge de Weerdt, rejetant l’idée qu’une personne puisse mettre fin unilatéralement aux liens qui l’unissent à l’enfant auquel elle tient lieu de parent, a mis l’accent sur l’intérêt des enfants à charge. Aux pages 17 et 18, il a conclu:

[traduction] . . . l’opinion selon laquelle quelqu’un peut se décharger du rôle in loco parentis quand bon lui semble passe sous silence la considération première des tribunaux, qui doit évidemment être l’intérêt des enfants à charge, et le fait qu’il leur incombe de s’assurer que cet intérêt est protégé, et non négligé, par la loi, en particulier lorsque cet intérêt n’est pas représenté de façon distincte. . .

Au risque de me répéter, je rappelle qu’il est bien établi en droit que pour que la qualité in loco parentis soit légalement reconnue, il doit y avoir une intention éclairée et réfléchie d’assumer de façon continue les obligations parentales liées à l’entretien d’un enfant. Étant donné cette prémisse, il est difficile de conclure que cette qualité ne signifie rien ou qu’elle peut être reniée à volonté, dès lors que la personne agissant in loco parentis change d’avis sur la question ou décide d’abandonner complètement le projet.

24 Voir également Siddall c. Siddall (1994), 11 R.F.L. (4th) 325 (C. Ont. (Div. gén.)); Andrews c. Andrews (1992), 97 Sask. R. 213 (C.A.); Eschak c. Biron, [1993] N.W.T.R. 255 (C.S.); Delorme c. Delorme (1993), 45 R.F.L. (3d) 373 (C. Ont. (Div. gén.)); Bradbury c. Mundell (1993), 13 O.R. (3d) 269 (Div. gén.).

25 Dans l’affaire Carignan, précitée, les époux ont vécu ensemble pendant quatre ans avant de se marier en 1978. Le fils de l’épouse, qui avait deux ans, vivait avec eux. Les parties se sont séparées en 1981. La Cour d’appel a conclu que l’intimé n’agissait pas in loco parentis à l’égard de l’enfant au moment du procès et qu’en conséquence, il n’était pas tenu de payer une pension alimentaire. De plus, la cour a statué que toute personne in loco parentis à l’égard d’un enfant pouvait rompre unilatéralement ce lien en faisant simplement connaître son intention de le faire.

26 Le juge Huband de la Cour d’appel a examiné la jurisprudence anglaise du XIXe siècle concernant deux théories d’equity applicables aux domaines des successions et des testaments ainsi que des fiducies. En matière de testaments et de successions, les tribunaux se sont penchés sur les règles ayant trait aux [traduction] «doubles parts». Dans ces affaires, la règle générale voulait, pour reprendre les termes utilisés par le juge Huband, que [traduction] «la donation faite par un testateur postérieurement à la signature du testament constitue une avance sur la part qui revient à l’enfant en vertu du testament. Une présomption réfragable est établie, empêchant l’enfant de recevoir une double part» (à la p. 67). Cette règle s’appliquait tant aux parents biologiques qu’aux adultes in loco parentis à l’égard de l’enfant en question. Les arrêts de principe concernant la règle de la «double part» qui ont examiné le lien in loco parentis énoncent que le lien naît seulement lorsque l’adulte manifeste son intention en ce sens. Cette description a amené le juge Huband à conclure ainsi, à la p. 67:

[traduction] Il semble convenable que l’on perde la qualité in loco parentis de la même manière qu’on l’a acquise, soit en manifestant l’intention de mettre fin au lien et ainsi d’anéantir l’obligation financière. Il ne s’agit sûrement pas d’une qualité dont on ne peut plus se dépouiller. En matière de doubles parts, la question fondamentale est de savoir si le lien in loco parentis existait au moment où la donation entre vif a été effectuée. Il est parfaitement possible qu’ayant agi in loco parentis à l’égard d’un enfant pendant quelques années, une personne ait mis fin à cette situation de façon délibérée.

27 Le juge Huband a également examiné la théorie de l’avancement en droit des fiducies. Cette théorie établit une présomption voulant que lorsque des biens sont acquis au nom d’un tiers ou cédés à celui-ci sans contrepartie, une fiducie par déduction soit créée en faveur de la personne qui a payé le prix d’acquisition. Cette présomption ne s’applique pas lorsque l’acquéreur agit in loco parentis à l’égard de la personne qui reçoit les biens. Dans un tel cas, la présomption veut que l’acquéreur ait eu l’intention de conférer un avantage à cette personne. Encore une fois, dans les arrêts de principe du XIXe siècle sur la question, les tribunaux approuvent l’approche adoptée dans les décisions rendues en matière successorale à l’égard du concept in loco parentis; l’existence de ce lien dépend de la volonté de l’adulte.

28 Le juge Huband a également examiné un certain nombre de décisions canadiennes. Il n’en a trouvé aucune parmi elles qui lui ait fourni un raisonnement suffisamment convaincant pour qu’il remette en question sa façon de voir la règle de common law selon laquelle un adulte peut rompre unilatéralement le lien loco parentis. Le juge Huband a conclu que l’intimé, dans l’affaire Carignan, n’était pas tenu de verser une pension alimentaire pour le fils de la requérante parce qu’il avait tranché unilatéralement tout lien loco parentis pouvant exister, comme il avait le droit de le faire.

29 Dans le présent pourvoi, bien qu’elle ait mentionné que la décision n’avait pas été suivie par tous les tribunaux, la Cour d’appel n’en a pas moins confirmé l’arrêt Carignan en se fondant essentiellement sur deux motifs. En premier lieu, la décision est conforme à la [traduction] «logique et à la raison» parce que l’institution moderne du mariage s’est nettement écartée de ses racines traditionnelles. Le juge Philp a fait remarquer, à la p. 156, que les mariages modernes étant [traduction] «souvent des unions fragiles ne durant pas» la question se pose de savoir combien d’obligations les parties doivent continuer d’assumer alors qu’elles passent d’une union à l’autre. À son avis, il serait illogique que le beau‑parent qui assume des obligations envers les enfants de son conjoint supporte ce fardeau indéfiniment tandis que le beau‑parent qui n’assume aucune obligation peut se dérober. La conclusion tirée dans Carignan permet d’éviter cette incohérence. En second lieu, à la p. 157, l’arrêt Carignan établit [traduction] «un critère compréhensible et facile à appliquer pour trancher la question de la responsabilité».

30 L’arrêt Carignan a fait l’objet de nombreuses critiques, comme il ressort des décisions susmentionnées et de la doctrine, notamment de l’article de Keith B. Farquhar, intitulé: «Termination of the In Loco Parentis Obligation of Child Support» (1990), 9 Rev. Can. D. Fam. 99, et de celui de Diduck, loc. cit. La critique la plus évidente est que cette décision rend sans effet les dispositions pertinentes de la Loi sur le divorce. Si l’on peut unilatéralement rompre le lien qui unit une personne à l’enfant auquel elle tient lieu de parent, à quoi bon prévoir qu’un tel lien fait naître des obligations aux termes de la Loi sur le divorce?

31 Le recours à la jurisprudence américaine dans l’analyse effectuée dans Carignan a également fait l’objet de critiques. Le juge Huband a cité un certain nombre de décisions américaines provenant de différents ressorts qui, selon lui, appuient la conclusion selon laquelle le lien loco parentis peut être unilatéralement rompu. Il ne convient pas d’appliquer ces décisions dans le contexte canadien. Comme le professeur Farquhar l’a expliqué à la p. 105:

[traduction] . . . aucune de ces décisions ne concernait des ressorts où les lois établissant l’obligation d’entretien générale à l’égard des enfants y assujettissaient des parents substituts. Les décisions en question portaient plutôt sur des affaires où l’on avait cherché à soutenir que l’obligation légale du parent biologique d’entretenir son enfant pouvait aussi, dans certains cas, peser sur un parent substitut. Au Canada, où les législateurs fédéral et provinciaux ont clairement prévu que, dans certains cas, l’obligation d’entretenir l’enfant ne pèse pas que sur les parents biologiques et s’étend à ceux qui agissent in loco parentis, on peut dire que cette remarque incidente tirée de la jurisprudence américaine ne doit pas être considérée comme particulièrement convaincante.

32 Je ne suis pas d’accord avec le raisonnement suivi dans Carignan. Comme il a déjà été mentionné, l’expression «tiennent lieu de père et mère» doit être interprétée en faisant abstraction du concept de common law, de façon à refléter l’approche contextuelle, fondée sur l’objet, que notre Cour préconise en matière d’interprétation législative. Dès lors qu’il est conclu qu’un adulte tient lieu de parent à un enfant, l’adulte ne peut unilatéralement rompre ce lien. Les dispositions de la Loi sur le divorce portant sur les «enfant[s] à charge» doivent «s’interpr[é]te[r] de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet»: voir Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 12. Le raisonnement suivi dans Carignan ne tient pas compte de l’un des objectifs fondamentaux de la Loi sur le divorce en ce qui concerne les enfants. Les dispositions relatives aux enfants de la Loi sur le divorce visent à réduire au minimum les effets du divorce sur ces derniers. Chacun des conjoints a le droit de divorcer d’avec l’autre, mais il n’a pas le droit de divorcer d’avec les enfants à sa charge. L’interprétation la plus favorable à l’intérêt des enfants est celle qui veut que lorsque des personnes se comportent comme des parents à leur égard, les enfants peuvent s’attendre à ce que ce lien subsiste et que ces personnes continuent à se comporter comme des parents.

33 À quelle période convient‑il donc de se reporter pour décider si une personne tient lieu de parent à un enfant? L’expression «à l’époque considérée» a été interprétée, en ce qui a trait à la qualité de parent, comme signifiant [traduction] «au moment où l’action a été intentée» (voir Hock c. Hock, [1971] 4 W.W.R. 262 (C.A.C.-B.), à la p. 273; «à l’époque de l’audience» (voir Harrington c. Harrington (1981), 33 O.R. (2d) 150 (C.A.), à la p. 159); et à «toute date appropriée».

34 Dans Carignan, la Cour d’appel du Manitoba a conclu que l’expression «à l’époque considérée» n’était aucunement liée au moment où la qualité de parent a pris naissance ou existait, mais seulement à la question de savoir si le beau‑parent tenait «lieu de père ou mère» à l’enfant lorsque celui‑ci était âgé de moins de 16 ans ou lorsqu’il était âgé de plus de 16 ans mais ne pouvait toujours pas subvenir à ses besoins. Le juge Huband a fait remarquer que le par. 2(2) ne faisait pas mention de l’époque considérée à l’endroit où figurait l’expression «tiennent lieu de père et mère». Il a conclu qu’il fallait interpréter les deux dispositions comme signifiant que le tribunal peut ordonner à une personne tenant lieu de parent de payer une pension alimentaire à l’enfant seulement si celui‑ci est âgé de moins de 16 ans ou lorsqu’il est âgé de plus de 16 ans s’il ne peut subvenir à ses besoins. La cour a dit, à la p. 72:

[traduction] Si on retourne à l’article définitoire et qu’on élimine les mots superflus, cet article prévoit que l’expression enfant à charge s’entend de tout enfant des époux qui, «à l’époque considérée», est âgé de moins de seize ans (laissons de côté pour le moment l’al. b) de la définition). L’expression «à l’époque considérée» ne fait référence qu’à l’âge de l’enfant. Cette expression ne concerne aucunement l’enfant à l’égard duquel une personne agit in loco parentis. La référence au lien in loco parentis se trouve dans une définition distincte qui assimile à l’enfant commun des époux l’enfant à l’égard duquel les époux ou l’un d’entre eux agissent in loco parentis. Il ressort de la lecture conjointe des deux articles, que la cour a compétence pour ordonner le paiement d’une pension alimentaire au profit de cet enfant, mais seulement s’il est âgé de moins de 16 ans «à l’époque considérée».

35 De la même façon, dans Miller c. Miller (1988), 13 R.F.L. (3d) 80, à la p. 83, le juge Scott de la Cour suprême de l’Ontario s’est exprimé ainsi sur cette question:

[traduction] L’expression «à l’époque considérée» fait référence à l’âge ou à la situation; le paragraphe où il est question du fait que les époux ou l’un d’eux tiennent lieu de père ou de mère à l’enfant est rédigé au présent dans les deux langues ‑- et je ne peux voir comment le concept de l’époque considérée peut être transposé d’un paragraphe à l’autre.

36 Il est clair que la Cour doit se pencher sur les besoins de l’enfant tels qu’ils existaient à la date de l’audience ou de l’ordonnance. L’existence d’un lien parental au sens de l’al. 2(2)b) de la Loi sur le divorce doit toutefois être déterminée en se situant à l’époque où une cellule familiale était formée. Voir Julien D. Payne, Payne on Divorce (4e éd. 1996), à la p. 148. Si l’expression «à l’époque considérée» devait être interprétée de la manière préconisée dans Hock, précité, il serait difficile de conclure à l’existence d’un lien parental dans les cas où le beau‑parent a peu de contacts avec l’enfant entre la séparation et l’action en divorce. Cela est incompatible avec l’objectif de la Loi sur le divorce.

37 Les faits du présent pourvoi montrent pourquoi cette interprétation est celle qu’il convient de retenir. Jusqu’à ce que M. Chartier rompe unilatéralement le lien l’unissant à Jessica, celle‑ci le considérait à tous points de vue comme son père. C’était le seul père qu’elle ait jamais connu. Lui permettre de trancher ce lien, à la condition qu’il le fasse avant le dépôt de la demande de divorce, est inacceptable. La rupture de la relation parent-enfant à la suite de la séparation n’est pas un facteur pertinent pour déterminer si une personne tient lieu de parent à un enfant pour l’application de la Loi sur le divorce. Jessica faisait autant partie de la cellule familiale que Jeena et elle ne devrait pas être traitée différemment parce que les époux se sont séparés. «L’époque considérée» n’a aucune incidence sur la détermination de l’existence d’un lien parental. Cette expression ne concerne que la question de l’âge, qui constitue une condition préalable à l’évaluation des besoins.

38 Quel est donc le critère à appliquer pour décider si une personne tient lieu de parent à un enfant au sens de la Loi sur le divorce? L’appelante a soutenu que ce critère doit être déterminé uniquement en fonction du point de vue de l’enfant. Je ne peux accepter ce critère. Dans bon nombre de cas, l’enfant est très jeune et il sera difficile de déterminer si cet enfant considère la personne comme une figure parentale. De plus, un enfant plus âgé peut en vouloir à son beau‑parent et refuser l’autorité parentale de ce dernier, même si, objectivement, il s’occupe réellement de cet enfant et lui tient lieu de parent. L’opinion de l’enfant au sujet du lien avec le beau‑parent est importante, mais elle ne constitue que l’un des nombreux facteurs devant être considérés. En particulier, il faut tenir compte des observations du beau‑parent, indépendamment de la réponse de l’enfant.

39 La question de savoir si une personne tient lieu de parent doit être tranchée à la lumière de l’ensemble des facteurs pertinents, examinés objectivement. Ce qu’il faut déterminer, c’est la nature du lien. La Loi sur le divorce ne fait aucune allusion à une quelconque expression formelle de la volonté. L’accent mis sur le caractère volontaire et sur l’intention dans Carignan était inspiré de l’approche de common law analysée précédemment. Il s’agissait d’une erreur. Le tribunal doit déterminer la nature du lien en examinant un certain nombre de facteurs, dont l’intention. L’intention ne s’exprime pas seulement de manière explicite. Le tribunal doit aussi déduire l’intention des actes accomplis et tenir compte du fait que même les intentions exprimées peuvent parfois changer. Le fait même de fonder une nouvelle famille constitue un facteur clé appuyant la conclusion que le beau‑parent considère l’enfant comme un membre de sa famille, c’est‑à‑dire comme un enfant à charge. Parmi les facteurs à examiner pour établir l’existence du lien parental, signalons les points suivants: L’enfant participe‑t‑il à la vie de la famille élargie au même titre qu’un enfant biologique? La personne contribue‑t‑elle financièrement à l’entretien de l’enfant (selon ses moyens)? La personne se charge‑t‑elle de la discipline de la même façon qu’un parent le ferait? La personne se présente‑t‑elle aux yeux de l’enfant, de la famille et des tiers, de façon implicite ou explicite, comme étant responsable à titre de parent de l’enfant? L’enfant a‑t‑il des rapports avec le parent biologique absent et de quelle nature sont‑ils? L’expression de la volonté du beau‑parent ne peut être assortie de restrictions relatives à la durée, et elle ne peut faire l’objet d’autres conditions ou réserves, même si une telle intention est manifestement exprimée. Dès qu’il est établi que l’enfant doit être considéré, dans les faits, comme un «enfant à charge», les obligations du beau‑parent envers lui sont les mêmes que celles dont il serait tenu à l’égard d’un enfant issu du mariage, en ce qui a trait à l’application de la Loi sur le divorce. À ce stade‑ci, le beau‑parent ne fait pas que contracter des obligations. Il acquiert également un certain nombre de droits, tel le droit de demander éventuellement la garde ou des droits de visite, comme le prévoit le par. 16(1) de la Loi sur le divorce.

40 Néanmoins, toutes les relations adulte-enfant ne permettront pas de conclure que l’adulte tient lieu de parent à l’enfant. Chaque cas doit être tranché selon ses faits propres et il doit être établi en preuve que l’adulte s’est comporté de manière à tenir lieu de parent à l’enfant.

41 Le juge Huband, dans Carignan, a exprimé l’inquiétude que les gens pourraient hésiter à se montrer généreux envers les enfants s’ils craignent que leur générosité n’entraîne des obligations parentales. Je ne partage pas cette inquiétude. Le lien parental est complexe et ne s’arrête pas au seul soutien financier. Les gens ne nouent pas des liens parentaux en prévoyant qu’ils prendront fin. Je partage l’opinion exprimée par le juge Beaulieu dans Siddall, précité, à la p. 337:

[traduction] Il est important de vérifier quel est le motif à l’origine de la générosité d’une personne envers les enfants de la personne à qui elle veut s’unir ou est unie. Les enfants sont souvent utilisés par les hommes, et parfois par les femmes, comme des pions pour obtenir l’attention du père ou de la mère, et, lorsque l’union entre les adultes prend fin, les enfants sont abandonnés. Il ne faut pas encourager cela. Si le fait d’exiger des hommes qu’ils conservent, tant sur le plan financier que sur le plan affectif, des liens avec les enfants a pour effet de les dissuader d’être généreux, il serait peut‑être bon, alors, de décourager une telle générosité. Ce genre de générosité, qui laisse les enfants meurtris et marqués par un sentiment de rejet, lorsque la relation tourne au vinaigre entre les adultes, n’apporte rien à la société en général ni aux enfants. Après tout, il incombe à la cour de rechercher l’intérêt des enfants. Trop souvent dans ces cas‑là, l’enfant finit par être un simple objet utilisé pour satisfaire des intérêts égocentriques et personnels, tant et aussi longtemps que l’union est satisfaisante et gratifiante. Dès que les choses s’enveniment et deviennent moins agréables, la personne peut s’en aller, abandonnant parent et enfant sans subir aucune conséquence juridique. [. . .] Il est important de favoriser l’établissement de liens ayant pour base l’engagement et non une générosité superficielle. S’il est plus difficile de rompre, il se pourrait bien que l’on évite à un plus grand nombre d’enfants le traumatisme résultant du rejet, de l’image négative de soi et de la perte du soutien financier auquel ils ont été habitués.

42 Le juge Huband, dans Carignan, s’est également dit préoccupé par le fait que l’enfant pourrait recevoir une pension alimentaire tant du parent biologique que du beau‑parent. J’estime que cette préoccupation ne tient pas. La contribution du parent biologique doit être évaluée sans tenir compte des obligations du beau‑parent. L’obligation d’entretenir l’enfant naît dès que cet enfant est jugé être «un enfant à charge». Les obligations des parents envers l’enfant sont toutes solidaires. La question de la contribution de chacun concerne tous les parents qui ont des obligations envers l’enfant, qu’il s’agisse de parents biologiques ou de beaux‑parents; elle ne doit avoir aucun effet sur l’enfant. Le parent qui cherche à obtenir une contribution d’un autre parent doit entre-temps verser une pension alimentaire pour l’enfant en dépit des obligations de l’autre parent. (Voir Theriault, précité, à la p. 214; James G. McLeod, Annotation on Primeau c. Primeau (1986), 2 R.F.L. (3d) 114.)

43 On peut aussi se demander s’il y a encore lieu d’adopter les enfants étant donné que les obligations envers tous les «enfants à charge» sont identiques aux termes de la Loi sur le divorce et de la Loi sur l’obligation alimentaire. Je rappelle que M. Chartier n’a pas mis à exécution son projet d’adopter Jessica. La réponse est simple. L’adoption légale aura quand même des effets considérables dans d’autres domaines du droit, plus particulièrement ceux des successions et des testaments, de sorte qu’elle conserve toute son importance.

Conclusion

44 En se fondant sur l’arrêt Carignan, la Cour d’appel a établi une distinction entre les enfants nés du mariage et les enfants du conjoint. Comme il a déjà été mentionné, la Loi ne prévoit pas une telle distinction. Une fois reconnu «enfant à charge» au sens de la Loi sur le divorce, l’enfant doit être traité comme s’il était issu du mariage. Comme la Cour d’appel du Québec l’a conclu dans Droit de la famille -- 1369, [1991] R.J.Q. 2822 (C.A.), à la p. 2827:

Une fois le statut d’enfant à charge reconnu, la loi ne permet pas de faire de distinction entre un père biologique et celui qui en tient lieu. Rien dans le libellé de cet article ne laisse en effet entendre que le législateur ait voulu octroyer un privilège quelconque au conjoint qui tient lieu de parent.

45 Même si les liens ont été rompus par une séparation ou un divorce, l’obligation de la personne qui tient lieu de parent d’assumer l’entretien d’un enfant reste la même. Les parents biologiques doivent continuer à payer la pension alimentaire même s’ils perdent le contact avec leurs enfants.

46 Il ressort des faits de l’espèce que l’intimé tenait lieu de père à Jessica. L’intimé s’est présenté aux yeux de Jessica et des tiers comme celui qui assumait l’entière responsabilité parentale à l’égard de cette dernière. M. Chartier est le seul père que Jessica ait connu vu que les parties lui ont fait croire qu’il était son père biologique. L’intimé a même envisagé d’adopter Jessica, et les parties ont fait modifier l’acte de naissance de Jessica pour remplacer le nom de famille de Jessica par celui de l’intimé. Elles ont présenté à cette fin une demande énonçant faussement que l’intimé était le père biologique de Jessica. Après la séparation, l’intimé a continué à entretenir des relations avec Jessica. Ses droits de visite ont par la suite été suspendus tant à l’endroit de Jessica qu’à l’endroit de son enfant biologique, Jeena.

47 Que l’intimé ait rompu unilatéralement les liens qui l’unissaient à Jessica ne change rien au fait qu’il s’est comporté, en tous points, comme un père tant que la famille a vécu ensemble. Jessica était donc un «enfant à charge» lorsque les parties se sont séparées et qu’elles ont par la suite divorcé, avec l’ensemble des droits et responsabilités attachés à cette qualité aux termes de la Loi sur le divorce. En ce qui concerne la pension alimentaire payable par l’intimé, Jessica doit être traitée de la même manière que Jeena.

Dispositif

48 À l’audition du 12 novembre 1998, la décision suivante a été rendue:

Nous sommes tous d’avis d’accueillir le présent pourvoi et d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel. Nous déclarons que l’intimé tient lieu de père pour Jessica Marlo Chartier, motifs à suivre.

La présente affaire est donc renvoyée devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (Division de la famille) pour qu’elle détermine le montant de l’ordonnance alimentaire au profit de l’enfant. La Cour ordonne le versement d’une pension alimentaire provisoire pour Jessica de 200 $ par mois, à compter de la présente date, sous réserve d’une requête à la Cour du Banc de la Reine en vue de recouvrer la pension alimentaire à partir de la date du jugement de première instance jusqu’à ce jour.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l’appelante: Paul & Boonov, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 1 R.C.S. 242 ?
Date de la décision : 28/01/1999
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit de la famille - Divorce - Pension alimentaire - Interprétation de l’expression «enfant à charge» - Enfant élevée dans une cellule familiale composée de la mère biologique et d’un père non biologique - Le père non biologique a assumé toutes les fonctions de parent et a présenté l’enfant comme la sienne - Le père non biologique a tranché unilatéralement les liens qui l’unissaient à l’enfant à la suite de la rupture du mariage - L’adulte qui tient lieu ou qui a tenu lieu de père ou de mère peut‑il se désister? - Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.), art. 2(1), (2).

L’intimé s’est occupé activement de la fille de son épouse, issue d’une union antérieure, et il était une figure paternelle pour elle. Les parties ont discuté de l’adoption de l’enfant par le mari sans y donner suite, mais elles ont fait modifier l’acte de naissance de celle‑ci pour y indiquer faussement que le mari était son père biologique et pour que son nom de famille soit remplacé par celui du mari. Dans un jugement sur consentement rendu à l’issue de procédures intentées en vertu de la Loi sur l’obligation alimentaire, le mari a reconnu l’enfant comme enfant à charge, et il a obtenu des droits de visite. Le jugement ne prévoyait toutefois pas de pension alimentaire pour elle. Dans le cadre de procédures de divorce ultérieures, un jugement déclaratoire portant que le mari tenait lieu de père à l’enfant a été sollicité. Le mari a contesté la demande. Une ordonnance intérimaire lui a enjoint de payer une pension alimentaire pour l’enfant, a suspendu ses droits de visite jusqu’à nouvelle ordonnance de la cour et a ordonné l’établissement d’un rapport relativement aux droits de visite. Le rapport a fait état du désir du mari de trancher ses liens avec l’enfant.

Le juge de première instance a conclu que le mari avait répudié le lien parental l’unissant à l’enfant et qu’il n’était pas tenu de payer une pension alimentaire pour elle. La cour d’appel a rejeté l’appel de la femme à l’égard de la pension alimentaire pour l’enfant. La question en litige en l’espèce est de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, l’adulte qui tient lieu ou a tenu lieu de père ou de mère à un enfant au sens de l’art. 2 de la Loi sur le divorce peut se désister.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Une personne ne peut rompre unilatéralement les liens qui l’unissent à l’enfant auquel elle tient lieu de parent. La cour doit examiner la nature des liens pour décider si, dans les faits, la personne tient bel et bien lieu de parent à l’enfant.

Les principes et les valeurs sous‑jacents à la Loi sur le divorce doivent être liés à la société canadienne contemporaine. Ils doivent être interprétés en faisant abstraction du concept de common law in loco parentis (qui a été élaboré dans le cadre de divers contextes au XIXe siècle), de façon à refléter l’approche contextuelle, fondée sur l’objet, que notre Cour préconise en matière d’interprétation législative.

La cour doit se pencher sur les besoins de l’enfant, tels qu’ils existaient à la date de l’audience ou de l’ordonnance. L’existence d’un lien parental au sens du par. 2(2) de la Loi sur le divorce doit toutefois être déterminée en se situant à l’époque où la famille formait une cellule familiale. «L’époque considérée» n’a aucune incidence sur la détermination de l’existence d’un lien parental. Cette expression ne concerne que la question de l’âge, qui constitue une condition préalable à l’évaluation des besoins.

Le critère à appliquer pour décider si une personne tient lieu de parent à un enfant ne doit pas être déterminé uniquement en fonction du point de vue de l’enfant. L’opinion de l’enfant au sujet du lien avec le beau‑parent est importante, mais elle ne constitue que l’un des nombreux facteurs devant être considérés. En particulier, il faut tenir compte des observations du beau‑parent, indépendamment de la réponse de l’enfant.

La question de savoir si une personne tient lieu de parent doit être tranchée à la lumière de l’ensemble des facteurs pertinents, examinés objectivement. Le tribunal doit déterminer la nature du lien en examinant un certain nombre de facteurs, dont l’intention. L’intention ne s’exprime pas seulement de manière explicite. Le tribunal doit aussi déduire l’intention des actes accomplis et tenir compte du fait que même les intentions exprimées peuvent parfois changer. Le fait même de fonder une nouvelle famille constitue un facteur clé appuyant la conclusion que le beau‑parent considère l’enfant comme un enfant à charge. Les éléments suivants comptent parmi les facteurs qu’il est pertinent d’examiner pour établir l’existence du lien parental: L’enfant participe‑t‑il à la vie de la famille élargie au même titre qu’un enfant biologique? La personne contribue‑t‑elle financièrement à l’entretien de l’enfant (selon ses moyens)? La personne se charge‑t‑elle de la discipline de la même façon qu’un parent le ferait? La personne se présente‑t‑elle aux yeux de l’enfant, de la famille et des tiers, de façon implicite ou explicite, comme étant responsable à titre de parent de l’enfant? L’enfant a‑t‑il des rapports avec le parent biologique absent et de quelle nature sont‑ils? L’expression de la volonté du beau‑parent ne peut être assortie de restrictions relatives à la durée, et elle ne peut faire l’objet d’autres conditions ou réserves, même si une telle intention est manifestement exprimée. Dès qu’il est établi que l’enfant doit être considéré, dans les faits, comme un enfant à charge, les obligations du beau‑parent envers lui sont les mêmes que celles dont il serait tenu à l’égard d’un enfant issu du mariage, en ce qui a trait à l’application de la Loi sur le divorce. À ce stade‑ci, le beau‑parent ne fait pas que contracter des obligations. Il acquiert également un certain nombre de droits, tel le droit de demander éventuellement la garde ou des droits de visite. Toutes les relations adulte‑enfant ne permettront pas de conclure que l’adulte tient lieu de parent à l’enfant. Chaque cas doit être tranché selon ses faits propres et il doit être établi en preuve que l’adulte s’est comporté de manière à tenir lieu de parent à l’enfant.

Le lien parental est complexe et ne s’arrête pas au seul soutien financier. Les gens ne nouent pas des liens parentaux en prévoyant qu’ils prendront fin. L’argument selon lequel les gens pourraient hésiter à se montrer généreux envers les enfants s’ils craignent que leur générosité n’entraîne des obligations parentales est rejeté. Il est important de vérifier quel est le motif à l’origine de la générosité d’une personne envers les enfants de la personne à qui elle veut s’unir ou est unie. Une générosité superficielle visant uniquement à obtenir l’attention du père ou de la mère doit être découragée parce que le sentiment de rejet ressenti par l’enfant lors du retrait de ce soutien financier et affectif n’apporte rien à la société en général ni à l’enfant en particulier.

La préoccupation relative au fait que l’enfant pourrait recevoir une pension alimentaire tant du parent biologique que du beau‑parent ne tient pas. La contribution du parent biologique doit être évaluée sans tenir compte des obligations du beau‑parent. L’obligation d’entretenir l’enfant naît dès que cet enfant est jugé être «un enfant à charge». Les obligations des parents envers l’enfant sont toutes solidaires. La question de la contribution de chacun concerne tous les parents qui ont des obligations envers l’enfant, qu’il s’agisse de parents biologiques ou de beaux‑parents; elle ne doit avoir aucun effet sur l’enfant. Le parent qui cherche à obtenir une contribution d’un autre parent doit entre‑temps verser une pension alimentaire pour l’enfant en dépit des obligations de l’autre parent.

Les procédures d’adoption conservent leur pertinence et leur importance même si les obligations envers les «enfants à charge» sont identiques aux termes de la Loi sur le divorce et de la Loi sur l’obligation alimentaire. L’adoption légale aura des effets considérables dans d’autres domaines du droit, plus particulièrement ceux des successions et des testaments.


Parties
Demandeurs : Chartier
Défendeurs : Chartier

Références :

Jurisprudence
Arrêt approuvé: Theriault c. Theriault (1994), 149 A.R. 210
arrêt critiqué: Carignan c. Carignan (1989), 61 Man. R. (2d) 66
arrêt examiné: Laraque c. Allooloo (1992), 44 R.F.L. (3d) 10
arrêts mentionnés: Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213
Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411
Verdun c. Banque Toronto‑Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550
Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103
Siddall c. Siddall (1994), 11 R.F.L. (4th) 325
Andrews c. Andrews (1992), 97 Sask. R. 213
Eschak c. Biron, [1993] N.W.T.R. 255
Delorme c. Delorme (1993), 45 R.F.L. (3d) 373
Bradbury c. Mundell (1993), 13 O.R. (3d) 269
Hock c. Hock, [1971] 4 W.W.R. 262
Harrington c. Harrington (1981), 33 O.R. (2d) 150
Miller c. Miller (1988), 13 R.F.L. (3d) 80
Droit de la famille--1369, [1991] R.J.Q. 2822.
Lois et règlements cités
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 12.
Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.), art. 2(1), (2), 16(1).
Loi sur l’obligation alimentaire, C.P.L.M., ch. F20.
Doctrine citée
Diduck, Alison. «Carignan v. Carignan: When is a Father not a Father? Another Historical Perspective»(1990), 19 R.D. Man. 580.
Farquhar, Keith B. «Termination of the In Loco Parentis Obligation of Child Support» (1990), 9 Rev. can. D. Fam. 99.
McLeod, James G. Annotation on Primeau v. Primeau (1986), 2 R.F.L. (3d) 114.
Payne, Julien D. Payne on Divorce, 4th ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1996.

Proposition de citation de la décision: Chartier c. Chartier, [1999] 1 R.C.S. 242 (28 janvier 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-01-28;.1999..1.r.c.s..242 ?
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