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04/02/1999 | CANADA | N°[1999]_1_R.C.S._311

Canada | R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311 (4 février 1999)


R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311

Vincent Godoy Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Godoy

No du greffe: 26078.

Audition et jugement: 2 décembre 1998.

Motifs déposés: 4 février 1999.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1997), 33 O.R. (

3d) 445, 100 O.A.C. 104, 115 C.C.C. (3d) 272, 7 C.R. (5th) 216, [1997] O.J. no 1408 (QL), qui a confirmé une décision de la Cour de l’Ontario (D...

R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311

Vincent Godoy Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Godoy

No du greffe: 26078.

Audition et jugement: 2 décembre 1998.

Motifs déposés: 4 février 1999.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1997), 33 O.R. (3d) 445, 100 O.A.C. 104, 115 C.C.C. (3d) 272, 7 C.R. (5th) 216, [1997] O.J. no 1408 (QL), qui a confirmé une décision de la Cour de l’Ontario (Division générale) accueillant l’appel interjeté par le ministère public contre l’acquittement de l’accusé relativement à une accusation de voies de fait commises contre un agent de police dans l’intention de résister à une arrestation légale et ordonnant un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Christopher D. Hicks et Carol Cahill, pour l’appelant.

Scott C. Hutchison et Erika Chozik, pour l’intimée.

Bernard Laprade et Carole Sheppard, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le Juge en chef//

1 Le Juge en chef — La présente affaire soulève pour la première fois la question de l’étendue des pouvoirs conférés aux agents de police pour répondre aux appels d’urgence au 911. La Cour d’appel a statué que ceux‑ci avaient le devoir en common law d’enquêter sur les appels au 911 et avaient, par conséquent, le pouvoir d’entrer par la force dans une maison à la recherche de l’auteur de l’appel. Notre Cour a confirmé cette décision à l’audience et précisé que les motifs du jugement suivraient. La décision de la Cour d’appel est bien motivée. Je souhaite seulement ajouter quelques remarques sur le devoir des agents de police de protéger la sécurité du public et l’importance d’un système d’intervention d’urgence efficace.

I. Contexte

2 Très tôt le matin du 1er juin 1992, les agents de police Clafton et Baldesarra ont reçu un appel du répartiteur radio au sujet d’une [traduction] «demande d’aide indéterminée» provenant de l’appartement de l’appelant, soit un appel au 911 dont la communication est coupée avant que l’auteur ait pu parler. Le système 911 est conçu pour retracer tous les appels et donne automatiquement au répartiteur l’adresse de l’auteur. Selon la politique suivie par la police, la demande d’aide indéterminée est tenue pour le deuxième appel de détresse pour ce qui est de la priorité, les appels des agents de police en difficulté ayant seul préséance. Quoique tous les appels au 911 soient traités comme des demandes d’aide, la demande d’aide indéterminée comporte en plus un élément d’inconnu. Par conséquent, la procédure policière prévoit qu’il faut intervenir avec du renfort. Dans la présente affaire, les agents de police Mercer et Connor se sont également rendus à la résidence de l’appelant.

3 Vers 1 h 30, les quatre agents de police sont arrivés à l’appartement de l’appelant et ont frappé à la porte. L’appelant a entrouvert la porte et quand on lui a demandé si tout allait bien à l’intérieur, il a répondu: [traduction] «Oui, il n’y a pas de problème». L’agent de police Clafton a demandé s’ils pouvaient entrer pour vérifier si tout allait bien, mais l’appelant a essayé de fermer la porte. L’agent de police Clafton l’en a empêché en bloquant la porte avec son pied. Les quatre agents de police sont alors entrés dans l’appartement. L’agent de police Clafton a témoigné que dès qu’ils sont entrés, il a entendu une femme pleurer. Il a trouvé la conjointe de fait de l’appelant dans la chambre à coucher, recroquevillée en position fœtale et sanglotant. L’agent de police a remarqué une tuméfaction importante au‑dessus de son œil gauche. Il a témoigné qu’elle a déclaré que l’appelant l’avait frappée.

4 En se basant sur ces observations, l’agent de police Mercer a mis l’appelant en état d’arrestation pour voies de fait contre sa conjointe. L’appelant a résisté à l’arrestation et dans la lutte qui a suivi, l’agent de police Baldesarra s’est fait fracturer un doigt. L’appelant a été accusé de voies de fait contre un agent de police dans l’intention de résister à une arrestation.

II. Juridictions inférieures

A. Cour de l’Ontario (Division provinciale)

5 Au procès, le juge Bentley a rejeté la première accusation de voies de fait contre la conjointe de l’appelant après que celle‑ci eut témoigné qu’il ne l’avait pas frappée. Quant à la seconde accusation de voies de fait contre l’agent de police Baldesarra, le juge du procès a statué que les agents de police étaient entrés dans l’appartement de l’appelant sans autorisation et que, par conséquent, tous les actes subséquents qu’ils avaient accomplis, y compris l’arrestation de l’appelant, étaient illégaux. Pour décider que les agents de police étaient entrés illégalement dans l’appartement, le juge Bentley a conclu que l’appel au 911 et ensuite le refus de laisser entrer les agents ne constituaient pas des motifs raisonnables et probables de porter atteinte à l’inviolabilité de la maison d’habitation. L’accusation de voies de fait contre un agent de police a été rejetée.

B. Cour de l’Ontario (Division générale)

6 Le juge Hoilett a accueilli l’appel de la décision de la Division provinciale, estimant que conclure que le type particulier d’appel au 911 en cause et le refus subséquent de laisser entrer les agents de police n’étaient pas suffisants pour constituer des motifs raisonnables et probables d’entrer dans l’appartement, c’était méconnaître les réalités de la société moderne où la violence conjugale n’est pas un [traduction] «phénomène rare». Le juge Hoilett a fait remarquer que si les agents de police avaient respecté le refus exprimé à la porte par l’appelant et qu’un homicide avait été commis, il ne pouvait que spéculer sur la réaction du public. Un nouveau procès a été ordonné.

C. Cour d’appel de l’Ontario (1997), 33 O.R. (3d) 445

7 Le juge Finlayson, s’exprimant au nom de la cour, a rejeté l’appel. Il a examiné les pouvoirs conférés en common law aux agents de police, tels qu’ils sont énoncés dans l’arrêt R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145, et il a conclu que l’appel au 911 donnait aux agents de police des motifs raisonnables et probables de croire qu’il y avait une situation d’urgence dans l’appartement et que l’auteur de l’appel était en difficulté. La priorité élevée accordée aux appels au 911 qui sont coupés est révélatrice et témoigne de l’expérience collective acquise par le corps policier à l’égard de ce type d’appel de détresse. Le juge Finlayson a renvoyé à l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Simpson (1993), 79 C.C.C. (3d) 482, dans lequel le juge Doherty a appliqué l’arrêt R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659 (C.C.A.). L’arrêt Waterfield expose le critère permettant de déterminer les pouvoirs conférés en common law aux agents de police. Le juge Doherty a signalé que les atteintes portées par la conduite des agents de police à la liberté individuelle sont autorisées par la common law si les deux conditions suivantes sont remplies:

1. Les agents de police accomplissaient leur devoir lorsqu’ils ont commis l’atteinte;

2. Les agents de police n’ont pas exercé leurs pouvoirs de façon injustifiable dans les circonstances.

8 En analysant le premier élément du critère, le juge Finlayson a conclu que dans les circonstances de la présente affaire, les agents de police avaient le pouvoir en common law d’entrer dans une maison privée pour répondre à un appel au 911 qui a été coupé. Les agents de police accomplissaient le devoir qui leur incombe de [traduction] «protéger la vie» et notamment d’empêcher que quelqu’un ne soit tué ou blessé gravement. Ils sont entrés dans l’appartement en sachant qu’un appel au 911 avait été fait de cette résidence. Il fallait qu’ils entrent pour déterminer la cause du problème et pour prêter secours, le cas échéant. Secourir les personnes en difficulté est le fondement même du devoir qu’ont les agents de police de «protéger la vie».

9 Quant au second élément du critère, le juge Finlayson a conclu que l’atteinte à la liberté de l’appelant dans la présente affaire était minimale. Les agents de police ne sont demeurés dans l’appartement que peu de temps et ils y sont entrés par la force seulement pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’urgence et que la personne qui avait appelé le 911 n’était pas en difficulté. Ayant obtenu une réponse insatisfaisante de la part de l’appelant à la porte, les agents de police étaient obligés d’entrer pour vérifier. Ils n’auraient pas pu poser d’autres questions à l’appelant si celui‑ci avait réussi à fermer la porte. De toute façon, l’entrée dans une maison privée est justifiée pour enquêter sur un appel au 911 qui a été coupé, même quand une personne ouvre la porte, si celle‑ci se montre évasive et peu coopérative devant les questions légitimes des agents de police. Le juge Finlayson a fait observer, à la p. 459, qu’il serait: [traduction] «fort démoralisant pour la victime d’un cambriolage, d’une agression sexuelle ou de violence conjugale que le coupable puisse se débarrasser de ses sauveteurs en leur disant simplement qu’“il n’y a pas de problème”». Compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, les agents de police ont exercé leurs pouvoirs de façon justifiée pour entrer dans l’appartement en réponse à l’appel au 911 qui a été coupé. Le juge Finlayson a bien signalé que toute atteinte plus importante à l’inviolabilité du foyer, toute atteinte plus grave que celle commise en l’espèce, ne pourrait se justifier que si les agents avaient en mains d’autres renseignements, par exemple s’ils avaient des motifs justifiant une arrestation pour un acte criminel.

III. Questions en litige

10 1. La Cour d’appel de l’Ontario a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les agents de police accomplissaient le devoir qui leur incombe de protéger la vie et de prévenir les blessures, quand ils sont entrés par la force dans l’appartement de l’appelant pour répondre à un appel au 911 qui avait été coupé?

2. Dans la négative, la Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les agents de police avaient des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’appelant?

IV. Analyse

A. La Cour d’appel de l’Ontario a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les agents de police accomplissaient le devoir qui leur incombe de protéger la vie et de prévenir les blessures, quand ils sont entrés par la force dans l’appartement de l’appelant pour répondre à un appel au 911 qui avait été coupé?

11 À mon avis, l’ordre public exige manifestement que les agents de police soient investis ab initio du pouvoir d’enquêter sur les appels au 911, mais la question de savoir s’ils peuvent entrer dans les maisons d’habitation dans le cadre d’une telle enquête doit être tranchée selon les circonstances de chaque affaire.

12 Le critère reconnu pour évaluer les pouvoirs et les devoirs des agents de police en common law a été exposé dans l’arrêt Waterfield, précité, que notre Cour a suivi dans R. c. Stenning, [1970] R.C.S. 631, Knowlton c. La Reine, [1974] R.C.S. 443, et Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2. Si la conduite policière constitue de prime abord une atteinte à la liberté ou à la propriété d’une personne, le tribunal doit trancher deux questions: Premièrement, la conduite entre‑t‑elle dans le cadre général d’un devoir imposé par une loi ou reconnu par la common law? Deuxièmement, la conduite, bien que dans le cadre général d’un tel devoir, comporte‑t‑elle un exercice injustifiable des pouvoirs découlant de ce devoir?

13 Il ne fait aucun doute que l’entrée par la force des agents de police dans une maison privée constitue de prime abord une atteinte à la liberté et à la propriété d’une personne. Par conséquent, il incombe à notre Cour d’examiner les deux questions posées dans l’arrêt Waterfield, précité.

(1) Les devoirs généraux des agents de police imposés par la loi et reconnus par la common law

14 L’article 42 de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15 (la «Loi») était ainsi rédigé à l’époque pertinente :

42.--(1) L’agent de police a notamment pour fonctions:

a) de veiller à l’ordre public;

b) de prévenir les actes criminels et autres infractions et d’apporter aide et encouragement aux autres personnes qui participent à leur prévention;

c) d’aider les victimes d’actes criminels;

d) d’appréhender les criminels et autres contrevenants ainsi que les autres personnes qui peuvent légalement être placées sous garde;

e) de déposer des accusations, de poursuivre en justice et de participer aux poursuites;

f) d’exécuter les mandats qui doivent être exécutés par des agents de police et d’exercer des fonctions connexes;

g) d’exercer les fonctions légitimes que le chef de police lui confie;

h) dans le cas d’un corps de police municipal ou d’une entente conclue en vertu de l’article 10 (entente visant la prestation de services policiers par la Police provinciale), d’exécuter les règlements municipaux;

i) de terminer la formation prescrite.

(2) Les agents de police ont compétence pour agir à ce titre partout en Ontario.

(3) Les agents de police possèdent les pouvoirs et fonctions qui sont attribués aux constables en common law. [Je souligne.]

15 Dans l’arrêt Dedman, précité, aux pp. 11 et 12, notre Cour a statué que les devoirs incombant aux agents de police en common law (prévus par la loi au par. 42(3)) comprennent la «préservation de la paix, la prévention du crime et [. . .] la protection de la vie des personnes et des biens» (je souligne). Comme le juge Finlayson l’a souligné en Cour d’appel, les devoirs incombant aux agents de police en common law n’ont pas encore été délimités par les tribunaux. En outre, la protection de la vie est un [traduction] «devoir général», comme l’a dit le juge Finlayson, qui ne se limite donc pas à la protection de la vie des victimes de crime.

16 Un appel au 911 est un appel de détresse -- un appel au secours. Il se peut fort bien qu’il soit motivé par des actes criminels, mais l’activité criminelle n’est pas une condition préalable à l’obtention d’aide. Les devoirs énumérés expressément au par. 42(1) de la Loi peuvent entrer en jeu ou non. Le but du système d’intervention d’urgence 911 est d’apporter l’aide voulue compte tenu des circonstances de l’appel. Dans le cas d’un appel au 911 qui a été coupé, la nature du problème est inconnue. Toutefois, à mon avis, il est raisonnable, voire impératif, que les agents de police présument que l’auteur de l’appel est en difficulté et a besoin d’une aide immédiate. Agir autrement compromettrait gravement l’efficacité du système et en minerait les objectifs mêmes. Le devoir de protéger la vie qu’ont les agents de police entre en jeu par conséquent chaque fois que l’on peut déduire que la personne qui a composé le 911 est en difficulté ou peut l’être, y compris les cas où la communication est coupée avant que la nature de l’urgence puisse être déterminée.

17 Devant notre Cour, les parties n’ont pas sérieusement débattu la question de savoir si les agents de police ont le devoir en common law de répondre aux appels de détresse. La vraie question est plutôt de savoir si l’exécution de ce devoir reconnu par la common law donne aux agents de police le droit d’entrer par la force dans une maison. Autrement dit, la question fondamentale porte sur la deuxième partie du critère de l’arrêt Waterfield.

(2) La conduite en question comporte‑t‑elle un exercice injustifiable des pouvoirs conférés aux agents de police dans les circonstances?

18 Dans l’arrêt Simpson, précité, le juge Doherty a appliqué à la fois Waterfield, précité, et Dedman, précité, et, à la p. 499, il a défini de la façon suivante ce qu’on entendait par l’exercice [traduction] «justifié» des pouvoirs conférés aux agents de police:

[traduction] . . . un lot de facteurs doivent être pris en considération pour déterminer si la conduite d’un agent de police est justifiée, notamment le devoir dont il s’acquitte, la mesure dans laquelle il est nécessaire de porter atteinte à la liberté individuelle afin d’accomplir ce devoir, l’importance que présente l’exécution de ce devoir pour l’intérêt public, la liberté à laquelle on porte atteinte ainsi que la nature et l’étendue de l’atteinte.

Je conviens que ces considérations doivent constituer le fondement de l’analyse. En l’espèce, il était nécessaire que les agents de police entrent dans l’appartement de l’appelant afin de déterminer la nature de l’appel de détresse. Il n’y avait pas d’autres moyens raisonnables de s’assurer que la personne dont l’appel avait été coupé avait obtenu l’aide nécessaire en temps utile. Bien que l’appelant ait soutenu que la police pouvait frapper aux portes des voisins et les questionner, ou attendre dans le couloir de l’appartement d’autres signes de détresse, j’estime que ces propositions sont non seulement peu pratiques, mais dangereuses. Si la personne qui compose le 911 court un grave danger et est incapable soit de communiquer avec le répartiteur du 911 ou d’aller ouvrir la porte à l’arrivée des agents de police, son seul espoir est que ceux‑ci la trouvent dans l’appartement et viennent à son secours.

19 Indiscutablement, chacun a droit au respect de la vie privée dans l’intimité de son foyer qui est tenu pour inviolable. Dans l’arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, notre Cour a reconnu que les valeurs sur lesquelles repose le droit à la vie privée protégé par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés sont (les motifs du juge Sopinka, à la p. 292) la «dignité, [. . .] l’intégrité et [. . .] l’autonomie» de la personne. Dans l’arrêt R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, le juge Cory, au par. 50, a expliqué que l’un des éléments du droit à la vie privée est «[l]e droit d’être à l’abri de toute intrusion ou ingérence». Toutefois, la dignité, l’intégrité et l’autonomie sont précisément les valeurs qui sont en jeu de la façon la plus immédiate et la plus pressante lorsqu’un appel au 911 est coupé. Dans un tel cas, la vie et la sécurité de la personne inspirent encore plus l’inquiétude. Par conséquent, l’intérêt de la personne qui demande de l’aide en signalant le 911 ressortit davantage à la dignité, à l’intégrité et à l’autonomie que celui de la personne qui cherche à refuser l’entrée aux agents de police dépêchés sur les lieux pour répondre à un appel à l’aide.

20 On peut penser, par exemple, à la victime d’un infarctus qui compose le 911 mais ne peut pas parler. Il n’y a peut‑être personne à la maison pour aller ouvrir la porte. Est‑ce qu’une personne raisonnable s’attendrait à ce que les agents de police prennent des mesures pour s’assurer que la personne qui a signalé le 911 va bien? Je crois que oui. On pourrait également envisager le cas où une maison est cambriolée et où l’un des occupants est détenu sous la menace d’une arme. À supposer qu’il ait pu signaler le 911, il se pourrait qu’il n’ouvre la porte que pour éloigner les agents de police, l’intrus menaçant de le blesser. En revanche, la personne qui ouvre la porte pourrait très bien être l’intrus. Je ne vois pas à quoi servirait un système d’intervention d’urgence si les personnes qui sont envoyées sur les lieux ne peuvent pas en fait répondre à l’auteur de l’appel. Je ne peux certainement pas accepter que les agents de police croient sur parole la personne qui ouvre et affirme qu’il n’y a «pas de problème» à l’intérieur.

21 De plus, les tribunaux, les législateurs, la police et les travailleurs sociaux se sont engagés dans une campagne sérieuse et importante pour s’informer eux‑mêmes et éduquer le public au sujet de la nature et de la fréquence de la violence conjugale. L’un des traits spécifiques de ce crime est son caractère privé. La violence familiale survient au sein du foyer qui est censé être inviolable. Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’intimité du foyer soit une valeur qu’il faut préserver et favoriser, le respect de la vie privée ne saurait l’emporter sur la sécurité de tous les membres du foyer. Si notre société veut se doter de moyens efficaces pour lutter contre la violence conjugale, elle doit pouvoir intervenir en cas de crise. Le système 911 permet une telle intervention. Compte tenu de l’expérience que les agents de police possèdent dans ce domaine, il est inconcevable qu’ils croient sur parole la personne qui ouvre la porte sans poursuivre leur enquête. Sans faire référence aux faits particuliers de la présente affaire, il ne faut qu’un minimum de bon sens pour se rendre compte que si une personne est incapable de parler au répartiteur du 911 quand elle fait l’appel, il se peut aussi qu’elle ne puisse pas aller ouvrir quand l’aide arrivera. Les agents de police devraient‑ils alors croire sur parole la personne qui ouvre sachant qu’elle peut très bien être l’agresseur et que dans ce cas, elle affirmera sans doute que tout va bien à l’intérieur? Je crois que non.

22 Par conséquent, j’estime que l’importance du devoir qu’ont les agents de police de protéger la vie justifie qu’ils entrent par la force dans une maison afin de s’assurer de la santé et de la sécurité de la personne qui a composé le 911. L’intérêt que présente pour le public le maintien d’un système d’intervention d’urgence efficace est évident et est suffisamment important pour que puisse être commise une atteinte au droit à la vie privée de l’occupant. Cependant, j’insiste sur le fait que l’atteinte doit se limiter à la protection de la vie et de la sécurité. Les agents de police ont le pouvoir d’enquêter sur les appels au 911 et notamment d’en trouver l’auteur pour déterminer les raisons de l’appel et apporter l’aide nécessaire. L’autorisation donnée aux agents de police de se trouver dans une propriété privée pour répondre à un appel au 911 s’arrête là. Ils ne sont pas autorisés en plus à fouiller les lieux ni à s’immiscer autrement dans la vie privée ou la propriété de l’occupant. Dans l’arrêt Dedman, précité, à la p. 35, le juge Le Dain a déclaré que l’atteinte à la liberté doit être nécessaire à l’accomplissement du devoir de la police et elle doit être raisonnable. Dans le cas d’une demande d’aide indéterminée, l’atteinte raisonnable consisterait à trouver la personne qui a signalé le 911 dans la maison. Si cela peut se faire sans entrer dans la maison par la force, c’est évidemment de cette façon qu’il faut procéder. Chaque affaire est un cas d’espèce et doit être évaluée en fonction de toutes les circonstances qui entourent l’événement. (Je m’abstiens en particulier de statuer sur la question de savoir si l’entrée effectuée en vue de répondre à un appel au 911 a une incidence sur l’applicabilité de la théorie des «objets bien en vue» car la question ne se pose pas compte tenu des faits de la présente affaire.)

23 En l’espèce, l’entrée par la force chez l’appelant était justifiée compte tenu de l’ensemble des circonstances. Les agents de police intervenaient à la suite d’une demande d’aide indéterminée. Ils n’avaient aucun indice sur la nature du problème signalé au 911. Ils ne savaient pas si l’appel avait été motivé par la commission d’un acte criminel ou non. Ils avaient le devoir en common law (codifié par le par. 42(3) de la Loi) d’agir en vue de protéger la vie et la sécurité. Par conséquent, leur devoir leur imposait de répondre à l’appel au 911. Une fois rendus à l’appartement de l’appelant, les agents de police avaient le devoir de vérifier les raisons de l’appel. S’ils avaient accepté la simple affirmation de l’appelant qu’il n’y avait «pas de problème», ils auraient manqué à leur devoir. Les agents de police étaient autorisés, en raison des pouvoirs qui leur sont conférés en common law pour s’acquitter de ce devoir, à entrer dans l’appartement pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un cas d’urgence. Le fait que l’appelant ait tenté de fermer la porte au nez des agents de police renforce également la légitimité de leur réaction, qui a été d’entrer par la force. Comme je l’ai déjà dit, le droit au respect de la vie privée de la personne qui ouvre doit s’incliner devant l’intérêt de quiconque se trouve à l’intérieur. La menace pesant sur la vie ou l’intégrité physique intéresse plus directement la dignité, l’intégrité et l’autonomie qui sont les valeurs sous-tendant le droit à la vie privée que le droit d’être à l’abri de l’intrusion minimale de l’État que constitue l’entrée des agents de police dans l’appartement pour enquêter sur un cas d’urgence potentiel. Une fois à l’intérieur de l’appartement, les agents de police ont entendu la conjointe de l’appelant pleurer. Ils avaient le devoir de fouiller l’appartement pour la trouver. À mon avis, le juge Finlayson de la Cour d’appel a eu raison de conclure que les agents de police avaient exercé leurs pouvoirs de façon justifiée.

(3) L’incidence de l’arrêt R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13

24 Dans son jugement, la Cour d’appel a examiné l’arrêt Landry, précité, de notre Cour. Dans l’arrêt Landry, la question en litige était de savoir si les agents de police avaient le pouvoir d’entrer dans un appartement sans mandat pour procéder à une arrestation. Le juge en chef Dickson a conclu qu’un intérêt public supérieur justifiait que soit conféré à la police le pouvoir d’entrer dans des lieux privés pour procéder à une arrestation à certaines conditions. Toutefois, l’arrêt Landry, rendu avant l’entrée en vigueur de la Charte, a été réexaminé par notre Cour dans l’arrêt Feeney, et le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la majorité de notre Cour, a conclu que le critère établi dans l’arrêt Landry relativement à des arrestations sans mandat ne s’appliquait plus à l’époque de la Charte.

25 Je souligne que la Cour d’appel ne s’est pas fondée sur l’arrêt Landry, pour parvenir à sa conclusion dans la présente affaire. Le juge Finlayson a mentionné que la question à trancher en l’espèce était de savoir si les agents de police avaient le pouvoir d’entrer dans une maison privée lorsqu’: [traduction] «ils ont des motifs raisonnables de croire que l’occupant est en difficulté et qu’il est nécessaire qu’ils entrent, non pour procéder à une arrestation, mais pour protéger la vie et empêcher que quelqu’un ne soit tué ou blessé gravement» (pp. 453 et 454). En fait, le juge Finlayson a noté qu’aucune décision ne s’appliquait directement en l’espèce. Par conséquent, le fait que l’arrêt Landry ait été remplacé par l’arrêt Feeney n’invalide pas la décision de la Cour d’appel.

26 Quoi qu’il en soit, j’insiste sur le fait que l’arrêt Feeney, portait uniquement sur les circonstances dans lesquelles des agents de police peuvent entrer dans une maison sans mandat pour procéder à une arrestation. Par conséquent, à mon avis, le raisonnement suivi dans l’arrêt Feeney ne s’applique pas en l’espèce puisqu’il n’est pas question ici des pouvoirs d’arrestation.

B. Dans la négative, la Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les agents de police avaient des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’appelant?

27 Ayant conclu que les agents de police avaient le droit d’entrer chez l’appelant, la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en statuant que les agents de police avaient des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’appelant. L’état de la conjointe de l’appelant, conjugué à sa déclaration à l’agent de police Clafton, constituaient des motifs suffisants pour justifier l’arrestation.

V. Conclusion

28 En résumé, les municipalités mettent en place des systèmes d’intervention d’urgence pour porter secours de façon efficace et immédiate aux citoyens en difficulté. Le système 911 est présenté comme un système permettant de faire face à toutes sortes de crises, y compris à des situations qui ne sont en aucune façon liées à une activité criminelle quelconque. Quand des agents de police répondent à un appel au 911, ils s’acquittent du devoir qui leur incombe de protéger la vie et d’empêcher que quelqu’un ne soit gravement blessé. C’est particulièrement vrai quand l’appel est coupé et que la nature de l’urgence est inconnue. Quand une personne a recours au système 911, elle demande une intervention directe et immédiate et elle est en droit de s’attendre à ce que les services d’urgence arrivent et la trouvent. L’intérêt que présente pour le public le maintien de ce système peut donner lieu à une atteinte limitée au respect du droit à la vie privée dans l’intimité du foyer. La common law autorise cette atteinte parce qu’elle ressortit au devoir qu’ont les agents de police de protéger la vie et la sécurité et ne comporte pas un exercice injustifiable des pouvoirs liés à ce devoir.

29 Le pourvoi est rejeté et l’affaire est renvoyée à la Cour de l’Ontario (Division provinciale) pour instruction d’un nouveau procès sur l’accusation de voies de fait contre un agent de police dans l’intention de résister à une arrestation.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant: Hicks Block Adams Derstine, Toronto.

Procureur de l’intimée: Scott C. Hutchison, Toronto.

Procureur de l’intervenant: S. Ronald Fainstein, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 1 R.C.S. 311 ?
Date de la décision : 04/02/1999
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Police - Étendue des pouvoirs des agents de police - Appels d’urgence - Agents de police entrés par la force dans une maison pour répondre à un appel d’urgence au 911 - Les agents de police accomplissaient‑ils le devoir qui leur incombe de protéger la vie et de prévenir les blessures? - Les agents de police avaient‑ils des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’accusé?.

Deux agents de police ont reçu un appel du répartiteur radio au sujet d’un appel d’urgence au 911 provenant de l’appartement de l’accusé et dont la communication a été coupée avant que l’auteur ait pu parler. Avec le renfort de deux autres agents de police, ils sont arrivés à l’appartement de l’accusé et ont frappé à la porte. L’accusé a entrouvert la porte et, quand on lui a demandé si tout allait bien à l’intérieur, il a répondu qu’il n’y avait pas de problème. L’un des agents a demandé s’ils pouvaient entrer pour enquêter, mais l’accusé a essayé de fermer la porte. L’agent l’en a empêché et les quatre agents de police sont entrés dans la maison. L’agent a témoigné que dès qu’ils sont entrés, il a entendu une femme pleurer. Il a trouvé la conjointe de fait de l’accusé dans la chambre à coucher, recroquevillée en position fœtale et sanglotant. L’agent de police a remarqué une tuméfaction importante au‑dessus de son œil gauche. Il a témoigné qu’elle a déclaré que l’accusé l’avait frappée. Sur la base de ces observations, l’accusé a été placé en état d’arrestation pour voies de fait contre sa conjointe. Il a résisté à l’arrestation et, dans la lutte qui a suivi, un agent de police s’est fait fracturer un doigt. L’accusé a été inculpé de voies de fait contre un agent de police dans l’intention de résister à une arrestation. Le juge de première instance a rejeté l’accusation, parce que les agents de police étaient entrés dans l’appartement de l’accusé sans autorisation et que, par conséquent, tous les actes subséquents qu’ils avaient accomplis, y compris l’arrestation de l’accusé, étaient illégaux. La Cour de l’Ontario (Division générale) a accueilli l’appel interjeté par le ministère public et ordonné un nouveau procès. La Cour d’appel a confirmé cette décision.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

L’ordre public exige manifestement que les agents de police soient investis ab initio du pouvoir d’enquêter sur les appels au 911, mais la question de savoir s’ils peuvent entrer dans les maisons d’habitation dans le cadre d’une telle enquête doit être tranchée selon les circonstances de chaque affaire. Si la conduite policière constitue de prime abord une atteinte à la liberté personnelle ou à la propriété, comme en l’espèce, le tribunal doit trancher deux questions: Premièrement, la conduite entre‑t‑elle dans le cadre général d’un devoir imposé par une loi ou reconnu par la common law? Deuxièmement, la conduite, bien que dans le cadre général d’un tel devoir, comporte‑t‑elle un exercice injustifiable des pouvoirs découlant de ce devoir? Les devoirs incombant aux agents de police en common law (prévus au par. 42(3) de la Loi sur les services policiers de l’Ontario) comprennent la protection de la vie des personnes. Le devoir qu’ont les agents de police de protéger la vie joue chaque fois que l’on peut déduire que la personne qui a composé le 911 est en difficulté ou peut l’être, y compris les cas où la communication est coupée avant que la nature de l’urgence puisse être déterminée. L’importance du devoir qu’ont les agents de police de protéger la vie justifie qu’ils entrent par la force dans une maison afin de s’assurer de la santé et de la sécurité de la personne qui a composé le 911. Bien que chacun ait droit au respect de la vie privée dans l’intimité de son foyer tenu pour inviolable, l’intérêt que présente pour le public le maintien d’un système d’intervention d’urgence efficace est évident et suffisamment important pour que puisse être commise une atteinte au droit à la vie privée de l’occupant. Cependant, l’atteinte doit se limiter à la protection de la vie et de la sécurité; les agents de police ne sont pas autorisés en plus à fouiller les lieux ni à s’immiscer autrement dans la vie privée ou la propriété de l’occupant.

L’entrée par la force chez l’accusé était justifiée compte tenu de l’ensemble des circonstances. Les agents de police avaient le devoir de vérifier les raisons de l’appel au 911 et ils étaient autorisés, en raison des pouvoirs qui leur sont conférés en common law pour s’acquitter de ce devoir, à entrer dans l’appartement pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un cas d’urgence. Le fait que l’accusé ait tenté de fermer la porte au nez des agents de police renforce également la légitimité de leur réaction, qui a été d’entrer par la force. Ayant conclu que les agents de police avaient le droit d’entrer chez l’accusé, la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en statuant que les agents de police avaient des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’accusé.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Godoy

Références :

Jurisprudence
Distinction d’avec l’arrêt: R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13
arrêts mentionnés: R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145
R. c. Simpson (1993), 79 C.C.C. (3d) 482
R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659
R. c. Stenning, [1970] R.C.S. 631
Knowlton c. La Reine, [1974] R.C.S. 443
Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2
R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281
R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8.
Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, art. 42.

Proposition de citation de la décision: R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311 (4 février 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-02-04;.1999..1.r.c.s..311 ?
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