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20/05/1999 | CANADA | N°[1999]_2_R.C.S._3

Canada | M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3 (20 mai 1999)


M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3

Le procureur général de l’Ontario Appelant

c.

M. Intimée

et

H. Intimée

et

La Foundation for Equal Families, le Fonds d’action et

d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ),

Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE),

la Commission ontarienne des droits de la personne,

l’Église unie du Canada, l’Evangelical

Fellowship of Canada, l’Ontario Council of Sikhs,

l’Islamic Society of North America,

Focus on the Family et REAL Women of Canada Interv

enants

Répertorié: M. c. H.

No du greffe: 25838.

1998: 18 mars; 1999: 20 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, ...

M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3

Le procureur général de l’Ontario Appelant

c.

M. Intimée

et

H. Intimée

et

La Foundation for Equal Families, le Fonds d’action et

d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ),

Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE),

la Commission ontarienne des droits de la personne,

l’Église unie du Canada, l’Evangelical

Fellowship of Canada, l’Ontario Council of Sikhs,

l’Islamic Society of North America,

Focus on the Family et REAL Women of Canada Intervenants

Répertorié: M. c. H.

No du greffe: 25838.

1998: 18 mars; 1999: 20 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droit à l’égalité -- Définition de «conjoint» -- Droit de demander des aliments conféré par la Loi sur le droit de la famille aux membres des couples de sexe différent non mariés -- L’omission de conférer les mêmes droits aux membres des couples de même sexe porte‑t‑il atteinte au droit à l’égalité? -- Dans l’affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1) -- Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 29.

Droit de la famille -- Obligation alimentaire entre conjoints -- Définition de «conjoint» -- Droit de demander des aliments conféré par la Loi sur le droit de la famille aux membres des couples de sexe différent non mariés -- L’omission de conférer les mêmes droits aux membres des couples de même sexe porte‑t‑il atteinte au droit à l’égalité garanti par la Charte canadienne des droits et libertés? -- Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 29.

M. et H. sont deux femmes qui ont fait vie commune à partir de 1982. Au cours de cette période, elles ont occupé une maison que H. possédait depuis 1974. En 1982, M. et H. ont mis sur pied leur propre agence de publicité. L’entreprise a connu un succès rapide et a été la principale source de revenus du couple au cours de l’union. La contribution de H. à cette entreprise était supérieure à celle de M. En 1983, M. et H. ont acheté ensemble un bien d’entreprise. En 1986, elles ont acquis à titre de copropriétaires une propriété de vacances à la campagne. Elles ont par la suite vendu le bien d’entreprise et ont utilisé le produit de la vente pour financer la construction d’une maison sur la propriété à la campagne. Par suite d’un fléchissement marqué du marché de la publicité à la fin des années 80, les parties se sont considérablement endettées. H. a pris un emploi à l’extérieur de l’entreprise et a hypothéqué sa maison pour payer ses dépenses et celles de M. À l’automne 1992, les rapports entre M. et H. s’étaient détériorés. M. a quitté la maison du couple et a sollicité une ordonnance de partage et de vente de la maison ainsi que d’autres mesures de réparation. M. a par la suite modifié sa demande pour y inclure une demande d’aliments conformément aux dispositions de la Loi sur le droit de la famille («LDF»), et elle a signifié un avis de question constitutionnelle contestant la validité de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29, qui vise la personne qui est effectivement mariée, de même que «l’homme et la femme qui ne sont pas mariés ensemble et qui ont cohabité, selon le cas [. . .] de façon continue depuis au moins trois ans». Aux termes du par. 1(1), le mot «cohabiter» s’entend du fait de «[v]ivre ensemble dans une union conjugale, qu’il y ait eu mariage ou non». Le juge des requêtes a statué que l’art. 29 de la LDF violait le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et n’était pas sauvegardé par l’article premier. Elle a déclaré que les mots «l’homme et la femme» devaient être retranchés de la définition du terme «conjoint» à l’art. 29 de la LDF et remplacés par les mots «deux personnes». H. a interjeté appel de ce jugement et le procureur général de l’Ontario s’est joint à elle. La Cour d’appel a confirmé la décision sans adjuger de dépens, mais a suspendu l’application de la déclaration d’invalidité pour une période d’un an afin de donner au législateur ontarien le temps de modifier la LDF. Ni M. ni H. n’a interjeté appel de cet arrêt. L’autorisation de se pourvoir devant notre Cour a finalement été accordée au procureur général de l’Ontario à la condition que les dépens de M. lui soient payés quelle que soit l’issue de la cause. M. a aussi obtenu la permission de former un pourvoi incident quant à la suspension pour un an de la déclaration d’invalidité ordonnée par la Cour d’appel et à son refus d’adjuger des dépens.

Arrêt (le juge Gonthier est dissident quant au pourvoi principal): Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés, mais la réparation est modifiée. L’article 29 de la LDF est déclaré inopérant. L’effet de cette déclaration est temporairement suspendu pendant six mois.

1. La question constitutionnelle

Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux-Dubé, Cory, McLachlin, Iacobucci et Binnie: Selon la méthode qu’il convient d’adopter pour analyser une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte, telle qu’elle a été établie dans l’arrêt Law, le tribunal doit se poser les trois grandes questions qui suivent. Premièrement, la loi contestée a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a‑t‑il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique?

La LDF établit une distinction en accordant expressément à chacun des membres des couples de sexe différent non mariés qui cohabitent des droits dont elle prive, par omission, chacun des membres des couples de même sexe qui vivent ensemble. Le législateur a rédigé l’art. 29 de manière à permettre à un homme ou à une femme de demander des aliments, reconnaissant ainsi qu’une dépendance financière peut survenir au sein d’une union intime, dans un contexte tout à fait étranger à l’éducation des enfants et à la discrimination fondée sur le sexe pouvant exister dans notre société. L’obligation alimentaire entre conjoints a été étendue aux unions formées par un homme et une femme qui remplissent des conditions de durée précises et sont conjugales. Étant donné que les gais et les lesbiennes peuvent former des unions conjugales et que ces unions peuvent remplir les conditions de durée fixées par la LDF, la distinction pertinente dans le présent pourvoi est établie entre les personnes formant une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne de sexe différent et celles qui forment une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne du même sexe. Il est par conséquent manifeste que la loi a établi une distinction formelle entre la demanderesse et d’autres personnes, laquelle est fondée sur une caractéristique personnelle, à savoir l’orientation sexuelle. L’orientation sexuelle a été jugée analogue aux motifs qui sont énumérés au par. 15(1) de la Charte.

Le présent pourvoi porte principalement sur la question de savoir si la différence de traitement imposée par la loi contestée sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue est discriminatoire au sens du par. 15(1). Cet examen doit être effectué en fonction de l’objet visé et du contexte, et il doit être centré sur la question de savoir si la différence de traitement impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe, ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou en tant que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération.

L’article 29 de la LDF crée une distinction qui prive l’intimée M. d’un avantage. Le bénéfice mis en lumière par l’analyse fondée sur le par. 15(1) ne peut pas viser le seul octroi d’un avantage économique, mais doit aussi comprendre l’accès à un processus qui pourrait conférer un avantage économique ou autre. En outre, les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF contribuent à protéger les intérêts économiques des personnes qui ont formé une union intime.

Ce refus d’accorder un avantage porte atteinte à l’objet du par. 15(1). L’un des facteurs susceptibles de démontrer que la loi traitant le demandeur différemment a pour effet de porter atteinte à sa dignité est la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés dont souffre la personne ou le groupe en question. Dans la présente affaire, il y a, dans une large mesure, préexistence d’une vulnérabilité et d’un désavantage, et cette situation est accentuée par la loi contestée. La disposition législative en cause établit une distinction qui empêche les personnes formant une union avec une personne du même sexe d’invoquer le régime de l’obligation alimentaire qui est appliqué et protégé par les tribunaux. Cette négation d’un avantage potentiel, qui est susceptible d’imposer un fardeau financier aux personnes placées dans la situation de la demanderesse, est pour quelque chose dans la vulnérabilité générale dont souffrent les personnes formant une union avec une personne du même sexe. Un deuxième facteur pertinent est que la loi en cause ne tient pas compte de la situation véritable de la demanderesse. Union entre personnes de même sexe n’est pas synonyme d’union non durable ou non conjugale. Troisièmement, même si l’existence d’un objet ou d’un effet d’amélioration peut aider à établir qu’il n’y a pas atteinte à la dignité humaine lorsque la personne ou le groupe qui est exclu est plus favorisé en ce qui concerne la situation visée par la loi, l’objet d’amélioration qu’aurait cette loi n’atténue aucunement l’allégation de discrimination en l’espèce. Quatrièmement, la nature du droit protégé par l’art. 29 de la LDF est fondamental. L’exclusion des partenaires de même sexe du bénéfice de l’art. 29 conduit à penser que M., et en général les personnes formant des unions avec une personne du même sexe, sont moins dignes de reconnaissance et de protection. C’est laisser entendre qu’elles sont jugées incapables de former des unions intimes marquées par l’interdépendance financière par rapport aux couples de sexe différent, indépendamment de leur situation réelle. Une telle exclusion perpétue les désavantages que subissent les personnes formant une union avec une personne du même sexe et contribue à les rendre invisibles.

Comme il a été expliqué dans l’arrêt Oakes, la première étape du critère de la justification en vertu de l’article premier de la Charte consiste à se demander si la loi qui restreint un droit garanti par la Charte favorise la réalisation d’un objectif urgent et réel. Lorsqu’une loi porte atteinte à la Charte en raison de sa portée trop limitative, c’est tout à la fois l’objet de la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle‑même qu’il y a lieu de prendre en compte à cette étape. La LDF (parties I à IV) vise le règlement équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes. Il s’agit également de l’un des objectifs des dispositions contestées qui portent sur l’obligation alimentaire entre conjoints et qui figurent à la partie III; l’autre objectif est d’alléger le fardeau financier de l’État en faisant peser l’obligation de fournir des aliments aux personnes indigentes non plus sur l’État mais sur les parents et les conjoints qui sont en mesure de le faire. Ni la LDF en général ni la partie III en particulier, n’ont été conçues pour corriger les désavantages que subissent les femmes ayant formé une union avec une personne de sexe différent. De plus, étant donné que les dispositions de la partie III portant sur l’obligation alimentaire entre conjoints ne visent pas principalement la protection des enfants, il ne s’agit pas d’une partie de l’objectif de l’art. 29 de la LDF. Prévoir le règlement équitable des différends d’ordre économique à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes et alléger le fardeau de l’État quant aux conjoints dépendants sont des objectifs urgents et réels. Ces objectifs favorisent la justice sociale et la dignité des personnes qui sont des valeurs sous‑jacentes d’une société libre et démocratique.

Même s’il était accepté que la partie III de la LDF vise à corriger l’inégalité systémique des sexes au sein des unions entre personnes de sexe différent, le lien nécessaire entre cet objectif et les mesures choisies, exigé à la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article premier, est absent en l’espèce. Un régime d’obligation alimentaire ne faisant aucune distinction fondée sur le sexe ne peut pas être rationnellement lié à l’amélioration de la situation économique des femmes hétérosexuelles à la rupture d’une union. En outre, rien ne démontre que l’exclusion des couples de même sexe du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF puisse contribuer de quelque façon que ce soit à la réalisation de l’objectif qui consiste à aider les femmes hétérosexuelles. Bien qu’il y ait des éléments de preuve tendant à démontrer que les unions entre personnes de même sexe ne sont pas d’ordinaire caractérisées par les mêmes inégalités, économiques et autres, que celles qui frappent les unions entre personnes de sexe différent, cela n’explique pas pourquoi le droit de demander des aliments est limité aux hétérosexuels. Le fait que les membres des unions entre personnes de même sexe soient peu souvent placés dans une situation ressemblant à celle de nombreuses femmes hétérosexuelles ne les distingue en rien des hommes hétérosexuels qui, même s’ils profitent généralement de la division du travail fondée sur le sexe et de l’inégalité de la capacité de gain, ont tout autant le droit de demander des aliments que leurs partenaires féminines. Même si elle était acceptée comme étant un objectif, la protection des enfants ne satisferait pas non plus au critère du lien rationnel. Il faudrait conclure que la portée des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF est à la fois trop limitative et trop large. Leur portée est trop large parce que les membres des couples de sexe différent ont le droit de demander des aliments à leur conjoint, qu’ils aient une progéniture ou non et indépendamment de leur capacité ou désir d’en avoir une. Elles ont également une portée trop limitative puisqu’un pourcentage croissant d’enfants sont conçus et élevés par des couples de lesbiennes ou de gais grâce à l’adoption, aux contrats de grossesse et à l’insémination par don de sperme. L’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF n’est pas non plus rationnellement liée aux deux objectifs des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints, soit la résolution équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture des unions marquées par l’interdépendance financière et la réduction du fardeau financier de l’État. L’exclusion contestée risque plutôt de nuire à la réalisation des buts de la loi. En fait, l’inclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF favoriserait davantage la réalisation des objectifs de la loi tout en respectant les droits garantis par la Charte aux personnes formant une union avec une personne du même sexe.

L’argumentation de l’appelant ne satisfait pas non plus au volet de l’atteinte minimale, à la deuxième étape du critère établi dans l’arrêt Oakes. On ne peut accepter l’argument voulant que l’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF ne porte atteinte que de façon minimale aux droits garantis à M. par l’art. 15, étant donné que d’autres recours peuvent raisonnablement être exercés en cas de dépendance financière au sein de telles unions. Par rapport aux ordonnances alimentaires à l’égard d’un conjoint, les recours pouvant être exercés en vertu de la doctrine de l’enrichissement sans cause en equity sont moins souples, imposent des exigences plus grandes aux demandeurs et ne peuvent être exercés qu’en des circonstances bien plus restreintes. Ils ne constituent donc pas une solution de rechange valable aux dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF. Le droit des contrats est une solution tout aussi inacceptable pour remplacer le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF. Le fait de s’engager volontairement à se fournir mutuellement des aliments n’équivaut pas à un droit reconnu par la loi de demander une ordonnance alimentaire. De plus, ces régimes de rechange passent sous silence le fait que l’exclusion du régime prévu par la loi a des incidences morales et sociétales qui débordent le cadre économique. Étant donné qu’aucun groupe ne sera défavorisé par l’octroi aux membres des couples de même sexe de l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF, la notion de retenue à l’égard des choix du législateur appelé à trouver un point d’équilibre entre des groupes concurrents n’a aucune application en l’espèce. En outre, le gradualisme du gouvernement ne constitue pas en l’espèce une raison de faire preuve de retenue envers le législateur.

La loi contestée ne franchit pas non plus la dernière étape de l’analyse fondée sur l’article premier. Lorsque, comme en l’espèce, les mesures contestées vont dans les faits à l’encontre des objectifs de la loi, on ne peut affirmer que la promotion de buts législatifs louables ni que les effets bénéfiques de ces mesures l’emportent sur leurs effets préjudiciables.

Si la réparation accordée par la Cour d’appel est maintenue, l’art. 29 de la LDF autorisera les membres des couples de même sexe qui satisfont par ailleurs aux exigences de la définition du mot «conjoint» à demander des aliments à leur conjoint. Cependant, la Loi n’admettrait pas la possibilité qu’ils s’excluent du régime au moyen de l’accord de cohabitation prévu à l’art. 53 ou de l’accord de séparation visé à l’art. 54. Comme cette option est ouverte aux couples de sexe différent et qu’elle préserve l’autonomie des couples qui peuvent choisir de régler leurs propres affaires selon leurs propres attentes, «l’interprétation large» corrigerait une incompatibilité inconstitutionnelle en en créant une autre, et n’assurerait donc pas la validité de la loi. La dissociation de l’art. 29 de la Loi, de telle sorte que seul cet article soit déclaré inopérant, est la réparation la plus appropriée en l’espèce. L’application de cette réparation serait suspendue temporairement pendant six mois.

Le juge Major: L’objet de l’art. 29 de la LDF, énoncé par les juges majoritaires, est de prévoir au profit des personnes qui deviennent financièrement interdépendantes au cours d’une longue union «conjugale» certains recours afin de faire face aux difficultés financières résultant de la rupture de l’union. L’union en cause en l’espèce satisfait à ces exigences. L’exclusion fondée sur l’orientation sexuelle des couples de même sexe du régime conçu pour corriger cette dépendance les prive du même bénéfice de la loi en violation du par. 15(1) de la Charte. Pour trancher le présent pourvoi, il n’est pas nécessaire de se demander si d’autres types d’unions à long terme peuvent également entraîner une dépendance et donner ouverture à des recours. L’exclusion catégorique par la loi d’une personne qui est placée dans une situation nettement visée par la mission de la loi et qui pourrait avoir droit au bénéfice et à la protection de la loi la prive de la considération et du respect auxquels chaque Canadien a droit et constitue de la discrimination. L’exclusion en cause va à l’encontre de l’intention du législateur qui a conçu le texte de loi en partie pour réduire le fardeau de l’aide sociale. Parce qu’il laisse des personnes potentiellement dépendantes sans moyen d’obtenir des aliments de leur ancien partenaire, l’art. 29 alourdit d’autant le fardeau de l’État. Ses dispositions ne sont donc pas rationnellement liées aux fins valides de la loi et ne peuvent être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte.

Le juge Bastarache: L’article 29 de la LDF établit une distinction entre partenaires de sexe différent et partenaires de même sexe formant une union permanente. La comparaison se fait le mieux, non pas avec les couples mariés qui ont acquis l’état matrimonial de façon consensuelle, mais avec les couples non mariés qui cohabitent. Les couples de même sexe peuvent remplir toutes les conditions préalables fixées par l’art. 29 et le par. 1(1) de la LDF, sauf en ce qui concerne l’exigence d’être un homme et une femme. Il est maintenant bien établi que l’orientation sexuelle est une caractéristique personnelle analogue à celles qui sont mentionnées au par. 15(1) de la Charte. Il y a discrimination parce que des personnes sont exclues du régime sur le fondement d’une distinction arbitraire, soit l’orientation sexuelle. Étant donné que cette exclusion donne à penser que leur union n’est pas digne d’être reconnue ni protégée, il y a dénégation du droit à l’égalité au sens de l’art. 15.

Il n’est pas nécessaire de faire preuve de retenue à l’égard des choix du législateur dans la présente affaire. La nature du droit visé par l’exclusion est fondamentale; le groupe concerné est vulnérable; il est possible de détacher la disposition contestée du régime législatif complexe dont elle fait partie; aucune preuve n’établit que le gouvernement ait voulu fixer des priorités ou arbitrer des conflits entre des besoins sociaux; l’historique de la loi montre que le droit d’être traité avec le même intérêt et le même respect, qui est garanti par la Charte, n’a pas été pris en compte; enfin, il est possible de répondre à l’intérêt porté par le gouvernement à l’élaboration des politiques sociales sans imposer un fardeau aux familles non traditionnelles. Le critère traditionnel de l’arrêt Oakes doit donc faire l’objet d’une application stricte.

La justification de cette atteinte ne peut pas être démontrée en vertu de l’article premier. Puisque l’analyse fondée sur l’article premier impose au gouvernement le fardeau de justifier l’atteinte portée par la loi au droit garanti par la Charte, il convient, dans la mesure du possible, d’examiner l’intention du gouvernement en elle‑même pour savoir comment la restriction d’un droit garanti par la Charte pourrait se justifier. La «restriction» du droit à l’égalité en l’espèce est le fait de ne pas traiter de la même façon les personnes qui forment avec une personne du même sexe une union qui satisfait par ailleurs aux critères établis à la partie III de la LDF et les personnes qui forment avec une personne de sexe différent une union présentant des caractéristiques similaires. Le principal objet législatif visé par l’extension des obligations alimentaires au‑delà du cadre du lien conjugal était d’apporter une solution à la subordination des femmes vivant en union de fait. La LDF a fondamentalement modifié la nature des obligations alimentaires en les étendant au‑delà du cadre du mariage et, par conséquent, du domaine consensuel. Des préoccupations sociales urgentes ont poussé le législateur à agir: de nombreuses femmes se retrouvaient dans un vide juridique quand cessait leur union, leur dépendance économique s’était accentuée en raison de cette union et la situation économique des femmes dans la société en général par rapport à celle des hommes était telle que ces dernières pouvaient être incitées à former ces unions ou à y demeurer sans bénéficier des garanties juridiques qu’offre le mariage, même si elles pouvaient souhaiter voir s’appliquer à elles les droits et obligations réciproques découlant du mariage. L’objet législatif de la définition que contient la partie III de la LDF est d’imposer une obligation alimentaire aux partenaires qui ont sciemment exprimé le désir d’être ainsi liés (c.-à-d. par le mariage), de même qu’aux partenaires formant une union depuis assez longtemps pour qu’elle soit qualifiée de permanente et de sérieuse, au sein de laquelle l’un des partenaires assume des responsabilités domestiques ou consent des sacrifices professionnels ou financiers au profit du couple et qui engendre ou accentue l’inégalité économique entre les partenaires.

La nécessité d’obliger l’une des parties à verser des aliments à l’autre en cas de rupture de la famille traditionnelle constitue un objectif urgent et réel dans la société canadienne. Manifestement, en ce qui concerne au moins une catégorie visée par l’objet législatif, soit l’union entre homme et femme ayant une certaine permanence, il est fort probable que la femme subisse un important préjudice économique par suite de la rupture de l’union. La justification d’une intervention du législateur touchant l’autonomie des couples hétérosexuels n’explique cependant pas la nécessité urgente d’exclure du régime étatique tous les autres types de famille. Bien que les couples de même sexe ne donnent généralement pas lieu au déséquilibre des forces qui caractérise les couples de sexe différent et engendre la dépendance financière au sein d’une union intime, aucune preuve n’établit que leur inclusion créerait une difficulté quelconque. Le contexte dans lequel l’analyse fondée sur l’article premier est faite révèle également une assimilation de l’union entre personnes de même sexe à la famille au sein de la société en général ainsi que dans certaines dispositions législatives et dans certaines politiques gouvernementales. Pour être compatible avec les valeurs véhiculées par la Charte, l’objet de la définition de l’art. 29 doit être respectueux de l’égalité de statut et de l’égalité des chances de tous les individus. Le fait d’accorder le même traitement à tous les membres de la famille et à tous les types de famille serait compatible avec les valeurs véhiculées par la Charte en matière d’égalité et d’inclusion.

Même si l’on acceptait l’argument voulant que l’exclusion permet d’atteindre un objet valide en ne réduisant pas la liberté et l’autonomie des couples de même sexe au nom d’impératifs économiques qui n’ont pas grand‑chose à voir avec ces couples, il n’y aurait aucun lien rationnel entre cet objet et l’exclusion complète imposée par l’art. 29. L’exclusion des couples de même sexe ne constitue pas un moyen valable pour atteindre l’objet positif de l’art. 29, soit l’égalité économique au sein de la famille. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, l’exclusion réduit expressément l’objet législatif général, l’objectif de la restriction ne peut être considéré comme urgent et réel. Même si l’objet principal de l’art. 29 était simplement de reconnaître et de favoriser la famille traditionnelle et non d’instaurer l’égalité économique au sein du couple, ce qui pourrait être simplement considéré comme un moyen de parvenir à une fin, l’exclusion des partenaires de même sexe n’a pas pu faire l’objet d’une justification pouvant se démontrer. Le refus d’attribuer l’état de conjoint et des avantages aux partenaires de même sexe n’augmente pas a priori le respect porté à la famille traditionnelle et ne renforce pas l’engagement du législateur à l’égard des valeurs véhiculées par la Charte. Aucun élément de preuve n’a été produit pour établir une quelconque incidence bénéfique de l’exclusion sur la société ni pour montrer quelles valeurs véhiculées par la Charte l’exclusion favoriserait; mais il existe clairement des effets préjudiciables, tant pour l’individu ne pouvant pas se prévaloir du régime du droit de la famille que pour la société, éventuellement tenue de secourir cette personne lésée se trouvant dans le besoin. En ce qui concerne la protection de la liberté et de l’autonomie des personnes vivant en union avec une personne du même sexe, l’art. 29 ne s’appliquera qu’à celles qui sont effectivement placées dans une situation de déséquilibre économique analogue à celle qui est constatée le plus souvent dans les unions hétérosexuelles. L’admissibilité qui résulte d’une définition plus large du mot «conjoint» ne crée pas un droit absolu aux aliments. La justification de l’atteinte à l’autonomie personnelle est donc la même en ce qui concerne les partenaires de même sexe et les partenaires de sexe différent.

Le juge Gonthier (dissident): La méthode d’analyse à suivre relativement aux demandes fondées sur le par. 15(1) de la Charte est exposée dans l’arrêt Law de notre Cour. Lorsqu’on l’applique en l’espèce, cette méthode mène à la conclusion que l’art. 29 de la LDF ne porte pas atteinte au par. 15(1) de la Charte.

Cette loi constitue une exception à la règle générale voulant que le droit n’impose aucune obligation alimentaire entre les personnes. Cette exception vise historiquement les couples mariés, et la loi en est l’expression actuelle. L’article 29 de la LDF impose maintenant le fardeau d’un régime d’obligation alimentaire impératif à un groupe distinct de personnes: les couples mariés de sexe différent et certains couples de sexe différent qui cohabitent. L’analyse des facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Law montre que cette distinction n’est pas discriminatoire. Comme notre Cour l’explique dans l’arrêt Law, au cours de l’analyse du par. 15(1), il est nécessaire de tenir compte de l’objet de la loi. En l’espèce, l’art. 29 de la LDF vise principalement à reconnaître la fonction sociale particulière des couples de sexe différent et le fait qu’ils constituent une cellule fondamentale de la société, tout en s’attaquant au problème de la dynamique de dépendance propre aux hommes et aux femmes formant de telles unions. Cette dynamique de dépendance résulte non seulement de la fonction sociale particulière de ces couples mais aussi des rôles généralement assumés par l’un des membres de l’union, de la réalité biologique de l’union ainsi que du désavantage économique préexistant dont souffrent habituellement, mais non exclusivement, les femmes. Cet objet ressort du libellé et de l’historique législatif de la disposition ainsi que du préambule de la loi.

Le préambule de la loi mentionne l’intérêt d’encourager et d’asseoir le rôle de la famille et de reconnaître au mariage la qualité de société. Les déclarations faites devant l’assemblée législative au moment du dépôt des modifications visant à étendre l’obligation alimentaire à certains couples de sexe différent non mariés qui cohabitent indiquent que ces modifications sont fondées sur la réalité sociale qui veut que de telles unions engendrent une dynamique de dépendance souvent attribuable à la présence d’enfants et au fait que c’est la mère qui s’en occupe principalement. Ces déclarations confirment également que la loi ne visait pas à répondre à un «besoin» défini de façon abstraite ni à un besoin né de l’«interdépendance», mais plutôt au besoin particulier de la personne (habituellement une femme) qui forme une union avec une personne de sexe différent avec laquelle elle cohabite et qui renonce, parce qu’elle s’attend à ce que son partenaire lui fournisse des aliments de façon continue à l’avenir, aux possibilités d’emploi qui, avant le début de l’union, lui permettaient de subvenir elle‑même à ses besoins, ainsi qu’aux nouvelles possibilités d’emploi qui s’offrent à elle au cours de l’union.

L’utilisation, dans la LDF, d’un libellé n’établissant aucune distinction de genre ne permet nullement de conclure que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF visaient l’«interdépendance» sans égard à la réalité sociale de l’union. Lors de la présentation des modifications, la tendance était à l’adoption d’un libellé n’établissant aucune distinction de genre. L’Assemblée législative a reconnu que, dans de rares cas, il se pourrait qu’un homme puisse arriver à établir le bien‑fondé d’une demande dirigée contre une femme, mais elle s’attendait à ce que la grande majorité des demandeurs soient des femmes.

Cette juste interprétation de l’objet montre que la demande fondée sur le par. 15(1) doit échouer. La disposition législative contestée a établi une distinction entre la demanderesse et d’autres personnes. L’orientation sexuelle est reconnue comme un motif analogue, et même si l’art. 29 de la LDF n’établit pas à première vue de distinction fondée sur l’orientation sexuelle, la définition qu’il donne au mot «conjoint» a pour effet d’établir une telle distinction. De plus, cette distinction entraîne un désavantage pour la demanderesse. Il ne fait aucun doute que la partie III confère un avantage -- l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints -- dont le refus entraîne un désavantage pour M. Par ailleurs, elle impose un fardeau aux personnes formant des unions de sexe différent en restreignant leur autonomie financière et leur liberté. La distinction établie par l’art. 29 n’engendre pas de discrimination parce qu’elle ne comporte pas l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe et qu’elle n’a pas non plus pour effet de perpétuer ou de favoriser l’idée que les personnes formant une union avec une personne du même sexe ne méritent pas le même intérêt, le même respect et la même considération.

La notion de «l’application de stéréotypes» est souvent liée au facteur contextuel de la «correspondance» énoncé dans l’arrêt Law. Lorsque la loi tient compte des besoins, de la capacité et de la situation véritables du demandeur et de l’objet de comparaison, il est alors peu probable qu’elle repose sur un stéréotype. La jurisprudence reconnaît qu’en l’absence de stéréotype, la discrimination est difficile à établir. Les distinctions établies en raison de motifs énumérés ou analogues sont généralement fondées sur l’application stéréotypée de caractéristiques présumées plutôt que sur une juste appréciation de la véritable situation ou des aptitudes, des circonstances ou des capacités réelles. Lorsque la loi prend en considération la situation véritable du demandeur d’une manière qui respecte sa dignité humaine, elle est moins susceptible de porter atteinte au par. 15(1).

Notre droit de la famille est fondé dans une large mesure sur les droits et les devoirs légaux qui découlent du mariage. Bien que le législateur ait restreint le sens du mot «conjoint» dans la partie III de la LDF, la restriction n’a pas été établie sur le fondement de prémisses stéréotypées relatives à des caractéristiques personnelles ou de groupe. Au contraire, la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 correspond à une appréciation juste des besoins, des capacités et de la situation propres aux couples de sexe différent, par rapport à d’autres personnes, y compris les couples de même sexe. Le présent pourvoi porte sur l’obligation alimentaire, qui est une caractéristique essentielle de l’institution du mariage elle‑même et, depuis peu, de certains autres couples de sexe différent. Les couples de sexe différent qui cohabitent créent le milieu naturel et habituel pour la procréation et l’éducation des enfants. Il s’agit de leur rôle particulier et unique. Ce rôle social unique conféré aux couples de sexe différent possède deux caractéristiques interreliées. En premier lieu, les femmes assument une part disproportionnée du fardeau de la garde des enfants au Canada, et ce fardeau est assumé tant par les mères qui travaillent à l’extérieur que par celles qui s’occupent des enfants au foyer. L’article 29 de la LDF est formulé expressément en fonction de cette réalité. Cela ressort du fait que la période de cohabitation nécessaire pour qu’un couple soit visé par cet article est réduite lorsqu’un enfant naît de l’union. En deuxième lieu, l’un des partenaires (le plus souvent la femme) tend à devenir financièrement dépendant de l’autre. Même en l’absence d’enfants, il arrive souvent que les femmes qui forment une union et cohabitent avec une personne de sexe différent s’acquittent d’un plus grand nombre d’obligations familiales, ce qui diminue leurs chances de se trouver un emploi sur le marché du travail, précisément parce que leur salaire moyen moins élevé fait qu’un tel arrangement constitue un partage des tâches rentable pour le couple. En cas de rupture, la situation de la femme se détériore habituellement et il est probable que sa capacité de gagner sa vie soit diminuée et que ses chances de se trouver un emploi soient limitées. Finalement, même lorsque le partenaire féminin ne souffre pas de cette dynamique de dépendance, le partenaire masculin en est souvent victime. Lorsque la femme gagne le revenu principal, l’homme assume la plupart des tâches domestiques. Cette situation, jointe aux autres formes de dépendance qui s’ensuivent pour les hommes se trouvant dans de telles unions, reflète une dynamique de dépendance particulière aux couples de sexe différent.

C’est précisément pour s’attaquer à cette dynamique de dépendance que le législateur a adopté la partie III de la LDF. La définition restreinte du mot «conjoint» dans la partie III de la LDF n’est pas fondée sur des prémisses stéréotypées relatives à des caractéristiques personnelles ou de groupe. La Charte n’exige pas que les mesures prises par le législateur pour résoudre ce problème soient étendues aux couples de même sexe qui sont stables. Même si les unions durables entre personnes de même sexe peuvent présenter bon nombre des caractéristiques des unions durables entre personnes de sexe différent, la même dynamique de dépendance ne s’y retrouve pas. Les unions de lesbiennes se caractérisent par un partage plus équitable des tâches, un rejet des rôles féminins et masculins stéréotypés et un degré plus faible d’interdépendance financière comparativement aux unions entre personnes de sexe différent. Le simple état de besoin, non lié à des facteurs systémiques, ne permet pas de conclure que le régime prévu par la LDF a une portée trop limitative sur le plan constitutionnel. Cela est particulièrement vrai étant donné que le régime impose une restriction à la liberté ainsi qu’un fardeau en contrepartie du bénéfice de l’obligation alimentaire.

Même si tous doivent être traités avec le même respect et même si la discrimination fondée sur l’application stéréotypée de caractéristiques personnelles non pertinentes est prohibée, il n’est pas interdit à l’État de reconnaître que certaines unions jouent des rôles sociaux différents et ont des besoins particuliers, non plus que de répondre à cette réalité en prenant des mesures positives pour traiter de ces différences.

Aucun des autres facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Law n’établit que la loi perpétue ou favorise l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération. Bien que la demanderesse soit membre d’un groupe qui souffre déjà d’un désavantage historique, ce groupe est relativement favorisé pour ce qui est du sujet de la loi. Les personnes formant une union avec une personne du même sexe ne s’acquittent pas du fardeau que constitue le rôle social rempli par les personnes formant une union avec une personne de sexe différent. Elles ne présentent pas le même degré de dépendance systémique. Elles ne vivent pas de différence structurelle de revenus avec leur partenaire. En ce sens, les personnes formant une union avec une personne du même sexe constituent un groupe favorisé comparativement aux personnes formant une union avec une personne de sexe différent, de sorte qu’il est inutile de déterminer si la loi accentue un désavantage préexistant. On ne peut pas dire non plus que la loi, qui apporte une amélioration, exclut un groupe qui est défavorisé par rapport au sujet de la loi. Ceux que la loi vise principalement, soit les partenaires formant une union entre personnes de sexe différent (en particulier, les femmes), subissent un désavantage structurel que ne connaissent pas les personnes formant une union avec une personne du même sexe. Relativement à la nature et à l’étendue de l’intérêt touché, la non‑inclusion des personnes formant une union avec une personne du même sexe dans le régime d’obligation alimentaire impératif ne causent pas de conséquences graves et localisées. Bien que le législateur n’oblige pas les personnes formant une union avec une personne de même sexe à se fournir des aliments, il ne les empêche pas non plus de le faire au moyen d’un contrat ou autrement. Cela peut occasionner des frais supplémentaires, mais il est difficile de voir comment ces dépenses éventuelles peuvent constituer une non‑reconnaissance discriminatoire du groupe.

La personne raisonnable, qui est placée dans la situation de la demanderesse et qui tient compte de tous ces facteurs contextuels, conclurait que la définition limitative du mot conjoint à l’art. 29 de la LDF ne porte pas atteinte à sa dignité humaine. Au contraire, le fait de reconnaître l’existence de caractéristiques personnelles est un moyen de favoriser la dignité humaine. En reconnaissant la particularité de chaque individu et en rejetant l’uniformité imposée, la loi fait l’éloge de la différence, favorisant l’autonomie et l’intégrité de la personne.

2. Les dépens

Étant donné que la Cour d’appel n’a commis aucune erreur en omettant d’accorder les dépens à M., la partie qui a eu gain de cause, aucune ordonnance n’est rendue relativement aux dépens dans cette cour. L’adjudication des dépens relève d’un pouvoir discrétionnaire et, sauf erreur manifeste, notre Cour doit hésiter à intervenir.

Jurisprudence

Citée par les juges Cory et Iacobucci

Arrêt appliqué: Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; arrêts mentionnés: Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Molodowich c. Penttinen (1980), 17 R.F.L. (2d) 376; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3.

Citée par le juge Bastarache

Arrêt appliqué: Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; arrêts mentionnés: Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980; Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord‑Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Romer c. Evans, 116 S.Ct. 1620 (1996); Heydon’s Case (1584), 3 Co. Rep. 7a, 76 E.R. 637; Pepper c. Hart, [1993] A.C. 593; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695.

Citée par le juge Gonthier (dissident)

Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Reference re Authority to Perform Functions Vested by the Adoption Act, [1938] R.C.S. 398; Taylor c. Rossu (1998), 161 D.L.R. (4th) 266; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Athabasca Tribal Council c. Compagnie de pétrole Amoco Canada Ltée, [1981] 1 R.C.S. 699; Conseil canadien des relations du travail c. Ville de Yellowknife, [1977] 2 R.C.S. 729; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Andrews c. Ontario (Minister of Health) (1988), 64 O.R. (2d) 258; Dean c. District of Columbia, 653 A.2d 307 (1995); Layland c. Ontario (Minister of Consumer and Commercial Relations) (1993), 104 D.L.R. (4th) 214; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Grant c. South-West Trains Ltd., [1998] I.C.R. 449; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203.

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Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.O. 1990, ch. I.2.

Loi électorale, L.R.O. 1990, ch. E.6.

Loi portant réforme du droit des successions, L.R.O. 1990, ch. S.26.

Loi sur l’exécution forcée, L.R.O. 1990, ch. E.24.

Loi sur l’obligation alimentaire, L.R.M. 1987, ch. F20, art. 4(3).

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Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23.

Loi sur la santé mentale, L.R.O. 1990, ch. M.7.

Loi sur la taxe de vente au détail, L.R.O. 1990, ch. R.31.

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Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.), art. 15(2), (3), (7).

Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, préambule, partie I, art. 1(1) «cohabiter», «conjoint», parties II, III, art. 29 «conjoint», (2), 30, 31, 32, 33(1), (2), (7), (8), (9), 34(4), (5), 35, 41, partie IV, 53, 54, partie V.

Loi sur le droit de la famille, L.T.N.‑O. 1997, ch. 18, art. 1.

Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, ch. 28, art. 29(1) [mod. 1998, ch. 15, art. 4].

Loi sur le mariage, L.R.O. 1990, ch. M.3.

Loi sur le patrimoine et l’obligation alimentaire, L.R.Y. 1986, ch. 63, art. 35.

Loi sur le régime des obligations alimentaires envers la famille, L.R.O. 1990, ch. S.28 [mod. 1991, ch. 5, art. 1(1)].

Loi sur le revenu annuel garanti en Ontario, L.R.O. 1990, ch. O.17.

Loi sur les absents, L.R.O. 1990, ch. A.3.

Loi sur les accidents du travail, L.R.O. 1990, ch. W.11.

Loi sur les conflits d’intérêts des membres de l’Assemblée, L.R.O. 1990, ch. M.6.

Loi sur les coroners, L.R.O. 1990, ch. C.37.

Loi sur les droits de cession immobilière, L.R.O. 1990, ch. L.6.

Loi sur les élections municipales, L.R.O. 1990, ch. M.53.

Loi sur les fiduciaires, L.R.O. 1990, ch. T.23.

Loi sur les jurys, L.R.O. 1990, ch. J.3.

Loi sur les maisons de soins infirmiers, L.R.O. 1990, ch. N.7.

Loi sur les municipalités, L.R.O. 1990, ch. M.45.

Loi sur les régimes de retraite, L.R.O. 1990, ch. P.8.

Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11.

Loi sur les services à la famille, L.N.-B. 1980, ch. F-2.2, art. 112(3).

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Loi sur les sociétés par action, L.R.O. 1990, ch. B.16.

Loi sur les sociétés pour l’expansion des petites entreprises, L.R.O. 1990, ch. S.12.

Loi sur les successions, L.R.O. 1990, ch. E.21.

Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, ch. S.5.

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Married Women’s Property Act, R.S.O. 1970, ch. 262.

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POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1996), 31 O.R. (3d) 417, 142 D.L.R. (4th) 1, 96 O.A.C. 173, 25 R.F.L. (4th) 116, 40 C.R.R. (2d) 240, [1996] O.J. No. 4419 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 27 O.R. (3d) 593, 132 D.L.R. (4th) 538, 17 R.F.L. (4th) 365, 35 C.R.R. (2d) 123, [1996] O.J. No. 365 (QL), déclarant inconstitutionnel l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille. Pourvoi rejeté, le juge Gonthier est dissident. Pourvoi incident rejeté.

Robert E. Charney et Peter C. Landmann, pour l’appelant.

Martha A. McCarthy et Lynn D. Lovell, pour l’intimée M.

Christopher D. Bredt, pour l’intimée H.

R. Douglas Elliott, pour l’intervenante la Foundation for Equal Families.

Carol A. Allen, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ).

Cynthia Petersen et Pam McEachern, pour l’intervenante Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE).

Joanne D. Rosen, pour l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne.

Jeff G. Cowan, pour l’intervenante l’Église unie du Canada.

Peter R. Jervis, Michael Meredith et Danielle Shaw, pour les intervenantes l’Evangelical Fellowship of Canada, l’Ontario Council of Sikhs, l’Islamic Society of North America et Focus on the Family.

David M. Brown, pour l’intervenante REAL Women of Canada.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges L’Heureux-Dubé, Cory, McLachlin, Iacobucci et Binnie rendu par

Les juges Cory et Iacobucci --

I. Introduction et vue d’ensemble

1 La question principale soulevée par le présent pourvoi est de savoir si la définition du mot «conjoint» à l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3 («LDF») porte atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l’affirmative, si la loi est néanmoins sauvegardée par l’article premier de la Charte. En outre, M. a été autorisée à former un pourvoi incident sur la question de la réparation appropriée et des dépens.

2 Notre opinion relativement à la question principale peut être résumée de la façon suivante. La définition du mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF porte atteinte au par. 15(1) de la Charte. Cette définition, qui ne s’applique qu’à la partie III de la LDF, établit une distinction entre les personnes qui forment une union conjugale d’une durée déterminée avec une personne de sexe différent et celles qui forment une union conjugale d’une durée déterminée avec une personne du même sexe. Nous soulignons que la définition donnée au mot «conjoint» au par. 1(1) de la LDF, laquelle s’applique à d’autres parties de la LDF, ne vise que les personnes mariées et n’est pas en cause dans le présent pourvoi. Essentiellement, la définition du mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF étend l’obligation alimentaire entre conjoints, que l’on retrouve à la partie III de la LDF, au‑delà du cercle des personnes mariées de manière à inclure les personnes formant une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne de sexe différent. Les unions entre personnes de même sexe peuvent à la fois être conjugales et durables, mais les personnes qui forment de telles unions se voient néanmoins refuser l’accès au régime de l’obligation alimentaire prévu par la LDF et mis en application par les tribunaux. Cette différence de traitement est fondée sur une caractéristique personnelle, savoir l’orientation sexuelle, que la jurisprudence antérieure a jugée analogue aux caractéristiques expressément mentionnées au par. 15(1).

3 Le nœud de la question en litige est que cette différence de traitement établit réellement une discrimination en portant atteinte à la dignité humaine des personnes formant une union avec une personne du même sexe. Comme il a été établi dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, c’est en fonction de l’objet visé et du contexte qu’il faut entreprendre l’analyse relative à la discrimination réelle. Dans le présent pourvoi, il importe de tenir compte de plusieurs facteurs. Premièrement, les personnes formant une union avec une personne du même sexe sont déjà très défavorisées et vulnérables, ce qu’accentue la loi contestée. Deuxièmement, la loi en litige ne tient pas compte de la situation véritable de la demanderesse. Troisièmement, aucun argument convaincant ne permet de soutenir que l’objet d’amélioration de la loi atténue de quelque façon l’allégation de discrimination dans la présente affaire. Quatrièmement, la nature du droit touché est fondamentale, savoir la capacité de subvenir à des besoins financiers de base après la rupture d’une union caractérisée par l’intimité et la dépendance financière. L’exclusion des partenaires de même sexe du bénéfice du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints laisse entendre qu’ils sont jugés incapables de former des unions intimes marquées par l’interdépendance financière, peu importe leur situation. Si l’on prend en considération ces facteurs, il est manifeste que la définition du mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF porte atteinte à la dignité humaine des personnes qui forment une union avec une personne du même sexe.

4 L’atteinte n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte parce qu’il n’y a pas de lien rationnel entre les objectifs des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints et les moyens choisis pour réaliser cet objectif. Le juge Charron de la Cour d’appel a bien cerné les objectifs qui consistent à assurer le règlement équitable des différends d’ordre économique qui surviennent lorsque prennent fin des unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes et à alléger le fardeau financier de l’État qui assume l’entretien des conjoints dépendants. L’exclusion des membres des couples de même sexe du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints ne favorise aucun de ces objectifs. Au contraire, cette exclusion fait obstacle à leur réalisation.

5 Dans la présente affaire, il ne convient pas de recourir à l’interprétation large dont l’effet serait de remanier indûment la loi, et il serait excessif d’annuler la LDF dans son entier. Par conséquent, la réparation appropriée consiste à déclarer que l’art. 29 est inopérant et à suspendre l’application de la déclaration pendant six mois.

6 Pour élaborer cette position dans les présents motifs conjoints, le juge Cory a examiné les questions se rapportant au caractère théorique du pourvoi et à la violation du par. 15(1) de la Charte. Le juge Iacobucci a traité de l’article premier de la Charte, de la réparation qu’il convient d’accorder, des dépens et du dispositif.

Le juge Cory --

7 Au point de départ, il convient d’insister sur la portée étroite et bien précise des questions à trancher. La LDF prévoit que les personnes qui y sont désignées peuvent s’adresser à un tribunal pour obtenir des aliments d’un conjoint ou, lorsqu’elles ne sont pas mariées, de l’homme ou de la femme avec qui elles forment une union conjugale entre personnes de sexe différent. La Loi assujettit expressément d’autres personnes que les personnes mariées à l’obligation alimentaire, tout en accordant à ces dernières des droits supplémentaires en raison de leur état de personnes mariées.

8 La question à résoudre est de savoir si l’attribution du droit de demander des aliments aux membres des couples de sexe différent non mariés viole le par. 15(1) de la Charte parce que les mêmes droits ne sont pas accordés aux membres des couples de même sexe.

II. Les faits

9 M. et H. se sont rencontrées en vacances en 1980. Les parties conviennent que les deux femmes ont commencé à vivre ensemble en 1982 et que cette union entre personnes de même sexe a duré pendant au moins cinq ans. Il se peut que l’union ait tenu dix ans, mais H. conteste ce chiffre. Au cours de cette période, elles ont occupé une maison que H. possédait depuis 1974. H. payait pour l’entretien de la maison, mais les parties avaient convenu de partager à parts égales les dépenses courantes et les responsabilités domestiques. À l’époque, H. travaillait pour une agence de publicité et M. exploitait sa propre entreprise.

10 En 1982, M. et H. ont mis sur pied leur propre agence de publicité. L’entreprise a connu immédiatement le succès et a été la principale source de revenus du couple au cours de l’union. La contribution de H. à cette entreprise était supérieure à celle de M. En première instance, le juge Epstein a fait observer que cette inégalité était probablement imputable au fait que M. n’avait aucune expérience dans le domaine de la publicité et que, le temps passant, elle ne demandait pas mieux que de se consacrer plus aux tâches domestiques qu’à l’entreprise. Néanmoins, les parties ont continué d’être des actionnaires égales de l’entreprise.

11 En 1983, M. et H. ont acheté ensemble un bien d’entreprise. En 1986, elles ont acquis à titre de copropriétaires une propriété de vacances à la campagne. Elles ont par la suite vendu le bien d’entreprise et ont utilisé le produit de la vente pour financer la construction d’une maison sur la propriété à la campagne.

12 Par suite d’un fléchissement marqué du marché de la publicité à la fin des années 80, la dette des parties s’est accrue considérablement. H. a pris un emploi à l’extérieur de l’entreprise et a hypothéqué sa maison pour payer ses dépenses et celles de M. Cette dernière a aussi cherché de l’emploi, mais n’a eu aucun succès. Son entreprise, qu’elle avait continué d’exploiter de façon épisodique au cours des années qu’a duré l’union, produisait très peu de revenus.

13 En septembre 1992, les rapports entre M. et H. s’étaient détériorés. H. était préoccupée par l’inégalité de leurs contributions financières respectives, qu’elle jugeait injuste. H. a présenté à M. une proposition de règlement de leurs affaires. Le jour même, M. prenait une partie de ses affaires personnelles et quittait la maison du couple. Après le départ de M., H. a fait changer les serrures de la maison.

14 Les parties n’ont pas partagé les biens personnels ni les biens du ménage. M. a allégué qu’elle avait éprouvé de graves difficultés financières après la séparation. En octobre 1992, M. a sollicité une ordonnance de partage et de vente de la maison, un jugement déclaratoire portant qu’elle était propriétaire à titre bénéficiaire de certains terrains et locaux appartenant à H. et aux entreprises désignées comme défenderesses ainsi qu’une reddition de comptes quant aux opérations effectuées par les entreprises. Par voie d’avis de demande reconventionnelle, H. et les entreprises défenderesses ont demandé des dommages‑intérêts en diffamation concernant un titre, le partage et la vente des biens, le remboursement de certains prêts et d’autres réparations. M. a alors modifié sa demande pour y inclure une demande d’aliments conformément aux dispositions de la LDF, et elle a signifié un avis de question constitutionnelle contestant la validité de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la Loi.

15 H. a présenté une requête sous le régime de la règle 20 des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194, pour obtenir un jugement sommaire ou, subsidiairement, pour faire trancher une question de droit aux termes de la règle 21. Les requêtes ont été entendues par le juge Epstein, qui a rejeté la requête en jugement sommaire en février 1994, mais a ajourné la requête fondée sur la règle 21 jusqu’au prononcé par notre Cour de l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513.

16 En février 1996, le juge Epstein a rendu jugement sur les questions constitutionnelles. Elle a statué que l’art. 29 de la LDF violait le par. 15(1) de la Charte et n’était pas sauvegardé par l’article premier. H. a interjeté appel de ce jugement et l’intervenant, le procureur général de l’Ontario, s’est joint à elle.

17 La Cour d’appel de l’Ontario a finalement maintenu cette décision, mais a suspendu la déclaration d’invalidité pour une période d’un an, afin de donner au législateur ontarien le temps de modifier la LDF. Ni l’une ni l’autre des intimées n’a interjeté appel de cet arrêt. L’autorisation de se pourvoir devant notre Cour a finalement été accordée au procureur général de l’Ontario à la condition que les dépens de M. lui soient payés quelle que soit l’issue de la cause. M. a aussi obtenu la permission de former un pourvoi incident quant à la suspension pour un an de la déclaration d’invalidité ordonnée par la Cour d’appel et à la question des dépens.

18 Peu avant l’audition du pourvoi par notre Cour, M. et H. ont conclu une entente sur les questions financières du litige.

III. Dispositions législatives pertinentes

19 Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3

1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

«cohabiter» Vivre ensemble dans une union conjugale, qu’il y ait eu mariage ou non.

. . .

«conjoint» Soit l’homme, soit la femme qui, selon le cas:

a) sont mariés ensemble,

b) ont contracté, de bonne foi selon la personne qui fait valoir un droit en vertu de la présent loi, un mariage nul de nullité relative ou absolue.

. . .

(2) Dans la définition du terme «conjoint», un renvoi au mariage comprend un mariage qui est véritablement ou virtuellement polygamique s’il a été célébré dans une compétence où la polygamie est reconnue par le régime juridique.

29 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

«conjoint» S’entend au sens du paragraphe 1 (1). Sont également compris l’homme et la femme qui ne sont pas mariés ensemble et qui ont cohabité, selon le cas:

a) de façon continue depuis au moins trois ans;

b) dans une relation d’une certaine permanence, s’ils sont les parents naturels ou adoptifs d’un enfant.

. . .

30 Chaque conjoint est tenu de subvenir à ses propres besoins et à ceux de son conjoint, dans la mesure de ses capacités et des besoins.

31 (1) Le père et la mère sont tenus de fournir des aliments à leur enfant non marié qui est mineur ou qui suit un programme d’études à temps plein, dans la mesure de leurs capacités et des besoins.

(2) L’obligation prévue au paragraphe (1) ne s’applique pas à l’enfant de seize ans ou plus qui s’est soustrait à l’autorité parentale.

33 (1) Le tribunal peut, à la suite d’une requête, ordonner à une personne de fournir des aliments à ses personnes à charge, et fixer le montant de ces aliments.

(2) La requête relative à une ordonnance alimentaire à l’égard d’une personne à charge peut être présentée par la personne à charge ou le père ou la mère de la personne à charge.

. . .

(7) L’ordonnance alimentaire à l’égard d’un enfant devrait:

a) reconnaître que le père et la mère sont également tenus de fournir des aliments à l’enfant;

b) reconnaître que l’obligation des parents naturels ou adoptifs dépasse celle des parents qui ne sont ni parents naturels ni parents adoptifs;

c) répartir l’obligation entre les parents en fonction de leurs capacités de fournir des aliments.

(8) L’ordonnance alimentaire à l’égard d’un conjoint devrait:

a) reconnaître l’apport du conjoint à l’union et les conséquences économiques de l’union pour le conjoint;

b) distribuer équitablement le fardeau économique que représentent les aliments à fournir à un enfant;

c) comprendre des dispositions équitables en vue d’aider le conjoint à devenir capable de subvenir à ses propres besoins;

d) alléger les difficultés financières, si les ordonnances rendues en vertu de la partie I (Biens familiaux) et de la partie II (Foyer conjugal) ne l’ont pas fait.

(9) Dans le calcul du montant et de la durée des aliments éventuellement dus en fonction des besoins, le tribunal tient compte de la situation globale des parties, notamment des points suivants:

a) les ressources et l’actif actuels de la personne à charge et de l’intimé;

b) les ressources et l’actif dont disposeront vraisemblablement la personne à charge et l’intimé dans l’avenir;

c) la capacité de la personne à charge de subvenir à ses propres besoins;

d) la capacité de l’intimé de fournir des aliments;

e) l’âge et la santé physique et mentale de la personne à charge et de l’intimé;

f) les besoins de la personne à charge, compte tenu du niveau de vie habituel lorsque les parties résidaient ensemble;

g) les mesures à la disposition de la personne à charge pour qu’elle devienne capable de subvenir à ses propres besoins, et le temps et l’argent nécessaires à la prise de ces mesures;

h) toute autre obligation légale pour l’intimé ou la personne à charge de fournir des aliments à une autre personne;

i) l’opportunité que la personne à charge ou l’intimé reste à la maison pour prendre soin d’un enfant;

j) l’apport de la personne à charge à la réalisation du potentiel professionnel de l’intimé;

k) si la personne à charge est un enfant :

(i) son aptitude aux études et ses perspectives raisonnables d’y accéder,

(ii) son besoin d’un environnement stable;

l) si la personne à charge est un conjoint:

(i) la durée de sa cohabitation avec l’intimé,

(ii) l’effet des responsabilités dont le conjoint s’est chargé pendant la cohabitation sur sa capacité de gain,

(iii) les soins que le conjoint a pu fournir à un enfant qui a dix‑huit ans ou plus et qui est incapable, en raison d’une maladie, d’une invalidité ou pour un autre motif, de se soustraire à la dépendance parentale,

(iv) l’aide que le conjoint a pu apporter à la continuation de l’éducation d’un enfant de dix‑huit ans ou plus qui est incapable pour cette raison de se soustraire à la dépendance parentale,

(v) les travaux ménagers ou domestiques que le conjoint a faits pour la famille, ainsi que les soins donnés aux enfants, comme si le conjoint consacrait ce temps à un emploi rémunéré et apportait les gains de cet emploi au soutien de la famille,

(vi) l’effet, sur les gains du conjoint et sur son développement professionnel, de la responsabilité qui consiste à prendre soin d’un enfant;

m) les autres droits alimentaires de la personne à charge, sauf ceux qui seraient prélevés sur les deniers publics.

. . .

53 (1) L’homme et la femme qui ne sont pas mariés ensemble et qui cohabitent ou ont l’intention de cohabiter peuvent conclure un accord afin de convenir de leurs obligations et droits respectifs dans le cadre de la cohabitation ou à la fin de la cohabitation ou au décès, y compris:

a) la propriété ou le partage de biens;

b) les obligations alimentaires;

c) le droit de diriger l’éducation et la formation morale de leurs enfants, mais non le droit de garde ou de visite;

d) toute autre question relative au règlement de leurs affaires.

(2) Si les parties à l’accord de cohabitation se marient ensemble, l’accord est réputé un contrat de mariage.

54 L’homme et la femme qui cohabitaient et qui vivent séparés de corps peuvent conclure un accord afin de convenir de leurs obligations et droits respectifs, y compris:

a) la propriété ou le partage de biens;

b) les obligations alimentaires;

c) le droit de diriger l’éducation et la formation morale de leurs enfants;

d) le droit de garde et de visite de leurs enfants;

e) toute autre question relative au règlement de leurs affaires.

Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.)

15. . . .

(2) Le tribunal compétent peut, sur demande des époux ou de l’un d’eux, rendre une ordonnance enjoignant à un époux de garantir ou de verser, ou de garantir et de verser, la prestation, sous forme de capital, de pension ou des deux, qu’il estime raisonnable pour les aliments :

a) de l’autre époux;

b) des enfants à charge ou de l’un d’eux;

c) de l’autre époux et des enfants à charge ou de l’un d’eux.

(3) Le tribunal peut, sur demande des époux ou de l’un d’eux, rendre une ordonnance provisoire enjoignant à un époux de garantir ou de verser, ou de garantir et de verser, dans l’attente d’une décision sur la demande visée au paragraphe (2), la prestation, sous forme de capital, de pension ou des deux, qu’il estime raisonnable pour les aliments:

a) de l’autre époux;

b) des enfants à charge ou de l’un d’eux;

c) de l’autre époux et des enfants à charge ou de l’un d’eux.

. . .

(7) L’ordonnance rendue pour les aliments d’un époux conformément au présent article vise:

a) à prendre en compte les avantages ou inconvénients économiques qui découlent pour les époux du mariage ou de son échec;

b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin des enfants à charge, en sus de l’obligation financière dont il est question au paragraphe (8);

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

IV. Les jugements dont appel

A. Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 27 O.R. (3d) 593

20 Le juge Epstein a conclu qu’il n’était ni nécessaire ni approprié de déterminer s’il y avait vraiment dépendance financière entre M. et H. Elle a plutôt conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la conclusion à laquelle le juge Iacobucci était arrivé dans l’arrêt Egan, précité, au par. 197, selon laquelle les unions entre personnes de même sexe pouvaient donner lieu à une interdépendance financière.

21 Abordant les questions relatives à la Charte, le juge Epstein a fait remarquer que toutes les parties avaient concédé que l’art. 29 de la LDF violait le par. 15(1) de la Charte. Les parties avaient malgré tout produit une preuve abondante qui lui permettait d’examiner en profondeur et quant au fond la question relative au par. 15(1). Citant les arrêts Egan, Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, et Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, le juge Epstein a suivi une méthode en trois étapes en ce qui concerne le par. 15(1): (1) La loi établit‑elle une distinction entre la demanderesse et d’autres personnes? (2) Dans l’affirmative, cette distinction impose‑t‑elle des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres, ou prive‑t‑elle la demanderesse d’un avantage accordé à d’autres? (3) La distinction est‑elle fondée sur une caractéristique personnelle mentionnée au par. 15(1) ou sur un motif analogue?

22 Après avoir appliqué cette méthode, le juge Epstein a conclu que, premièrement, l’art. 29 de la LDF établit une distinction entre partenaires de sexe différent et partenaires de même sexe. Elle a en outre conclu que l’exclusion des couples de même sexe de la définition du mot «conjoint» à l’art. 29 prive le conjoint de même sexe se trouvant à la charge de son partenaire du bénéfice et de la protection de la loi qui sont accordés au conjoint de sexe différent placé dans la même situation, en plus d’enlever aux couples de même sexe la possibilité de décider de se faire publiquement reconnaître comme conjoints de fait. S’appuyant sur l’arrêt Egan dans lequel notre Cour a statué que l’orientation sexuelle est un motif analogue, le juge Epstein a finalement conclu que la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF violait le par. 15(1) de la Charte.

23 Le juge Epstein a également noté que selon certains juges de notre Cour, il y a lieu, dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 15, de déterminer si la distinction établie par la loi est pertinente quant aux valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi. Elle a statué que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire de la LDF avaient pour but d’atténuer les conséquences économiques de la rupture d’une union d’une certaine permanence et que l’exclusion des couples de même sexe de l’art. 29 n’était pas pertinente quant à ces valeurs. Elle a donc conclu que, quelle que soit la méthode d’analyse retenue, l’art. 29 de la LDF contrevenait au par. 15(1) de la Charte.

24 Le juge Epstein a ensuite examiné la question de savoir si la loi était sauvegardée par l’article premier de la Charte. Elle a conclu que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF visaient à protéger ceux qui deviennent financièrement dépendants au cours d’une union caractérisée par le mariage ou la cohabitation intime, et qui ont besoin d’aide pour recouvrer leur autonomie à la rupture de l’union. Elle a jugé que l’objectif des dispositions était urgent et réel.

25 Abordant ensuite le critère de proportionnalité, le juge Epstein a conclu que l’on ne réalisait nullement l’objectif des dispositions en se fondant sur l’orientation sexuelle pour refuser d’accorder à des personnes par ailleurs admissibles le moyen d’obtenir réparation. Elle a donc statué que l’exclusion des couples de même sexe n’était pas rationnellement liée à l’objectif législatif. Elle a conclu que pour justifier cette exclusion, ceux qui cherchent à faire confirmer la validité de la loi doivent prouver que l’interdépendance financière au sein des familles survient d’ordinaire chez les couples de sexe différent et que l’interdépendance financière entre partenaires de même sexe est une anomalie. Le juge Epstein a statué que la preuve soumise ne permettait pas de s’acquitter de ce fardeau. En outre, elle a rejeté l’argument du procureur général qui soutenait qu’il y avait atteinte minimale aux droits garantis à M. par l’art. 15 puisque celle‑ci conservait le droit de s’adresser aux tribunaux pour faire valoir ses réclamations fondées sur le droit des biens. Elle a conclu que les autres formes de réparation ne sont pas pertinentes lorsqu’il s’agit d’une demande fondée sur la Charte: [traduction] «la discrimination demeure, peu importe ce que la personne lésée peut être en mesure de faire pour atténuer la souffrance» (p. 613).

26 Évaluant ensuite la proportionnalité entre les effets de la loi et son objectif, le juge Epstein a conclu que l’importance de permettre à certains couples de demander des aliments ne justifie pas l’atteinte portée aux droits à l’égalité d’autres couples qui sont empêchés de le faire pour des motifs non pertinents sur le plan constitutionnel. Le juge Epstein a ajouté que même si certains ont des idées bien arrêtées sur les formes de la famille traditionnelle, accorder aux couples de même sexe l’accès aux tribunaux afin qu’ils puissent demander une indemnité n’aura aucun effet sur la formation des unions entre personnes de sexe différent.

27 Le juge Epstein a examiné la question de la retenue dont il fallait faire preuve à l’égard du choix du législateur. Elle a souligné que, contrairement à l’arrêt Egan, la possibilité d’une augmentation du fardeau financier de l’État n’était pas en cause en l’espèce. Au contraire, élargir le champ d’application des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de manière à viser les couples de même sexe a pour effet de réduire les dépenses de l’État parce que moins de personnes devront avoir recours à l’aide sociale à la rupture d’une union. Elle a aussi conclu que le législateur ontarien avait clairement indiqué qu’il ne pouvait ou ne voulait pas corriger cette inégalité. Elle a noté qu’un projet de loi qui aurait apporté les modifications demandées par M. avait été rejeté par la législature en 1994, et que le procureur général de l’Ontario s’opposait à cet élargissement du champ d’application de la loi dans la présente affaire. Elle a conclu qu’il n’était pas réaliste de considérer l’état actuel du droit ontarien sur la question comme une étape conduisant à une réforme législative.

28 Le juge Epstein a conclu que l’art. 29 de la LDF est inopérant dans la mesure où il exclut les couples de même sexe de la définition du mot «conjoint». Elle a déclaré que les mots «l’homme et la femme» doivent être retranchés de l’art. 29 et être remplacés, par recours à l’interprétation large, par les mots «deux personnes».

B. La Cour d’appel de l’Ontario (1996), 31 O.R. (3d) 417

1. Le juge Charron, avec l’appui du juge Doherty

29 Dès le départ, le juge Charron a statué qu’il était préférable d’examiner la pertinence de la distinction discriminatoire quant aux valeurs fonctionnelles de la loi dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Elle a adopté la méthode établie par le juge Cory dans l’arrêt Egan, précité, et par le juge McLachlin dans Miron, précité, pour effectuer l’analyse fondée sur le par. 15(1).

30 Le juge Charron a conclu que la loi créait une distinction entre les membres des couples de même sexe et les membres des couples de sexe différent non mariés. La capacité de se marier en tant que telle n’était pas en cause, c’est plutôt que l’inclusion des couples de sexe différent non mariés dans le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints a permis à M. d’alléguer l’inégalité.

31 Le juge Charron a ensuite conclu que les couples de même sexe pouvaient satisfaire à toutes les exigences du par. 1(1) et de l’art. 29 de la LDF, sauf en ce qui concerne l’obligation pour un conjoint d’être soit l’homme, soit la femme. Elle a statué que l’art. 29, dans sa version actuelle, établissait une distinction fondée sur l’orientation sexuelle. À la lumière de l’arrêt Egan dans lequel notre Cour a jugé que l’orientation sexuelle est un motif analogue, elle a conclu que cette distinction constituait de la discrimination à coup sûr.

32 Passant à l’article premier de la Charte, le juge Charron a conclu que l’objectif général de la LDF était d’assurer le règlement équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes. Le juge Charron a conclu que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire de la partie III de la LDF visaient à favoriser la réalisation de cet objectif et à alléger le fardeau financier de l’État en faisant peser l’obligation de fournir des aliments aux personnes indigentes non plus sur l’État mais sur les «conjoints» au sens de la Loi qui sont en mesure de le faire.

33 Le juge Charron a aussi conclu que l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints a été étendu au-delà du cercle des couples mariés parce qu’il n’était ni juste ni efficace de retenir le mariage comme seul critère pour décider quelles unions intimes donnaient lieu à une interdépendance financière ou quel membre d’un couple désuni devait être tenu de fournir des aliments à l’autre. Le juge Charron a conclu que l’objectif sous‑jacent de la loi et des dispositions relatives à l’obligation alimentaire était clairement urgent et réel.

34 Le juge Charron a ensuite examiné le critère de proportionnalité. Elle a conclu que, même si l’on pouvait considérer que la disposition législative avait un lien rationnel avec les objectifs de la loi, il incombait à ceux qui cherchaient à soutenir la loi d’établir que l’exclusion avait aussi un lien rationnel avec ces objectifs. Le juge Charron n’a pu trouver aucun élément de preuve pour étayer cette proposition. Au contraire, elle a statué que l’inclusion des cohabitants de même sexe au sens de la définition de l’art. 29 ne pourrait que favoriser les objectifs de la loi parce qu’un plus grand nombre de personnes auraient accès au mécanisme de règlement des différends prévu par la LDF et que moins de gens demanderaient à l’État de subvenir à leurs besoins.

35 Finalement, le juge Charron a conclu que la disposition ne portait pas atteinte d’une façon minimale aux droits garantis à M. par la Charte et qu’on aurait pu trouver des solutions de rechange moins attentatoires aux droits protégés par la Charte. Elle a conclu que l’effet de la mesure était hors de proportion avec son objectif et par conséquent, elle a statué que la violation du par. 15(1) n’était pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

36 Le juge Charron était d’avis d’accorder la même réparation que le juge Epstein, soit de retrancher les mots «l’homme et la femme» de la définition de l’art. 29 et de les remplacer par les mots «deux personnes». Cependant, le juge Charron a ordonné que la réparation prévue par le jugement déclaratoire soit suspendue temporairement pendant un an afin de permettre au législateur de corriger l’inconstitutionnalité de l’art. 29 de la LDF et des autres dispositions législatives non contestées devant la cour qui pourraient être visées par la décision.

2. La dissidence du juge Finlayson

37 Le juge Finlayson a commencé par statuer que l’art. 29 établissait une distinction entre couples de sexe différent et couples de même sexe. Il a conclu que la disposition en tant que telle devait être analysée en vue de déceler toute incidence discriminatoire sur les couples de même sexe, et non sur chacun des membres de tels couples. Le juge Finlayson a donc conclu que le juge des requêtes avait commis une erreur grave en statuant que l’incidence de la distinction créée par la loi pouvait être prise en considération seulement en ce qui concerne M. Il a conclu, au contraire, que M. et H. devaient être considérées collectivement pour déterminer si, comme couple, elles s’étaient vu refuser la même protection et le même bénéfice de la loi.

38 Le juge Finlayson a établi une distinction entre le présent pourvoi et les arrêts Egan et Miron, précités, en faisant remarquer que la LDF n’accorde pas d’avantage financier à l’un des membres du couple; elle prévoit simplement la possibilité d’une nouvelle répartition des biens au sein du couple. Au surplus, dans Egan, les deux partenaires avaient pris conjointement la décision de demander l’allocation au conjoint du pensionné; dans le présent pourvoi, H. s’oppose vigoureusement à être considérée comme la conjointe de M. pour l’application des dispositions relatives à l’obligation alimentaire de la LDF. Finalement, le juge Finlayson a statué que, contrairement à l’arrêt Egan, on ne pouvait affirmer en l’espèce que la LDF transmettait en quelque sorte le message que les unions entre personnes de même sexe sont moins dignes de respect ou de soutien. Il a conclu que la LDF n’accordait pas de soutien financier aux unions entre personnes de sexe différent, mais visait plutôt à imputer à l’un des membres du couple une part de responsabilité quant aux coûts sociaux engendrés par le mariage.

39 Par conséquent, le juge Finlayson a statué que, même si les dispositions relatives à l’obligation alimentaire traitaient effectivement les couples de même sexe différemment des couples de sexe différent, les couples de même sexe n’étaient privés ni des avantages matériels ni de la dignité accordés aux autres groupes. Les couples de même sexe qui cohabitent ne pouvaient tout simplement pas se voir reconnaître l’état matrimonial conféré aux couples de sexe différent. Le juge Finlayson n’était pas convaincu que les attributs formels de l’état matrimonial, non accompagnés d’avantages matériels, constituaient un «bénéfice» de la loi.

40 De même, le juge Finlayson a statué que la question relative au par. 15(1) en litige en l’espèce avait une incidence directe sur l’idée que la société se fait du mariage, car il a conclu que la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF visait à conférer l’état matrimonial aux couples officiellement mariés et à ceux qui vivent maritalement. Parce qu’il a conclu que ni Egan ni Miron n’avaient abordé cet aspect de la question relative au par. 15(1), le juge Finlayson a fait siens les motifs des quatre juges dissidents de l’arrêt Egan dans lequel le juge La Forest s’est penché sur le sens du mariage en tant qu’institution sociale fondamentale. Pour les mêmes motifs, il a conclu qu’il n’y avait pas violation du par. 15(1) en l’espèce, étant donné que le législateur avait choisi de régir les unions entre personnes de sexe différent en reconnaissant qu’elles constituaient la structure sociale traditionnelle et fondamentale qui permet la procréation. Il a statué que le législateur reconnaissait le caractère historique de l’interrelation entre l’éducation des enfants et la dépendance de l’épouse et qu’il avait pour cette raison assujetti les conjoints à une obligation alimentaire réciproque dans ce contexte.

41 Le juge Finlayson a poursuivi en soulignant que, s’il avait conclu à l’existence d’une violation du par. 15(1), il aurait confirmé la validité de la disposition en vertu de l’article premier. Il a appliqué l’arrêt Egan dans lequel notre Cour a affirmé que les gouvernements doivent pouvoir agir de manière graduelle en matière de politique sociale. De plus, il a conclu que le tribunal d’instance inférieure avait défini de manière trop étroite l’objet des dispositions relatives à l’obligation alimentaire de la LDF. Il a souligné qu’en vertu de l’art. 30 de la LDF, l’obligation alimentaire pèse sur les deux conjoints et ne dépend pas de la rupture de l’union. En outre, le droit aux aliments n’est pas subordonné à la preuve que les besoins du demandeur ont un lien de causalité avec l’union. Il a conclu que le juge des requêtes, qui s’est bornée à statuer à l’issue de son analyse fondée sur la Charte que l’État avait refusé un avantage à M., n’avait pas évalué la nature ni le poids du fardeau qu’elle proposait d’imposer à H.

42 Finalement, le juge Finlayson a constaté que le terme «cohabiter» employé au par. 1(1) de la LDF s’entendait du fait de «[v]ivre ensemble dans une union conjugale, qu’il y ait eu mariage ou non». Il a noté que le tribunal de juridiction inférieure n’avait pas dit comment les cohabitants de même sexe pouvaient être visés par la définition du couple «conjugal», soit deux personnes se présentant comme mari et femme. De façon similaire, il a conclu que le tribunal d’instance inférieure n’avait pas tenu compte du fait que la partie IV de la LDF ne permettrait pas aux cohabitants de même sexe de choisir de s’exclure du régime de l’obligation alimentaire prévu par la loi, ce qui placerait les couples de même sexe dans une situation différente de celle des couples de sexe différent. Le juge Finlayson aurait accueilli l’appel et aurait déclaré l’art. 29 de la LDF valide sur le plan constitutionnel.

V. Analyse

A. Le caractère théorique

43 Peu avant l’audition du présent pourvoi par notre Cour, les intimées M. et H. sont parvenues à un règlement sur les questions financières qui avaient donné lieu au présent litige. Les parties originaires n’ont donc plus d’intérêt acquis quant à l’issue du litige, et pour elles, le pourvoi est théorique. Cependant, l’autorisation de pourvoi n’a été accordée à aucune des parties originaires; c’est le procureur général de l’Ontario qui, seul, a demandé et obtenu l’autorisation de se pourvoir contre l’arrêt de la Cour d’appel. La présente affaire est semblable à Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90, et les conclusions tirées par le juge Lamer (maintenant Juge en chef) à la p. 97 sont pertinentes et déterminantes dans le présent litige:

. . . même si le pourvoi était sans objet pour l’intimée, ce n’est pas elle qui interjette appel du jugement de la Cour d’appel. En effet, c’est le procureur général du Québec qui se pourvoit à l’encontre de cette décision; la question de savoir si le débat est théorique ou non se détermine en fonction des intérêts de l’appelant. Si cette Cour refuse de se pencher sur le litige, la décision de la Cour d’appel déclarant nulles les dispositions [. . .] pertinentes [. . .] demeurera. [. . .] De plus, il s’agit en l’espèce de dispositions d’application générale; le problème de discrimination ne concerne pas uniquement l’intimée, mais risque de se poser à l’égard de chaque aspirant professionnel. À mon avis, le débat n’est donc pas, pour le Québec, théorique et c’est notre devoir d’examiner le fond du litige.

44 Qui plus est, même si le pourvoi était théorique, il serait approprié que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour trancher ces questions importantes. Laisser cette affaire sans réponse entraînerait un coût social considérable. Ce pourvoi a été présenté à notre Cour dans le contexte d’un débat contradictoire. Le dossier est volumineux et complet, et tous les points de vue ont été très bien exposés. Tous ces facteurs confirment qu’il convient que notre Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’entendre le présent pourvoi. Voir Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, aux pp. 361 et 362.

B. L’article 29 de la LDF viole‑t‑il le par. 15(1) de la Charte?

45 Faisant preuve d’une grande franchise, le procureur général de l’Ontario a admis très honnêtement que l’art. 29 de la LDF contrevenait aux dispositions de l’art. 15 de la Charte. Toute son argumentation vise à démontrer que cet article est néanmoins justifiable et sauvegardé en vertu de l’article premier de la Charte. La Cour n’est certainement pas liée par cette admission. Bien qu’à mon avis, il ait eu raison d’adopter cette position, il ne conviendrait pas dans le présent pourvoi d’effectuer l’analyse fondée sur l’article premier sans examiner si l’art. 15 a en fait été violé. La question relative au par. 15(1) dans la présente affaire est importante non seulement pour les parties mais pour beaucoup de canadiens. L’intimée H. et bon nombre des intervenants ont traité le sujet en profondeur.

1. Application du par. 15(1)

46 Dans l’arrêt récent de notre Cour Law, précité, le juge Iacobucci a résumé certaines des principales lignes directrices pour l’analyse fondée sur le par. 15(1) qui découlent de la jurisprudence de notre Cour. Il a insisté sur le fait que ces lignes directrices ne doivent pas être perçues comme des critères stricts, mais plutôt comme des points de repère pour les tribunaux appelés à décider s’il y a atteinte au droit à l’égalité d’un demandeur, indépendamment de toute discrimination, au sens de la Charte: voir le par. 88.

47 Le juge Iacobucci a expliqué que la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) doit être interprétée et appliquée au moyen d’une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte pour permettre la réalisation de l’important objet réparateur de cette disposition et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique. Après un examen de la jurisprudence de notre Cour portant sur l’objet fondamental du par. 15(1), il a exposé cet objet de la façon suivante, au par. 88:

En termes généraux, l’objet du par. 15(1) est d’empêcher qu’il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

Le juge Iacobucci a dit qu’il devait absolument y avoir un conflit entre l’objet ou les effets de la loi contestée, d’une part, et cet objet fondamental de la garantie d’égalité, d’autre part, pour fonder une allégation de discrimination.

48 Dans Law, le juge Iacobucci a examiné les différentes formulations de la méthode qu’il convient d’adopter pour analyser une demande fondée sur le par. 15(1), telles qu’elles ont été énoncées dans la jurisprudence de notre Cour. Au paragraphe 39, il a ramené les éléments de base de la méthode retenue par notre Cour à trois grandes questions, en ces termes:

À mon avis, pour analyser une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte, il convient de faire une synthèse de ces différentes démarches. Appliquant l’analyse énoncée dans Andrews, précité, et l’analyse en deux étapes décrite notamment dans Egan et Miron, précités, le tribunal appelé à décider s’il y a eu discrimination au sens du par. 15(1) devrait se poser les trois grandes questions suivantes. Premièrement, la loi contestée a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a‑t‑il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? [Souligné dans l’original.]

2. L’économie de la Loi sur le droit de la famille

49 Il peut être utile, pour commencer, de revoir brièvement l’économie de la LDF ainsi que les droits et les obligations qu’elle établit. D’abord et avant tout, il est d’une importance cruciale de se rendre compte que la LDF renferme plus d’une définition du mot «conjoint». La première définition se trouve au par. 1(1) et vise seulement les personnes qui sont effectivement mariées ou ont contracté de bonne foi un mariage nul de nullité relative ou absolue. Cette définition s’applique à toutes les parties de la Loi.

50 La seconde définition, qui se trouve à l’art. 29, élargit le sens du mot «conjoint», mais seulement à certaines fins. Tout particulièrement, les couples de sexe différent non mariés qui ont cohabité pendant au moins trois ans ou qui sont les parents naturels ou adoptifs d’un enfant et ont cohabité dans une relation d’une «certaine permanence» sont assujettis à une obligation alimentaire réciproque en vertu de la partie III de la LDF. Ils ont aussi le droit en vertu de la partie IV de conclure des accords de cohabitation pour régir leur union et ils peuvent intenter l’action en dommages-intérêts ouverte aux personnes à charge en vertu de la partie V.

51 Évidemment, les personnes mariées peuvent aussi invoquer tous ces droits et toutes ces obligations. Cependant, en vertu de la LDF, les personnes mariées peuvent exercer des droits qui ne sont pas accordés aux conjoints de fait qui cohabitent, même à ceux qui satisfont aux exigences de l’art. 29. En vertu de la partie I, le mari ou la femme peut demander une part égale des biens acquis au cours du mariage et du foyer conjugal. En vertu de la partie II, les deux conjoints mariés ont droit à la possession du foyer conjugal, peu importe qui en est propriétaire. Qui plus est, la capacité du propriétaire du foyer conjugal de le vendre ou de le grever d’une charge quelconque sans le consentement de l’autre conjoint est grandement restreinte. Ces droits et obligations réciproques sont refusés à tous les cohabitants de sexe différent non mariés.

52 Ces observations sur l’économie de la LDF font ressortir le fait que le présent pourvoi n’a rien à voir avec le mariage comme tel. Une bonne partie des dispositions de la LDF vise seulement à régir les rapports entre personnes mariées ou personnes projetant de se marier. Elles seules peuvent exercer certains droits patrimoniaux qui ne sont pas conférés aux personnes non mariées. Dans certains cas précis -- par exemple, sous le régime de la partie III consacrée aux obligations alimentaires -- le législateur a jugé opportun d’étendre l’application des droits et obligations établis par la LDF au‑delà du cercle des personnes mariées de manière à inclure aussi certaines personnes non mariées.

53 Autrement dit, la LDF établit une distinction en accordant expressément à chacun des membres des couples de sexe différent non mariés qui cohabitent des droits dont elle prive, par omission, chacun des membres des couples de même sexe qui vivent ensemble. C’est cette distinction qui est au cœur de l’analyse fondée sur l’art. 15. Il n’est pas question des droits et obligations existant entre personnes mariées dans cette analyse. Le législateur n’a pas attribué l’état matrimonial aux cohabitants non mariés visés à l’art. 29 de la Loi en ce qui concerne l’ensemble des droits et obligations prévus par la LDF. Au contraire, la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 ne s’applique qu’à certaines fins. Particulièrement, elle prévoit au profit des personnes devenues financièrement dépendantes au cours d’une longue union intime certains recours pour faire face aux difficultés financières résultant de la rupture de l’union. Cela veut dire que cette disposition a été conçue dans l’optique d’une diminution de la charge imposée à l’aide sociale. Ce point est examiné plus en profondeur ci‑dessous, dans la partie consacrée à l’analyse fondée sur l’article premier.

54 Il est vrai que les femmes vivant en union de fait ont souvent eu tendance à devenir financièrement dépendante de leur partenaire masculin parce qu’elles éduquaient leurs enfants et avaient une capacité de gain moindre. Mais le législateur a rédigé l’art. 29 de manière à permettre à un homme ou à une femme de demander des aliments, reconnaissant ainsi qu’une dépendance financière peut survenir au sein d’une union intime, dans un contexte tout à fait étranger à l’éducation des enfants ou à la discrimination fondée sur le sexe pouvant exister dans notre société. Voir à ce sujet l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte ci-dessous. En fait, l’al. 29b) concerne expressément ce cas particulier de dépendance financière que la procréation peut entraîner. Le présent pourvoi ne porte que sur l’al. 29a). Cet alinéa vise à corriger les situations de dépendance au sein d’unions intimes, sans imposer de restrictions relatives aux circonstances susceptibles d’engendrer cette dépendance.

55 À l’évidence, il n’est pas nécessaire dans le présent pourvoi de se demander si les couples de même sexe peuvent se marier ni s’ils doivent dans tous les cas être traités de la même manière que les couples de sexe différent non mariés. La seule question à trancher est de savoir si, en élargissant le champ d’application des obligations alimentaires entre conjoints établies dans la partie III de la LDF de manière à inclure les hommes ou les femmes non mariés formant certaines unions entre personnes de sexe différent, le législateur a violé les droits à l’égalité des hommes ou des femmes qui forment avec une personne du même sexe une union similaire, et, dans l’affirmative, si cette violation peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

3. L’existence d’une différence de traitement

56 Pour examiner l’essence des prétentions de M., il faut étudier plus en détail la partie III de la LDF. Dans cette partie, les art. 30 à 32 assujettissent des personnes à l’obligation de subvenir à leurs propres besoins et à ceux des personnes à leur charge. La «personne à charge» peut être le conjoint, l’enfant, le père ou la mère du débiteur d’aliments. La définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 s’applique à l’ensemble de la partie III et vise la personne qui est effectivement mariée, de même que:

. . . l’homme et la femme qui ne sont pas mariés ensemble et qui ont cohabité, selon le cas:

a) de façon continue depuis au moins trois ans;

b) dans une relation d’une certaine permanence, s’ils sont les parents naturels ou adoptifs d’un enfant.

Aux termes du par. 1(1), le mot «cohabiter» s’entend du fait de «[v]ivre ensemble dans une union conjugale, qu’il y ait eu mariage ou non».

57 La définition indique clairement que le législateur avait décidé d’étendre l’obligation alimentaire entre conjoints au‑delà du cercle des personnes mariées. L’obligation alimentaire n’était plus subordonnée à l’existence d’un mariage. Elle s’appliquait aux unions qui:

(i) sont formées par un homme et une femme;

(ii) remplissent des conditions de durée précises;

(iii) sont conjugales.

Seules les personnes dont l’union satisfait à ces critères minimaux peuvent demander une ordonnance alimentaire en vertu de la partie III de la LDF.

58 Les unions entre personnes de même sexe peuvent satisfaire aux deux dernières exigences. Sans aucun doute, les couples de même sexe forment souvent des unions durables, aimantes et intimes. Les choix faits dans le contexte de ces unions peuvent entraîner la dépendance financière de l’un des partenaires par rapport à l’autre. Bien qu’on puisse soutenir que les couples de même sexe ne forment pas une union «conjugale», en ce sens que les partenaires ne peuvent «se présenter» comme mari et femme, je suis d’accord sur ce point avec le raisonnement et les conclusions des juges majoritaires de la Cour d’appel.

59 Molodowich c. Penttinen (1980), 17 R.F.L. (2d) 376 (C. dist. Ont.), énonce les caractéristiques généralement acceptées de l’union conjugale, soit le partage d’un toit, les rapports personnels et sexuels, les services, les activités sociales, le soutien financier, les enfants et aussi l’image sociétale du couple. Toutefois, il a été reconnu que ces éléments peuvent être présents à des degrés divers et que tous ne sont pas nécessaires pour que l’union soit tenue pour conjugale. S’il est vrai que l’image sociétale des couples de même sexe ne fait pas nécessairement l’objet d’un consensus, l’on s’entend pour dire qu’ils ont en commun bon nombre des autres caractéristiques «conjugales». Pour être visés par la définition, ni les couples de sexe différent ni les couples de même sexe n’ont besoin de se conformer parfaitement au modèle matrimonial traditionnel afin de prouver que leur union est «conjugale».

60 Un couple de sexe différent peut certainement, après de nombreuses années de vie commune, être considéré comme formant une union conjugale, même sans enfants ni relations sexuelles. Évidemment, le poids à accorder aux divers éléments ou facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer si un couple de sexe différent forme une union conjugale variera grandement, presque à l’infini. Cela doit s’appliquer aussi aux couples de même sexe. Les tribunaux ont eu la sagesse d’adopter une méthode souple pour déterminer si une union est conjugale. Il doit en être ainsi parce que les rapports dans les couples varient beaucoup. Dans les circonstances, la Cour d’appel a eu raison de conclure que rien ne donne à penser que les couples de même sexe ne satisfont pas aux exigences de la définition juridique du mot «conjugal».

61 Étant donné que les gais et les lesbiennes peuvent former des unions conjugales et que ces unions peuvent remplir les conditions de durée fixées par la LDF, la distinction pertinente dans le présent pourvoi est établie entre les personnes formant une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne de sexe différent et celles qui forment une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne du même sexe. À cet égard, je dois exprimer mon désaccord avec l’opinion dissidente de la juridiction inférieure selon laquelle l’art. 29 établit une distinction entre les couples de sexe différent et les couples de même sexe. Cette conclusion exigerait que l’article contesté soit examiné en vue de déceler toute incidence discriminatoire qu’il pourrait avoir sur les couples de même sexe, et non sur les membres de ces couples. Aux termes de l’art. 29, le «conjoint» est soit l’homme, soit la femme qui satisfait aux autres exigences de l’article. La définition ne pouvait donc avoir été conçue en vue de définir un couple. Elle renvoie plutôt expressément aux membres du couple, pris individuellement. Par conséquent, il faut que la distinction pertinente soit établie entre les personnes formant une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne du même sexe et les personnes formant une union conjugale d’une certaine permanence avec une personne de sexe différent.

62 Il est par conséquent manifeste que la loi a établi une distinction formelle entre la demanderesse et d’autres personnes, laquelle est fondée sur des caractéristiques personnelles. Comme le dit l’arrêt Law, précité, la première grande question soulevée dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 15(1) vise à déterminer si la loi contestée impose une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes. Il est évident qu’il y a une différence de traitement dans la présente affaire. En vertu de l’art. 29 de la LDF, les membres des couples de sexe différent qui peuvent remplir les exigences de la loi ont accès au régime de l’obligation alimentaire mis en application par les tribunaux que prévoit la LDF. C’est ce régime qui assure la fourniture d’aliments au conjoint qui se trouve à la charge de l’autre. Les membres des couples de même sexe se voient absolument refuser l’accès à ce régime sur le fondement de leur orientation sexuelle.

4. L’orientation sexuelle est un motif analogue

63 Les distinctions créées par les lois n’emportent pas toutes discrimination. Avant de pouvoir conclure à la discrimination, il faut établir qu’un droit à l’égalité a été nié sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue et que cette différence de traitement est «réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte»: Law, précité, au par. 39 (souligné dans l’original).

64 Dans l’arrêt Egan, précité, notre Cour a affirmé à l’unanimité que l’orientation sexuelle est un motif analogue à ceux qui sont mentionnés au par. 15(1). L’orientation sexuelle est «une caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n’être modifiée qu’à un prix personnel inacceptable» (par. 5). En outre, notre Cour, à la majorité, a explicitement reconnu que les gais, les lesbiennes et les bisexuels, «à titre individuel ou comme couples, forment une minorité identifiable, victime encore aujourd’hui de désavantages sociaux, politiques et économiques graves» (par. 175, le juge Cory; voir également, par. 89, le juge L’Heureux‑Dubé).

5. L’existence d’une discrimination établie en fonction de l’objet visé

65 C’est en fonction de l’objet visé et du contexte qu’il faut déterminer si la différence de traitement imposée par la loi sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue est discriminatoire au sens du par. 15(1) de la Charte. Il faut se demander si la différence de traitement impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe, ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou en tant que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération: Law, précité, au par. 88.

66 L’intimée H. a soutenu que la différence de traitement imposée par l’art. 29 de la LDF n’entraîne pas la négation du droit de l’intimée M. au même bénéfice de la loi étant donné que les conjoints de même sexe ne se voient pas refuser un avantage économique, mais simplement l’accès à un processus dont les tribunaux assurent l’application. Une telle analyse est fondée sur une conception trop étroite du mot «bénéfice» en droit. Notre Cour ne doit pas y souscrire. Le bénéfice mis en lumière par l’analyse fondée sur le par. 15(1) ne peut pas viser le seul octroi d’un avantage économique. Il doit aussi comprendre l’accès à un processus qui peut conférer un avantage économique ou autre: Egan, précité, aux par. 158 et 159; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au par. 87. En outre, les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF contribuent à protéger les intérêts économiques des personnes qui ont formé une union intime. À la rupture de l’union, les dispositions relatives à l’obligation alimentaire tendent à faire en sorte que le membre du couple qui a contribué au bien‑être du couple de manière intangible ne se retrouve pas complètement abandonné. Cet aspect protecteur des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints est à juste titre pris en compte dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 15(1). Par conséquent, il y a lieu de conclure que l’art. 29 de la LDF crée une distinction qui prive l’intimée M. d’un avantage. Il s’agit de savoir si ce refus d’accorder un avantage porte atteinte à l’objet du par. 15(1).

67 Dans Law, le juge Iacobucci a expliqué qu’il existe une gamme de facteurs contextuels sur lesquels peut s’appuyer le demandeur qui invoque le par. 15(1) pour démontrer qu’une loi porte atteinte à sa dignité. La liste des facteurs n’est pas exhaustive, et il n’existe pas de combinaison précise de facteurs qui doivent être pris en considération dans toutes les affaires. Dans l’arrêt Law lui‑même, le juge Iacobucci a énuméré quatre facteurs contextuels importants en particulier qui peuvent aider à déterminer s’il y a eu atteinte au par. 15(1). Aux paragraphes 59 à 61, il a insisté sur le fait qu’en examinant ces facteurs contextuels, le tribunal doit adopter le point de vue d’une personne raisonnable, placée dans une situation semblable à celle du demandeur, qui tient compte des facteurs contextuels pertinents aux fins de la plainte.

68 L’un des facteurs susceptibles de démontrer que la loi traitant le demandeur différemment a pour effet de porter atteinte à sa dignité est la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés dont souffre la personne ou le groupe en question. Comme l’a déclaré le juge Iacobucci dans Law, précité, au par. 63:

Comme la jurisprudence de notre Cour l’a reconnu de façon constante, le facteur qui sera probablement le plus concluant pour démontrer qu’une différence de traitement imposée par une disposition législative est vraiment discriminatoire sera, le cas échéant, la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par la personne ou par le groupe [citations omises]. Ces facteurs sont pertinents parce que, dans la mesure où le demandeur se trouve déjà dans une situation injuste ou fait déjà l’objet d’un traitement inéquitable dans la société du fait de caractéristiques ou d’une situation qui lui sont propres, il est arrivé souvent que des personnes dans la même situation n’aient pas fait l’objet du même intérêt, du même respect et de la même considération. Il s’ensuit logiquement que, dans la plupart des cas, une différence de traitement additionnelle contribuera à la perpétuation ou à l’accentuation de leur caractérisation sociale injuste et aura sur elles un effet plus graves puisqu’elles sont déjà vulnérables.

69 Dans la présente affaire, il y a dans une large mesure préexistence d’une vulnérabilité et d’un désavantage, et cette situation est accentuée par la loi contestée. La disposition législative en cause établit une distinction qui empêche les personnes formant une union avec une personne du même sexe d’invoquer le régime de l’obligation alimentaire qui est appliqué et protégé par les tribunaux. Ce régime accorde clairement un avantage aux hétérosexuels non mariés qui sont visés par la définition de l’art. 29, et il constitue de ce fait une mesure protectrice de leurs intérêts économiques. Cette protection est refusée aux personnes formant une union avec une personne du même sexe qui satisfont par ailleurs aux exigences de la loi et, par conséquent, une personne placée dans la situation de la demanderesse est privée d’un avantage concernant un aspect important de la vie dans la société actuelle. Ni la common law ni l’equity ne permettent d’obtenir la réparation que constitue la pension alimentaire qu’offre la LDF. Cette négation d’un avantage potentiel, qui est susceptible d’imposer un fardeau financier aux personnes placées dans la situation de la demanderesse, est pour quelque chose dans la vulnérabilité générale dont souffrent les personnes formant une union avec une personne du même sexe.

70 Un deuxième facteur contextuel susceptible d’être pertinent quant à l’analyse fondée sur le par. 15(1) qui est abordé dans Law est la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le motif sur lequel la demande est fondée et les besoins, les capacités et la situation véritables du demandeur ou d’autres personnes: par. 70. Néanmoins, le juge Iacobucci a fait une mise en garde: le simple fait que la disposition législative contestée tienne compte de la situation véritable du demandeur ne sera pas nécessairement suffisant pour faire échouer une demande fondée sur le par. 15(1) car l’accent de l’analyse fondée sur le par. 15(1) doit toujours être mis sur la question centrale de savoir si, dans la perspective du demandeur, la différence de traitement imposée par la disposition législative a pour effet de violer la dignité humaine. Cependant, la loi en cause dans le présent pourvoi ne tient pas compte de la situation véritable de la demanderesse. Je le répète, l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF et dont l’application est assurée par les tribunaux est accordé aux personnes qui forment des unions conjugales remplissant des conditions de durée précises. L’union entre personnes de même sexe n’est pas synonyme d’union non durable ou non conjugale.

71 Un troisième facteur contextuel évoqué par le juge Iacobucci dans Law, précité, au par. 72, est la question de savoir si la loi contestée a un objet ou un effet d’amélioration eu égard à un groupe historiquement défavorisé dans le contexte de la loi:

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. Je souligne que ce facteur ne sera probablement pertinent que dans la mesure où la personne ou le groupe exclu de l’application de dispositions ou d’une autre mesure étatique apportant une amélioration est relativement plus favorisé. Des dispositions apportant une amélioration, mais au caractère limitatif, qui excluent les membres d’un groupe historiquement défavorisé seront presque toujours taxées de discrimination: voir Vriend, précité, aux par. 94 à 104, le juge Cory.

Autrement dit, l’existence d’un objet ou d’un effet d’amélioration peut aider à établir qu’il n’y a pas atteinte à la dignité humaine lorsque la personne ou le groupe qui est exclu est plus favorisé en ce qui concerne la situation visée par la loi. Le juge Gonthier soutient que la loi examinée dans le présent pourvoi est justement une loi ayant cet effet d’amélioration -- conçue pour cibler les femmes mariées ou celles faisant partie d’unions entre personnes de sexe différent. Il fait valoir que, dans ce contexte juridique, les femmes qui forment une union avec une personne du même sexe ne sont pas défavorisées de la même façon. Pour les motifs que nous avons formulés ailleurs, nous ne sommes pas d’accord avec cette qualification de la loi. Par conséquent, nous rejetons l’idée que l’objet d’amélioration qu’aurait cette loi atténue de quelque façon l’allégation de discrimination en l’espèce.

72 Un quatrième facteur contextuel expressément mentionné par le juge Iacobucci dans Law, au par. 74, est la nature du droit touché par la loi contestée. S’appuyant sur les motifs du juge L’Heureux‑Dubé dans Egan, précité, le juge Iacobucci a dit qu’on ne pouvait évaluer pleinement le caractère discriminatoire d’une différence de traitement sans vérifier si la distinction en question restreint l’accès à une institution sociale fondamentale, si elle compromet un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne ou si elle a pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier. Dans la présente affaire, le droit protégé par l’art. 29 de la LDF est fondamental, savoir la capacité de satisfaire à des besoins financiers de base après la rupture d’une union caractérisée par l’intimité et la dépendance financière. La loi passe complètement sous silence les membres des couples de même sexe, malgré l’importance indéniable que revêtent pour ces derniers les avantages qu’elle confère.

73 L’on ne saurait trop insister sur la portée sociétale de l’avantage conféré par la loi. L’exclusion des partenaires de même sexe du bénéfice de l’art. 29 de la LDF conduit à penser que M., et en général les personnes formant des unions avec une personne du même sexe, sont moins dignes de reconnaissance et de protection. C’est laisser entendre qu’elles sont jugées incapables de former des unions intimes marquées par l’interdépendance financière par rapport aux couples de sexe différent, indépendamment de leur situation réelle. Comme l’intervenante EGALE l’a soutenu, une telle exclusion perpétue les désavantages que subissent les personnes formant une union avec une personne du même sexe et contribue à les rendre invisibles.

74 Par conséquent, il ressort de l’examen des quatre facteurs exposés ci‑dessus, dans le contexte du présent pourvoi, que la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine des personnes formant une union avec une personne du même sexe. Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF viole le par. 15(1).

Le juge Iacobucci --

C. L’article 29 de la LDF est‑il justifié en vertu de l’article premier de la Charte?

1. Le stare decisis et l’arrêt Egan

75 Je désire examiner dès le départ la thèse de l’appelant selon laquelle il n’est pas nécessaire en l’espèce de procéder à un examen distinct des questions liées à l’article premier. L’appelant affirme qu’en vertu du principe du stare decisis, notre Cour est liée par l’arrêt Egan, précité, et que l’analyse fondée sur l’article premier effectuée dans cet arrêt devrait s’appliquer tout autant en l’espèce. Bien que je reconnaisse le rôle fondamental des précédents en matière d’analyse juridique, je ne peux accepter cette thèse. Je conviens que l’arrêt Egan, comme le présent pourvoi, portait lui aussi sur une définition du mot «conjoint» fondée sur la différence de sexe énoncée dans un texte législatif provincial. Toutefois, la similitude du point central dans ces deux affaires ne suffit pas pour que notre Cour soit liée par l’arrêt Egan. Le présent pourvoi est fondé sur une loi tout à fait différente qui possède ses propres objectifs et un contexte législatif bien à elle. Par conséquent, il doit faire l’objet d’une évaluation au fond.

2. L’interprétation de l’article premier

76 Le schéma d’analyse permettant de déterminer si une règle de droit constitue une limite «raisonnable» dont la «justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique» aux termes de l’article premier de la Charte a été exposé pour la première fois par le juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Bien qu’elle ait été raffinée depuis, la méthode générale est maintenant bien établie (voir par exemple Egan, précité, les juges Cory et Iacobucci, au par. 182; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 84, le juge La Forest; Miron, précité, au par. 163, le juge McLachlin; et Vriend, précité, au par. 108, les juges Cory et Iacobucci).

77 Toutefois, il est important de ne pas perdre de vue les principes fondamentaux sur lesquels repose cette méthode générale. Comme le juge en chef Dickson l’a si éloquemment dit dans Oakes, précité, à la p. 136, l’inclusion des mots «libre et démocratique» à titre de norme de justification à l’article premier de la Charte

rappelle aux tribunaux l’objet même de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution: la société canadienne doit être libre et démocratique. Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous‑jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer.

78 Comme l’a noté notre Cour dans Vriend, précité, au par. 134, l’adoption de la Charte a donné lieu à une «redéfinition de la démocratie canadienne». Au centre de cette vision démocratique, un dialogue empreint de respect mutuel entre les tribunaux et les législateurs, et notamment l’idée selon laquelle:

Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux. [Vriend, au par. 136.]

Notre Cour a maintes fois souligné l’importance de la retenue à l’égard des choix de principe du législateur quand vient le temps de décider si le législateur s’est déchargé de son fardeau de la preuve aux termes de l’article premier de la Charte: voir, par exemple, Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, aux pp. 993 et 994, le juge en chef Dickson et les juges Lamer (maintenant Juge en chef) et Wilson; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, aux pp. 502 à 504, le juge Sopinka; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, aux par. 135 à 137, le juge McLachlin. Cependant, il est important de remarquer que la retenue n’est pas une sorte d’analyse préliminaire prévue à l’article premier. De façon générale, le rôle du législateur exige que les tribunaux fassent preuve de retenue à l’égard des décisions de principe que le législateur est le mieux placé pour prendre. La simple affirmation ou la proposition générale selon laquelle l’atteinte à un droit est justifiée par l’article premier n’est pas une décision de ce genre. Comme le juge Cory l’a dit dans Vriend, précité, au par. 54: «La notion de retenue judiciaire envers les choix du législateur ne devrait [. . .] pas servir à soustraire certains types de décisions d’ordre législatif à tout examen fondé sur la Charte.»

79 En vertu de l’article premier, le législateur a le fardeau de prouver que l’atteinte à un droit est justifiée. Pour tenter de se décharger de ce fardeau, le législateur devra fournir au tribunal des éléments de preuve et des arguments qui étayent l’affirmation générale voulant que l’atteinte soit justifiée. Parfois, le législateur devra démontrer pourquoi il a fait certains choix de principe et pourquoi il a estimé que ces choix étaient raisonnables compte tenu des circonstances. Il peut s’agir de choix de principe que le législateur est mieux en mesure de faire que le tribunal, comme par exemple des jugements de principe difficiles concernant les demandes de groupe concurrents ou l’évaluation de recherches complexes et contradictoires en sciences humaines: Irwin Toy, précité, à la p. 993, le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Wilson. Les tribunaux doivent prendre garde de ne pas dépasser les limites de leur compétence institutionnelle en examinant de telles décisions. La question de la retenue, en conséquence, est étroitement liée à la nature de la demande ou des preuves en cause et non à l’application générale du critère relatif à l’article premier; elle ne peut être abordée qu’en rapport avec ces demandes ou preuves particulières et non dès le début de l’analyse.

80 Par conséquent, je partage l’avis de mon collègue, le juge Bastarache, selon lequel l’examen du contexte est essentiel pour décider s’il convient de faire preuve de retenue. Il peut également arriver qu’une discussion du contexte soit appropriée au début de l’analyse fondée sur l’article premier, selon la nature de la preuve en cause, pour qu’il soit plus facile d’y faire référence quand on franchit par la suite les différentes étapes de l’analyse fondée sur l’article premier: voir, par exemple, Thomson Newspapers c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, au par. 88, le juge Bastarache. Cependant, avec égards pour les motifs que le juge Bastarache a exposés dans le présent pourvoi, je suis préoccupé par le fait qu’il laisse entendre que la question de la retenue dans un sens général devrait également être tranchée dès le début de l’analyse. Par exemple, le juge Bastarache dit qu’il faut se demander dans la présente affaire si la Cour peut «tracer une nouvelle ligne de démarcation afin d’inclure les quelques personnes [formant une union avec une personne du même sexe] se trouvant dans cette situation [de dépendance], ou [si elle doit] s’en remettre à la décision prise par le législateur sur la question?» (par. 304). À mon sens, l’établissement de nouvelles lignes de démarcation est au mieux une question concernant la réparation appropriée si l’atteinte aux droits est jugée injustifiée. La retenue à l’égard du rôle du législateur fait certainement partie des questions à aborder au moment de déterminer la réparation, comme il a été dit dans Vriend, précité, et peut faire partie de la question de savoir si le législateur s’est déchargé du fardeau lui incombant à chacune des étapes du critère relatif à l’article premier. Cependant, la question de la retenue ne peut être tranchée avant qu’on ne se soit livré à ces analyses particulières. Elle ne devrait pas non plus être tranchée au début de l’analyse, compte tenu du rôle important que joue le tribunal dans l’application de l’article premier de la Charte en vue de décider si l’atteinte à un droit garanti peut se justifier dans une société libre et démocratique.

81 Par conséquent, je ne traiterai pas de la question de la retenue dès le départ, je l’aborderai plutôt, lorsque cela s’avérera approprié, au cours des diverses étapes du critère relatif à l’article premier.

3. Un objectif urgent et réel

82 Selon l’art. 29 de la LDF, le mot «conjoint» est soit l’homme, soit la femme qui sont mariés ensemble ou cohabitent au sens de la Loi. Les couples de même sexe sont nécessairement exclus de cette définition, ce qui donne lieu à la contestation de la loi pour le motif que sa portée est trop limitative. Dans Vriend, précité, aux par. 109 à 111, notre Cour a conclu que, lorsqu’une loi est jugée contraire à la Charte en raison de sa portée trop limitative, c’est tout à la fois l’objet de la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle‑même qu’il y a lieu de prendre en compte à la première étape de l’analyse fondée sur l’article premier.

83 Je remarque que l’appelant, dans son argumentation, n’a pas traité directement de l’objectif de la LDF considérée dans son ensemble. Néanmoins, je suis d’avis, comme l’était le juge Charron en Cour d’appel, que le préambule de la LDF est un bon point de départ pour déterminer l’objet de la Loi:

Attendu qu’il est souhaitable d’encourager et de consolider le rôle de la famille; attendu qu’il est nécessaire, pour atteindre ce but, de reconnaître l’égalité des conjoints dans le mariage, et de reconnaître au mariage la qualité de société; attendu que cette reconnaissance doit s’étayer de dispositions législatives qui prévoient le règlement ordonné et équitable des affaires des conjoints en cas d’échec de cette société et qui définissent d’autres obligations réciproques dans le cadre des rapports familiaux, y compris la participation équitable de chaque conjoint aux responsabilités parentales;

84 Bien que le préambule de la LDF jette de la lumière sur l’objectif de la Loi, son utilité est limitée. Par exemple, l’emploi du mot «mariage» peut induire en erreur. Comme l’ont reconnu les députés au cours des débats de l’assemblée législative concernant la Family Law Reform Act, 1978, S.O. 1978, ch. 2 («FLRA»), ce renvoi ne reflète pas l’intégralité des fins de la Loi modifiée, qui accorde des droits tant aux couples non mariés qu’aux couples mariés. En outre, on a aussi fait remarquer au cours de ces débats que l’accent mis sur la promotion et le renforcement du rôle de la famille est trompeur étant donné que le texte législatif vise en fait la rupture de la famille: Legislature of Ontario Debates, 18 octobre 1977, à la p. 904.

85 Il me semble que l’extrait suivant du Report of the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act (1993), publié par la Commission de réforme du droit de l’Ontario («CRDO»), énonce de façon plus complète et exacte l’objectif de la version actuelle de la LDF, aux pp. 43 et 44:

[traduction] La Loi sur le droit de la famille vise le règlement équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes (parties I à IV). De même, elle garantit que les membres de la famille ont un recours en réparation lorsqu’un proche parent est blessé ou tué par suite de la négligence d’un tiers (partie V).

Cet énoncé est compatible dans une large mesure avec le préambule, mais il reflète mieux l’esprit de la loi actuelle.

86 Quant à l’objectif des dispositions contestées, l’art. 29 de la LDF définit le terme «conjoint» pour l’application des dispositions relatives à l’obligation alimentaire de la partie III de la Loi. Les parties sont en profond désaccord en ce qui concerne l’objet sous‑jacent de ces dispositions. L’appelant soutient que leur objectif comporte deux volets. Premièrement, il affirme que la partie III de la LDF a été conçue pour corriger l’inégalité systémique constatée dans les unions entre personnes de sexe différent, notamment la dépendance financière des femmes envers les hommes en raison du fait que celles‑ci assument la plus grande partie des responsabilités liées à l’éducation des enfants et que l’inégalité de la capacité de gain est fondée sur le sexe. Dans les motifs qu’il expose dans le présent pourvoi, le juge Bastarache a qualifié cette inégalité de «mal et [d]e vice» que les dispositions de la partie III visaient à corriger. Deuxièmement, l’appelant affirme que la partie III montre que les enfants et les conditions dans lesquelles ils sont éduqués ont retenu l’attention.

87 Bien que je ne conteste pas que les femmes hétérosexuelles financièrement dépendantes et les enfants soient bien servis par les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF, à mon avis, on n’est pas parvenu à faire la preuve que la protection de ces groupes soit à la base des objectifs fondamentaux de cette partie de la Loi. En fait, avec égards pour le juge Bastarache, il me semble que l’historique de la loi et le libellé des dispositions elles‑mêmes contredisent les affirmations de l’appelant.

88 En ce qui concerne le premier des objectifs proposés ci‑dessus, l’appelant soutient que le gouvernement a accepté la conclusion tirée par la CRDO en 1974‑1975, selon laquelle les femmes mariées tendent à se retrouver financièrement dépendantes de leur partenaire en raison de la division traditionnelle du travail entre mari et femme. En adoptant la partie II de la FLRA (maintenant la partie III de la LDF), le gouvernement aurait reconnu la nécessité de prévoir au profit de ces femmes le versement d’une pension alimentaire par le conjoint. Cependant, il me semble que ces observations ne tiennent pas compte de la teneur des changements apportés par la nouvelle loi.

89 Au contraire des textes législatifs précédents (par exemple la Deserted Wives’ and Children’s Maintenance Act, R.S.O. 1937, ch. 211 (modifiée par S.O. 1954, ch. 22; S.O. 1958, ch. 23; R.S.O. 1960, ch. 105; R.S.O. 1970, ch. 128; S.O. 1971, ch. 98; S.O. 1973, ch. 133)), la FLRA de 1978 délaisse un régime d’obligation alimentaire dans lequel seule la femme pouvait forcer le mari à fournir des aliments, en faveur d’un régime faisant peser des obligations alimentaires réciproques sur les femmes et les hommes. En fait, l’orientation générale des propositions présentées en 1975 par la CRDO avant l’adoption de la nouvelle loi souligne l’importance d’un régime n’établissant pas de distinction fondée sur le sexe. La Commission reconnaissait la dépendance financière de nombreuses femmes mariées envers leur mari, comme cela ressort des passages qui suivent, mais ses recommandations incitaient le gouvernement à faire reposer l’obligation alimentaire sur l’existence d’un état de besoin et d’une dépendance réelle plutôt que sur la présomption que les épouses sont naturellement à la charge de leur mari en raison des rôles traditionnels assumés par les hommes et les femmes:

[traduction] Toute réforme de la loi provinciale régissant les obligations alimentaires entre conjoints devrait viser principalement à éliminer la présomption sous‑jacente voulant que la femme soit naturellement à la charge de son mari.

. . .

[N]ous avons conclu que les tribunaux, dans leurs ordonnances alimentaires, devraient bien davantage mettre l’accent sur l’état de besoin des conjoints à charge et sur la raison de leur dépendance [. . .] Il y a certainement des cas où le mari se trouve à la charge de sa femme, que ce soit en raison d’une infirmité ou d’une incapacité, ou pour des raisons liées simplement à la façon dont ils ont organisé leur vie commune. . . .

[O]n pourrait considérer que la loi n’est pas suffisamment souple si elle n’arrive pas à reconnaître que les conjoints peuvent décider que le mari sera dans un certaine mesure à la charge de sa femme. Par exemple, certains conjoints peuvent décider de favoriser la carrière de la femme au détriment de celle du mari. Bien que cela ne soit pas très courant au Canada, la loi devrait prendre en compte l’évolution sociale, même lorsque cela semble aller à l’encontre de conventions courantes.

Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Family Law, Part VI, «Support Obligations» (1975), aux pp. 7, 10 et 11. Des points de vue similaires ont été exprimés dans une déclaration de principe du gouvernement publiée avant le dépôt de la FLRA de 1978: Ministère du Procureur général de l’Ontario, Family Law Reform (1976), à la p. 9.

90 L’inexactitude des affirmations de l’appelant quant au premier des prétendus objectifs ressort aussi du libellé de la partie III de la Loi. Par exemple, les dispositions de la LDF qui prévoient le droit aux aliments et l’obligation de les fournir n’établissent aucune distinction fondée sur le sexe. Aux termes du par. 33(2), la requête relative à l’ordonnance alimentaire peut être présentée par la «personne à charge», qui est une «personne» à qui une autre personne est tenue de fournir des aliments (art. 29). L’obligation alimentaire incombe aux «conjoints» qui sont soit l’homme, soit la femme selon les définitions du par. 1(1) et de l’art. 29 de la Loi.

91 De plus, le par. 33(9) qui énonce divers facteurs que les tribunaux doivent prendre en considération pour déterminer le montant et la durée des aliments ne fait pas non plus de distinction fondée sur le sexe et ne fait aucune mention de la situation des femmes hétérosexuelles ni de leurs besoins. Au surplus, le par. 33(8), qui établit les buts de l’ordonnance alimentaire prononcée au profit du conjoint, est muet en ce qui concerne la vulnérabilité économique des femmes hétérosexuelles, leur tendance à assurer la plus grande partie des responsabilités liées à l’éducation des enfants, la capacité de gain supérieure des hommes et l’inégalité sexuelle systémique. Vu l’absence manifeste de distinction fondée sur le sexe dans ce régime, le fait que les femmes représentent une importante majorité des demandeurs d’aliments n’établit pas, selon moi, que le but de la partie III de la LDF est de répondre aux besoins particuliers des femmes qui forment une union avec une personne de sexe différent.

92 Le libellé des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III est aussi incompatible avec le deuxième des objectifs proposés par l’appelant, à savoir protéger les enfants et garantir qu’ils sont élevés dans des conditions adéquates. Bien que les dispositions de la partie III, qui ont trait exclusivement à l’obligation alimentaire établie au profit de l’enfant, reflètent clairement ces préoccupations légitimes du législateur (voir l’art. 31 et le par. 33(7)), il me semble que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints ne sont pas centrées sur la même idée maîtresse. La partie III de la LDF assujettit à l’obligation alimentaire entre conjoints les couples de sexe différent sans égard à la question de savoir s’ils ont des enfants. En fait, comme l’intervenante EGALE l’a fait remarquer, les partenaires de sexe différent qui cohabitent et ne sont pas les parents d’un enfant sont expressément inclus, après trois ans de cohabitation, dans la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29.

93 À mon sens, le juge Charron de la Cour d’appel a correctement défini les objectifs des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints qui sont contestées. S’appuyant en partie sur la description faite ci‑dessus par la CRDO quant au but de la LDF, elle a reconnu que les objectifs des dispositions de la partie III permettaient à la fois [traduction] «d’assurer le règlement équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes» et d’«alléger le fardeau financier de l’État en faisant peser l’obligation de fournir des aliments aux personnes indigentes non plus sur l’État mais sur les parents et les conjoints qui sont en mesure de le faire» (p. 450). Selon moi, cette position est étayée par les débats de l’assemblée législative, le libellé des dispositions de même que la jurisprudence de notre Cour.

94 Donnant suite aux recommandations faites en 1975 par la CRDO que j’ai mentionnées ci‑dessus, le gouvernement a déposé un projet de loi qui n’aurait conféré [traduction] «aucun privilège» et n’aurait créé «aucune incapacité à l’égard des hommes ou des femmes en tant que groupe, mais aurait tenu compte des circonstances particulières de chaque conflit matrimonial» (Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4102). L’accent en matière d’obligation alimentaire entre conjoints étant dorénavant mis sur l’état de besoin et la dépendance véritable et non sur des présomptions concernant les relations entre les sexes, la FLRA de 1978 était considérée comme [traduction] «un code régissant les relations économiques entre conjoints à la rupture de l’union» (Legislature of Ontario Debates, 18 octobre 1977, à la p. 901). À mon avis, ces déclarations sont tout à fait compatibles avec le premier des objectifs relevés par les juges majoritaires de la Cour d’appel.

95 Le libellé de la partie III de la LDF est en accord aussi avec le premier objectif énoncé par la Cour d’appel. Le paragraphe 33(8) de la Loi prévoit expressément que l’ordonnance alimentaire à l’égard d’un conjoint vise notamment à alléger les difficultés financières et à reconnaître l’apport du conjoint à l’union ainsi que les conséquences économiques de l’union pour le conjoint.

96 De plus, notre Cour s’est déjà exprimée en des termes semblables à ceux utilisés par la Cour d’appel pour décrire l’objet des dispositions de la Loi sur le divorce portant sur les aliments dus aux époux. Dans Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, à la p. 848, le juge L’Heureux‑Dubé, exprimant l’opinion des juges majoritaires de la Cour, a affirmé que «les dispositions de la Loi portant sur l’obligation alimentaire conjugale visent les conséquences économiques du mariage ou de son échec pour les deux partenaires» (souligné dans l’original). Plus loin, elle fait remarquer que «[l]a Loi exige un partage juste et équitable des ressources afin d’alléger les conséquences économiques du mariage ou de son échec pour les deux époux, sans distinction de sexe» (p. 849). Étant donné que ces remarques ont été faites au sujet d’une loi différente de celle qui est examinée en l’espèce, je ne dis pas qu’elles permettent de déterminer l’objectif de la partie III de la LDF. Néanmoins, comme la liste des buts de l’ordonnance alimentaire exposés dans chaque loi est presque identique, il me semble que l’objectif énoncé dans Moge revêt une importance considérable quant à l’issue du présent pourvoi (voir le par. 33(8) de la LDF et le par. 15(7) de la Loi sur le divorce).

97 Je remarque que le juge Bastarache s’est également appuyé sur Moge, précité, pour conclure que l’objectif urgent et réel de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF est de corriger les désavantages subis par les femmes qui ont formé une union avec une personne de sexe différent. De fait, aux pp. 853 et 854 de cet arrêt, le juge L’Heureux‑Dubé examine en profondeur le déséquilibre des forces qui caractérise ces unions. Toutefois, à mon avis, cette réalité sociale ne porte pas atteinte au principe selon lequel la dépendance peut survenir et survient effectivement sans distinction de sexe au sein des unions conjugales intimes. Il me semble que c’est là le véritable mal que visent à réparer les dispositions relatives aux aliments de la LDF dont le libellé n’établit aucune distinction fondée sur le sexe.

98 En ce qui concerne la réduction du fardeau financier de l’État, les députés se sont plaints publiquement au sujet du nombre des personnes à charge qui se tournent vers l’aide sociale à la suite de la rupture de leur union. L’idée que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF et des lois qu’elle a remplacées visaient en grande partie à faire peser le fardeau financier jusque‑là supporté par l’État sur les partenaires qui sont en mesure de fournir des aliments aux conjoints à leur charge a été exprimée plusieurs fois au cours des débats législatifs. Par exemple, avant l’adoption de la FLRA de 1978, l’honorable Roy McMurtry a fait les commentaires suivants au sujet des conjoints qui sont à la charge de leur partenaire:

[traduction] Elles ont été incitées à former une union et à rester au foyer pour élever les enfants issus de l’union ou ceux nés d’une autre union. Elles se trouvent ainsi à dépendre entièrement de l’autre du fait qu’elles ont quitté le marché du travail pendant une longue période. Bon nombre sont plus tard abandonnées et, vu l’état actuel du droit, il ne leur reste qu’à s’adresser à l’aide sociale.

Il s’agit d’un problème d’envergure.

Legislature of Ontario Debates, 18 novembre 1976, à la p. 4793. Voir également Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4103; 22 novembre 1976, à la p. 4898 et aux pp. 4890 et 4891.

99 Mon collègue, le juge Bastarache, soutient qu’aucun motif ne permettait à la Cour d’appel de décider que l’«intimité» est liée à l’objet de l’art. 29 de la LDF (au par. 347). Avec égards, je ne partage pas son avis. L’article 29 fait référence à des personnes qui ont «cohabité». Aux termes du par. 1(1), comme l’a signalé le juge Cory au par. 56, le mot «cohabiter» s’entend du fait de «[v]ivre ensemble dans une union conjugale, qu’il y ait eu mariage ou non». Les caractéristiques acceptées de l’union conjugale, telles qu’elles ont été énoncées par le juge Cory au par. 59, constituent l’essentiel de ce que nous appellerions de manière générale l’«intimité».

100 Ayant abordé l’objectif de la loi dans son ensemble et celui de la disposition contestée, je passe maintenant à l’examen de l’objectif de l’omission. Comme je l’ai déjà dit, quand on analyse une loi dont la portée est trop limitative, il est également important de tenir compte de l’omission contestée dans l’interprétation de l’objectif. Il arrive souvent que la loi ne poursuive pas simplement un but, mais cherche plutôt à atteindre un équilibre entre plusieurs buts, dont certains peuvent s’opposer. Cette mise en équilibre ne peut devenir évidente qu’après que l’on s’est demandé si, dans le cas d’une loi dont la portée est trop limitative, l’omission contestée favorise la réalisation d’un objectif quelconque. Un examen de ce qui est omis par la loi peut également amener le tribunal à revoir son interprétation des objectifs de la loi contestée, peut‑être à en réduire la portée. Je suis d’accord avec mon collègue, le juge Bastarache qui dit, au par. 329, que si l’omission n’est pas prise en compte pour interpréter l’objectif, il y a de fortes chances pour que la loi contestée ne résiste pas à l’étape de l’examen du lien rationnel de l’analyse de la proportionnalité.

101 Toutefois, les observations que je viens de faire ne signifient pas que le tribunal doit conclure que l’omission favorise la réalisation d’un objectif distinct. Même en l’absence d’un tel objectif, l’omission doit être évaluée comme une partie intégrante des moyens choisis pour atteindre l’objectif précis de la disposition en cause dans le cadre de l’analyse de la proportionnalité. Sinon, le tribunal risque de ramener les deux volets du critère de l’arrêt Oakes (objectif urgent et réel, et proportionnalité) à une question générale portant sur le caractère raisonnable de l’omission. Il peut y avoir des exceptions à cette méthode générale, s’il est prouvé par exemple que l’omission délibérée du législateur est «à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble»: Vriend, précité, au par. 116.

102 Ces observations à l’esprit, je passe maintenant à l’examen du présent pourvoi. L’appelant ne soutient pas que l’omission contestée favorise la réalisation d’un objectif distinct. Il allègue plutôt que la prise en compte adéquate de l’exclusion des couples de même sexe de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF réduit la portée apparente de l’objectif que vise à réaliser cette disposition. L’appelant a présenté deux arguments à ce sujet. Premièrement, il soutient que la LDF est une loi réparatrice conçue pour corriger le déséquilibre des forces qui continue d’exister dans de nombreuses unions entre personnes de sexe différent. Par conséquent, il fait valoir qu’il ne convient pas d’inclure les couples de même sexe dans un régime établi pour corriger des problèmes que l’on ne retrouve pas d’ordinaire dans ces unions. Il affirme en outre que lorsque les raisons fondamentales pour lesquelles un avantage est prévu ne s’appliquent pas à certaines personnes, le législateur est justifié de ne pas le leur accorder.

103 Avec égards, je ne puis être d’accord avec ces arguments. Comme je l’ai dit précédemment, je ne crois pas que la LDF en général, ni la partie III en particulier, visent à corriger les désavantages que subissent les femmes ayant formé une union avec une personne de sexe différent.

104 Le deuxième objectif de l’omission selon l’appelant est la promotion des unions entre personnes de sexe différent en vue d’assurer la protection des enfants. Ayant conclu que ni la LDF dans son ensemble ni les dispositions de la partie III de la Loi portant sur l’obligation alimentaire entre conjoints ne visent principalement la protection des enfants, je dois aussi rejeter l’argument voulant qu’il s’agisse d’une partie de l’objectif de l’art. 29 de la LDF.

105 Enfin, je remarque que le juge Bastarache accepte que le rejet de la Loi de 1994 modifiant des lois en ce qui concerne les droits à l’égalité par l’Assemblée législative de l’Ontario puisse fournir des éléments de preuve en ce qui concerne l’objectif de l’art. 29 de la LDF. Il affirme notamment, au par. 349: «On peut donc conclure que le législateur visait également à exclure tous les types d’unions qui ne sont pas habituellement caractérisées par la dépendance financière constatée au sein des familles traditionnelles». Avec égards, je ne puis admettre qu’une modification rejetée puisse fournir des éléments de preuve quant à l’objectif de la loi qui devait être modifiée. L’article 17 de la Loi d’interprétation, L.R.O. 1990, ch. I.11, prévoit: «L’abrogation ou la modification d’une loi n’est pas réputée constituer ou impliquer une déclaration portant sur l’état antérieur du droit.» Si la modification apportée à une loi ne peut pas servir à interpréter le sens de la loi avant la modification, je ne vois pas comment la modification qui a été rejetée pourrait le faire.

106 En conséquence, j’appuie la description des objectifs des dispositions contestées faite par le juge Charron de la Cour d’appel. Ces objectifs concordent avec l’économie générale de la LDF et ne peuvent pas être réinterprétés par l’examen de l’omission des conjoints de même sexe. Prévoir le règlement équitable des différends d’ordre économique à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes et alléger le fardeau de l’État quant aux conjoints dépendants, sont à mon avis des objectifs urgents et réels. Ces objectifs promeuvent la justice sociale et la dignité des personnes, des valeurs que le juge en chef Dickson a définies dans Oakes, précité, à la p. 136, comme étant des valeurs sous‑jacentes d’une société libre et démocratique.

107 Cela dit, je veux souligner mon désaccord avec mon collègue le juge Bastarache qui soutient, au par. 354, que l’art. 29 de la LDF «doit être respectueux de l’égalité de statut et de l’égalité des chances de tous les individus» afin d’être compatible avec les valeurs véhiculées par la Charte et, en conséquence, de franchir cette étape de l’analyse fondée sur l’article premier. Bien que je convienne qu’un objectif doit être compatible avec les principes sous‑jacents de la Charte afin de résister à la première étape de l’analyse fondée sur l’article premier, j’estime inutilement étroite l’approche du juge Bastarache. Il se peut qu’une violation du par. 15(1) puisse se justifier parce que, même si elle n’est pas conçue pour promouvoir l’égalité, elle est conçue pour promouvoir d’autres valeurs et principes d’une société libre et démocratique. Cette possibilité doit être envisagée, étant donné que l’analyse des valeurs véhiculées par la Charte effectuée en vertu de l’article premier est une analyse générale des valeurs et des principes qui, comme le juge en chef Dickson l’a énoncé dans Oakes, précité, à la p. 136, «sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte» (je souligne).

4. L’analyse de la proportionnalité

a) Le lien rationnel

108 À la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article premier, l’accent ne porte plus seulement sur l’objectif mais sur le lien entre l’objectif des dispositions contestées et les moyens choisis par le gouvernement pour mettre en œuvre cet objectif. Comme je l’ai déjà dit, les moyens choisis comprennent à la fois la disposition contestée et l’omission en cause. Il incombe à la partie qui invoque l’article premier de démontrer qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif et les moyens (voir, par exemple, Oakes, précité, à la p. 141; Vriend, précité, au par. 118). J’ai conclu précédemment que les deux objectifs avancés par l’appelant ne reflètent pas les véritables objets des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF et qu’il convient plutôt de s’appuyer sur ceux qu’a exposés la juridiction d’instance inférieure. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’il n’y a pas de lien rationnel, peu importe l’objectif que l’on retient pour cette analyse.

109 Même si j’acceptais que la partie III de la Loi vise à corriger l’inégalité systémique des sexes au sein des unions entre personnes de sexe différent, le lien nécessaire entre cet objectif et les moyens choisis est absent en l’espèce. À mon avis, il est contraire à la logique d’affirmer qu’un régime d’obligation alimentaire ne faisant aucune distinction fondée sur le sexe est rationnellement lié à l’amélioration de la situation économique des femmes hétérosexuelles à la rupture d’une union. En outre, aucun des éléments de preuve soumis n’établit que l’exclusion des couples de même sexe du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF puisse contribuer de quelque façon que ce soit à la réalisation de l’objectif qui consiste à aider les femmes hétérosexuelles.

110 Bien qu’il y ait des éléments de preuve tendant à démontrer que les unions entre personnes de même sexe ne sont pas d’ordinaire caractérisées par les mêmes inégalités, économiques et autres, que celles qui frappent les unions entre personnes de sexe différent (voir, par exemple, M. S. Schneider, «The Relationships of Cohabiting Lesbian and Heterosexual Couples: A Comparison», Psychology of Women Quarterly, 10 (1986), à la p. 237; J. M. Lynch et M. E. Reilly, «Role Relationships: Lesbian Perspectives», Journal of Homosexuality, 12(2) (Winter 1985/86), aux pp. 53, 54 et 66), cela n’explique pas, à mon sens, pourquoi le droit de demander des aliments est limité aux hétérosexuels. Comme l’a affirmé le FAEJ, le fait que les membres des unions entre personnes de même sexe soient peu souvent placés dans une situation ressemblant à celle de nombreuses femmes hétérosexuelles, ne les distingue en rien des hommes hétérosexuels qui, même s’ils profitent généralement de la division du travail fondée sur le sexe et de l’inégalité de la capacité de gain, ont tout autant le droit de demander des aliments que leurs partenaires féminines.

111 Autrement dit, il est important de rappeler que la capacité de demander des aliments à son conjoint n’aboutit pas automatiquement à une ordonnance alimentaire. Dans la mesure où toute union est caractérisée par une dépendance financière plus ou moins grande, le montant et la durée de la pension éventuellement accordée en vertu du par. 33(9) de la LDF varieront. Par conséquent, ce n’est pas une réponse que d’affirmer que les couples de même sexe ne devraient pas avoir accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints parce que leurs unions sont habituellement plus égalitaires. Dans le présent pourvoi, l’intimée ne cherche pas à obtenir une ordonnance alimentaire, mais simplement à avoir accès au régime de l’obligation alimentaire prévue par la Loi. De façon similaire, l’appelant dans Vriend, précité, ne demandait pas à notre Cour de se prononcer sur la primauté des intérêts des gais et des lesbiennes par rapport à d’autres intérêts concurrents. La loi comportait un mécanisme de pondération interne permettant de résoudre de telles questions et l’appelant ne cherchait qu’à avoir accès aux rouages des droits de la personne en Alberta. Dans les deux cas, c’est le refus d’accorder l’accès au régime prévu par la loi qui ne peut être justifié.

112 Le second objectif avancé par l’appelant, soit la protection des enfants, ne satisfait pas non plus au critère du lien rationnel. L’appelant soutient que l’exclusion des partenaires de même sexe de la partie III de la LDF a un lien rationnel avec cet objectif étant donné que ces couples sont beaucoup moins susceptibles de devenir parents que les couples de sexe différent. J’ai plusieurs observations à faire en guise de réponse.

113 Même si j’acceptais que l’objet de la loi est de protéger les enfants, je serais obligé de conclure que la portée des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF est à la fois trop limitative et trop large. Leur portée est trop large parce que les membres des couples de sexe différent ont le droit de demander des aliments à leur conjoint peu importe qu’ils aient une progéniture ou non et indépendamment de leur capacité ou désir d’en avoir une. Par conséquent, si la loi a été conçue pour protéger les enfants, il serait incongru que les couples de sexe différent sans enfants soient inclus parmi ceux qui peuvent demander et recevoir les aliments en question.

114 Les dispositions contestées ont également une portée trop limitative. Un pourcentage croissant d’enfants sont conçus et élevés par des couples de lesbiennes ou de gais grâce à l’adoption, aux contrats de grossesse et à l’insémination par don de sperme. Bien que le nombre de ces enfants soit encore relativement réduit, il me semble que la protection des enfants ne peut être que partiellement assurée si l’on refuse à certains d’entre eux les avantages résultant de l’ordonnance alimentaire à l’égard du conjoint simplement parce que leurs parents forment une union avec une personne du même sexe. Comme le juge Cory et moi‑même l’avons souligné dans l’arrêt Egan, précité, au par. 191, «[s]i la loi cherche à améliorer la situation d’un groupe, on ne peut considérer la décision d’aider une partie seulement de ce groupe comme étant entièrement rationnelle.»

115 Les objectifs relevés par le juge Charron en Cour d’appel mènent au même résultat. Aucun élément de preuve n’a été présenté pour étayer l’idée que l’exclusion des couples de même sexe du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints favorisait la réalisation de l’objectif qui consiste à assurer une résolution équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture des unions marquées par l’interdépendance financière. De la même façon, il est absurde de supposer que l’on arrivera à réduire le fardeau financier de l’État en ne conférant qu’aux hétérosexuels le droit de demander des aliments à titre privé. La loi contestée a un effet préjudiciable: elle dirige vers l’aide sociale les membres des couples de même sexe qui sont dans le besoin et impose ainsi des coûts additionnels au contribuable.

116 L’exclusion contestée risque plutôt de nuire à la réalisation des buts de la loi. En fait, l’inclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF favoriserait davantage la réalisation des objectifs de la loi tout en respectant les droits constitutionnels des personnes formant une union avec une personne du même sexe. Dans ces circonstances, je conclus que l’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la Loi n’est tout simplement pas rationnellement liée aux deux objectifs des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la Loi.

117 Compte tenu de l’absence de lien rationnel, l’art. 29 de la LDF n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte. Bien qu’il ne soit donc pas strictement nécessaire d’examiner les deux autres éléments du deuxième volet du critère énoncé dans Oakes, je les aborderai brièvement pour rectifier certaines erreurs fondamentales relevées dans le présent pourvoi.

b) L’atteinte minimale

118 Lorsque l’action législative empiète sur des droits constitutionnels, le gouvernement doit démontrer qu’il n’y est porté atteinte que dans la mesure raisonnablement nécessaire pour réaliser ses objectifs (voir, par exemple, Eldridge, précité, au par. 86; Miron, précité, au par. 163). L’appelant soutient que l’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF ne porte atteinte que de façon minimale aux droits garantis à l’intimée par l’art. 15 étant donné que d’autres recours peuvent raisonnablement être exercés en cas de dépendance financière au sein de telles unions. Je ne puis accepter cette thèse.

119 Les arguments de l’appelant sur ce point reposent sur les recours pouvant être exercés en vertu de la doctrine de l’enrichissement sans cause en equity (par exemple la fiducie par interprétation) et du droit des contrats. Pour ce qui est d’abord des recours en equity, la doctrine de l’enrichissement sans cause permet de fonder une action sur les contributions indirectes ou non financières à l’acquisition, à l’entretien ou à la conservation d’un bien détenu par l’autre conjoint. Toutefois, pour avoir gain de cause, le demandeur doit apporter la preuve de l’enrichissement de son conjoint, d’un appauvrissement personnel correspondant et de l’absence de tout motif juridique à l’enrichissement. Voir Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; CRDO, Report on the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act, op. cit., aux pp. 10 et 11.

120 Au surplus, je remarque, comme l’a fait le juge des requêtes, que les recours en equity prévus par la common law, telle la fiducie par interprétation, concernent essentiellement la propriété et que ce ne sont pas toutes les unions qui donneront lieu à des réclamations fondées sur le droit des biens. En fait, comme l’a affirmé le FAEJ, la LDF reconnaît expressément que le droit au partage des biens s’ajoute au droit aux aliments et ne se substitue pas à celui‑ci. Par conséquent, il me semble que, par rapport aux ordonnances alimentaires à l’égard d’un conjoint, les recours en equity sont moins souples, imposent des exigences plus grandes aux demandeurs et ne peuvent être exercés qu’en des circonstances bien plus restreintes. Je n’accepte pas qu’ils constituent une solution de rechange valable aux dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF.

121 À mon avis, le droit des contrats est une solution tout aussi inacceptable pour remplacer le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF. L’appelant souligne que les dispositions contestées de la Loi n’empêchent pas les partenaires de même sexe de s’engager par contrat à se fournir mutuellement des aliments. Toutefois, le fait d’assumer volontairement de telles obligations n’équivaut pas à un droit reconnu par la loi de demander une ordonnance alimentaire.

122 Premièrement, la LDF établit un régime supplétif en matière d’aliments. Les partenaires de sexe différent qui n’ont pas songé aux conséquences économiques de la rupture de leur union sont automatiquement protégés par la loi, alors que ceux qui y ont pensé et préfèrent prendre d’autres dispositions sont libres de convenir de s’exclure du régime. Par contraste, les partenaires de même sexe se voient refuser la protection que la loi supplétive accorde naturellement. Ceux qui veulent régler la question avant la rupture de l’union sont obligés soit de faire préparer à leur frais une convention adéquate, soit de prendre le risque de se retrouver sans recours juridique.

123 Deuxièmement, comme l’a noté EGALE, la protection qu’un contrat familial offre à des personnes économiquement vulnérables est bien inférieure à celle accordée par la LDF. Par exemple, les ordonnances alimentaires rendues en vertu de la Loi sont assujetties aux dispositions relatives à la faillite et à des mécanismes d’exécution spéciaux qui protègent le bénéficiaire pour le cas où le débiteur d’aliments ne paierait pas la pension alimentaire. Les personnes qui ont droit à une pension alimentaire en vertu d’un contrat ne bénéficient pas des mêmes protections (Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3, par. 121(4), al. 136(1)d.1), 178(1)c); Loi de 1996 sur les obligations familiales et l’exécution des arriérés d’aliments, L.O. 1996, ch. 31).

124 En somme, ni les recours en equity prévus par la common law ni le droit des contrats ne peuvent être adéquatement substitués au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF. À vrai dire, si ces recours étaient jugés satisfaisants, le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints serait inutile, tout comme son extension aux couples de sexe différent non mariés. Il faut également se rappeler que l’exclusion des partenaires de même sexe de ce régime ne les prive pas simplement d’un avantage certain, elle les en prive de telle façon que leur droit au même intérêt et au même respect de la part du gouvernement est violé. Les régimes de rechange que je viens d’évoquer passent sous silence le fait que l’exclusion du régime prévu par la loi a des incidences morales et sociétales qui débordent le cadre économique, comme le fait remarquer mon collègue le juge Cory aux par. 71 et 72. Par conséquent, l’existence de ces recours ne réussit pas à minimiser suffisamment l’atteinte portée aux droits à l’égalité garantis aux partenaires de même sexe par la Constitution.

125 Toutefois, l’appelant affirme que les circonstances de l’espèce commandent une certaine retenue quant à la décision du législateur ontarien. Il prétend que, dans ce contexte, il était raisonnable pour le gouvernement de conclure qu’il avait empiété le moins possible sur les droits des partenaires de même sexe.

126 À mon sens, l’attitude de retenue que l’appelant voudrait nous voir adopter n’est pas appropriée en l’espèce. Notre Cour a choisi cette voie lorsque la loi contestée nécessitait de trouver le point d’équilibre entre des groupes concurrents (voir, par exemple, Irwin Toy, précité, aux pp. 999 et 1000; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, aux pp. 317 à 319, le juge La Forest; Egan, précité, au par. 29, le juge La Forest, et aux par. 105 à 108, le juge Sopinka). Comme le juge en chef Dickson ainsi que les juges Lamer et Wilson l’ont dit dans Irwin Toy, précité, à la p. 993:

Pour trouver le point d’équilibre entre des groupes concurrents, le choix des moyens, comme celui des fins, exige souvent l’évaluation de preuves scientifiques contradictoires et de demandes légitimes mais contraires quant à la répartition de ressources limitées. Les institutions démocratiques visent à ce que nous partagions tous la responsabilité de ces choix difficiles. Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l’esprit la fonction représentative du pouvoir législatif.

Ce n’est pas le cas en espèce. Étant donné qu’aucun groupe ne sera défavorisé par l’octroi aux membres des couples de même sexe de l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF, la notion de retenue à l’égard des choix du législateur appelé à trouver un point d’équilibre entre des groupes concurrents n’a aucune application en l’espèce.

127 Je reconnais que certaines personnes formant une union avec une personne du même sexe et que H. elle‑même ont exprimé des réserves au sujet de leur assimilation à des «conjoints» en ce qui concerne le droit de la famille (voir, par exemple: CRDO, Report on the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act, op. cit.; B. Cossman et B. Ryder, Gay, Lesbian and Unmarried Heterosexual Couples and the Family Law Act: Accommodating a Diversity of Family Forms (1993), rapport de recherche préparé pour la CRDO, aux pp. 135 à 139). Cependant, ces divergences d’opinion au sein d’un même groupe visé par l’analyse constitutionnelle ne constituent pas une raison pour faire preuve de retenue à l’égard des choix du législateur. En fait, comme l’a souligné EGALE, étant donné que les membres des groupes qui revendiquent l’égalité auront forcément certaines divergences pour ce qui est des principes, des croyances et des opinions, peu de contestations concernant l’art. 15 survivraient à l’analyse fondée sur l’article premier s’il fallait exiger l’unanimité quant aux réparations souhaitées avant de pouvoir corriger la discrimination.

128 Au surplus, la retenue n’est pas justifiée, comme le prétend l’appelant, parce que la partie III de la LDF et son art. 29 constituent des étapes d’une réforme graduelle de l’obligation alimentaire entre conjoints. Comme notre Cour l’a fait remarquer dans Vriend, précité, la nécessité pour le gouvernement d’agir graduellement, ou l’idée qu’il faut donner du temps au gouvernement pour qu’il modifie ses lois discriminatoires, ne constitue pas en général une justification appropriée des violations de la Charte. Cependant, même si j’acceptais qu’une telle justification puisse être valable en l’espèce, il me semble que son application aux faits en cause ne peut faire admettre le maintien de l’exclusion des couples de même sexe du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF.

129 L’appelant affirme que la décision d’accorder l’égalité aux deux sexes sous le régime de la FLRA, suivie par l’attribution du droit de demander des aliments aux conjoints de fait de sexe différent et l’élargissement supplémentaire de la définition donnée au mot «conjoint» dans la LDF, grâce à la réduction de la période de cohabitation exigée qui passe de cinq à trois ans, constituent une preuve importante d’une progression vers l’idéal d’égalité. Par conséquent, soutient‑il, notre Cour ne devrait intervenir qu’avec beaucoup de circonspection. Je ne suis pas d’accord. Aucune des réformes mentionnées par l’appelant ne porte sur l’égalité des droits et des obligations des personnes formant une union avec une personne du même sexe. En fait, il n’y a aucune preuve que des progrès aient été réalisés en ce qui a trait à ce groupe depuis l’adoption du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints. Si le législateur refuse d’agir de façon à se conformer graduellement à la Charte, la retenue en ce qui concerne l’échéancier des réformes perd sa raison d’être.

130 Qui plus est, contrairement à l’arrêt Egan, précité, où le juge Sopinka a notamment invoqué le gradualisme pour confirmer en vertu de l’article premier de la Charte la validité de la loi contestée, en l’espèce, les incidences financières de l’extension des avantages prévus par la loi aux gais et aux lesbiennes ne suscitent aucune inquiétude. Comme je l’ai déjà fait remarquer, plutôt que d’accroître le fardeau financier de l’État, cette solution contribuera vraisemblablement à dissiper les craintes à ce sujet parce que les couples de même sexe, en tant que groupe, s’adresseront moins à l’aide sociale si le régime de l’obligation alimentaire leur est applicable. Par conséquent, je conclus que le gradualisme du gouvernement ne constitue pas en l’espèce une raison de faire preuve de retenue envers le législateur.

131 Finalement, comme notre Cour l’a souligné à d’autres occasions, «[l]e respect porté ne doit pas aller jusqu’au point de libérer le gouvernement de l’obligation que la Charte lui impose de démontrer que les restrictions qu’il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables»: RJR‑MacDonald, précité, au par. 136, le juge McLachlin. Voir également Eldridge, précité; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; et Vriend, précité.

132 En l’espèce, le gouvernement n’a pas réussi à établir qu’il était fondé à conclure que l’atteinte aux droits des couples de même sexe ne dépassait pas ce qui était raisonnablement nécessaire pour réaliser ses objectifs. L’exclusion de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29, et par conséquent du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF, est absolue. Aucun effort n’a été fait pour adapter la mesure restrictive. Je conclus que l’argumentation de l’appelant échoue aussi à l’étape de l’atteinte minimale de l’analyse fondée sur l’article premier.

c) La proportionnalité entre l’effet de la mesure et l’objectif

133 Pour que la loi contestée franchisse la dernière étape de l’analyse fondée sur l’article premier, «il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et l’objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques»: Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 889 (souligné dans l’original). Comme l’a fait remarquer le juge Cory, les effets préjudiciables de l’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF sont nombreux et graves. Ces préjudices ne peuvent se justifier lorsque la loi n’atteint pas l’objectif qu’elle visait. Lorsque, comme en l’espèce, les mesures contestées vont dans les faits à l’encontre des objectifs de la loi, on ne peut affirmer que la promotion de buts législatifs louables ni que les effets bénéfiques de ces mesures l’emportent sur leurs effets préjudiciables.

134 Je conclus par conséquent que l’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF ne peut se justifier comme limite raisonnable apportée à des droits constitutionnels en vertu de l’article premier de la Charte. Avant de passer à l’examen de la réparation appropriée, je désire souligner, comme l’a fait le juge Cory, que la seule question en litige soulevée par le présent pourvoi est celle de savoir si la Charte exige que soit conféré aux couples de même sexe le droit de demander des aliments à leur conjoint sous le régime de la LDF. Le présent pourvoi ne remet pas en question les conceptions traditionnelles du mariage, étant donné que l’art. 29 de la Loi s’applique expressément aux couples de sexe différent non mariés. Cela dit, que l’on ne se méprenne pas, je ne fais aucun commentaire sur le mariage ni, même, sur des questions connexes.

135 En outre, en dépit des affirmations de l’appelant, les faits de l’espèce n’exigent pas que je détermine si d’autres personnes financièrement interdépendantes qui vivent ensemble sans former une union conjugale, tels des amis ou des frères et sœurs, devraient avoir le droit constitutionnel de demander des aliments à la rupture de leur relation. Pour trancher, il faudrait effectuer une analyse constitutionnelle distincte dont il est impossible de connaître l’issue à l’avance. Par conséquent, les arguments fondés sur l’extension possible de la définition du mot «conjoint» au‑delà des circonstances de la présente affaire relèvent entièrement de la conjecture et ne peuvent justifier la violation des droits constitutionnels des couples de même sexe en l’espèce.

VI. La réparation

136 Ayant conclu que l’exclusion des couples de même sexe à l’art. 29 de la LDF est inconstitutionnelle et qu’elle ne peut être sauvegardée en vertu de l’article premier de la Charte, je dois maintenant examiner la question de la réparation sous le régime de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. En Cour d’appel, les mots «l’homme et la femme» ont été retranchés de la définition du terme «conjoint» à l’art. 29 de la LDF et ils ont été remplacés par les mots «deux personnes». L’exécution de l’ordonnance a été suspendue pour un an. Avec égards, je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse de la réparation appropriée dans les circonstances de l’espèce.

137 Dans l’arrêt de principe en matière de réparations constitutionnelles, Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, et plus récemment dans l’arrêt Vriend, précité, notre Cour a statué que la première étape à suivre pour choisir la mesure corrective appropriée consistait à déterminer l’étendue de l’incompatibilité de la loi contestée avec la Charte. Dans le présent pourvoi, l’incompatibilité émane de la portée trop limitative de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF. Comme je l’ai conclu précédemment, l’exclusion des partenaires de même sexe de cette définition viole les droits à l’égalité garantis par l’art. 15 de la Charte et ne peut franchir aucune des étapes de l’analyse fondée sur l’article premier.

138 Ayant déterminé l’étendue de l’incompatibilité, la Cour doit choisir la réparation appropriée. L’arrêt Schachter, énonce diverses options applicables en l’espèce: (1) l’«annulation»: la Cour peut statuer que la LDF en entier est inopérante; (2) la «dissociation»: la Cour peut décider que seules les dispositions irrégulières de la Loi, soit l’art. 29, sont inopérantes et que le reste de la Loi reste en vigueur; (3) l’«interprétation large» et l’«interprétation atténuée»: la Cour peut combiner ces techniques de manière à remplacer les mots irréguliers par d’autres qui incluront le groupe exclu à tort (comme l’incompatibilité en l’espèce découle d’une omission, le recours à l’interprétation atténuée seule n’est pas approprié); (4) l’annulation, la dissociation ou l’interprétation large et l’interprétation atténuée assortie d’une suspension temporaire de l’ordonnance de la Cour de manière à donner au gouvernement la possibilité d’adopter un régime qui soit valide sur le plan constitutionnel en matière d’obligation alimentaire entre conjoints.

139 Pour déterminer si l’option de l’interprétation large et de l’interprétation atténuée est plus appropriée que l’annulation ou la dissociation, la Cour doit prendre en considération le degré de précision de la réparation, les conséquences financières, l’incidence que la réparation aurait sur les autres dispositions de la loi, le poids ou le caractère historique de ces dispositions et la mesure dans laquelle une réparation nuirait à la réalisation des objectifs législatifs (voir Schachter, précité; Vriend, précité). En ce qui concerne le premier de ces critères, le recours à l’interprétation large n’est possible que lorsque la cour peut décider avec suffisamment de précision ce qui devrait être ajouté pour qu’il y ait conformité avec la Constitution. Pour qu’une mesure corrective soit précise, il faut que l’insertion de quelques mots ait pour seul effet d’assurer la validité de la loi et d’en corriger l’inconstitutionnalité (voir Egan, précité, au par. 223, les juges Cory et Iacobucci; Vriend, précité, au par. 155).

140 Dans le présent pourvoi, le défaut de la définition du mot «conjoint» peut être cerné avec précision: l’utilisation de l’expression «l’homme et la femme», qui a pour effet d’exclure les partenaires de même sexe du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints établi par la LDF. Je reconnais que la mesure corrective est précise en ce que l’interprétation atténuée de cette expression et l’insertion, par interprétation large, des mots «deux personnes» aura pour seul effet de «corriger l’inconstitutionnalité». Toutefois, je ne suis pas persuadé que l’interprétation large aura aussi pour effet d’«assurer la validité de la loi».

141 Si la réparation accordée par la Cour d’appel est maintenue, l’art. 29 de la LDF autorisera les membres des couples de même sexe qui satisfont par ailleurs aux exigences de la définition du mot «conjoint» à demander des aliments à leur conjoint. Cependant, la Loi n’admettrait pas la possibilité qu’ils s’excluent du régime au moyen de l’accord de cohabitation prévu à l’art. 53 ou de l’accord de séparation visé à l’art. 54. Tant l’art. 53 que l’art. 54 s’appliquent aux conjoints de fait qui cohabitent, mais uniquement dans la mesure où les accords sont conclus entre «l’homme et la femme». Aucun élargissement de la portée de l’art. 29 de la Loi n’aurait d’effet sur les dispositions relatives aux contrats familiaux de la partie IV, puisque la définition donnée au mot «conjoint» dans la partie III ne s’y applique pas. Par conséquent, les partenaires de même sexe se retrouveraient dans la situation anormale de n’avoir aucune possibilité de s’exclure du régime supplétif établi en matière d’aliments. Comme cette option est ouverte aux couples de sexe différent et qu’elle préserve l’autonomie des couples qui peuvent choisir de régler leurs propres affaires selon leurs propres attentes, l’interprétation large corrigerait une incompatibilité inconstitutionnelle en en créant une autre, et n’assurerait pas la validité de la loi.

142 De plus, l’interprétation large de la définition du mot «conjoint» à l’art. 29 de la Loi aura pour effet d’inclure les couples de même sexe dans la partie V de la LDF (dommages‑intérêts dus aux personnes à charge), étant donné que la définition donnée au mot «conjoint» à la partie III s’applique à cette partie de la Loi. À mon avis, lorsque l’interprétation large d’une partie d’une loi a des répercussions importantes sur un autre régime distinct prévu par la même loi, il n’est pas prudent de présumer que le législateur aurait adopté la loi dans sa version modifiée. Dans ces cas, le recours à l’interprétation large équivaut à faire des choix particuliers, responsabilité qui incombe au législateur, et non aux tribunaux, comme le juge en chef Lamer l’a rappelé dans Schachter, précité, à la p. 707.

143 Lorsque l’interprétation large n’est pas appropriée, le tribunal doit choisir entre l’annulation de la loi en entier et la dissociation des seules parties inconstitutionnelles de la loi. Comme le juge en chef Lamer l’a fait remarquer dans Schachter, à la p. 697, «[s]i la partie irrégulière d’une loi peut être isolée, il est conforme aux principes juridiques de déclarer inopérante seulement cette partie. On peut ainsi réaliser autant que possible l’objectif législatif.»

144 En l’espèce, annuler toute la LDF serait excessif étant donné que seule la définition du mot «conjoint» de la partie III de la Loi a été jugée contraire à la Charte. Il ne s’agit pas d’un cas où les parties inconstitutionnelles du régime prévu par la loi sont liées si inextricablement aux parties de la loi qui ne sont pas contraires à la Charte que ces dernières ne peuvent subsister indépendamment. Par conséquent, on peut sans danger présumer que le législateur aurait adopté les parties constitutionnelles de la loi sans les parties inconstitutionnelles. Voir Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503, à la p. 518; Schachter, précité, à la p. 697.

145 Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la dissociation de l’art. 29 de la Loi, de telle sorte que seul cet article soit déclaré inopérant, est la réparation la plus appropriée en l’espèce. L’application de cette réparation serait suspendue temporairement pendant six mois. Bien que tant l’appelant que l’intimée aient conseillé à la Cour de ne pas imposer une suspension, pour les motifs qui suivent, je conclus qu’une suspension est nécessaire.

146 Dans Egan, précité, au par. 226, dissident avec le juge Cory, j’étais d’avis d’accorder une suspension de la réparation pour le motif que, «s’il pose certainement une question juridique, l’élargissement de la portée de l’allocation de conjoint est également une question d’intérêt public». À cet égard, je notais qu’«il y a lieu de laisser au législateur une certaine latitude afin qu’il se penche sur la question et conçoive sa propre méthode pour permettre que l’allocation de conjoint soit distribuée d’une manière compatible avec les droits à l’égalité garantis par la Charte». Le présent pourvoi soulève les mêmes préoccupations en ce qui concerne le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF.

147 En outre, je fais remarquer qu’une déclaration portant que l’art. 29 de la LDF est inopérant pourrait bien avoir des incidences sur de nombreuses autres lois qui reposent sur une définition similaire du terme «conjoint». Il se peut que le législateur veuille régler la question de la validité de ces lois compte tenu de l’inconstitutionnalité de l’art. 29 de la LDF. Sur ce point, je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel qui ont noté que, si ces questions étaient laissées à l’appréciation des tribunaux, elles ne pourraient être tranchées que sur la base du cas par cas, à grands frais pour les plaideurs privés et pour le contribuable. Par conséquent, je crois qu’il faut accorder au législateur une certaine latitude pour lui permettre d’aborder ces questions d’une façon plus globale.

VII. Les dépens

148 En première instance, le juge des requêtes a ordonné au procureur général de l’Ontario (l’appelant dans le présent pourvoi) de payer les dépens de M. Cette décision a été confirmée à l’unanimité en appel. Toutefois, le juge Charron, de la Cour d’appel, n’a rendu aucune ordonnance quant aux dépens afférents aux procédures devant elle, statuant que, parce que l’appel soulevait une question constitutionnelle d’une importance considérable pour le public, chaque partie de même que les intervenants devaient supporter leurs propres dépens. Notre Cour a accordé au procureur général l’autorisation de se pourvoir à la condition qu’il paye les dépens supportés par M. dans notre Cour, quelle que soit l’issue de la cause.

149 M. soutient maintenant dans un pourvoi incident que la Cour d’appel a commis une erreur en omettant d’accorder les dépens à la partie qui a eu gain de cause. Je ne suis pas d’accord. L’adjudication des dépens relève d’un pouvoir discrétionnaire et, sauf erreur manifeste, notre Cour devrait hésiter à intervenir: Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, au par. 39. Étant donné que je ne peux conclure qu’une telle erreur a été commise en l’espèce, je suis d’avis de ne pas rendre d’ordonnance relativement aux dépens en Cour d’appel.

150 Quant aux dépens devant notre Cour, je suis d’avis d’ordonner à l’appelant de payer les dépens de l’intimée M. sur la base procureur‑client. L’appelant a choisi de poursuivre l’affaire en dépit du fait que les parties originaires à l’action, M. et H., étaient parvenues à un règlement avant le commencement de la procédure devant notre Cour. Étant donné que l’affaire ne se rapporte plus au litige entre les parties, la procédure constituait en grande partie une tentative de l’appelant d’obtenir une clarification sur l’état du droit. Dans ces circonstances, l’intimée ne devrait avoir à supporter aucuns dépens.

151 Pour les motifs exposés ci‑dessus, savoir qu’il n’existe plus de litige entre les parties et que le procureur général a formé le présent pourvoi pour que soit tranchée une question d’intérêt public, le procureur général a reconnu que l’intimée H. devrait recevoir le même traitement que M. et il consent à ce que soit rendue une ordonnance de paiement des dépens de H. dans le présent pourvoi. Par conséquent, je suis d’avis de rendre une telle ordonnance. Comme j’ai adjugé les dépens à M. sur la base procureur‑client, je suis d’avis de le faire également pour H.

VIII. Conclusions et dispositif

152 Pour les motifs exposés par le juge Cory, je conclus que l’exclusion des couples de même sexe de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF viole les droits à l’égalité garantis par l’art. 15 de la Charte. En outre, pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que la restriction contestée n’est pas sauvegardée en vertu de l’article premier de la Charte. Je suis d’avis de déclarer que l’art. 29 est inopérant, mais de suspendre temporairement l’effet de cette déclaration pendant six mois. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et le pourvoi incident, avec dépens sur la base procureur‑client dans notre Cour en faveur de M. et de H.

153 Je suis donc d’avis de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1. Est‑ce que la définition de «conjoint» à l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, a pour effet de nier les droits garantis au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ou d’y porter atteinte?

Réponse: Oui.

2. Si la réponse à la question 1 est «oui», est‑ce que cette négation ou atteinte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

Version française des motifs rendus par

Le juge Gonthier (dissident) —

I. Introduction

154 Le fait qu’une femme ne soit pas admise en vertu du droit de la famille provincial à demander des aliments à sa partenaire de même sexe à la rupture de leur union viole‑t‑il le droit à l’égalité garanti par la Charte canadienne des droits et libertés? C’est la question soulevée par le présent pourvoi. Pour y répondre, il faut déterminer si l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. F.3 («LDF»), et en particulier la définition du mot «conjoint» qu’il renferme, porte atteinte au par. 15(1) de la Charte parce qu’il est trop limitatif. Dans l’affirmative, la Cour doit décider si cette atteinte peut être maintenue à titre de limite dont la justification peut être démontrée en vertu de l’article premier de la Charte. Pour les motifs qui suivent, je crois que l’article contesté est valide sur le plan constitutionnel. À mon avis, l’art. 29 de la LDF ne porte pas atteinte au par. 15(1) de la Charte et, par conséquent, une telle demande ne saurait être formée.

155 Manifestement, le présent pourvoi soulève des questions sociales et juridiques fondamentales. En fait, il n’est pas exagéré de dire qu’il constitue en quelque sorte un point tournant. J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mes collègues les juges Cory et Iacobucci. J’adopte avec reconnaissance leur exposé des faits du présent pourvoi. Cependant, je ne puis être d’accord avec eux sur le dispositif ni sur les motifs qui l’étayent. Je crois que la position prise par les juges majoritaires aujourd’hui aura des conséquences d’une portée considérable qui débordent le cadre du présent pourvoi. Les juges majoritaires affirment, au par. 135, qu’il n’est pas nécessaire de se demander si l’obligation constitutionnelle d’élargir la définition du mot «conjoint» pourrait ouvrir la porte à une série d’autres demandes, parce que cela relève «entièrement de la conjecture». Je ne puis être d’accord. La décision des juges majoritaires rend ces autres demandes non seulement prévisibles, mais très vraisemblables. Étant donné que mon désaccord avec les juges majoritaires en l’espèce est fondamental, j’éprouve le besoin d’exposer mon point de vue de façon assez détaillée.

156 Le désaccord dans le présent pourvoi tient à une divergence de vues sur l’objet législatif. Selon les juges Cory et Iacobucci, l’objet de l’art. 29 de la LDF est axé sur l’interdépendance constatée au sein des unions «intimes» qu’ils désignent par l’expression unions «conjugales» d’une durée déterminée. Par contraste, le juge Bastarache croit que cette disposition vise les personnes formant une union «permanente» et «sérieuse» qui engendre ou accentue l’inégalité économique entre les partenaires. À mon avis, cette disposition vise à reconnaître la fonction sociale particulière des couples de sexe différent dans la société et à apporter une solution à la dynamique de dépendance propre aux femmes et aux hommes membres d’un couple de sexe différent laquelle résulte de trois réalités fondamentales. En premier lieu, cette dynamique a trait à la réalité biologique de l’union entre personnes de sexe différent et à son potentiel unique de procréation et au fait qu’il s’agit du principal cadre dans lequel sont élevés les enfants. En second lieu, cette dynamique est liée à une forme particulière de dépendance qui n’a aucun rapport avec les enfants mais qui est spécifique de l’union hétérosexuelle. En troisième lieu enfin, cette dynamique se fait sentir de façon particulièrement aiguë chez les femmes qui forment une union avec une personne de sexe différent car elles sont déjà défavorisées sur le plan économique par rapport aux hommes. Selon moi, le fait de conférer un avantage (et, du même coup, d’imposer un fardeau) au seul groupe auquel sont rattachés cette fonction sociale, cette réalité biologique et ce désavantage économique n’est pas discriminatoire. Bien qu’il soit loisible à l’Assemblée législative de conférer cet avantage à d’autres personnes qui ne possèdent pas ces caractéristiques, la Constitution n’impose pas une telle obligation à cet organe souverain.

157 Ces divergences de vues quant à l’objet de la loi sont déterminantes dans le présent pourvoi. Comme les juges Cory et Iacobucci (et le juge Major par renvoi) soutiennent que la LDF vise les unions intimes, ils concluent naturellement que la portée de la loi est inutilement limitative. Le juge Bastarache conclut que la LDF cible les unions habituellement caractérisées par la permanence et la dépendance financière, et il fait remarquer que les unions entre personnes de même sexe ne sont habituellement pas caractérisées par la dépendance financière. Néanmoins, le juge Bastarache ne voit aucune raison d’exclure les personnes formant une union avec une personne du même sexe. J’estime que la demande de l’intimée M. échoue parce que la loi vise les personnes qui forment des unions fondamentalement différentes des unions entre personnes de même sexe. La loi «correspond» aux besoins, à la capacité et à la situation propres à la demanderesse et au groupe visé par la loi. Ceci étant, les faits du présent pourvoi n’établissent pas comme tels l’existence d’une «discrimination» au sens du par. 15(1) de la Charte. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi du procureur général.

158 Je commence l’exposé des présents motifs par un bref examen de la méthode retenue par notre Cour pour l’analyse des demandes fondées sur le par. 15(1). Dans ce cadre, j’explique l’objet et l’application concrète du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF en passant en revue l’historique des règles de droit applicables à l’obligation alimentaire entre conjoints en général et celle du régime de l’obligation alimentaire prévu par la loi ontarienne en particulier. J’explique pourquoi l’objet de la loi vise un groupe précis de personnes qui possèdent des caractéristiques uniques, et j’oppose cette interprétation à celles de mes collègues. Établir le véritable objet de la loi est capital pour l’analyse selon le par. 15(1). Je commence cette analyse en examinant le groupe de comparaison approprié, et je pose la question de savoir si la loi crée une distinction entre la demanderesse et ce groupe de comparaison. Après avoir établi l’existence d’une distinction, je détermine si cette distinction est fondée sur des motifs énumérés ou analogues. Finalement, j’examine si cette distinction découle de l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou si elle a par ailleurs pour effet de porter atteinte à la dignité humaine de la demanderesse. Je conclus à l’absence de stéréotype: la loi correspond aux besoins, à la capacité et à la situation propres à la demanderesse. L’analyse exhaustive de l’ensemble des facteurs contextuels exposés dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, révèle que cette différence de traitement n’est pas discriminatoire, de sorte que la demande doit échouer.

II. Analyse

A. Application du par. 15(1) de la Charte

159 Dans l’arrêt Law, précité, notre Cour expose la méthode d’analyse à suivre relativement aux demandes fondées sur le par. 15(1) de la Charte. Notre Cour conclut à l’unanimité que pour analyser une demande fondée sur le par. 15(1), il faut tenir compte de certains facteurs contextuels étant donné l’objet du par. 15(1) qui est de protéger la dignité humaine. Dans le cadre de son analyse, le tribunal doit examiner trois grandes questions. D’abord, la disposition législative contestée établit‑elle une distinction fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles entre le demandeur et d’autres personnes qui sont des objets de comparaison valables ou omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle se trouve déjà le demandeur dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre le demandeur et d’autres personnes? Cette distinction peut ressortir du libellé de la loi ou résulter de l’effet de la loi. L’un ou l’autre type de distinction suffit. Le tribunal doit ensuite déterminer si cette distinction est fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues. La troisième étape de ce processus consiste à établir le traitement discriminatoire. À ce stade, le tribunal examine divers facteurs contextuels pour déterminer s’il y a eu imposition d’un fardeau ou privation d’un avantage d’une manière qui «dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération» (Law, précité, au par. 88).

160 À cette étape de l’analyse, plusieurs facteurs contextuels sont examinés. Parmi ceux‑ci, signalons la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité; la correspondance entre le motif de distinction et les besoins, la capacité ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes; l’objet d’amélioration de la loi (le cas échéant); la nature et l’étendue des intérêts touchés. Il faut apprécier ces facteurs selon l’optique de l’objet du par. 15(1) qui est la protection de la dignité humaine. Il n’y aura généralement discrimination que dans les cas où la distinction législative a été fondée de façon stéréotypée sur un motif énuméré ou analogue. En l’absence de stéréotype, il est peu probable que la discrimination soit établie. Si le tribunal conclut que la distinction est fondée sur un stéréotype et qu’il y a eu atteinte à la dignité humaine du demandeur, l’atteinte au par. 15(1) est établie, de sorte qu’il doit alors déterminer si l’atteinte peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

B. Le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la Loi sur le droit de la famille

161 Il est essentiel de bien comprendre à la fois la théorie et l’application pratique du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF tant pour établir les groupes de comparaison appropriés que pour déterminer s’il y a eu discrimination en l’espèce. Au paragraphe 57 de l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci explique qu’afin de déterminer l’objet de comparaison approprié, «[i]l faut examiner à la fois l’objet et l’effet des dispositions» (je souligne). Le choix de l’objet de comparaison aura des répercussions sur l’examen de nombreux facteurs contextuels dans l’analyse de la discrimination: Law, précité, au par. 56. Il est également clair que l’objet de la loi est aussi pertinent à d’autres égards dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 15(1). En particulier, il faut se demander si la loi a un objet discriminatoire (Law, précité, au par. 80). Il faut aussi déterminer si la loi a un objet d’amélioration afin de décider si sa portée est trop limitative à l’égard d’un groupe comparativement défavorisé (Law, précité, au par. 72). Par conséquent, la détermination de l’objet de la loi sera pertinente en ce qui a trait à la fois à l’analyse selon le par. 15(1) et à l’analyse prévue par l’article premier, comme le démontre éloquemment chacun des exposés des motifs en l’espèce.

162 Dans le présent pourvoi, les quatre exposés des motifs de mes collègues attribuent chacun des objets différents à la loi et chacun utilise un objet de comparaison différent, d’où une appréciation différente des facteurs contextuels. Dans mes motifs, je fais une brève revue de l’historique des obligations alimentaires en common law et de l’évolution du régime législatif qui a finalement remplacé la majeure partie des règles de common law dans ce domaine. Selon moi, c’est sur cette toile de fond que l’objet et l’effet du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF doivent être examinés en application de la Charte. La Cour a reconnu à de nombreuses reprises -- et tout dernièrement dans l’arrêt Law -- que cet examen du contexte est essentiel. Je réitère en l’espèce mon adhésion à cette façon de procéder.

Aperçu historique des règles de droit régissant l’obligation alimentaire entre conjoints

163 Je commence par noter que notre droit n’impose aucune obligation alimentaire générale entre les personnes. En règle générale, chacun est censé subvenir à ses propres besoins. Les gouvernements interviennent de multiples façons pour aider les personnes dans le besoin mais cela ne change rien au principe avancé ici. L’intervention gouvernementale se limite, en règle générale, à aider les personnes dans le besoin, sans assujettir des tiers à l’obligation légale de les secourir. À cette règle générale que les individus n’ont pas d’obligation alimentaire les uns envers les autres, notre droit a depuis longtemps apporté des exceptions précises. J’examine l’une de ces exceptions de façon assez détaillée ci‑dessous, mais je désire souligner qu’elle a toujours été considérée comme une exception à une règle générale. Lorsque des exceptions ont été établies, elles ont été conçues de façon stricte afin de réaliser un objectif précis.

164 L’histoire du droit de la famille c’est, à de nombreux égards, l’histoire de l’affranchissement graduel des femmes de leurs entraves juridiques jusqu’à la pleine égalité. En common law, le mariage créait entre les conjoints des droits et des obligations réciproques (bien que non identiques). Les maris étaient tenus de subvenir aux besoins de leurs femmes et cette obligation durait aussi longtemps que durait le mariage. L’obligation faite aux maris de subvenir aux besoins de leurs femmes était la contrepartie du contrôle qu’ils exerçaient sur tous les biens immeubles possédés par leurs épouses et du droit de propriété qu’ils acquéraient à titre définitif sur les biens meubles de leurs femmes en raison du mariage. La capacité de la femme mariée de posséder ou d’aliéner des biens était grandement restreinte. Selon la théorie de la protection maritale (coverture), la femme perdait son identité juridique distincte lors du mariage. C’est ainsi que Blackstone constate que «[p]ar le mariage, l’homme et la femme deviennent une seule personne aux yeux de la loi [et] l’être même ou l’existence légale de la femme est suspendue pendant le mariage, ou du moins incorporée et renfermée dans celle du mari»: W. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. 2, à la p. 215. Lorsqu’elles se mariaient, les femmes subissaient la [traduction] «mort civile»: L. Chambers, Married Women and Property Law in Victorian Ontario (1997), à la p. 3.

165 Les femmes se trouvaient donc dans une situation périlleuse en cas de rupture du mariage. Le mariage était, en pratique, indissoluble, étant donné que les tribunaux ecclésiastiques -- qui étaient les seuls tribunaux pouvant statuer sur les demandes de divorce en Angleterre -- n’existaient pas au Canada. Démunie de biens, la femme n’avait aucun moyen de subvenir elle‑même à ses propres besoins. Évidemment, l’obligation alimentaire dont le mari était tenu à l’égard de sa femme revêtait une importance considérable pour cette dernière. Bien que cette obligation alimentaire fût exécutoire en théorie, la capacité d’une femme d’en obtenir l’exécution était grandement limitée en pratique. La loi n’ayant pas été conçue en fonction de la rupture du mariage, il n’est pas étonnant qu’elle se soit avérée inadéquate. Les femmes mariées étaient extrêmement vulnérables.

166 Premièrement, tant que les conjoints vivaient ensemble, leur niveau de vie était considéré comme une question relevant exclusivement du mari. Deuxièmement, la femme était réputée avoir renoncé à son droit aux aliments si, pour quelque raison que ce soit, son mari et elle ne vivaient pas ensemble, même d’un commun accord. Troisièmement, le mécanisme d’exécution de l’obligation alimentaire était complètement inadéquat. En fait, la common law ne permettait pas aux conjoints de se poursuivre en justice vu l’unité de leur personnalité juridique. Finalement, même si, en théorie, le tribunal avait le pouvoir d’ordonner le versement d’une pension alimentaire lorsque l’épouse avait commis l’adultère, cela se produisait rarement en pratique. Il en était ainsi même si son mari avait lui‑même commis l’adultère ou avait fait preuve à l’endroit de sa femme d’une grande cruauté. Ainsi, la femme devait prouver l’abandon, l’adultère ou la cruauté de la part de son mari, tout en demeurant elle‑même irréprochable. Voir l’analyse de ces points dans S. M. Cretney et J. M. Masson, Principles of Family Law (6e éd. 1997), aux pp. 81 et 82; D. J. MacDougall, «Alimony and Maintenance», ch. 6, dans D. Mendes da Costa, dir., Studies in Canadian Family Law (1972), vol. 1, 283, aux pp. 288 et 289; R. R. Evans, The Law and Practice Relating to Divorce and Other Matrimonial Causes (1923), aux pp. 303 et 304.

167 À partir de sa création en 1837, la Cour de la chancellerie du Haut‑Canada est intervenue à l’occasion pour tempérer la rigueur du régime de common law. Sa loi constitutive l’autorisait à accorder des pensions alimentaires: voir An Act to establish a Court of Chancery in this Province, S.U.C. 1837, 7 Wm. IV, ch. 2, art. 3. De plus, un cadre législatif fut peu à peu élaboré pour remédier aux insuffisances constatées dans le régime prévu par la common law. Un ensemble de lois disparates, dont les Married Women’s Property Acts de 1859, 1872 et 1884 (devenues R.S.O. 1970, ch. 262) et la Married Woman’s Real Estate Act, 1873, S.O. 1873, ch. 18, visaient à améliorer la situation des femmes mariées. Par la suite, la Deserted Wives’ and Children’s Maintenance Act, R.S.O. 1937, ch. 211, et ses modifications (devenue R.S.O. 1970, ch. 128), prévoyaient à la fois une obligation alimentaire et un mécanisme d’exécution contre les maris qui avaient abandonné leur épouse, la femme étant réputée abandonnée dans les cas de cruauté ou de délaissement lorsqu’elle‑même n’avait pas commis un adultère non pardonné. Comme notre Cour le note dans Reference re Authority to Perform Functions Vested by the Adoption Act, [1938] R.C.S. 398, à la p. 419, cette loi visait à [traduction] «établir l’obligation d’entretien des maris et des parents à l’égard de leur épouse et de leurs enfants et à en assurer l’exécution». Voir également The Matrimonial Causes Act, 1931, S.O. 1931, ch. 25 (devenue R.S.O. 1970, ch. 265). Cependant, ces interventions législatives étaient nettement insuffisantes. À mesure que les femmes ont commencé à bénéficier des changements sociaux, technologiques et démographiques survenus pendant et après la Seconde Guerre mondiale, ce régime de l’obligation alimentaire du mari qui dépendait si explicitement de l’inégalité juridique des conjoints a été de plus en plus considéré comme un anachronisme et un obstacle à l’égalité des sexes.

168 Devant ce système de droit de la famille embrouillé et anachronique, des pressions se sont fait sentir en faveur d’une révision complète de la législation familiale en général, et des règles relatives aux biens matrimoniaux et aux obligations alimentaires en particulier. En 1964, la Commission de réforme du droit de l’Ontario a été chargée de préparer un rapport complet et des recommandations visant à réformer le droit de la famille en Ontario. Ce rapport, en six volumes, a été publié en 1975. Dans la préface de son rapport sur le droit relatif aux biens familiaux, la Commission fait état du contexte dans lequel la mission de faire des recommandations lui a été confiée (Report on Family Law, Part IV, «Family Property Law» (1974), aux pp. 4 et 5):

[traduction] La théorie de l’unité du mari et de la femme en common law, qui conduisait à la disparition de la personnalité juridique de la femme et à l’attribution à son mari de ses biens et d’un droit sur ses revenus, allait nécessairement de pair avec le concept de la dépendance de la femme mariée. Les Married Women’s Property Acts ont mis fin à la plupart des effets secondaires de l’unité de la personnalité juridique dans les relations matrimoniales, mais la dépendance de la femme demeure encore bien réelle dans l’Ontario du XXe siècle. Sur le plan séculier, on pourrait dire que le mariage est une entente économique qui tient pour établie cette dépendance de la femme à l’égard de son mari qu’il régit par un cadre juridique accordant des recours à la femme si le mari ne s’acquitte pas convenablement de son obligation d’entretien. [Renvois omis; je souligne.]

169 Dans ses recommandations, la Commission a délibérément rejeté les [traduction] «rigidités et les inégalités» caractérisant le droit de l’époque, qui établissait les droits de propriété entre les conjoints en fonction de leur état respectif de mari ou de femme. La Commission a jugé que (aux pp. 3 et 4):

[traduction] Une bonne partie des règles de droit actuel présupposent et donnent à penser que les parties à un mariage sont des acteurs dont les rôles socio‑économiques sont prédéterminés, plutôt que des êtres humains indépendants et autonomes. La Commission estime que les règles de droit doivent être délibérément conçues en vue de permettre à chacun de choisir son propre rôle dans la société moderne; il faut éviter autant que possible la complaisance manifestée par le droit dans le passé pour l’idée que les personnes mariées des deux sexes ne sont pas des individus mais des stéréotypes censés se conformer à une situation sociale ou économique prédéterminée. [Renvois omis.]

170 Par conséquent, la Commission a fondé ses recommandations sur la prémisse selon laquelle l’égalité formelle des conjoints devrait être la norme juridique en Ontario. Toutefois, la Commission ne s’est pas arrêtée là. En faisant ses recommandations, elle était bien consciente que le fait d’accorder l’égalité juridique formelle aux femmes ne suffirait pas en soi à aplanir les inégalités réelles évidentes auxquelles les femmes devaient faire face. Dans le contexte particulier de l’obligation alimentaire entre conjoints, la Commission était très au fait de la réalité sociale et économique sous‑jacente vécue par les femmes: voir, en général, Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Family Law, Part VI, «Support Obligations» (1975). C’est sur cette toile de fond que j’entreprends l’analyse du régime législatif édicté par le législateur.

Le régime ontarien de l’obligation alimentaire entre conjoints

171 L’obligation alimentaire entre conjoints en cause dans le présent pourvoi est prévue à l’art. 30 de la LDF:

30 Chaque conjoint est tenu de subvenir à ses propres besoins et à ceux de son conjoint, dans la mesure de ses capacités et des besoins.

172 On a soutenu devant nous que ce n’est pas la nature de l’obligation alimentaire entre conjoints elle‑même qui est en cause dans le présent pourvoi, mais plutôt simplement la qualité pour invoquer les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF. Pour des motifs que je précise plus loin, je doute que la nature de l’obligation alimentaire entre conjoints et la question de la qualité pour en demander l’exécution puissent être séparées de manière aussi claire. Cela dit, la question de la qualité pour agir est régie par l’art. 29 de la LDF dont le passage pertinent est ainsi conçu:

29 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

«conjoint» S’entend au sens du paragraphe 1 (1). Sont également compris l’homme et la femme qui ne sont pas mariés ensemble et qui ont cohabité, selon le cas:

a) de façon continue depuis au moins trois ans;

b) dans une relation d’une certaine permanence, s’ils sont les parents naturels ou adoptifs d’un enfant.

173 Les articles 29 et 30 de la LDF ont pour effet d’imposer des obligations alimentaires aux membres des couples mariés (parce que le renvoi dans l’art. 29 au par. 1(1) de la Loi incorpore les couples mariés et les personnes qui ont contracté de bonne foi un mariage nul de nullité relative ou absolue dans la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29) et aux membres des couples de sexe différent non mariés qui ont cohabité de façon continue pendant au moins trois ans ou, s’ils sont les parents naturels ou adoptifs d’un enfant, «dans une relation d’une certaine permanence». L’intimée M. conteste l’art. 29 de la LDF pour le motif qu’il est trop limitatif, la définition du mot «conjoint» étant restreinte aux couples de sexe différent, ce qui entraîne une négation de son droit à l’égalité de bénéfice de la loi garanti par le par. 15(1) de la Charte.

174 La Family Law Reform Act, 1975, S.O. 1975, ch. 41 («FLRA»), a été la première loi moderne adoptée en Ontario pour réformer les règles de droit applicables au mariage en général et à l’obligation alimentaire entre conjoints en particulier. La FLRA a aboli l’unité de la personnalité juridique des conjoints et d’autres restrictions à la capacité des personnes mariées. L’égalité formelle entre les sexes a donc été établie. Des modifications ont été adoptées en 1976 en vue d’étendre la portée de la législation familiale. L’Assemblée législative a conclu que les couples de sexe différent qui cohabitent se trouvaient aussi à assumer le rôle social antérieurement joué presque exclusivement par les couples mariés. C’est en reconnaissance du fait que les couples de sexe différent qui cohabitent en venaient à servir d’équivalent fonctionnel au véritable mariage qu’on a d’abord étendu l’obligation alimentaire aux membres de ces couples.

175 Ces modifications, introduites dans la législation en 1978 (Family Law Reform Act, 1978, S.O. 1978, ch. 2), étendaient les obligations alimentaires aux membres des couples de sexe différent qui avaient cohabité de façon continue pendant au moins cinq ans ou, lorsqu’un enfant était issu de cette union, aux couples qui vivaient une [traduction] «relation d’une certaine permanence» (art. 14). Les modifications apportées en 1978 prévoyaient aussi la reconnaissance des contrats familiaux, ce qui devait permettre aux couples mariés et aux couples de sexe différent qui cohabitent sans être mariés de conclure de tels contrats pour régir les biens matrimoniaux et les obligations alimentaires plutôt que de s’en remettre au régime supplétif prévu par la FLRA elle‑même. D’autres modifications apportées en 1986 (Loi de 1986 sur le droit de la famille, L.O. 1986, ch. 4, art. 29) ont réduit de cinq à trois ans la période de cohabitation requise pour l’application des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la FLRA.

176 Je note en passant que le cadre législatif régissant l’obligation alimentaire entre conjoints varie considérablement d’une province à l’autre. Dans la plupart des provinces et dans les trois territoires, les membres des couples de sexe différent qui cohabitent sont assujettis à l’obligation alimentaire, bien que la définition comme telle ne soit pas identique, notamment en ce qui concerne la durée de cohabitation requise pour faire naître l’obligation: voir Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, art. 1; Loi sur l’obligation alimentaire, L.R.M. 1987, ch. F20, par. 4(3); Loi sur les services à la famille, L.N.-B. 1980, ch. F‑2.2, par. 112(3); Family Law Act, R.S.N. 1990, ch. F‑2, al. 35c); Family Maintenance Act, R.S.N.S. 1989, ch. 160, al. 2m); Family Law Act, S.P.E.I. 1995, ch. 12, al. 1g), art. 29; Family Maintenance Act, S.S. 1990-91, ch. F‑6.1, al. 2l)(iii); Loi sur le droit de la famille, L.T.N.‑O. 1997, ch. 18, art. 1; Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, ch. 28, par. 29(1), mod. L.C. 1998, ch. 15, art. 4; Loi sur le patrimoine et l’obligation alimentaire, L.R.Y. 1986, ch. 63, art. 35.

177 En Alberta et au Québec, en revanche, les couples de sexe différent qui cohabitent ne sont pas assujettis à l’obligation alimentaire entre conjoints. Je note qu’en Alberta, l’exclusion des couples de sexe différent qui cohabitent du champ d’application des dispositions de la Domestic Relations Act, R.S.A. 1980, ch. D‑37, a récemment été contestée avec succès dans Taylor c. Rossu (1998), 161 D.L.R. (4th) 266 (C.A. Alb.), mais que la question de savoir si la Constitution interdit aux législateurs des provinces de restreindre aux couples mariés l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints n’a pas encore été examinée par notre Cour, et je ne dirai rien de plus sur cette question ici. Je mentionne ce point simplement pour souligner que les législateurs des provinces et des territoires ont adopté des approches diverses quant au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints, et aussi qu’il est de plus en plus admis sur le plan politique que les couples de sexe différent qui cohabitent devraient être assujettis au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints applicable aux couples mariés, parce qu’ils remplissent maintenant un rôle social similaire et, comme je l’explique plus loin, parce qu’ils ont des besoins similaires.

178 La LDF et la FLRA ont beaucoup retenu l’attention et l’extension de l’obligation alimentaire entre conjoints aux couples de sexe différent non mariés a fait l’objet de discussions et de débats approfondis. Rien ne prouve cependant que l’Assemblée législative ait voulu que la LDF et la FLRA aient pour effet d’étendre l’obligation alimentaire entre conjoints aux membres des couples de même sexe. Au contraire, lorsqu’une province a voulu étendre l’obligation alimentaire entre conjoints aux membres des couples de même sexe, elle l’a fait au moyen d’un texte explicite: voir, par exemple, Family Relations Amendment Act, 1997, S.B.C. 1997, ch. 20, al. 1c), et Family Maintenance Enforcement Amendment Act, 1997, S.B.C. 1997, ch. 19, al. 1d).

179 Au début des années 90, en prévision de possibles modifications à la LDF, on a demandé à la Commission de réforme du droit de l’Ontario de préparer un rapport portant, entre autres, sur cette question précise. Dans le Report on the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act (1993), la Commission a indiqué, à la p. 3, qu’elle [traduction] «hésitait davantage à faire des recommandations au sujet des couples de même sexe» en matière d’obligations alimentaires et elle a fait la mise en garde suivante: [traduction] «il faudrait de meilleurs renseignements que ceux dont la Commission a obtenu communication sur les attitudes et les attentes des couples de même sexe qui cohabitent pour appuyer toute décision d’attribuer des droits et des responsabilités à ces couples en vertu de la Loi sur le droit de la famille». En mai et juin 1994, l’Assemblée législative de l’Ontario a envisagé d’étendre la portée de l’art. 29 de manière à inclure les couples de même sexe qui cohabitent. Mais finalement, elle a refusé de le faire. Ce qui était le projet de loi 167 et devait devenir la Loi de 1994 modifiant des lois en ce qui concerne les droits à l’égalité a été défait lors d’un vote libre en deuxième lecture le 9 juin 1994.

180 Le régime législatif élaboré depuis les années 70 pour régir l’obligation alimentaire entre conjoints en Ontario est fondé sur la reconnaissance de la nécessité d’accorder l’égalité juridique formelle aux femmes et de tenir compte du fait que cette égalité ne se reflétera pas immédiatement dans la situation sociale et économique des femmes. La loi, de même que son historique, les travaux de la Commission de réforme du droit de l’Ontario et le contexte social confirment que l’Assemblée législative était bien au fait de cette situation. En adoptant les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la FLRA, puis la LDF, l’Assemblée législative savait ce que les femmes avaient dû subir sous le régime du droit de la famille précédent et avait pour objet principal l’amélioration de la situation des femmes devenues dépendantes de leurs partenaires dans les unions conjugales entre personnes de sexe différent, mariées ou non.

L’objet de l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille

181 L’objet principal de la LDF est de reconnaître la fonction sociale particulière des couples de sexe différent ainsi que leur position de cellule fondamentale dans la société et de résoudre le problème de la dynamique de dépendance propre aux hommes et aux femmes formant de telles unions hétérosexuelles. Cette dynamique résulte de la fonction sociale particulière de ces couples, des rôles généralement assumés par l’un des membres de cette union, de la réalité biologique de l’union et du désavantage économique préexistant dont souffrent habituellement, mais non exclusivement, les femmes. Cet objet ressort du libellé de la disposition, du préambule de la loi et de l’historique législatif de la disposition.

182 Pour déterminer l’objet de la loi, il faut d’abord examiner le libellé de la disposition législative elle‑même. Celui‑ci doit être envisagé dans le contexte de l’ensemble de la loi, et non de façon isolée. Lorsque le libellé de la disposition, considéré dans le contexte de l’ensemble de la loi, n’est pas clair ou est ambigu, le tribunal peut se référer à d’autres indices de l’intention du législateur, telles les déclarations faites devant l’assemblée législative, pour mieux cerner l’objet de la loi. Cependant, comme notre Cour l’a déjà souligné, de tels indices de l’intention du législateur, bien qu’ils puissent être utiles dans certains cas, doivent être considérés avec circonspection, vu les préoccupations qu’ils suscitent en pratique quant à leur fiabilité et celles qu’ils suscitent sur un plan plus théorique en ce qui concerne la souveraineté législative: R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, aux pp. 787 et 788. En dernière analyse, le libellé de la loi elle‑même fait autorité: on peut l’interpréter, en cas d’ambiguïté, en ayant recours à des sources extrinsèques, mais c’est la loi, et non les sources, qui est déterminante.

183 Il ressort clairement de l’application de ces principes d’interprétation des lois à la disposition législative contestée dans le présent pourvoi que l’on ne peut comprendre l’objet de l’art. 29 de la LDF sans se rapporter à la partie III de façon plus générale et, de fait, à la LDF dans son ensemble. Il faut d’abord analyser le libellé de la loi. Le libellé de l’art. 29 lui‑même ne révèle pas grand‑chose. Le paragraphe 33(8) décrit l’objet d’une ordonnance alimentaire à l’intention des tribunaux:

33 . . .

(8) L’ordonnance alimentaire à l’égard d’un conjoint devrait:

a) reconnaître l’apport du conjoint à l’union et les conséquences économiques de l’union pour le conjoint;

b) distribuer équitablement le fardeau économique que représentent les aliments à fournir à un enfant;

c) comprendre des dispositions équitables en vue d’aider le conjoint à devenir capable de subvenir à ses propres besoins;

d) alléger les difficultés financières, si les ordonnances rendues en vertu de la partie I (Biens familiaux) et de la partie II (Foyer conjugal) ne l’ont pas fait.

184 Cependant, en réalité, le par. 33(8) ne fait qu’énumérer les facteurs dont les tribunaux doivent tenir compte en rendant une ordonnance: il n’explique pas pourquoi l’ordonnance doit être rendue. Une analyse convenable de l’objet de la LDF doit également tenir compte de son préambule:

Attendu qu’il est souhaitable d’encourager et de consolider le rôle de la famille; attendu qu’il est nécessaire, pour atteindre ce but, de reconnaître l’égalité des conjoints dans le mariage, et de reconnaître au mariage la qualité de société; attendu que cette reconnaissance doit s’étayer de dispositions législatives qui prévoient le règlement ordonné et équitable des affaires des conjoints en cas d’échec de cette société et qui définissent d’autres obligations réciproques dans le cadre des rapports familiaux, y compris la participation équitable de chaque conjoint aux responsabilités parentales; [Je souligne.]

185 Bien entendu, en déterminant l’objet d’une loi, les tribunaux ne sont pas nécessairement liés par le libellé de son préambule. Néanmoins, il faut reconnaître que le préambule constitue un indicateur valable de l’intention qu’avait le législateur en adoptant la loi, et notre Cour a jugé depuis longtemps que le préambule d’une loi peut fournir des indices de l’intention du législateur: Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au par. 94; Athabasca Tribal Council c. Compagnie de pétrole Amoco Canada Ltée, [1981] 1 R.C.S. 699; Conseil canadien des relations du travail c. Ville de Yellowknife, [1977] 2 R.C.S. 729, à la p. 734. En fait, l’art. 8 de la Loi d’interprétation, L.R.O. 1990, ch. I.11, prévoit expressément que «[l]e préambule de la loi est réputé en faire partie et sert à en expliquer l’objet». En outre, relativement peu de lois ontariennes contiennent un préambule. On peut en conclure que lorsque le législateur décide de rédiger un préambule, le libellé de ce dernier ne doit pas être considéré comme une simple exhortation, mais doit plutôt être soigneusement pris en compte par la Cour.

186 Il se peut certainement qu’il soit insuffisant de se référer au seul libellé de la loi pour en déterminer l’objet. Dans ce cas, les tribunaux peuvent avoir recours à d’autres éléments de preuve extrinsèque établissant l’intention du législateur. Cependant, cela ne veut pas dire qu’ils peuvent simplement imputer un objet qui paraît acceptable. Le type d’éléments de preuve extrinsèque pouvant être considérés à bon droit est relativement restreint. L’historique de la loi est une source acceptable bien que, comme nous l’avons vu plus haut, elle doive être examinée avec prudence.

187 J’aborde maintenant l’historique de la partie III de la LDF. En présentant la FLRA en 1976, le procureur général de l’époque, l’honorable Roy McMurtry, a expliqué l’«obligation limitée» du conjoint de fait de fournir des aliments à l’autre. Il a dit:

[traduction] Lorsque deux personnes vivent ensemble comme si elles étaient mariées, souvent leur union revêt les mêmes caractéristiques que le mariage sur le plan financier. Il arrive fréquemment que l’un des membres du couple devienne dépendant de l’autre, surtout si un enfant est issu de l’union. Lorsque l’une de ces deux personnes ne parvient plus à subvenir elle‑même à ses besoins, il semble raisonnable qu’elle demande à l’autre de l’aider à recouvrer son indépendance financière. Il est certainement plus souhaitable d’assujettir les conjoints de fait à une obligation alimentaire réciproque que de voir un grand nombre de personnes vivant en union de fait compter sur l’aide sociale pour subvenir à leurs besoins. [Je souligne.]

(Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4103).

188 À la lecture de cet extrait, deux remarques viennent immédiatement à l’esprit. La première a trait à l’intention manifeste du procureur général de faire reposer l’extension de l’obligation alimentaire aux couples de sexe différent non mariés qui cohabitent sur la prise en compte de la réalité sociale qui veut que de telles unions engendrent souvent une dynamique de dépendance habituellement attribuable à la présence d’enfants et au fait que c’est la mère qui s’en occupe principalement. La seconde remarque est que la loi ne visait pas à répondre à un «besoin» défini de façon abstraite ni à un besoin né de l’«interdépendance». Elle visait plutôt à répondre au besoin spécifique de la personne (habituellement une femme) qui forme une union avec une personne de sexe différent avec laquelle elle cohabite et qui renonce, parce qu’elle s’attend à ce que son partenaire lui fournisse des aliments de façon continue à l’avenir, aux possibilités d’emploi qui, avant le début de l’union, lui permettaient de subvenir elle‑même à ses besoins, ainsi qu’aux nouvelles possibilités d’emploi qui s’offrent à elle au cours de l’union. L’extrait précité renvoie expressément à la partie qui «ne parvient plus à subvenir elle‑même à ses besoins» (je souligne), ce qui laisse entendre qu’elle y parvenait autrefois, et montre que l’obligation imposée à l’autre partie consiste à l’aider à «recouvrer» l’indépendance financière que l’union a fait disparaître progressivement.

189 En deuxième lecture, le procureur général a répondu aux inquiétudes dont lui ont fait part ceux qui craignaient que la mesure législative proposée n’aie une portée trop large parce qu’elle s’appliquerait à des couples de sexe différent non mariés qui cohabitent et ont, à l’origine, formé une union «ne les engageant à rien» -- c’est‑à‑dire, en s’attendant à ne faire l’objet d’aucune obligation alimentaire ni d’aucune autre incidence défavorable. Le procureur général a dit:

[traduction] Il s’agit précisément des personnes qui ne seront pas touchées par la présente loi vu qu’elles ne dépendent pas l’une de l’autre sur le plan financier. Il s’agit de l’essence même de leur union «ne les engageant à rien». En l’absence de dépendance financière, aucune des parties ne sera tenue de fournir des aliments à l’autre et aucune demande d’aliments ne sera accueillie.

Par contraste, cependant, de nombreuses personnes qui vivent ensemble au sein d’une telle union se font exploiter par leur[s] partenaire[s]. Elles ont été incitées à former une union et à rester au foyer pour élever les enfants issus de l’union ou ceux nés d’une autre union. Elles se trouvent ainsi à dépendre entièrement de l’autre du fait qu’elles ont quitté le marché du travail pendant une longue période. Bon nombre sont plus tard abandonnées et, vu l’état actuel du droit, il ne leur reste qu’à s’adresser à l’aide sociale.

Il s’agit d’un problème d’envergure. Par exemple, pour le seul mois de septembre cette année, le gouvernement de l’Ontario a versé des prestations familiales totalisant plus de 3,5 millions de dollars à plus de 13 000 mères non mariées et aux 26 000 enfants à leur charge.

(Legislature of Ontario Debates, 18 novembre 1976, à la p. 4793).

190 Le procureur général a donc essentiellement reconnu que la loi avait, dans une certaine mesure, une portée trop large en ce sens que même les personnes non mariées formant un couple de sexe différent qui n’étaient pas devenues dépendantes de leur partenaire étaient visées par la loi. Il a expliqué cette portée excessive de la loi en disant que dans les faits, une ordonnance ne serait rendue que si l’existence d’un rapport de dépendance était établie. Les personnes ayant vraiment formé une union «ne les engageant à rien» ne seraient assujetties à aucune nouvelle obligation. Cependant, le procureur général était d’avis que de par leur nature les unions entre personnes de sexe différent qui cohabitent engendrent, en fait, un degré élevé de dépendance chez un nombre important de personnes. De telles unions peuvent engager les partenaires même si, au départ, cela n’a pas été leur intention.

191 Ce passage apporte une preuve de plus que la loi visait à améliorer la situation de personnes, dont la grande majorité étaient (et sont) des femmes, devenues dépendantes de leur conjoint, habituellement, bien que pas exclusivement, à la suite de la décision prise d’un commun accord d’avoir des enfants. Cet historique de la loi, considéré à la lumière du rappel historique qui précède et du libellé de la loi elle‑même, ne laisse subsister aucun doute quant à l’objet de la LDF, en général, et à celui des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints, en particulier.

192 Ayant établi l’objet législatif, notre Cour doit examiner l’objet de la disposition contestée pour s’assurer qu’il n’est pas lui‑même discriminatoire: Law, précité, au par. 80. Il faut donc prendre au sérieux l’affirmation de l’intimée M. selon laquelle le véritable objet de l’exclusion est la discrimination elle‑même. L’objet législatif peut être discriminatoire parce que telle était l’intention du législateur. En l’espèce, aucun élément de preuve n’établit que l’exclusion des couples de même sexe (ou, en fait, d’autres couples ou groupes) du champ d’application de l’art. 29 de la LDF soit motivée par une quelconque animosité à l’égard des gais et des lesbiennes. Le seul argument que l’intimée M. peut invoquer est que l’Assemblée législative a maintenu la définition qui existait. Néanmoins, cela n’est d’aucun secours à l’intimée M. Il ne suffit pas simplement d’affirmer que quelque chose est discriminatoire ou stéréotypé: Law, précité, au par. 59. Même si telle n’était pas l’intention du législateur, on peut démontrer objectivement que l’objet de la loi est discriminatoire. Pour démontrer que l’objet législatif est objectivement discriminatoire, il faut évaluer cette allégation à la lumière de l’ensemble des facteurs contextuels énumérés dans l’arrêt Law. Je reviens à ce second aspect plus loin.

Les opinions divergentes quant à la Loi sur le droit de la famille

193 Avant d’examiner si l’art. 29 de la LDF porte atteinte au par. 15(1) de la Charte, je désire aborder les opinions divergentes sur l’objet de la LDF. Mes collègues ont choisi de tenir compte de l’objet de la LDF seulement dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Pourtant, comme je l’ai expliqué au par. 162 ci‑dessus, déterminer l’objet de la loi en cause est essentiel tant pour établir le groupe de comparaison approprié que pour évaluer les facteurs contextuels à la troisième étape de l’analyse exposée dans Law. Ce n’est certainement pas une tâche limitée au cadre de l’article premier. Ma principale objection à l’analyse faite par mes collègues est un manque de cohérence dans leur exposé de l’objet de la loi contestée.

194 Mon collègue le juge Iacobucci écrit qu’il ne «conteste pas que les femmes hétérosexuelles financièrement dépendantes et les enfants soient bien servis par les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF», mais selon lui (au par. 87)

on n’est pas parvenu à faire la preuve que la protection de ces groupes soit à la base des objectifs fondamentaux de cette partie de la Loi. En fait, avec égards pour le juge Bastarache, il me semble que l’historique de la loi et le libellé des dispositions elles‑mêmes contredisent les affirmations de l’appelant.

Pour les motifs exposés précédemment, je ne suis pas d’accord.

195 Avec égards, mes collègues attribuent à la disposition contestée et à la LDF considérée dans son ensemble un objet qu’elles n’ont pas. Au lieu d’analyser la LDF elle‑même, le juge Iacobucci, à l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, reconnaît à la disposition législative contestée un objet qui a peu de rapport avec la loi elle‑même, sa structure ou son historique. Il n’est pas étonnant qu’après avoir attribué à la LDF un objet non justifié par son libellé, mon collègue ait annulé la disposition législative pour le motif qu’elle ne permet pas de réaliser un objet que l’Assemblée législative n’a jamais visé. Puisque l’analyse de mon collègue dépend de l’objet qu’il attribue à la loi, j’estime que le fait de ne pas avoir déterminé le véritable objet de la LDF entache irrémédiablement son analyse.

196 Le juge Iacobucci, comme les juges majoritaires de la Cour d’appel, se fonde sur une définition de l’objet de la loi contestée qui n’a qu’un lien tangentiel avec le libellé de la LDF ou son historique. Mon collègue a puisé l’objet sur lequel il se fonde dans le Report on the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act, op. cit., aux pp. 43 et 44:

[traduction] La Loi sur le droit de la famille vise le règlement équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture d’unions intimes entre personnes financièrement interdépendantes (parties I à IV). De même, elle garantit que les membres de la famille ont un recours en réparation lorsqu’un proche parent est blessé ou tué par suite de la négligence d’un tiers (partie V).

197 L’objet attribué à la LDF dans cet extrait n’est pas nécessairement incompatible avec son objet véritable. Cependant, je dois souligner que si le seul critère devait être celui de la compatibilité, rien n’empêcherait les tribunaux d’inventer un objet législatif présumé. Cela serait radical sur le plan théorique, très peu souhaitable sur le plan pratique et cela aurait pour conséquence de mener à l’incertitude. On peut concevoir bon nombre d’objets présumés qui sont compatibles avec l’objet de la LDF, mais cela n’en fait pas pour autant le ou les objet(s) de celle‑ci. Pour ne prendre qu’un exemple, l’expression «union intime» ne figure nulle part dans la LDF. Notre Cour a rejeté la théorie de l’objet changeant dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, aux pp. 334 et 335, confirmant que l’objet d’une loi est fixé au moment de son adoption et que l’on ne peut le changer par la suite qu’en modifiant la loi.

198 Le juge Iacobucci, se fondant lui‑même sur l’historique de certaines lois, affirme, au par. 84, que l’allusion faite dans le préambule de la LDF à l’objectif visant à encourager et asseoir le rôle de la famille ne s’applique pas en l’espèce vu que «le texte législatif vise en fait la rupture de la famille» (je souligne). Avec égards, je ne suis pas d’accord. D’abord, l’obligation alimentaire dont traite la partie III de la LDF ne naît pas seulement lors de la rupture de l’union. Au contraire, il s’agit d’une obligation fondamentale pendant toute la durée du mariage ou de l’union de fait. En pratique, les requêtes alimentaires peuvent être peu fréquentes pendant la durée de l’union, mais cela ne dément pas la proposition générale selon laquelle l’obligation alimentaire entre conjoints existe pendant toute la durée de l’union et n’est pas une simple conséquence de sa rupture.

199 Deuxièmement, je ne suis pas convaincu que l’on ne puisse affirmer que les dispositions législatives qui créent une obligation alimentaire entre conjoints susceptible d’être invoquée au cours d’une union ou à la rupture de celle‑ci encouragent et consolident le rôle de la famille, conformément au libellé du préambule de la LDF. La personne qui songe à se marier ou à vivre en union de fait serait sans aucun doute encouragée à former une telle union, plutôt que dissuadée de le faire, si elle sait qu’en cas de rupture, elle pourra avoir recours à un mécanisme efficace pour obtenir des aliments de son partenaire, dans l’éventualité où elle deviendrait dépendante de celui‑ci au cours de l’union. On n’est pas dissuadé d’entreprendre un voyage en mer par la présence de canots de sauvetage à bord. En conséquence, j’estime que cet argument est dénué de fondement.

200 Le juge Iacobucci laisse également entendre que le libellé des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF, qui ne fait pas de distinction de genre, étaye le point de vue voulant que ces dispositions visaient la dépendance économique de façon plus générale. Je ne suis pas d’accord. Premièrement, de manière générale, je doute que l’utilisation par le législateur d’un libellé sans distinction de genre reflète nécessairement une telle attitude. Les recueils de lois regorgent d’exemples de textes législatifs qui, bien que rédigés dans une langue n’établissant pas de distinction de genre, visent en fait dans la grande majorité des cas des personnes d’un sexe particulier. Deuxièmement, dans les circonstances particulières du présent pourvoi, l’utilisation d’un libellé sans distinction de genre dans la loi contestée ne peut être invoquée pour prouver que cette dernière avait pour objet la dépendance économique de façon générale, au lieu de viser, comme je le crois (de façon principale à tout le moins), la dynamique de dépendance propre à certaines unions hétérosexuelles, qui a des effets particuliers sur les femmes qui forment une union et cohabitent avec une personne de sexe différent. Je suis d’accord avec le juge Bastarache qui écrit, au par. 342, que l’utilisation, dans la LDF, d’un libellé n’établissant aucune distinction fondée sur le sexe ne permet nullement de conclure que les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF avaient pour objet l’«interdépendance» sans égard à la réalité sociale de l’union. Notre Cour a expressément rejeté une telle théorie dans l’arrêt Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, à la p. 874, et je ne vois aucune raison de l’exhumer dans la présente affaire.

201 Il ne fait aucun doute qu’au moment de l’adoption des modifications apportées en 1978 à la FLRA, la très grande majorité des conjoints qui présentaient des demandes d’aliments étaient des femmes. On pourrait probablement en dire autant aujourd’hui, bien qu’en raison de l’amélioration relative de la situation économique des femmes comparativement à celle des hommes, je m’attendrais à ce que le nombre de demandes présentées par des hommes contre des femmes ait augmenté depuis, tant en chiffres relatifs qu’en chiffres absolus. Néanmoins, même de nos jours, la grande majorité des demandes fondées sur la partie III de la LDF sont présentées par des femmes et dirigées contre des hommes. Lors de la présentation des modifications apportées en 1978 à la FLRA, la tendance était à l’adoption d’un libellé n’établissant aucune distinction fondée sur le sexe. L’Assemblée législative a reconnu que dans de rares cas, il se pourrait qu’un homme puisse arriver à établir le bien‑fondé d’une demande dirigée contre une femme. Cependant, elle s’attendait à ce que la grande majorité des demandeurs soient des femmes. L’argument selon lequel l’emploi d’un libellé sans distinction de genre dans la LDF démontre l’intention du législateur de passer sous silence des faits historiques et sociaux est dénué de tout fondement. Ce serait un étrange triomphe de la forme sur le fond. Le juge Iacobucci soutient, au par. 91, que «[v]u l’absence manifeste de distinction fondée sur le sexe dans ce régime, le fait que les femmes représentent une importante majorité des demandeurs d’aliments n’établit pas [. . .] que le but de la partie III de la LDF est de répondre aux besoins particuliers des femmes qui forment une union avec une personne de sexe différent». Voir également les motifs du juge Cory, au par. 54. En réponse, nous constatons que même dans le petit nombre de cas où ce sont des hommes qui demandent des aliments à leur conjointe, il reste que ce sont des demandes résultant de la formation d’unions entre personnes de sexe différent qui génèrent leur propre dynamique de dépendance, peu importe quel conjoint présente la demande.

202 Dans le présent pourvoi, le procureur général soutient que l’objet des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF est de corriger l’inégalité systémique des sexes constatée dans les unions entre personnes de sexe différent, notamment la dépendance économique des femmes envers les hommes en raison du fait que celles‑ci assument la plus grande partie des responsabilités liées à l’éducation des enfants et des inégalités de rémunération et de la participation au marché du travail fondées sur le sexe. Il ressort d’une juste interprétation des dispositions de la LDF qu’il s’agit là de leur objet. En effet, comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Moge, précité, aux pp. 849 et 850, la législation en matière familiale telle la LDF, bien qu’elle n’établisse apparemment aucune distinction fondée sur le sexe, est, en pratique, généralement (bien que non exclusivement) invoquée par des femmes à la suite de l’échec du mariage. Notre Cour a également reconnu que «[l]es femmes ont eu tendance à subir les inconvénients économiques qui découlent du mariage ou de son échec en raison de la répartition traditionnelle des tâches qu’on y retrouve» (Moge, à la p. 861). La Cour note, à la p. 867, que «[t]outefois, la conséquence économique la plus importante du mariage ou de son échec découle habituellement de la naissance d’enfants». En outre, la Cour considère, à la p. 869, qu’«[i]l est important de noter qu’il n’est pas nécessaire que les familles correspondent strictement à un modèle de mariage particulier pour qu’un conjoint subisse certains inconvénients. Il se peut, par exemple, que même des couples sans enfant décident que l’un des conjoints demeurera au foyer.» On voit qu’il s’agit d’une présomption fondée sur le sexe et donc, elle peut jouer même en l’absence d’enfants.

203 Mon collègue fait valoir en outre que l’un des objets de la partie III de la LDF est de réduire les sommes que la province doit consacrer à l’aide sociale, en déchargeant cette dernière du fardeau qu’elle doit assumer si l’un des conjoints décide de recourir à l’aide sociale. Il ne fait aucun doute qu’un tel objet se reflète dans la loi, et l’historique de celle‑ci révèle certainement que des voix se sont élevées pour appuyer ce point de vue (voir, par exemple, Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4103). Il est intéressant de noter que le douaire, cet ancien droit viager de l’épouse survivante sur les biens de son mari, qui constitue lui‑même une certaine forme d’obligation alimentaire qui perdure même après le décès du mari, était justifié en partie par l’idée qu’il s’agissait d’une mesure destinée à [traduction] «empêcher les veuves les plus démunies de tomber à la charge de l’État»: Chambers, op. cit., à la p. 19. Néanmoins, la réduction des sommes devant être consacrées à l’aide sociale ne constitue pas une considération prédominante, et on ne doit pas y accorder une importance trop grande. Quel régime législatif n’est pas loué par ses partisans parce qu’il permet d’économiser des fonds publics ou d’assurer plus efficacement l’application d’un régime de prestations déjà en vigueur? Il ressort de l’historique de la loi que l’imposition d’une obligation alimentaire aux conjoints non mariés était principalement considérée comme un mécanisme visant à encourager les conjoints de fait à se marier: Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4103. Les considérations fiscales étaient certes secondaires. En fait, cet objectif a, dans une large mesure, été atteint: Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act, op. cit., à la p. 6.

204 En conclusion, le juge Iacobucci rejette l’idée que la LDF de façon plus générale, et la partie III en particulier, visent à résoudre le problème de la dynamique de dépendance particulière aux couples de sexe différent qui cohabitent, à corriger les désavantages que subissent les femmes ayant formé une union avec une personne de sexe différent (au par. 103) et à assurer la protection des enfants (au par. 104). Je ne puis être d’accord. J’estime que le texte de la loi, son préambule et son historique mènent inéluctablement à la conclusion que tel est bien son objet.

205 Mon collègue le juge Bastarache attribue divers objets à la LDF. L’un des objets répond à un désir d’imposer des obligations alimentaires aux «partenaires qui ont sciemment exprimé le désir d’être ainsi liés» dans une union relativement «permanente» et «sérieuse», au sein de laquelle l’un des partenaires assume une certaine part des tâches domestiques ou s’impose des sacrifices dans l’intérêt commun du couple et qui engendre ou accentue l’inégalité économique entre les partenaires (au par. 347). Un deuxième objet attribué à la loi est d’assurer «un plus haut degré d’autonomie et d’égalité au sein de la cellule familiale» (par. 320). Le troisième objet qu’il attribue à la loi est la reconnaissance de «l’importance [du] rôle [de la famille formée par des conjoints de sexe différent] en matière de procréation et de socialisation» (par. 318). Le dernier objet dégagé par le juge Bastarache est la nécessité de s’attaquer à «la dépendance économique généralisée des femmes, mariées ou conjointes de fait, à la rupture de l’union» (par. 340).

206 En plus de ces divers objets, le juge Bastarache souligne à juste titre que l’extension de cette obligation aux conjoints de fait vise à refléter «la subordination des femmes vivant en union de fait» (par. 339). De plus, il souligne que l’ouverture aux hommes du recours prévu par la loi ne fait que traduire le souci de «supprimer tout sexisme officiel» dans la loi (par. 342).

207 Selon moi, les objets qu’expose le juge Bastarache sont semblables à de nombreux égards à celui que j’ai relevé. Comme je l’ai mentionné, je partage son point de vue en ce qui a trait aux raisons pour lesquelles la loi a été étendue aux hommes formant une union avec une personne de sexe différent. Je suis également d’accord avec lui pour dire que cette loi vise d’abord les femmes formant une union avec une personne de sexe différent, laquelle est généralement caractérisée par un déséquilibre économique entre la femme et son partenaire. Notre divergence d’opinion réside dans la réponse que nous apportons à la question: «Quel objet vise‑t‑on en [. . .] excluant [les couples de même sexe]?» (par. 355). À mon avis, le juge Bastarache a déjà répondu à cette question dans ses motifs. Au paragraphe 298, il souligne que les couples de même sexe ne souffrent pas généralement des mêmes inégalités économiques et sociales. Dans une union entre personnes de même sexe, les deux partenaires occupent généralement un emploi rémunéré (au par. 298). On ne retrouve pas dans les unions entre personnes de même sexe le même degré de dépendance économique que dans les unions entre personnes de sexe différent (au par. 298). Ces dernières remplissent une «fonction sociale» d’éducation des enfants, et cette fonction est «traditionnellement applicable» à ces seules unions (par. 319). Je suis parfaitement d’accord. Cependant, selon moi, ces conclusions, jointes à l’analyse des autres facteurs contextuels, mènent à la conclusion que la demande fondée sur le par. 15(1) doit échouer.

208 Mon collègue le juge Bastarache conclut que, malgré les nombreux facteurs contextuels à l’appui de la mesure prise par le législateur pour améliorer la situation des femmes formant une union avec une personne de sexe différent, il n’y a aucune raison pour exclure les personnes formant une union avec une personne du même sexe. La position de mon collègue fait en sorte qu’il serait extrêmement difficile pour notre Cour de rejeter l’élargissement du champ d’application du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints pour inclure toute relation de dépendance. Faire de la permanence le fondement de la loi conduira, selon moi, à l’extension du régime prévu par la LDF à tout groupe de deux (ou plusieurs) personnes dont l’union est permanente, pourvu qu’elles puissent établir que l’exclusion est fondée sur un motif énuméré ou analogue. La catégorie des demandeurs potentiels pourrait être très large: nous l’ignorons, cette question n’ayant pas été traitée. Une telle conséquence, cependant, découle inéluctablement de la prémisse qui sous‑tend ses motifs.

209 Le juge Bastarache affirme que cette préoccupation pour les femmes repose sur la notion de dépendance. Il conclut de plus qu’en l’absence d’élément de preuve démontrant qu’aucun homosexuel n’est dépendant, les homosexuels devraient être inclus. À mon avis, il s’agit d’une application trop stricte et trop formaliste de l’analyse établie dans l’arrêt Law, précité. Comme je l’explique plus loin, la raison pour laquelle les personnes formant une union avec une personne du même sexe sont exclues est qu’il n’existe aucune raison de les inclure. La situation des couples de sexe différent est suffisamment particulière pour justifier l’octroi d’un avantage (et l’imposition d’un fardeau). Il n’existe, à mon avis, aucune raison empêchant l’Assemblée législative de tenir compte de ces réalités et, en fait, de faire des efforts particuliers en vue de pallier les problèmes sous‑jacents. Cette question est davantage approfondie dans le cadre de l’évaluation du facteur contextuel de la «correspondance», abordé plus loin.

C. La concession du procureur général

210 Je commence par la question de savoir si l’art. 29 de la LDF viole le par. 15(1) de la Charte. Cependant, je dois auparavant aborder une question préliminaire. Dans l’argumentation orale et écrite qu’il a présentée à notre Cour, le procureur général a concédé que l’art. 29 de la LDF viole le par. 15(1) de la Charte, mais il a tenté d’en faire confirmer la validité par notre Cour en vertu de l’article premier. Notre Cour considère généralement d’un mauvais œil les admissions faites dans le cadre des litiges constitutionnels, étant donné l’ampleur des conséquences qu’elles pourraient avoir pour les personnes ou les gouvernements qui ne sont pas parties à l’affaire. C’est la même chose ici. Les intervenants peuvent aider la Cour, mais leur rôle est restreint et, de toute façon, leurs représentations ne peuvent tenir lieu d’argumentation complète par les parties.

211 Que l’on ne se méprenne pas: je n’entends pas que les parties devant notre Cour devraient s’abstenir de faire des admissions lorsque cela est approprié. Le refus de faire celles qui s’imposent peut affaiblir la position d’une partie. Cela dit, parfois il ne convient pas de faire une admission, particulièrement lorsqu’elle prive la Cour de représentations sur une question qui est au cœur du pourvoi. Comme le juge Cory le fait remarquer, au par. 45, nous ne sommes pas liés par les admissions du procureur général et, pour ma part, j’estime que le procureur général a eu tort d’adopter cette position.

D. Déterminer le groupe de comparaison approprié dans le présent pourvoi

212 Dans l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci souligne, aux par. 56 à 58, qu’il est essentiel d’établir l’objet de comparaison approprié. Le droit à l’égalité prévu au par. 15(1) ne garantit pas l’égalité dans l’abstrait et il ne protège pas contre les atteintes à la dignité humaine en soi. Il faut établir qu’il y a une différence de traitement entre le demandeur et un autre groupe. Les facteurs dont il faut tenir compte comprennent l’objet et les effets de la loi ainsi que les ressemblances ou dissemblances biologiques, historiques et sociologiques entre le demandeur et l’objet de comparaison. Pour établir quel est l’objet de comparaison approprié, nous partons de celui qu’a choisi le demandeur. Toutefois, il peut ressortir de l’analyse des différents facteurs que la loi vise en fait un groupe différent et que la différence de traitement se fait sentir entre le demandeur et un groupe de comparaison que ce dernier n’a pas choisi. J’estime que c’est ce qui se produit en l’espèce.

213 Comme je le mentionne plus loin, bien des arguments invoqués par les parties portaient sur les ressemblances et les dissemblances entre les couples de même sexe et les couples de sexe différent. Étant donné la matière dont traite cette loi, bon nombre de ces dissemblances sont d’une grande pertinence. Je le répète, je suis d’avis que cette loi a trait à la fonction sociale unique remplie par les couples de sexe différent et vise à pallier les désavantages économiques qui découlent de cette fonction sociale. Ce faisant, elle vise principalement, mais non exclusivement, les femmes, qui jouent un rôle disproportionné dans l’éducation des enfants au sein des unions hétérosexuelles: Moge, précité.

E. La loi crée‑t‑elle une distinction?

214 Comme je l’ai indiqué précédemment, la première étape dans l’analyse fondée sur le par. 15(1) est de déterminer si le législateur a établi une distinction entre le demandeur et d’autres personnes. Il ne peut guère y avoir de doute en l’espèce sur l’existence d’une telle distinction. Les membres d’un couple marié ou les membres d’un couple de sexe différent qui cohabitent pendant la période requise ont le droit d’invoquer les dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF. Au contraire, en raison de la définition donnée du mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF, les membres d’un couple de même sexe ne peuvent s’appuyer sur ces dispositions. Il faut rappeler, comme notre Cour l’a affirmé à maintes reprises, que ce ne sont pas toutes les distinctions établies par le législateur qui violent le par. 15(1). Il faut davantage. Je souligne la mise en garde faite par le juge La Forest dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au par. 7:

. . . ce ne sont pas toutes les distinctions causant un désavantage à un groupe particulier qui constituent de la discrimination. Si les tribunaux devaient remettre en question chaque distinction ayant un effet défavorable sur un groupe énuméré ou analogue, le travail légitime de nos organismes législatifs s’en trouverait paralysé. Il faudrait alors effectuer une analyse sous le régime de l’article premier dans tous les cas mettant en cause un groupe bénéficiant d’une protection.

Néanmoins, la disposition législative examinée dans le présent pourvoi établit clairement une distinction. Il reste encore à déterminer si la différence de traitement est discriminatoire. Nous devons donc passer à l’étape suivante de l’analyse.

F. La différence de traitement est‑elle fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues?

215 L’intimée M. soutient qu’elle fait l’objet d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Il est reconnu, comme notre Cour l’a conclu à plusieurs occasions, notamment dans l’arrêt Egan, précité, et plus récemment dans l’arrêt Vriend, précité, que l’orientation sexuelle est un motif analogue aux motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) de la Charte. À première vue, la loi ne crée pas de distinction fondée sur l’orientation sexuelle. Le texte de l’art. 29 de la LDF établit une distinction entre les unions, et non entre les personnes. Comme le juge McLachlin l’a souligné dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, au par. 153: «En théorie, la personne est libre de choisir de se marier ou non. Cependant, en pratique, la réalité pourrait bien être tout autre.» On pourrait soutenir que cela s’applique aussi aux unions conjugales formées de personnes de sexe différent. Bien que les homosexuels puissent théoriquement choisir de former une union conjugale avec une personne de sexe différent, en pratique, il se peut qu’ils n’aient pas le choix du tout. Il est néanmoins manifeste qu’à première vue, l’art. 29 ne crée aucune distinction fondée sur l’orientation sexuelle.

216 En édictant la partie III de la LDF, le législateur a établi une distinction entre certaines unions entre personnes de sexe différent -- mais pas toutes, je le précise -- et toutes les autres relations marquées par la dépendance financière. Comme le juge La Forest l’a souligné dans l’arrêt Egan, précité, le législateur voulait faire une distinction fondée à première vue sur l’état de conjoint plutôt que sur l’orientation sexuelle. Toutefois, bien que la distinction établie par la loi soit fondée sur l’état de conjoint, cette loi a pour effet d’établir une distinction fondée sur l’orientation sexuelle. Depuis les tout premiers arrêts qu’elle a rendus relativement à l’art. 15, notre Cour a établi clairement que l’égalité doit être aussi bien réelle que formelle, et ce principe imprègne toujours notre droit: Vriend, précité, au par. 83. En d’autres termes, nous devons examiner les effets de la distinction législative contestée et apprécier, sur ce fondement, la compatibilité de cette dernière avec les dispositions de la Charte en matière d’égalité. Agir autrement, ce serait assurer la victoire de la forme sur le fond. Même si l’art. 29 de la LDF n’établit pas à première vue de distinction fondée sur l’orientation sexuelle, la définition qu’il donne au mot «conjoint» a pour effet d’établir une telle distinction.

217 Bien que la distinction établie par le législateur a pour effet concret d’exclure les couples de même sexe dont l’union peut être caractérisée par la dépendance financière, beaucoup d’autres relations marquées par la dépendance financière sont également exclues du champ d’application de la partie III de la LDF. Tous ceux qui cohabitent sans former une union conjugale sont exclus. D’ailleurs, même les couples de sexe différent qui n’ont pas cohabité de façon continue pendant trois ans sont exclus, à moins qu’ils n’aient des enfants, et ce, malgré le fait qu’ils soient dépendants financièrement. Néanmoins, le fait que d’autres puissent aussi être exclus ne change rien au fait que les personnes formant une union avec une personne de même sexe sont traitées différemment, et nous devons donc nous demander si cette différence de traitement est discriminatoire sur le fondement du motif analogue de l’orientation sexuelle.

G. La différence de traitement est‑elle discriminatoire?

1. La loi impose‑t‑elle un fardeau ou prive‑t‑elle d’un avantage?

218 La troisième grande question vise à déterminer si la distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues est discriminatoire. La première étape de cet examen comporte la question de savoir si le législateur impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage. L’effet direct ou indirect de la loi contestée est examiné. Ici encore, je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que l’on ne peut sérieusement nier que la distinction établie par le législateur en l’espèce tourne au désavantage de la demanderesse. La partie III confère indéniablement un avantage -- l’accès au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints -- dont le refus entraîne un désavantage pour l’intimée M. Évidemment, comme les juges majoritaires le font remarquer, il s’agit en l’espèce de trancher la question préliminaire de l’accès à la partie III de la LDF, et non de statuer sur les chances de succès ou le bien‑fondé de toute demande que l’intimée M. pourrait présenter sous le régime de cette partie. À cet égard, du moins, le présent pourvoi ressemble dans les grandes lignes à l’arrêt Vriend, précité, où notre Cour a examiné la question préliminaire de l’accès au régime des droits de la personne de l’Alberta plutôt que le bien‑fondé d’une plainte présentée en vertu de ce régime.

219 Je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que l’accès aux dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF est un avantage au sens de la définition donnée par notre Cour à ce terme pour l’application du par. 15(1) de la Charte. Comme le juge Finlayson le note en Cour d’appel ((1996), 31 O.R. (3d) 417, à la p. 427), le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu à la partie III de la LDF [traduction] «est beaucoup plus complet que tout autre régime de droit civil dans d’autres domaines». En plus d’imposer aux conjoints l’obligation légale de se fournir des aliments, la LDF prévoit un mécanisme pour demander une ordonnance alimentaire (art. 33) et elle définit les pouvoirs conférés au tribunal pour rendre (art. 34) et faire exécuter (art. 35) une telle ordonnance. Les ordonnances rendues sous le régime de la LDF comportent certains avantages: elles lient la succession (par. 34(4)), elles peuvent être indexées (par. 34(5)) et elles sont traitées en priorité lorsque l’obligé manque à ses obligations ou devient insolvable (Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B‑3, par. 121(4) et al. 136(1)d.1) et 178(1)c); Loi de 1996 sur les obligations familiales et l’exécution des arriérés d’aliments, L.O. 1996, ch. 31). L’application du régime est aussi facilitée et accélérée par l’obligation faite aux parties en vertu de l’art. 41 de se communiquer mutuellement leurs états financiers. Bref, la partie III de la LDF prévoit un mécanisme relativement valable et efficace pour le règlement des demandes d’aliments formées par un conjoint. La partie III de la LDF confère un avantage à ceux qui ont le droit d’invoquer ses dispositions et le refus de donner accès à cet avantage constitue un désavantage pour l’application du par. 15(1) de la Charte.

220 Par ailleurs, il est important de reconnaître, comme mon collègue le juge Bastarache le fait, que cette loi confère un avantage à une catégorie de personnes et impose un fardeau à cette même catégorie. Il souligne, au par. 300, que «[l]e coût de l’imposition du régime prévu par l’art. 29 est la réduction de l’autonomie des personnes visées.» La loi modifie le droit fondamental des personnes d’organiser leurs affaires librement et, lorsque les circonstances le justifient, impose une obligation alimentaire là où aucune n’existait auparavant. Non seulement la loi impose-t-elle un fardeau en réduisant l’autonomie individuelle, mais elle diminue aussi certains des avantages financiers des unions auxquelles ne s’applique pas la définition du mot «conjoint». Le procureur général de l’époque, l’honorable Roy McMurtry, l’a expliqué clairement lorsqu’il a traité du bien‑fondé de l’extension de l’obligation alimentaire aux conjoints de fait (Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4103):

[TRADUCTION] Nous croyons qu’il est dans l’intérêt de la collectivité que certaines obligations légales découlent d’une union de fait. En imposant aux conjoints de fait une obligation alimentaire qui est identique à l’obligation à laquelle sont tenues les personnes mariées, nous allons éliminer au moins certains des avantages financiers qui favorisent l’union de fait par rapport au mariage légitime.

2. L’application stéréotypée de caractéristiques présumées et le facteur contextuel de la correspondance

221 Ayant établi que la loi confère un avantage, nous devons maintenant aborder la question de savoir si le demandeur est privé d’un avantage «d’une manière qui «dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération»: Law, précité, au par. 88. Comme je l’explique plus loin, la notion de «l’application de stéréotypes» est souvent liée au facteur contextuel de la «correspondance». Lorsque la loi tient compte des besoins, de la capacité ou de la situation véritables du demandeur et de l’objet de comparaison, il est alors peu probable qu’elle repose sur un stéréotype.

222 La notion de l’application de stéréotypes est bien établie dans les arrêts relatifs à l’égalité. Bien que l’objet principal de la garantie d’égalité du par. 15(1) soit de protéger et de promouvoir la dignité humaine, l’un des principaux mécanismes par lequel la garantie d’égalité de la Charte atteint ce but est l’interdiction du recours aux stéréotypes comme fondement des distinctions législatives. La jurisprudence reconnaît qu’en l’absence de stéréotype, la discrimination est difficile à établir: Law, précité, au par. 64. Le juge Wilson, dissidente pour d’autres motifs dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 387, a confirmé qu’au cœur du par. 15(1) «se trouve la promesse d’une égalité au sens d’une libération du poids des stéréotypes et des préjugés sous toutes leurs formes subtiles et répugnantes». Le juge McLachlin a indiqué, dans l’arrêt Miron, précité, au par. 128, que le traitement inégal en cause doit être «fondé sur l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe». Il est vrai que dans l’arrêt Law, notre Cour conclut à l’unanimité qu’il peut exister, à l’occasion, d’autres atteintes au par. 15(1), qui ne sont pas basées sur des stéréotypes ou des préjugés. Toutefois, cela sera probablement rare.

223 Les distinctions établies en raison de motifs énumérés ou analogues sont généralement fondées sur l’application stéréotypée de caractéristiques présumées plutôt que sur une juste appréciation de la véritable situation ou des aptitudes, des circonstances ou des capacités réelles. Le libellé du par. 15(1) nous donne à penser que les distinctions fondées sur des motifs énumérés ou analogues sont discriminatoires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils ont été choisis en tant que motifs énumérés, et plus tard, en tant que motifs analogues, l’histoire ayant démontré que les stéréotypes et les désavantages sociaux s’y sont souvent rattachés, entraînant de ce fait des atteintes à la dignité humaine: Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 175. Les distinctions législatives fondées sur ces motifs n’ont généralement aucun rapport avec la «véritable situation» des demandeurs.

224 Comme le juge Iacobucci le souligne dans l’arrêt Law, précité, au par. 64, un stéréotype est habituellement une généralisation erronée portant sur une caractéristique personnelle. En particulier, il comporte l’attribution d’une caractéristique ou d’un ensemble de caractéristiques à un groupe, laquelle est ensuite imputée à chacun de ses membres en raison de leur appartenance au groupe. L’on accepte une opinion préconçue ou une idée toute faite au sujet d’un groupe de personnes partageant une caractéristique personnelle et l’on présume que cette idée préconçue s’applique à toutes les personnes possédant cette caractéristique personnelle. En invoquant un stéréotype, on attribue des caractéristiques inexistantes ou on ignore des caractéristiques existantes. D’une façon ou d’une autre, l’on ne traite pas une personne telle qu’elle est vraiment.

225 La notion de «l’application de stéréotypes» est souvent liée au facteur contextuel de la «correspondance». Au paragraphe 70 de l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci dit que «la disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur et d’autres personnes partageant les mêmes caractéristiques, d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et en tant que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine». Lorsqu’une distinction est si directement liée à la réalité objective du motif examiné qu’en fait, elle décrit ou reflète simplement les circonstances, les mérites ou la véritable situation du demandeur, il se peut que les différences soient attribuables à des données sociales, biologiques ou constitutionnelles plutôt qu’à de la discrimination ou à des préjugés, indépendamment de toute distinction législative fondée sur ces données. Cette disposition n’est pas visée par le motif de discrimination. En fait, l’omission de traiter ces différences comme telles peut, en soi, constituer un manquement aux exigences de l’égalité réelle. Il est peu probable qu’une description soit un stéréotype lorsqu’elle reflète fidèlement la caractéristique qui en fait l’objet.

226 Lorsque la loi «prend en considération la situation véritable du demandeur» d’une manière qui respecte sa dignité humaine, elle est moins susceptible de porter atteinte au par. 15(1). Gardant ces principes à l’esprit, j’aborde maintenant l’examen de ces facteurs à la lumière de la loi contestée en l’espèce.

227 Le facteur contextuel de la correspondance est d’une importance capitale pour trancher la principale question en litige dans le présent pourvoi, soit la question de savoir si le motif analogue que constitue l’orientation sexuelle peut être invoqué pour contester la définition du mot «conjoint» et faire reconnaître le caractère discriminatoire de l’exclusion des gais et des lesbiennes de cette définition, en vertu du par. 15(1) de la Charte. La définition du terme «conjoint», comme je l’ai déjà laissé entendre, est une extension du mariage. Le conjoint est essentiellement assimilé à la personne mariée, qu’il soit effectivement marié ou non. L’état de conjoint est une institution sociale et culturelle, et non un simple instrument de politique économique. Le concept de «conjoint», bien qu’il soit un concept de société, est profondément ancré dans notre histoire. Il anime notre système juridique: l’état de «conjoint» est défini, reconnu et réglementé par le législateur. En vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, le gouvernement fédéral réglemente la capacité de se marier (par. 91(26)), et les gouvernements provinciaux réglementent la célébration du mariage, soit les questions de forme et de cérémonie (par. 92(12)), de même que la propriété et les droits civils (par. 92(13)). Le concept de «conjoint» est ancré dans l’histoire occidentale, où il a toujours désigné chacun des membres d’un couple de sexe différent qui cohabitent. C’est ce que signifie le terme «conjoint»: Andrews c. Ontario (Minister of Health) (1988), 64 O.R. (2d) 258 (H.C.J.), à la p. 261; Dean c. District of Columbia, 653 A.2d 307 (D.C. 1995), à la p. 362. Cette définition bien établie ne crée pas de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, pas plus que l’état d’«enfant» ou d’«adulte» ne donne lieu à une discrimination fondée sur l’âge, ou celui d’«homme» ou de «femme» ne crée de discrimination fondée sur le sexe.

228 Notre droit de la famille est fondé dans une large mesure sur les droits et les devoirs légaux qui découlent du mariage. La loi reconnaît que le mariage est un état qui s’acquiert volontairement, de façon contractuelle, et elle y attache des droits et des devoirs. Les personnes qui ne vivent pas au sein de l’institution du mariage ne sont pas, dans la plupart des cas, assujetties aux droits et obligations qui en résultent. Ainsi, par exemple, les parties de la LDF qui traitent des biens familiaux (partie I) et du foyer conjugal (partie II) ne s’appliquent qu’aux personnes mariées, et non aux couples de sexe différent qui ne sont pas mariés et qui cohabitent, ni à aucune autre personne. En général, les personnes qui cohabitent sans être mariées n’assument pas l’ensemble des responsabilités légales qui incombent aux personnes mariées, et ni les bénéfices ni les fardeaux découlant du mariage ne s’appliquent à elles. Comme je l’ai expliqué dans l’arrêt Miron, précité (et comme l’a exposé plus en détail le juge La Forest dans l’arrêt Egan, précité), le mariage est une institution sociale fondamentale parce qu’il est le creuset de la procréation humaine et le cadre habituel dans lequel on élève les enfants. Il s’agit là de l’objet principal, bien que cela n’en soit pas l’objet unique, de l’institution du mariage: Layland c. Ontario (Minister of Consumer and Commercial Relations) (1993), 104 D.L.R. (4th) 214 (C. div. Ont.), aux pp. 222 et 223. L’importance même d’une telle institution peut en rendre la description difficile, comme l’a reconnu le juge en chef Dickson dans l’arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, à la p. 1237. De même, établir une distinction entre la description et la justification peut s’avérer difficile.

229 Bien entendu, il ne suffit pas simplement de s’en remettre à l’histoire ou à la tradition pour établir l’existence des besoins, des capacités ou de la situation véritables du demandeur ou d’autres personnes: Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), à la p. 134. Pour bien peser la valeur d’une demande fondée sur le droit à l’égalité, la Cour doit examiner de façon critique nos pratiques sociales, comme l’a expliqué le juge Wilson dans l’arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1332. Toutefois, même si l’on reconnaît que les valeurs sociales changent et évoluent avec le temps, il n’en demeure pas moins que certaines réalités biologiques et sociales perdurent. Dans l’arrêt Big M Drug Mart, précité, à la p. 344, et à plusieurs reprises par la suite, notre Cour a fait remarquer que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte. La Charte oblige la Cour à considérer nos institutions sociales d’un œil critique, mais elle ne lui donne pas pour mission de les balayer. Les distinctions législatives fondées sur une juste appréciation de réalités biologiques et sociales peuvent ne pas être discriminatoires lorsque la loi correspond aux caractéristiques d’une manière qui respecte la dignité humaine du demandeur.

230 Les dispositions législatives, comme celles de la partie III de la LDF, qui traitent différemment, sur les plans économique et juridique, les couples mariés et les conjoints de fait de sexe différent, reposent sur certaines prémisses concernant la nature de la dynamique économique, sociale et juridique de ces unions. J’insiste sur le fait que cette dynamique économique, sociale et juridique comporte des aspects multiples, et que certaines de ses caractéristiques se retrouvent aussi au sein d’autres unions, y compris certaines unions à long terme entre personnes du même sexe. L’une des principales questions est donc de savoir si ces prémisses sous‑jacentes, concrétisées par la distinction établie à l’art. 29, sont fondées sur des stéréotypes. Comme l’a reconnu le juge La Forest dans l’arrêt Egan, précité, au par. 25, les couples de sexe différent constituent

l’unité sociale qui seule a la capacité de procréer et qui, en général, veille à l’éducation des enfants; à ce titre, elle mérite que le législateur lui offre son soutien de façon à ce qu’elle puisse satisfaire à ses besoins. C’est la seule unité dans la société qui consacre tous les jours et de façon constante des ressources au soin des enfants. [. . .] [C]’est l’unité dans laquelle sont enracinés d’autres relations sociales et d’autres aspects de la société. [Souligné dans l’original.]

231 Je m’arrête pour aborder la question de savoir si on peut distinguer le présent pourvoi de l’arrêt Egan de notre Cour. On peut d’abord répondre à cette question en disant que l’arrêt Egan et la présente affaire portent sur des lois différentes, de sorte que je partage l’opinion du juge Iacobucci, selon laquelle l’affaire «doit faire l’objet d’une évaluation au fond» (par. 75). De plus, j’estime que le présent pourvoi est plus simple que l’affaire Egan. En effet, il porte sur l’obligation alimentaire qui constitue une caractéristique essentielle du mariage lui‑même, bien qu’elle ait été étendue aux couples de sexe différent qui cohabitent. On ne peut pas en dire autant (du moins pas dans la même mesure) des prestations que verse l’État aux couples de sexe différent dont il était question dans l’arrêt Egan. L’obligation alimentaire entre conjoints est indiscutablement une caractéristique essentielle de l’institution du mariage elle‑même. Il est vrai que le législateur a étendu cette obligation aux couples de sexe différent non mariés qui cohabitent. Cependant, cela ne doit pas masquer le fait que cette extension a été soigneusement conçue pour atteindre un objectif précis, et que la nature de l’obligation a été établie dans le contexte du mariage bien avant qu’elle ne soit étendue aux couples de sexe différent non mariés qui cohabitent. J’estime donc que la déclaration faite par le juge Cory selon laquelle «le présent pourvoi n’a rien à voir avec le mariage comme tel» (par. 52) n’est pas du tout convaincante.

232 L’Assemblée législative a restreint le sens du mot «conjoint» dans la partie III de la LDF. Cependant, il est crucial de constater que la restriction n’a pas été établie sur le fondement de prémisses stéréotypées relatives à des caractéristiques personnelles ou de groupe, comme le dit, au par. 64, le juge Iacobucci dans l’arrêt Law et comme je l’ai moi‑même déjà expliqué dans les présents motifs. Au contraire, la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 correspond à une appréciation juste des besoins, des capacités et de la situation propres aux couples de sexe différent, par rapport à d’autres personnes, dont les couples de même sexe. Ces différences découlent en partie de la réalité biologique qui veut que seuls les couples de sexe différent puissent procréer. Cette réalité biologique signifie que les couples de sexe différent jouent un rôle social unique. Ce rôle social conduit souvent à la vulnérabilité économique, depuis longtemps reconnue, des femmes vivant en union à long terme avec une personne de sexe différent, vulnérabilité qui découle souvent (quoique pas toujours) de la décision d’avoir et d’élever des enfants.

233 Les couples de sexe différent qui cohabitent créent le milieu naturel et habituel pour la procréation et l’éducation des enfants. Il s’agit de leur rôle particulier et unique. L’article 29 de la LDF est formulé expressément en fonction de cette réalité. Cela ressort du fait que la période de cohabitation nécessaire pour qu’un couple soit visé par cet article est réduite lorsqu’un enfant naît de l’union. De même, un enfant peut présenter une demande fondée sur la partie III de la LDF et la diriger contre ses parents, quel que soit le lien qui unissait ses parents au moment où il a été conçu, élevé, ou par la suite (art. 31).

234 Ce rôle social propre aux couples de sexe différent, possède deux caractéristiques interreliées. En premier lieu, il est notoire, comme le souligne mon collègue le juge Iacobucci dans l’arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, à la p. 762, que «les femmes assument une part disproportionnée du fardeau de la garde des enfants au Canada», et que ce fardeau est assumé tant par les mères qui travaillent à l’extérieur que par celles qui s’occupent des enfants au foyer. La deuxième caractéristique est que l’un des partenaires (le plus souvent la femme) tend à devenir financièrement dépendant de l’autre.

235 Il n’est pas contesté que les femmes qui vivent en union à long terme avec une personne de sexe différent ont tendance à devenir financièrement dépendantes de leur conjoint. Cette dépendance résulte de plusieurs facteurs connexes. Premièrement, les femmes en tant que groupe sont défavorisées sur le plan économique par rapport aux hommes. Le salaire moyen des femmes est inférieur à celui des hommes. La femme qui forme une union et cohabite avec une personne de sexe différent touche vraisemblablement un salaire inférieur à celui de son partenaire masculin. Ce désavantage économique relatif est à la fois la cause et l’effet des rôles masculins et féminins. Deuxièmement, il arrive souvent -- bien que, je tiens à le souligner, cela ne soit pas inévitable -- que les femmes qui vivent en union à long terme avec une personne de sexe différent renoncent à des possibilités de formation et d’emploi qui auraient pu être bénéfiques sur le plan économique, afin d’avoir et d’élever des enfants et d’assumer une plus grande partie des obligations familiales. Elles sont également davantage susceptibles de choisir des emplois qui facilitent un retrait temporaire du marché du travail et un retour ultérieur, des emplois qui ont tendance à être moins stables et moins rémunérateurs.

236 Bien entendu, la procréation n’a pas exclusivement lieu dans le cadre du mariage. Certes, la reconnaissance de cette réalité de plus en plus répandue a été un facteur important qui a incité le législateur à étendre certains droits et obligations aux conjoints de fait de sexe différent dans les années 1970. Manifestement, il n’est pas obligatoire que les couples mariés aient des enfants ni qu’ils soient capables d’en avoir. Certains couples mariés sont incapables d’avoir des enfants. Certains choisissent de ne pas en avoir et certains en adoptent. Inversement, il est possible que certains couples de même sexe aient des enfants qui sont soit issus d’unions antérieures avec des personnes de sexe différent, soit adoptés, soit le fruit d’une insémination artificielle. Cela peut évidemment être aussi le cas de certains célibataires. De telles circonstances sont cependant «exceptionnel[les]», comme l’a fait remarquer le juge La Forest dans l’arrêt Egan, précité, au par. 26. Reconnaître leur existence ne change en rien la réalité démographique, sociale et biologique, soit que la très grande majorité des enfants sont procréés et élevés par des couples de sexe différent qui sont mariés ou cohabitent, et que seuls ces couples sont capables de procréer. En effet, par définition, aucun enfant ne peut être issu d’une union entre personnes de même sexe: un tiers doit nécessairement intervenir.

237 Même en l’absence d’enfants, il arrive souvent que les femmes qui forment une union et cohabitent avec une personne de sexe différent s’acquittent d’un plus grand nombre d’obligations familiales qui diminuent leurs chances de se trouver un emploi sur le marché du travail, précisément parce que leur salaire moyen moins élevé fait qu’un tel arrangement constitue un partage des tâches rentable pour le couple. Encore une fois, les rôles masculins et féminins sont à la fois la cause et l’effet de ce partage des tâches. En cas de rupture, la situation de la femme se détériore habituellement et il est probable que sa capacité de gagner sa vie soit diminuée et que ses chances de se trouver un emploi soient limitées. Les désavantages économiques que subissent des femmes à la suite de la rupture d’une union avec une personne de sexe différent, qui prennent la forme d’une diminution de leur capacité de gagner leur vie, de possibilités d’emploi plus précaires, et d’un manque d’instruction et de formation, découlent justement du fait qu’elles n’ont pas prévu qu’elles devraient un jour subvenir elles‑mêmes à leurs besoins. Elles ont partagé les tâches avec leur ancien partenaire en pensant qu’un tel arrangement serait plus bénéfique pour la santé économique du couple.

238 En outre, lorsque des enfants sont nés de l’union, il est beaucoup plus probable que la femme en ait la garde à la suite de la rupture de l’union. Bien que l’art. 31 de la LDF tienne compte de ce qu’il en coûte pour subvenir aux besoins des enfants en reconnaissant que les parents ont l’obligation de leur fournir des aliments, les femmes qui ont la garde des enfants ont davantage de difficultés à gagner leur vie, car cela diminue leurs chances de se trouver un emploi. Bien entendu, toutes les unions à long terme entre personnes de sexe différent ne présentent pas ces caractéristiques, et les éléments de preuve donnent à penser que l’égalité des femmes sur le plan juridique se reflétant de plus en plus dans la vie sociale et économique, il est probable que les femmes qui forment de telles unions en viendront, en tant que groupe, à moins dépendre de leur conjoint sur le plan financier. Néanmoins, la dynamique que j’ai évoquée continue de se manifester dans de nombreuses unions de cette nature; elle a un fondement empirique bien établi et plonge ses racines profondément dans l’histoire.

239 Bien que dans la plupart des cas, ce sera la femme formant une union avec une personne de sexe différent qui souffrira d’une dynamique de dépendance systémique, il n’en sera pas toujours ainsi. Comme je l’ai dit précédemment, à mesure que la situation économique des femmes s’améliorera, le nombre des demandes présentées par des hommes augmentera probablement. Cependant, j’insiste sur le fait que si les femmes sont le principal groupe visé par cette dynamique de dépendance, il reste qu’elles ne constituent pas le seul groupe. Les éléments de preuve présentés devant notre Cour établissent que lorsque le partenaire féminin ne souffre pas de cette dynamique de dépendance, le partenaire masculin en est souvent victime. En 1992, par exemple, dans 25,2 pour 100 des couples mariés, la femme occupait un emploi rémunéré à temps plein alors que le mari travaillait à temps partiel ou n’occupait pas d’emploi rémunéré: Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, 1992 (1994), à la p. 160. Des études produites devant notre Cour révèlent que lorsque les hommes sont placés dans cette situation, ils s’attendent à ce que leur partenaire assume une moindre part des travaux ménagers: P. Blumstein et P. Schwartz, American Couples (1983), à la p. 151. En d’autres termes, la dynamique de dépendance joue aussi pour les hommes qui forment une union avec une personne de sexe différent car il y a création d’une sorte de «partage des tâches» en vertu duquel l’homme s’acquittera souvent de travaux domestiques supplémentaires alors que sa partenaire travaille: M. S. Schneider, «The Relationships of Cohabiting Lesbian and Heterosexual Couples: A Comparison», Psychology of Women Quarterly, 10 (1986), à la p. 234. D’autres éléments de preuve soumis à notre Cour établissent l’existence d’autres formes de dépendance également particulières aux personnes formant une union avec une personne de sexe différent: J. M. Lynch et M. E. Reilly, «Role Relationships: Lesbian Perspectives», Journal of Homosexuality, 12(2) (Winter 1985/86), à la p. 53. Bien que la dynamique de dépendance particulière aux unions entre personnes de sexe différent s’articule de manière différente pour les hommes, elle découle de facteurs similaires: essentiellement, la dynamique de dépendance réduit l’autonomie et fait croître l’attachement au sein des unions hétérosexuelles: ibid., à la p. 56.

240 L’état de «conjoint» traduit ces réalités. À mon avis, il s’agit de réalités dont le législateur peut traiter en étendant certains (mais non l’ensemble) des droits et obligations rattachés au mariage aux couples de sexe différent qui cohabitent (encore une fois, il ne faut pas oublier que tous les couples de sexe différent ne sont pas visés par la définition), sans pour autant transgresser les limites constitutionnelles imposées à l’action législative s’il n’étend pas également ces droits et obligations aux couples de même sexe. L’Assemblée législative peut légitimement et raisonnablement accorder un traitement spécial à une institution sociale importante. Mon point de vue est également étayé par la jurisprudence étrangère, notamment par l’arrêt que la Cour de justice des Communautés européennes a récemment rendu dans l’affaire Grant c. South‑West Trains Ltd., [1998] I.C.R. 449, aux par. 35 et 36.

241 C’est précisément pour s’attaquer à cette dynamique de dépendance que le législateur a adopté la partie III de la LDF. La question que doit trancher notre Cour est de savoir si la Charte exige que les mesures prises par le législateur pour résoudre ce problème soient étendues aux couples de même sexe qui sont stables. En faisant valoir que tel est le cas, l’intimée M. et plusieurs des intervenants soutiennent que les unions durables entre personnes de même sexe présentent bon nombre des caractéristiques des unions durables entre personnes de sexe différent. C’est fort possible. Cependant, à mon avis, cet argument est insuffisant car il n’établit pas que la caractéristique particulière des unions durables entre personnes de sexe différent à laquelle le législateur a voulu s’attaquer en adoptant la partie III de la LDF, et que j’ai appelée la dynamique de dépendance, s’applique également aux unions durables entre personnes de même sexe. En fait, il est presque certain qu’il ne saurait en être ainsi, étant donné que la dépendance des femmes qui ont formé une union durable avec une personne de sexe différent résulte précisément de la formation d’une telle union. Il n’existe tout simplement aucune preuve établissant qu’un nombre important d’unions durables entre personnes de même sexe engendrent ce type de dépendance.

242 En fait, la preuve devant nous va dans le sens contraire. Elle indique que les unions de lesbiennes se caractérisent par un partage plus équitable des tâches, un rejet des rôles féminins et masculins stéréotypés et un degré plus faible d’interdépendance financière comparativement aux unions entre personnes de sexe différent: Schneider, loc. cit., à la p. 237. Les couples de même sexe sont beaucoup moins susceptibles d’adopter des rôles féminins et masculins traditionnels que les couples de sexe différent: M. Cardell, S. Finn et J. Marecek, «Sex‑Role Identity, Sex‑Role Behavior, and Satisfaction in Heterosexual, Lesbian, and Gay Male Couples», Psychology of Women Quarterly, 5(3) (Printemps 1981), aux pp. 492 et 493. En fait, [traduction] «des travaux de recherche établissent que la plupart des lesbiennes et des gais rejettent activement les rôles traditionnels de mari et femme ou d’homme et de femme en tant que modèle d’unions durables»: L. A. Peplau, «Lesbian and Gay Relationships», dans J. C. Gonsiorek et J. D. Weinrich, dir., Homosexuality: Research Implications for Public Policy (1991), 177, à la p. 183.

243 La preuve devant nous indique également que les membres d’un couple de lesbiennes sont plus susceptibles de faire carrière et de travailler à l’extérieur du foyer, que les membres d’un couple de sexe différent: ibid., aux pp. 183 et 184; N. S. Eldridge et L. A. Gilbert, «Correlates of Relationship Satisfaction in Lesbian Couples», Psychology of Women Quarterly, 14 (1990), à la p. 44. Les membres d’un couple de même sexe étant, bien entendu, du même sexe, il est plus probable qu’ils aient des salaires similaires comparativement aux membres d’un couple de sexe différent puisque l’écart entre les revenus des hommes et des femmes ne se fait pas sentir dans leur cas. Pour la même raison, le partage des obligations familiales et des soins à donner aux enfants selon le sexe qui caractérise encore les unions entre personnes de sexe différent n’existe tout simplement pas dans le cas d’unions entre personnes de même sexe.

244 À l’évidence, il se peut que dans certaines unions entre personnes de même sexe, l’un des partenaires en vienne à dépendre de l’autre sur le plan financier. Cela peut se produire pour nombre de raisons, notamment la conclusion d’une entente explicite ou implicite, la présence de différences sur le plan de l’âge, de la santé ou de l’instruction, etc. Cependant, on ne peut en déduire un scénario‑type donnant naissance à un lien de dépendance. En d’autres termes, la dépendance n’est pas systémique dans les unions entre personnes de même sexe: elle n’est pas fonction du sexe comme dans bon nombre d’unions entre personnes de sexe différent qui cohabitent. Vu le degré élevé d’égalité que l’on remarque chez les unions lesbiennes, très peu de femmes dépendent de leur partenaire de même sexe sur le plan financier, et même des différences entre les revenus des partenaires n’ont aucune incidence sur la façon dont les femmes vivant en union avec une personne de même sexe perçoivent l’interdépendance économique qui existe entre elles: Lynch et Reilly, loc. cit., à la p. 66.

245 Selon moi, le simple état de besoin, non lié à des facteurs systémiques, ne permet pas de conclure que le régime prévu par la LDF a une portée trop limitative sur le plan constitutionnel. Cela est particulièrement vrai étant donné que le régime impose, en contrepartie du bénéfice de l’obligation alimentaire, une restriction à la liberté et un fardeau. Les unions entre personnes de même sexe, envisagées en tant que groupe, ne ressemblent tout simplement pas aux unions entre personnes de sexe différent sous cet aspect fondamental. En conséquence, je ne vois pas pourquoi la Charte exigerait que le législateur les traite de façon identique sur ce point. Le régime prévu par la LDF a été conçu pour répondre à un besoin d’une nature particulière, ce qu’il fait. Aucune preuve n’établit que ce besoin particulier se fait sentir avec quelque acuité hors des unions à long terme entre personnes de sexe différent. En conséquence, bien que la distinction établie par l’art. 29 de la LDF prive sans aucun doute d’un avantage les personnes qui forment des couples de même sexe et qu’elle puisse être considérée, en raison de ses effets, comme étant fondée sur l’orientation sexuelle, il n’en résulte aucune discrimination, étant donné qu’aucune prémisse stéréotypée ne motive la distinction établie par la loi. Au contraire, la loi prend en compte les besoins, les capacités et la situation véritables de la demanderesse par rapport aux personnes formant des couples de sexe différent, et, ce faisant, elle ne porte pas atteinte à la dignité humaine.

246 En fait, le président de la Commission de réforme du droit de l’Ontario de l’époque, parlant du rapport de 1993 de la Commission, a justement fait une remarque en ce sens (J. D. McCamus, «Family Law Reform in Ontario», dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1993: Family Law: Roles, Fairness and Equality (1994), 451, aux pp. 470 et 471):

[traduction] Les dispositions de la Loi sur le droit de la famille paraissent avoir été conçues afin de répondre aux attentes raisonnables et de compenser les contributions auxquelles sont susceptibles de donner lieu les unions matrimoniales et les unions de nature similaire entre personnes non mariées de sexe différent. Les types d’attentes et de contributions auxquelles ces contextes donnent lieu reposent, du moins dans une certaine mesure, sur des prémisses fondées sur le sexe en ce qui concerne des questions telles le partage des tâches au foyer et la prise de décisions au sujet des choix de carrières et d’autres questions de nature économique. [. . .] Les situations qu’engendrent habituellement de telles unions et, en outre, la confusion qui résulte d’une couverture partielle, suffisaient à justifier, de l’avis de la Commission, l’inclusion, sur une base attributive, des couples hétérosexuels non mariées. La Commission était également d’avis, cependant, qu’aucun fondement solide ne nous permet présentement de supposer que des considérations similaires s’appliqueraient à un nombre important de couples de gais et de lesbiennes. Il se peut que les unions entre personnes de même sexe ne correspondent pas, en général, au même modèle et qu’en conséquence, des considérations en matière d’égalité n’exigent pas que leur soit accordé un traitement identique. [Je souligne.]

247 Mon collègue le juge Iacobucci concède ce point quand il dit qu’«il y [a] des éléments de preuve tendant à démontrer que les unions entre personnes de même sexe ne sont pas d’ordinaire caractérisées par les mêmes inégalités, économiques et autres, que celles qui frappent les unions entre personnes de sexe différent» (au par. 110). À son avis, cependant, cela démontre simplement que le fait de permettre aux membres de couples de même sexe de présenter des demandes en vertu de la partie III de la LDF pourrait, en pratique, ne pas entraîner de nombreuses ordonnances alimentaires, étant donné que ces demandeurs parviendraient rarement à démontrer l’existence dans leur cas du lien de dépendance ou de l’état de besoin nécessaire pour obtenir gain de cause. Cela amène le juge Iacobucci à conclure que le seul fait de prévoir que peu de demandes formulées par des membres de couples de même sexe seraient accueillies, dans l’hypothèse où ceux‑ci pourraient présenter de telles demandes, ne peut étayer la prétention selon laquelle les demandes de cette nature devraient, au départ, être interdites. Comme je l’ai mentionné précédemment, le même genre de raisonnement se retrouve dans les motifs de mon collègue le juge Bastarache.

248 Toutefois, cette affirmation va, elle aussi, trop loin. En effet, comme l’indique le professeur (maintenant le doyen) Hogg (Constitutional Law of Canada (éd. à feuilles mobiles), vol. 2, à l’al. 52.7(b)), si l’on pousse ce raisonnement à sa conclusion logique, peu de restrictions apportées à la catégorie des personnes admises à présenter une demande visant à obtenir une ordonnance alimentaire en vertu de la partie III de la LDF résisteraient à un examen constitutionnel. Habituellement, les amis qui partagent un appartement n’ont pas de lien de dépendance financière. Pourtant, il se pourrait qu’un tel lien existe dans certains cas et, selon le raisonnement de mon collègue, du moins dans la mesure où il serait possible de déceler un motif énuméré ou analogue, qu’il s’agisse de la race, de l’âge, d’un handicap physique ou autre, l’un d’eux pourrait alors demander une ordonnance alimentaire à titre de conjoint en vertu de la partie III de la LDF parce que la loi n’aurait pas pris en compte leur situation déjà défavorisée dans la société canadienne: Law, précité, au par. 88. Je ne trouve pas ce raisonnement attrayant. Comme je l’ai dit dans l’arrêt Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, au par. 143, «une loi doit être évaluée selon la généralité des cas auxquels elle s’adresse. Le désavantage qu’elle peut engendrer dans des cas d’exception alors qu’elle bénéficie à l’ensemble d’un groupe légitime ne justifie pas de conclure qu’elle cause préjudice». C’était d’ailleurs le cas dans l’affaire Law, où il est établi qu’il peut arriver, dans un cas exceptionnel, que des jeunes femmes soient moins en mesure d’assumer leurs propres besoins à long terme. Dans la présente affaire, bon nombre de couples (et de groupes, en fait) forment des unions qui ne sont pas visées par la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29. En conséquence, la distinction établie par la LDF n’est pas entre 1) les couples de sexe différent et 2) les couples de même sexe; elle est plutôt entre 1) certains couples de sexe différent et 2) toutes les unions entre personnes qui ne sont pas des conjoints.

249 J’ouvre une parenthèse pour souligner que rien dans mes motifs ne doit être interpréter comme donnant à penser que les couples de même sexe sont incapables de former des unions durables empreintes d’amour et d’entraide, ni que je veuille laisser entendre que les personnes qui vivent en union avec une personne du même sexe sont moins dignes de respect. À cette fin, je réitère l’opinion que notre Cour a récemment exprimée dans l’arrêt Vriend, précité, où j’ai souscrit aux motifs des juges majoritaires, exposés par les juges Cory et Iacobucci, selon lesquels la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est odieuse et mine nos valeurs. Cependant, la différence entre la présente affaire et l’affaire Vriend, c’est qu’en l’espèce, l’Assemblée législative n’a pas fait de discrimination fondée sur des distinctions ou des stéréotypes arbitraires. Dans Vriend, l’objet déclaré de la loi était de remédier de façon globale à la discrimination existant dans plusieurs contextes, comme l’emploi et le logement. Parce qu’elle omettait d’inclure l’orientation sexuelle comme l’un des motifs contre lesquels la loi protégeait, elle a été jugée «trop limitative», compte tenu de son objet déclaré. Contrairement aux personnes se trouvant dans les situations énumérées dans la loi, les homosexuels étaient privés de l’accès aux procédures réparatrices expressément conçues pour remédier à la discrimination. Alors que dans Vriend, la loi visait les personnes victimes de discrimination dans ces situations, la loi en cause en l’espèce est totalement différente. Dans la présente affaire, on nous demande si le législateur porte atteinte à la Charte en imposant un régime d’obligation alimentaire particulier aux personnes qui forment un type précis d’unions qui remplit une fonction sociale spéciale et a des besoins particuliers, sans l’étendre à d’autres types d’unions qui, dans leur ensemble, ne jouent pas un rôle similaire ou n’ont pas les mêmes besoins. Tenant compte de l’ensemble des facteurs contextuels, j’estime que la question doit recevoir une réponse négative. Bien que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle soit ignoble, ce n’est pas le cas de la simple distinction qui prend en compte la situation véritable du demandeur et du groupe de comparaison d’une manière qui ne porte pas atteinte à la dignité humaine du demandeur.

250 Tous doivent être traités avec le même respect. La discrimination fondée sur l’application stéréotypée de caractéristiques personnelles non pertinentes est prohibée. Pourtant, il n’est pas interdit à l’État de reconnaître que certaines unions jouent des rôles sociaux différents et ont des besoins particuliers, non plus que de répondre à cette réalité en prenant des mesures positives pour traiter de ces différences. L’État peut, dans certaines circonstances, établir des distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles reflétant la réalité, lorsque ces caractéristiques sont liées au but poursuivi par la loi. Comme le juge Iacobucci le dit dans l’arrêt Law, précité; dans certains cas, «cette différence de traitement [est] appropriée compte tenu des différences historiques, biologiques et sociologiques» entre le demandeur et le groupe de comparaison (par. 71). À mon avis, les principes que l’Assemblée législative a adoptés pour régir l’obligation alimentaire entre conjoints dans la partie III de la LDF ne contreviennent à aucune exigence constitutionnelle et, en conséquence, ils relèvent de sa compétence législative.

251 Il est évident que des personnes de même sexe peuvent former, et forment effectivement, des unions qui, à de nombreux égards, sont semblables à celles que forment des personnes de sexe différent. L’argumentation et la preuve présentées par l’intimée M. visaient en grande partie à démontrer les similitudes qui existent entre les unions entre personnes de même sexe et les unions entre personnes de sexe différent. Les couples de même sexe peuvent avoir des rapports empreints de camaraderie, d’amour, de fidélité et de partage sur le plan financier. L’hypothèse sous‑jacente de l’argumentation de l’intimée M. est que l’art. 29 est fondé sur un stéréotype parce qu’il laisse entendre que seuls les couples formés d’un «homme et [d’une] femme» présentent de telles caractéristiques.

252 Cet argument, à mon avis, ne répond pas à la question en litige. La distinction établie par l’art. 29 n’engendre pas de discrimination parce qu’elle ne comporte pas l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe et qu’elle n’a pas non plus pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’idée que les personnes formant une union avec une personne du même sexe ne méritent pas le même intérêt, le même respect et la même considération. La preuve étaye l’affirmation voulant que cette distinction législative soit établie sur le fondement d’une juste appréciation des faits. Selon moi, la question clé est de savoir s’il existe une correspondance entre le motif sur lequel la demande est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes. Je suis convaincu qu’il y en a une. La seule caractéristique qui différencie les deux types d’union est celle dont traite la LDF: le fait qu’il s’agit nécessairement d’unions entre personnes de sexe différent, qui, dans un très grand nombre de cas, engendrent une dépendance économique fondée sur le sexe, souvent (quoique pas toujours) en raison de la présence d’enfants. De plus, le déséquilibre économique entre les hommes et les femmes formant une union ne se manifeste que dans les unions entre personnes de sexe différent. Par définition, les unions entre personnes du même sexe ne peuvent présenter ces caractéristiques. Il se peut fort bien que certaines unions entre personnes du même sexe engendrent une dépendance, mais celle‑ci découlera nécessairement d’une cause différente et, comme je l’ai fait voir, son existence est beaucoup moins probable dans le cadre de telles unions. Lorsqu’une distinction législative est établie sur le fondement d’une appréciation juste de la capacité et de la situation des personnes visées (nul ne suggère que le mérite soit en cause dans la présente affaire), aucun stéréotype n’intervient et l’existence de discrimination est improbable: Law, précité; Miron, précité, au par. 132, le juge McLachlin.

3. Les facteurs contextuels: la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité, et l’objet d’amélioration

253 Ayant établi que la loi ne repose pas sur un stéréotype, mais plutôt sur la correspondance entre le motif de distinction et les besoins, les capacités ou la situation propres à la demanderesse, nous devons déterminer si d’autres facteurs contextuels établissent que la loi perpétue ou favorise «l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération» (Law, au par. 88). L’un des facteurs contextuels à examiner est de se demander si la demanderesse souffre de «[l]a préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité». Dans l’arrêt Law, le juge Iacobucci explique que l’analyse de ces facteurs est pertinente parce que «la perpétuation ou [. . .] l’accentuation de leur caractérisation sociale injuste [. . .] aura sur elles un effet plus grave puisqu’elles sont déjà vulnérables» (par. 63). Lorsque la loi a un objet d’amélioration, nous devons en outre déterminer si elle exclut un groupe historiquement défavorisé (au par. 72). Si tel est le cas, il s’agira d’un indice important de discrimination.

254 Mon collègue le juge Cory semble prendre connaissance d’office, au par. 69, du fait qu’«il y a dans une large mesure préexistence d’une vulnérabilité et d’un désavantage» que subissent les homosexuels et que cette loi accentue. Avec égards, il y a lieu de cerner de façon plus précise le désavantage et les préjugés subis par les personnes formant une union entre personnes de même sexe afin de pouvoir trancher correctement la question de savoir si la loi perpétue l’opinion que la demanderesse est moins digne d’intérêt ou de respect. En se contentant de qualifier les couples de même sexe de «groupe défavorisé», le juge Cory paraît tomber dans le piège qui consiste à créer une «dichotomie stricte entre groupes favorisés et groupes défavorisés, qui doit servir à classifier tous les demandeurs» (Law, au par. 68). À mon avis, il serait contraire à l’objet du par. 15(1) qu’un membre d’un groupe («généralement») défavorisé jouisse d’un droit supérieur à la protection de la Charte, même si ce groupe est relativement favorisé par rapport au sujet de la loi. C’est pourquoi, dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, précité, le juge Wilson estimait important le fait que, «[c]omparativement aux citoyens, les personnes qui n’ont pas la citoyenneté constituent un groupe dépourvu de pouvoir politique et sont, à ce titre, susceptibles de voir leurs intérêts négligés et leur droit d’être considéré et respecté également violé» (je souligne) (p. 152). Comme le juge Iacobucci le fait remarquer dans l’arrêt Law, précité, au par. 67, «[i]l n’y a aucun principe ni aucune présomption de preuve qu’une différence de traitement à l’égard des personnes historiquement défavorisées soit discriminatoire.» Nous devons déterminer quels sont les désavantages auxquels le groupe est confronté, car aucun groupe n’est défavorisé de la même façon à tous les égards. Se contenter de qualifier un groupe de «défavorisé» constitue une application mécanique et stricte du par. 15(1), que notre Cour a rejetée à de nombreuses reprises.

255 Les types de désavantages subis par les personnes homosexuelles et, par extension, les couples de même sexe au sein de la société canadienne ont été examinés par le juge Cory, dissident dans l’arrêt Egan, précité. Il a expliqué que les désavantages subis par les homosexuels comprennent le fait d’être victimes de harcèlement public, de violence verbale et de crimes violents, ainsi que l’inadmissibilité à certains emplois et à certains services. Toutes ces formes de discrimination sont ignobles, et toute loi qui tendrait à accentuer ces désavantages préexistants ou qui n’offrirait pas l’égalité de protection contre ces derniers porterait probablement atteinte au par. 15(1). Il y a toutefois deux questions qu’il faut encore trancher: les couples de même sexe sont‑ils défavorisés dans le domaine auquel s’applique la loi, et la LDF accentue‑t‑elle ce désavantage préexistant?

256 Les personnes formant une union entre personnes de même sexe sont‑elles défavorisées relativement au sujet de la loi? Comme je l’ai expliqué dans la partie qui précède, elles ne le sont pas. Ces personnes ne s’acquittent pas du fardeau que constitue le rôle social rempli par les personnes formant une union avec une personne de sexe différent. Elles ne présentent pas le même degré de dépendance systémique. Elles ne vivent pas de différence structurelle de revenus avec leur partenaire. En ce sens, les personnes formant une union avec une personne du même sexe constituent un groupe favorisé comparativement aux personnes formant une union avec une personne de sexe différent. Ainsi, il est inutile de déterminer si la loi accentue un désavantage préexistant.

257 On ne peut pas dire non plus que la loi, qui apporte une amélioration, exclut un groupe qui est défavorisé par rapport au sujet de la loi. Ceux que la loi vise principalement, soit les partenaires formant une union entre personnes de sexe différent (en particulier, les femmes), subissent un désavantage structurel que ne connaissent pas les personnes formant une union avec une personne du même sexe. Ce n’est pas parce qu’une forme de désavantage est visée par cette loi que toutes les formes de désavantage doivent l’être. Cette loi constitue essentiellement le genre de loi apportant une amélioration expressément évoquée par le juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt McKinney, précité, et par le juge Cory dans l’arrêt Vriend, précité, au par. 96:

Ce n’est pas comme si la législature avait simplement choisi de s’attaquer à un type de discrimination en particulier. En pareil cas, il aurait pu être acceptable de ne viser que ce type de discrimination, et pas les autres. C’est la situation à laquelle fait allusion, je crois, le juge L’Heureux‑Dubé dans les remarques incidentes formulées dans son opinion dissidente dans l’arrêt McKinney (à la p. 436): «j’estime que si les provinces choisissaient d’adopter des lois sur les droits de la personne qui n’interdisent que la discrimination fondée sur le sexe et non sur l’âge, on ne pourrait dire que ces lois violent la Charte».

4. Le facteur contextuel de la nature et de l’étendue de l’intérêt touché

258 Le quatrième facteur à examiner est la nature et l’étendue du droit touché. En l’espèce, nous devons examiner à quel point «les conséquences [. . .] ressenties par le groupe touché sont graves et localisées»: Egan, précité, les motifs du juge L’Heureux‑Dubé repris par le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, précité, au par. 74. L’importance économique, constitutionnelle et sociétale de l’intérêt en cause doit être examinée à cette étape. Si la loi limite l’accès à une institution sociale fondamentale ou promeut inutilement la non‑reconnaissance d’un groupe particulier, il s’agit d’un facteur qui appuie la conclusion que la loi est discriminatoire.

259 En l’espèce, il est évident qu’il y a des incidences sur le groupe auquel appartient la demanderesse. On pourrait naturellement en dire autant de toute loi visant à conférer un avantage (et à imposer un fardeau correspondant) à tout groupe particulier. Toutefois, il y a lieu de souligner que les demanderesses ne sont pas privées de l’accès aux aliments, c’est plutôt qu’elles ne sont pas assujetties à un régime d’obligation alimentaire impératif. Le prix à payer pour cet avantage est l’imposition d’un fardeau à une catégorie de personnes. Ce fardeau consiste non seulement en la réduction de l’autonomie, mais aussi en l’imposition d’obligations financières. Il s’agit d’une exception au principe, généralement reconnu dans les sociétés occidentales, que les personnes sont libres et qu’elles doivent subvenir à leurs propres besoins. Parfaitement conscient du désavantage historique et systémique subi par les personnes formant une union avec une personne de sexe différent (surtout les femmes), le législateur a jugé bon de s’écarter de ce principe fondamental d’autosuffisance et de restreindre leur liberté en leur imposant ce fardeau.

260 Bien que le législateur n’oblige pas les personnes formant une union avec une personne de même sexe à se fournir des aliments, il ne les empêche pas non plus de le faire. Elles sont libres de conclure des contrats qui leur impose des obligations alimentaires, comme la LDF le fait pour certains couples de sexe différent. Je ne comprends pas comment on peut dire que leur non‑inclusion dans un régime rend ces personnes «invisibles» uniquement parce qu’elles ont les mêmes droits et les mêmes obligations que les autres, à l’exception de certains couples de sexe différent, d’autant plus qu’elles peuvent s’imposer une obligation alimentaire équivalente au moyen d’un contrat. Il est clair que cela peut occasionner des frais supplémentaires liés au contrat, mais il est difficile de voir comment ces dépenses éventuelles peuvent constituer une non‑reconnaissance discriminatoire du groupe et comment elles causent des «conséquences graves et localisées». Il est manifeste que, lorsqu’on les compare avec les conséquences découlant de la non‑reconnaissance arbitraire constatée dans l’Individual’s Rights Protection Act de l’Alberta dans l’arrêt Vriend, précité (congédiements, refus de logement, etc.), ces conséquences sont loin de paraître aussi «graves». Fait plus important, comme je l’explique dans la partie suivante, ni la non‑reconnaissance des couples de même sexe dans l’art. 29, ni ces conséquences ne constituent une atteinte à la dignité humaine.

5. La dignité humaine

261 L’objet principal de la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) de la Charte est la protection et la promotion de la dignité humaine. La notion de dignité humaine concerne l’autonomie, l’estime de soi et le respect de soi‑même. Comme le juge Iacobucci le souligne dans l’arrêt Law, précité, «[l]a dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne» (par. 53). La dignité humaine se trouve au cœur de la garantie d’égalité et constitue le fondement de chacun des facteurs contextuels que j’ai déjà mentionnés. Cependant, le par. 15(1) n’est pas une garantie de dignité humaine en soi. Il s’agit d’une garantie d’égalité relative, portant principalement sur la discrimination, entre les groupes et entre les personnes, qui conduit à une atteinte à la dignité humaine.

262 Comme je me suis efforcé de le souligner à chaque étape de la présente analyse, la présente loi ne porte en aucune façon atteinte à la dignité de la demanderesse. Il faut rappeler que la perspective utilisée pour arriver à cette conclusion est celle de «la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents»: Law, précité, le juge Iacobucci, au par. 88. Comme le juge L’Heureux‑Dubé le fait remarquer dans l’arrêt Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, «la “personne raisonnable” prise en considération dans cette analyse subjective‑objective comprend et admet non seulement la situation des personnes qui sont comme elle, mais elle est également sensible à la situation d’autrui» (souligné dans l’original) (par. 65). Il est important de se rappeler que le fait de reconnaître une différence ne constitue pas une atteinte à la dignité humaine et, qu’au contraire, le fait de reconnaître l’existence de caractéristiques personnelles est un moyen de la favoriser. En reconnaissant la particularité de chaque individu et en rejetant l’uniformité imposée, la loi fait l’éloge de la différence, favorisant l’autonomie et l’intégrité de la personne.

263 Par conséquent, après avoir examiné l’ensemble des facteurs contextuels susmentionnés, nous devons nous demander si une personne raisonnable placée dans une situation semblable à celle de la demanderesse devrait se sentir bafouée dans sa dignité. Je ne vois pas comment elle le pourrait. La loi en question vise à améliorer la situation d’un groupe de personnes qui sont défavorisées d’une façon particulière. Bien que la demanderesse soit membre d’un groupe qui souffre déjà d’un désavantage historique, ce groupe est relativement favorisé pour ce qui est de la matière en cause. La preuve n’établit pas qu’il existe, dans les unions entre personnes de même sexe, le même niveau de dépendance qui justifie l’octroi de l’avantage (et l’imposition du fardeau) que constitue l’accès au régime impératif de l’obligation alimentaire entre conjoints. Il ne ressort pas de la preuve que les unions entre personnes de même sexe remplissent le même rôle social ni qu’elles subissent les conséquences qu’entraîne ce rôle social particulier. En somme, la loi prend en compte les différences réelles entre ce groupe et la demanderesse d’une manière qui respecte la dignité humaine de la demanderesse en ne se fondant pas sur un stéréotype.

6. Les opinions divergentes sur la question de savoir si l’art. 29 de la LDF est discriminatoire

264 Je désire aborder brièvement l’opinion de mes collègues sur ce troisième grand volet de l’enquête visant à déterminer si la loi est discriminatoire. Le juge Bastarache reconnaît que l’arrêt Law, précité, énonce un certain nombre de facteurs contextuels qu’il nous faut examiner, mais au lieu de les analyser, il semble se borner à conclure qu’«[e]n l’espèce, il y a discrimination parce que des personnes sont exclues du régime sur le fondement d’une distinction arbitraire, soit l’orientation sexuelle. Compte tenu de ces facteurs contextuels, je suis convaincu que cette distinction met en doute la dignité de la personne visée» (par. 291). Avec égards, je ne suis pas d’accord pour conclure si aisément selon les facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Law. Surtout, comme je l’ai dit précédemment, qu’il me semble que bon nombre des points formulés par le juge Bastarache montrent clairement que la loi correspond à la réalité de la demanderesse.

265 Mes collègues, les juges Cory et Iacobucci, soutiennent que l’extension du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la partie III de la LDF aux couples de même sexe qui cohabitent ne compromettrait pas la réalisation des objectifs visés par la loi et valoriserait la demanderesse dans sa dignité. Cependant, cette proposition est la conséquence logique de la définition donnée à l’objet législatif par les juges Cory et Iacobucci. Cela ne répond pas à l’argument selon lequel l’Assemblée législative, en adoptant la LDF, a tenté d’imposer un régime impératif d’obligations alimentaires à des personnes placées dans une certaine condition sociale ou dans des circonstances particulières. Comme je l’ai déjà souligné, l’exclusion des couples de même sexe qui cohabitent du champ d’application de la partie III de la LDF ne signifie pas que les personnes qui forment une union et cohabitent avec une personne du même sexe soient moins dignes de respect et cela n’a pas non plus d’incidence objective sur leur dignité en tant que personnes. Au contraire, la LDF ne leur impose pas l’obligation alimentaire entre conjoints parce que le législateur (et, je tiens à le préciser, certains gais et certaines lesbiennes, dont l’intimée H.) estime que les couples de même sexe n’ont pas les mêmes besoins structurels que les couples de sexe différent et qu’ils ne remplissent pas, en tant que groupe, la même fonction sociale. Ces besoins tiennent à la nature même des unions entre personnes de sexe différent et découlent d’une réalité biologique.

266 Cette divergence de vues quant à l’objet et à l’objectif de la loi conduit à une analyse différente de chacun des facteurs contextuels. Par exemple, le juge Cory explique que parce que, selon lui, la loi vise les unions conjugales permanentes (qu’il avait auparavant appelées unions «intimes»), la loi ne correspond pas à la réalité que vit la demanderesse, soit une union conjugale permanente («intime») (par. 70). Au paragraphe 69, il explique que l’objet d’amélioration visé par la loi exclut les personnes comme la demanderesse qui peuvent être également défavorisées comme le groupe visé.

267 Dans l’analyse fondée sur l’article premier, le juge Iacobucci va au cœur de la question lorsqu’il note que la portée des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la partie III de la LDF est «à la fois trop limitative et trop large» (par. 113). J’en conviens, bien qu’à mon avis, ayant avancé cette proposition, il n’en tire pas la bonne leçon. La proposition en soi n’est guère digne de mention. Elle s’applique à presque toutes les lois. Légiférer, c’est établir des distinctions entre des personnes pour des motifs précis. Compte tenu de la capacité du législateur d’un État moderne de gouverner une province peuplée de millions de personnes, de telles distinctions ne peuvent jamais entièrement correspondre à la situation particulière de chaque individu, comme c’était le cas dans l’arrêt Law, précité. Le juge La Forest dans l’arrêt Egan, précité, au par. 25, a bien établi ce point:

J’ajouterai que selon moi les tribunaux ne doivent pas tenter d’exiger une ligne de démarcation bien précise afin que seuls les couples qui ont des enfants soient inclus. Cela pourrait imposer au législateur, pour s’assurer qu’il y ait conformité, le fardeau d’élaborer des procédures administratives qui pourraient être à la fois inutilement envahissantes et difficiles à administrer, et qui le priveraient de ce fait de cette «marge de manœuvre raisonnable» que notre Cour a fréquemment jugée nécessaire . . .

268 La Charte ne peut absolument pas exiger de l’Assemblée législative qu’elle modifie la LDF afin d’exclure de sa portée les couples de sexe différent qui ne procréent pas. Comme l’a souligné le juge La Forest, les régimes législatif et administratif nécessaires seraient très envahissants et porteraient probablement atteinte aux droits que la Charte garantit en matière de vie privée. Par contraste, l’exclusion du régime de l’obligation alimentaire prévu par la LDF des couples de même sexe, qui, par définition et non par le jeu des circonstances, ne procréent pas, ne soulève aucune de ces inquiétudes.

269 S’appuyant sur les propos du juge Charron de la Cour d’appel, mes collègues affirment que c’est l’extension du champ d’application de l’art. 29 de la LDF, qui visait les seuls couples mariés, aux couples de sexe différent qui cohabitent, qui fonde la demande présentée par l’intimée M. dans le présent pourvoi. Comme mes collègues le font remarquer, bon nombre des dispositions de la LDF ne s’appliquent qu’aux couples mariés. Leur raisonnement, si je comprends bien, est que même si la restriction des obligations alimentaires aux seuls couples mariés pourrait constituer un objectif législatif défendable, dès que le législateur étend ces obligations aux couples de sexe différent non mariés, l’ensemble du régime de l’obligation alimentaire entre conjoints prévu par la LDF est menacé parce qu’il est impossible d’établir une distinction valable sur le plan constitutionnel entre les couples de sexe différent non mariés et les couples de même sexe non mariés. Bien qu’attrayant à première vue, cet argument doit ultimement être rejeté.

270 Toute la question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si la distinction établie par le législateur entre les couples de sexe différent qui cohabitent et toutes les autres unions peut être maintenue. Mes collègues laissent entendre implicitement que la façon la plus simple de rendre l’art. 29 viable sur le plan constitutionnel serait d’en restreindre l’application aux seuls couples mariés. Je ne vois aucune raison de conclure que la Charte s’applique de façon aussi restrictive. En l’espèce, le législateur a établi une distinction se fondant sur une réalité sociale et biologique fondamentale pour corriger une forme particulière de désavantage propre aux couples de sexe différent. Par contre, si le législateur est tenu de s’attaquer à toutes les manifestations de l’interdépendance financière entre les individus, il est difficile de voir comment on peut tracer une ligne de démarcation qui permette d’inclure les couples de même sexe, mais d’exclure les unions non conjugales (qui peuvent, de la même façon, faire l’objet d’une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues), et qui puisse elle‑même résister à une contestation constitutionnelle.

271 Il se pourrait, bien entendu, que l’extension de la définition du mot «conjoint» de façon à inclure les couples de même sexe ou d’autres unions, ou de prévoir autrement des obligations alimentaires fondées sur la dépendance, constitue une décision de principe prudente et raisonnable. Mon collègue le juge Iacobucci estime, par exemple, que cela favoriserait la réalisation de ce qu’il considère comme étant l’objet de la loi. Cependant, la question de savoir s’il serait judicieux ou souhaitable de prendre une telle mesure n’en est pas une qui doive relever de notre Cour. Le législateur lui‑même a examiné l’opportunité d’étendre l’application de l’art. 29 aux couples de même sexe, mais il a finalement décidé de ne pas le faire. Nous devons examiner sérieusement l’affirmation voulant que la loi viole la Charte. Toutefois, nous devons prendre soin de ne pas passer de la conclusion qu’il serait prudent de modifier la loi à la conclusion qu’une telle modification s’impose en vertu de la Constitution. À mon avis, c’est ce que font mes collègues. Pour cette raison, en toute déférence, je ne puis être d’accord.

H. L’article premier de la Charte

272 Comme je suis d’avis que l’intimée M. n’a pas établi dans le présent pourvoi qu’il y avait atteinte au par. 15(1) de la Charte, il n’est pas nécessaire de faire une analyse selon l’article premier.

III. Conclusion

273 L’un des principes fondamentaux de la société canadienne est que les personnes sont libres et qu’elles doivent subvenir à leurs propres besoins. Cette règle n’est évidemment pas absolue. Les Canadiens considèrent avec fierté leurs programmes sociaux, qui aident ceux qui, pour diverses raisons, ne peuvent subvenir à leurs besoins. Parallèlement, ces programmes sociaux ont des objectifs stratégiques précis et, en vue de les atteindre, ils visent des groupes particuliers de personnes. Lorsque l’État fournit une aide, seuls ceux qui en ont besoin devraient la recevoir. Dans le présent pourvoi, la loi contestée cherche à remédier au fait historique que les personnes formant une union avec une personne de sexe différent souffrent d’une dynamique de dépendance systémique, qui se manifeste par une obligation de soutien non seulement pendant la durée de l’union, mais aussi après la rupture. C’est généralement la partenaire féminine qui hérite du fardeau le plus lourd après l’échec du mariage ou la rupture de l’union de fait: Moge, précité. Depuis 1859, le législateur a mis en œuvre divers mécanismes législatifs pour atténuer ces effets systémiques particuliers aux unions entre personnes de sexe différent. Le texte de la loi, le préambule et les débats législatifs montrent que cette loi constitue l’un de ces mécanismes.

274 Je suis d’avis que la demande fondée sur le par. 15(1) en l’espèce échoue parce que l’art. 29 de la LDF vise à pallier un désavantage historique et structurel particulier à certaines unions entre personnes de sexe différent et, ce faisant, correspond parfaitement aux besoins, aux capacités et à la situation propres à la demanderesse et à ces couples de sexe différent. Bien que les personnes formant une union avec une personne du même sexe soient déjà défavorisées à nombreux égards dans la vie, il n’a pas été établi qu’elles subissaient ce désavantage. En fait, le contraire a été établi: on constate généralement chez les personnes formant une union avec une personne du même sexe une moins grande dépendance; il n’y a pas de différence structurelle de revenus entre les partenaires; le partage des tâches domestiques et des tâches liées au soin des enfants ne se fait pas de la même façon selon le sexe. Bien que n’importe lequel de ces éléments puisse se retrouver dans une union entre personnes de même sexe, il ne sera pas attribuable à la dynamique de dépendance structurelle à laquelle le législateur a jugé bon de s’attaquer mais plutôt aux préférences personnelles du demandeur.

275 Dans la présente affaire, l’intimée M. soutient qu’on l’a privée d’un avantage accordé aux couples de sexe différent en raison d’une distinction fondée sur le motif analogue de l’orientation sexuelle. Les facteurs contextuels montrent toutefois l’absence de discrimination, de sorte que la demanderesse ne bénéficie pas de la protection accordée par ce motif. Cette distinction ne repose pas sur l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe; elle repose au contraire sur une correspondance entre le motif de distinction et les besoins, les capacités et la situation propres à la demanderesse et au groupe visé par la loi. Le droit à l’égalité protégé par le par. 15(1) ne garantit pas l’égalité dans l’abstrait, mais repose plutôt sur une comparaison avec les autres. Cela nous oblige à déterminer si le groupe demandeur souffre de la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité par rapport au groupe de comparaison choisi et relativement au sujet de la loi. En l’espèce, les personnes formant une union avec une personne du même sexe ne sont pas défavorisées relativement à la dynamique de dépendance que la loi cherche à pallier. Ainsi, l’objet d’amélioration de la LDF n’est pas trop limitatif à l’égard d’un groupe défavorisé relativement à cet objet. De plus, bien que la demanderesse soit touchée par son exclusion du régime impératif de l’obligation alimentaire, ce régime à la fois impose un fardeau et confère un avantage. L’imposition d’une obligation alimentaire impérative restreint la liberté personnelle et réduit les avantages financiers concomitants. La loi ne rend pas «invisibles» les personnes formant une union avec une personne du même sexe. Ces dernières ont parfaitement le droit de s’engager à se verser des aliments, si telle est leur volonté. Toutefois, les conditions particulières qui justifient la réduction de l’autonomie des personnes formant une union avec une personne de sexe différent ne sont pas constatées au sein des unions entre personnes de même sexe.

276 Il ressort clairement de l’analyse de l’ensemble des facteurs contextuels que l’art. 29 de la LDF ne porte pas atteinte à la dignité humaine de la demanderesse. La personne raisonnable, placée dans la situation de la demanderesse qui tiendrait compte de tous les facteurs contextuels pertinents aux fins de la demande, n’estimerait pas que sa dignité humaine est bafouée par une disposition qui tient dûment compte de ses besoins, de ses capacités et de sa situation, par rapport aux couples de sexe différent qui font l’objet de la loi. Pour ces motifs, je suis d’avis que la demande fondée sur le par. 15(1) doit échouer.

IV. Dispositif

277 Pour tous ces motifs, je serais d’avis d’accueillir le pourvoi, de casser l’ordonnance de la Cour d’appel et de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1. Est‑ce que la définition de «conjoint» à l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, a pour effet de nier les droits garantis au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ou d’y porter atteinte?

Réponse: Non.

2. Si la réponse à la question 1 est «oui», est‑ce que cette négation ou atteinte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Compte tenu de ma réponse à la question 1, la question ne se pose pas.

278 Je souscris à l’opinion de mes collègues pour ce qui est des dépens.

Version française des motifs rendus par

279 Le juge Major -- Bien que je souscrive dans une large mesure au raisonnement suivi par mes collègues et au résultat auquel ils parviennent, j’arrive au même résultat selon un raisonnement succinct.

280 Je conviens avec les juges Cory et Iacobucci qu’en l’espèce, l’intimée M. a été privée du droit de demander un avantage résultant de son union en raison de son orientation sexuelle en violation du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et des libertés. Mes collègues l’ont dit, cette exclusion est sans raison et elle alourdit inutilement le fardeau financier de l’État; elle est par conséquent injustifiée.

281 L’objet de l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, énoncé au par. 53 des motifs des juges Cory et Iacobucci est de prévoir au profit des personnes qui deviennent financièrement interdépendantes au cours d’une longue union «conjugale» certains recours afin de faire face aux difficultés financières résultant de la rupture de l’union. L’union en cause en l’espèce satisfait à ces exigences. La Cour d’appel de l’Ontario ((1996), 31 O.R. (3d) 417) a conclu à l’existence d’une longue union conjugale qui a engendré une dépendance financière. L’exclusion fondée sur l’orientation sexuelle de couples de même sexe du régime conçu pour corriger cette dépendance les prive du même bénéfice de la loi en violation du par. 15(1) de la Charte.

282 Pour trancher le présent pourvoi, il n’est pas nécessaire de se demander si d’autres types d’unions à long terme peuvent également entraîner une dépendance et donner ouverture à des recours. L’intimée M. ne demande rien de plus que la reconnaissance par le gouvernement de l’existence de son union avec H. et du fait qu’elle aurait pu engendrer la dépendance financière envisagée par la LDF. L’exclusion catégorique par la loi d’une personne qui est placée dans une situation nettement visée par la mission de la loi et qui pourrait avoir droit au bénéfice et à la protection de la loi la prive de la considération et du respect auxquels chaque Canadien a droit et constitue de la discrimination.

283 L’on n’a pas pu établir que l’exclusion en cause en l’espèce favorisait quelque objet que ce soit. En fait, elle va à l’encontre de l’intention du législateur qui a conçu le texte de loi en partie pour réduire le fardeau de l’aide sociale, et c’est un facteur que j’estime concluant. Parce qu’il laisse des personnes potentiellement dépendantes sans moyen d’obtenir des aliments de leur ancien partenaire, l’art. 29 alourdit d’autant le fardeau de l’État. Les dispositions ne sont donc pas rationnellement liées aux fins valides de la loi et ne peuvent être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte.

284 Par conséquent, je suis d’avis de trancher le pourvoi de la manière proposée par mes collègues.

Version française des motifs rendus par

285 Le juge Bastarache — Le 9 juin 1994, l’Assemblée législative de l’Ontario a rejeté le projet de loi 167 qui visait à élargir la définition du mot «conjoint» dans plusieurs lois de manière à inclure les couples de même sexe. Ce rejet a été interprété comme une exclusion intentionnelle des couples de même sexe de la définition donnée au mot «conjoint» à l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3 («LDF»), lequel est contesté en l’espèce. En ce sens, il est vrai que la présente affaire porte sur la situation des couples de même sexe au regard du régime du droit de la famille ontarien. Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît. Il a été soutenu devant nous que l’affaire porte essentiellement sur le degré de retenue dont il convient de faire preuve à l’égard des choix politiques du législateur, et que la principale question de droit qu’elle soulève est de savoir si la Constitution oblige ce dernier à accorder aux couples de même sexe le même traitement qu’aux couples de sexe différent dans le régime du droit de la famille. Il s’agit de questions très litigieuses. La portée des questions de droit soulevées en l’espèce et les répercussions de notre décision pourraient en effet s’avérer plus importantes que ce à quoi l’on s’attendait lorsque l’action a été intentée. C’est la raison pour laquelle il nous a été donné d’entendre des plaidoiries aussi énergiques de la part des intervenants et c’est ce qui explique pourquoi l’affaire soulève autant les passions. Il est facile de comprendre, dans ce contexte, pourquoi certaines parties ont invité la Cour à se ranger dans un camp, ce qui n’est pas le rôle d’un tribunal. Le rôle d’un tribunal consiste plutôt à interpréter de façon généreuse et libérale le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et à appliquer son article premier de manière équitable et raisonnable afin de déterminer, sur le plan juridique, si le législateur a violé les obligations qui lui incombaient en vertu de la Charte.

286 La présente affaire, à l’instar de toutes les contestations de dispositions législatives fondées sur la Charte, constitue un autre épisode du dialogue continu entre les différents pouvoirs de l’État. Comme notre Cour l’a souligné récemment dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, lorsque les Canadiens ont collectivement décidé d’adopter la Charte, le Canada est passé du système de la suprématie parlementaire à celui de la suprématie constitutionnelle. La population canadienne a ainsi confié aux tribunaux une mission de contrôle afin que les droits conférés à l’individu sous le régime de la Charte ne puissent être violés de façon injustifiée par aucun législateur ni gouvernement. Notre Cour, dans l’arrêt Vriend, a exposé le rôle que doivent jouer les tribunaux en matière de contrôle judiciaire de l’action gouvernementale. Au paragraphe 136, les juges Cory et Iacobucci ont dit, s’exprimant au nom des juges majoritaires:

Parce que les tribunaux sont indépendants des pouvoirs exécutif et législatif, les justiciables et les citoyens en général peuvent habituellement s’attendre à ce qu’ils rendent des décisions motivées et étayées, conformes aux prescriptions constitutionnelles, même si certaines d’entre elles peuvent ne pas faire l’unanimité. Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux.

287 Je suis d’accord avec les juges Cory et Iacobucci sur la solution du présent litige et les réparations qu’il convient d’accorder, mais je suis arrivé à une conclusion différente pour ce qui est des objectifs visés par la loi en cause. Bien que je conclue que l’objet de la loi est constitutionnel, j’estime que l’effet de la loi est discriminatoire en violation du par. 15(1). Mon analyse est donc différente de celle que proposent mes collègues. En ce qui concerne la description des faits, le compte rendu des décisions rendues par le juge de première instance et la Cour d’appel, j’adopte simplement les motifs exposés par le juge Cory.

Analyse

288 La méthode retenue par notre Cour pour effectuer l’analyse fondée sur l’art. 15 a été récemment examinée à nouveau dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Selon cette décision unanime, l’analyse doit porter sur trois questions centrales: A) La loi a‑t‑elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes? B) La différence de traitement est‑elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? C) La loi en question a‑t‑elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité?

289 Je suis d’accord avec le juge Charron de la Cour d’appel pour dire que l’art. 29 de la LDF établit une distinction entre partenaires de sexe différent et partenaires de même sexe formant une union permanente. La comparaison se fait le mieux, non avec les couples mariés qui ont acquis l’état matrimonial de façon consensuelle, mais avec les couples non mariés qui cohabitent. Pour l’essentiel, c’est l’inclusion des couples non mariés dans le régime de l’obligation alimentaire et le fait de passer sous silence les couples de même sexe qui crée la distinction attaquée.

290 L’article 29 établit une distinction parce que M. est privée du droit de présenter une demande d’aliments dirigée contre sa partenaire H. sous le régime de la LDF. Les couples de même sexe peuvent remplir toutes les conditions préalables fixées par l’art. 29 et le par. 1(1) de la LDF, sauf en ce qui concerne l’exigence d’être un homme et une femme. Le juge Charron de la Cour d’appel a eu raison de conclure que la principale distinction établie par la loi entre M. à titre de personne formant une union avec une personne du même sexe et une personne formant une union avec une personne de sexe différent est fondée sur l’orientation sexuelle. Les couples de même sexe qui cohabitent pendant la durée prescrite rempliraient toutes les conditions requises pour être des conjoints au sens de l’art. 29 de la LDF, si ce n’était leur orientation sexuelle. Il est maintenant bien établi que l’orientation sexuelle est une caractéristique personnelle analogue à celles qui sont mentionnées au par. 15(1).

291 Pour déterminer si la distinction est discriminatoire au sens de l’art. 15, l’arrêt Law propose que le tribunal prenne en compte des facteurs contextuels relatifs à la demande tels la préexistence de désavantages, la correspondance avec les besoins véritables, l’objet d’amélioration de la loi et la nature ainsi que la portée du droit protégé. En l’espèce, il y a discrimination parce que des personnes sont exclues du régime sur le fondement d’une distinction arbitraire, soit l’orientation sexuelle. Compte tenu de ces facteurs contextuels, je suis convaincu que cette distinction met en doute la dignité de la personne visée. L’article 29 fait effectivement obstacle à l’accès par les gais et les lesbiennes à la procédure prévue par la loi par laquelle ils pourraient réclamer des aliments à leur partenaire après la rupture de l’union. Cette exclusion donne à penser que leur union n’est pas digne d’être reconnue ni protégée. Il y a donc dénégation du droit à l’égalité au sens de l’art. 15.

Justification en vertu de l’article premier de la Charte

292 Les atteintes aux garanties générales prévues par la Charte peuvent se justifier sur le plan légal conformément à la norme prévue à l’article premier:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

293 Notre Cour a élaboré une méthode cohérente pour trancher la question de savoir si la loi constitue une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, comme l’exige l’article premier. Il s’agit d’une analyse en deux étapes. À la première étape, on évalue l’objectif ou l’objet qui sous‑tend la restriction apportée au droit garanti par la Charte afin de déterminer s’il est suffisamment important; à la seconde étape, on se demande s’il existe un lien rationnel entre les moyens choisis par le législateur et l’objectif législatif, si ces moyens constituent une atteinte minimale au droit garanti par la Charte qui a été violé et, enfin, si l’atteinte au droit garanti par la Charte n’est pas, malgré tout, trop grave comparativement aux avantages qui résultent de la mesure. En résumé, la première étape sert à évaluer les fins du législateur, alors que la seconde concerne l’évaluation des moyens qu’il a choisis. Ces deux évaluations se font en fonction des valeurs qui sous-tendent la Charte, lesquelles guident l’application de l’article premier à chaque étape.

Approche contextuelle à l’analyse fondée sur l’article premier

294 Il faut tenir compte d’un certain nombre de facteurs contextuels pour déterminer le degré de retenue dont il convient de faire preuve à l’égard du législateur au cours des diverses étapes inhérentes à l’analyse fondée sur l’article premier. Comme je l’ai expliqué dans l’arrêt Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, au par. 87:

L’analyse fondée sur l’article premier doit être réalisée en accordant une grande attention au contexte. Cette démarche est incontournable car le critère élaboré dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, exige du tribunal qu’il dégage l’objectif de la disposition contestée, ce qu’il ne peut faire que par un examen approfondi de la nature du problème social en cause. De même, la proportionnalité des moyens utilisés pour réaliser l’objectif urgent et réel visé ne peut être évaluée qu’en s’attachant étroitement au détail et au contexte factuel. Essentiellement, le contexte est l’indispensable support qui permet de bien qualifier l’objectif de la disposition attaquée, de décider si cet objectif est justifié et d’apprécier si les moyens utilisés ont un lien suffisant avec l’objectif valide pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte.

295 Le contexte est particulièrement important lorsqu’il s’agit de déterminer le degré de retenue dont il convient de faire preuve à l’égard du législateur. On ne saurait déterminer ce degré de retenue en distinguant sommairement les dispositions législatives qui opposent l’État à l’individu de celles qui concilient les intérêts de différents groupes au sein de la société. Le tribunal doit tenir compte d’un ensemble de facteurs lorsqu’il détermine si la justification d’une limite a été démontrée conformément à l’article premier. Dans Thomson Newspapers, j’ai estimé que les facteurs suivants étaient importants: la vulnérabilité du groupe que le législateur cherche à protéger (comme dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, au par. 88), les craintes subjectives ou la crainte de préjudice entretenues par ce groupe (comme dans R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, le juge McLachlin, à la p. 857), et l’impossibilité de mesurer scientifiquement le préjudice en cause ou l’efficacité d’une réparation donnée (comme dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, à la p. 502). Ce ne sont pas des catégories de justification rigides, mais plutôt des exemples de facteurs contextuels pertinents.

Contexte de l’exclusion: la preuve tirée des sciences humaines

296 Les volumineux mémoires de Brandeis et articles déposés par l’intimée m’ont été d’un grand secours dans l’examen de la preuve tirée des données actuelles des sciences humaines. Bien que cette preuve constitue une source d’information importante pour notre Cour, je dois insister sur le fait que la prudence est de mise en ce qui concerne les données des sciences humaines. Lorsqu’il est saisi d’études explorant les caractéristiques générales d’un groupe défavorisé sur le plan social, le tribunal doit se garder de faire siennes des conclusions qui peuvent dans les faits avoir été inspirées ou influencées par la discrimination même que les tribunaux doivent éliminer. Dans les faits, les juges doivent soigneusement examiner toutes les données des sciences humaines pour déceler tout préjugé, qu’il soit expérimental, systémique ou politique. Ce conseil de prudence à l’esprit, j’examinerai brièvement les pièces produites devant notre Cour.

297 Le Report on the Rights and Responsibilities of Cohabitants Under the Family Law Act publié en 1993 par la Commission de réforme du droit de l’Ontario analyse les motifs sur lesquels a pu être fondée l’exclusion des couples de même sexe des dispositions relatives à l’obligation alimentaire entre conjoints de la LDF. Il dit (aux pp. 45 et 46):

[traduction] Un deuxième motif sur lequel a pu être fondée la restriction de la définition du mot «conjoint» aux seuls conjoints de sexe différent est l’argument voulant que les droits accordés aux conjoints en vertu de la Loi sur le droit de la famille répondent aux besoins particuliers des femmes. Traditionnellement, les unions hétérosexuelles correspondent à un modèle en vertu duquel les tâches sont partagées en fonction des sexes. L’homme s’occupe principalement d’apporter un soutien financier, tandis que la femme s’acquitte des tâches ménagères non rémunérées. Même dans les unions où la femme travaille à l’extérieur du foyer, elle assume une plus large part des soins à donner aux enfants et des travaux ménagers de sorte qu’il se peut qu’elle doive limiter sa participation au marché du travail ou que sa carrière en subisse les contrecoups. De plus, en raison de la discrimination systémique dont les femmes sont victimes sur le marché du travail, il se peut que le salaire de la femme soit inférieur à celui de son conjoint de sexe masculin. Le fait que le salaire de la femme soit moindre est un facteur économique qui incite le couple à favoriser la carrière de l’homme. Il résulte souvent de telles pressions économiques et sociales que la femme souffre démesurément lors de la rupture d’une union hétérosexuelle. . .

Il se peut que les unions entre personnes de même sexe ne correspondent pas au modèle hétérosexuel traditionnel. De plus, si les deux partenaires sont de même sexe, la différence de salaire entre eux ne peut être imputée à une discrimination systémique sur le marché du travail. Bien entendu, il se peut que des partenaires de même sexe adoptent le modèle hétérosexuel, l’un d’eux s’acquittant des tâches ménagères non rémunérées ou limitant sa participation au marché du travail, mais faute de données suffisantes, nous ne savons pas combien de couples de même sexe adoptent ce modèle. Il est certain, cependant, que la discrimination systémique dont sont victimes les femmes sur le marché du travail n’aura pas la même influence sur les rapports économiques des couples de même sexe que sur ceux des couples de sexe différent. Cette différence semblerait justifier la limitation des protections offertes par la Loi sur le droit de la famille aux seuls couples hétérosexuels. Pourtant, la Loi sur le droit de la famille n’est pas conçue pour atteindre cet objectif; les dispositions de cette loi s’appliquent de façon générale, accordant des droits et imposant des responsabilités tant aux hommes qu’aux femmes, peu importe que leur union corresponde au modèle traditionnel ou non. Par conséquent, la définition restrictive du mot conjoint ne paraît pas être liée de façon rationnelle à cet objectif. [Je souligne.]

298 Les faits exposés dans le rapport de la Commission cristallisent la question cruciale: il se peut que les couples de même sexe ne souffrent pas des inégalités économiques et sociales qui tendent à rendre vraisemblable l’existence d’un lien de dépendance au sein des unions hétérosexuelles. Cela signifie simplement que la dynamique de l’inégalité des sexes ne pousse pas les unions entre personnes de même sexe dans cette direction comme elle le fait pour les couples de sexe différent. Examinant si les unions entre personnes de même sexe présentent effectivement les caractéristiques de la dépendance, les auteurs du rapport affirment ce qui suit (à la p. 47):

[traduction] Une telle justification de l’exclusion des couples de même sexe des définitions du mot conjoint prévues dans la Loi sur le droit de la famille est difficile à apprécier en l’absence d’éléments supplémentaires. Une étude canadienne récente sur les rapports entre lesbiennes qui cohabitent a établi l’existence de similitudes et de différences. L’étude a conclu que, même s’ils présentaient des similitudes avec les couples hétérosexuels sur le plan de l’intimité, les couples de lesbiennes ressentaient un sentiment de stabilité moindre que ces derniers. Il se pourrait que cela reflète l’absence de soutien des couples de femmes dans la société. L’étude a également conclu que les femmes vivant en couple étaient aussi moins interdépendantes sur le plan financier que les conjoints de sexe différent et que le partage entre elles des tâches ménagères non rémunérées était plus équitable. D’autres commentateurs ont fait remarquer que «(d)ans la plupart des couples de même sexe, les deux partenaires travaillent, ce qui fait que ni l’un ni l’autre des partenaires n’est le seul soutien de famille et que chacun jouit d’une certaine indépendance sur le plan financier. En outre, il ressort d’un examen du partage des tâches domestiques entre partenaires de même sexe, du comportement sexuel et du processus de prise de décision de ces derniers qu’il est rare que les rapports entre de tels partenaires s’apparentent clairement et systématiquement à ceux qui existent entre mari et femme». Bien que ces données en disent long, elles ne sont pas suffisantes pour confirmer le point de vue défavorable à l’assimilation. [Je souligne.]

Cette description est tout à fait pertinente à l’égard de la question soulevée en l’espèce et j’ai conclu, après avoir examiné la preuve tirée des sciences humaines, que ce point de vue était largement accepté, surtout en ce qui concerne les rapports de domination économique au sein des unions entre personnes de même sexe. Bon nombre d’études sociologiques révèlent que dans la plupart de ces unions, les deux partenaires occupent un emploi rémunéré. Voici ce qui dit une étude qui donne une vue d’ensemble des résultats de la recherche en sciences humaines effectuée sur ce sujet:

[traduction] Il se pourrait que les unions entre personnes de même sexe soient moins susceptibles de confiner les partenaires dans des rôles fondés sur les sexes que les unions hétérosexuelles. Il ressort des données que nous avons en main que la plupart des lesbiennes et des gais ne se cantonnent pas dans le rôle rigide du «mari» ou de la «femme» relativement à des questions telles le processus de prise de décision, le comportement sexuel et le partage des tâches ménagères; bien qu’il arrive souvent que les partenaires se spécialisent, ils le font habituellement en fonction de leurs aptitudes et préférences personnelles, ni l’un ni l’autre ne s’acquittant exclusivement des tâches «masculines» ou des tâches «féminines». [En italique dans l’original.]

(G. M. Herek, «Myths About Sexual Orientation: A Lawyer’s Guide to Social Science Research» (1991), 1 Law & Sexuality 133, à la p. 163.)

Dans son étude des divers aspects des modèles d’unions entre lesbiennes, un chercheur fait les remarques suivantes (S. Slater, The Lesbian Family Life Cycle (1995), aux pp. 50 et 51):

[traduction] Les partenaires lesbiennes ont tendance à s’efforcer particulièrement d’établir une relation de pouvoir égalitaire entre elles sur le plan financier. En leur qualité de femmes, de nombreuses lesbiennes ont été personnellement confrontées à des obstacles de nature financière du fait que notre culture réserve la plus grande partie des ressources aux hommes de race blanche. Connaissant déjà le lien entre l’argent et le pouvoir, les lesbiennes s’efforcent en général de résoudre le problème de savoir comment sera employé l’argent de la famille, les deux partenaires étant conscientes de l’importance symbolique que revêtent ces décisions en ce qui a trait à l’équilibre des forces au sein du couple.

. . .

Souvent, les lesbiennes s’efforcent de conclure des ententes sur le plan financier qui attestent simultanément leur engagement à l’égard de l’autonomie et de l’égalité du partenaire et à l’égard de l’interdépendance des membres du couple. Bien que les couples de lesbiennes s’attendent habituellement à ce que les deux partenaires occupent un emploi rémunéré (à moins que l’une des partenaires ne doive prendre soin de jeunes enfants à la maison ou qu’il n’y ait d’autres circonstances atténuantes), il se peut que leurs contributions financières ne soient pas égales. Néanmoins, les lesbiennes s’efforcent généralement de rompre le lien qui existe traditionnellement, et que l’on constate souvent chez les couples de sexe différent, entre l’importance du revenu et l’importance relative du pouvoir de chacun des conjoints, et de rejeter le concept de chef de ménage. Comme le disent Blumstein et Schwartz, «[l]es lesbiennes ne s’attendent ni à prendre un autre adulte en charge, ni à jouer le rôle de chef de famille de la même façon que le mari s’attend à devenir le soutien de famille. La lesbienne se considère comme une travailleuse et non comme un soutien de famille ou une personne à charge». Ces chercheurs ont constaté suffisamment de distinctions parmi les lesbiennes pour conclure que «l’argent détermine l’équilibre des forces au sein des couples, sauf en ce qui concerne les couples de lesbiennes». [Je souligne.]

299 La prépondérance de cette preuve tirée des sciences humaines indique que les couples de même sexe, en particulier les unions entre lesbiennes, ne donnent généralement pas lieu au déséquilibre des forces qui caractérise les couples de sexe différent et engendre la dépendance financière au sein d’une union intime. En outre, la probabilité que les responsabilités domestiques deviennent une source importante de l’interdépendance et du partage des tâches entre les conjoints est réduite dans les ménages de même sexe en raison du nombre moins élevé d’enfants qui y vivent. Bien que ces données ne soient pas concluantes en elles‑mêmes, elles indiquent néanmoins que la présence d’un catalyseur de la dépendance et du partage des tâches entre conjoints est beaucoup plus fréquente parmi les couples de sexe différent que parmi les couples de même sexe, en particulier les couples de gais.

300 Le régime législatif en cause dans la présente affaire comporte l’attribution d’un état, d’obligations et de droits. La présente affaire ne porte pas sur le droit de choisir d’être assujetti à des obligations alimentaires -- ce choix est déjà prévu par le droit des contrats. Le coût de 1’imposition du régime prévu par l’art. 29 est la réduction de l’autonomie des personnes visées. On prétend que si l’imposition d’un tel régime est logique dans le contexte d’une situation d’inégalité sociale faisant elle‑même obstacle à l’exercice de l’autonomie, la situation dans laquelle se trouvent les couples homosexuels en général ne donne pas à penser que leur autonomie est réduite.

301 En revanche, il est important de tenir compte du fait que, ne pouvant se marier, les couples de même sexe ne bénéficient pas d’un accès consensuel au régime du droit de la famille et que les obligations auxquelles l’importation du régime donne naissance n’imposeront aucun coût réel aux partenaires de même sexe dont l’union est empreinte d’égalité. Les dispositions relatives à l’obligation alimentaire de la LDF ne visent que les unions dans lesquelles l’un des partenaires dépend effectivement de l’autre sur le plan financier. La question est de savoir si une distinction peut être établie entre les rapports de dépendance au sein d’une catégorie et les rapports de dépendance au sein des autres catégories.

302 Bien qu’il y ait des différences fondamentales dans les rapports économiques généraux entre partenaires de sexe différent et partenaires de même sexe, le contexte dans lequel doit être faite l’analyse fondée sur l’article premier en l’espèce révèle également une reconnaissance de l’assimilation de l’union entre personnes de même sexe à la famille au sein de la société en général ainsi que dans certaines dispositions législatives et politiques gouvernementales, soit les modifications proposées à la Loi sur l’immigration; voir De solides assises pour le 21e siècle: Nouvelles orientations pour la politique et la législation relatives aux immigrants et aux réfugiés (1998); Adoption Act, R.S.B.C. 1996, ch. 5, par. 5(1); Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, par. 1(1).

303 La reconnaissance de la fréquence de la discrimination exercée à l’endroit des personnes non hétérosexuelles et de la nécessité d’éliminer ce genre de discrimination constitue un autre aspect du contexte social dont il faut tenir compte dans la présente affaire. Comme le juge Cory l’a noté dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, aux par. 175 à 178, bien des législateurs, aussi bien au Canada qu’à l’étranger, ont reconnu l’orientation sexuelle au nombre des motifs de discrimination prohibés. En effet, la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, et les lois sur les droits de la personne de toutes les provinces interdisent la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Cela se reflète également au sous‑al. 718.2a)(i) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, qui prévoit des peines plus sévères pour les crimes motivés par de la haine ou des préjugés fondés notamment sur l'orientation sexuelle.

Selon ce contexte, faut‑il faire preuve de plus ou de moins de retenue à l’égard des choix du législateur dans ce domaine?

304 L’analyse fondée sur l’article premier dans la présente affaire doit évaluer jusqu’à quel point il y a lieu de limiter la catégorie visée pour atteindre les objets qui sous-tendent la définition du mot «conjoint», ces objets et ceux de la Loi dans son ensemble étant appréciés en fonction des valeurs véhiculées par la Charte. En d’autres termes, même si dans les unions entre personnes de même sexe la majorité des partenaires ne sont pas dans une situation qui s’apparente à celle de la femme dans les unions entre personnes de sexe différent, c’est le cas pour certains. Si la Cour constate que c’est effectivement ce qui se produit, peut-elle tracer une nouvelle ligne de démarcation afin d’inclure les quelques personnes se trouvant dans cette situation, ou doit-elle s’en remettre à la décision prise par le législateur sur la question? En examinant les facteurs pertinents quant à la détermination du degré de retenue dont il faut faire preuve à l’égard du législateur, j’ai conclu que la retenue ne devait pas jouer un rôle prédominant en l’espèce.

305 Plusieurs critères permettent de déterminer le degré de retenue dont un tribunal doit faire preuve à l’égard des classifications législatives qui sont contestées en vertu de l’art. 15. Premièrement, il y a la nature du droit réellement visé par l’inclusion dans la catégorie ou l’exclusion de cette dernière. Plus le droit concerné est fondamental, moins le tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard du législateur. En l’espèce, bien que l’intimée ne soit pas confrontée à un vide juridique complet, elle est privée des services de counseling et de médiation qu’offre le régime du droit de la famille, de même que de l’accès à la réparation particulière que constitue l’obligation alimentaire entre conjoints. Dans les cas particulièrement flagrants, la personne pourra obtenir réparation de son partenaire de longue date avec lequel elle a travaillé en vue d’accumuler un patrimoine commun, en invoquant la doctrine de la fiducie par interprétation, reconnue en equity (Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980), mais cela ne change pas le fait que les conséquences de l’omission d’inclure l’intimée à l’art. 29 sont importantes.

306 L’intimée M. soutient que le préjudice qui résulte de l’inapplicabilité de l’art. 29 va au‑delà de l’incapacité de recouvrer une partie de ce qui a été investi dans l’union. Elle fait valoir que l’inapplicabilité de l’art. 29 rend véritablement invisibles aux yeux de la loi les couples de gais et de lesbiennes qui sont traités comme s’ils méritaient moins le respect et la dignité parce que leur union intime n’est pas reconnue sur le plan juridique. Cet argument n’est pas dénué de fondement.

307 L’intimée H. répond à cet argument en faisant remarquer que la source de cette invisibilité n’est pas l’omission d’étendre l’application de l’art. 29 aux couples de même sexe, mais plutôt l’omission, de la part du gouvernement, d’élaborer un cadre législatif unique pour reconnaître légalement la portée et les conséquences juridiques des unions entre personnes de même sexe. La Commission de réforme du droit a elle‑même dit, à la p. 45 de son rapport, précité, que [traduction] «faute de données suffisantes, nous ne savons combien de couples de même sexe adoptent [l]e modèle [hétérosexuel]» pour ce qui est du partage des tâches. Elle a proposé un certain nombre de principes directeurs qui s’appliqueraient expressément aux couples de même sexe et peut‑être même à d’autres.

308 Je conviens que le fait de ne pas offrir aux couples de même sexe la possibilité d’obtenir par voie consensuelle une reconnaissance mutuelle et publique perpétue une invisibilité juridique qui est incompatible avec l’obligation morale d’inclusion dont est empreint l’esprit de notre Charte. Il se peut que la meilleure façon d’éliminer cette invisibilité soit que le gouvernement effectue des consultations et des études afin d’élaborer des lois qui s’accordent avec les attentes des couples de même sexe et la situation dans laquelle ils se trouvent. À mon avis, rien n’empêche le législateur de s’engager dans cette voie, même si le seul moyen qui s’offre présentement à la Cour pour combattre la discrimination est de déclarer que les partenaires de même sexe auront accès au régime actuel du droit de la famille.

309 La vulnérabilité du groupe exclu par la définition en question est également pertinente quant à l’appréciation de la nature du droit visé par l’exclusion et du degré de retenue dont il convient de faire preuve en ce qui concerne d’autres droits garantis par la Charte (Irwin Toy, précité, à la p. 995; Ross, précité, au par. 88). Ce facteur peut être une source d’ambiguïté dans des affaires faisant intervenir une loi à caractère social, car souvent, la vulnérabilité du groupe inclus appellera un plus haut degré de retenue envers le programme établi par le gouvernement, alors que celle du groupe exclu favorisera l’adoption de l’approche opposée. La présente affaire, cependant, n’exige pas l’établissement d’un équilibre entre des droits, bien que la preuve démontre clairement l’existence d’un effet préjudiciable sur un groupe vulnérable.

310 Un autre facteur militant en faveur de la retenue est la complexité de la question. Pour décider de la norme à appliquer au contrôle des décisions administratives, l’un des critères dont il faut tenir compte est le degré de connaissances spécialisées que doit posséder le décideur pour trancher la question litigieuse. Le principe clé n’est pas que le tribunal devrait répugner à trancher des questions épineuses, c’est plutôt qu’il se pourrait qu’un degré plus élevé de retenue s’impose à l’égard des décideurs non judiciaires en certaines matières. À mon avis, la polycentricité des questions que soulèvent les définitions du mariage et de l’état de conjoint de fait justifie que les tribunaux agissent avec prudence lorsqu’ils sont invités à annuler des classifications législatives. L’article 29 fait partie d’un réseau complexe d’obligations et de droits visés non seulement par d’autres dispositions de la LDF, mais également par de nombreuses autres lois. Bon nombre de ces obligations et de ces droits sont directement liés au rôle central que joue la famille traditionnelle dans la législation sociale. Nous devons reconnaître l’intérêt d’établir des normes et des programmes sociaux intégrés qui reflètent des objectifs clairs. Lorsque la Cour décide de tracer une nouvelle ligne de démarcation délimitant la catégorie visée, elle retire une pièce de ce régime aux éléments imbriqués. En conséquence, certaines dispositions législatives applicables aux couples de sexe différent viseront les couples de même sexe, alors que d’autres ne seront pas applicables, selon que la disposition aura été contestée ou non devant les tribunaux et selon l’issue de la contestation. Les tribunaux ne sont tout simplement pas en mesure de gérer des réformes politiques globales. Le tribunal qui doit intervenir doit donc circonscrire le plus possible son intervention. Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord‑Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925, au par. 24:

Une telle mutation du droit de la responsabilité délictuelle comporte à la fois des difficultés et des ramifications, dont les conséquences ne peuvent être prévues avec exactitude. À quel moment le fœtus deviendra‑t‑il sujet de droit? La femme qui décide de mettre fin à sa grossesse s’exposera‑t‑elle à une injonction lui interdisant de le faire, pareille injonction ayant été refusée par notre Cour dans Tremblay c. Daigle? Subsidiairement, pourrait‑elle faire l’objet d’une action en dommages‑intérêts intentée au nom du fœtus, le préjudice étant la vie perdue? Lorsqu’une femme enceinte périt à cause de la négligence d’un conducteur, la famille peut‑elle poursuivre non seulement pour son décès, mais aussi pour celui de l’enfant qu’elle portait? S’il est établi qu’un fœtus peut ressentir un malaise, peut‑il poursuivre sa mère (ou peut‑être son médecin) et demander une indemnité à ce titre? Si l’enfant à naître est une personne juridique titulaire de droits, des arguments peuvent être formulés à l’appui de toutes ces propositions. Certains pourront souscrire à une telle évolution, d’autres la déploreront. Il reste qu’il s’agit d’une modification substantielle aux conséquences multiples qui placerait les tribunaux au cœur d’un épineux débat d’ordre moral et social relevant davantage des élus que des tribunaux. En rompant avec la règle traditionnelle selon laquelle les droits ne s’acquièrent qu’à la naissance vivante, les tribunaux auraient du mal à restreindre l’application du nouveau principe à certains cas particuliers. [Je souligne.]

311 Bien entendu, la complexité de la question ne saurait à elle seule justifier la violation d’un droit garanti par la Charte. Cependant, le tribunal doit, comme il le fait lorsqu’il tranche une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, être conscient des limites que comporte sa propre compétence institutionnelle en décidant à quel moment il doit substituer sa propre opinion à celle du législateur sur la question de savoir si les distinctions servant à définir une catégorie sont acceptables ou non. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, aux pp. 781 et 782: «Une “limite raisonnable” est une limite qui, compte tenu des principes énoncés dans l’arrêt Oakes, pouvait être raisonnablement imposée par le législateur. Les tribunaux ne sont pas appelés à substituer des opinions judiciaires à celles du législateur quant à l’endroit où tracer une ligne de démarcation.» Cette remarque est encore plus juste dans le contexte d’une loi faisant intervenir toute une série de droits interreliés dont le tribunal peut n’être qu’obscurément conscient dans une affaire donnée.

312 Dans les circonstances particulières de la présente affaire, j’estime qu’il est possible d’isoler la caractéristique contestée du régime du droit de la famille parce que l’élargissement préconisé de son champ d’application n’a pas d’incidence sur l’intégrité du régime ni sur ses objets. Il se peut bien entendu qu’il n’en soit pas ainsi pour d’autres caractéristiques de ce régime. En conséquence, la contestation d’autres dispositions de la LDF exigerait une analyse judiciaire distincte.

313 Je n’adhère pas à la proposition voulant que la nouveauté du fondement de la contestation d’une classification législative rende la Cour impuissante; je n’accepte pas non plus que le gradualisme des modifications législatives justifie nécessairement la classification dont la portée est jugée beaucoup trop limitative ou trop limitative à l’égard de droits fondamentaux (le juge Sopinka dans l’arrêt Egan, précité, au par. 111). À elles seules, de telles considérations ne sauraient motiver une attitude de retenue à l’égard du choix du législateur. La seule pertinence du gradualisme tient au fait que les réalités sociales peuvent évoluer avec le temps et avoir une incidence sur la justification en vertu de l’article premier. S’il s’avérait, à la lumière des réalités sociales, qu’une classification législative ne reconnaît pas un nombre important de personnes visées par l’objet de la définition et que cette omission dénote la violation d’un droit garanti par la Charte, il faudrait modifier le critère employé. Sous réserve de cette considération, le législateur a parfaitement le droit de régler les situations qui, à ses yeux, sont les plus graves ou méritent le plus son attention. Il n’a pas à s’attaquer à tous les maux perçus dans la société et à y remédier dans tous les contextes, quelle qu’en soit la gravité (voir les arrêts McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, et Edwards, précité). Il en est ainsi parce que l’équilibre coûts‑avantages pour l’État et les autres personnes touchées par les modifications législatives varie en fonction des différentes situations sociales.

314 En l’espèce, pour ce qui est de la question particulière des obligations alimentaires entre conjoints, la question litigieuse ne porte pas sur des difficultés administratives ni des contraintes financières. Le législateur a établi une classification regroupant les ménages dont la situation juridique n’a pas été déterminée de façon consensuelle et qui, selon lui, donnent lieu aux plus grandes inégalités et pour lesquels l’analyse coûts‑avantages est la plus favorable. Il n’y a aucune raison de faire preuve d’une retenue particulière à l’égard des choix du législateur en l’espèce parce qu’il fallait arbitrer des conflits entre des besoins sociaux et établir des priorités.

315 Un autre critère utile pour déterminer le degré de retenue dont il convient de faire preuve est la source de la règle. J’hésiterais à accorder beaucoup de poids à ce seul facteur, mais j’estime qu’il peut être utile pour préciser la nature de la décision. Il convient de faire preuve de moins de retenue à l’égard des règles qui tirent leur origine de la common law ou qui ont été établies par des décideurs non élus, en l’absence d’autres facteurs. On doit présumer qu’il est moins probable que les décideurs titulaires d’un pouvoir délégué aient tenu compte des intérêts légitimes du groupe exclu en prenant leur décision, alors qu’on doit présumer qu’en exprimant sa volonté, le législateur a convenablement soupesé tous les intérêts en jeu (voir M. Jackman, «Protecting Rights and Promoting Democracy: Judicial Review Under Section 1 of the Charter» (1996), 34 Osgoode Hall L.J. 661, aux pp. 668 et 669). Si, comme l’affirment les professeurs J. H. Ely (Democracy and Distrust (1980)) et R. Dworkin (Freedom’s Law (1996)), l’un des principaux objectifs du droit à l’égalité est de veiller à ce qu’il soit tenu compte des droits de tous dans le processus décisionnel, il s’ensuit que les processus plus prudents et transparents sur le plan procédural méritent un plus grand respect. Une telle présomption ne mettra certainement pas une loi à l’abri du contrôle judiciaire. Le refus explicite du législateur albertain d’inclure l’orientation sexuelle en tant que motif illicite de discrimination dans l’Individual’s Rights Protection Act n’a pas empêché notre Cour de conclure que la distinction en cause portait atteinte au droit à l’égalité (voir l’arrêt Vriend, précité, au par. 115; voir également l’arrêt Romer c. Evans, 116 S.Ct. 1620 (1996), dans lequel même une modification par plébiscite a été annulée pour le motif qu’elle portait manifestement atteinte au droit à l’égalité). Dans ces affaires, malgré la nature démocratique des processus, aucune justification valable de la distinction n’avait été fournie au cours des délibérations. Plutôt que de garantir que tous les intérêts ont été également considérés, la procédure démocratique accorde tout simplement une plus grande importance aux faits et à l’interprétation des faits sur lesquels le législateur s’est fondé, et qui sont susceptibles d’être raisonnablement contestés.

316 En examinant les débats qui ont conduit au rejet du projet de loi 167, la Loi de 1994 modifiant des lois en ce qui concerne les droits à l’égalité, j’ai noté deux objections formulées par le représentant du Parti conservateur chargé de critiquer le gouvernement en matière de justice: premièrement, ces modifications changeaient la nature du mariage en tant qu’institution et, deuxièmement, il y avait d’autres groupes auxquels certains, voire l’ensemble des avantages et des fardeaux résultant de la reconnaissance juridique de l’existence d’une relation d’interdépendance pourraient être étendus si la base de la classification en cause était modifiée (Assemblée législative de l’Ontario, Journal des débats, 1er juin 1994, à la p. 6583). Ces objections ne sont pas manifestement trompeuses et ne dénotent pas l’existence d’une hostilité ou de préjugés envers les couples de même sexe. Le problème est qu’elles ne tiennent pas compte du droit d’être traité avec le même intérêt et le même respect que garantit la Charte, et qu’elles ont été soulevées dans le contexte d’une modification importante qui aurait eu une incidence sur tout un lot de lois aux fondements et aux objets différents.

317 Le dernier facteur qui doit être examiné en l’espèce en ce qui concerne la retenue judiciaire est le rôle que jouent les jugements de valeur dans l’élaboration des politiques sociales. À cet égard, les remarques du juge Sopinka dans l’arrêt Butler, précité, aux pp. 492 et 493, sont intéressantes:

Avant l’adoption de l’art. 163, la législation et la jurisprudence en matière d’obscénité visaient évidemment à éliminer les «influences immorales» des publications obscènes et à sauvegarder la moralité des personnes qui pourraient les voir. La philosophie de l’arrêt Hicklin pose en principe que les représentations sexuelles explicites, notamment en dehors des contextes approuvés du mariage et de la procréation, menacent la moralité ou la structure de la société. . .

Je suis d’accord avec le juge Twaddle de la Cour d’appel que cet objectif particulier n’est plus défendable compte tenu de la Charte. . .

Par contre, je ne puis souscrire à l’opinion de l’appelant que le Parlement n’a pas le droit de légiférer en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique.

La Cour a conclu dans cet arrêt que même si les dispositions du Code criminel en matière d’obscénité tiraient leur origine de considérations morales, il y avait néanmoins un fléau social objectif qui constituait dans la société contemporaine le principal objectif du texte législatif. La preuve tirée des sciences humaines montrait que ces représentations suscitaient la crainte raisonnable d’un préjudice porté aux femmes, ce qui justifiait l’atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte.

318 Je trouve frappante la similitude entre l’évolution de la valeur morale que la société attache à la famille et ces remarques du juge Sopinka. La société s’intéresse à la famille traditionnelle. Dans notre société, la vaste majorité des enfants naissent et sont élevés dans ce cadre, malgré l’avènement de méthodes de procréation dont on pourrait soutenir qu’elles rendent ce type de famille inutile sur le plan biologique. En fait, la famille traditionnelle, qui repose sur l’union d’un homme et d’une femme, est un produit de la socialisation. Reconnaissant l’importance de son rôle en matière de procréation et de socialisation, l’État moderne a pris toute une série de mesures pour favoriser ce type de famille, en plus d’imposer aux conjoints des obligations visant à atténuer les insécurités découlant de l’inégalité des sexes et de la spécialisation des rôles dont la présence est régulièrement constatée au sein de la famille traditionnelle.

319 Les mesures favorisant la famille de même que les droits et obligations des conjoints profitent de façon objective à la société, car ils créent un régime dans le cadre duquel les conjoints de sexe différent subiront le moins de préjudice en se lançant dans l’entreprise parfois risquée de la famille. Même si l’institution du mariage revêt une signification morale aux yeux de nombreuses personnes, laquelle est à l’origine de leur opposition à toute reconnaissance de l’état matrimonial ou quasi matrimonial aux couples de même sexe, ce statut juridique qui profite à la société et qui est traditionnellement applicable aux unions entre un homme et une femme, remplit une fonction sociale vu le contexte actuel d’inégalité des sexes. Dans la mesure où des facteurs d’ordre moral contribuent à soutenir une institution sociale importante, rien ne s’oppose à ce que la Cour soit consciente des sensibilités particulières qui sous‑tendent ces jugements dans la société. Comme tous les facteurs, elles doivent nécessairement être appréciées en fonction des valeurs véhiculées par la Charte.

320 Je suis convaincu, cependant, qu’il est possible de répondre à l’intérêt légitime porté par le gouvernement à l’élaboration de politiques sociales conçues de manière à favoriser la formation des familles sans que les familles non traditionnelles soient soumises à des contraintes excessives par la voie d’une exclusion. Aucune preuve n’établit que l’objet social visé par l’art. 29 serait compromis si on en étendait l’application. En fait, l’extension recherchée est compatible avec l’objet législatif, qui vise à favoriser un plus haut degré d’autonomie et d’égalité au sein de la cellule familiale.

321 Il ressort d’un examen des facteurs qui précèdent qu’il n’est pas nécessaire de faire preuve de retenue à l’égard des choix du législateur dans la présente affaire. La nature du droit visé par l’exclusion est fondamentale, le groupe concerné est vulnérable, il est possible de détacher la disposition contestée du régime législatif complexe dont elle fait partie, aucune preuve n’établit que le gouvernement ait voulu fixer des priorités ou arbitrer des conflits entre des besoins sociaux, l’historique de la loi montre que le droit d’être traité avec le même intérêt et le même respect, qui est garanti par la Charte, n’a pas été pris en compte et, enfin, il est possible de répondre à l’intérêt porté par le gouvernement à l’élaboration des politiques sociales sans imposer un fardeau aux familles non traditionnelles. En conséquence, étant donné qu’il n’y a aucune raison de faire preuve de retenue à l’égard du législateur, je passe à l’application stricte du critère traditionnel énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

L’objet législatif

322 Il est difficile, tant en théorie qu’en pratique, de déterminer l’objet législatif. Comme l’a fait remarquer le professeur Hogg (Constitutional Law of Canada (éd. à feuilles mobiles), vol. 2, à la p. 35‑17):

[traduction] Sur le plan pratique, il se peut que l’on ignore l’objectif que visait le législateur en adoptant la loi contestée. Il est vrai que de nos jours, les tribunaux acceptent volontiers l’historique de la loi, mais souvent celui‑ci ne dit rien au sujet de la disposition contestée ou n’est pas clair sur ce point. Cela n’a pas dérangé les tribunaux autant qu’on aurait pu s’y attendre. Habituellement, ils présument que la loi elle‑même révèle son objectif et qu’ils peuvent se prononcer avec assurance même en l’absence de preuve à l’appui.

Malgré ces obstacles, la recherche de l’intention du législateur a été présentée comme la pierre angulaire de l’analyse fondée sur l’article premier. Un auteur a même laissé entendre que [traduction] «la qualification par la Cour de l’objectif de la loi contestée détermine essentiellement si celle‑ci doit être annulée ou confirmée» (E. P. Mendes, «The Crucible of the Charter: Judicial Principles v. Judicial Deference in the Context of Section 1», dans G.-A. Beaudoin et E. Mendes, Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), à la p. 114). Vu les difficultés particulières que soulève la détermination de l’objet législatif en l’espèce, il peut s’avérer nécessaire, à ce stade‑ci, d’examiner certains des fondements théoriques de cette méthode pour définir de façon précise la nature de la tâche à accomplir.

323 La recherche de l’objet législatif comme méthode d’interprétation des lois n’est pas une idée nouvelle. Déjà dans l’affaire Heydon (1584), 3 Co. Rep. 7a, 76 E.R. 637, lord Coke écrivait, à la p. 638:

[traduction] Et ils ont décidé que pour interpréter avec certitude et justesse toutes les lois en général [. . .] il fallait tenir compte de quatre choses:

Premièrement, quel était l’état de la common law avant l’adoption de la loi?

Deuxièmement, quel était le mal ou le vice auxquels la common law ne pouvait remédier?

Troisièmement, quelle mesure corrective le Parlement a‑t‑il retenue pour enrayer le mal dont souffrait la collectivité?

Enfin, quatrièmement, quel est le véritable motif de la mesure corrective? Par ailleurs, le rôle de tous les juges consiste toujours à interpréter la loi de façon à enrayer le mal visé [. . .] conformément à la véritable intention du législateur. . . [Je souligne.]

L’expression «le mal ou le vice» ne renvoie pas à l’incidence réelle de la loi, mais plutôt au type de préjudice qu’elle vise. Dans ce passage, l’objet est décrit comme un fait objectif pouvant être établi indépendamment de toute déclaration d’intention de la part du législateur plutôt que comme le fruit d’une recherche compliquée visant à découvrir une intention éphémère de ce dernier. Cela s’explique par le fait que, jusqu’à ce que la Chambre des lords rende son arrêt de principe en 1993, il était strictement interdit aux tribunaux anglais de prendre connaissance du compte rendu des débats de l’assemblée législative à des fins d’interprétation (Pepper c. Hart, [1993] A.C. 593). Cependant, les tribunaux canadiens peuvent examiner toute une gamme de sources intrinsèques et extrinsèques pour déterminer l’objet législatif (R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), aux pp. 51 à 59). Bien que l’historique de la loi soit souvent utile pour déterminer avec exactitude le préjudice que le législateur a voulu réparer, la norme par excellence pour déterminer le type de préjudice est l’examen des dispositions de la loi elle‑même et des faits sociaux qu’elle vise. La recherche de l’intention du législateur comporte donc une composante objective et une composante subjective, et leur importance relative dépendra souvent de la preuve dont est saisi le tribunal.

324 Habituellement, les aspects objectif et subjectif de la recherche de l’objet législatif vont de pair. D’une part, le tribunal doit examiner le contexte social dans lequel s’inscrit le libellé de la loi et, d’autre part, il doit tenir compte des indices non équivoques que peut fournir l’historique de la loi en ce qui concerne la question dont la législature croyait traiter. C’est seulement lorsque ces deux aspects sont manifestement incompatibles qu’il faut accorder peu d’importance à l’historique de la loi. Cette méthode est compatible non seulement avec les principes généraux de l’interprétation des lois, mais plus précisément avec l’article premier, dont l’objet est d’exiger du gouvernement qu’il justifie l’atteinte qu’il porte à un droit garanti par la Charte. Comme le fardeau de justification incombe au gouvernement en vertu de l’article premier, il convient de prendre au sérieux le point de vue de la législature à l’égard du problème social en cause et la façon dont elle le qualifie.

325 Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’apprécier le bien‑fondé des contestations fondées sur l’art. 15. Bien qu’un problème social donné puisse évoluer de façon si radicale que l’objet visé par le Parlement paraîtra anachronique, dans bien des cas, l’appréciation des rapports sociaux est plus subtile et plus facilement contestable par des personnes raisonnables, non seulement parce que l’interprétation des faits peut susciter la controverse, mais également parce que les jugements normatifs jouent souvent un rôle important dans l’élaboration des politiques. Dans de tels cas, il importe d’accorder de l’importance aux décisions du législateur. La Cour ne devrait pas simplement substituer sa propre opinion à celle du législateur quand la classification législative concerne des phénomènes sociaux contestables.

326 Diverses justifications théoriques autorisent l’examen attentif de l’historique de la loi lorsque vient le moment d’analyser l’objet législatif dans le cadre d’une demande fondée sur le droit à l’égalité. L’historique de la loi peut révéler que le législateur s’est foncièrement mépris, par suite de préjugés ou par ignorance, sur la situation d’un groupe particulier visé par la classification. L’élimination de ce genre de traitement inégal fondé sur une grave méconnaissance des caractéristiques d’un groupe, ou sur la seule antipathie éprouvée à son endroit, met l’accent sur l’importance de l’objet législatif subjectif, si obscur soit‑il. Il est tout simplement impossible de déterminer si le législateur a omis de placer sur un pied d’égalité les préoccupations et les caractéristiques d’un groupe particulier sans examiner, dans une certaine mesure, les débats de l’assemblée législative.

327 De même, l’examen de l’historique de la loi peut montrer que le législateur n’a pas accordé le même intérêt au bien-être de certains groupes défavorisés. Encore une fois, ce n’est qu’en examinant les processus d’évaluation du législateur que l’on peut déterminer si c’est effectivement ce qui s’est produit. Il est cependant nécessaire de se demander s’il a été porté atteinte à l’exigence en matière d’inclusion au moment du dépôt de la demande, et non seulement au moment de l’adoption du texte législatif en cause. Bien des lois adoptées avant l’avènement de la Charte, qui étaient inattaquables à l’époque où elles ont été édictées, ont été plus tard jugées contraires à ce texte. À titre d’exemples, citons l’arrêt Oakes, précité, qui a annulé l’art. 8 de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N-1, l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, qui a annulé une loi fédérale, soit la Loi sur le dimanche, S.R.C. 1970, ch. L-13, l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, qui a annulé l’art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, et l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, qui a annulé l’art. 42 de la Barristers and Solicitors Act, R.S.B.C. 1979, ch. 26. Il importe également de souligner en l’espèce la décision délibérée du législateur d’exclure du régime les couples de même sexe, comme c’était le cas dans l’affaire Vriend, précité.

328 D’un point de vue théorique, il est logique que l’historique de la loi joue un rôle particulièrement important dans l’analyse fondée sur l’article premier. Dans le cadre des garanties générales énoncées dans la Charte, il ne fait aucun doute que les juges se trouvent à partager avec le législateur la tâche de légiférer dans bon nombre de domaines. D’aucuns prétendent qu’il s’agit d’une situation regrettable qui est à l’origine d’une lutte irréductible entre les pouvoirs législatif et judiciaire. D’autres conçoivent différemment les rapports entre ces deux pouvoirs. J’ai souligné dans mes remarques préliminaires que la véritable tâche du tribunal consistait à collaborer et à dialoguer avec le législateur pour faire en sorte que la volonté démocratique puisse s’exprimer le plus clairement possible, à l’intérieur des limites imposées par la Charte (P. W. Hogg et A. A. Bushell, «The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures (Or Perhaps The Charter of Rights Isn’t Such A Bad Thing After All)» (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75, à la p. 105):

[traduction] Le contrôle judiciaire n’est pas «un veto opposable aux choix politiques de la nation», mais plutôt le début d’un dialogue sur la meilleure façon de concilier les valeurs individualistes inscrites dans la Charte avec les politiques sociales et économiques adoptées pour le bénéfice de la collectivité dans son ensemble.

Voir également P. L. Strauss, «The Courts and The Congress: Should Judges Disdain Political History?» (1998), 98 Colum. L. Rev. 242, aux pp. 262 à 264. Pour entamer un tel dialogue, les tribunaux et les législateurs doivent être sur la même longueur d’onde. Plutôt que de constituer une incursion inadmissible dans le domaine législatif, l’examen par les tribunaux de l’intention du législateur constitue une façon de respecter la voix du gouvernement dont s’est dotée la collectivité et, partant, celle de la collectivité elle‑même. L’analyse fondée sur l’article premier impose au gouvernement le fardeau de justifier l’atteinte portée par la loi au droit garanti par la Charte. Il convient donc, dans la mesure du possible, d’examiner l’intention du gouvernement en elle‑même pour savoir comment la restriction d’un droit garanti par la Charte pourrait se justifier.

329 La détermination de l’objet législatif qui sous-tend la création d’une catégorie en vertu de laquelle des avantages sont accordés à certaines personnes mais refusés à d’autres peut parfois s’avérer difficile. C’est que, souvent, les lois à caractère social énoncent expressément la raison pour laquelle la catégorie est créée, mais non les motifs pour lesquels la catégorie vise certaines personnes et pas les autres. Pourtant, ces deux faits sont fondamentaux en ce qui concerne l’analyse fondée sur l’article premier, étant donné que la restriction du droit à l’égalité concerne nécessairement un individu affirmant qu’il ne bénéficie pas d’un traitement égal par rapport à d’autres. Pour déterminer si un traitement différent est justifié, il faut analyser non seulement les motifs qui ont incité le législateur à créer l’avantage ou le fardeau, mais également les motifs pour lesquels il a limité celui-ci à une certaine catégorie de personnes. Les motifs de la limitation ne découlent pas toujours logiquement des motifs de l’inclusion. Par exemple, la portée de bon nombre de lois conférant des avantages financiers est souvent limitée par les contraintes financières du gouvernement. Habituellement, une telle considération est complètement étrangère aux motifs pour lesquels le législateur a, à l’origine, accordé l’avantage en question. Comme le dit Driedger, op. cit., en décrivant l’interprétation des lois de façon générale: [traduction] «Pour apprécier l’objet de la disposition, le tribunal doit se demander non seulement pourquoi le crédit [l’avantage] a été créé, mais également pourquoi il était applicable à certains investissements mais non à d’autres. Tant que la deuxième question n’a pas reçu de réponse, on ne connaît pas à fond l’objet de la disposition» (p. 63). Le danger à ne déterminer que les objets généraux de l’inclusion dans une loi, sans examiner les raisons pour lesquelles la définition a été limitée à un groupe particulier, est le risque que toute exclusion non inhérente aux motifs de l’inclusion paraisse n’avoir aucun lien rationnel avec l’objet visé. Cette approche a été récemment confirmée dans l’arrêt Vriend, précité, au par. 110:

L’article premier de la Charte dispose que ce sont les restrictions apportées aux droits et libertés qui y sont garantis dont la justification doit pouvoir se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il s’ensuit que suivant la première partie du critère de l’arrêt Oakes, l’analyse doit être axée sur l’objectif de la restriction contestée ou, en l’occurrence, de l’omission. De fait, dans l’arrêt Oakes, précité, à la p. 138, le juge en chef Dickson a souligné que c’était l’objectif «que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte» (je souligne) qui devait être urgent et réel. [Souligné dans l’original.]

330 La «restriction» du droit à l’égalité en l’espèce est le fait de ne pas traiter de la même façon les personnes qui forment avec une personne du même sexe une union qui satisfait par ailleurs aux critères établis à la partie III de la LDF et les personnes qui forment avec une personne de sexe différent une union présentant des caractéristiques similaires. Les motifs pertinents quant à cette restriction sont non seulement les raisons pour lesquelles le régime de l’obligation alimentaire entre conjoints a été créé, mais également celles qui sont à l’origine de la limitation de la portée de ce régime. Bien entendu, il se peut que le législateur n’ait pas explicitement envisagé la situation du groupe auquel appartient le demandeur. L’intention du législateur est rarement aussi transparente ou précise; elle ne tient pas toujours compte des situations ou des événements à venir, pas plus qu’elle ne fournit d’arguments clairs pour réfuter d’éventuelles contestations constitutionnelles. Il convient alors d’examiner en premier les objectifs que visait la loi en établissant la catégorie en cause et, ensuite, tout élément de preuve se rapportant aux motifs généraux pour lesquels la catégorie a été limitée, même s’il est impossible de dire précisément pourquoi le groupe en question a été exclu. En examinant les motifs plus généraux qui ont justifié l’inclusion et la limitation, le tribunal peut entreprendre l’analyse fondée sur l’article premier bien au fait des objectifs du législateur.

331 Notre Cour a pris grand soin, dans sa jurisprudence, d’éviter de commettre l’erreur qui consiste à n’examiner que les motifs d’inclusion, même si cela a exigé parfois qu’elle fasse preuve d’une grande perspicacité pour distinguer les motifs pour lesquels le législateur avait limité, comme il l’avait fait, la catégorie définie. Dans Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, l’omission des services d’interprètes à l’intention des personnes atteintes de surdité dans la loi provinciale établissant un régime universel de soins de santé a été contestée. L’analyse fondée sur l’article premier a été clairement axée sur les objectifs particuliers de la décision d’exclure certains services et non sur les objets généraux de la Loi (au par. 84):

À supposer, sans trancher la question, que la décision de ne pas financer des services d’interprètes médicaux à l’intention des personnes atteintes de surdité constitue une limite prescrite par une «règle de droit», que l’objectif de cette décision -- limiter les dépenses au titre des soins de santé -- est «urgent et réel» et que la décision a un lien rationnel avec l’objectif, je conclus qu’elle n’est pas une atteinte minimale au par. 15(1). [Je souligne.]

Dans l’arrêt Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358, la disposition de la Loi sur la citoyenneté contestée en vertu du par. 15(1) permettait aux enfants dont le père était Canadien de présenter une demande de citoyenneté sans devoir remplir de conditions, alors que les enfants dont la mère était Canadienne devaient se soumettre à une enquête de sécurité et prêter serment. Le juge Iacobucci a clairement exposé l’objet pertinent quant à l’article premier (au par. 94):

L’appelant a reconnu que les objectifs visés par les dispositions contestées -- donner accès à la citoyenneté tout en s’assurant de l’engagement des intéressés envers le Canada et en préservant la sécurité de ses citoyens -- étaient suffisamment urgents et réels pour justifier la limitation d’un droit garanti par la Charte. Je crois qu’il a eu raison de le reconnaître. Le fait de s’assurer de l’engagement envers le Canada des candidats à la citoyenneté et le fait de s’assurer qu’ils ne constituent pas un risque pour le pays sont des objectifs urgents et réels. [Je souligne.]

332 Dans ces deux affaires, la Cour a pris soin d’examiner les motifs de l’exclusion en se référant aux fins générales de la loi. En effet, il est impossible de définir les motifs pour lesquels la catégorie alléguant la violation de son droit à l’égalité a été exclue sans comprendre les motifs de l’inclusion. Comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt Vriend, précité, au par. 111:

. . . on ne peut appréhender pleinement l’objectif visé par l’omission si on l’analyse isolément. Il me semble qu’il faut prendre également en considération tant les objets de la Loi dans son ensemble que les dispositions particulières contestées, de façon à situer l’objectif de l’omission dans un contexte permettant d’en mieux saisir le sens eu égard à l’économie générale de la loi.

333 La nécessité de cette méthode tient également à la nature particulière de la plupart des lois sociales conférant des avantages. La raison pour laquelle il y a lieu d’adopter cette approche est claire. L’analyse élaborée dans l’arrêt Oakes présuppose qu’il existe une tension entre les objectifs du droit garanti par la Charte et ceux de la disposition législative qui est censée porter atteinte à ce droit. C’est seulement après que cette tension a été identifiée qu’il est logique de se demander si l’objectif législatif est urgent et réel et si les moyens particuliers qui ont été choisis pour y parvenir sont si intimement liés et si étroitement adaptés à cet objectif que cela justifie la dérogation à la Charte. Si on élimine cette tension entre les objectifs, à peu près aucune des exclusions qui diminuent la portée de l’objectif général de la loi ne pourront satisfaire au critère de l’article premier, pour la simple raison qu’étant des exclusions, elles ne peuvent être rationnellement liées à cet objectif. Ce n’est que lorsque l’objet ou l’objectif précis de l’exclusion est clairement formulé qu’il convient d’appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Oakes, précité. C’est particulièrement vrai dans les affaires concernant le droit à l’égalité. Contrairement à ceux de la plupart des lois qui portent atteinte aux al. 2a), b) ou d) ou aux art. 7 à 14 de la Charte, les objets généraux des lois qui accordent des droits sont rarement incompatibles avec l’art. 15. Habituellement, les objets correspondent parfaitement et il est nécessaire de formuler clairement l’objet de la limitation pour cerner la tension sous‑jacente entre l’objet législatif et la Charte.

334 En n’appliquant pas rigoureusement cette méthode, on s’expose à un autre danger qui est la tendance à dire que l’on enlève rien à ceux qui sont inclus dans la catégorie en rendant d’autres personnes admissibles. Une telle affirmation n’a rien à voir avec la question. Le point soulevé par l’article premier est de savoir si le gouvernement a agi de façon raisonnable en limitant la catégorie visée sur le fondement de l’une des caractéristiques prohibées qui sont énumérées à l’art. 15 ou d’une caractéristique analogue. Cela exige une analyse des raisons pour lesquelles le gouvernement a ainsi limité la catégorie. S’il avait une raison valable pour limiter la catégorie, et s’il s’est servi de moyens proportionnels à cet objectif, la restriction des droits à l’égalité des personnes exclues est justifiée. La question de savoir si l’on a enlevé quelque chose aux personnes incluses dans la catégorie n’a aucune pertinence. Il ne s’agit pas de vérifier si ces personnes ont pu subir un préjudice.

335 En l’espèce, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont défini de la façon suivante l’objet pertinent en ce qui concerne l’analyse fondée sur l’article premier, à la p. 450: [traduction] «la partie III de la LDF, qui traite des obligations alimentaires, fait clairement partie d’un régime législatif qui vise “le règlement équitable des différends d’ordre économique survenant à la rupture d’unions intimes entre personnes interdépendantes financièrement”» (je souligne). Ils ont également conclu, à la p. 450, que la LDF avait un deuxième objet: [traduction] «le législateur a voulu, lorsque c’était approprié, alléger le fardeau financier de l’État en faisant peser l’obligation de fournir des aliments aux personnes indigentes non plus sur l’État mais sur les parents et les conjoints qui sont en mesure de le faire». En examinant l’assujettissement exprès des conjoints de fait à cette obligation par l’entremise de la modification de 1978, le juge Charron de la Cour d’appel dit, à la p. 451:

[traduction] Je ne vois pas d’autre objet que ceux qui ont déjà été mentionnés. À mon avis, on doit simplement conclure que le législateur a reconnu qu’en ce qui concerne les obligations alimentaires entre conjoints, il n’était ni juste ni efficace de retenir le mariage comme seul critère pour décider quelles unions intimes marquées par l’interdépendance financière sont susceptibles, à la rupture, de nécessiter l’accès au régime prévu par la loi en vue de la résolution équitable des différends pouvant surgir.

336 La restriction du droit à l’égalité contestée en l’espèce est une définition qui inclut une catégorie particulière de personnes mais exclut toutes les autres catégories. L’objet pertinent quant à l’analyse fondée sur l’article premier, c’est donc la raison d’être de la définition elle‑même. Selon le juge Charron, la seule raison qu’on puisse invoquer est que le législateur cherchait à reconnaître les unions «intimes» en dehors du cadre du mariage pour diminuer le nombre des personnes à la charge de l’État.

337 À mon avis, il s’agit là d’une nouvelle qualification injustifiée de l’objet législatif. Loin de justifier la définition adoptée par le gouvernement, le juge Charron s’en tient à la description d’une caractéristique de la catégorie visée par l’art. 29 et relève tout au plus une simple conséquence de l’omission de faire respecter les obligations relatives au partage égal que fait naître le lien conjugal. En fait, la situation présente beaucoup d’autres aspects qu’il faut examiner pour saisir pleinement les raisons qui ont conduit à l’adoption de la définition prévue à l’art. 29.

338 L’intimée M. a beaucoup invoqué le fait que les avantages de l’obligation alimentaire entre conjoints étaient conférés aux unions de fait entre personnes de sexe différent, et une grande partie des débats qui ont précédé l’adoption de la Family Law Reform Act, 1978, S.O. 1978, ch. 2, a porté sur cet aspect précis de la définition. En déposant le projet de la loi devant l’assemblée législative, le procureur général de l’époque, l’honorable Roy McMurtry, a cherché à justifier l’extension des avantages au‑delà du cadre du mariage (Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4103):

[traduction] Cette partie fait également peser sur les conjoints de fait une obligation alimentaire réciproque limitée. Lorsque deux personnes vivent ensemble comme si elles étaient mariées, souvent leur union revêt les mêmes caractéristiques que le mariage sur le plan financier. Il arrive fréquemment que l’un des membres du couple devienne dépendant de l’autre, surtout si un enfant est issu de l’union. Lorsque l’une de ces deux personnes ne parvient plus à subvenir elle‑même à ses besoins, il semble raisonnable qu’elle demande à l’autre de l’aider à recouvrer son indépendance financière. Il est certainement plus souhaitable d’assujettir les conjoints de fait à une obligation alimentaire réciproque que de voir un grand nombre de personnes vivant en union de fait compter sur l’aide sociale pour subvenir à leurs besoins.

Plus tard, le procureur général, répondant aux critiques de ceux qui s’opposaient à ce que des obligations alimentaires soient imposées aux conjoints non mariés, a exposé encore plus clairement l’objet de cette partie de la définition (Legislature of Ontario Debates, 18 novembre 1976, à la p. 4793):

[traduction] En l’absence de dépendance financière, aucune des parties ne sera tenue de fournir des aliments à l’autre et aucune demande d’aliments ne sera accueillie.

Par contraste, cependant, de nombreuses personnes qui vivent ensemble au sein d’une telle union se font exploiter par leur partenaire. Elles ont été incitées à former une union et à rester au foyer pour élever les enfants issus de l’union ou ceux nés d’une autre union. Elles se trouvent ainsi à dépendre entièrement de l’autre du fait qu’elles ont quitté le marché du travail pendant une longue période. Bon nombre sont plus tard abandonnées et, vu l’état actuel du droit, il ne leur reste plus qu’à s’adresser à l’aide sociale.

Il s’agit d’un problème d’envergure. Par exemple, pour le seul mois de septembre cette année, le gouvernement de l’Ontario a versé des prestations familiales totalisant plus de 3,5 millions de dollars à plus de 13 000 mères non mariées et aux 26 000 enfants à leur charge. [Je souligne.]

339 Le principal objet législatif visé par l’extension des obligations alimentaires au‑delà du cadre du lien conjugal était d’apporter une solution à la subordination des femmes vivant en union de fait. N’eût été ce problème social, aucune disposition législative imposant des obligations alimentaires aux personnes non mariées qui cohabitent n’aurait été adoptée. Notre Cour a déjà rendu des jugements qui étayent une telle interprétation de l’objet de la LDF. Dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, le juge L’Heureux‑Dubé dit, au par. 97:

Au cours des dernières années, tant les tribunaux que les législatures ont reconnu les injustices qui résultent souvent d’un déséquilibre de pouvoir de cette nature et ont pris des mesures pour y remédier, accordant ainsi une reconnaissance accrue aux unions non traditionnelles. Pour quelle autre raison la législature ontarienne aurait‑elle, en 1986, étendu aux partenaires qui cohabitent les avantages auparavant accordés aux seules personnes mariées, dans plus de 30 lois, dont plusieurs visaient des questions d’interdépendance financière analogues aux dispositions attaquées de la Loi sur les assurances? Pour quelle autre raison la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. F.3, imposerait‑elle une obligation alimentaire réciproque aux conjoints de fait depuis 1978? [. . .] Il va sans dire que dans tous ces cas, bien que l’on n’ait généralement fait aucune distinction de sexe relativement au terme «conjoint», ces modifications résultent en grande partie du fait que les tribunaux et les législatures reconnaissent de plus en plus le désavantage subi par les conjoints en état de dépendance, le plus souvent les femmes, dans le contexte de ces unions. [Je souligne.]

340 L’historique de la loi laisse clairement supposer que le problème social que cette définition visait à corriger était la dépendance économique généralisée des femmes, mariées ou conjointes de fait, à la rupture de l’union. La seconde déclaration du procureur général et la référence aux 13 000 mères vivant de l’aide sociale indiquent clairement qu’il s’agissait du problème social que visait son gouvernement, en vue d’abord d’améliorer la situation économique de ces femmes et, ensuite, de réduire le recours aux fonds publics. En outre, le fait qu’il ait mis l’accent sur l’exploitation et l’incitation à vivre en union de fait indique que le gouvernement réagissait à un contexte plus général d’inégalité entre les sexes dans lequel les femmes sont amenées à se contenter d’une situation insatisfaisante sur le plan juridique vis‑à‑vis de leurs partenaires, parce que ceux‑ci refusent de contracter les obligations légales du mariage. Il n’y a pas non plus disjonction de cet objet et de celui de l’obligation alimentaire prévue par le régime du droit de la famille avant 1975. Comme l’a fait remarquer la Commission de réforme du droit, dans la partie VI du Report on Family Law (1975), consacré aux obligations alimentaires entre conjoints mariés, aux pp. 6 et 7:

[traduction] Des raisons historiques expliquent pourquoi le droit adopte encore une attitude protectrice à l’égard des femmes mariées . . .

Le poids des conventions voulant que les femmes mariées soient confinées au rôle de ménagères était le facteur qui contribuait le plus aux obstacles pratiques qui se dressaient devant celles qui s’efforçaient de parvenir à l’autonomie sur le plan économique. [. . .] En bref, bien que les femmes mariées eurent obtenu le droit d’acquérir séparément des biens en 1884, si la loi n’avait pas imposé aux maris une obligation alimentaire stricte, on aurait pu dire de la plupart des femmes mariées qu’elles n’avaient acquis que la capacité juridique de se retrouver elles‑mêmes dans la misère.

341 En bout de ligne, la Commission a recommandé que la femme soit également assujettie aux obligations alimentaires entre conjoints parce que [traduction] «[s]i l’on décide d’accorder davantage d’importance à l’état de besoin ou à la dépendance du conjoint pour conclure à l’existence d’une obligation alimentaire [par opposition à la faute conjugale], la loi doit reconnaître que l’état de besoin du mari peut lui aussi être tel que l’épouse soit tenue de le secourir» (p. 10).

342 L’ouverture aux hommes du recours prévu par la loi constitue un aspect distinct de l’intention du législateur. Le procureur général a voulu éviter, en particulier lors du dépôt du projet de loi, l’emploi de termes établissant des distinctions entre les sexes. À mon avis, il faut y voir un souci plus général de supprimer tout sexisme officiel dans le libellé de la LDF plutôt qu’une volonté de faire de l’«intimité» et de l’«interdépendance» les seuls fondements justifiant l’attribution d’aliments au conjoint. Le procureur général lui‑même a dit que l’un des «thèmes principaux» de ce projet de loi portant réforme était [traduction] «la reconnaissance de l’égalité des sexes. Il ne confère aucun privilège et ne crée aucune incapacité à l’égard des hommes ou des femmes en tant que groupe» (Legislature of Ontario Debates, 26 octobre 1976, à la p. 4102). Ceci est confirmé par la partie VI du Report on Family Law, op. cit., de la Commission de réforme du droit de l’Ontario qui porte sur les obligations alimentaires entre conjoints mariés. Il y est dit, à la p. 10:

[traduction] S’il faut assujettir les épouses à une obligation alimentaire en vertu du droit provincial, il est raisonnablement clair que ce n’est pas sur le fondement d’une preuve établissant l’existence, à l’heure actuelle, d’un état de besoin généralisé parmi des maris devenus personnes à charge. S’il en était autrement, il y aurait eu statistiquement beaucoup plus de demandes de pension alimentaire présentées par des maris en vertu de l’art. 11 de la Loi sur le divorce, lequel confère à la cour, depuis le mois de juillet 1968, le pouvoir d’ordonner le versement d’une pension alimentaire au mari s’il est satisfait à des critères très généraux. Cela n’est manifestement pas ce qui s’est produit dans les cas recensés. [Je souligne.]

343 Le principal sujet de controverse relativement à la définition des personnes ayant droit aux aliments à l’époque était la soumission des parties à des obligations prévues par la loi en l’absence d’une reconnaissance formelle et légale de leur part que c’était bien ce qu’elles désiraient (Legislature of Ontario Debates, 18 novembre 1976, à la p. 4801). La LDF modifiait fondamentalement la nature de ces obligations en les étendant au‑delà du cadre du mariage et, par conséquent, du domaine consensuel. Des préoccupations sociales urgentes avaient poussé le législateur à agir: de nombreuses femmes se retrouvaient dans un vide juridique quand cessait leur union, leur dépendance économique s’était accentuée en raison de cette union et la situation économique des femmes dans la société en général par rapport à celle des hommes était telle que ces dernières pouvaient être incitées à former ces unions ou à y demeurer sans bénéficier des garanties juridiques qu’offre le mariage, même si elles pouvaient souhaiter voir s’appliquer à elles les droits et obligations réciproques découlant du mariage. C’est dans ce contexte que le gouvernement a décidé d’étendre l’obligation alimentaire entre conjoints au‑delà du cadre du mariage en attribuant à d’autres personnes que les gens mariés l’état de conjoint selon des critères objectifs tels la durée de la cohabitation ou la présence d’enfants issus de l’union. Le fait que le libellé de la LDF donne aux hommes le même accès aux aliments fournis par le conjoint reflète la volonté exprimée par le gouvernement de veiller à ce que le libellé de la loi respecte le principe de l’égalité des sexes, de même que le souci de la Commission de réforme du droit de réfuter l’idée que les femmes dépendent des hommes sur le plan juridique mais que l’inverse n’est pas vrai. À mon avis, à l’étape de la détermination de l’objet de la définition et, en particulier, de l’extension de l’obligation alimentaire en fonction de l’attribution d’un état, il serait absurde, pour les fins de l’analyse fondée sur l’article premier, de ne pas tenir compte du problème social urgent auquel le gouvernement s’attaquait sciemment.

344 Il est également important de tenir compte du contexte législatif dans lequel l’article contesté est examiné. À cette fin, je dois examiner la nature générale de la LDF, les interrelations entre la partie III, dont fait partie la définition contestée, et les autres parties de la LDF, et, les interrelations entre cette loi et les autres lois à caractère social connexes.

345 On peut déterminer en partie la nature générale de la LDF en examinant son préambule et ses rubriques. Le titre original de la loi de 1978 était An Act to reform the Law respecting Property Rights and Support Obligations between Married Persons and in other Family Relationships. Ce titre a été abrégé: la loi s’intitule maintenant Loi sur le droit de la famille. La Loi traite des droits et obligations des hommes et des femmes qui sont mariés ou qui forment des unions de fait qui s’apparentent au mariage. La Loi crée également d’autres obligations alimentaires concernant la famille, dont celle des parents à l’égard des enfants et celle des enfants à l’égard des parents. Son préambule prévoit: «Attendu qu’il est souhaitable d’encourager et de consolider le rôle de la famille; attendu qu’il est nécessaire, pour atteindre ce but, de reconnaître l’égalité des conjoints dans le mariage, et de reconnaître au mariage la qualité de société; [. . .] et qui définissent d’autres obligations réciproques dans le cadre des rapports familiaux, y compris la participation équitable de chaque conjoint aux responsabilités parentales». La LDF traite des biens familiaux, du foyer conjugal, des obligations alimentaires, des contrats familiaux, des dommages‑intérêts dus aux personnes à charge et des modifications apportées à la common law. Elle prévoit essentiellement un régime qui est nécessaire pour assurer l’égalité des conjoints et la sécurité des enfants et des parents au sein de la famille traditionnelle. Elle traite de plusieurs aspects du déséquilibre qui résulte de la situation des femmes par rapport à celle des hommes dans les unions conjugales.

346 La LDF ne peut être dissociée d’autres lois concernant des questions touchant la famille. En voici quelques‑unes (cette liste n’est pas exhaustive): la Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, en ce qui a trait au consentement du conjoint en matière de placement ou d’adoption d’un enfant, la Loi sur le changement de nom, L.R.O. 1990, ch. C.7, la Loi de 1992 sur le consentement au traitement, L.O. 1992, ch. 31, la Loi sur les absents, L.R.O. 1990, ch. A.3, la Loi sur les coroners, L.R.O. 1990, ch. C.37, la Loi sur les successions, L.R.O. 1990, ch. E.21, la Loi portant réforme du droit des successions, L.R.O. 1990, ch. S.26, la Loi sur l’exécution forcée, L.R.O. 1990, ch. E.24, la Loi sur le régime des obligations alimentaires envers la famille, L.R.O. 1990, ch. S.28, la Loi sur les accidents du travail, L.R.O. 1990, ch. W.11, la Loi sur la santé mentale, L.R.O. 1990, ch. M.7, la Loi sur les régimes de retraite, L.R.O. 1990, ch. P.8, la Loi sur les municipalités, L.R.O. 1990, ch. M.45, la Loi sur les sociétés en nom collectif, L.R.O. 1990, ch. P.5, la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.O. 1990, ch. I.2, la Loi sur le revenu annuel garanti en Ontario, L.R.O. 1990, ch. O.17, la Loi sur les droits de cession immobilière, L.R.O. 1990, ch. L.6, la Loi sur la taxe de vente au détail, L.R.O. 1990, ch. R.31, la Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, ch. B.16, la Loi électorale, L.R.O. 1990, ch. E.6, la Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23, la Loi sur les jurys, L.R.O. 1990, ch. J.3, la Loi sur les conflits d’intérêts des membres de l’Assemblée, L.R.O. 1990, ch. M.6, la Loi sur les élections municipales, L.R.O. 1990, ch. M.53, la Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, ch. S.5, la Loi sur les sociétés pour l’expansion des petites entreprises, L.R.O. 1990, ch. S.12, la Loi sur les maisons de soins infirmiers, L.R.O. 1990, ch. N.7, la Loi de 1992 sur le contrôle des loyers, L.O. 1992, ch. 11, la Loi sur les fiduciaires, L.R.O. 1990, ch. T.23, et la Loi sur le mariage, L.R.O. 1990, ch. M.3. Cette législation montre bien que l’Ontario reconnaît la nature particulière et la forme prédominante de la famille traditionnelle dans notre société, laquelle obéit à des règles, obligations et droits à la fois complexes et bien établis.

347 Un examen minutieux des dispositions de la LDF, dont l’art. 29, et du compte rendu des débats de l’assemblée législative qui en ont précédé l’adoption, ne révèle pas que la définition de la catégorie visait précisément à exclure les couples de même sexe. Il ressort plutôt de ces débats et du libellé de la loi que l’objet général du législateur était de limiter aussi strictement que possible les obligations alimentaires non volontairement assumées aux personnes qui avaient vraiment besoin de l’intervention d’un régime obligatoire. En particulier, les débats de l’assemblée législative ont porté principalement sur la situation économique désavantageuse des femmes par rapport à celle des hommes, le partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, et les difficultés qu’éprouvent souvent les femmes à la rupture d’unions de fait considérablement marquées par l’interdépendance. Je définirais l’objet législatif de la définition que contient la partie III de la LDF de la façon suivante: imposer une obligation alimentaire aux partenaires qui ont sciemment exprimé le désir d’être ainsi liés (c.-à-d. par le mariage), de même qu’aux partenaires formant une union depuis assez longtemps pour qu’elle soit qualifiée de permanente et de sérieuse, au sein de laquelle l’un des partenaires assume des responsabilités domestiques ou consent des sacrifices professionnels ou financiers au profit du couple et qui engendre ou accentue l’inégalité économique entre les partenaires. J’ajouterais qu’aucun des éléments examinés pour définir cet objet ne permet de conclure que l’«intimité» est liée, en partie ou substantiellement, à l’objet en question. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi la Cour d’appel a pu conclure que l’«intimité» constituait le seul critère sur lequel le gouvernement se fondait pour définir la catégorie admissible tout en écartant, la réalité flagrante de l’inégalité entre les sexes qui, selon l’historique de la loi, constituait clairement la principale raison pour laquelle le législateur étendait les avantages conférés par la Loi au domaine non consensuel.

348 Pour définir cet objet, j’ai examiné le texte de la LDF, l’historique de la disposition et le contexte social dans lequel elle s’inscrivait, en mettant l’accent sur les deux derniers éléments. J’en suis venu à la conclusion que ni l’inclusion, ni l’exclusion des couples de même sexe n’a été envisagée en 1975-1976. L’inférence en ce qui concerne les catégories d’unions exclues est que celles-ci n’étaient pas reconnues comme des familles au sens traditionnel. Cette analyse se complique cependant en raison de l’évolution législative subséquente, en particulier du rejet de la Loi de 1994 modifiant des lois en ce qui concerne les droits à l’égalité par l’assemblée législative de l’Ontario. La question est de savoir dans quelle mesure une modification -- qu’elle ait été acceptée ou non -- peut‑elle transformer l’objet initial qui sous‑tend la restriction d’un droit garanti par la Charte? Le principe fondamental énoncé par notre Cour dans Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 335, est que l’objet d’une loi ne change pas au fil du temps. Bien que l’importance attachée à l’objet puisse varier, l’objet lui‑même ne peut être fondamentalement reformulé par un tribunal à la lumière des changements sociaux survenus par la suite. Il est vrai que la question de savoir si l’objet est urgent et réel peut fort bien dépendre de l’état de la société et des effets de la loi; toutefois, l’objet examiné demeure le même. Une nouvelle intervention du législateur peut cependant réaffirmer un objet législatif ou établir qu’un objet nouveau ou redéfini a été formulé. En l’espèce, les modifications législatives rejetées constituent des éléments de preuve concernant l’objet de l’exclusion créée par la définition de l’art. 29.

349 Les modifications proposées ont été rejetées et, partant, n’ont aucunement modifié le texte de la LDF. Toutefois, le fait de laisser le libellé de la Loi intact malgré un changement du contexte social porte en soi l’indication de l’objet législatif. Bien que le compte rendu des débats de l’assemblée législative révèle qu’une bonne partie des questions discutées n’étaient pas pertinentes en ce qui concerne l’incidence de la modification sur l’art. 29 de la LDF, l’élément pertinent des débats tenus en 1994 est qu’ils indiquaient clairement la volonté du législateur de réaffirmer la reconnaissance des catégories de personnes alors assujetties au régime du droit de la famille et de ne pas remettre en question son soutien de longue date à l’égard de la famille traditionnelle. On peut donc conclure que le législateur visait également à exclure tous les types d’unions qui ne sont pas habituellement caractérisées par la dépendance financière constatée au sein des familles traditionnelles.

350 Contrôler la validité constitutionnelle d’un texte législatif, ce n’est pas une interprétation des lois ordinaire. L’analyse de l’objet législatif ne vise pas à déterminer la portée du texte législatif ou de la disposition contestée. En l’espèce, l’examen constitutionnel vise plutôt à déterminer s’il y a des éléments de preuve qui permettent de conclure que le législateur voulait limiter le bénéfice de la LDF et de l’art. 29 dans un but incompatible avec ses obligations en vertu de la Charte. En l’absence de tels éléments de preuve, il s’agit de déterminer si les critères choisis pour limiter les catégories de bénéficiaires prévues par la loi s’accordent avec les valeurs véhiculées par la Charte, étant donné que l’application des critères retenus est préjudiciable à un groupe analogue au sens du par. 15(1) de la Charte.

L’objectif de l’art. 29 est‑il urgent et réel?

351 Dans l’analyse qui précède, j’ai examiné attentivement l’historique de la loi et le contexte social afin de déterminer l’objet de la définition contestée. Il s’agit là d’un aspect important de la prise en compte sérieuse des raisons avancées par le gouvernement pour justifier la distinction établie entre les unions formées par des personnes de même sexe et les unions entre personnes de sexe différent quant à l’attribution de l’état de conjoint. Pour déterminer si l’objectif est urgent et réel, il faut d’abord voir si la création d’une catégorie conforme à l’objet du gouvernement remplit une fonction sociale importante.

352 À mon avis, en prenant les couples formés d’un homme et d’une femme comme groupe de base visé par le législateur, il n’est que trop évident que l’on reconnaît que bon nombre de femmes formant une union à long terme avec un homme sont encore vulnérables. Cela tient à la situation générale des femmes dans notre société par rapport aux hommes. Dans l’arrêt Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, aux pp. 853 et 854, de même qu’aux pp. 861 et 862, notre Cour a fait de nombreuses remarques sur la féminisation de la pauvreté et les répercussions disproportionnées du divorce sur les femmes et les enfants.

353 Il ressort clairement de ces remarques que le problème noté par le gouvernement de l’Ontario en 1976 est toujours très sérieux. En fait, la possibilité que ce problème se fasse sentir dans les unions de fait a beaucoup augmenté au cours des dernières années. Le recensement de 1996 indique que le nombre d’enfants dont les parents sont mariés est demeuré inchangé, alors que le nombre d’enfants dont les parents vivent en union libre a augmenté de 52 pour 100 (Statistique Canada, «Plus de familles monoparentales et de familles vivant en union libre» dans Infomat: Revue hebdomadaire (17 octobre 1997), à la p. 4). Il ressort également de ce recensement que 73,7 pour 100 des familles sont dirigées par des couples mariés et que 61 pour 100 de ces familles comprennent des enfants. Par ailleurs, 11,7 pour 100 des familles ont à leur tête un couple vivant en union libre dont 47 pour 100 comprennent des enfants. Une autre étude menée par Statistique Canada révèle qu’à la rupture du mariage dans les foyers où vivent des enfants, les femmes subissent une diminution médiane du revenu familial ajusté de 23 pour 100 alors que le revenu ajusté des hommes augmente de 10 pour 100 pendant l’année suivant la séparation (Statistique Canada, Revenu familial après séparation (1997), à la p. 18). Vu les conclusions tirées dans les arrêts Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, et Moge, il ne fait aucun doute que la présence de ces enfants rend plus probable la vulnérabilité économique des femmes à la rupture d’une union conjugale et permanente.

354 Ces données statistiques et les arrêts précités m’amènent à conclure que la nécessité d’obliger l’une des parties à verser des aliments à l’autre en cas de rupture de la famille traditionnelle constitue un objectif urgent et réel dans la société canadienne. Manifestement, en ce qui concerne au moins une catégorie visée par l’objet législatif, soit l’union entre homme et femme ayant une certaine permanence, il est fort probable que la femme subisse un important préjudice économique par suite de la rupture de l’union. La justification d’une intervention du législateur touchant l’autonomie des couples hétérosexuels n’explique cependant pas la nécessité urgente d’exclure du régime étatique tous les autres types de famille. Aucune preuve n’établit que leur inclusion créerait une difficulté quelconque. Les seuls arguments avancés pour justifier l’exclusion sont d’une part que l’inclusion minerait la famille traditionnelle et d’autre part, qu’il existe des éléments de preuve établissant que les unions entre personnes de même sexe ne se caractérisent habituellement pas par le déséquilibre économique observé au sein des unions conjugales traditionnelles. Pour apprécier l’objectif législatif que sous-tend l’art. 29, il faut déterminer si l’objectif est compatible avec les valeurs véhiculées par la Charte. Nous ne pouvons nous contenter d’examiner l’objet positif du texte législatif en cause sans tenir compte de son effet sur les groupes exclus. Pour être compatible avec les valeurs véhiculées par la Charte, l’objet de la définition de l’art. 29 doit être respectueux de l’égalité de statut et de l’égalité des chances de tous les individus. Le fait d’accorder le même traitement à tous les membres de la famille et à tous les types de famille serait compatible avec les valeurs véhiculées par la Charte en matière d’égalité et d’inclusion. Il est cependant incompatible avec l’art. 15 de refuser l’égalité de traitement à l’un des membres d’une famille sur le fondement d’un motif analogue. Lorsque la discrimination est fondée sur un motif énuméré ou analogue, comme c’est le cas en l’espèce, l’art. 15 est mis en jeu. Cependant, lorsque la distinction est établie selon d’autres critères, il incombe au demandeur d’établir qu’elle est fondée sur un nouveau motif analogue. Par exemple, deux sœurs qui vivent ensemble et sont unies par un lien de dépendance financière ne satisfont pas a priori à cette exigence.

355 Le procureur général appelant insiste sur le fait que l’exclusion permet d’atteindre un objet valide en ne réduisant pas la liberté et l’autonomie des couples de même sexe au nom d’impératifs économiques qui n’ont pas grand‑chose à voir avec ces couples. Même si l’on acceptait que le véritable objet visé par le gouvernement en adoptant la restriction est justifié pour les raisons susmentionnées, il n’y aurait aucun lien rationnel entre cet objet (l’exclusion des catégories non marquées, en général, par un déséquilibre économique parce qu’elles n’ont pas besoin de protection particulière et qu’aucune justification ne permet de restreindre leur liberté et leur autonomie) et l’exclusion complète imposée par l’art. 29. Peut-on soutenir que cette exclusion contribue à l’atteinte de l’objectif qui consiste à éliminer la dépendance économique qui règne au sein des familles? Non. L’intimée M. plaide essentiellement que son union était marquée par une dépendance qui a engendré un important préjudice économique, et que sa situation est exactement celle que visent les objets de la loi définis par le gouvernement. L’intimée M. soutient principalement que ses droits à l’égalité sont violés en raison de la portée trop limitative de la caractéristique retenue par le gouvernement pour définir les familles marquées par la dépendance lesquelles constituent son objet. Même si la plupart des couples de même sexe n’éprouvent pas de déséquilibre économique, certains de ces couples subissent effectivement un tel déséquilibre. Quel objet vise-t-on en les excluant?

356 Cette exclusion ne constitue pas un moyen valable pour atteindre l’objet positif de l’art. 29, soit l’égalité économique au sein de la famille. En définissant de façon restrictive la portée du concept de la famille, l’art. 29 se trouve à restreindre la portée de l’égalité. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, l’exclusion réduit expressément l’objet législatif général, l’objectif de la restriction ne peut être considéré comme urgent et réel. C’est ce qui ressort des motifs exposés par les juges Cory et Iacobucci dans l’arrêt Vriend, précité, au par. 116:

À mon sens, lorsque, comme en l’espèce, une omission du législateur est à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble, on ne peut dire que l’omission correspond à un objectif qui ressort de la Loi elle-même et qui serait urgent et réel, de telle sorte que soit justifiée une dérogation à des droits constitutionnellement protégés.

Même si l’objet principal de l’art. 29 était simplement de reconnaître et de favoriser la famille traditionnelle et non d’instaurer l’égalité économique au sein du couple, ce qui pourrait être simplement considéré comme un moyen de parvenir à une fin, l’exclusion des partenaires de même sexe n’a pu faire l’objet d’une justification pouvant se démontrer. Le refus d’attribuer l’état de conjoint et des avantages aux partenaires de même sexe n’augmente pas a priori le respect porté à la famille traditionnelle et ne renforce pas l’engagement du législateur à l’égard des valeurs véhiculées par la Charte. Aucun élément de preuve n’a été produit pour établir une quelconque incidence bénéfique sur la société de l’exclusion ni pour montrer quelles valeurs véhiculées par la Charte l’exclusion favoriserait; mais il existe clairement des effets préjudiciables, tant pour l’individu ne pouvant se prévaloir du régime du droit de la famille que pour la société, éventuellement tenue de secourir cette personne lésée se trouvant dans le besoin. En ce qui concerne la protection de la liberté et de l’autonomie des personnes vivant en union avec une personne du même sexe, l’art. 29 ne s’appliquera qu’à celles qui sont effectivement placées dans une situation de déséquilibre économique analogue à celle qui est constatée le plus souvent dans les unions hétérosexuelles. L’admissibilité qui résulte d’une définition plus large du mot «conjoint» ne crée pas un droit absolu aux aliments. La justification de l’atteinte à l’autonomie personnelle est donc la même en ce qui concerne les partenaires de même sexe et les partenaires de sexe différent.

Conclusion

357 En conséquence, je conclus que la définition du mot «conjoint» à l’art. 29 de la LDF porte atteinte au par. 15(1) de la Charte, et que la justification de cette atteinte ne peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’article premier. Je souscris à la façon dont le juge Iacobucci a traité de la réparation à accorder et des dépens et, comme lui, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et le pourvoi incident et d’accorder aux deux intimées M. et H. les dépens sur la base procureur-client dans notre Cour.

Pourvoi et pourvoi incident rejetés avec dépens, le juge Gonthier est dissident quant au pourvoi principal.

Procureurs de l’appelant: Robert E. Charney et Peter C. Landmann, Toronto.

Procureurs de l’intimée M.: McMillan Binch, Toronto.

Procureurs de l’intimée H.: Borden & Elliot, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Foundation for Equal Families: Elliott & Kim, Toronto.

Procureur de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ): Carol A. Allen, Toronto.

Procureurs de l’intervenante Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE): Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureur de l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne: Joanne D. Rosen, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Église unie du Canada: Weir & Foulds, Toronto.

Procureurs des intervenantes l’Evangelical Fellowship of Canada, l’Ontario Council of Sikhs, l’Islamic Society of North America et Focus on the Family: Lerner & Associates, Toronto.

Procureurs de l’intervenante REAL Women of Canada: Stikeman, Elliott, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 2 R.C.S. 3 ?
Date de la décision : 20/05/1999

Parties
Demandeurs : M.
Défendeurs : H.
Proposition de citation de la décision: M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3 (20 mai 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-05-20;.1999..2.r.c.s..3 ?
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