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23/04/1999 | CANADA | N°[1999]_1_R.C.S._652

Canada | R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652 (23 avril 1999)


R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Isaac Monney Intimé

Répertorié: R. c. Monney

No du greffe: 26404.

1998: 4 décembre; 1999: 23 avril.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

Douanes et accise -- Pouvoirs des agents -- Fouille de la personne -- Détention de l’accusé par des agents des douanes pour confirmer leurs soupçons qu’il avait ingéré des stupéfiants -- Les actes des agents

étaient-ils autorisés par la Loi sur les douanes? -- L’expression «dissimuler sur elle ou près d’elle» vise-t-elle la contreb...

R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Isaac Monney Intimé

Répertorié: R. c. Monney

No du greffe: 26404.

1998: 4 décembre; 1999: 23 avril.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

Douanes et accise -- Pouvoirs des agents -- Fouille de la personne -- Détention de l’accusé par des agents des douanes pour confirmer leurs soupçons qu’il avait ingéré des stupéfiants -- Les actes des agents étaient-ils autorisés par la Loi sur les douanes? -- L’expression «dissimuler sur elle ou près d’elle» vise-t-elle la contrebande ingérée par les voyageurs? -- La détention de l’accusé dans la «salle d’évacuation des drogues» était-elle un acte autorisé? -- Les agents des douanes avaient-ils des motifs raisonnables de soupçonner que l’accusé avait de la contrebande dissimulée sur lui ou près de lui -- La fouille a-t-elle été effectuée dans un délai justifiable suivant l’arrivée de l’accusé au Canada? -- Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 98.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Fouilles, perquisitions ou saisies abusives -- Détention de l’accusé par des agents des douanes pour confirmer leurs soupçons qu’il avait ingéré des stupéfiants -- Y a-t-il eu atteinte au droit de l’accusé à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 8 -- Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 98.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Vie et sécurité de la personne -- Détention de l’accusé par des agents des douanes pour confirmer leurs soupçons qu’il avait ingéré des stupéfiants -- La détention d’un voyageur soupçonné d’avoir avalé des stupéfiants doit-elle avoir lieu sous surveillance médicale? -- Y a-t-il eu atteinte au droit de l’accusé à la vie et à la sécurité de sa personne? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 -- Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 98.

Avant son arrivée à l’aéroport de Toronto, M avait ingéré 84 boulettes contenant chacune environ cinq grammes d’héroïne. Certains aspects des dispositions de voyage prises par M ont éveillé les soupçons de l’inspecteur des douanes. M avait payé par chèque un billet d’avion émis le jour du départ, indication que le billet avait été acheté à la hâte. M a dit qu’il était chauffeur de taxi et qu’il s’était rendu à l’étranger pour visiter un cousin malade en Suisse. Le fait que le passeport de M indiquait le Ghana comme lieu de naissance a également attiré l’attention de l’inspecteur, qui savait, de façon empirique, que la Suisse servait de pays «de transit» pour les stupéfiants et que le Ghana était un pays source. M, qui avait d’abord nié être allé au Ghana, a par la suite avoué s’y être rendu pour visiter sa mère. L’inspecteur a décidé qu’il avait des motifs suffisants pour détenir M parce qu’il le soupçonnait d’être un passeur de drogue, et il l’a informé de son droit à l’assistance d’un avocat. Des agents d’un service spécial des douanes sont arrivés sur les lieux environ deux heures plus tard. Ils ont mis M en détention, l’ont informé de son droit à l’assistance d’un avocat et l’ont conduit à la «salle d’évacuation des drogues». Lorsqu’il a refusé de consentir à une analyse d’urine, M a été informé par les agents qu’il serait détenu tant qu’une analyse d’urine négative ou que des selles claires ne les auraient pas convaincus qu’il n’avait pas ingéré de stupéfiants. À la suite d’une conversation téléphonique avec son avocat, M a fourni un échantillon d’urine qui a confirmé la présence d’héroïne. M a été arrêté et a avoué avoir ingéré des boulettes d’héroïne. À la suite d’un deuxième appel téléphonique à son avocat, il a commencé à excréter les boulettes. Aucun des divers agents des douanes qui ont été en contact avec M ne connaissait le protocole écrit qui figure dans le manuel d’exécution et qui précise que les voyageurs soupçonnés d’avoir ingéré des stupéfiants doivent être détenus en présence de personnel médical qualifié. Les agents ont plutôt suivi la politique contradictoire appliquée à leur point d’entrée et selon laquelle les voyageurs détenus ne sont emmenés à un établissement médical que s’ils en font la demande ou s’ils paraissent être en proie à des souffrances physiques. On a demandé à M s’il se sentait bien, car l’un des agents craignait que sa fatigue apparente soit un indice d’intoxication à l’héroïne. Il a répondu qu’il se sentait bien. On l’a averti de signaler aux agents toute douleur à l’estomac afin qu’ils puissent appeler un médecin. M a été déclaré coupable d’importation de stupéfiants. La Cour d’appel à la majorité a conclu qu’on avait porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et que la preuve relative aux stupéfiants devait être écartée conformément au par. 24(2) de la Charte. Elle a accueilli son appel et inscrit un acquittement.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie.

L’article 98 de la Loi sur les douanes habilite les agents des douanes à fouiller un voyageur s’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner cette personne de «dissimuler sur elle ou près d’elle» de la contrebande, et que la fouille a lieu «dans un délai justifiable» suivant l’arrivée de ce voyageur au Canada. L’expression «sur elle ou près d’elle» autorise les agents des douanes à effectuer des fouilles en vue de repérer les marchandises prohibées non seulement à la surface du corps du voyageur ou près de celle‑ci, mais aussi à l’intérieur du corps de ce dernier. Le fait que les agents des douanes aient détenu l’intimé dans une «salle d’évacuation des drogues» et effectué une «veille au haricot» équivalait à une fouille relevant de la deuxième des trois catégories de fouilles à la frontière établies dans l’arrêt Simmons, et leurs actes n’étaient pas abusifs au sens de l’art. 8 de la Charte. Une «veille au haricot» passive n’a pas un caractère aussi envahissant que la fouille des orifices corporels ou que des actes médicaux telle l’administration d’émétiques. Bien que le fait de contraindre un individu à produire un échantillon d’urine ou à déféquer constitue une procédure embarrassante, une telle mesure ne porte pas atteinte à l’intégrité physique de cet individu, soit comme atteinte à la «manifestation extérieure» de son identité, soit comme application intentionnelle de la force. Soumettre les voyageurs traversant la frontière canadienne à des situations potentiellement embarrassantes est le prix à payer pour établir l’équilibre nécessaire entre le droit d’une personne au respect de sa vie privée et le droit opposé et impérieux qu’a l’État de protéger l’intégrité des frontières canadiennes contre l’introduction de marchandises de contrebande dangereuses.

Comme il a été jugé que la fouille effectuée par les agents des douanes était constitutionnellement valide et autorisée par l’art. 98 de la Loi sur les douanes en raison de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner, norme qui peut être considérée comme une norme moins exigeante que celle fondée sur l’existence de motifs raisonnables et probables de croire mais incluse dans celle‑ci, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de fait tirée implicitement au procès, puis confirmée en appel, que l’inspecteur des douanes avait à tout le moins des motifs raisonnables de soupçonner que M avait ingéré des stupéfiants. L’incapacité d’un voyageur à maintenir la cohérence de sa version lorsqu’il répond à des questions sur son itinéraire, surtout lorsque cet itinéraire est relativement simple, mène à l’inférence parfaitement raisonnable que, à tout le moins, ce voyageur tente de tromper l’agent des douanes. Lorsque l’admission de M qu’il s’était rendu au Ghana est considérée à la lumière de l’effet cumulatif des divers facteurs pris en compte par l’inspecteur, en particulier à la lumière de l’opinion de ce dernier que M s’était rendu et dans un pays «source» de stupéfiants et dans un pays «de transit», la décision de l’inspecteur qu’il avait des motifs raisonnables de croire que M tentait d’introduire clandestinement au Canada des stupéfiants qu’il avait ingérés est inattaquable.

Pour répondre à la question de savoir si les agents des douanes ont fouillé M dans un délai justifiable après son arrivée au Canada, il faut tenir compte non seulement du temps mis avant de procéder à la fouille, mais également des délais inhérents à la méthode de fouille utilisée. Suivant la preuve présentée au procès, un délai de 30 minutes entre le moment où la personne est mise en détention et le début de la fouille est raisonnable. Bien que, en l’espèce, les agents d’exécution de douanes ne soient arrivés sur les lieux que près de deux heures après la mise en détention de M, cette attente ne peut être examinée isolément. Compte tenu du fait qu’une «veille au haricot» passive est une méthode qui, intrinsèquement, demande du temps, le retard à intervenir ne suffit pas à établir que M n’a pas été fouillé «dans un délai justifiable suivant son arrivée [au Canada]» comme l’exige le par. 98(1) de la Loi sur les douanes.

Relativement à la question de savoir si M aurait dû être détenu sous surveillance médicale, la protection constitutionnelle de la sécurité de la personne garantie par l’art. 7 de la Charte n’avait pas pour effet d’obliger l’État à mettre M sous surveillance médicale en raison des risques qu’il avait lui-même créés pour sa santé, et ce malgré le fait qu’il avait lui‑même refusé les soins médicaux qu’on lui offrait. Bien qu’il eût été préférable que les agents des douanes suivent la politique officielle des douanes, ils ont pris des mesures raisonnables pour veiller à la sécurité de M en surveillant son état et en lui offrant expressément l’accès à des soins médicaux.

Jurisprudence

Arrêt appliqué: R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; distinction faite d’avec l’arrêt: R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; arrêts mentionnés: R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13; R. c. Lewis, [1996] 1 R.C.S. 921; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 9, 24(2).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 31(2).

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 98(1), (2), (3).

Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, ch. C-40, art. 143, 144.

Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1, art. 5(1).

Doctrine citée

Concise Oxford Dictionary of Current English, 9th ed. Oxford: Oxford University Press, 1995, «secrete».

Nouveau Petit Robert: Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris: Le Robert, 1996, «dissimuler».

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1997), 105 O.A.C. 1, 153 D.L.R. (4th) 617, 120 C.C.C. (3d) 97, 12 C.R. (5th) 1, [1997] O.J. No. 4806 (QL), qui a accueilli l’appel de l’accusé contre une décision de la Cour de l’Ontario (Division générale), [1994] O.J. No. 1429 (QL), qui l’avait reconnu coupable d’importation de stupéfiants. Pourvoi accueilli et déclaration de culpabilité rétablie.

James W. Leising et Thomas Beveridge, pour l’appelante.

Russell S. Silverstein et David M. Tanovich, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le juge Iacobucci//

1 Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi porte sur le pouvoir des agents des douanes de détenir et de fouiller les voyageurs soupçonnés d’avoir avalé des stupéfiants. Plus précisément, le ministère public interjette appel de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario qui a annulé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’intimé à l’égard de l’accusation d’avoir importé des stupéfiants, contrevenant ainsi au par. 5(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1. Il n’est pas contesté que l’intimé a tenté d’introduire une quantité considérable d’héroïne au Canada en avalant 84 boulettes contenant ce stupéfiant avant son arrivée de la Suisse. L’intimé, qui a été déclaré coupable au terme de son procès, a plaidé avec succès en Cour d’appel qu’on avait porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et que la preuve relative aux stupéfiants devait être écartée conformément au par. 24(2) de la Charte.

I. Les faits

2 L’intimé est arrivé à l’aéroport international Pearson le 13 mars 1993 vers 16 h. À un certain moment avant son arrivée, il avait avalé 84 boulettes qui contenaient chacune environ cinq grammes d’héroïne et étaient enveloppées dans des condoms. Lorsque l’intimé s’est présenté aux fonctionnaires des douanes, le premier inspecteur des douanes a inscrit sur un document un code indiquant l’existence d’un «doute» et l’a ensuite dirigé vers la zone douanière secondaire pour interrogatoire plus approfondi. Au procès, le premier inspecteur des douanes ne se rappelait pas pourquoi il avait dirigé le voyageur à cet endroit, mais il a reconnu que le code qu’il avait inscrit ne concernait pas la contrebande de stupéfiants.

3 L’intimé est arrivé vers 16 h 30 au guichet secondaire des douanes, où il a été interrogé par l’inspecteur Roberts. Après avoir interrogé l’intimé et inspecté ses titres de voyage et ses bagages, certains aspects des dispositions de voyage prises par l’intimé ont éveillé les soupçons de l’inspecteur Roberts. Ce dernier avait payé 688 $ par chèque pour un billet d’avion émis le jour du départ, indication que le billet avait été acheté à la hâte. L’intimé a dit qu’il était chauffeur de taxi et qu’il s’était rendu à l’étranger pour visiter un cousin malade en Suisse. L’inspecteur Roberts a trouvé curieux qu’une personne ayant un emploi à revenus relativement modestes puisse se permettre de prendre l’avion pour la Suisse, particulièrement dans le seul but de visiter un parent éloigné. Le fait que le passeport de l’intimé indiquait le Ghana comme lieu de naissance a également attiré l’attention de l’inspecteur Roberts qui savait, de façon empirique, que la Suisse servait de pays «de transit» pour les stupéfiants et que le Ghana était un pays source. Il a demandé à l’intimé s’il s’était rendu au Ghana pendant son séjour à l’extérieur du Canada et ce dernier a répondu par la négative.

4 L’inspecteur Roberts a également témoigné que d’autres aspects du comportement de l’intimé avaient éveillé ses soupçons. L’intimé paraissait nerveux pendant l’interrogatoire, il n’avait pas déclaré une bouteille d’alcool en sa possession et il n’avait pas de bagages enregistrés; l’inspecteur Roberts a toutefois admis qu’à eux seuls ces deux derniers facteurs ne font pas naître de soupçons raisonnables qu’un voyageur est un passeur de drogue. À ce moment‑là, l’inspecteur Roberts a demandé à l’intimé s’il avait des antécédents judiciaires et ce dernier a répondu par la négative. L’inspecteur Roberts a ensuite obtenu de son supérieur la permission d’effectuer une vérification informatique au sujet de l’intimé, laquelle a révélé que ce dernier avait été accusé d’inceste, mais qu’il n’avait pas encore subi son procès. Lorsque l’inspecteur Roberts est revenu afin de poursuivre l’interrogatoire, l’intimé a dit spontanément qu’il avait été accusé de voies de fait et il a aussi déclaré qu’il était allé au Ghana pour visiter sa mère, malgré le fait qu’il avait nié plus tôt s’être rendu dans ce pays.

5 C’est à ce moment que l’inspecteur Roberts a décidé qu’il avait des motifs suffisants pour détenir l’intimé parce qu’il le soupçonnait d’être un passeur de drogue, et il l’a informé de son droit à l’assistance d’un avocat. Après avoir obtenu au préalable l’autorisation de son supérieur, l’inspecteur Roberts a communiqué avec la Division du renseignement et de la répression de la contrebande, service de Douanes Canada spécialisé en matière de contrebande de stupéfiants. Bien que les agents des douanes appartenant à cette division doivent normalement répondre aux demandes d’assistance le plus rapidement possible, dans le présent cas, ils ne sont arrivés sur les lieux que deux heures plus tard environ. Entre‑temps, l’intimé a été détenu dans la zone douanière secondaire.

6 À 18 h 24, les agents d’exécution des douanes Martin et Carrillo, membres de la Division du renseignement et de la répression de la contrebande, ont pris l’intimé en charge, l’ont mis en détention et l’ont informé de son droit à l’assistance d’un avocat. L’agent Martin a témoigné qu’il s’était fait l’opinion que l’intimé avait [traduction] «le type de l’avaleur de drogue», et qu’il [traduction] «soupçonnait» l’intimé d’avoir avalé des drogues. Cette opinion reposait non seulement sur les renseignements sur lesquels s’était fondé l’inspecteur Roberts, mais aussi sur le fait qu’il soupçonnait l’intimé d’avoir utilisé deux passeports, étant donné que celui que ce dernier avait présenté aux douanes ne contenait aucune estampille du Ghana, même si l’intimé avait admis s’y être rendu pendant son séjour à l’extérieur du Canada.

7 Les agents Martin et Carrillo ont alors conduit l’intimé à ce qu’on appelle la «salle d’évacuation des drogues». Cette salle, qui sert à l’examen des personnes soupçonnées d’être des avaleurs de drogue, contient un appareil semblable à une toilette qui permet aux douaniers de récupérer les matières fécales et d’isoler les stupéfiants et autres substances connexes rejetés par le système digestif du suspect au cours de la période de détention. L’intimé a été informé du droit que lui accorde l’art. 98(2) de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), d’être amené devant l’agent principal des douanes pour confirmation de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner qu’un voyageur a tenté d’introduire clandestinement des marchandises prohibées à la frontière du Canada. Il a refusé d’exercer ce droit. Il a alors été soumis à une fouille à nu par l’agent d’exécution des douanes Martin. Cette fouille n’a rien permis de découvrir.

8 À 18 h 45, les agents Martin et Carrillo ont demandé à l’intimé s’il consentait à une analyse de son urine. L’intimé ayant refusé de donner son consentement, les agents l’ont alors informé qu’il serait détenu tant qu’une analyse d’urine négative ou que des selles claires ne les auraient pas convaincus qu’il n’avait pas ingéré de stupéfiants. À 20 h 30, l’intimé a demandé la permission de communiquer avec son avocat, avec qui il a parlé au téléphone de 20 h 34 à 20 h 50. À la suite de cet appel téléphonique, l’intimé a accepté de fournir un échantillon d’urine et il a signé la formule de consentement. L’échantillon a été recueilli à 21 h 18 et son analyse a confirmé la présence d’héroïne. C’est à ce moment‑là que les agents Martin et Carrillo ont arrêté l’intimé, qui a alors avoué avoir ingéré environ 84 boulettes d’héroïne. À la suite d’un deuxième appel téléphonique à son avocat, à 21 h 25, l’intimé a commencé à excréter les boulettes. À 1 h 50, 83 boulettes ayant jusque là été excrétées, l’intimé a été remis aux agents de la GRC, et il a excrété une autre boulette d’héroïne pendant qu’il était sous leur garde.

9 Au cours de la période de détention qui a précédé l’analyse d’urine, l’un des agents a remarqué que l’intimé paraissait s’endormir. On lui a demandé s’il se sentait bien, car l’un des agents craignait que sa fatigue apparente soit un indice d’intoxication à l’héroïne. L’intimé a répondu qu’il se sentait bien. On l’a averti de signaler aux agents toute douleur à l’estomac afin qu’ils puissent appeler un médecin. Les agents ont témoigné que si l’intimé avait paru être en proie à des souffrances physiques ou s’il avait demandé à voir un médecin, il aurait été amené sur‑le‑champ à l’hôpital, mais qu’à aucun moment il n’avait fait une telle demande.

10 Aucun des divers agents des douanes qui ont été en contact avec l’intimé après son arrivée à l’aéroport international Pearson ne connaissait le protocole écrit qui figure dans le Manuel de l’exécution des douanes et qui précise que, en raison des graves risques pour la santé des intéressés, les voyageurs soupçonnés d’avoir ingéré des stupéfiants doivent être détenus en présence de personnel médical qualifié. Les agents ont plutôt suivi la politique contradictoire appliquée à leur point d’entrée et selon laquelle les voyageurs détenus ne sont emmenés à un établissement médical que s’ils en font la demande ou s’ils paraissent être en proie à des souffrances physiques. En outre, un expert a témoigné qu’il aurait été prudent d’hospitaliser l’intéressé dans les circonstances.

II. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes

11 La Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

24. . . .

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

La Loi sur les douanes

98. (1) S’il la soupçonne, pour des motifs raisonnables, de dissimuler sur elle ou près d’elle tout objet d’infraction, effective ou éventuelle, à la présente loi, tout objet permettant d’établir une pareille infraction ou toute marchandise d’importation ou d’exportation prohibée, contrôlée ou réglementée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, l’agent peut fouiller:

a) toute personne arrivée au Canada, dans un délai justifiable suivant son arrivée;

b) toute personne sur le point de sortir du Canada, à tout moment avant son départ;

c) toute personne qui a eu accès à une zone affectée aux personnes sur le point de sortir du Canada et qui quitte cette zone sans sortir du Canada, dans un délai justifiable après son départ de la zone.

(2) Dès que la personne qu’il va fouiller, en application du présent article, lui en fait la demande, l’agent la conduit devant l’agent principal du lieu de la fouille.

(3) L’agent principal, selon qu’il estime qu’il y a ou non des motifs raisonnables pour procéder à la fouille, fait fouiller ou relâcher la personne conduite devant lui en application du paragraphe (2).

III. Les décisions des juridictions inférieures

A. Cour de l’Ontario (Division générale), [1994] O.J. No. 1429 (QL)

12 Dans une décision rendue oralement au terme d’un voir‑dire, le juge Belleghem a dit être convaincu qu’avaient été respectés et le critère relatif permettant de déterminer si une fouille, une perquisition ou une saisie n’est pas abusive au sens de l’art. 8 de la Charte et les tests établis dans les arrêts R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241, et R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. La fouille était autorisée par la loi, soit par l’art. 98 de la Loi sur les douanes, la loi elle‑même n’avait rien d’abusif et la fouille n’avait pas été effectuée de manière abusive. Se fondant sur une remarque incidente faite par le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755, selon laquelle la norme de justification serait respectée si une personne soupçonnée, pour des motifs raisonnables et probables, d’avoir avalé de la drogue était détenue afin de permettre à la nature de faire son œuvre, le juge Belleghem a également statué que l’intimé n’avait pas été détenu arbitrairement, en violation de l’art. 9 de la Charte.

13 Le juge Belleghem a ensuite examiné l’argument de l’intimé selon lequel on avait porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 7 parce qu’il n’avait pas été détenu sous surveillance médicale appropriée. Le juge Belleghem était convaincu que [traduction] «pendant toute la durée de sa détention par les autorités -- tant douanières que policières -- [l’intimé] se trouvait dans une situation mettant sa vie en danger» (par. 27). Il a toutefois conclu que l’intimé était parfaitement conscient du danger pour sa santé, et il a souligné qu’il aurait à tout moment été possible d’avoir accès à des soins médicaux. Le juge Belleghem a donc rejeté l’argument que le fait qu’un individu mette lui‑même sa santé ou sa sécurité en péril avait pour effet d’imposer aux autorités chargées de sa détention l’obligation constitutionnelle de fournir une surveillance médicale. Les agents des douanes ont pris des mesures raisonnables en surveillant l’état de l’intimé et en l’informant que des soins médicaux lui seraient prodigués s’il en avait besoin ou s’il le demandait. Le juge Belleghem a conclu que des soins médicaux doivent être fournis s’ils sont demandés ou s’ils paraissaient raisonnablement nécessaires, mais que l’art. 7 n’a pas pour effet de créer une charte des droits médicaux en faveur de l’intimé. Par conséquent, le juge Belleghem a statué qu’il n’y avait eu aucune atteinte à l’art. 7. Subsidiairement, il a jugé que, s’il y avait eu atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’art. 7, la preuve ne devait pas être écartée en vertu du par. 24(2). Les boulettes d’héroïne constituaient des éléments de preuve matérielle qui avaient été obtenus sans mobiliser l’intimé contre lui‑même, et les agents des douanes avaient agi de bonne foi en suivant la «politique du point d’entrée» à l’aéroport international Pearson, même si cette politique était contraire à la politique officielle, en l’occurrence le Manuel de l’exécution des douanes.

B. Cour d’appel de l’Ontario (1997), 105 O.A.C. 1

(1) Le juge Rosenberg (avec l’appui du juge en chef adjoint Morden)

14 La question centrale formulée par le juge Rosenberg était de savoir [traduction] «si les agents des douanes ont le pouvoir de détenir un voyageur soupçonné d’avoir avalé de la drogue jusqu’à ce que ces soupçons aient été confirmés ou jusqu’à ce que le voyageur ait convaincu les agents qu’il ne transporte pas de drogues» (p. 15). Le juge Rosenberg a conclu que l’art. 98 de la Loi sur les douanes n’autorisait pas la détention et la fouille auxquelles l’intimé avait été soumis par les agents des douanes. Ceux‑ci avaient tout au plus des motifs raisonnables de soupçonner que l’intimé tentait d’introduire clandestinement des stupéfiants au Canada; ils n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’une infraction avait été commise. Pour l’application de l’art. 8, de simples soupçons, aussi raisonnables soient‑ils, ne sont pas suffisants pour justifier la détention et la fouille qui ont eu lieu.

15 Le juge Rosenberg a analysé plusieurs questions pour arriver à cette conclusion. Il a d’abord déterminé qu’il n’y avait aucun fondement juridique justifiant la détention de l’intimé de 16 h 30 jusqu’à 21 h 18, heure de son arrestation. Après examen des exigences relatives à l’arrestation sans mandat établies dans les arrêts Storrey, précité, et R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, il a conclu que l’inspecteur Roberts ne disposait pas des motifs raisonnables et probables requis pour justifier l’arrestation, car il n’avait eu que des soupçons raisonnables que l’intimé avait ingéré des stupéfiants. En conséquence, le juge Rosenberg a conclu que l’art. 98 de la Loi sur les douanes n’autorisait pas les agents des douanes à détenir l’intimé. L’article 98 leur confère seulement le pouvoir d’effectuer une fouille, celui de détenir un voyageur n’existant que par implication nécessaire en vertu du par. 31(2) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21. En d’autres termes, un agent des douanes peut détenir un voyageur pendant la période nécessaire pour procéder à la fouille, mais le préalable à une telle détention est l’obligation que la fouille elle‑même découle de l’exercice valide des pouvoirs conférés par l’art. 98. La fouille à nu de l’intimé n’était donc pas autorisée par l’art. 98, qui permet la fouille d’un voyageur uniquement dans les cas où l’agent des douanes a des soupçons raisonnables que cette personne a de la contrebande «sur elle ou près d’elle». Citant des arrêts de notre Cour portant sur la gravité des violations de l’intégrité physique, le juge Rosenberg a conclu que l’expression «sur elle ou près d’elle» n’avait pas une portée suffisamment large pour s’appliquer aux marchandises de contrebande qui sont ingérées et de ce fait se trouvent «à l’intérieur» de la personne.

16 Le juge Rosenberg a ensuite examiné l’argument de l’intimé selon lequel la saisie de l’échantillon d’urine avant son arrestation avait porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par les art. 7 et 8 de la Charte. Il a conclu que l’intimé n’avait pas consenti volontairement à la prise de l’échantillon d’urine, car on l’avait amené à croire que sa détention se poursuivrait tant que sa culpabilité ou son innocence ne serait pas établie au moyen d’une analyse d’urine ou d’une défécation. Se fondant sur le raisonnement du juge Cory dans l’arrêt R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, selon lequel le refus d’un suspect de consentir à la prise d’échantillons de substances corporelles pendant qu’il est détenu perd son sens si, en raison de la détention, il ne peut empêcher le prélèvement de ces échantillons, le juge Rosenberg a conclu que le prélèvement d’un échantillon d’urine avait porté atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’art. 8 et pouvait également avoir entraîné une violation de l’art. 7. Compte tenu du fait que, sans les résultats de l’analyse d’urine illégale, les agents des douanes n’auraient eu aucun motif raisonnable et probable de croire que l’intimé avait commis une infraction, l’arrestation de l’intimé, à 21 h 18, était elle aussi illégale.

17 Ayant conclu à l’illégalité de l’arrestation, le juge Rosenberg s’est ensuite demandé si la saisie d’héroïne subséquente avait porté atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’art. 8. Le ministère public a tenté de justifier la saisie soit par le pouvoir de fouille et de perquisition accessoire à l’arrestation, soit par l’art. 98 de la Loi sur les douanes. Le juge Rosenberg a conclu que la saisie ne pouvait être justifiée en vertu du pouvoir de fouilles et de perquisition reconnu par la common law étant donné que l’arrestation elle‑même était illégale. De plus, la saisie n’était pas autorisée par l’art. 98, car elle n’avait pas été effectuée «dans un délai justifiable» suivant l’arrivée de l’intimé au Canada, comme l’exige cette disposition.

18 Finalement, le juge Rosenberg s’est demandé si l’omission de détenir l’intimé sous surveillance médicale avait porté atteinte aux droits garantis à ce dernier par l’art. 7. Le juge Rosenberg a exprimé certains doutes quant au bien‑fondé de la décision du juge du procès sur cette question, mais il a souligné qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la violation potentielle de l’art. 7. Comme il avait déjà conclu que la preuve avait été obtenue en contravention des droits garantis à l’intimé par l’art. 8, il pouvait examiner cette question dans le cadre de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2). Le juge Rosenberg a signalé que le juge du procès avait conclu que, s’il y avait eu atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’art. 7, il aurait néanmoins admis la preuve en application du par. 24(2). Bien qu’il ait reconnu qu’un tribunal d’appel ne doit pas intervenir à l’égard d’une décision rendue au procès relativement à l’application du par. 24(2) à moins que le juge du procès n’ait tiré une conclusion de faits déraisonnable ou qu’il n’ait commis une erreur de droit, le juge Rosenberg a souligné que le juge du procès avait commis une erreur en concluant que l’intimé avait été légalement détenu et fouillé. Par conséquent, il était loisible au tribunal d’appel de contrôler les conclusions du juge du procès relativement à l’exclusion de la preuve en vertu du par. 24(2).

19 Appliquant l’arrêt Stillman de notre Cour, le juge Rosenberg a conclu que la preuve avait été obtenue en mobilisant l’intimé contre lui‑même puisque son obtention avait nécessité sa participation forcée. Comme l’admission de la preuve avait pour effet de compromettre le caractère équitable du procès, elle aurait dû être écartée. Subsidiairement, le mépris systématique manifesté par les agents des douanes à l’égard des droits de l’intimé a exacerbé les atteintes, en dépit du fait qu’ils avaient agi de bonne foi. Par contre, lorsqu’il a examiné l’effet qu’aurait l’exclusion de la preuve sur l’administration de la justice, le juge Rosenberg a souligné la gravité de l’accusation, ainsi que le fait que l’héroïne était nécessaire, puisqu’il s’agissait du seul élément de preuve contre l’intimé, et le fait que les agents des douanes n’avaient pas cherché à utiliser le système de justice criminelle à mauvais escient. En dernière analyse, les facteurs touchant à la gravité de l’atteinte aux droits garantis à l’intimé par la Charte et l’effet potentiel de l’exclusion de la preuve étaient en parfait équilibre. Par conséquent, le juge Rosenberg a conclu que si la preuve n’avait pas été obtenue en mobilisant l’intimé contre lui‑même, auquel cas le caractère équitable du procès n’était pas un facteur à prendre en considération, l’héroïne avait à bon droit été admise en preuve.

(2) Le juge Weiler (dissidente)

20 Le juge Weiler a conclu que la fouille à nu et la récupération des excréments de l’intimé étaient autorisées par l’art. 98 de la Loi sur les douanes, de sorte que la fouille, la perquisition et la saisie n’étaient pas abusives au sens de l’art. 8, conformément aux facteurs énumérés dans Collins. Selon le juge Weiler, l’art. 98 autorisait la détention de l’intimé dans le but d’effectuer une fouille comportant la saisie de l’échantillon d’urine. L’article 98 autorise la fouille d’une personne dans les cas où l’agent des douanes la soupçonne, pour des motifs raisonnables, de dissimuler de la contrebande «sur elle ou près d’elle», expression que le juge Weiler a considéré comme incluant les effets que la personne a ingérés et donc dissimulés à l’intérieur d’elle. La fouille de l’intimé a aussi été effectuée dans un délai justifiable suivant son arrivée au Canada, eu égard à la durée de la détention et au type de fouille requise.

21 Quant à la question de savoir si la «veille au haricot» («bedpan vigil») effectuée par les agents des douanes était valide du point de vue constitutionnel au regard de l’art. 8, le juge Weiler s’est référée aux trois catégories de fouilles à la frontière énumérées par le juge en chef Dickson dans R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495. La détention d’un voyageur dans une «salle d’évacuation des drogues» («drug loo facility») est une méthode de fouille moins envahissante que celles incluses par le juge en chef Dickson dans la troisième catégorie de fouilles à la frontière -- les fouilles les plus envahissantes --, par exemple les rayons X ou l’administration d’émétiques. Par conséquent, la fouille effectuée par les agents des douanes en l’espèce appartenait à la deuxième catégorie, étant analogue à une fouille à nu. Une «veille au haricot» passive est le moyen le moins envahissant de surveiller l’activité du canal alimentaire dans les cas où il existe un danger réel de perdre des éléments de preuve et où la protection et la sécurité du public revêtent une importance primordiale.

22 Enfin, le juge Weiler a conclu qu’il n’y avait eu aucune atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’art. 7. Ce n’est pas la détention en soi qui a mis en péril la sécurité de l’intimé, mais plutôt son refus des soins médicaux offerts. Bien que l’intimé ait été privé de sa liberté de se déplacer, il n’a pas été privé de la liberté de prendre ses propres décisions à l’égard de sa santé, que ces décisions aient été dans son intérêt ou non. Des soins médicaux lui ont été offerts, l’intimé connaissait les détails de la situation dans laquelle il se trouvait, l’ayant lui‑même provoquée, et il avait reçu les conseils d’un avocat.

23 Pour ce qui est de l’application du par. 24(2), le juge Weiler a statué que, dans l’hypothèse où la méthode de fouille était abusive, le fait que les agents des douanes avaient agi de bonne foi dans l’exécution de la fouille commandait que l’on admette la preuve recueillie.

IV. Les questions en litige

24 Comme il a été souligné précédemment, le présent pourvoi porte sur la question de savoir si les agents des douanes ont le pouvoir de détenir un voyageur soupçonné d’avoir avalé des stupéfiants jusqu’à ce que leurs soupçons aient été confirmés ou que le voyageur les ait convaincus qu’il ne transporte pas de stupéfiants. Dans le cadre du présent pourvoi, cette question soulève les trois sous‑questions suivantes:

a. Les actes des agents des douanes étaient‑ils autorisés par l’art. 98 de la Loi sur les douanes?

b. L’article 7 de la Charte exige‑t‑il que la détention d’un voyageur soupçonné d’avoir avalé des stupéfiants ait lieu sous surveillance médicale?

c. S’il y a eu atteinte aux droits garantis à l’accusé par la Charte, les éléments de preuve que constituent les boulettes d’héroïne auraient‑ils dû être écartés au procès en vertu du par. 24(2)?

V. L’analyse

A. Les actes des agents des douanes étaient‑ils autorisés par l’art. 98 de la Loi sur les douanes?

1. L’expression «dissimuler sur elle ou près d’elle» à l’art. 98 de la Loi sur les douanes autorise‑t‑elle les agents des douanes à fouiller un voyageur qu’ils soupçonnent d’avoir ingéré des stupéfiants?

25 Pour décider si la fouille à laquelle les agents des douanes ont soumis l’intimé était autorisée par l’art. 98 de la Loi sur les douanes, il faut d’abord déterminer si l’expression «sur elle ou près d’elle» figurant au par. 98(1) vise non seulement la contrebande cachée par un voyageur dans ses bagages, sous ses vêtements ou à tout autre endroit à l’extérieur de son corps, mais aussi la contrebande qu’il a ingérée. L’intimé prétend que, en langage courant, les définitions usuelles des mots «sur» et «près» dans les dictionnaires ne permettent pas de donner à l’expression «sur elle ou près d’elle» une interprétation suffisamment large pour inclure les effets qu’un voyageur a ingérés et qui se retrouvent ensuite logés à l’intérieur de son système digestif. En outre, l’art. 98 oblige l’agent des douanes à effectuer la fouille «dans un délai justifiable». L’intimé prétend que la mention d’un délai à l’art. 98 amène nécessairement à conclure que l’expression «sur ou près d’elle» ne vise pas les stupéfiants ingérés. Une «veille au haricot» passive, comme celle qui a été nécessaire afin de confirmer la présence de boulettes d’héroïne dans le tube digestif de l’intimé lorsqu’il a tenté de franchir la frontière canadienne, suppose un long processus de détention et ne peut donc pas être exécutée «dans un délai justifiable».

26 Il est vrai que l’interprétation des lois, dans le cadre d’un contrôle de conformité avec la Constitution, n’est pas une science exacte. Bien que les références au langage courant et aux définitions usuelles des dictionnaires soient souvent utiles aux fins d’interprétation des lois, il faut tenir compte non seulement du sens ordinaire et naturel des mots, mais également du contexte dans lequel ils sont utilisés et de l’objet de la disposition dans son ensemble: R. c. Lewis, [1996] 1 R.C.S. 921. L’élément le plus important de cette analyse est la détermination de l’intention du législateur. À la lumière de ces lignes directrices, l’interprétation que l’intimé donne de l’expression «sur elle ou près d’elle» est, avec égards, erronée. Comme l’a souligné le juge Weiler dans son jugement dissident en Cour d’appel, lorsqu’on examine l’expression «sur elle ou près d’elle» dans son contexte, on constate qu’elle fait partie de l’expression plus large «dissimuler sur elle ou près d’elle». À mon avis, l’examen de ce contexte démontre que le législateur avait l’intention de conférer aux agents des douanes le pouvoir d’effectuer, dans la mesure permise par la Charte, des fouilles en vue de repérer les marchandises prohibées susceptibles d’avoir été dissimulées ou cachées non seulement à la surface du corps du voyageur ou près de celle‑ci, mais aussi à l’intérieur du corps de ce dernier. Fondamentalement, l’intention du législateur à l’art. 98 était de donner aux agents des douanes les pouvoirs nécessaires pour lutter contre l’introduction de contrebande au Canada. Comme l’a réaffirmé notre Cour dans l’arrêt Lewis, il faut, en l’absence d’indications contraires, donner à une expression figurant dans une disposition législative un sens qui s’accorde avec l’objet de cette disposition, pourvu, évidemment, que cette interprétation soit compatible avec les limites imposées par la Constitution et les règles d’interprétation usuelles.

27 L’interprétation de l’art. 98 que propose l’intimé est inutilement restrictive, tant en ce qui concerne le texte lui‑même que l’intention du législateur. Cette disposition ne parle pas du voyageur qui a «mis» des effets sur lui ou près de lui, auquel cas il serait possible de soutenir, de façon plus convaincante, que le législateur entendait ne donner aux agents des douanes que le pouvoir de fouiller l’extérieur du corps d’une personne et ses effets personnels. Le texte de la version anglaise de la disposition parle plutôt des effets que le voyageur a «secreted» («dissimulé») sur lui ou près de lui. Le verbe «secrete» s’entend du fait de mettre un effet (un objet, une personne, voire soi‑même) dans un endroit où on ne le voit pas: Concise Oxford Dictionary (9e éd. 1995). Le texte français confirme cette interprétation, puisque le verbe «dissimuler» s’entend du fait de cacher ou de celer: Le Nouveau Petit Robert (1996). C’est sur le concept de dissimulation plutôt que sur la distinction entre l’intérieur et l’extérieur du corps du voyageur que repose le pouvoir de fouiller prévu à l’art. 98 de la Loi.

28 Le fait que le législateur entendait autoriser les agents des douanes à effectuer des fouilles pour trouver tout effet dissimulé à l’intérieur ou à l’extérieur du corps du voyageur ressort également du résultat illogique qui s’ensuivrait si notre Cour devait adopter une interprétation plus restrictive. Un voyageur voulant introduire clandestinement des stupéfiants au Canada pourrait contourner l’objet de la disposition tout simplement en les dissimulant dans sa bouche plutôt que sous ses vêtements ou ailleurs sur son corps. Si on interprète l’art. 98 à la lumière de son objet, qui est d’enrayer l’introduction de marchandises de contrebande au Canada, l’expression «dissimuler sur elle ou près d’elle» ne peut avoir été énoncée en vue de permettre un résultat aussi absurde.

2. L’article 98 de la Loi sur les douanes autorise‑t‑il le genre de fouille que font les agents des douanes lorsqu’ils détiennent un voyageur dans une «salle d’évacuation des drogues» jusqu’à ce que l’ingestion de stupéfiants soupçonnée soit confirmée ou infirmée?

29 Le fait que les agents des douanes aient détenu l’intimé dans une «salle d’évacuation des drogues» et qu’ils aient recueilli les boulettes ayant traversé son système digestif équivalait à une fouille, perquisition et saisie pour l’application de l’art. 8 de la Charte. Selon l’arrêt de notre Cour Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, l’obtention d’une autorisation préalable est un prérequis nécessaire à la validité constitutionnelle d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie. Les fouilles, perquisitions et saisies effectuées sans mandat sont donc à première vue abusives au sens de l’art. 8, et il incombe au ministère public de réfuter la présomption de caractère abusif en démontrant que ses actes étaient permis par la loi, que la loi elle‑même n’avait rien d’abusif et que la fouille ou la perquisition n’a pas été effectuée de manière abusive: Collins, précité.

30 Le ministère public soutient que les actes des agents des douanes n’étaient pas abusifs, car ils étaient autorisés par l’art. 98 de la Loi sur les douanes. Cet article permet aux agents des douanes de fouiller un voyageur s’il existe des soupçons raisonnables que cette personne a «dissimul[é] sur elle ou près d’elle» de la contrebande, et que la fouille a lieu «dans un délai justifiable» suivant l’arrivée de ce voyageur au Canada. La constitutionnalité de l’art. 98 lui‑même n’est pas en litige dans le présent pourvoi. La question qui doit être tranchée est plutôt celle de savoir si les actes accomplis par les agents des douanes dans le cadre de la détention de l’intimé dans une «salle d’évacuation des drogues» étaient autorisés par l’art. 98. L’intimé prétend que l’art. 98 ne vise que les fouilles brèves et discrètes telles que les fouilles par palpation, ou, au plus, les fouilles à nu, et qu’il n’a pas pour effet d’autoriser la détention manifestement longue et les procédures envahissantes mises en œuvre par les agents des douanes en l’espèce.

31 L’article 98 de la Loi sur les douanes confère aux douaniers les pouvoirs nécessaires pour fouiller les voyageurs soupçonnés d’entrer au pays avec des stupéfiants, mais il ne précise pas la façon dont la fouille peut être effectuée. Néanmoins, comme l’indique l’extrait suivant des motifs du juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la p. 1078, l’interprétation donnée aux dispositions des lois doit être compatible avec la Charte:

Or, quoique cette Cour ne doive pas ajouter ou retrancher un élément à une disposition législative de façon à la rendre conforme à la Charte, elle ne doit pas par ailleurs interpréter une disposition législative, susceptible de plus d’une interprétation, de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante.

32 En conséquence, la Constitution limite le choix des mesures dont disposent les agents des douanes pour déterminer si un voyageur a bel et bien ingéré des stupéfiants. Dans la mesure du possible, l’art. 98 ne doit pas être interprété de façon à permettre aux agents des douanes de porter atteinte aux droits garantis aux voyageurs par l’art. 8 de la Charte. Dans le cadre du présent pourvoi, notre Cour doit décider si la façon dont l’intimé a été fouillé respecte ces limites constitutionnelles.

33 Dans Simmons, précité, notre Cour a étudié les exigences de la Constitution relativement aux fouilles effectuées à la frontière par les agents des douanes. L’accusée avait soutenu qu’on avait porté atteinte aux droits que lui garantit l’art. 8 de la Charte en la soumettant à une fouille à nu sur la foi de soupçons raisonnables de l’agent des douanes qu’elle tentait d’introduire clandestinement des stupéfiants au Canada. Les dispositions législatives pertinentes étaient les art. 143 et 144 de l’ancienne Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, ch. C‑40, qui permettaient aux douaniers d’effectuer des fouilles sur la personne sans autorisation judiciaire préalable en se fondant sur une norme moins exigeante que celle des motifs raisonnables et probables. Il fallait notamment décider si ces dispositions étaient constitutionnelles, compte tenu du fait qu’elles ne respectaient pas les trois critères applicables pour déterminer si une fouille, une perquisition ou une saisie n’est pas abusive qui ont été formulés dans l’arrêt Hunter, précité: a) dans la mesure du possible, il doit y avoir autorisation préalable de la fouille ou de la perquisition; b) il n’est pas nécessaire que la personne qui autorise la fouille ou la perquisition soit un juge, mais elle doit être en mesure d’agir de façon judiciaire, c.‑à‑d., être capable d’apprécier, d’une manière neutre et impartiale, si la preuve offerte justifie la fouille ou perquisition; c) il doit exister des motifs raisonnables et probables, établis sous serment, de croire qu’une infraction a été commise et que des éléments de preuve de cette infraction se trouvent à l’endroit de la perquisition.

34 Dans Simmons, notre Cour a conclu que, même si les garanties constitutionnelles exprimées par la norme énoncée dans Hunter ne devaient pas être écartées à la légère, le cadre établi dans cet arrêt relativement à l’analyse du caractère raisonnable de la fouille pour l’application de l’art. 8 ne s’appliquait pas aux fouilles effectuées à la frontière. Le juge en chef Dickson a accepté la proposition énoncée dans la jurisprudence américaine, selon laquelle les fouilles à la frontière devaient être différenciées des fouilles effectuées dans des circonstances où la sécurité intérieure du pays n’est pas menacée. Voici en quels termes, il a exprimé son accord avec cette distinction, aux pp. 527 et 528:

Le thème dominant que l’on retrouve dans ces arrêts est que les fouilles effectuées à la frontière sans autorisation préalable et fondées sur un critère moins strict que celui des motifs probables sont justifiées par l’intérêt qu’ont les États souverains à empêcher l’entrée dans leur territoire de personnes indésirables et de marchandises prohibées, et à protéger leurs revenus tarifaires. Ces intérêts nationaux importants, alliés au fait qu’aux frontières internationales les gens ont des attentes moindres en matière de vie privée, confèrent aux fouilles effectuées à la frontière un caractère raisonnable au sens du Quatrième amendement. À mon avis, les intérêts des États, énoncés dans la jurisprudence américaine, qui sont censés conférer aux fouilles effectuées à la frontière un caractère raisonnable, ne diffèrent pas en principe des intérêts nationaux qui sont en jeu dans le cadre des fouilles effectuées aux douanes canadiennes pour trouver des stupéfiants illégaux. La nécessité d’assurer sa propre protection devient un élément déterminant du calcul effectué.

35 Le juge en chef Dickson a également fait état de la mise en garde faite dans l’arrêt Hunter, selon laquelle le caractère raisonnable d’une fouille doit être évalué dans son contexte. La réserve pertinente énoncée dans Hunter à l’égard de la norme du caractère raisonnable est que cette norme pourrait être différente «[s]i le droit de l’État ne consistait pas simplement à appliquer la loi, comme, par exemple, lorsque la sécurité de l’État est en cause, ou si le droit du particulier ne correspondait pas simplement à ses attentes en matière de vie privée, comme, par exemple, lorsque la fouille ou la perquisition menace son intégrité physique» (à la p. 168). Adoptant une méthode contextuelle d’appréciation du caractère raisonnable pour l’application de l’art. 8, notre Cour a conclu, dans Simmons, que les attentes en matière de respect de la vie privée auxquelles une personne peut raisonnablement s’attendre lorsqu’elle s’apprête à traverser la frontière sont généralement moindres que celles qui s’appliqueraient dans un contexte entièrement national.

36 Dans Simmons, le juge en chef Dickson a décrit ainsi, à la p. 528, l’équilibre entre le droit de l’État d’empêcher la contrebande de traverser ses frontières et le droit d’une personne au respect de sa vie privée garanti par l’art. 8 de la Charte:

J’accepte la proposition de la poursuite que les attentes raisonnables en matière de vie privée sont moindres aux douanes que dans la plupart des autres situations. En effet, les gens ne s’attendent pas à traverser les frontières internationales sans faire l’objet d’une vérification. Il est communément reconnu que les États souverains ont le droit de contrôler à la fois les personnes et les effets qui entrent dans leur territoire. On s’attend à ce que l’État joue ce rôle pour le bien‑être général de la nation. Or, s’il était incapable d’établir que tous ceux qui cherchent à traverser ses frontières ainsi que leurs effets peuvent légalement pénétrer dans son territoire, l’État ne pourrait pas remplir cette fonction éminemment importante. Conséquemment, les voyageurs qui cherchent à traverser des frontières internationales s’attendent parfaitement à faire l’objet d’un processus d’examen. Ce processus se caractérise par la production des pièces d’identité et des documents de voyage requis, et il implique une fouille qui commence par la déclaration de tous les effets apportés dans le pays concerné. L’examen des bagages et des personnes est un aspect accepté du processus de fouille lorsqu’il existe des motifs de soupçonner qu’une personne a fait une fausse déclaration et transporte avec elle des effets prohibés.

37 Je suis d’avis que l’arrêt Simmons de notre Cour régit la question soulevée dans le présent pourvoi. Même si l’art. 143 de la loi antérieure posait la question de savoir si l’agent des douanes avait «raisonnablement lieu de supposer» qu’un voyageur avait des articles prohibés «cachés sur [lui]» et que l’art. 98 de la loi actuelle demande plutôt si l’agent «soupçonne, pour des motifs raisonnables,» cette personne de «dissimuler sur elle ou près d’elle» des marchandises prohibées, ces dispositions se ressemblent suffisamment pour justifier l’application du cadre analytique établi dans l’arrêt Simmons pour décider de l’issue du présent pourvoi. Je dis cela malgré le fait que le juge en chef Dickson ait affirmé, dans Simmons, que l’art. 98 de la loi actuelle avait modifié la norme applicable -- d’une norme fondée sur l’existence de soupçons, dans l’ancienne loi, à une norme fondée sur l’existence de motifs raisonnables, dans la loi actuelle --, affirmation avec laquelle je suis en désaccord.

38 En évaluant la constitutionnalité d’une fouille à nu effectuée sur une personne passant aux douanes canadiennes, le juge en chef Dickson a, dans Simmons, mis en corrélation trois types de fouilles à la frontière, en les distinguant selon leur degré d’empiétement sur la vie privée et l’intégrité physique, les exigences de justification constitutionnelle croissant avec l’empiétement. En d’autres termes, plus envahissante est la fouille, plus élevé est le degré de protection constitutionnelle requis pour ce qui est de la norme relative aux soupçons ou à la conviction qui doit être respectée avant qu’un voyageur puisse être fouillé par les agents des douanes. Le juge en chef Dickson a formulé ainsi la corrélation nécessaire, aux pp. 516 et 517:

Il est, à mon avis, significatif que la jurisprudence et la doctrine semblent distinguer trois types de fouilles à la frontière. Premièrement, il y a l’interrogatoire de routine auquel est soumis chaque voyageur à un port d’entrée, lequel est suivi dans certains cas d’une fouille des bagages et peut‑être même d’une fouille par palpation des vêtements extérieurs. Il n’y a rien d’infamant à être l’un des milliers de voyageurs qui font, chaque jour, l’objet de ce type de contrôle de routine à leur entrée au Canada et aucune question constitutionnelle n’est soulevée à cet égard. Il serait absurde de laisser entendre qu’une personne qui se trouve dans une telle situation est détenue au sens constitutionnel du terme et a le droit, en conséquence, d’être informée de son droit à l’assistance d’un avocat. Le second type de fouille effectuée à la frontière est la fouille à nu comme celle à laquelle a été soumise l’appelante en l’espèce. Cette fouille est effectuée dans une pièce fermée, après un examen secondaire et avec la permission d’un agent des douanes occupant un poste d’autorité. Le troisième type de fouille, celui qui comporte l’empiétement le plus poussé, est parfois appelé examen des cavités corporelles; pour ce genre de fouille, les agents des douanes ont recours à des médecins, à des rayons X, à des émétiques, ainsi qu’à d’autres moyens comportant un empiétement des plus poussés.

Je tiens à établir clairement que chacun de ces différents types de fouille soulève des questions distinctes. Nous avons ici affaire aux fouilles du second type et mon propos ne concerne que les fouilles de cette catégorie. Les fouilles de la troisième catégorie ou examen des cavités corporelles peuvent soulever des questions constitutionnelles entièrement différentes puisqu’il est évident que plus l’empiétement sur la vie privée est important, plus sa justification et le degré de protection constitutionnelle accordée doivent être importants. J’aborde maintenant les demandes fondées sur la Charte que l’appelante a présentées en l’espèce.

39 Le juge en chef Dickson a conclu que la norme fondée sur l’expression «a raisonnablement lieu de supposer» figurant à l’art. 143 de la loi antérieure autorisait les fouilles à la frontière relevant des deux premières catégories. Aucune décision n’a été rendue quant à l’étendue de la protection constitutionnelle exigée à l’égard de la troisième catégorie de fouilles envahissantes effectuées à la frontière, et il n’est pas nécessaire, à ce moment‑ci, de décider si l’art. 98 de la loi actuelle autorise les agents des douanes à recourir à des méthodes envahissantes telles que les rayons X, les émétiques ou l’intervention de médecins. Je conclus que le fait que les agents des douanes aient détenu l’intimé dans une «salle d’évacuation des drogues» et effectué ce que l’on pourrait appeler une «veille au haricot» équivalait à une fouille relevant de la deuxième catégorie.

40 L’intimé a exhorté à notre Cour à conclure que le fait de forcer un voyageur soupçonné d’avoir avalé des stupéfiants à fournir un échantillon d’urine ou à déféquer sous surveillance n’est pas simplement une veille passive, mais constitue plutôt une atteinte de l’État à l’intégrité physique d’une personne par la saisie ou l’utilisation d’une quelconque façon d’échantillons de substances corporelles. L’intimé a invoqué l’arrêt de notre Cour Stillman, précité, dans lequel le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité, a statué que l’existence d’un motif probable et d’un mandat constituaient les normes constitutionnelles minimales à respecter pour justifier, au regard de l’art. 8 de la Charte, la saisie d’échantillons de substances corporelles et l’utilisation du corps d’une personne. Étant donné que l’art. 98 de la Loi sur les douanes n’exige ni l’existence d’un motif probable ni celle d’un mandat préalablement à une fouille à la frontière, l’intimé avance qu’on ne peut se fonder sur cette disposition pour justifier la saisie d’échantillons de substances corporelles qui est survenue en l’espèce. L’intimé soutient que la récupération des excréments suffit pour justifier l’inclusion des «veilles au haricot» dans la catégorie des fouilles à la frontière comportant «l’empiétement le plus poussé», parce qu’une telle fouille porte atteinte au droit à l’intégrité physique.

41 L’intimé a toutefois tort d’invoquer l’arrêt Stillman de notre Cour. La détention de l’intimé à la frontière afin de vérifier ses selles pour y déceler la présence de stupéfiants de contrebande n’est pas une situation factuelle analogue à celle qui existait dans Stillman, où l’intimé avait été arrêté pour meurtre et avait refusé de consentir à fournir des échantillons de substances corporelles aux fins d’analyse génétique. Sous la menace de recours à la force, les policiers avaient néanmoins obtenu des échantillons de substances corporelles de l’intimé pendant qu’il était sous garde, notamment des cheveux, des empreintes dentaires, des échantillons de salive et des prélèvements buccaux. À un certain moment, les policiers ont aussi récupéré un papier‑mouchoir que l’intimé avait utilisé pour se moucher et qu’il avait jeté dans une corbeille. La question en litige était celle de savoir si la prise de ces échantillons de substances corporelles par la police était autorisée par le pouvoir de fouille accessoire à une arrestation reconnu par la common law. Le juge Cory a conclu que la prise d’échantillons de substances corporelles constitue un acte très envahissant, qui va beaucoup plus loin que la fouille par palpation qui accompagne habituellement une arrestation. Par conséquent, il a conclu qu’il y avait eu atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’art. 8.

42 La distinction la plus importante entre les faits du présent pourvoi et la situation de l’intimé dans l’arrêt Stillman est que les passages frontaliers constituent une situation factuelle unique en ce qui concerne l’analyse fondée sur l’art. 8. Le caractère particulier de ce contexte a récemment été confirmé par notre Cour dans l’arrêt R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312, où le juge Gonthier, au nom de la majorité, s’est exprimé ainsi, au par. 18:

Dans l’arrêt R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, notre Cour a reconnu le contexte particulier des passages frontaliers. Le juge en chef Dickson y affirme, au nom de la majorité, à la p. 528:

La nécessité d’assurer sa propre protection devient un élément déterminant du calcul effectué.

J’accepte la proposition de la poursuite que les attentes raisonnables en matière de vie privée sont moindres aux douanes que dans la plupart des autres situations. En effet, les gens ne s’attendent pas à traverser les frontières internationales sans faire l’objet d’une vérification. Il est communément reconnu que les États souverains ont le droit de contrôler à la fois les personnes et les effets qui entrent dans leur territoire.

43 Par conséquent, les arrêts de notre Cour portant sur le caractère raisonnable d’une fouille ou d’une perquisition pour l’application de l’art. 8 en général ne sont pas nécessairement pertinents pour l’appréciation de la constitutionnalité d’une fouille effectuée par des agents des douanes aux frontières canadiennes.

44 Une deuxième distinction importante entre les faits du présent pourvoi et ceux de l’arrêt Stillman est que, lorsque les agents des douanes ont détenu l’intimé en l’espèce et l’ont passivement soumis à une «veille au haricot», ils ne tentaient pas de recueillir des échantillons de substances corporelles contenant des renseignements personnels concernant l’intimé. Dans Stillman, le juge Cory s’est dit particulièrement préoccupé par le fait que les actes accomplis par les policiers pour recueillir la preuve génétique avait porté atteinte aux attentes raisonnables de l’intimé en matière de respect de sa vie privée, car le corps de ce dernier avait été utilisé pour obtenir des renseignements personnels à son sujet. Il s’est appuyé en partie sur l’observation faite par le juge La Forest, dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, aux pp. 431 et 432, que «l’utilisation du corps d’une personne, sans son consentement, en vue d’obtenir des renseignements à son sujet, constitue une atteinte à une sphère de la vie privée essentielle au maintien de sa dignité humaine». Le droit à la vie privée garanti par l’art. 8 de la Charte permet donc aux individus de protéger leur intégrité physique et leur autonomie contre de possibles atteintes par l’État. Le juge Cory a résumé ainsi le lien entre la vie privée et l’intégrité physique, au par. 87:

Les Canadiens considèrent leur corps comme étant la manifestation extérieure de leur être. Ils considèrent qu’il a une importance exceptionnelle et qu’il leur appartient exclusivement. Toute atteinte au corps d’un individu est une atteinte à sa personne. En fait, il s’agit de l’atteinte la plus grave à la dignité personnelle et à la vie privée.

45 Les boulettes d’héroïne qui se trouvaient dans les matières fécales excrétées par l’intimé ne peuvent être considérées comme une «manifestation extérieure» de son identité. Le droit d’une personne au respect de sa vie privée relativement à la protection des liquides organiques ne s’étend pas aux marchandises de contrebande mélangées aux excréments et qui sont expulsées du corps lorsqu’on laisse la nature faire son œuvre. Il n’est pas nécessaire, pour trancher le présent pourvoi, de décider si le résultat aurait nécessairement été le même si les agents des douanes avaient choisi une méthode plus envahissante pour recueillir la preuve, comme la chirurgie ou la provocation d’une défécation.

46 Relativement à ma conclusion que la «veille au haricot» passive effectuée par les agents des douanes relève à juste titre de la deuxième catégorie de fouilles, il ressort de l’examen des fouilles typiques à la frontière qui ont été énumérées par le juge en chef Dickson dans son cadre analytique que la principale distinction entre les fouilles de la deuxième catégorie et celles de la troisième est que tous les exemples donnés dans la troisième catégorie comportent, à des degrés divers, l’application intentionnelle de la force. Les méthodes de fouille comme l’insertion d’une sonde dans les orifices corporels ou l’administration d’un émétique pourraient, en l’absence d’un fondement dans la loi, être qualifiées de voies de fait. Par conséquent, le risque d’atteinte par l’État à l’intégrité physique d’une personne à l’occasion de fouilles relevant de la troisième catégorie commande le respect de normes de justification constitutionnelle strictes. Dans Stillman, le juge Cory a confirmé le caractère très envahissant des fouilles de la troisième catégorie, lorsqu’il a affirmé ce qui suit, au par. 42:

On a souvent dit clairement et avec vigueur qu’une atteinte de l’État à l’intégrité physique d’une personne est une violation de la vie privée de cette personne et une atteinte à la dignité humaine. La nature envahissante des fouilles corporelles requiert des normes de justification plus strictes. Dans l’arrêt R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945, à la p. 949, le juge Lamer, maintenant Juge en chef, souligne que «la violation de l’intégrité physique de la personne humaine est une affaire beaucoup plus grave que celle de son bureau ou même de son domicile». De plus, le juge La Forest fait observer, dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, aux pp. 431 et 432, que «l’utilisation du corps d’une personne, sans son consentement, en vue d’obtenir des renseignements à son sujet, constitue une atteinte à une sphère de la vie privée essentielle au maintien de sa dignité humaine». Finalement, dans l’arrêt R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, à la p. 517, le juge en chef Dickson affirme:

Le troisième type de fouille, celui qui comporte l’empiétement le plus poussé, est parfois appelé examen des cavités corporelles; pour ce genre de fouille, les agents des douanes ont recours à des médecins, à des rayons X, à des émétiques, ainsi qu’à d’autres moyens comportant un empiétement des plus poussés.

47 L’issue du présent pourvoi dépend donc de la réponse à la question centrale de savoir si les «veilles au haricot» peuvent à juste titre être qualifiées de procédure aussi «envahissante» que les fouilles corporelles comportant l’application intentionnelle de la force. À mon avis, elles ne peuvent être qualifiées de la sorte. Il ne fait aucun doute que les Canadiens attendent qu’on les traite d’une manière qui tienne compte de leur grand sentiment de pudeur en ce qui concerne les fonctions corporelles. Le voyageur qui est détenu dans une «salle d’évacuation des drogues» et qui est contraint d’uriner ou de déféquer sous surveillance est soumis à une procédure embarrassante. Toutefois, j’estime qu’une «veille au haricot» passive n’a pas un caractère aussi envahissant que la fouille des orifices corporels ou que des actes médicaux telle l’administration d’émétiques. Dans ce sens, il ne faut pas confondre droit à l’intégrité physique et sentiments de pudeur, malgré la légitimité de ces sentiments. En conséquence, une «veille au haricot» passive présente une plus grande analogie avec la deuxième catégorie de fouilles -- la fouille à nu -- puisque le suspect est détenu et mis dans une situation embarrassante, mais n’est pas soumis contre son gré à l’application intentionnelle de la force.

48 Bien que je conclue que le fait de contraindre un individu à produire un échantillon d’urine ou à déféquer constitue une procédure embarrassante, une telle mesure ne porte pas atteinte à l’intégrité physique de cet individu, soit comme atteinte à la «manifestation extérieure» de son identité -- ce qui était la préoccupation centrale dans Stillman --, soit comme application intentionnelle de la force, facteur pertinent dans Simmons. Tout comme d’autres méthodes d’enquête relevant de la deuxième catégorie, par exemple la fouille à nu, le fait que des voyageurs traversant la frontière canadienne soient soumis à des situations potentiellement embarrassantes est le prix à payer pour établir l’équilibre nécessaire entre le droit d’une personne au respect de sa vie privée et le droit opposé et impérieux qu’a l’État de protéger l’intégrité des frontières canadiennes contre l’introduction de marchandises de contrebande dangereuses. En conséquence, je conclus que, en l’espèce, la fouille effectuée à la frontière par les agents des douanes n’était pas abusive au sens de l’art. 8 de la Charte.

3. Les agents des douanes avaient‑ils des soupçons raisonnables que l’intimé avait dissimulé des stupéfiants sur lui ou près de lui?

49 Dans leurs motifs, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé la décision rendue par le juge du procès à l’occasion du voir‑dire et selon laquelle l’inspecteur Roberts avait des motifs raisonnables de croire que l’intimé avait ingéré des stupéfiants avant son arrivée à l’aéroport international Pearson et qu’il tentait de leur faire franchir clandestinement la frontière canadienne. Les juges majoritaires ont plutôt conclu que l’inspecteur n’avait que des soupçons raisonnables. Toutefois, comme j’ai statué que la fouille effectuée par les agents des douanes était constitutionnellement valide et autorisée par l’art. 98 de la Loi sur les douanes en raison de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner, norme qui peut être considérée comme une norme moins exigeante que celle fondée sur l’existence de motifs raisonnables et probables de croire mais incluse dans celle‑ci, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de fait tirée implicitement au procès, puis confirmée en appel, que l’inspecteur Roberts avait à tout le moins des motifs raisonnables de soupçonner que l’intimé avait ingéré des stupéfiants.

50 Il est important de souligner que l’inspecteur Roberts a fondé sa conclusion sur l’effet cumulatif de plusieurs facteurs et qu’aucun facteur ne peut être évalué isolément. Il faut se rappeler que l’inspecteur Roberts a d’abord remarqué que le billet d’avion pour la Suisse acheté par l’intimé avait coûté 688 $ et qu’il avait été payé par chèque le jour du départ. L’inspecteur Roberts y a vu une indication que l’intimé avait quitté le Canada à la hâte, puisque, suivant son expérience, la plupart des gens font leurs préparatifs de voyage et achètent leur billet bien avant la date du départ. Son expérience lui disait aussi qu’il est peu plausible que le voyageur moyen prenne subitement l’avion pour la Suisse afin de visiter un cousin, particulièrement les voyageurs qui, comme l’intimé, disposent très vraisemblablement de ressources financières limitées. Ces facteurs prenaient encore plus de poids vu l’opinion de l’inspecteur Roberts que la Suisse était un pays «de transit» pour la contrebande des stupéfiants. L’inspecteur Roberts a aussi observé que le passeport de l’intimé donnait le Ghana comme lieu de naissance, pays qu’il estimait être un pays «source». En réponse aux questions de l’inspecteur Roberts, l’intimé avait toutefois nié s’être rendu au Ghana pendant son séjour à l’extérieur du Canada.

51 L’inspecteur Roberts a ensuite demandé à l’intimé s’il avait des antécédents judiciaires, question à laquelle l’intimé a également répondu non. L’inspecteur Roberts a alors effectué une vérification informatique qui a révélé que l’intimé avait été accusé d’inceste mais n’avait pas encore subi son procès. Lorsque, après avoir effectué cette vérification, l’inspecteur Roberts est revenu poursuivre l’interrogatoire, l’intimé a spontanément révélé l’information qui a peut-être le plus entaché sa crédibilité. Bien que celui‑ci ait d’abord nié être allé au Ghana, il a ensuite avoué à l’inspecteur Roberts s’y être rendu pour visiter sa mère. C’est en se référant à ce moment‑là que l’inspecteur Roberts a indiqué, dans son témoignage: [traduction] «J’avais vraiment des motifs». Selon moi, l’incapacité d’un voyageur de maintenir la cohérence de sa version lorsqu’il répond à des questions sur son itinéraire, surtout lorsque cet itinéraire est relativement simple, mène à l’inférence parfaitement raisonnable que, à tout le moins, ce voyageur tente de tromper l’agent des douanes.

52 Lorsque l’admission de l’intimé qu’il s’était rendu au Ghana est considérée à la lumière de l’effet cumulatif des divers facteurs pris en compte par l’inspecteur Roberts, en particulier à la lumière de l’opinion de ce dernier que l’intimé s’était rendu et dans un pays «source» de stupéfiants et dans un pays «de transit», la décision de l’inspecteur qu’il avait des motifs raisonnables de soupçonner que l’intimé tentait d’introduire clandestinement au Canada des stupéfiants qu’il avait ingérés est inattaquable.

4. Les agents des douanes ont‑ils fouillé l’intimé «dans un délai justifiable suivant son arrivée [au Canada]» comme l’exige le par. 98(1) de la Loi sur les Douanes?

53 Relativement à la question de savoir si les agents des douanes ont fouillé l’intimé dans un délai justifiable après son arrivée au Canada, je souscris à la conclusion du juge Weiler de la Cour d’appel que, dans l’appréciation du «caractère justifiable», il faut tenir compte non seulement du temps mis avant de procéder à la fouille, mais également des délais inhérents à la méthode de fouille utilisée. Suivant la preuve présentée au procès, un délai de 30 minutes entre le moment où la personne est mise en détention et le début de la fouille est raisonnable. Toutefois, en l’espèce, les agents d’exécution des douanes ne sont arrivés sur les lieux que près de deux heures après la mise en détention de l’intimé. Cependant, comme l’a souligné le juge Weiler, bien que le fait qu’il survienne une période d’attente à un moment ou l’autre au cours de la fouille soit un facteur important, cette attente ne peut être examinée isolément. Compte tenu du fait qu’une «veille au haricot» passive est une méthode qui, intrinsèquement, demande du temps, je suis d’avis que le retard d’une heure trente des agents d’exécution des douanes ne suffit pas à établir que l’intimé n’a pas été fouillé «dans un délai justifiable suivant son arrivée [au Canada]» comme l’exige le par. 98(1) de la Loi sur les douanes.

B. L’article 7 de la Charte exige‑t‑il que la détention d’un voyageur soupçonné d’avoir avalé des stupéfiants ait lieu sous surveillance médicale?

54 Il n’est pas contesté que ceux qui ingèrent de grandes quantités d’héroïne sous forme de boulettes seraient physiquement en danger si l’une de ces boulettes éclatait ou commençait à couler de quelque façon pendant qu’elle se trouve toujours dans leur système digestif. Le risque augmente avec le temps et dans la mesure où on empêche l’évacuation naturelle de la substance en retenant la défécation. Il ne fait aucun doute que la sécurité de l’intimé était menacée pour cette raison, et que les agents des douanes connaissaient ce fait dès que le résultat positif de l’analyse d’urine a confirmé la présence d’héroïne dans le système de l’intimé. Bien que la politique officielle des douanes dans de tels cas consiste à détenir la personne dans un hôpital ou sous la surveillance de personnel médical qualifié, les agents des douanes ignoraient cette politique et ont plutôt suivi la politique usuelle à ce point d’entrée, qui était de surveiller étroitement le suspect et de lui fournir promptement des soins médicaux s’il le demandait ou si le besoin se faisait sentir.

55 L’intimé prétend que, en négligeant de faire en sorte qu’il soit détenu sous surveillance médicale constante, les agents des douanes ont mis sa vie en danger dans des conditions incompatibles avec les droits constitutionnels que lui garantit l’art. 7 de la Charte. Dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, notre Cour a statué que les actes de l’État qui auront probablement pour effet de détériorer la santé d’une personne entraînent l’application du droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7. Toutefois, dans le présent pourvoi, l’intimé prétend que cette garantie constitutionnelle comportait l’obligation pour l’État de le mettre sous surveillance médicale en raison des risques qu’il avait lui‑même créés pour sa santé, et ce malgré le fait qu’il avait lui‑même refusé les soins médicaux qu’on lui offrait.

56 Comme l’a souligné le juge Weiler, bien que l’intimé ait été privé de sa liberté durant la période de détention, il n’a pas été privé de la liberté de prendre ses propres décisions à l’égard de sa santé, que ces décisions aient été dans son intérêt ou non. Les agents des douanes lui ont expressément demandé s’il se sentait bien et lui ont indiqué clairement qu’il pouvait obtenir de l’aide médicale en tout temps et sans conditions. Bien qu’il eût été préférable que les agents des douanes suivent la politique officielle des douanes, comme l’a indiqué l’expert dans son témoignage, ils ont pris des mesures raisonnables pour veiller à la sécurité de l’intimé en surveillant son état et en lui offrant expressément l’accès à des soins médicaux. La protection constitutionnelle du droit à la vie et à la sécurité de la personne prévu par l’art. 7 de la Charte n’oblige pas à assurer la surveillance médicale d’un suspect en détention durant une «veille au haricot» passive, lorsque ce dernier refuse l’aide médicale qui lui est offerte.

C. S’il y a eu atteinte aux droits garantis à l’accusé par la Charte, les éléments de preuve que constituent les boulettes d’héroïne auraient‑ils dû être écartés au procès en vertu du par. 24(2)?

57 Ayant jugé que la détention de l’intimé par les agents des douanes afin de confirmer leurs soupçons qu’il avait ingéré des stupéfiants n’avait pas porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par les art. 7 et 8 de la Charte, je n’estime pas nécessaire d’aborder la question de l’exclusion de la preuve en vertu du par. 24(2).

VI. La conclusion et le dispositif

58 Je conclus que les actes des agents des douanes étaient autorisés par l’art. 98 de la Loi sur les douanes pour les raisons suivantes: a) les agents des douanes qui ont des soupçons raisonnables qu’un voyageur a ingéré des stupéfiants sont autorisés par l’art. 98 de la Loi à détenir ce voyageur pendant la période nécessaire pour confirmer ou infirmer ces soupçons au moyen d’une «veille au haricot» passive; b) dans les circonstances du présent pourvoi, les agents des douanes avaient effectivement des motifs raisonnables de soupçonner que l’intimé avait bel et bien ingéré des stupéfiants. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée au procès.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante: Le procureur général du Canada, Toronto.

Procureurs de l’intimé: Pinkofsky, Lockyer, Toronto.



Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Monney

Références :
Proposition de citation de la décision: R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652 (23 avril 1999)


Origine de la décision
Date de la décision : 23/04/1999
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1999] 1 R.C.S. 652 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-04-23;.1999..1.r.c.s..652 ?
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