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17/06/1999 | CANADA | N°[1999]_2_R.C.S._570

Canada | Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570 (17 juin 1999)


Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570

Randal Craig Jacobi et Jody Marlane Saur Appelants

c.

Boys’ and Girls’ Club de Vernon et

Harry Charles Griffiths Intimés

et

Conférence des évêques catholiques du Canada

et Première Nation de Lac Wunnumin Intervenantes

Répertorié: Jacobi c. Griffiths

No du greffe: 26041.

1998: 6 octobre; 1999: 17 juin.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique


POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1997), 31 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. T. (G.) c. Griffiths), 89 B.C.A.C. ...

Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570

Randal Craig Jacobi et Jody Marlane Saur Appelants

c.

Boys’ and Girls’ Club de Vernon et

Harry Charles Griffiths Intimés

et

Conférence des évêques catholiques du Canada

et Première Nation de Lac Wunnumin Intervenantes

Répertorié: Jacobi c. Griffiths

No du greffe: 26041.

1998: 6 octobre; 1999: 17 juin.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1997), 31 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. T. (G.) c. Griffiths), 89 B.C.A.C. 126, 145 W.A.C. 126, [1997] 5 W.W.R. 203, 27 C.C.E.L. (2d) 307, [1997] B.C.J. No. 695 (QL) (sub nom. G.J. c. Griffiths), qui a infirmé la décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [1995] B.C.J. No. 2370 (QL), de tenir le Club intimé responsable du fait d’autrui en raison des actes intentionnels d’agression sexuelle accomplis par l’un de ses employés. Pourvoi rejeté, les juges L’Heureux‑Dubé, McLachlin et Bastarache sont dissidents.

Christopher R. Penty, pour les appelants.

Gordon G. Hilliker et Julie D. Fisher, pour l’intimé le Boys’ and Girls’ Club de Vernon.

William J. Sammon, pour l’intervenante la Conférence des évêques catholiques du Canada.

Susan M. Vella et Jonathan Eades, pour l’intervenante la Première Nation de Lac Wunnumin.

Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé, McLachlin et Bastarache rendus par

//Le juge McLachlin//

Le juge McLachlin (dissidente) __

Introduction

1 La présente affaire concerne des actions en dommages‑intérêts intentées par un frère et une sœur contre le Boys’ and Girls’ Club de Vernon (le «Club») relativement à des épisodes d’agression sexuelle par un employé du Club. Les demandeurs réclamaient des dommages‑intérêts au Club en vertu de la théorie juridique voulant que sa responsabilité du fait d’autrui soit engagée en raison des actes intentionnels d’agression sexuelle accomplis par son employé. L’appel interjeté contre la conclusion du juge de première instance que le Club était responsable du fait d’autrui a été entendu par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique à titre d’appel connexe à l’appel Children’s Foundation ((1997), 30 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. B. (P.A.) c. Curry)).

2 Mon collègue le juge Binnie adopte le critère énoncé dans Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534 (ci-après «Children’s Foundation»), que les motifs exposés en l’espèce ne modifient pas. Cependant, il conclut que, d’après les faits de la présente affaire, ce critère n’est pas respecté. Je ne saurais, en toute déférence, être d’accord. Les conclusions de fait du juge de première instance, qui a décidé qu’il y avait lieu de tenir le Club responsable du fait d’autrui, confirment la même conclusion tirée au sujet du critère énoncé dans Children’s Foundation.

Les faits

3 Harry Griffiths a travaillé pour le Club comme directeur de programme de 1980 à 1992. Le Club avait pour objectif notamment [traduction] «de guider la conduite des jeunes garçons et des jeunes filles et de favoriser leur épanouissement sur les plans physique, social, pédagogique, professionnel et moral». En tant que directeur de programme durant cette période, Griffiths était encouragé à cultiver la confiance et le respect chez les jeunes qui lui étaient confiés. Sa relation avec les appelants en l’espèce est à l’origine d’un épisode d’agression sexuelle de l’appelant et de plusieurs épisodes d’agression de l’appelante qui ont abouti à des rapports sexuels avec elle. L’existence de ces événements a été révélée pour la première fois en 1992, soit une dizaine d’années après qu’ils furent survenus. Après avoir été démis de ses fonctions à la suite de l’ouverture d’une enquête policière, Griffiths a plaidé coupable relativement à 14 chefs d’agression sexuelle impliquant les demandeurs et d’autres enfants. Les appelants en l’espèce ont réclamé des dommages‑intérêts au civil à Griffiths et au Club.

4 En général, les activités du Club avaient lieu après l’école et le samedi. La plupart du temps, elles se déroulaient dans les locaux du Club, mais différentes sorties étaient organisées, notamment pour faire du camping et du sport. À l’époque où les appelants fréquentaient le Club, Griffiths s’est lié d’amitié avec eux et leur a accordé une attention particulière. Tout était mis en œuvre pour présenter le Club comme un endroit sûr et fiable. Le Club présentait Griffiths comme un confident digne de confiance et comme un modèle.

5 Les appelants comptaient parmi les enfants qui fréquentaient le Club. Ils s’y rencontraient et y ont établi des liens avec Griffiths. Au début, ces liens étaient tout à fait convenables. À la fin, allègue-t-on, ils ont abouti à des agressions sexuelles. En ce qui concerne l’appelant, qui n’avait alors que 10 ou 11 ans, il est allégué que, pendant qu’il se trouvait au Club, Griffiths l’a invité à son domicile, où il a engagé avec lui une conversation de nature sexuelle qui a dégénéré en agression. Quant à l’appelante, il est allégué que Griffiths l’a agressée à maintes reprises, après avoir travaillé avec elle pendant un certain temps et l’avoir incitée à jouer un rôle de premier plan. À une occasion, Griffiths lui aurait placé la main directement sur son pénis pendant un trajet en fourgonnette pour se rendre à un événement sportif auquel participait le Club.

Les jugements des tribunaux d’instance inférieure

Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [1995] B.C.J. No. 2370 (QL)

6 Le juge Wilkinson, qui a présidé le procès, est arrivé à la conclusion que Griffiths avait incité les enfants à lui vouer un culte. Le juge Wilkinson a également conclu que c’est le poste qu’occupait Griffiths au Club qui lui a permis d’établir la relation de confiance à l’origine des agressions: [traduction] «Griffiths a enjôlé ses victimes dans les locaux du Club pendant les heures d’ouverture du Club et [. . .], n’eût été cette relation particulière et l’attitude enjôleuse adoptée, les actes en question n’auraient pas été accomplis» (par. 74). Comparant l’affaire aux précédents qui sont analysés dans notre arrêt Children’s Foundation, le juge Wilkinson a décidé que les épisodes en question relevaient davantage de la jurisprudence relative aux employés malhonnêtes. Il s’est toutefois également fondé sur des considérations de politique générale pour imputer une responsabilité du fait d’autrui (aux par. 67 à 70):

[traduction] Les principes énoncés dans la jurisprudence et la doctrine portant sur la responsabilité du fait d’autrui reposent sur les questions habituelles: «Travaillait‑il pour l’entreprise de son employeur?» ou «Agissait‑il en dehors de son contrat de travail?» À moins que l’entreprise du commettant ne consiste à agresser sexuellement des enfants, les réponses à ces questions notamment peuvent entraîner une dénégation de responsabilité. S’agit‑il d’un résultat souhaitable dans le cas d’enfants qui sont agressés sexuellement par des adultes à qui ils sont confiés?

Les établissements qui sont chargés de veiller sur des enfants sont en mesure de se protéger en souscrivant une assurance et, qui plus est, ils sont mieux placés que les enfants pour prévenir l’inconduite sexuelle.

Pour éliminer ou, du moins, freiner le fléau de la prédation sexuelle, il faut une motivation puissante chez les dirigeants d’établissements qui se consacrent à la garde, à la protection et à l’éducation d’enfants. À mon avis, la probabilité d’une responsabilité pour négligence ne suffira pas à fournir cette motivation. Dans bien des cas, la preuve sera inexistante ou aura depuis longtemps disparu. La preuve des normes appropriées est une question difficile et changeante.

Selon moi, une responsabilité devrait s’ensuivre, et s’ensuit, lorsque, de par ses fonctions et son travail, un employé est appelé à veiller sur des enfants et à les protéger et que les actes en cause reviennent à faire d’une manière fautive ou criminelle ce qui devait être fait correctement.

7 S’appuyant sur ces conclusions, le juge Wilkinson a décidé que la responsabilité du fait d’autrui du Club était engagée en raison des délits intentionnels de Griffiths.

Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1997), 31 B.C.L.R. (3d) 1

8 Les juges qui ont entendu l’appel interjeté en l’espèce sont les mêmes qui ont tranché l’appel Children’s Foundation. Appliquant le critère à volets multiples qu’elle avait formulé dans l’arrêt Children’s Foundation, le juge Newbury aurait accueilli l’appel en partie. Selon elle, un élément crucial était le fait que la plupart des agressions étaient survenues ailleurs qu’au Club. Un seul épisode d’agression (celui du trajet en fourgonnette à l’occasion d’un événement sportif auquel participait le Club) pouvait engager la responsabilité du fait d’autrui puisque les autres épisodes, qui sont survenus ailleurs qu’au Club et au domicile même de Griffiths, étaient trop dissociés de l’exercice des fonctions du poste occupé par Griffiths. Le juge Finch était du même avis et a évoqué les motifs distincts qu’il avait rédigés dans Children’s Foundation. Le juge Huddart, toutefois, appliquant le critère axé sur le contrôle qu’elle avait établi dans Children’s Foundation, était d’avis d’accueillir l’appel en totalité. Selon elle, Griffiths avait commis les agressions indépendamment de tout exercice d’autorité. Pour cette raison, rien ne justifiait d’imputer la responsabilité du fait d’autrui. Le juge Hollinrake (en son propre nom et en celui du juge Donald) s’est dit d’accord avec le juge Huddart et a aussi évoqué les motifs distincts qu’il avait rédigés dans Children’s Foundation. En conséquence, l’appel a été accueilli et la décision d’imputer une responsabilité du fait d’autrui au Club a été infirmée.

La question en litige

9 Il s’agit en l’espèce de savoir si la responsabilité du fait d’autrui du Club devrait être engagée en raison des délits sexuels intentionnels de Griffiths.

Analyse

10 Les motifs exposés dans Children’s Foundation indiquent sous quel angle il est préférable d’examiner la question de savoir si la responsabilité du fait d’autrui devrait être engagée pour des délits intentionnels comme l’agression sexuelle des enfants en l’espèce. On pourrait souligner, au départ, que le juge de première instance a procédé à peu près de la même façon que celle que nous proposons: il a d’abord examiné la jurisprudence pertinente, puis il a effectué son analyse sous l’angle de la politique générale (quoique de manière superficielle).

11 Le juge de première instance a conclu que la jurisprudence militait clairement en faveur de déclarer l’employeur responsable du fait d’autrui en l’espèce. Par contre, le juge Binnie arrive à la conclusion que la jurisprudence milite contre une conclusion de responsabilité du fait d’autrui de l’employeur. Certains tribunaux ont conclu à la responsabilité du fait d’autrui dans des circonstances comme celles de la présente affaire. D’autres, dont certains sont soulignés par mon collègue, ont jugé de façon formaliste que la responsabilité du fait d’autrui ne saurait être engagée lorsque l’agression sexuelle va à l’encontre des objectifs de l’employeur (par exemple, McDonald c. Mombourquette (1996), 152 N.S.R. (2d) 109 (C.A.)). Comme nous l’avons vu dans Children’s Foundation, l’état de la jurisprudence sur la question n’est ni concluant ni satisfaisant. Les précédents ne nous sont donc d’aucune utilité. Nous devons plutôt nous concentrer sur les considérations de principe et de politique générale analysées dans le pourvoi connexe.

12 Appliquant le critère énoncé dans le pourvoi connexe Children’s Foundation et compte tenu des raisons de politique générale qui sous-tendent la responsabilité du fait d’autrui, il nous faut décider si les délits intentionnels de Griffiths étaient suffisamment liés aux fonctions de son poste pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. Comme je l’ai expliqué dans l’arrêt Children’s Foundation, la question fondamentale est de savoir si l’entreprise que le Club exploitait et le recours aux services de Griffiths ont créé ou sensiblement accru le risque d’agression sexuelle qui s’est matérialisé en l’espèce. Nous devons prendre garde de ne pas ramener cet examen à une simple question de causalité de type «n’eût été». Il est évident que, «n’eût été» son emploi, Griffiths n’aurait jamais fait la connaissance des plaignants. L’analyse est plus nuancée. L’entreprise exploitée par le Club a‑t‑elle exposé la collectivité au risque très réel que se produisent des choses semblables aux agressions sexuelles commises par Griffiths et, partant, le Club devrait‑il être contraint de procéder à l’indemnisation des pertes résultant de la matérialisation de ce risque?

13 Je conclus que, compte tenu des conclusions de fait du juge de première instance, il faut répondre à cette question par l’affirmative. Dans Children’s Foundation, outre les principes généraux, j’ai énuméré un certain nombre de facteurs qui peuvent aider un tribunal à examiner cette question. J’en viens maintenant à ces facteurs, qui militent presque tous en faveur de l’imputation d’une responsabilité.

14 Le premier facteur est l’occasion que l’entreprise offrait à Griffiths de commettre ses agressions. Un milieu dans lequel des enfants sont non seulement placés sous la surveillance d’un adulte, mais confiés à un adulte appelé à servir de mentor, est un milieu dans lequel les possibilités d’abuser de cette confiance sont considérables. Griffiths était autorisé à interagir avec les enfants au Club, et il semble logique de conclure qu’il était autorisé à le faire sans la présence d’autres adultes (le Club ne comptait que deux employés permanents, lui-même et le directeur général). D’après la preuve, il n’était pas tenu de travailler avec les enfants en présence d’autres adultes. Le juge de première instance a expressément insisté sur l’occasion fournie en imposant la responsabilité du fait d’autrui, concluant que c’est uniquement parce que Griffiths se trouvait dans cette situation particulière par rapport aux enfants qu’il a pu mettre à exécution son plan illicite.

15 Un deuxième facteur, soit la question de savoir s’il était possible d’affirmer que les actes en cause contribuaient à la réalisation des objectifs de l’employeur, milite contre l’imputation de responsabilité. De toute évidence, l’entreprise du Club ne consistait pas à agresser sexuellement des enfants. Toutefois, cette observation est presque tautologique. Cela porte à croire que la question de savoir si l’acte fautif contribue à la réalisation des objectifs de l’employeur est plus pertinente lorsqu’elle laisse supposer le contraire, c’est‑à‑dire que, parce que nous présumons que des délits intentionnels ne contribuent pas à la réalisation des objectifs de l’employeur, ce facteur n’est remarquable que lorsque les délits intentionnels contribuent effectivement à la réalisation de ces objectifs, ce qui fait qu’il est presque toujours indiqué d’imputer la responsabilité du fait d’autrui dans ces cas‑là. Dans le présent pourvoi, ce facteur a toutefois peu d’importance.

16 Même si le délit sexuel lui-même ne contribuait pas à la réalisation des objectifs du Club, l’établissement d’une situation de confiance, de pouvoir et d’intimité afin d’encadrer efficacement les enfants y contribuait directement. Le juge de première instance a conclu que, d’après son propre acte constitutif, le Club avait pour mission [traduction] «de guider la conduite des jeunes garçons et des jeunes filles et de favoriser leur épanouissement sur les plans physique, social, pédagogique, professionnel et moral» (je souligne). Il a considéré qu’il s’agissait d’une entreprise consacrée [traduction] «à la garde, à la protection et à l’éducation d’enfants» (par. 69). Le but de l’employeur d’établir une relation de confiance et d’intimité entre ses employés et les enfants découlait de cet objectif. La preuve soumise et les conclusions tirées établissent qu’il était capital que Griffiths obtienne un poste de confiance pour enjôler son bassin de victimes. Donc, bien que le délit intentionnel d’agression sexuelle lui‑même n’ait pas été autorisé, son prédicat nécessaire __ l’établissement d’une situation de confiance et d’intimité __ l’était. C’est cette autorisation de la relation de confiance qui favorise l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui en vertu du deuxième facteur. J’établis donc une distinction entre la situation où, par exemple, des liens intimes basés sur la confiance sont noués par un heureux hasard, et celle où ces liens sont noués par la force des choses eu égard aux objectifs de l’employeur. (J’opposerais le cas de l’élève qui établit une relation de confiance avec le conseiller d’orientation à celui de l’élève qui se lie fortuitement d’amitié avec le concierge de son école et en vient à faire confiance à cette personne qui, dans le cadre de son travail, n’a pas à avoir avec les élèves des contacts apparentés à des rapports de confiance.) En se donnant comme objectif de «guider la conduite» et en autorisant ainsi l’établissement d’une relation de confiance et d’intimité, le Club a engendré les risques associés à de telles relations entre adultes et enfants. Cela renforce l’argument qu’il devrait être tenu financièrement responsable de ces risques lorsqu’ils se matérialisent.

17 Cela nous amène au troisième facteur analysé dans Children’s Foundation, à savoir si l’acte fautif était lié à une intimité inhérente à l’entreprise de l’employeur et à l’occasion d’abus qu’elle procurait. À ce sujet, je me dissocie du juge Binnie. La garde, la protection et l’éducation d’enfants, auxquelles le juge de première instance a fait allusion relativement à la façon de fonctionner du Club et de Griffiths, encourageaient nettement l’établissement de liens intimes. Dans ses activités d’éducation, le Club est allé plus loin qu’encourager l’établissement de liens avec un modèle à imiter; il a indéniablement encouragé l’établissement de liens intimes entre Griffiths et les jeunes qui lui étaient confiés. Le risque associé à ce poste de confiance était accentué par le fait que bien des clients du Club étaient des personnes vulnérables et en difficulté. Le Boys’ and Girls’ Club n’était pas une ligue sportive ordinaire. Il se donnait plutôt pour mission de guider et d’orienter sur le plan moral des jeunes qui, dans bien des cas, provenaient d’un milieu défavorisé ou étaient même en difficulté, comme les appelants dans le présent pourvoi. À cet égard, le Club ne saurait être critiqué. En réalité, il est digne d’éloges. Mais il reste que, du fait qu’il a assumé cette responsabilité particulière d’encadrement, le Club peut également être considéré à bon droit comme ayant assumé la responsabilité des risques accrus qu’il a engendrés. Les raisons qui sous-tendent la répartition du risque et la dissuasion analysées dans l’arrêt Children’s Foundation s’appliquent, et la responsabilité peut être imputée plus facilement.

18 Un quatrième facteur est l’étendue du pouvoir conféré à l’employé par rapport à la victime. Les tribunaux doivent être conscients du pouvoir conféré tant explicitement qu’implicitement. En l’espèce, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin que la constatation du juge de première instance que Griffiths exerçait sur ses victimes un pouvoir tenant du culte pour conclure qu’un autre facteur milite en faveur de l’imputation d’une responsabilité. Cela écarte l’idée que «[l]e Club ne conférait aucun «pouvoir» significatif sur les appelants» (le juge Binnie, au par. 83). Bien que l’appréciation subjective de la situation par l’enfant ne soit pas à elle seule concluante quant à la nature du pouvoir exercé par l’employé, lorsqu’on analyse le degré de pouvoir que comporte un emploi, il convient sûrement, pour déterminer si la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur devrait être engagée en raison du délit de l’employé, de tenir compte de ce qu’un enfant raisonnable penserait de la situation de cet employé. Bien que Griffiths n’ait guère été un policier ou un parent de famille d’accueil, pour comprendre le pouvoir exercé il faut le situer dans son contexte. Ici, vu qu’il servait de modèle dans un club qui s’occupait d’enfants vulnérables, il n’y a pas grand-chose qui milite contre la conclusion du juge de première instance que la situation de Griffiths par rapport aux enfants, était une situation de pouvoir. En investissant l’employé de ce pouvoir, l’employeur a créé un risque, léger mais réel, qu’il en abuse. Cela étaye alors l’opinion que l’employeur peut légitimement être tenu responsable de l’usage abusif de ce pouvoir.

19 Le cinquième facteur est la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice abusif du pouvoir d’un employé. Le risque qu’un employé prédateur saisisse la chance de commettre un abus de confiance ou de pouvoir est accru lorsque les victimes sont vulnérables. Il va sans dire que les enfants sont vulnérables en tant que victimes potentielles de délits intentionnels comme l’agression sexuelle. Ces enfants, adolescents en difficulté, étaient plus vulnérables que la plupart des gens.

20 La liste non exhaustive de facteurs fournie dans Children’s Foundation pour guider les tribunaux inférieurs ne met pas fin à l’analyse. En fin de compte, il faut se concentrer sur le lien entre l’emploi et le délit, et sur la question de savoir si l’emploi a sensiblement accru le risque de délit. Comme on le propose dans Children’s Foundation, des facteurs militant contre l’imputation d’une responsabilité peuvent entrer en ligne de compte pour répondre à cette question. La présente affaire en est un exemple. Mis à part l’épisode de la fourgonnette, Griffiths a commis toutes ses agressions ailleurs qu’au Club (à son domicile) et en dehors des heures d’ouverture de l’établissement. Ce fait milite contre l’imputation d’une responsabilité au Club pour les délits de Griffiths, étant donné qu’il étaye l’argument que la conduite de Griffiths était un jeu personnel pervers qui n’avait rien à voir avec l’exercice de ses fonctions.

21 La force de cette proposition est toutefois largement diminuée par deux considérations atténuantes. Premièrement, les facteurs spatial et temporel, comme l’endroit et le moment où les délits ont été commis doivent être pris en considération avec tous les autres facteurs pertinents. Ils ne sont pas déterminants en soi. Pour décider s’il existe, entre l’acte fautif et l’emploi, un lien suffisant pour engager la responsabilité du fait d’autrui, il est loin d’être suffisant de savoir où et quand cet acte fautif a été commis. Cela nous amène à la deuxième considération atténuante. Considérer les délits comme de simples épisodes distincts survenus au domicile de Griffiths, c’est faire abstraction du plan soigneusement conçu par Griffiths pour prendre les enfants au piège. C’est en amenant les enfants à lui faire confiance au Club, du fait que ses fonctions l’obligeaient à tisser des liens d’intimité et de respect, qu’il a pu accomplir ses actes ignobles. Là encore, une comparaison pourrait être utile. Si un caissier d’un supermarché invite un collègue à souper chez lui et l’agresse, on ne saurait dire que ce délit résulte de l’emploi. Il en est ainsi même si c’est l’emploi qui a fourni l’occasion, par la socialisation sur les lieux de travail, de convaincre le collègue d’accepter l’invitation. Cet épisode demeurerait un exemple de «simple occasion» par ailleurs anodine. Il ne permet pas, à lui seul, de rattacher le délit au supermarché. Toutefois, l’affaire qui nous occupe est complètement différente. Ce n’est pas une simple coïncidence de lieu et d’interaction qui a amené Griffiths à s’attaquer à ses victimes, mais plutôt le fait que les fonctions qu’il exerçait le plaçaient dans une situation particulière de confiance et de pouvoir vis‑à‑vis de personnes vulnérables et le fait qu’il s’est servi de cette situation pour abuser du pouvoir dont il avait été investi pour s’acquitter de ses fonctions. C’est ce lien beaucoup plus solide qui justifie de tenir le Club responsable du coût des pertes causées par Griffiths.

22 Presque tous les facteurs pertinents indiquent que les délits commis par Griffiths étaient, en réalité, liés à son emploi. Je suis donc d’avis d’imputer au Club une responsabilité du fait d’autrui pour la conduite de Griffiths. Les raisons de politique générale qui sous‑tendent la responsabilité du fait d’autrui __ la juste indemnisation et la dissuasion __ appuient cette conclusion. Le Club a présenté Griffiths aux enfants de la collectivité et l’a investi de responsabilités et de pouvoirs particuliers à l’égard de ces enfants qui étaient très vulnérables. Il a créé et maintenu le risque qui s’est matérialisé. L’indemnisation du préjudice qui a suivi peut à bon droit être considérée comme un coût d’exploitation du Club. Les raisons qui sous-tendent la répartition du risque et la dissuasion appuient l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui dans ces circonstances.

23 Je suis en désaccord avec la Cour d’appel non pas en ce qui concerne les facteurs dont elle a tenu compte, mais plutôt en ce qui a trait à la façon dont ces facteurs se rapportent à la question fondamentale du lien entre l’acte fautif de l’employé et son emploi. L’essentiel n’est pas de savoir quand et où les délits ont été commis (comme l’a souligné le juge Newbury), ni si Griffiths aurait pu commettre ces délits en tant que gentil voisin (comme l’a souligné le juge Huddart). Ces facteurs, qui sont pertinents, doivent être pris en considération avec les autres facteurs que j’ai évoqués pour décider si l’emploi a sensiblement accru le risque d’agression qui s’est matérialisé. Bien que le lien entre l’emploi et l’acte fautif en l’espèce puisse avoir été moins déterminant que le lien des plus étroits qui a été démontré dans le pourvoi Children’s Foundation, la preuve et les conclusions du juge de première instance suffisent à établir que l’emploi a sensiblement accru le risque d’agression sexuelle qui s’est matérialisé.

24 J’ajoute trois brefs commentaires sur des points connexes. Premièrement, je ne perçois pas la question comme étant un affrontement entre l’équité et la responsabilité. L’objectif d’indemnisation n’est pas simplement une règle de bourses bien garnies. La juste indemnisation consiste à faire assumer le coût d’un risque par la bonne partie, en fonction non pas de la capacité de payer, mais plutôt de la création du risque à l’origine du délit. Formuler la question en termes de «pro-responsabilité» par opposition à «équité» revient à établir une fausse dichotomie entre la responsabilité du fait d’autrui et ce qui est équitable. Notre objectif ultime est d’établir une règle de responsabilité du fait d’autrui qui soit équitable pour le demandeur, le défendeur et la société.

25 Deuxièmement, pour les motifs exposés dans Children’s Foundation, je ne saurais convenir que les objectifs d’indemnisation et de dissuasion ne sont pas servis en l’espèce, même si le Club est un organisme sans but lucratif. Je souligne que l’ancienne règle de common law de l’exonération des organismes de bienfaisance a été abolie il y a longtemps. Cette règle était justifiée par le fait que de nombreux organismes de bienfaisance, qui rendaient au public des services précieux et utiles, auraient pu devoir cesser leurs activités s’ils avaient été accablés d’actions en responsabilité délictuelle (fondées ou non sur la faute). Vu que la règle a été rejetée, il y a également lieu, à moins que le législateur ne commande le contraire, de rejeter la logique sur laquelle elle reposait __ à savoir que les organismes de bienfaisance devraient être exemptés de toute action en responsabilité délictuelle de crainte qu’ils ne soient forcés d’abandonner leurs bonnes œuvres.

26 Enfin, je rejetterais toute proposition suivant laquelle le travail d’un employé doit être suffisamment semblable au rôle parental pour que puisse être invoquée la responsabilité du fait d’autrui dans des cas d’agression d’enfants. Une telle analyse me semble mettre démesurément l’accent sur le pouvoir exercé par l’employé, au détriment d’autres facteurs du critère proposé dans Children’s Foundation, et doit être évitée.

27 Finalement, de quelque manière qu’il puisse être analysé, ce délit résulte des risques créés par la situation particulière de confiance et de respect entretenue par Griffiths dans le cadre de l’entreprise du Club. Le Club est une institution qui a pour mission explicite de s’occuper de jeunes en difficulté comme les appelants, et de guider leur conduite au moyen d’activités comme le sport. Cette entreprise comporte des risques. Ces risques se sont matérialisés en l’espèce et ont entraîné de graves conséquences sur les plans physique et affectif. Les objectifs du Club sont louables, mais ils ne sauraient l’exonérer de toute responsabilité pour les pertes résultant de la conduite de son employé.

Conclusion

28 Le pourvoi devrait être accueilli avec dépens et le jugement de la cour de première instance devrait être rétabli.

Version française du jugement des juges Cory, Iacobucci, Major et Binnie rendu par

//Le juge Binnie//

29 Le juge Binnie __ L’imputation de la responsabilité du fait d’autrui n’est pas tant une «déduction fondée sur des prémisses formalistes» qu’une question de politique générale, comme notre Cour le fait observer au par. 26 de l’arrêt Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, rendu simultanément (ci-après «Children’s Foundation»). Néanmoins, d’ajouter la Cour, «[l]’accent mis sur une politique générale ne doit pas diminuer l’importance des principes juridiques» (par. 27). Dans Children’s Foundation, l’employeur cherchait à établir, pour les raisons les plus louables, une relation quasi- parentale entre ses employés et les enfants confiés à leurs soins, avec tout le pouvoir et l’intimité que comportent de telles relations, et il a, de ce fait, «accru sensiblement le risque de préjudice qui a résulté» (par. 43). Les attouchements associés à la relation quasi parentale ont dégénéré en agression sexuelle. J’estime cependant que la présente affaire est différente et ne justifie pas l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. Bien que notre Cour puisse souhaiter profiter de la bourse bien garnie de l’intimé pour voir indemniser les appelants, nous n’avons pas compétence ex aequo et bono pour pratiquer la justice distributive. D’après les faits de la présente affaire, les principes juridiques et la jurisprudence favorisent l’intimé.

30 Si la responsabilité du fait d’autrui du Boys’ and Girls’ Club de Vernon était engagée en raison du préjudice découlant de la conduite criminelle de son employé Griffiths, qui, aux fins du présent pourvoi, doit être considérée comme ayant été adoptée à l’insu du Club, sans son autorisation et sans qu’il l’ait prévue, il serait alors difficilement concevable que de nombreuses entreprises qui ont pour mandat notamment de fournir des modèles à des enfants et de les encadrer puissent échapper à la responsabilité de verser une indemnité pécuniaire pour l’agression sexuelle criminelle commise par un de leurs employés. Même, si d’un point de vue positif, une telle imputation globale de responsabilité sans faute aidait les victimes dans la situation des appelants, elle changerait également les règles juridiques de base en vertu desquelles les organismes de loisirs sont censés être régis par la jurisprudence actuelle. On pourrait s’attendre que ces organismes réagiraient de manière rationnelle, sinon à contrecœur, à un nouveau présage de responsabilité financière. Ils pourraient décider de mettre fin à leurs activités. Il est donc important que, dans la présente affaire, comme ailleurs, le critère relatif à la responsabilité du fait d’autrui que notre Cour a adopté dans Children’s Foundation soit appliqué très rigoureusement.

31 Dans Children’s Foundation, le juge McLachlin énonce la procédure en deux étapes applicable pour décider quand un acte non autorisé est «si étroitement lié» à l’entreprise de l’employeur que la responsabilité devrait être imputée (au par. 15):

Le tribunal doit d’abord décider s’il y a des précédents qui établissent sans équivoque la responsabilité du fait d’autrui ou encore l’absence de responsabilité dans l’affaire en cause. Si aucune solution ne ressort clairement de la jurisprudence, la prochaine étape consiste à décider si la responsabilité du fait d’autrui devrait être imputée compte tenu des raisons de politique générale qui sous‑tendent la responsabilité stricte.

À mon avis, il ressort «nettement» de la jurisprudence, qui reflète les jugements de principe rendus par divers tribunaux au cours de nombreuses années et dans de nombreux ressorts différents, que l’imputation d’une responsabilité sans faute en l’espèce irait au‑delà du consensus judiciaire existant sur les limites appropriées de la responsabilité sans faute d’un employeur. On arrive à la même conclusion à la deuxième étape de l’analyse dans laquelle on s’attaque directement aux «raisons de politique générale». Je pense donc que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a eu raison de ne pas imputer la responsabilité sans faute du fait d’autrui en l’espèce et je rejetterais le pourvoi sur ce point, sous réserve du droit des appelants de poursuivre les procédures devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, si cela leur est conseillé, relativement aux questions de la responsabilité potentielle du Club, fondée sur la faute.

Les faits

32 L’entreprise exploitée par le Boys’ and Girls’ Club de Vernon ressemble à un grand nombre d’organismes sans but lucratif qui œuvrent dans des collectivités au Canada. Les fondateurs du Club ont eu la sagesse, en 1976, de le constituer en personne morale sous le régime de la Societies Act, R.S.B.C. 1960, ch. 362. En qualité de société, le Club ne peut exercer [traduction] «aucune activité industrielle ou commerciale» (par. 3(1)). Il tire la majorité de ses revenus de subventions fédérales et provinciales, de frais d’adhésion et de programme, et de campagnes de financement. Les objectifs suivants figurent dans son acte constitutif:

[traduction] . . . guider la conduite des jeunes garçons et des jeunes filles et [. . .] favoriser leur épanouissement sur les plans physique, social, pédagogique, professionnel et moral . . .

À l’époque des agressions, le conseil d’administration du Club était composé de bénévoles. Il y avait deux employés salariés. Griffiths, en tant que directeur de programme, relevait du seul autre employé rémunéré, le directeur général. Griffiths assurait la supervision quotidienne du personnel bénévole. Contrairement à l’employeur dans Children’s Foundation, le Boys’ and Girls’ Club de Vernon fournissait non pas le logement mais des installations récréatives aux enfants. Il ne prétendait aucunement tenir lieu de parent pour ses membres. Le rôle de Griffiths, en ce qui concernait le Club, se limitait à organiser des activités récréatives et des sorties occasionnelles, comme nous le verrons plus en détail ultérieurement.

33 En 1982, Jody Jacobi avait 13 ans et son frère Randy, 11 ans. Ils vivaient chez leur mère et pouvaient se rendre à pied au Club. Jody et Randy participaient parfois aux activités du Club après l’école ou le samedi. Randy jouait notamment au hockey en salle et Jody faisait de la gymnastique. Le juge de première instance a conclu que [traduction] «[l]e Club était un endroit sûr et amusant à fréquenter» ([1995] B.C.J. No. 2370 (QL), au par. 7).

34 La vie familiale de Jody et de Randy n’était pas facile. Leur mère avait déménagé avec eux de Calgary à Vernon (Colombie‑Britannique) en 1979, après s’être séparée de leur père, qui était son deuxième mari. Son troisième mariage a duré quelques mois en 1980 et a pris fin en janvier 1981. Elle s’est remariée en 1982, mais s’est séparée en 1985. Le juge de première instance a conclu qu’il y avait eu [traduction] «beaucoup d’agitation à la maison» (par. 26) à la fin des années 70, et que le mariage de la mère en 1980 avait été «un désastre», sans compter «les tensions interfamiliales» et «la violence grave sur les plans affectif et physique, certainement en présence des deux plus jeunes enfants [les appelants], quand ils n’en étaient pas eux‑mêmes victimes» (par. 27).

35 Le Boys’ and Girls’ Club de Vernon se trouvait à servir en quelque sorte de refuge à ces enfants, particulièrement à Jody qui y a suivi un cours de formation de moniteurs. Celle-ci a témoigné au procès qu’elle se sentait en sécurité au Club et que ses seuls amis étaient d’autres membres du Club. Après les agressions en cause, elle a continué à fréquenter le Club et, quelques années plus tard, elle a participé à ses activités à titre d’employée salariée à plein temps. Randy se sentait aussi en sécurité au Club, où il rencontrait tous ses amis et exerçait toutes ses activités. Le juge de première instance a conclu (au par. 8):

[traduction] C’est précisément le genre de chose que le Club était supposé favoriser et qui était particulièrement bénéfique pour des enfants comme [Randy] dont le milieu familial n’était pas particulièrement gai.

36 Les agressions sexuelles sont survenues à des occasions différentes vers 1982. Randy et Jody ont tous deux été agressés en dehors des locaux et des heures d’ouverture du Club (à l’exception de l’épisode d’attouchements sexuels dont Jody a été victime dans la fourgonnette du Club, pour lequel le juge Newbury de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique aurait déclaré le Club responsable du fait d’autrui). Le travail de Griffiths consistait à coordonner les activités parascolaires. Il consistait aussi à superviser et à participer jusqu’à un certain point aux activités des membres. On s’attendait à ce qu’il établisse des liens avec les membres. Le juge de première instance a décidé que Jody et Randy avaient souffert d’un traumatisme à long terme en raison de ces épisodes. Dix années se sont écoulées avant même qu’ils soient capables de révéler ce qui leur était arrivé. Le juge de première instance a conclu que [traduction] «[i]l y [avait] eu essentiellement un seul épisode impliquant» Randy et «un épisode de rapports sexuels impliquant» Jody «à la suite de plusieurs épisodes moins graves» (par. 1). Griffiths a plaidé coupable relativement à ces infractions et à d’autres infractions et a purgé six ans d’emprisonnement.

37 Ce contexte est important parce qu’il est clair qu’en raison de leur âge et d’une vie familiale instable, ces enfants étaient vulnérables aux attaques d’un prédateur sexuel comme Griffiths. Si le Club avait été négligent en embauchant Griffiths ou en le supervisant, ou encore en se servant de lui pour s’acquitter de sa propre obligation de diligence envers les enfants, une responsabilité directe s’ensuivrait. Toutefois, on nous demande, en l’espèce, de tenir pour acquis qu’il n’y a pas de responsabilité directe. Nous nous intéressons seulement à la possibilité que la responsabilité «sans faute» du fait d’autrui du Club soit engagée en raison des crimes de Griffiths. Le juge de première instance a estimé qu’il était nécessaire, pour des raisons de politique générale, d’imputer la responsabilité du fait d’autrui [traduction] «[p]our éliminer ou, du moins, freiner le fléau de la prédation sexuelle» (par. 69). Je conviens que nous avons affaire à une politique générale établie par la jurisprudence mais, en toute déférence, il me semble qu’il existe tout un ensemble de telles considérations de politique générale qu’il faut soupeser si on veut que justice soit rendue à l’égard de toutes les intéressés. Qui plus est, la politique établie par les tribunaux doit, en fin de compte, céder le pas aux principes juridiques.

L’«occasion» de commettre une agression créée par l’employeur

38 Le juge de première instance a décidé que Griffiths avait saisi l’occasion fournie par les activités du Club pour se lier d’amitié avec les victimes. En ce qui concerne Randy, le juge de première instance a dit, au par. 8:

[traduction] Pendant qu’il était à son poste, Harry [Griffiths] lui a prêté de plus en plus attention, il paraissait le respecter et l’encourageait à participer à plus d’activités. Harry le faisait sentir plus important. [Randy] s’est rendu à une joute de hockey en salle à Edmonton dans la fourgonnette du Club. Il se sentait en sécurité au Club, où il en est venu à rencontrer tous ses amis et à exercer toutes ses activités, et Harry le faisait sentir important et respecté.

En ce qui concerne Jody, le juge de première instance a affirmé, au par. 11:

[traduction] [Jody] trouvait Harry Griffiths très amical et d’un grand soutien. Il l’a encouragée et paraissait lui vouer un grand respect. Il l’encourageait à jouer un rôle de premier plan dans diverses activités, puis elle est devenue monitrice et, en fin de compte, employée à plein temps du Club. Elle pensait que Harry était merveilleux et croyait qu’il l’aimait et la respectait.

39 Le témoignage de Griffiths, dans certaines parties de la transcription de son interrogatoire préalable qui ont été lues au procès, démontre qu’il ne se trouvait pas dans une situation spéciale de confiance en ce qui concernait [traduction] «la garde, [. . .] la protection et [. . .] l’éducation» des enfants. Bien que toute amitié entre un adulte et un enfant comporte un aspect de confiance, j’estime que le juge de première instance a outrepassé la réalité de ce Club lorsqu’il a accepté la façon dont Jody a décrit Griffiths au procès, comme étant un être à qui elle vouait un culte. Même si cela était vrai, il est juste de dire que cette perception de Griffiths n’était ni un résultat souhaité par le Club, ni une conséquence prévisible de son entreprise.

40 Quand on lui a demandé comment il avait choisi ces victimes parmi tous les enfants qui fréquentaient le Club, Griffiths a répondu qu’il n’y avait aucune raison particulière. Les enfants qui sont devenus par la suite des victimes étaient particulièrement sociables et amicaux, et étaient ceux qui avaient incité Griffiths à participer aux jeux et aux activités. Après un certain temps, une relation d’amitié s’est établie entre Griffiths et les deux enfants. Une conduite criminelle s’est développée progressivement grâce à cette amitié, et non pas grâce à une prétendue situation de confiance. La transcription le montre clairement: quand on lui a demandé s’il avait employé des mots particuliers pour amener les enfants à participer à des actes sexuels, Griffiths a répondu:

[traduction] . . . c’était __ je crois la conversation sexuelle et les allusions sexuelles, les plaisanteries, et ils semblaient également y participer en répondant par d’autres plaisanteries et des commentaires. Ainsi vous savez, cela a débuté et s’est poursuivi jusqu’au point où ils passaient de plus en plus de temps et ils venaient chez moi et alors les actes sexuels ont commencé. [Je souligne.]

41 J’estime qu’un résumé fidèle de la preuve relative à la relation entre Griffiths et le Club, ainsi qu’au pouvoir (ou à l’absence de pouvoir) que Griffiths exerçait sur les enfants, figure dans la décision du juge Huddart de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ((1997), 31 B.C.L.R. (3d) 1, aux pp. 7 et 8):

[traduction] Monsieur Griffiths était le directeur de programme du Club intimé, l’un des deux employés à plein temps. Son travail consistait à encourager les enfants à participer aux activités du Club et à superviser ces activités, et ce faisant, à favoriser la réalisation des objectifs du Club, qui étaient notamment «de guider la conduite des jeunes garçons et des jeunes filles et de favoriser leur épanouissement sur les plans physique, social, pédagogique, professionnel et moral». À ce titre, il était encouragé à se lier d’amitié avec les garçons et les filles. C’était le maximum que le Club pouvait lui demander de faire. Le Club n’avait ni pouvoir, ni autorité sur les enfants. Il n’était pas leur parent. Il ne leur tenait pas lieu de parent non plus. Les garçons et les filles retournaient chez leurs parents après chaque activité. [Je souligne.]

Cette description doit être opposée aux faits de l’affaire Children’s Foundation où, comme l’a expliqué le juge McLachlin, au par. 58, «[l]’occasion d’exercer un contrôle personnel intime ainsi que l’autorité et la relation parentales requises par les conditions de travail ont engendré le climat propice à la perpétration de l’agression sexuelle par Curry. [. . .] En réalité, il est difficile d’imaginer un travail qui comporte un plus grand risque d’agression sexuelle pour les enfants» (je souligne). Bien que toute situation qui met des adultes en contact avec des enfants crée une certaine possibilité d’agression, l’employeur qui encourage un employé à n’établir que des liens positifs avec des enfants ne présente pas le même risque que l’employeur dont il est question dans Children’s Foundation.

Application du critère établi dans Children’s Foundation

42 Dans Children’s Foundation, notre Cour adhère à la façon, fondée sur le «risque d’entreprise», d’aborder la responsabilité du fait d’autrui. Ainsi, comme l’explique le juge McLachlin, au par. 31, «[l]’employeur implante dans la collectivité une entreprise qui comporte certains risques. Quand ces risques se matérialisent et causent un préjudice à un membre du public malgré les efforts raisonnables de l’employeur, il est juste que la perte soit assumée par la personne ou l’organisme qui a créé l’entreprise et, en conséquence, le risque.» La pierre angulaire de l’«équité» dans ce contexte est non pas «la prévisibilité des risques découlant d’une conduite particulière, mais [. . .] la prévisibilité des risques généraux que comporte l’ensemble d’une entreprise» (par. 39). Enfin, «il doit exister un lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire (le risque créé par l’entreprise de l’employeur) et l’acte fautif. Il doit être possible de dire que l’employeur a accru sensiblement le risque de préjudice en plaçant l’employé dans son poste et en lui demandant d’accomplir les tâches qui lui étaient assignées» (par. 42) (le premier soulignement est de moi; le deuxième est dans l’original).

43 Il est important d’être précis en ce qui concerne les caractéristiques particulières de l’entreprise en cause dans le présent pourvoi. Le Club fournissait à l’employé l’occasion de rencontrer des enfants, à l’instar de tout organisme qui s’occupe d’enfants. Le Club autorisait Griffiths à établir des liens avec ces enfants, ce qui, encore une fois, est inévitable dans une telle entreprise. Le Club offrait des loisirs dans un endroit public (par opposition à l’intimité du foyer de Griffiths) sous forme d’activités de groupe avec d’autres personnes, y compris des enfants et des bénévoles dont la présence permanente aurait été fatale aux projets personnels de Griffiths. L’emploi de Griffiths ne l’autorisait nullement à s’immiscer dans la vie intime de ces enfants. À la différence de Children’s Foundation, l’entreprise en l’espèce comptait seulement deux employés, et était axée sur l’établissement de liens (de consultation) entre les membres, et non pas de liens (de subordination) avec des personnes en autorité.

Première étape: la jurisprudence

44 Comme le juge McLachlin le souligne, des délits différents peuvent soulever des questions différentes lorsqu’il s’agit de déterminer s’il peut y avoir responsabilité du fait d’autrui. Il est plus facile de rationaliser, par exemple, l’imputation de la responsabilité sans faute du fait d’autrui en raison de l’exécution négligente par l’employé du contrat de l’employeur, que d’imputer à l’employeur une responsabilité du fait d’autrui en raison d’un comportement criminel, comme une agression sexuelle, adopté par un employé pour son propre plaisir. La jurisprudence comprise dans la première étape de l’analyse devrait donc soulever des questions aussi semblables que possible à celles du présent pourvoi. Les tribunaux canadiens ont effectivement examiné une gamme de circonstances dans lesquelles on a cherché à tenir l’employeur responsable d’une agression sexuelle commise par un employé. Il est juste de dire que ces affaires témoignent d’une grande hésitation à imputer la responsabilité sans faute pour un comportement aussi personnel et répugnant de la part d’un employé. En l’espèce, le juge de première instance, qui ne bénéficiait pas des motifs du juge McLachlin dans l’affaire Children’s Foundation, a estimé qu’il était inutile de procéder à une étude complète de la jurisprudence. Outre le jugement de première instance rendu dans Children’s Foundation, il n’a cité que Boothman c. Canada, [1993] 3 C.F. 381 (1re inst.), une affaire de harcèlement en milieu de travail par un supérieur immédiat, et The Queen c. Levy Brothers Co., [1961] R.C.S. 189, une affaire de vol de courrier par des employés de Postes Canada. Ni Boothman ni Levy Brothers ne clarifient grandement les problèmes particuliers que pose le présent pourvoi, et l’affaire Children’s Foundation est très différente sur le plan des faits.

a) La jurisprudence relative à l’occasion fournie

45 Comme le fait observer le juge McLachlin, au par. 40 de l’arrêt Children’s Foundation, «tout emploi [. . .] fournit la relation de cause à effet du délit d’un employé. Par conséquent, la “simple occasion” de commettre un délit, au sens ordinaire de “n’eût été”, ne suffit pas» pour imputer la responsabilité sans faute (souligné dans l’original). Les affaires de concierge, par exemple, montrent que la création d’une occasion ne comportant ni pouvoir sur la victime créé par l’emploi ni aucun autre lien entre l’emploi et le délit constitue rarement le «lien solide» requis pour déclencher la responsabilité du fait d’autrui. Dans E.D.G. c. Hammer, [1998] B.C.J. No. 992 (QL) (C.S.), le juge Vickers a conclu que la responsabilité du fait d’autrui d’un conseil scolaire n’était pas engagée en raison de l’agression sexuelle commise par son concierge, car [traduction] «[t]out ce qu’on peut dire pour étayer une conclusion de responsabilité du fait d’autrui est que M. Hammer travaillait comme concierge de l’école et que ses tâches lui ont fourni l’occasion de commettre les actes fautifs» (par. 52). En ce qui concerne les considérations de politique générale dans ces affaires, le juge Vickers a dit craindre que les tribunaux empiètent sur des questions qu’il appartient davantage au législateur de trancher (au par. 54):

[traduction] Il s’agit de choisir entre imposer le fardeau de ce préjudice à un conseil scolaire innocent, ou le laisser assumer par la victime innocente. Il ne s’agit pas d’un bon choix de politique générale à imposer au tribunal. Si les conseils scolaires doivent devenir assureurs de tous les actes de leurs employés, alors il s’agit d’un choix de politique générale qui doit être fait par les membres de l’assemblée législative.

46 La Cour d’appel de l’Ontario a refusé d’imputer la responsabilité du fait d’autrui dans Q. c. Minto Management Ltd. (1985), 15 D.L.R. (4th) 581 (H.C. Ont.), conf. par (1986), 34 D.L.R. (4th) 767 (C.A. Ont.). Dans cette affaire, une locataire avait été violée dans son appartement par l’employé du propriétaire. Grâce à son emploi, l’employé avait accès aux passe‑partout de l’immeuble d’habitation. Le juge Gray a rejeté l’action en responsabilité du fait d’autrui intentée contre le propriétaire pour les agressions sexuelles commises, parce qu’il considérait que l’acte de l’employé était un acte indépendant non suffisamment lié à l’exercice de ses fonctions. (Le juge Gray a toutefois conclu que le propriétaire avait été négligent, et cette conclusion constituait un motif de responsabilité directe qui a été confirmé par la Cour d’appel de l’Ontario).

47 De même, dans Goodwin c. Commission scolaire Laurenval, [1991] R.R.A. 673 (C.S. Qué.), le juge Forget a conclu que, dans cette affaire, le concierge d’une école avait été prévenu que s’il laissait entrer des élèves dans l’école fermée à clef après les heures d’ouverture, il devrait les suivre afin de s’assurer qu’ils n’y déambulent pas sans surveillance. Une jeune fille qui avait demandé au concierge de lui donner accès aux toilettes à un moment où l’école était fermée a subi un épisode d’attouchement sexuel de la part du concierge. Le juge Forget a décidé que le conseil scolaire n’était pas responsable, parce que même si celui‑ci avait confié au concierge certaines responsabilités liées aux enfants (c.‑à‑d. la surveillance des enfants qui se rendaient aux toilettes et qui en sortaient), l’agression n’était pas suffisamment liée au rôle de surveillance du concierge (à la p. 679):

En appliquant ces critères, il devient évident que M. Cheng n’agissait pas dans l’exécution de ses fonctions au moment où il a posé le geste reproché. Les paroles prononcées par M. Cheng et le geste posé, n’avaient aucune relation avec une activité de surveillance. Il en serait tout autrement, par exemple, si le concierge avait frappé les enfants, puisqu’elles refusaient de quitter l’école ou d’obéir à ses directives; tel n’est pas le cas.

48 Le degré de complexité s’accroît quand l’entreprise fournit non seulement la «simple occasion», mais ajoute une excuse créée par l’emploi pour justifier un accès intime auprès de l’individu qui devient la victime. En pareil cas, l’entreprise ajoute à la «simple» occasion un mode de fonctionnement qui facilite l’accès auprès de la victime pour commettre le type même de délit qui est survenu. Cependant, les tribunaux canadiens n’ont pas cru que ce lien était suffisamment «solide» pour pouvoir imputer la responsabilité sans faute à l’employeur.

49 Dans B. (J.‑P.) c. Jacob (1998), 166 D.L.R. (4th) 125, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a décidé que la responsabilité du fait d’autrui de la corporation hospitalière n’était pas engagée en raison de l’agression sexuelle d’un patient endormi commise par un membre de son personnel infirmier. L’agression avait eu lieu pendant les heures de travail. La cour a conclu que l’infirmier avait, à cause de son emploi, eu l’occasion d’entrer dans la chambre du patient endormi où il avait commis l’agression, mais ces faits n’étaient pas suffisants pour déclarer l’employeur responsable du fait d’autrui.

50 Dans Barrett c. The Ship «Arcadia» (1977), 76 D.L.R. (3d) 535 (C.S.C.‑B.), un employé embauché comme steward pour les officiers par la compagnie de transport maritime défenderesse avait revêtu un uniforme de steward et était entré dans la cabine d’une passagère. La passagère n’avait aucune raison de croire que l’employé n’agissait pas en qualité de steward pour les passagers. Après être entré dans la cabine, l’employé a commencé à agresser sexuellement la passagère, qui a alors quitté les lieux en courant pour aller chercher du secours. Le tribunal a conclu que la responsabilité du fait d’autrui de la compagnie de navigation défenderesse ne pouvait pas être engagée parce que l’agression était [traduction] «un acte clairement séparé et distinct de son emploi de steward pour les officiers et n’avait aucun lien avec cet emploi» (p. 537).

51 Bien que les tribunaux n’y aient pas bénéficié du cadre d’analyse établi dans Children’s Foundation, ces affaires montrent l’hésitation que les juges de notre pays ont eue, dans le passé, à imputer à l’employeur la responsabilité sans faute simplement en raison d’une occasion créée par l’emploi, même lorsque cette occasion était accompagnée (comme en l’espèce) d’un accès privilégié auprès de la victime. Dans de telles affaires, il est possible de reconnaître que la proximité et les contacts réguliers peuvent fournir un bassin de victimes potentielles. Néanmoins, bien que chacune des entreprises dans les affaires susmentionnées ait créé des risques prévisibles qui n’auraient pas existé par ailleurs, il a été décidé (pour reprendre les termes de l’analyse de Children’s Foundation) qu’il n’y avait pas de lien suffisamment solide entre le type de risque créé et l’agression réellement survenue pour justifier l’imputation d’une responsabilité sans faute.

52 La jurisprudence américaine va généralement dans le même sens. Dans Boykin c. District of Columbia, 484 A.2d 560 (D.C. 1984), la Court of Appeals a conclu que la responsabilité du fait d’autrui des écoles publiques du district de Columbia ne pouvait pas être engagée en raison de l’agression sexuelle d’une élève aveugle, sourde et muette par le coordonnateur d’un programme destiné aux élèves sourds et aveugles. [traduction] «Nous ne croyons pas qu’il soit possible de considérer qu’une agression sexuelle résulte directement de l’autorisation d’un responsable de l’école de prendre une élève par la main ou le bras pour la guider à travers les obstacles de l’édifice» (p. 562). La conduite de l’employé n’avait «absolument rien à voir avec les services pour lesquels il avait été embauché» (p. 564). (J’ajoute, incidemment, que le pouvoir dans la présente affaire de «toucher» un enfant en l’aidant à descendre d’un appareil de gymnastique ou en jouant une partie de balle ou de hockey, n’est pas plus lié à une agression sexuelle que ne l’était le pouvoir, dans l’affaire Boykin, de prendre une enfant aveugle par la main pour la guider à travers les obstacles de l’édifice.) Dans Lourim c. Swensen, 936 P.2d 1011 (Or. Ct. App. 1997), à la p. 1015, la Court of Appeals de l’Oregon a examiné un grand nombre des plus récentes décisions en matière d’agression sexuelle commise par un employé et a refusé de conclure, du point de vue juridique, que les Boy Scouts of America pouvaient être tenus responsables des agressions sexuelles commises par un chef scout. Voir également l’affaire Ciarochi c. Boy Scouts of America, Inc., Cour supérieure de l’Alaska, greffe de Ketchikan IKE‑89‑42 CI, 6 août 1990, dans laquelle le tribunal de première instance a refusé d’imputer la responsabilité du fait d’autrui aux Boy Scouts of America en raison des agressions sexuelles commises par un chef scout.

b) La jurisprudence relative aux objectifs de l’employeur

53 Il est difficile de songer à une situation où l’agression sexuelle commise par un employé favoriserait la réalisation des objectifs de l’entreprise de l’employeur. Pour cette raison, ma collègue le juge McLachlin estime que les objectifs de l’employeur ont «peu d’importance» dans le présent pourvoi (au par. 15). Il est vrai naturellement qu’en général il est sans importance qu’un employé n’ait pas agi en vue de réaliser les objectifs de son employeur, pourvu qu’il existe un lien solide entre l’emploi et le délit, par exemple, lorsque l’employé agit conformément à ses pouvoirs: Lloyd c. Grace, Smith & Co., [1912] A.C. 716 (H.L.); Lockhart c. Canadian Pacific Railway Co., [1941] R.C.S. 278; W. W. Sales Ltd. c. City of Edmonton, [1942] R.C.S. 467. Toutefois, si, comme ma collègue l’affirme au par. 16, la responsabilité du fait d’autrui de l’intimé en l’espèce doit être fondée sur un genre de présentation de «modèles à imiter» inféré de l’énoncé de mandat du Club, il n’est que juste de tenir compte également du contexte de ses objectifs. Les objectifs de l’employeur font partie de la structure de l’entreprise et sont d’une certaine utilité pour identifier les risques que l’employeur croyait raisonnablement créer dans la collectivité, et ainsi le genre de risques généraux qu’il peut avoir raisonnablement prévus et dont il peut raisonnablement être tenu responsable. De plus, si elle doit être abordée dans un esprit investigateur, la jurisprudence a traditionnellement accordé de l’importance aux objectifs de l’employeur.

54 L’intimé s’est fondé considérablement sur l’arrêt McDonald c. Mombourquette (1996), 152 N.S.R. (2d) 109 (C.A.) (autorisation de pourvoi refusée, [1997] 2 R.C.S. xi), où il était question d’une action intentée contre la Roman Catholic & Episcopal Church Corporation («l’Église») pour des agressions sexuelles d’enfants de paroissiens commises par l’un de ses prêtres. Le juge de première instance a imputé la responsabilité du fait d’autrui à l’Église principalement parce qu’il considérait que l’employeur avait placé le prêtre dans une situation de confiance et de pouvoir. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a infirmé cette décision, en concluant que le critère [traduction] «n’est pas simplement le fait qu’un employé soit placé dans une situation de confiance et de pouvoir qui lui fournit l’occasion de commettre une faute. Si ce critère était appliqué, l’employeur serait responsable de tous les actes fautifs de ses employés» (pp. 116 et 117). La Cour d’appel a jugé que le fait que l’Église avait engagé Mombourquette à titre de membre du clergé et l’avait autorisé à agir dans une situation privilégiée n’était pas suffisant pour imputer la responsabilité, notamment [traduction] «quand il commet un acte criminel et agit tout à fait à l’opposé des préceptes religieux qu’il a juré de faire respecter» (p. 123). La Cour d’appel a cité deux décisions américaines dans lesquelles la responsabilité d’institutions religieuses a été rejetée pour des motifs analogues relativement à des agressions sexuelles commises par des membres du clergé (à la p. 122): Destefano c. Grabrian, 763 P.2d 275 (Colo. 1988), et Tichenor c. Roman Catholic Church of the Archdiocese of New Orleans, 32 F.3d 953 (5th Cir. 1994). Dans Tichenor, la Fifth Circuit Court a affirmé: [traduction] «Il serait difficile d’imaginer un argument plus difficile que celui selon lequel les visées sexuelles illicites [du prêtre] étaient liées d’une façon quelconque à ses fonctions de prêtre ou qu’elles servaient en quelque sorte les intérêts de St. Rita’s, son employeur» (p. 960). Cela ne revient pas à dire que les églises ou autres organismes aux nobles sentiments échapperont à toute responsabilité simplement en raison de la nature de leurs enseignements, mais néanmoins, comme nous l’avons vu, la nature antithétique du crime a généralement été considérée comme un facteur pertinent dont il faut tenir compte dans l’évaluation des risques liés à l’entreprise que l’employeur a voulu établir dans la collectivité. Dans Milla c. Tamayo, 232 Cal. Rptr. 685 (Ct. App. 1986), la cour a affirmé, à la p. 690: [traduction] «Affirmer que l’activité sexuelle entre un prêtre et un paroissien est typique à l’archevêque de l’Église catholique romaine défierait toute notion de logique et d’équité.» Comme le juge McLachlin l’a affirmé dans Children’s Foundation, au par. 39, en citant le professeur Fleming, The Law of Torts (9e éd. 1998), la Cour s’intéresse à bon droit aux [traduction] «risques qui peuvent être considérés à juste titre comme typiques à l’entreprise en cause» (je souligne).

55 Les tribunaux de nombreux États américains appliquent des variantes du critère Salmond relatif à la responsabilité du fait d’autrui (il en a beaucoup été question dans Children’s Foundation, particulièrement devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique) et insistent beaucoup, dans ce contexte, sur l’antithèse entre les objectifs de l’employeur et les projets personnels de l’employé: voir Salmond and Heuston on the Law of Torts (21e éd. 1996), à la p. 443:

[traduction] L’employeur n’est responsable de l’acte fautif de son employé que si ce dernier l’a accompli dans l’exercice de ses fonctions. Il est réputé en être ainsi dans le cas (1) d’un acte fautif autorisé par l’employeur, ou (2) d’une façon fautive et non autorisée d’accomplir un acte autorisé par l’employeur [. . .] [L’employeur] est responsable même des actes qu’il n’a pas autorisés, pourvu qu’ils soient si étroitement liés aux actes qu’il a autorisés qu’ils peuvent être considérés à juste titre comme des façons, quoiqu’incorrectes, de les accomplir. [Je souligne.]

Le critère Salmond a été adopté par le Conseil privé dans Canadian Pacific Railway Co. c. Lockhart, [1942] A.C. 591, et par notre Cour dans W. W. Sales Ltd., précité. La méthode Salmond se reflète dans une grande partie de la jurisprudence américaine, et ce fondement juridique commun rend cette jurisprudence particulièrement intéressante.

56 Dans Big Brother/Big Sister of Metro Atlanta, Inc. c. Terrell, 359 S.E.2d 241 (Ga. Ct. App. 1987), il a été décidé que la responsabilité du fait d’autrui de l’organisme ne pouvait pas être engagée en raison des agressions sexuelles commises par le bénévole accusé: [traduction] «Bien que Hendricks puisse avoir servi les intérêts de Big Brother en passant du temps avec Sheridan, il a manifestement délaissé les intérêts de Big Brother et agi dans son propre intérêt quand il a sodomisé l’enfant» (p. 243). Pour d’autres exemples de la théorie américaine de «l’objectif indépendant», voir, par exemple Rabon c. Guardsmark, Inc., 571 F.2d 1277 (4th Cir. 1978), où la demanderesse, qui était la dernière personne à quitter l’édifice dans lequel elle travaillait le soir, avait été agressée par l’agent de sécurité qui était de service. En appel, les juges ont conclu: [traduction] «L’agression avait pour but de réaliser l’objectif indépendant [de l’agent de sécurité] et n’entrait pas dans l’exercice de ses fonctions. Le seul fait que le délit a été commis à un moment où [l’agent] aurait dû vaquer aux affaires de Guardsmark et qu’il est survenu là où [l’agent] devait accomplir les tâches de Guardsmark ne change rien à ces conclusions» (p. 1279). Voir également Webb by Harris c. Jewel Companies, Inc., 485 N.E.2d 409 (Ill. App. Ct. 1985) (responsabilité du fait d’autrui refusée dans une affaire où un agent de sécurité habilité à détenir et à fouiller des gens soupçonnés de vol à l’étalage avait détenu et agressé la victime qu’il avait amenée dans un bureau fermé dans le but de la fouiller), Doe c. Village of St. Joseph, Inc., 415 S.E.2d 56 (Ga. Ct. App. 1992), (responsabilité du fait d’autrui refusée dans une affaire où il était allégué qu’un surveillant d’activités récréatives dans un pensionnat avait eu des relations sexuelles «consensuelles» avec une élève de 13 ans), et Noto c. St. Vincent’s Hospital and Medical Center of New York, 537 N.Y.S.2d 446 (Sup. Ct. 1988) (la responsabilité du fait d’autrui de l’hôpital n’était pas engagée en raison de l’embauche d’un psychiatre qui a eu une aventure avec une patiente qui se faisait traiter pour une dépression et pour une dépendance à la drogue et à l’alcool).

57 Il y a lieu, à cet égard, de tenir compte de l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre S. T. c. North Yorkshire County Council, [1999] I.R.L.R. 98 (dont le raisonnement est critiqué dans Children’s Foundation, au par. 23, pour avoir trop mis l’accent sur la sémantique). Dans cette affaire, au cours d’une sortie scolaire en Espagne, S.T., qui souffrait d’épilepsie et de déficience intellectuelle, partageait une chambre avec le directeur d’école adjoint employé par le conseil. S.T. avait besoin de surveillance nocturne au cas où il serait pris d’une crise d’épilepsie. Pendant la nuit, le directeur d’école adjoint a agressé sexuellement S.T. Appliquant le deuxième volet du critère Salmond, le juge de première instance a conclu que [traduction] «les actes du directeur adjoint étaient si étroitement liés à ses responsabilités autorisées qu’ils pouvaient être considérés comme des façons, quoiqu’incorrectes, d’accomplir ses tâches autorisées» (par. 5). La Cour d’appel a infirmé cette décision. Aucun des membres de la cour n’était disposé à imputer la responsabilité du fait d’autrui au conseil. Le lord juge Butler‑Sloss a conclu que la conduite du directeur d’école adjoint était [traduction] «une négation du devoir du conseil de veiller sur des enfants dont il était responsable» (par. 18). Comme le juge McLachlin le souligne dans Children’s Foundation, le raisonnement de l’arrêt S.T. pose des difficultés.

c) La jurisprudence relative aux risques inhérents et prévisibles compte tenu de la nature de l’entreprise de l’employeur

58 On peut penser que, dans bien des affaires susmentionnées, l’entreprise de l’employeur avait engendré un «risque» qui allait au‑delà la simple création d’une première occasion pour l’agresseur de rencontrer ses victimes, et pourtant la responsabilité du fait d’autrui a été refusée. En ce qui concerne l’analyse de Children’s Foundation, les tribunaux n’étaient pas convaincus que le lien entre l’entreprise créatrice de l’emploi et l’agression sexuelle était suffisamment étroit ou «solide» pour pouvoir imputer la responsabilité sans faute à l’employeur. Le résultat a été différent, et l’employeur a été tenu responsable du fait d’autrui, dans des affaires où le «lien solide» était accentué par une combinaison de pouvoir et d’intimité créés par l’emploi. Le pouvoir et l’intimité sont évidemment la marque d’une relation parentale. C’est la relation tenant du rôle parental créée par l’emploi qui a donné lieu à la responsabilité du fait d’autrui dans Children’s Foundation. C’est cette même combinaison puissante qui explique beaucoup d’autres décisions dans notre pays et aux États‑Unis. Dans A. (C.) c. Critchley (1998), 166 D.L.R. (4th) 475, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a confirmé une décision de première instance qui tenait l’État responsable du fait d’autrui en raison des agressions sexuelles commises par Critchley, l’exploitant d’un foyer collectif de pleine nature, sur des jeunes hommes qui avaient été placés dans ce foyer. Certaines questions se sont posées quant à savoir si Critchley pouvait être considéré comme un employé ou comme un entrepreneur indépendant, mais la cour a conclu que c’est la nature véritable de la relation qui est déterminante et non pas la classification traditionnelle. La cour a tenu l’État responsable du fait d’autrui parce qu’il avait conféré [traduction] «une autorité parentale de presque 24 heures par jour sur les résidents» (p. 506), et a considéré que Critchley avait essentiellement une relation de «parent de substitution» avec les victimes (p. 506).

59 Dans D.C.B. c. Boulianne, [1996] B.C.J. No. 2183 (QL) (C.S.), le juge Clancy a conclu que la responsabilité du fait d’autrui de la bande indienne de Nanaimo n’était pas engagée en raison de l’agression sexuelle commise par Boulianne, un conseiller en toxicomanie qui travaillait pour elle, sur une femme qu’il conseillait. Dans cette affaire, le procédé est semblable à celui utilisé en l’espèce: c’est celui d’un prédateur qui cherche à gagner la confiance de quelqu’un. Le juge Clancy a conclu, au par. 56:

[traduction] On pourrait dire que M. Boulianne a cultivé l’affection de Mme B en même temps qu’il lui procurait des services de consultation. Cela me semble être un faible motif de conclure à la responsabilité. Il manque un lien entre la consultation et l’affection grandissante entre les parties. La preuve n’étaye pas l’idée que l’affection de Mme B a été cultivée délibérément. Il semble plus probable que, dans le cadre des rencontres avec cette dernière, M. Boulianne a été attiré par elle et a agi conformément à cette attirance. Le même résultat aurait été possible dans n’importe quelle relation qui aurait placé les parties en compagnie l’une de l’autre.

60 Dans B. (K.L.) c. British Columbia (1998), 51 B.C.L.R. (3d) 1 (C.S.), le juge Dillon a décidé que la responsabilité du fait d’autrui de l’État était engagée en raison du préjudice causé par le comportement fautif des parents d’une famille d’accueil envers des enfants confiés à leurs soins. Malgré l’absence d’allégation que les parents de la famille d’accueil avaient agressé sexuellement les jeunes enfants, on prétendait qu’ils les avaient maltraités et négligés. Le juge Dillon a conclu que, outre sa responsabilité directe pour manquement à une obligation fiduciaire et pour négligence, la responsabilité du fait d’autrui de l’État était engagée en raison des actes accomplis par les parents de la famille d’accueil dont il était responsable à cause de l’attribution d’autorité parentale reliée à l’emploi (voir p. 41).

61 Dans B. (W.R.) c. Plint (1998), 161 D.L.R. (4th) 538 (C.S.C.‑B.), les demandeurs poursuivaient l’Église unie du Canada et le gouvernement fédéral pour les agressions sexuelles dont ils avaient été victimes de la part d’un surveillant de dortoir de l’Alberni Indian Residential School. Le juge Brenner a décidé que Plint, en sa qualité de surveillant de dortoir, exerçait une autorité parentale du fait qu’il [traduction] «agissait à tous les égards comme leur parent» (p. 545). L’Église et le gouvernement fédéral ont tous les deux été tenus responsables du fait d’autrui.

62 Dans K. (W.) c. Pornbacher (1997), 32 B.C.L.R. (3d) 360 (C.S.), le juge Quijano a conclu que l’Église catholique avait fait preuve de négligence et était responsable du fait d’autrui en raison des agressions sexuelles commises par un prêtre, parce qu’il était d’avis que le critère approprié était [traduction] «de savoir si Paul Pornbacher devait prendre part à la garde ou à l’éducation d’enfants dans l’exercice de ses fonctions» (p. 380).

63 La jurisprudence américaine témoigne d’un consensus judiciaire semblable selon lequel la combinaison de pouvoir et d’intimité crée un lien solide entre l’entreprise et l’agression sexuelle. Dans Doe c. Samaritan Counseling Center, 791 P.2d 344 (Alaska 1990), un conseiller du centre s’était livré à des activités sexuelles avec la demanderesse, qui résultaient de la façon dont il avait traité le [traduction] «phénomène du transfert», décrit comme une «relation de dépendance de type parental» (p. 345). Ces activités sexuelles ont été considérées comme ayant été occasionnées par la thérapie, et l’employeur a été tenu responsable du fait d’autrui. Ce résultat est compatible avec l’analyse de Children’s Foundation, selon laquelle la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur qui place un employé dans une relation de type parental est plus susceptible d’être engagée en raison des agressions sexuelles commises par cet employé.

64 Je ne voudrais pas que l’on interprète mes propos comme laissant entendre que la création d’une relation de type parental est une condition préalable de la responsabilité du fait d’autrui dans les cas de mauvais traitements infligés à des enfants. Cependant, non seulement les affaires «parentales» sont pertinentes relativement aux faits du présent pourvoi, mais encore elles montrent à quelle hauteur les tribunaux ont fixé la barre pour que la responsabilité sans faute puisse être imputée. Je crois que le juge Huddart de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a eu raison, en l’espèce, de souligner que le pouvoir créé par l’emploi est la source la plus pertinente de «connexité» (p. 7) avec le présent pourvoi. Il va sans dire que d’autres rapports de force ont aussi été considérés comme fournissant le «lien solide» nécessaire dans des situations factuelles différentes. Aux États‑Unis, la jurisprudence porte à croire que le pouvoir créé par l’emploi suffit, par exemple, si l’on pouvait s’attendre qu’il intimide une personne raisonnable dans la situation de la victime. Ainsi, la Cour suprême de la Californie a traité du pouvoir de la police dans Mary M. c. City of Los Angeles, 814 P.2d 1341 (1991). Cette cour, siégeant en formation plénière, a tenu à la majorité la ville de Los Angeles responsable du viol d’une automobiliste par un policier. Les juges majoritaires ont conclu, pour reprendre les termes du critère Salmond que le viol avait été commis dans «l’exercice des fonctions». Un policier en uniforme avait découvert une conductrice dont les facultés étaient affaiblies, et au lieu de l’amener au poste de police, il l’avait amenée chez elle où il l’avait violée. Il a été déclaré coupable et emprisonné. La question était de savoir si son employeur devait être tenu de verser une indemnité pécuniaire en vertu de la responsabilité du fait d’autrui. La cour a décidé à la majorité qu’en raison du pouvoir important dont le policier était investi par la ville, lequel pouvoir comportait celui de détenir des personnes sous la menace d’un pistolet, de les menotter, de les faire sortir de leur résidence, de les fouiller sommairement, et même d’avoir recours à une force meurtrière, [traduction] «il n’est ni surprenant ni inattendu qu’un policier abuse parfois de ce pouvoir en adoptant un comportement violent» (p. 1350). Autrement dit, le pouvoir manifeste, inhérent au rôle de policier créé par l’emploi, rendait l’employeur responsable de l’abus qui en avait été fait. Par contre, dans l’affaire John R. c. Oakland Unified School District, 769 P.2d 948 (Cal. 1989), analysée plus loin, le même tribunal a jugé que le pouvoir, créé par l’emploi, qu’un professeur d’école secondaire exerçait sur son élève était insuffisant pour imputer la responsabilité du fait d’autrui.

Conclusion sur la première étape consistant à analyser la jurisprudence

65 Il est important aussi bien à ce sujet qu’à d’autres égards d’examiner ce que les tribunaux font, et non seulement ce qu’ils disent. Des tribunaux et des commentateurs ont reconnu que la formulation moderne des règles qui régissent la responsabilité du fait d’autrui est en grande partie une tentative de rationaliser ou d’expliquer la jurisprudence existante. Comme l’a souligné le juge La Forest, dans London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, à la p. 336, cette formulation est «une tentative, en droit, d’expliquer d’une façon formelle et technique pourquoi la responsabilité du fait d’autrui existe en droit». L’adoption par notre Cour de la théorie du «risque d’entreprise» dans Children’s Foundation était une tentative d’expliquer la jurisprudence existante, et non de donner un motif de la rejeter.

66 À moins que nous cherchions à écarter le droit existant au lieu de l’expliquer, je conclus, à la suite de la première étape de l’analyse de Children’s Foundation, que la jurisprudence existante ne favorise pas l’imputation à l’intimé de la responsabilité sans faute du fait d’autrui dans le présent pourvoi.

Deuxième étape: les considérations de politique générale

67 Selon le raisonnement du «risque d’entreprise», l’employeur est responsable du fait d’autrui parce que, quoiqu’innocemment, il est à l’origine d’un problème potentiel dans la collectivité, ou a accru les risques qui y existaient déjà, mais seulement si son entreprise a sensiblement accru le risque du préjudice qui a été causé. Une fois qu’il est établi qu’il y a eu accroissement sensible du risque selon le critère du «lien solide», l’imputation de la responsabilité sans faute est justifiée, en vertu de la deuxième étape de l’analyse énoncée dans Children’s Foundation (par. 41), par des considérations de politique générale, comprenant notamment:

a) l’indemnisation, et

b) la dissuasion.

Ces considérations de politique générale doivent être pondérées par une certaine mesure d’équité pour l’employeur et d’adhésion aux principes juridiques parce que, à elles seules, ces politiques particulières favorisent généralement l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, c.‑à.‑d., un employeur solvable sera presque toujours plus en mesure que l’agresseur de verser une indemnité efficace à une victime d’agression, et, en général, plus la probabilité de responsabilité financière de l’employeur est élevée, plus la dissuasion est puissante. L’application de ces politiques en faveur de la responsabilité a donc, par le passé, été restreinte par la reconnaissance qu’il faut également tenir compte des objectifs sociaux opposés. Le professeur Fleming explique, par exemple, qu’au début la common law tenait l’employeur généralement responsable de tous les délits de son employé, un point de vue qui a été abandonné en raison des forces de changement économique et de l’explosion du commerce qui a suivi la révolution industrielle (Fleming, op. cit., à la p. 409).

68 Notre Cour a clairement dit dans Children’s Foundation (aux par. 47 et suiv.) que les organismes sans but lucratif ne sont pas exemptés de l’application des règles ordinaires de la responsabilité du fait d’autrui. L’exonération de responsabilité directe ou du fait d’autrui est une question qu’il appartient au législateur d’examiner (voir, de manière générale, R. Flannigan, «The Liability Structure of Nonprofit Associations: Tort and Fiduciary Liability Assignments» (1998), 77 R. du B. can. 73, à la p. 90). Il est cependant utile de souligner, à ceux qui préconisent un élargissement de la responsabilité sans faute basée sur des politiques d’indemnisation et de dissuasion, que l’imputation de responsabilité sans faute ne permet pas nécessairement d’atteindre un résultat comparable selon qu’il s’agit d’organismes sans but lucratif ou d’organismes commerciaux. Si la réalisation des objectifs d’indemnisation et de dissuasion efficaces n’est pas favorisée dans la même mesure ni de la même façon, ces différences de rôle ou de rendement mineront l’argument en faveur de l’élargissement et pourront, en fait, commander une certaine retenue judiciaire.

a) L’indemnisation

69 Comme l’a affirmé le juge McLachlin dans Children’s Foundation (au par. 30), le droit cherche à «fournir un recours juste et pratique aux gens qui subissent les conséquences des fautes d’un employé». La responsabilité du fait d’autrui est donc perçue comme un moyen non fondé sur la faute de répartir la perte entre les clients de l’employeur, en fonction de la théorie selon laquelle [traduction] «la personne qui emploie d’autres personnes pour promouvoir ses propres intérêts financiers devrait, en toute équité, se voir imputer une responsabilité correspondante pour les pertes causées dans le cadre de l’exploitation de son entreprise» (le juge McLachlin, au par. 30, citant Fleming, op. cit., à la p. 410). Dans London Drugs, précité, le juge La Forest a fait observer que «[l]a responsabilité du fait d’autrui a pour fonction plus générale de transférer à l’entreprise elle‑même les risques créés par l’activité à laquelle se livrent ses mandataires» (p. 339).

70 Certains commentateurs ont qualifié, de façon moins élégante, cet aspect de politique générale comme étant avant tout une recherche de bourses bien garnies (Critchley, précité, le juge en chef McEachern, à la p. 506; G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (1990), vol. 2, aux pp. 315 et 316; P. S. Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts (1967), à la p. 22; T. Baty, Vicarious Liability (1916), à la p. 154). Comme le professeur Fridman l’affirme (aux pp. 315 et 316):

[traduction] En vérité, cependant, comme certains juges l’ont reconnu et accepté, la raison pour laquelle la responsabilité du fait d’autrui a été insérée dans le droit de la responsabilité délictuelle, alors qu’en général elle n’a pas été acceptée en droit criminel, est que le droit de la responsabilité délictuelle, contrairement au droit criminel, a pour objet d’indemniser et non pas de punir; par conséquent, il est souhaitable que le demandeur puisse tenir responsable quelqu’un qui est financièrement capable de payer le montant accordé dans un jugement rendu en sa faveur relativement aux blessures ou à la perte qu’il a subies.

Le professeur Atiyah fait la même remarque, mais en des termes différents (à la p. 22): [traduction] «En conséquence, si la victime d’un délit doit être indemnisée de la perte qu’elle a subie, cela doit, en général, se faire en imputant la responsabilité à quelqu’un d’autre que l’auteur véritable du délit.»

71 Le critère du «lien solide» limite la capacité d’un tribunal de mettre la main sur la bourse bien garnie d’un employeur simplement parce que c’est là qu’elle se trouve. Toutefois, dans le cas d’une société sans but lucratif comme l’intimé, il y a également le fait que l’employeur n’œuvre pas dans un environnement de marché et qu’il est peu ou n’est pas du tout en mesure d’éponger le coût d’une telle responsabilité sans faute en augmentant les prix aux consommateurs de la façon habituelle pour répartir le coût réel de l’exploitation de son entreprise. Une telle société n’a aucun moyen efficace d’assumer ce coût. Cela ne revient pas à dire que de tels employeurs devraient échapper à la responsabilité du fait d’autrui pour ce motif, ni à laisser entendre que la capacité de payer est une condition préalable nécessaire de l’imputation d’une telle responsabilité. Cela signifie simplement que notre Cour aurait beaucoup de mal, en l’espèce, à élargir la responsabilité sans faute pour une raison de principe particulière qui s’applique peu ou ne s’applique pas du tout à la vaste catégorie d’«entreprises» sans but lucratif qui fait ici l’objet de notre examen.

b) La dissuasion

72 La dissuasion est une autre raison de politique principale qui justifie la responsabilité du fait d’autrui, quoiqu’elle doive également être évaluée jusqu’à un certain point en fonction du contexte, dont la nature de la conduite que l’on cherche à dissuader d’adopter, la nature de la responsabilité que l’on cherche à imputer, et le type d’entreprise que l’on cherche à tenir responsable.

73 En ce qui concerne la nature de la conduite, l’employé qui commet une agression sexuelle commet un crime. La société a déjà prévu un bon moyen de dissuader d’adopter une telle conduite: l’auteur d’une agression sexuelle est passible d’un emprisonnement maximal de dix ans (Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 271). Il se peut qu’en réalité un employeur ne soit pas très en mesure de dissuader ses employés d’adopter une telle conduite si la possibilité de dix ans d’emprisonnement n’est pas suffisante. Le juge Jahnke a fait la remarque suivante dans Ciarochi, précité, à la p. 22:

[traduction] Il est difficile, voire impossible, pour une entreprise de prendre des mesures incitatives et des précautions pour prévenir tout comportement sexuel incorrect envers des enfants. Bien qu’une entreprise commerciale et ses employés puissent prévoir une altercation physique ou un manquement à la sécurité dans une usine et négocier des moyens de s’en occuper, y compris les inspections, les procédures, le partage du risque et les actions personnelles, l’agression sexuelle d’un enfant par une personne qui en prend soin est rarement prévue et est toujours subreptice. Les mesures incitatives et dissuasives conventionnelles auxquelles les entreprises ont recours ne permettent tout simplement pas de prévenir l’inconduite sexuelle compulsive.

74 Quant à la nature de la responsabilité, le fait de trop insister sur l’élément dissuasif peut brouiller la ligne de démarcation entre la responsabilité du fait d’autrui et la négligence. La Cour suprême de la Californie a fait cette remarque dans John R., précité, où, siégeant en formation plénière, elle a examiné une action en responsabilité du fait d’autrui intentée contre un district scolaire, dans lequel un enseignant avait invité un enfant chez lui dans le cadre d’un programme autorisé par l’école, et l’avait alors agressé sexuellement. Les activités créées par l’emploi qui se déroulaient dans l’intimité du foyer de l’enseignant engendraient manifestement un «risque d’entreprise» plus élevé que les activités du Club dans le présent pourvoi, et pourtant la Cour suprême de la Californie a refusé à la majorité d’imputer la responsabilité du fait d’autrui, en disant, à la p. 956, note 10:

[traduction] Ainsi, dans la mesure où le programme parascolaire en cause dans la présente affaire peut avoir été marqué par l’absence de certaines précautions, comme le fait d’exiger l’autorisation écrite des parents d’un enfant pour que l’enfant puisse participer, ou d’exiger la présence d’autres enfants ou adultes si les activités doivent se dérouler dans un endroit privé en dehors de l’école, nous croyons que ces facteurs sont pertinents surtout en ce qui a trait aux actions que le demandeur a intentées contre le district pour la négligence dont il aurait lui‑même fait preuve, et non quant à la question de politique générale . . . [En italique dans l’original.]

Il y a beaucoup à dire sur l’établissement et la clarification des bases de la responsabilité directe potentielle des employeurs qui implantent des entreprises liées aux enfants dans la collectivité, mais telle n’est pas la question dont nous sommes saisis dans le présent pourvoi.

75 En ce qui concerne la nature de l’entreprise que l’on cherche à tenir responsable, l’imputation d’une responsabilité sans faute en l’espèce enseignerait aux organismes de loisirs sans but lucratif qui s’occupent d’enfants que même s’ils prennent toutes les précautions que l’on pourrait raisonnablement s’attendre qu’ils prennent, et malgré l’absence de toute autre faute directe à l’origine du délit qui survient, ils seront quand même tenus financièrement responsables de ce qui, au sens que l’on donne à la prévisibilité en matière de négligence, constitue des agressions criminelles imprévues et imprévisibles commises par leurs employés. Il faut reconnaître que la réaction rationnelle de tels organismes pourra consister à abandonner le domaine des activités récréatives destinées aux enfants. Cela vaut particulièrement pour les groupes non constitués en personne morale, dont les membres clés pourront se retrouver personnellement responsables, en qualité d’«employeur», des actes criminels imprévus d’un employé déviant; voir le professeur Atiyah, op. cit., aux pp. 387 et suiv., Bradley Egg Farm, Ltd. c. Clifford, [1943] 2 All E.R. 378 (C.A.), le lord juge Goddard, à la p. 381, mentionné par le juge Schroeder, qui établit toutefois une distinction à son sujet, dans Dodd c. Cook, [1956] O.R. 470 (C.A.), à la p. 486; et dans un contexte autre que l’emploi, Olinski c. Johnson (1997), 32 O.R. (3d) 653 (C.A.). Les activités récréatives destinées aux enfants ne sont pas un domaine qui permet de réaliser des profits monétaires incitant des bénévoles à persévérer malgré le risque de voir engager leur responsabilité financière personnelle.

76 Je suis entièrement d’accord avec le juge McLachlin lorsqu’elle affirme, au par. 54 de l’arrêt Children’s Foundation, que «[l]’idée que la victime doit demeurer sans recours pour le plus grand bien de tous fleure l’utilitarisme grossier et non fondé.» Toutefois, il s’agit en l’espèce de savoir si le «plus grand bien de tous» serait sacrifié inutilement par un changement de politique des tribunaux qui, en fin de compte, ne fournit pas le recours efficace souhaité.

77 Dans le cas d’un conseil scolaire public, la Cour suprême de la Californie a exprimé une crainte correspondante dans John R., précité, à la p. 957:

[traduction] [N]ous estimons qu’il existe un risque important et inacceptable que les districts scolaires soient dissuadés de permettre aux enseignants d’interagir avec leurs élèves autrement que de la façon la plus formelle et sous la plus stricte surveillance.

Une autorité publique comme un conseil scolaire sera habituellement plus en mesure de répartir les pertes et de gérer des mesures dissuasives qu’un organisme bénévole sans but lucratif comme le Club. Je crois néanmoins que le tribunal californien a raison de souligner que, dans leur volonté compréhensible d’aider les enfants victimes de mauvais traitements, les tribunaux ne doivent pas oublier les ramifications sociales de la solution proposée.

Conclusion sur la deuxième étape consistant à analyser la politique générale

78 Appliquant l’analyse de la politique générale contenue dans Children’s Foundation, et en dépit des sérieuses réserves que j’ai exprimées au sujet de la mesure dans laquelle des organismes sans but lucratif seront capables de favoriser la réalisation des objectifs de politique générale qui y sont analysés, je reconnais néanmoins que l’imputation de la responsabilité sans faute en l’espèce procurera un certain avantage à certaines victimes. Il va sans dire que je reconnais également que «l’équité» envers ces organismes sans but lucratif est tout à fait compatible avec la responsabilité du fait d’autrui, pourvu que l’on établisse l’existence d’un lien solide entre le risque d’entreprise et l’agression sexuelle commise. En raison de la faiblesse de la justification de principe, je crois toutefois que l’intimé et d’autres organismes sans but lucratif ont le droit d’insister pour que le critère du lien solide soit appliqué avec toute la fermeté qui s’impose. En fin de compte, mon désaccord avec le juge de première instance résulte du fait que j’estime, en toute déférence, que son jugement en faveur des appelants représentait une atténuation malheureuse de cette exigence, comme nous allons maintenant le voir.

Application de l’analyse à la présente affaire

79 Pour pouvoir conclure à l’existence d’un lien solide, il doit y avoir eu un accroissement sensible du risque de préjudice qui a été causé, en ce sens que l’emploi doit avoir contribué sensiblement à la matérialisation de ce préjudice. Dans Children’s Foundation, au par. 41, notre Cour a laissé entendre que cinq facteurs (au moins) pouvaient être pertinents pour évaluer si un employeur a créé ou accru sensiblement le risque qu’un employé commette un délit intentionnel, et s’il doit, en conséquence, se voir imputer une responsabilité sans faute. Ces facteurs étaient les suivants:

a) l’occasion que l’entreprise a fournie à l’employé d’abuser de son pouvoir;

b) la mesure dans laquelle l’acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l’employeur (et avoir donc été plus susceptible d’être commis par l’employé);

c) la mesure dans laquelle l’acte fautif était lié à la situation de conflit, d’affrontement ou d’intimité propre à l’entreprise de l’employeur;

d) l’étendue du pouvoir conféré à l’employé relativement à la victime;

e) la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice fautif du pouvoir de l’employé.

80 L’élément essentiel dans la présente affaire est, à mon avis, le fait que l’«entreprise» du Club consistait à offrir des activités récréatives de groupe aux enfants, auxquelles ces derniers participeraient en présence de bénévoles et d’autres membres. L’occasion que le Club fournissait à Griffiths d’abuser de tout pouvoir qu’il pouvait posséder était mince. L’agression sexuelle n’est devenue possible que lorsque Griffiths a réussi à contourner la nature publique des activités. Pour réaliser ses projets de plaisir personnel, qui ont finalement abouti à des actes sexuels, il devait réussir à isoler les victimes du groupe. C’est un ensemble de faits, dont aucun ne pouvait être qualifié de «résultat» inévitable ou naturel de celui qui l’avait précédé, qui a permis de passer du programme du Club aux agressions sexuelles:

(1) Le Club a fourni à Griffiths l’occasion de travailler avec des enfants.

(2) Bien qu’il ne fasse aucun doute que le travail de Griffiths consistait notamment à établir des liens positifs avec les enfants, la relation envisagée par le Club ne comportait aucun élément d’intimité comparable à ce qui était le cas dans Children’s Foundation.

(3) Bien que Griffiths ait parfois pu avoir des contacts physiques avec les enfants en raison de son travail, par exemple, en aidant un enfant à garder l’équilibre sur un appareil de gymnastique, l’«attouchement» autorisé n’avait rien de plus à voir avec le rôle parental, l’éducation ou l’intimité que ce qu’il serait possible de dire au sujet d’un adulte normal qui, par exemple, s’élance vers un enfant qui trébuche sur un tapis, en vue de l’empêcher de tomber.

(4) Griffiths a attiré chaque enfant à son domicile en vue d’établir une relation personnelle avec lui. Les activités du Club n’exigeaient pas que le directeur de programme soit seul avec un enfant en dehors des locaux et des heures d’ouverture du Club. Une telle pratique était explicitement interdite après 1988.

(5) Pour attirer les enfants, Griffiths a aménagé chez lui son propre matériel de divertissement, tels des jeux vidéo, qui n’avait rien à voir avec les activités du Club. Divertir les enfants chez lui après les heures d’ouverture du Club ne faisait pas partie de son travail.

(6) Contrairement à la situation dans Children’s Foundation, la mère des appelants était une autorité parentale interposée entre l’agresseur et ses victimes. Elle a autorisé les enfants à aller chez Griffiths. Il ne fait aucun doute que, connaissant le travail de Griffiths au Club, elle ne le considérait ni comme un étranger ni comme une menace. Néanmoins, il devait être évident pour un parent raisonnablement prudent que les divertissements au domicile de Griffiths ne faisaient pas partie du programme du Club.

(7) Une fois les enfants amenés à participer à ses activités à la maison, Griffiths a progressivement augmenté le degré d’intimité, d’abord avec Randy et ensuite avec Jody, au moyen de plaisanteries et de propos suggestifs, ce qui était non seulement interdit, mais encore contraire aux valeurs morales préconisées par le Club.

(8) En fin de compte, Griffiths a commis les agressions dès que l’occasion de le faire s’est présentée.

81 Si le droit prévoyait que fournir une «occasion» est suffisant pour rendre l’employeur responsable, alors le passage de la première à la huitième étape pourrait être considéré comme une série d’occasions de type «n’eût été» qui seraient suffisantes pour imputer la responsabilité. Or, ce n’est pas ce que le droit prévoit. Je reconnais que «n’eût été» l’occasion créée par l’emploi de Griffiths au Club, il est peu probable que ces agressions auraient été commises de la façon dont elles l’ont été. Cependant, comme l’a souligné le juge McLachlin dans Children’s Foundation (au par. 37), le lien pertinent, s’il existe, est entre le comportement relié à l’emploi, à la première étape, et l’agression criminelle de Griffiths à la huitième étape. Il ne suffit pas d’établir une série d’étapes dont chacune pourrait ne pas s’être matérialisée «n’eussent été» les étapes précédentes. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la suite d’événements est composée d’initiatives indépendantes que l’employé a prises pour son propre plaisir, l’inconduite qui a résulté en fin de compte est trop éloignée de l’entreprise de l’employeur pour justifier l’imputation de la responsabilité «sans faute». La responsabilité directe de l’employeur serait naturellement engagée s’il était possible de conclure qu’il a manqué à ses propres responsabilités envers ces enfants. Toutefois, le présent pourvoi a été plaidé en tenant pour acquis que l’employeur n’avait pas commis une telle faute.

82 Ma collègue conclut que, du fait que d’après son acte constitutif, le Club avait notamment pour objectif officiel de [traduction] «guider la conduite des jeunes garçons et des jeunes filles et de favoriser leur épanouissement sur les plans physique, social, pédagogique, professionnel et moral» (par. 16), il faut considérer qu’il «encourag[eait] l’établissement de liens intimes entre Griffiths et les jeunes qui lui étaient confiés» (par. 17). En toute déférence, l’utilisation de mots tels «intime» et «confiance et pouvoir» pour décrire la relation ordinaire entre des directeurs de loisirs et les élèves qui participent à leurs activités parascolaires dépouille ces mots de la possibilité qu’ils offrent de différencier les situations où il peut convenir d’imputer la responsabilité du fait d’autrui, de celles où il ne convient pas de le faire. Comme l’a souligné le professeur H. J. Laski il y a plus de 80 ans dans «The Basis of Vicarious Liability» (1916), 26 Yale L.J. 105, à la p. 114:

[traduction] En réalité, le vrai problème que pose la responsabilité du fait d’autrui n’est pas tant la rectitude de ses principes de base, que la mesure dans laquelle ils doivent être appliqués. [Je souligne.]

Je n’admets pas qu’une entreprise qui cherche à offrir un modèle positif encourage ainsi l’intimité. Je ne crois pas non plus que l’«encadrement», comme tel, mène sur le terrain glissant de l’agression sexuelle. Si c’était le cas, tout organisme qui offrirait des «modèles» serait exposé à la responsabilité sans faute. La majorité des organismes s’occupant d’enfants, de la ligue de soccer du quartier aux Guides et aux programmes de prix du duc d’Édimbourg, comportent inévitablement des modèles à imiter. L’«encadrement» est typique autant aux Cadets de l’Air qu’aux Grandes Sœurs. Je ne trouve rien dans la preuve qui laisse entendre que le propre rôle de Griffiths exigeait plus que l’établissement de «liens» avec les enfants. Il n’y a aucune indication que l’intimité physique était nécessaire ou souhaitable. L’intimité entre Griffiths et un seul ou plusieurs des membres, même sans aucune connotation sexuelle, aurait ruiné le programme du Club, et engendré des problèmes de favoritisme, des sentiments d’exclusion et de la discorde.

83 Le Club ne conférait aucun «pouvoir» significatif sur les appelants. Ceux‑ci étaient libres de quitter le Club en tout temps. Ils retournaient chez leur mère tous les soirs. Dans ces circonstances, je suis d’accord avec la remarque que le juge Newbury de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a faite dans l’arrêt Children’s Foundation (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. B. (P.A.) c. Curry), aux pp. 39 et 40:

[traduction] Lorsque, par exemple, un enseignant se sert de son autorité pour établir des liens avec un élève de sa classe et qu’il abuse ensuite de ces liens en abordant l’enfant dans un parc pendant les vacances d’été, il est possible de dire qu’en embauchant cet enseignant et en lui conférant une autorité (quoique non parentale) sur l’enfant, l’employeur «a rendu la faute plus probable». Toutefois, il est probable que la responsabilité du fait d’autrui ne serait pas imputée à l’employeur compte tenu de l’absence de lien étroit entre les fonctions de l’enseignant et ses actes fautifs. En d’autres termes, le fait que l’enseignant a saisi l’occasion d’établir des liens avec l’enfant à l’école n’est pas suffisant: il doit y avoir quelque chose de plus __ un lien étroit entre les fonctions de l’enseignant et ses actes fautifs __ pour rendre le conseil scolaire responsable sans preuve de négligence ou de faute de sa part. [Je souligne.]

84 Griffiths a saisi l’occasion que le Club lui fournissait pour se lier d’amitié avec les enfants. Sa manipulation de ces amitiés est à la fois abjecte et criminelle, mais quel que soit le pouvoir que Griffiths a utilisé pour réaliser ses fins criminelles pour son propre plaisir, ce pouvoir ne lui a pas été conféré par le Club et n’était pas propre au type d’entreprise que l’intimé a implanté dans la collectivité. Cela étant, je ne crois pas que le seul acte d’attouchement sexuel qui est survenu dans la fourgonnette du Club, compte tenu du fait qu’il s’agissait d’un élément mineur et secondaire de la campagne de prédation sexuelle que Griffiths menait en dehors des locaux et des heures d’ouverture du Club, était suffisant pour déclencher la responsabilité sans faute. Comme le juge McLachlin l’a fait remarquer dans Children’s Foundation, au par. 45, l’application machinale de critères temporels et spatiaux éclipse l’analyse plus fondamentale.

85 Enfin, en ce qui concerne la vulnérabilité des victimes potentielles, ma collègue souligne, au par. 18, que le juge de première instance a conclu, dans la présente affaire, que «Griffiths exerçait sur ses victimes un pouvoir tenant du culte». La seule mention d’un culte dans le jugement de première instance est faite au par. 12 relativement aux rapports sexuels que Griffiths a eus avec l’appelante Jody: [traduction] «Elle n’a ni aidé ni résisté. Elle était effrayée et confuse. Elle l’avait considéré comme un mentor et avait presque semblé lui vouer un culte, et à cause de cela elle a pensé que ce devait être correct.» Il peut avoir fait partie du plan de Griffiths d’amener sa victime à lui vouer un culte, mais il s’agit de savoir si ce résultat peut avoir été voulu par le Club, ou si c’était un élément prévisible de son «entreprise». À mon avis, la réponse est non. La responsabilité du Club ne peut pas être établie seulement en fonction de la réaction subjective de la victime. Il ne ressort pas de la preuve qu’une fille ordinaire qui aurait eu le même âge et les mêmes antécédents que Jody, et qui aurait connu la nature de l’emploi de Griffiths comme organisateur d’activités récréatives parascolaires, aurait considéré que son emploi lui conférait un statut tenant du culte. Le besoin de relier les impressions de la victime à une incitation objective, expresse ou implicite, de l’employeur a été souligné dans Armagas Ltd. c. Mundogas SA, [1986] 2 All E.R. 385 (H.L.), à la p. 393.

86 Il existe une tendance naturelle à vouloir imputer la responsabilité du fait d’autrui dans pratiquement tous les cas d’agressions où l’employeur s’occupe d’enfants, en raison de la vulnérabilité inhérente des enfants. On dit que la vulnérabilité justifie une politique de tolérance zéro. Ce raisonnement est manifeste dans la présente affaire quand le juge de première instance décide, comme nous l’avons vu, que [traduction] «[p]our éliminer ou, du moins, freiner le fléau de la prédation sexuelle, il faut une motivation puissante chez les dirigeants d’établissements qui se consacrent à la garde, à la protection et à l’éducation d’enfants» (par. 69). Quoi qu’il en soit, la façon dont le présent pourvoi nous a été présenté nous oblige à présumer que l’employeur, en l’espèce, a fait tout ce qu’un employeur raisonnable aurait dû faire en ce qui concerne le recrutement et la supervision de Griffiths, ainsi que la conception et la mise en œuvre de son programme dont ce dernier était le directeur. Bien que la vulnérabilité des enfants fournisse le contexte approprié dans lequel l’entreprise de l’intimé doit être évaluée, la vulnérabilité elle‑même ne fournit pas le «lien solide» entre l’entreprise et l’agression sexuelle que l’imputation de responsabilité sans faute exigerait.

Dispositif

87 Une fois qu’il a été convaincu que le Club était responsable selon le principe de la responsabilité du fait d’autrui, le juge de première instance n’a pas abordé la question de savoir si le Club avait aussi été négligent (au par. 69), malgré le fait que les demandeurs avaient expressément invoqué la négligence. Le juge de première instance ne s’est pas demandé non plus si le Club avait une obligation fiduciaire envers les demandeurs et n’a pas, de ce fait, envisagé ce domaine de responsabilité (au par. 66). En définitive, il y a lieu de renvoyer l’affaire au tribunal de première instance pour qu’il tranche la question de savoir si le Club est responsable en vertu d’une cause d’action fondée sur la faute, que ce soit la négligence ou un autre manquement à une obligation, compte tenu de l’ensemble de la preuve. Il y a lieu de rejeter le présent pourvoi, qui repose uniquement sur l’imputation de responsabilité du fait d’autrui.

Pourvoi rejeté, les juges L’Heureux‑Dubé, McLachlin et Bastarache sont dissidents.

Procureurs des appelants: Kendall, Penty & Company, Kelowna (C.‑B.).

Procureurs de l’intimé le Boys’ and Girls’ Club de Vernon: Watson Goepel Maledy, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante la Conférence des évêques catholiques du Canada: Barnes, Sammon, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante la Première Nation de Lac Wunnumin: Goodman & Carr, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 2 R.C.S. 570 ?
Date de la décision : 17/06/1999
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté et l’affaire est renvoyée au tribunal de première instance pour qu’il tranche la question de savoir si le Club est directement responsable en vertu d’une cause d’action fondée sur la faute

Analyses

Responsabilité délictuelle - Responsabilité du fait d’autrui - Délits intentionnels - Agression sexuelle - Enfants agressés sexuellement par un employé d’un club de jeunes garçons et de jeunes filles - Agressions survenues en majeure partie au domicile de l’employé - La responsabilité du fait d’autrui du club est‑elle engagée en raison de l’agression sexuelle d’enfants par l’employé?.

Employeur et employé - Responsabilité de l’employeur - Délit intentionnel d’un employé - Enfants agressés sexuellement par un employé d’un club de jeunes garçons et de jeunes filles - Agressions survenues en majeure partie au domicile de l’employé - La responsabilité du fait d’autrui du club est‑elle engagée en raison de la conduite délictueuse de l’employé?.

L’intimé G travaillait comme directeur de programme de l’intimé, le Boys’ and Girls’ Club, un organisme sans but lucratif constitué en personne morale sous le régime de la Societies Act. Le Club exigeait de G qu’il supervise le personnel bénévole et qu’il organise des activités récréatives et des sorties occasionnelles. G était également encouragé à se lier d’amitié et à établir des liens positifs avec les enfants au Club. Les deux appelants ont témoigné qu’ils rencontraient tous leurs amis et exerçaient toutes leurs activités au Club. Il y a eu essentiellement un seul épisode d’agression sexuelle de l’appelant par G, et un épisode de rapports sexuels impliquant l’appelante au domicile de G, en dehors des heures de travail, à la suite de plusieurs épisodes moins graves, dont un épisode d’attouchements sexuels dans la fourgonnette du Club. L’existence de ces événements a été révélée pour la première fois en 1992, soit une dizaine d’années après qu’ils furent survenus. Après avoir été congédié à la suite d’une enquête policière, G a plaidé coupable relativement à 14 chefs d’agression sexuelle impliquant les appelants et d’autres enfants. Les appelants ont réclamé des dommages‑intérêts au civil au Club en vertu de la théorie juridique voulant qu’il soit tenu responsable du fait d’autrui en raison des actes intentionnels d’agression sexuelle accomplis par son employé, ainsi que directement responsable envers eux pour cause de négligence et de manquement à une obligation fiduciaire. Le juge de première instance n’a abordé que la question de la responsabilité du fait d’autrui et a tenu le Club responsable du fait d’autrui en raison des agressions commises par G. La Cour d’appel a accueilli l’appel du Club.

Arrêt (les juges L’Heureux‑Dubé, McLachlin et Bastarache sont dissidents): Le pourvoi est rejeté et l’affaire est renvoyée au tribunal de première instance pour qu’il tranche la question de savoir si le Club est directement responsable en vertu d’une cause d’action fondée sur la faute.

Les juges Cory, Iacobucci, Major et Binnie: L’arrêt connexe au présent pourvoi, Bazley c. Curry (ci‑après «Children’s Foundation»), énonce la procédure en deux étapes applicable pour décider quand l’acte non autorisé d’un employé est suffisamment lié à l’entreprise de l’employeur pour que la responsabilité du fait d’autrui puisse être imputée. Le tribunal doit d’abord décider s’il y a des précédents qui établissent sans équivoque la responsabilité du fait d’autrui ou encore l’absence de responsabilité dans l’affaire en cause. Si aucune solution ne ressort clairement de la jurisprudence, la prochaine étape consiste à décider si la responsabilité du fait d’autrui devrait être imputée compte tenu des raisons de politique générale qui sous‑tendent la responsabilité stricte.

Selon la première étape de l’analyse de Children’s Foundation, il ressort nettement de la jurisprudence, qui reflète les jugements de principe rendus par divers tribunaux au cours de nombreuses années et dans de nombreux ressorts différents, que l’imputation d’une responsabilité sans faute en l’espèce irait au‑delà du consensus judiciaire existant sur les limites appropriées de la responsabilité sans faute d’un employeur. Les tribunaux ont constamment jugé que la simple occasion de commettre un délit ne suffit pas pour imputer la responsabilité sans faute. Même dans le cas où l’occasion créée par l’emploi est accompagnée (comme en l’espèce) d’un accès privilégié auprès de la victime, les tribunaux canadiens ne croient pas qu’il y a un lien suffisamment solide entre le type de risque créé et l’agression réellement survenue. Le résultat a été différent, et l’employeur a été tenu responsable du fait d’autrui, dans des affaires d’agression sexuelle où le lien solide entre l’emploi et l’agression était accentué par une combinaison de pouvoir et d’intimité créés par l’emploi; en l’espèce, ni l’un ni l’autre n’était présent dans la mesure requise.

En ce qui concerne la deuxième étape de l’analyse énoncée dans Children’s Foundation, l’imputation de la responsabilité sans faute est justifiée par les considérations de politique générale de l’indemnisation et de la dissuasion. En théorie, la personne qui emploie d’autres personnes pour promouvoir ses propres intérêts financiers devrait, en toute équité, se voir imputer une responsabilité correspondante pour les pertes causées dans le cadre de l’exploitation de son entreprise. Les organismes sans but lucratif n’ont toutefois aucun moyen efficace d’assumer ces coûts. Ils n’œuvrent pas dans un environnement de marché et sont peu ou ne sont pas du tout en mesure d’éponger le coût d’une telle responsabilité sans faute en augmentant les prix aux consommateurs de la façon habituelle pour répartir le coût réel de l’exploitation de leur entreprise. La dissuasion, qui est une autre raison de politique principale qui justifie la responsabilité du fait d’autrui, doit également être évaluée jusqu’à un certain point en fonction du contexte, dont la nature de la conduite que l’on cherche à dissuader d’adopter, la nature de la responsabilité que l’on cherche à imputer, et le type d’entreprise que l’on cherche à tenir responsable. En raison de la faiblesse de la justification de principe de l’application de la responsabilité du fait d’autrui aux organismes sans but lucratif, l’intimé a le droit d’insister pour que l’exigence de «lien solide» entre le risque d’entreprise et l’agression sexuelle commise soit respectée très rigoureusement.

Pour pouvoir conclure à l’existence d’un lien solide, il doit y avoir eu un accroissement sensible du risque de préjudice qui a été causé, en ce sens que l’emploi doit avoir contribué sensiblement à la matérialisation de ce préjudice. En l’espèce, l’«entreprise» du Club consistait à offrir des activités récréatives de groupe aux enfants, auxquelles ces derniers participeraient en présence de bénévoles et d’autres membres. L’occasion que le Club fournissait à G d’abuser de tout pouvoir qu’il pouvait posséder était mince. L’agression sexuelle n’est devenue possible que lorsque G a réussi à contourner la nature publique des activités. Pour réaliser ses projets de plaisir personnel, qui ont finalement abouti à des actes sexuels, il devait réussir à isoler les victimes du groupe. C’est un ensemble de faits, dont aucun ne pouvait être qualifié de «résultat» inévitable ou naturel de celui qui l’avait précédé, qui a permis de passer du programme du Club aux agressions sexuelles. Il ne suffit pas d’établir une série d’étapes dont chacune pourrait ne pas s’être matérialisée «n’eussent été» les étapes précédentes. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la suite d’événements est composée d’initiatives indépendantes que l’employé a prises pour son propre plaisir, l’inconduite qui a résulté en fin de compte est trop éloignée de l’entreprise de l’employeur pour justifier l’imputation de la responsabilité «sans faute».

Les juges L’Heureux‑Dubé, McLachlin et Bastarache (dissidents): Étant donné que la jurisprudence sur la question n’est ni concluante ni satisfaisante, il faut décider s’il y a lieu d’imputer la responsabilité du fait d’autrui à la lumière des considérations de principe et de politique générale analysées dans Bazley c. Curry (ci‑après «Children’s Foundation»). Appliquant le critère qui y est énoncé, il faut décider si les délits intentionnels de G étaient suffisamment liés aux fonctions de son poste pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. En l’espèce, la preuve et les conclusions du juge de première instance établissent que l’emploi a sensiblement accru le risque d’agression sexuelle qui s’est matérialisé. Les facteurs énumérés dans Children’s Foundation militent presque tous en faveur de l’imputation d’une responsabilité. Le premier facteur est l’occasion que l’entreprise offrait à G de commettre ses agressions. Un milieu dans lequel des enfants sont non seulement placés sous la surveillance d’un adulte, mais confiés à un adulte appelé à servir de mentor, est un milieu dans lequel les possibilités d’abuser de cette confiance sont considérables. G était autorisé à interagir avec les enfants au Club, et il semble logique de conclure qu’il était autorisé à le faire sans la présence d’autres adultes. Bien qu’un deuxième facteur, soit la question de savoir s’il était possible d’affirmer que les actes en cause contribuaient à la réalisation des objectifs de l’employeur, milite contre l’imputation de responsabilité, ce facteur a peu d’importance en l’espèce puisqu’on peut présumer que des délits intentionnels ne contribuent pas à la réalisation des objectifs de l’employeur. En ce qui concerne le troisième facteur, soit la question de savoir si l’acte fautif était lié à une intimité inhérente à l’entreprise de l’employeur, le Club, dans ses activités d’éducation, est allé plus loin qu’encourager l’établissement de liens avec un modèle à imiter; il a indéniablement encouragé l’établissement de liens intimes entre G et les jeunes qui lui étaient confiés. Le risque associé à ce poste de confiance était accentué par le fait que bien des clients du Club étaient des personnes vulnérables et en difficulté. Les raisons qui sous‑tendent la répartition du risque et la dissuasion s’appliquent, et la responsabilité peut être imputée plus facilement. Quant au quatrième facteur, soit l’étendue du pouvoir conféré à l’employé par rapport à la victime, la conclusion du juge de première instance que G exerçait sur ses victimes un pouvoir tenant du culte montre que ce facteur milite également en faveur de l’imputation d’une responsabilité. Le cinquième facteur est la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice abusif du pouvoir d’un employé. Il va sans dire que les enfants sont vulnérables en tant que victimes potentielles de délits intentionnels comme l’agression sexuelle. Ces enfants, adolescents en difficulté, étaient plus vulnérables que la plupart des gens. Bien que, mis à part l’épisode de la fourgonnette, G ait commis toutes ses agressions ailleurs qu’au Club (à son domicile) et en dehors des heures d’ouverture de l’établissement, c’est en amenant les enfants à lui faire confiance au Club, du fait que ses fonctions l’obligeaient à tisser des liens d’intimité et de respect, qu’il a pu accomplir ses actes ignobles. Ce n’est pas une simple coïncidence de lieu et d’interaction qui a amené G à s’attaquer à ses victimes, mais plutôt le fait que les fonctions qu’il exerçait le plaçaient dans une situation particulière de confiance et de pouvoir vis‑à‑vis de personnes vulnérables et le fait qu’il s’est servi de cette situation pour abuser du pouvoir dont il avait été investi pour s’acquitter de ses fonctions. C’est ce lien qui justifie de tenir le Club responsable du coût des pertes causées par G. Les raisons de politique générale qui sous‑tendent la responsabilité du fait d’autrui __ la juste indemnisation et la dissuasion __ appuient cette conclusion.


Parties
Demandeurs : Jacobi
Défendeurs : Griffiths

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Distinction d’avec l’arrêt: Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, conf. (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. B. (P.A.) c. Curry)
arrêt critiqué: S.T. c. North Yorkshire County Council, [1999] I.R.L.R. 98
arrêts mentionnés: Boothman c. Canada, [1993] 3 C.F. 381
The Queen c. Levy Brothers Co., [1961] R.C.S. 189
E.D.G. c. Hammer, [1998] B.C.J. No. 992 (QL)
Q. c. Minto Management Ltd. (1985), 15 D.L.R. (4th) 581, conf. par (1986), 34 D.L.R. (4th) 767
Goodwin c. Commission scolaire Laurenval, [1991] R.R.A. 673
B. (J.‑P.) c. Jacob (1998), 166 D.L.R. (4th) 125
Barrett c. The Ship «Arcadia» (1977), 76 D.L.R. (3d) 535
Boykin c. District of Columbia, 484 A.2d 560 (1984)
Lourim c. Swensen, 936 P.2d 1011 (1997)
Ciarochi c. Boy Scouts of America, Inc., Alaska Sup. Ct., Ketchikan Registry IKE‑89‑42 CI, 6 août 1990
Lloyd c. Grace, Smith & Co., [1912] A.C. 716
Lockhart c. Canadian Pacific Railway Co., [1941] R.C.S. 278
W. W. Sales Ltd. c. City of Edmonton, [1942] R.C.S. 467
McDonald c. Mombourquette (1996), 152 N.S.R. (2d) 109, autorisation de pourvoi refusée, [1997] 2 R.C.S. xi
Destefano c. Grabrian, 763 P.2d 275 (1988)
Tichenor c. Roman Catholic Church of the Archdiocese of New Orleans, 32 F.3d 953 (1994)
Milla c. Tamayo, 232 Cal. Rptr. 685 (1986)
Canadian Pacific Railway Co. c. Lockhart, [1942] A.C. 591
Big Brother/Big Sister of Metro Atlanta, Inc. c. Terrell, 359 S.E.2d 241 (1987)
Rabon c. Guardsmark, Inc., 571 F.2d 1277 (1978)
Webb by Harris c. Jewel Companies, Inc., 485 N.E.2d 409 (1985)
Doe c. Village of St. Joseph, Inc., 415 S.E.2d 56 (1992)
Noto c. St. Vincent’s Hospital and Medical Center of New York, 537 N.Y.S.2d 446 (1988)
A. (C.) c. Critchley (1998), 166 D.L.R. (4th) 475
D.C.B. c. Boulianne, [1996] B.C.J. No. 2183 (QL)
B. (K.L.) c. British Columbia (1998), 51 B.C.L.R. (3d) 1
B. (W.R.) c. Plint (1998), 161 D.L.R. (4th) 538
K. (W.) c. Pornbacher (1997), 32 B.C.L.R. (3d) 360
Doe c. Samaritan Counseling Center, 791 P.2d 344 (1990)
Mary M. c. City of Los Angeles, 814 P.2d 1341 (1991)
John R. c. Oakland Unified School District, 769 P.2d 948 (1989)
London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299
Bradley Egg Farm, Ltd. c. Clifford, [1943] 2 All E.R. 378
Dodd c. Cook, [1956] O.R. 470
Olinski c. Johnson (1997), 32 O.R. (3d) 653
Armagas Ltd. c. Mundogas SA, [1986] 2 All E.R. 385.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, conf. (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. B. (P.A.) c. Curry)
McDonald c. Mombourquette (1996), 152 N.S.R. (2d) 109.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 271.
Societies Act, R.S.B.C. 1960, ch. 362, art. 3(1).
Doctrine citée
Atiyah, P. S. Vicarious Liability in the Law of Torts. London: Butterworths, 1967.
Baty, T. Vicarious Liability. Oxford: Clarendon Press, 1916.
Flannigan, Robert. «The Liability Structure of Nonprofit Associations: Tort and Fiduciary Liability Assignments» (1998), 77 R. du B. can. 73.
Fleming, John G. The Law of Torts, 9th ed. Sydney: LBC Information Services, 1998.
Fridman, G. H. L. The Law of Torts in Canada, vol. 2. Toronto: Carswell, 1990.
Laski, Harold J. «The Basis of Vicarious Liability» (1916), 26 Yale L.J. 105.
Salmond and Heuston on the Law of Torts, 21st ed. By R. F. V. Heuston and R. A. Buckley. London: Sweet & Maxwell, 1996.

Proposition de citation de la décision: Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570 (17 juin 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-06-17;.1999..2.r.c.s..570 ?
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