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09/09/1999 | CANADA | N°[1999]_3_R.C.S._3

Canada | Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (9 septembre 1999)


Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3

Le British Columbia Government and Service

Employees’ Union Appelant

c.

Le gouvernement de la province de la Colombie‑Britannique,

représenté par la Public Service Employee Relations

Commission Intimé

et

La British Columbia Human Rights Commission,

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes,

le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada

et le Congrès du travail du Canada Intervenan

ts

Répertorié: Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU

No du greffe: 26274.

1999: 22 févrie...

Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3

Le British Columbia Government and Service

Employees’ Union Appelant

c.

Le gouvernement de la province de la Colombie‑Britannique,

représenté par la Public Service Employee Relations

Commission Intimé

et

La British Columbia Human Rights Commission,

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes,

le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada

et le Congrès du travail du Canada Intervenants

Répertorié: Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU

No du greffe: 26274.

1999: 22 février; 1999: 9 septembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1997), 37 B.C.L.R. (3d) 317, 94 B.C.A.C. 292, 152 W.A.C. 292, 149 D.L.R. (4th) 261, [1997] 9 W.W.R. 759, 30 C.H.R.R. D/83, [1997] B.C.J. No. 1630 (QL), qui a accueilli un appel contre la décision d’un conseil d’arbitrage (1996), 58 L.A.C. (4th) 159, qui avait accueilli un grief et réintégré l’employée dans ses fonctions avec pleine compensation. Pourvoi accueilli.

Kenneth R. Curry, Gwen Brodsky, John Brewin et Michelle Alman, pour l’appelant.

Peter A. Gall, Lindsay M. Lyster et Janine Benedet, pour l’intimé.

Deirdre A. Rice, pour l’intervenante la British Columbia Human Rights Commission.

Kate A. Hughes et Melina Buckley, pour les intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada et le Congrès du travail du Canada.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le juge McLachlin//

Le juge McLachlin --

I. Introduction

1 Il y a sept ans, Tawney Meiorin a été embauchée comme pompière forestière par la province de la Colombie‑Britannique (le «gouvernement»). Même si elle effectuait bien son travail, elle a perdu son emploi trois ans plus tard à la suite de l’adoption par le gouvernement d’une nouvelle série de tests d’évaluation de la condition physique des pompiers forestiers. Elle a réussi trois de ces tests, mais a échoué le quatrième, destiné à vérifier si elle respectait la norme aérobique du gouvernement, en excédant de 49,4 secondes le délai maximal prescrit pour franchir à la course une distance de 2,5 kilomètres.

2 Il s’agit strictement de savoir, en l’espèce, si le gouvernement a mis fin irrégulièrement à l’emploi de pompière forestière de Mme Meiorin. La question de droit générale est de savoir si la norme aérobique qui a mené au congédiement de Mme Meiorin exclut injustement les femmes des emplois de pompier forestier. Les employeurs qui cherchent à assurer la sécurité peuvent pécher par excès de prudence et établir des normes plus élevées que ce qui est nécessaire à l’exécution sûre du travail. Cependant, si les hommes et les femmes n’ont pas la même capacité de satisfaire à cette norme excessive, cela peut avoir pour effet d’exclure des postulantes qualifiées en raison uniquement de leur sexe. À l’instar des autres lois sur les droits de la personne que l’on trouve au Canada, le Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, de la Colombie‑Britannique tente de prévenir cette situation en exigeant des employeurs qu’ils justifient leurs normes lorsque l’existence de discrimination à première vue est établie. En l’espèce, la question est de savoir si cela a été fait par le gouvernement.

3 Même si la présente affaire peut être résolue au moyen de l’analyse conventionnelle à deux volets que notre Cour a appliquée à des demandes fondées sur une loi en matière de droits de la personne, dans lesquelles on alléguait l’existence de discrimination en milieu de travail, les parties nous ont invité à reconsidérer cette méthode. Je me rends à leur invitation en proposant une nouvelle méthode quant à ce que l’employeur doit démontrer à titre de justification en présence d’une preuve prima facie de discrimination. Suivant cette méthode, je conclus que Mme Meiorin a démontré que la norme aérobique du gouvernement est discriminatoire à première vue et que, d’après le dossier dont notre Cour est saisie, le gouvernement n’a pas établi que cette norme est une exigence professionnelle justifiée («EPJ»). Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision de l’arbitre de réintégrer Mme Meiorin dans ses fonctions.

II. Les faits

4 Madame Meiorin a travaillé pour le ministère des Forêts de la Colombie‑Britannique pendant trois ans en tant que membre d’une équipe de choc de trois personnes chargée de lutter contre les incendies de forêt, dans le district de Golden Forest. Le travail de l’équipe consistait à lutter contre les feux de forêts et à les éteindre lorsqu’ils étaient mineurs et pouvaient être circonscrits. Les superviseurs de Mme Meiorin jugeaient son travail satisfaisant.

5 Ce n’est qu’en 1994 que Mme Meiorin a été appelée à subir des tests du gouvernement qui permettraient d’évaluer sa condition physique, soit les «Bona Fide Occupational Fitness Tests and Standards for B.C. Forest Service Wildland Firefighters». Ces tests exigeaient que les pompiers forestiers pèsent moins de 200 livres (avec leur équipement) et qu’ils effectuent une course‑navette, un exercice de flexion verticale des bras ainsi qu’un exercice de portage de pompes et de tir de boyaux à l’intérieur de certains délais. L’épreuve de course visait à évaluer la condition aérobique du pompier forestier et reposait sur l’idée que les pompiers forestiers doivent avoir au moins un «VO2 max» de 50 ml.kg-1.min-1 (la «norme aérobique»). Le «VO2 max» mesure la «consommation maximale d’oxygène», ou le rythme auquel le corps peut absorber l’oxygène, l’acheminer aux muscles et l’utiliser pour produire de l’énergie.

6 Les tests ont été conçus à la suite du dépôt, en 1991, d’un rapport d’enquête du coroner qui recommandait que, pour des raisons de sécurité, seuls les employés en bonne condition physique soient affectés à la lutte de première ligne contre les incendies de forêt. Le gouvernement a chargé une équipe de chercheurs de l’Université de Victoria d’entreprendre l’examen de ses normes existantes en matière de condition physique en vue d’assurer la sécurité des pompiers forestiers tout en respectant les normes relatives aux droits de la personne. Les chercheurs ont mis au point les tests en identifiant les éléments essentiels de la lutte contre les incendies de forêt, en mesurant les exigences physiologiques de ces éléments, en choisissant des tests d’évaluation physique permettant de mesurer ces exigences et, enfin, en vérifiant la validité de ces tests.

7 Les chercheurs ont étudié divers groupes‑échantillons. Les tâches particulières exécutées par les pompiers forestiers ont été identifiées au moyen d’un mélange de données recueillies par le British Columbia Forest Service. Les exigences physiologiques de ces tâches ont alors été mesurées en regardant les personnes testées les exécuter sur le terrain. Une simulation comportait 18 pompiers tandis qu’une autre en comportait 10, mais le rapport des chercheurs n’indique pas clairement si les personnes testées, à ce stade, étaient des hommes ou des femmes. Les chercheurs ont ensuite demandé à un groupe‑pilote composé de 10 étudiants universitaires volontaires (6 femmes et 4 hommes) de subir une série de projets de test d’évaluation de la condition physique et d’exercices sur le terrain. Après avoir perfectionné les tests préférés, les chercheurs les ont fait subir à un groupe‑échantillon plus important de 31 pompiers forestiers stagiaires et de 15 étudiants universitaires volontaires (31 hommes et 15 femmes), et ont comparé les résultats obtenus avec la performance du groupe sur le terrain. Ayant conclu que les tests préférés, y compris l’épreuve de course destinée à évaluer si le sujet respectait la norme aérobique, constituaient des indicateurs prévisionnels précis de rendement en matière de lutte contre les incendies de forêt, les chercheurs ont présenté leur rapport au gouvernement en 1992.

8 La même méthodologie a été utilisée, en 1994, pour effectuer une étude complémentaire auprès de 77 pompiers forestiers et de 2 pompières forestières. Cependant, les chercheurs ont recommandé, cette fois, que le gouvernement entreprenne une autre étude pour examiner l’incidence des tests sur les femmes. On ne nous a soumis aucune preuve que le gouvernement a jusqu’à maintenant donné suite à cette recommandation.

9 Deux aspects de la méthodologie utilisée par les chercheurs sont cruciaux en l’espèce. Premièrement, elle était principalement de nature descriptive, et consistait à mesurer les niveaux de rendement moyens des personnes testées et à convertir ces données en normes de rendement minimales. Deuxièmement, elle ne semblait établir aucune distinction entre les hommes et les femmes qui subissaient les tests.

10 Après quatre essais, Mme Meiorin n’a pas réussi à satisfaire à la norme aérobique, ayant parcouru la distance requise en 11 minutes et 49,4 secondes plutôt que dans le délai prescrit de 11 minutes. Elle a donc été congédiée. Son syndicat a, par la suite, déposé un grief en son nom. L’arbitre désigné pour entendre le grief devait déterminer si elle avait été congédiée irrégulièrement.

11 La preuve acceptée par l’arbitre démontrait qu’en raison de différences physiologiques la plupart des femmes ont une capacité aérobique moindre que celle de la plupart des hommes. Même en s’entraînant, la plupart des femmes sont incapables d’accroître leur capacité aérobique au niveau requis par la norme aérobique, bien que l’entraînement puisse permettre à la plupart des hommes de le faire. L’arbitre a également entendu des témoignages selon lesquels entre 65 et 70 pour 100 des postulants réussissent les tests à leur premier essai, tandis que seulement 35 pour 100 des postulantes en font autant. Parmi les 800 à 900 membres de l’équipe de choc employés par le gouvernement en 1995, seulement 100 à 150 étaient des femmes.

12 Il n’y avait aucune preuve crédible que la capacité aérobique prescrite était nécessaire pour que soit les hommes soit les femmes puissent exécuter le travail de pompier forestier de façon satisfaisante. Au contraire, Mme Meiorin avait bien fait son travail dans le passé, sans présenter de risque apparent pour elle‑même, ses collègues ou le public.

III. Les décisions

13 L’arbitre a conclu que Mme Meiorin avait établi une preuve prima facie de l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, en démontrant que la norme aérobique avait un effet négatif disproportionné sur les femmes en tant que groupe. Il a également conclu que le gouvernement n’avait présenté aucune preuve crédible que l’incapacité de Mme Meiorin de satisfaire à la norme aérobique signifiait qu’elle mettait en péril sa sécurité, celle de ses collègues ou celle du public, et qu’il ne s’était donc pas acquitté de son obligation de démontrer qu’il avait composé avec Mme Meiorin tant qu’il n’en avait pas résulté pour lui une contrainte excessive. Il a ordonné qu’elle soit réintégrée dans ses anciennes fonctions et indemnisée de la perte de salaire et d’avantages qu’elle avait subie: (1996), 58 L.A.C. (4th) 159.

14 La Cour d’appel ((1997), 37 B.C.L.R. (3d) 317) n’a pas établi de distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Elle a décidé que, dans la mesure où la norme est nécessaire à l’exécution sûre et efficace du travail et qu’elle est appliquée au moyen de tests individualisés, il n’y a pas de discrimination. La Cour d’appel a (erronément) interprété les motifs de l’arbitre comme concluant que la norme aérobique était nécessaire à l’exécution sûre et efficace du travail. Étant donné que Mme Meiorin avait été testée individuellement selon cette norme, la cour a accueilli l’appel et rejeté sa demande. La Cour d’appel a souligné que donner gain de cause à Mme Meiorin créerait de la «discrimination à rebours», c’est‑à‑dire que l’établissement d’une norme moins élevée pour les femmes que pour les hommes serait discriminatoire envers les hommes qui n’ont pas réussi à satisfaire à la norme qui leur était applicable, mais qui étaient néanmoins en mesure de satisfaire à la norme applicable aux femmes.

IV. Les dispositions législatives

15 Le présent pourvoi porte sur les dispositions suivantes du Human Rights Code de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 210:

[TRADUCTION]

Discrimination en matière d’emploi

13 (1) Nul ne peut

a) refuser d’employer ou de continuer d’employer une personne;

b) faire preuve de discrimination envers une personne relativement à son emploi ou aux modalités de son emploi,

du fait de sa race, de sa couleur, de son ascendance, de son lieu d’origine, de ses opinions politiques, de sa religion, de son état matrimonial, de sa situation familiale, de ses déficiences mentales ou physiques, de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son âge, ou en raison de sa déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction criminelle ou d’une infraction punissable par procédure sommaire qui n’ont aucun rapport avec l’emploi actuel ou envisagé de la personne en question.

. . .

(4) Les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent pas à un refus, à une limite, à une spécification ou à une préférence fondés sur une exigence professionnelle justifiée.

V. Les questions en litige

16 La première question en litige dans le présent pourvoi est celle du critère applicable aux par. 13(1) et (4) du Human Rights Code de la Colombie‑Britannique. La deuxième question en litige est de savoir si, selon ce critère, Mme Meiorin a prouvé que le gouvernement a contrevenu au Code.

VI. Analyse

17 À titre préliminaire, je dois régler une question de caractérisation. La Cour d’appel semble avoir compris que l’arbitre a conclu que la capacité de satisfaire à la norme aérobique était nécessaire à l’exécution sûre et efficace du travail d’un membre de l’équipe de choc. En toute déférence, je ne puis être d’accord avec cette interprétation des motifs de l’arbitre.

18 L’arbitre a décidé que la norme constituait l’une des mesures d’évaluation appropriées dont dispose le gouvernement et qu’il existe généralement un lien raisonnable entre la condition aérobique et la capacité d’exécuter le travail de membre de l’équipe de choc. Cela ne constitue toutefois pas une conclusion catégorique que la capacité de satisfaire à la norme aérobique choisie par le gouvernement est nécessaire à l’exécution sûre et efficace du travail. Au contraire, cette déduction est contredite par la conclusion de l’arbitre qu’en dépit de son omission de satisfaire à la norme aérobique Mme Meiorin ne présentait aucun risque grave pour sa propre sécurité, celle de ses collègues ou celle du public en général. Je pars donc du point de vue que l’arbitre n’a pas conclu qu’un postulant doit pouvoir satisfaire à la norme aérobique pour être en mesure d’exécuter de manière sûre et efficace les tâches d’un membre de l’équipe de choc. Il nous reste donc à aborder carrément la question de savoir si la norme aérobique est discriminatoire de façon injustifiable au sens du Code.

A. Le critère

1. La méthode conventionnelle

19 La méthode conventionnelle d’application des lois sur les droits de la personne en milieu de travail exige du tribunal qu’il décide, au départ, dans laquelle de deux catégories tombe l’affaire dont il est saisi: (1) celle de la «discrimination directe», où la norme est discriminatoire à première vue, ou (2) celle de la «discrimination par suite d’un effet préjudiciable», où la norme neutre à première vue a un effet discriminatoire: Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 (ci‑après «O’Malley»), à la p. 551, le juge McIntyre. Lorsqu’il y a preuve prima facie de l’existence d’une forme ou l’autre de discrimination, il appartient alors à l’employeur de justifier la discrimination en cause.

20 Dans le cas de discrimination directe, l’employeur peut établir que la norme en cause est une EPJ en démontrant: (1) que la norme a été imposée honnêtement et de bonne foi, et qu’elle n’était pas destinée à miner les objectifs de la législation sur les droits de la personne (l’élément subjectif), et (2) que la norme est raisonnablement nécessaire à l’exécution sûre et efficace du travail, et qu’elle n’impose aucune obligation déraisonnable à ceux auxquels elle s’applique (l’élément objectif). Voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, aux pp. 208 et 209, le juge McIntyre; Caldwell c. Stuart, [1984] 2 R.C.S. 603, aux pp. 622 et 623, le juge McIntyre; Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, aux pp. 310 à 312, le juge Beetz. Il est difficile à un employeur de justifier une norme en tant qu’EPJ lorsque l’évaluation individuelle des capacités de l’employé ou du postulant est une solution de rechange raisonnable: Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, aux pp. 513 et 514, le juge Wilson; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297, aux pp. 1313 et 1314, le juge Sopinka.

21 Si l’existence de ces critères est prouvée, la norme est justifiée en tant qu’EPJ, sinon la norme elle‑même est annulée: Etobicoke, précité, aux pp. 207 et 208, le juge McIntyre; O’Malley, précité, à la p. 555, le juge McIntyre; Saskatoon, précité, aux pp. 1308 à 1310, le juge Sopinka; Central Alberta Dairy Pool, précité, à la p. 506, le juge Wilson; Large c. Stratford (Ville), [1995] 3 R.C.S. 733, au par. 33, le juge Sopinka.

22 Une analyse différente s’applique à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. La défense d’EPJ ne s’applique pas. Lorsqu’il y a preuve prima facie de l’existence de discrimination, l’employeur n’a qu’à démontrer: (1) qu’il y a un lien rationnel entre l’emploi et la norme particulière, et (2) qu’il ne peut pas composer davantage avec le demandeur sans subir une contrainte excessive: O’Malley, précité, aux pp. 555 à 559, le juge McIntyre; Central Alberta Dairy Pool, précité, aux pp. 505 et 506, ainsi que 519 et 520, le juge Wilson. L’employeur qui est incapable de s’acquitter de cette obligation omet alors d’établir l’existence d’un moyen de défense contre l’accusation de discrimination. Dans un tel cas, le demandeur a gain de cause, mais la norme elle‑même demeure toujours intacte.

23 L’arbitre a considéré que la norme aérobique était une norme neutre qui lésait Mme Meiorin. Par contre, la Cour d’appel n’a pas établi de distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, se contentant de conclure qu’il n’est pas discriminatoire d’évaluer des individus selon une norme dont la nécessité à l’exécution sûre et efficace du travail est démontrée. Si on examine l’affaire uniquement à la lumière de la méthode conventionnelle à deux volets, il semble qu’il vaudrait mieux considérer que la norme est neutre à première vue, ce qui nous amènerait à l’analyse de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. En recourant à l’analyse conventionnelle, je conviens avec l’arbitre qu’il y a preuve prima facie de l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable et que, d’après le dossier dont ce dernier et notre Cour ont été saisis, le gouvernement ne s’est pas acquitté de son obligation de prouver qu’il avait composé avec Mme Meiorin tant qu’il n’en avait pas résulté pour lui une contrainte excessive.

24 Toutefois, les différentes façons de procéder utilisées par l’arbitre et la Cour d’appel portent à croire que la méthode conventionnelle elle‑même pose une difficulté plus profonde. Les parties au présent pourvoi ont donc invité notre Cour à adopter un nouveau modèle d’analyse qui évite la distinction préliminaire entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, et qui intègre la notion d’accommodement à la défense d’EPJ.

2. Pourquoi une nouvelle méthode est‑elle requise?

25 L’analyse conventionnelle était utile pour interpréter les premières lois sur les droits de la personne, et représentait vraiment un progrès important du fait qu’elle reconnaissait pour la première fois le mal de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Il se peut aussi que la distinction qu’elle établissait entre les réparations possibles ait reflété les différences apparentes entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Cependant, peu importe à quel point cette méthode peut nous avoir été utile dans le passé, un bon nombre d’auteurs ont indiqué qu’elle sert mal les fins des lois contemporaines sur les droits de la personne. Je suis d’accord. À mon avis, la complexité et la facticité inutile de certains aspects de l’analyse conventionnelle témoignent du fait que le moment est venu de simplifier les lignes directrices qui régissent l’interprétation des lois sur les droits de la personne au Canada.

26 Je vais examiner attentivement sept difficultés que pose la façon conventionnelle d’aborder les demandes fondées sur une loi concernant les droits de la personne. Considérées cumulativement, ces difficultés militent puissamment en faveur de la révision de l’analyse.

a) La facticité de la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable

27 La distinction entre une norme qui est discriminatoire à première vue et une norme neutre qui a un effet discriminatoire est difficile à justifier pour la simple raison que peu de cas peuvent être aussi clairement identifiés. Par exemple, une règle qui oblige tous les travailleurs à se présenter au travail le vendredi sous peine de congédiement peut être qualifiée de façon plausible soit de règle directement discriminatoire (parce qu’elle signifie qu’aucun travailleur dont les croyances religieuses l’empêchent de travailler le vendredi ne peut être employé à cet endroit), soit de règle neutre qui n’a un effet préjudiciable que sur quelques personnes (ces mêmes travailleurs dont les croyances religieuses les empêchent de travailler le vendredi). Suivant le même raisonnement, on pourrait soutenir de façon plausible que forcer des employées à subir un test de grossesse obligatoire avant leur entrée en fonction est une règle neutre parce qu’elle s’applique, à première vue, à tous les membres d’un personnel et que ses effets particuliers sur les femmes ne sont qu’accessoires.

28 Plusieurs tribunaux et commentateurs ont fait observer qu’il semble incongru d’avoir une classification préliminaire aussi malléable, voire même «chimérique»: voir, par exemple, Canada (Commission des droits de la personne) c. Banque Toronto‑Dominion, [1998] 4 C.F. 205 (C.A.), aux par. 114 et 145, le juge Robertson; S. Day et G. Brodsky, «The Duty to Accommodate: Who Will Benefit?» (1996), 75 R. du B. can. 433, aux pp. 447 à 457; A. M. Molloy, «Disability and the Duty to Accommodate» (1993), 1 Can. Lab. L.J. 23, aux pp. 36 et 37. Étant donné la délimitation imprécise des catégories, un arbitre peut inconsciemment avoir tendance à classifier la norme contestée selon la réparation qu’il envisage, qu’il s’agisse d’annuler la norme elle‑même ou d’exiger seulement de composer avec les différences du demandeur. Le cas échéant, la forme l’emporte sur le fond et l’objet général des lois sur les droits de la personne n’est pas réalisé.

29 La distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte est non seulement malléable, mais encore irréaliste: l’employeur qui, de nos jours, aurait l’intention de faire preuve de discrimination formulerait rarement la règle de manière directement discriminatoire, si le même effet, voire un effet encore plus large, pouvait facilement être obtenu au moyen d’une formulation neutre: M. D. Lepofsky, «The Duty to Accommodate: A Purposive Approach» (1993), 1 Can. Lab. L.J. 1, aux pp. 8 et 9. Le juge en chef Dickson, pour sa part, a reconnu que cette forme plus subtile de discrimination qui, somme toute, constitue de la discrimination systémique est désormais beaucoup plus courante que la forme plus rudimentaire que constitue la discrimination directe flagrante: Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, à la p. 931. Voir aussi l’affaire classique Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971). L’analyse à deux volets confère une apparence de légitimité non méritée aux employeurs qui ont des intentions discriminatoires et la prudence de formuler la règle de manière neutre.

b) L’existence de réparations différentes selon le mode de discrimination

30 La malléabilité de la classification initiale selon la méthode conventionnelle n’aurait pas tant d’importance si les deux démarches menaient au même résultat. Mais, comme nous avons vu, les réparations possibles peuvent différer. Si un employeur est incapable de justifier une norme directement discriminatoire en tant qu’EPJ, cette norme sera annulée complètement. Cependant, si la règle est qualifiée de règle neutre qui lèse une certaine personne, l’employeur n’a qu’à démontrer qu’il existe un lien rationnel entre la norme en cause et l’exécution du travail, et qu’il ne peut pas composer davantage avec le demandeur sans subir une contrainte excessive. La norme générale demeure toutefois en vigueur. Ces résultats très différents découlent directement de l’orientation que l’examen initial donne à l’analyse.

31 La proposition selon laquelle des résultats diamétralement opposés devraient découler d’une classification initiale précaire du moyen de discrimination est déconcertante parce que l’effet d’une norme discriminatoire ne change pas sensiblement selon la manière dont celle-ci est exprimée: voir M. C. Crane, «Human Rights, Bona Fide Occupational Requirements and the Duty to Accommodate: Semantics or Substance?» (1996), 4 C.L.E.L.J. 209, aux pp. 226 à 229. Kenneth Watkin fait donc remarquer que la question devrait être non pas de savoir si la discrimination est directe ou indirecte, mais plutôt de savoir [TRADUCTION] «si l’individu ou le groupe qui fait l’objet de discrimination bénéficie de la même protection quelle que soit la forme que revêt cette discrimination»: K. Watkin, «The Justification of Discrimination under Canadian Human Rights Legislation and the Charter: Why So Many Tests?» (1993), 2 N.J.C.L. 63, à la p. 88. Ces critiques sont convaincantes. Il est difficile de justifier l’attribution d’une protection plus ou moins grande à un demandeur et à ceux qui ont les mêmes caractéristiques que lui uniquement par la façon dont la règle discriminatoire est formulée.

c) La présomption douteuse que le groupe lésé est toujours une minorité sur le plan du nombre

32 D’un point de vue strictement utilitaire, on pourrait prétendre qu’il convient parfois de maintenir une norme apparemment neutre si ses effets préjudiciables ne sont subis que par une seule personne ou, tout au plus, par un petit nombre de personnes. Cela semble avoir été le raisonnement initial suivi par notre Cour dans sa jurisprudence relative à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Dans O’Malley, précité, le juge McIntyre fait observer, à la p. 555:

Lorsqu’il y a discrimination par suite d’un effet préjudiciable, fondée sur la croyance, la règle ou la condition répréhensible ne sera pas nécessairement annulée. Elle subsistera dans la plupart des cas parce que son effet discriminatoire est limité à une personne ou à un groupe de personnes et que c’est son effet sur eux plutôt que sur l’ensemble des employés qui doit être examiné.

Dans Central Alberta Dairy Pool, précité, le juge Wilson a conclu, aux pp. 514 et 515, que «le groupe des personnes qui subissent un effet préjudiciable est toujours plus petit que le groupe auquel la règle s’applique». Plus récemment, dans Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, à la p. 544, le juge Cory a fait observer de façon plus modérée que «les employés lésés [. . .] appartiennent presque toujours à un groupe minoritaire».

33 Dans la mesure où l’analyse à deux volets repose sur une comparaison de la représentation démographique relative de divers groupes, on peut prétendre qu’elle est inutile. En premier lieu, il est difficile de soutenir qu’une norme apparemment neutre devrait être maintenue parce que son effet discriminatoire est limité aux membres d’un groupe minoritaire et ne touche pas la majorité des employés. La norme elle‑même est discriminatoire justement parce qu’elle traite certains individus différemment des autres pour un motif prohibé: voir, de manière générale, l’arrêt Banque Toronto‑Dominion, précité, aux par. 140 et 141, le juge Robertson. Comme notre Cour l’a statué dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au par. 66, si une règle a un effet discriminatoire réel pour un motif prohibé, elle devrait être qualifiée de discriminatoire peu importe que le demandeur appartienne à un groupe majoritaire ou à un groupe minoritaire.

34 En deuxième lieu, la taille du [TRADUCTION] «groupe touché» est facilement manipulable: voir Day et Brodsky, loc. cit., à la p. 453. Par exemple, dans l’arrêt Banque Toronto‑Dominion, précité, la banque avait comme politique de faire subir un test de dépistage de drogue aux employés qui reprenaient le travail. Le groupe touché était‑il la faible minorité des employés reprenant le travail qui avaient une dépendance à la drogue, d’où la qualification de la politique comme constituant de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable? Ou, le groupe touché était‑il composé de tous les employés reprenant le travail qui devaient subir un test envahissant de dépistage de drogue en raison de la présomption que certains d’entre eux avaient une dépendance à la drogue, d’où la qualification de la politique comme constituant de la discrimination directe? [TRADUCTION] «Il est possible de considérer qu’une politique constitue de la discrimination directe ou de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, ou les deux à la fois, selon la façon dont l’arbitre définit la “neutralité” et le groupe touché»: Day et Brodsky, loc. cit., à la p. 453. Étant donné que la taille du groupe touché est si manipulable, il est difficile d’en justifier l’utilisation comme fondement de toute l’analyse.

35 En troisième lieu, il n’est manifestement pas utile de mettre l’accent sur la question de savoir si le demandeur appartient à un groupe majoritaire ou à un groupe minoritaire lorsque le groupe touché est en fait composé de la majorité des employés: voir B. Etherington, «Central Alberta Dairy Pool: The Supreme Court of Canada’s Latest Word on the Duty to Accommodate» (1993), 1 Can. Lab. L.J. 311, aux pp. 324 et 325. Les arguments utilitaires selon lesquels la minorité doit se conformer aux pratiques de la majorité pour des raisons de sécurité ou d’efficacité économique perdent de leur force lorsque le groupe touché est près de représenter la majorité.

36 À ce moment, qui survient lorsque des femmes constituent le groupe lésé, l’analyse de l’effet préjudiciable est susceptible de servir à consacrer la norme masculine comme étant le «courant dominant» auquel doivent adhérer les femmes. Dépouillés de leur apparence utilitaire, les soucis de sécurité et d’efficacité économique peuvent fort bien avoir un effet discriminatoire sur les femmes d’une manière on ne peut plus directe mais qui n’est pas prévue par la nomenclature juridique. Une analyse qui ne reconnaît pas cette réalité ne met pas complètement à exécution l’objet de la mesure législative sur les droits de la personne dont il est question.

d) Les difficultés que pose l’application concrète des moyens de défense des employeurs

37 L’analyse conventionnelle conçue par notre Cour a également été critiquée pour le motif qu’elle établissait des distinctions délicates entre les éléments qu’un employeur doit établir pour réfuter une preuve prima facie de discrimination directe et ceux qu’il doit établir pour réfuter une preuve prima facie de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Par exemple, une distinction a été établie entre l’obligation de chercher des «solutions de rechange raisonnables», applicable à la discrimination directe, et l’obligation d’examiner la possibilité de «tenir compte de la situation de chacun», applicable à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable: voir Large, précité, aux par. 30 à 34, le juge Sopinka.

38 En pratique, toutefois, il se peut que les deux moyens de défense ne diffère pas beaucoup: voir, par exemple, les décisions Canada (Procureur général) c. Levac, [1992] 3 C.F. 463 (C.A.); Large c. Stratford (City) (1992), 92 D.L.R. (4th) 565 (C. div. Ont.), le juge Campbell, aux pp. 577 à 579; Saran c. Delta Cedar Products Ltd., [1995] B.C.C.H.R.D. No. 3 (QL); Grismer c. British Columbia (Attorney General) (1994), 25 C.H.R.R. D/296 (B.C.C.H.R.). Dans la décision Thwaites c. Canada (Forces armées) (1993), 19 C.H.R.R. D/259 (T.D.P.C.), il a été reconnu, à la p. D/282, que

[c]ette analyse nous conduit logiquement à conclure qu’on ne peut établir presque aucune distinction significative entre ce qu’un employeur doit prouver pour se défendre contre une allégation de discrimination directe et ce qu’il doit prouver pour répondre à une allégation de discrimination indirecte. La seule différence est peut‑être d’ordre sémantique. Dans les deux cas, l’employeur doit tenir compte de l’individu en cause. Dans le cas de la discrimination directe, l’employeur doit justifier sa règle ou sa pratique en montrant qu’il n’existe pas d’autre solution raisonnable et que la règle ou la pratique est proportionnée au but visé. Dans le cas de la discrimination indirecte, la règle neutre n’est pas contestée, mais l’employeur doit tout de même montrer qu’il n’aurait pas pu composer autrement avec l’individu lésé particulièrement par cette règle. Dans les deux cas, que les mots clefs soient «autre solution raisonnable», «proportionnalité» ou «accommodement», l’examen a le même objet: l’employeur doit montrer qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu.

Les parties, les tribunaux administratifs et les cours de justice sont donc tenus de formuler leurs arguments et leurs décisions en fonction de définitions qui sont elles‑mêmes ambiguës. L’objet général des lois sur les droits de la personne peut s’estomper dans le processus. Si la question pratique qui se pose en fin de compte est la même tant pour l’analyse de la discrimination directe que pour celle de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, on peut à bon droit soutenir qu’il y a peu de raisons d’établir une distinction entre soit les deux analyses soit les réparations possibles.

e) La légitimation de la discrimination systémique

39 On a également prétendu que la distinction que l’analyse conventionnelle établit entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut, en pratique, contribuer à légitimer la discrimination systémique ou «la discrimination qui résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination»: Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114 (ci‑après «Action Travail»), à la p. 1139, le juge en chef Dickson. Voir, de manière générale, I. B. McKenna, «Legal Rights for Persons with Disabilities in Canada: Can the Impasse Be Resolved?» (1997‑98), 29 R.D. Ottawa 153, et P. Phillips et E. Phillips, Women and Work: Inequality in the Canadian Labour Market (éd. rév. 1993), aux pp. 45 à 95.

40 Selon l’analyse conventionnelle, si une norme est qualifiée de «neutre» à l’étape préliminaire de l’examen, sa légitimité n’est jamais mise en doute. Il s’agit alors de savoir si on peut composer avec le demandeur, et la norme formelle elle‑même demeure toujours intacte. L’analyse conventionnelle porte donc non plus sur les principes qui sous‑tendent la norme, mais sur la façon dont des personnes «différentes» peuvent cadrer dans le «courant dominant» que représente la norme.

41 Même si l’analyse conventionnelle peut permettre concrètement de composer les demandeurs et d’atténuer l’effet discriminatoire particulier qu’ils subissent, on ne saurait passer sous silence la portée plus générale de l’analyse. Elle empêche les cours de justice et les tribunaux administratifs d’évaluer la légitimité de la norme elle‑même. Au sujet de la distinction que l’analyse conventionnelle établit entre la norme neutre acceptée et l’obligation de composer avec ceux que cette norme lèse, Day et Brodsky, loc. cit., écrivent, à la p. 462:

[TRADUCTION] La difficulté que pose ce paradigme est qu’il ne met en question ni l’inégalité du rapport de force ni les discours de domination, comme le racisme, la prétention de la supériorité des personnes non handicapées, le sexisme, qui font qu’une société est bien conçue pour certains mais pas pour d’autres. Il permet à ceux qui se considèrent «normaux» de continuer à établir des institutions et des rapports à leur image, pourvu qu’ils «composent» avec ceux qui en contestent l’établissement.

Sous cet angle, l’accommodement paraît ancré dans le modèle de l’égalité formelle. En tant que formule, le traitement différent réservé à des personnes «différentes» ne constitue que l’inverse du traitement semblable réservé aux personnes semblables. L’accommodement ne touche pas le cœur de la question de l’égalité, le but de la transformation ni l’examen de la façon dont les institutions et les rapports doivent être modifiés pour les rendre disponibles, accessibles, significatifs et gratifiants pour la multitude de groupes qui composent notre société. L’accommodement semble signifier que nous ne modifions ni les procédures ni les services; nous nous contentons de «composer» avec ceux qui ne cadrent pas tout à fait. Nous faisons certaines concessions à ceux qui sont «différents», plutôt que d’abandonner l’idée de la «normalité» et d’œuvrer à la véritable inclusion.

De cette manière, l’accommodement semble permettre à l’égalité formelle d’être le paradigme dominant, pourvu que certaines adaptations puissent parfois être faites pour remédier à des effets inégaux. Sous cet angle, l’accommodement ne met pas en doute les croyances profondes relatives à la supériorité intrinsèque de caractéristiques comme la mobilité et la vue. Bref, l’accommodement favorise l’assimilation. Son objectif est de tenter de faire cadrer les personnes «différentes» dans les systèmes existants.

Je suis d’accord avec l’essentiel de ces observations. Interpréter les lois sur les droits de la personne principalement en fonction de l’égalité formelle mine la promesse d’égalité réelle qu’elles comportent et empêche l’examen des effets de la discrimination systémique, comme notre Cour l’a reconnu dans Action Travail, précité.

42 La présente affaire, où Mme Meiorin cherche à conserver son poste dans un métier à prédominance masculine, est un bon exemple de la manière dont l’analyse conventionnelle met la discrimination systémique à l’abri de tout examen. Cette analyse empêche la Cour d’évaluer rigoureusement une norme qui, en régissant l’accès à un emploi à prédominance masculine, lèse les femmes en tant que groupe. Bien que le gouvernement puisse avoir l’obligation de composer avec un demandeur, l’analyse conventionnelle fait concrètement en sorte que l’ensemble complexe d’obstacles systémiques et apparemment neutres aux emplois traditionnellement à prédominance masculine échappe à la portée directe de la loi. Le droit de ne pas faire l’objet de discrimination est ramené à la question de savoir si le «courant dominant» peut, dans le cadre de sa norme formelle existante, se permettre d’accorder un traitement approprié aux personnes lésées. Dans la négative, l’institution de la discrimination systémique reçoit l’approbation de la loi. Cela n’est pas acceptable.

f) La dissonance entre l’analyse conventionnelle et l’objet explicite, et le libellé du Human Rights Code

43 Même si les différentes lois sur les droits de la personne occupent un rang juridique élevé (Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145; Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321), il ne s’agit pas moins de déclarations législatives et, en l’absence de contestation fondée sur la Constitution, notre Cour doit les interpréter en fonction de leur libellé et de leurs objectifs. Comme je l’ai déjà indiqué, l’analyse conventionnelle risque de contrecarrer à la fois les objectifs généraux et le libellé particulier du Code.

44 En Colombie‑Britannique, les objectifs pertinents sont énoncés à l’art. 3 du Code:

[TRADUCTION]

3 . . .

a) favoriser l’existence en Colombie‑Britannique d’une société dépourvue d’obstacle à la participation pleine et libre à la vie économique, sociale, politique et culturelle de cette province;

b) favoriser un climat de compréhension et de respect mutuel où tous ont la même dignité et les mêmes droits;

c) prévenir la discrimination interdite par le présent code;

d) déceler et éliminer les formes d’inégalité persistantes liées à la discrimination interdite par le présent code;

e) fournir un recours aux personnes qui sont victimes de discrimination contrairement au présent code . . .

Notre Cour a conclu que, parce qu’elles constituent du «droit fondamental», les lois sur les droits de la personne doivent être interprétées de façon libérale afin de leur permettre de mieux atteindre leurs objectifs: O’Malley, précité, à la p. 547, le juge McIntyre; Action Travail, précité, aux pp. 1134 à 1136, le juge en chef Dickson; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, aux pp. 89 et 90, le juge La Forest. Une interprétation qui permet de mettre en question la règle elle-même seulement si la discrimination peut être qualifiée de «directe» ne permet pas à ces lois de réaliser leurs objectifs aussi bien qu’elles pourraient par ailleurs le faire.

45 De plus, le libellé du Code de la Colombie‑Britannique n’envisage pas la possibilité qu’une forme de discrimination liée à l’emploi soit traitée différemment d’une autre. Le paragraphe 13(1) interdit de manière générale la discrimination envers «une personne relativement à son emploi ou aux modalités de son emploi». Le paragraphe 13(4) prévoit que la règle générale ne s’applique pas «à un refus, à une limite, à une spécification ou à une préférence fondés sur une exigence professionnelle justifiée». La défense d’EPJ s’applique donc à toutes les formes de discrimination. Il n’y a aucune présomption qu’une règle apparemment neutre n’est pas discriminatoire en soi, et le Code ne prévoit nullement qu’une règle discriminatoire peut être maintenue lorsque le groupe ou la personne qu’elle vise constitue une minorité des travailleurs avec qui il serait excessivement difficile de composer.

46 La plupart des autres lois canadiennes sur les droits de la personne qui font état d’une EPJ ne restreignent pas cette dernière, ni l’obligation d’accommodement, à certaines formes de discrimination. En fait, certaines lois écartent expressément ce genre de raisonnement, comme nous le verrons plus loin. Il n’y a simplement aucune obligation législative en l’espèce de perpétuer l’existence de différentes catégories de discrimination et d’accorder des réparations différentes selon chacune d’elles.

g) La dissonance entre l’analyse fondée sur les droits de la personne et l’analyse fondée sur la Charte

47 L’analyse conventionnelle diffère fondamentalement de la façon dont notre Cour a abordé le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans le contexte de la Charte, la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut avoir une certaine importance sur le plan analytique, mais, puisque la principale préoccupation est l’effet de la loi contestée, cette distinction a peu d’importance sur le plan juridique. Comme le juge Iacobucci l’a fait remarquer au par. 80 de l’arrêt Law, précité:

Bien qu’il soit bien établi qu’il est loisible à la personne qui invoque le par. 15(1) de faire la preuve de la discrimination en démontrant que la loi a un objet discriminatoire, la preuve de l’intention législative n’est pas nécessaire pour établir le bien‑fondé d’une allégation fondée sur l’art. 15: Andrews, précité, à la p. 174. L’exigence faite au demandeur est d’établir que soit l’objet, soit l’effet de la disposition législative viole le par. 15(1), de sorte qu’il puisse satisfaire au fardeau qui lui incombe en faisant la preuve seulement d’un effet discriminatoire. [Souligné dans l’original.]

48 Lorsqu’il est question du par. 15(1) de la Charte, notre Cour reconnaît donc que l’effet négatif sur la dignité du demandeur ne varie pas sensiblement selon que la discrimination est flagrante ou dissimulée. Lorsqu’il est possible de présenter une demande fondée sur la Charte dans le cadre d’une relation employeur‑employé, l’employeur ne peut pas dicter la nature de ce qu’il doit prouver à titre de justification simplement en changeant le mode de discrimination. Je ne vois pas pourquoi une méthode différente devrait être adoptée lorsqu’une demande est fondée sur une loi concernant les droits de la personne qui, bien qu’elle puisse avoir une orientation juridique différente, vise le même mal général que le par. 15(1) de la Charte.

49 On a laissé entendre que la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, dans le cadre de l’analyse fondée sur les droits de la personne, peut être attribuable, du moins en partie, au sentiment que la discrimination «non intentionnelle» due à des règles «neutres» ne mérite pas autant la réprobation de la loi: voir Etherington, loc. cit., aux pp. 324 et 325. À la page 457, Day et Brodsky, loc. cit., soutiennent que:

[TRADUCTION] Il semble évident que la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable repose sur le besoin de maintenir qu’il existe une différence entre la discrimination intentionnelle et la discrimination non intentionnelle, même si les tribunaux administratifs et les cours de justice, y compris la Cour suprême du Canada, ont décidé à maintes reprises que la discrimination non intentionnelle ne constituait pas moins une violation des droits de la personne et que ce sont les effets de la discrimination qui importent. Il subsiste un sentiment que la discrimination directe est plus méprisable et plus répugnante sur le plan moral parce que son auteur a l’intention d’agir de manière discriminatoire ou qu’il l’a fait en connaissance de cause. Par contre, la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est perçue comme étant «innocente», involontaire, accidentelle et, par conséquent, non répugnante sur le plan moral. [En italique dans l’original.]

Je reconnais que, dans certains cas, des normes directement discriminatoires et des normes neutres ayant des effets préjudiciables peuvent avoir des origines différentes. Cependant, notre Cour a conclu depuis longtemps que le fait qu’un effet discriminatoire n’était pas voulu n’est pas déterminant pour les fins de son analyse générale fondée sur la Charte et que cela n’est sûrement pas décisif quant à la réparation possible: Law, précité, au par. 80, le juge Iacobucci; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, aux pp. 174 et 175, le juge McIntyre; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 62, le juge La Forest. Dans des arrêts comme O’Malley, précité, et Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, notre Cour s’est efforcée d’appliquer le même principe dans son analyse des lois sur les droits de la personne. À mon avis, il faut prendre soin de s’assurer que cet objectif n’est pas compromis par une méthode d’analyse à deux volets des demandes fondées sur de telles lois.

3. Vers une méthode unifiée

50 Quels que soient les avantages qu’ait pu offrir l’analyse conventionnelle des demandes fondées sur une loi concernant les droits de la personne, dans lesquelles l’existence de discrimination était alléguée, les difficultés analysées démontrent la force de l’argument que le moment est venu d’adopter une méthode unifiée (1) qui évite la distinction problématique entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, (2) qui exige de l’employeur qu’il compose autant qu’il est raisonnablement possible de le faire avec les caractéristiques de chacun de ses employés lorsqu’il établit la norme applicable au milieu de travail, et (3) qui aborde de manière restrictive les exceptions à l’obligation de ne pas faire preuve de discrimination tout en permettant des exceptions lorsqu’elles sont raisonnablement nécessaires à la réalisation d’objectifs légitimes liés au travail.

51 Un bon nombre de ceux qui ont étudié la question et qui ont écrit à ce sujet préconisent le recours à une telle méthode unifiée: voir W. Pentney, «Belonging: The Promise of Community -- Continuity and Change in Equality Law 1995-96» (1996), 25 C.H.R.R. C/6; Day et Brodsky, loc. cit., aux pp. 459, 460 et 472; Lepofsky, loc. cit., aux pp. 16 et 17; Crane, loc. cit., aux pp. 231 et 232; Molloy, loc. cit., aux pp. 36 et 37; Watkin, loc. cit., aux pp. 86 à 93; M. F. Yalden, «The Duty to Accommodate — A View from the Canadian Human Rights Commission» (1993), 1 Can. Lab. L.J. 283, aux pp. 286 à 293; Commission canadienne des droits de la personne, Les effets de la décision Bhinder sur la Commission canadienne des droits de la personne: Rapport spécial au Parlement (1986).

52 De plus, certaines provinces ont modifié leur législation sur les droits de la personne de sorte que les tribunaux doivent maintenant recourir à une méthode unifiée: voir le par. 24(2) du Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.19, l’art. 12 du Code des droits de la personne du Manitoba, L.M. 1987-88, ch. 45, et, de façon plus limitée, l’art. 7 de la Loi sur les droits de la personne du Yukon, L.Y. 1987, ch. 3. Tout récemment, la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, a été modifiée (L.C. 1998, ch. 9, art. 10) de sorte que le par. 15(2) de cette loi prévoit désormais expressément qu’une pratique par ailleurs discriminatoire ne constitue une EPJ que si l’employeur démontre qu’il ne lui est pas possible de répondre aux besoins de la personne ou de la catégorie de personnes en cause sans subir une contrainte excessive.

53 Enfin, il n’est pas rare que les juges de notre Cour aient écrit sur la nécessité de recourir à une méthode plus simple et plus conforme au bon sens pour déterminer quand un employeur peut être justifié d’appliquer une norme qui a des effets discriminatoires. Voir Bhinder, précité, aux pp. 567 et 568, le juge en chef Dickson (dissident); Central Alberta Dairy Pool, précité, aux pp. 528 et 529, le juge Sopinka; Large, précité, au par. 56, le juge L’Heureux-Dubé. Il vaut la peine de souligner que l’on pourrait soutenir que même le juge Wilson, qui s’exprimait au nom de notre Cour à la majorité dans Central Alberta Dairy Pool, précité, a reconnu qu’une forme d’accommodement, soit la recherche de solutions de rechange raisonnables et proportionnelles à une règle générale, avait sa place dans l’analyse relative à l’EPJ, qui ne s’appliquait alors qu’aux cas de discrimination directe. Voir, en particulier, les renvois qu’elle fait, aux pp. 518 et 519, aux arrêts Brossard et Saskatoon, précités.

4. Les éléments d’une méthode unifiée

54 Après avoir examiné les diverses possibilités qui s’offrent, je propose d’adopter la méthode en trois étapes qui suit pour déterminer si une norme discriminatoire à première vue est une EPJ. L’employeur peut justifier la norme contestée en établissant selon la prépondérance des probabilités:

(1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2) qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

55 Cette méthode est fondée sur la nécessité d’établir des normes qui composent avec l’apport potentiel de tous les employés dans la mesure où cela peut être fait sans que l’employeur subisse une contrainte excessive. Il est évident que des normes peuvent léser les membres d’un groupe particulier. Mais, comme le juge Wilson l’a fait remarquer dans Central Alberta Dairy Pool, précité, à la p. 518, «[s]’il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d’imposer une règle donnée aux membres d’un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme [une EPJ]». Il s’ensuit que la règle ou la norme jugée raisonnablement nécessaire doit composer avec les différences individuelles dans la mesure où cela ne cause aucune contrainte excessive. À moins qu’aucun accommodement ne soit possible sans imposer une contrainte excessive, la norme telle qu’elle existe n’est pas une EPJ, et la preuve prima facie de l’existence de discrimination n’est pas réfutée.

56 Après avoir énoncé le critère applicable, je fournis certaines précisions sur son application.

Première étape

57 La première étape à franchir pour évaluer si l’employeur a réussi à établir une défense d’EPJ consiste à identifier l’objet général de la norme contestée et à décider s’il est rationnellement lié à l’exécution du travail en cause. Il faut d’abord déterminer ce que vise à réaliser de manière générale la norme contestée. La capacité de travailler de manière sûre et efficace est l’objet le plus fréquemment mentionné dans la jurisprudence, mais il peut bien y avoir d’autres raisons d’imposer des normes particulières dans le milieu de travail. Par exemple, dans l’arrêt Brossard, précité, l’objet général de la politique de la ville interdisant le népotisme était de réprimer les conflits d’intérêts réels et apparents chez les fonctionnaires. Dans l’arrêt Caldwell, précité, l’école secondaire catholique cherchait à maintenir la présence de la religion dans le milieu et le programme scolaires. Dans d’autres cas, l’employeur peut vouloir assurer la présence d’employés compétents à certains moments. Il existe une multitude de raisons susceptibles d’inciter un employeur à imposer une norme à ses employés.

58 L’employeur doit démontrer l’existence d’un lien rationnel entre l’objet général de la norme contestée et les exigences objectives du travail. Par exemple, si on revient à l’arrêt Brossard, précité, le juge Beetz a conclu, à la p. 313, qu’en raison de la nature particulière de l’emploi dans la fonction publique, «[i]l est approprié, voire nécessaire, d’adopter pour les fonctionnaires des règles de conduite destinées à prévenir les conflits d’intérêts». Lorsque l’objet général de la norme est d’assurer l’exécution sûre et efficace du travail -- un élément essentiel de tout métier -- il ne sera vraisemblablement pas nécessaire de consacrer beaucoup de temps à cette étape. Lorsque l’objet est plus restreint, une partie importante de l’analyse peut bien lui être consacrée.

59 À cette première étape, l’analyse porte non pas sur la validité de la norme particulière en cause, mais plutôt sur la validité de son objet plus général. Cet examen est nécessairement plus général que lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe un lien rationnel entre l’exécution du travail et la norme particulière qui a été choisie, comme cela peut avoir été le cas en vertu de la méthode conventionnelle. La distinction est importante. S’il n’y a aucun lien rationnel entre l’objet général de la norme et les tâches que l’employé est légitimement tenu d’accomplir, il n’est alors naturellement pas nécessaire de continuer d’évaluer la légitimité de la norme particulière elle‑même. Sans objet général légitime sous‑jacent, la norme ne saurait être une EPJ. À mon avis, il est utile de garder séparés les deux niveaux d’examen.

Deuxième étape

60 Une fois établie la légitimité de l’objet plus général visé par l’employeur, ce dernier doit franchir la deuxième étape qui consiste à démontrer qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire à la réalisation de son objet, et sans qu’il ait eu l’intention de faire de preuve de discrimination envers le demandeur. Il est alors question de l’élément subjectif du critère qui constitue un motif d’annulation de la norme même s’il n’est pas essentiel pour conclure que cette dernière n’est pas une EPJ: voir les arrêts O’Malley, précité, aux pp. 547 à 550, le juge McIntyre, et Etobicoke, précité, à la p. 209, le juge McIntyre. Si l’imposition de la norme n’était pas jugée raisonnablement nécessaire ou était motivée par une animosité discriminatoire, elle ne saurait alors constituer une EPJ.

61 Il importe de noter qu’à cette étape l’analyse passe de l’objet général de la norme à la norme particulière elle‑même. Il n’est pas nécessairement vrai qu’une norme particulière est une EPJ du seul fait que son objet général est rationnellement lié à l’exécution du travail: voir l’arrêt Brossard, précité, aux pp. 314 et 315, le juge Beetz.

Troisième étape

62 Le troisième et dernier obstacle que doit franchir l’employeur consiste à démontrer que la norme contestée est raisonnablement nécessaire pour qu’il puisse atteindre l’objet qu’elle vise, dont le lien rationnel avec l’exécution du travail a été démontré à ce stade. L’employeur doit établir qu’il lui est impossible de composer avec le demandeur et les autres personnes lésées par la norme sans subir une contrainte excessive. Lorsqu’on parle de «contrainte excessive», il importe de se rappeler les propos du juge Sopinka, qui a fait remarquer dans l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, à la p. 984, que «[l]’utilisation de l’adjectif “excessive” suppose qu’une certaine contrainte est acceptable; seule la contrainte “excessive” répond à ce critère». Il peut être idéal, du point de vue de l’employeur, de choisir une norme d’une rigidité absolue. Encore est-il que, pour être justifiée en vertu de la législation sur les droits de la personne, cette norme doit tenir compte de facteurs concernant les capacités uniques ainsi que la valeur et la dignité inhérentes de chaque personne, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive.

63 Pour déterminer si une norme existante est raisonnablement nécessaire pour que l’employeur en réalise l’objet, il peut être utile de renvoyer aux arrêts de notre Cour qui portent sur la justification de la discrimination directe et sur la notion d’accommodement dans le cadre de l’analyse de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Par exemple, en étudiant la question de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable dans Central Alberta Dairy Pool, précité, aux pp. 520 et 521, le juge Wilson a abordé les facteurs qui peuvent être pris en considération en évaluant l’obligation d’un employeur de composer avec un employé tant qu’il n’en résulte pas pour lui une contrainte excessive. Parmi les facteurs pertinents, il y a le coût de la méthode d’accommodement possible, l’interchangeabilité relative des employés et des installations, de même que la perspective d’atteinte réelle aux droits d’autres employés. Voir également l’arrêt Renaud, précité, à la p. 984, le juge Sopinka. Les divers facteurs ne sont pas consacrés, sauf dans la mesure où ils sont inclus ou écartés expressément par la loi. De toute manière, comme le juge Cory l’a souligné dans Chambly, précité, à la p. 546, «[i]l y a lieu de les appliquer d’une manière souple et conforme au bon sens, en fonction des faits de chaque cas».

64 Les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d’un individu. Outre les évaluations individuelles visant à déterminer si la personne a les aptitudes ou les compétences requises pour exécuter le travail, il y a lieu de prendre en considération, lorsque cela est indiqué, la possibilité d’exécuter le travail de différentes manières tout en réalisant l’objet légitime lié à l’emploi que vise l’employeur. Les aptitudes, les capacités et l’apport potentiel du demandeur et de ceux qui sont dans la même situation que lui doivent être respectés autant qu’il est possible de le faire. Les employeurs, les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient être innovateurs tout en étant pratiques lorsqu’ils étudient la meilleure façon de le faire dans les circonstances en cause.

65 Parmi les questions importantes qui peuvent être posées au cours de l’analyse, il y a les suivantes:

a) L’employeur a-t-il cherché à trouver des méthodes de rechange qui n’ont pas d’effet discriminatoire, comme les évaluations individuelles en fonction d’une norme qui tient davantage compte de l’individu?

b) Si des normes différentes ont été étudiées et jugées susceptibles de réaliser l’objet visé par l’employeur, pourquoi n’ont‑elles pas été appliquées?

c) Est-il nécessaire que tous les employés satisfassent à la norme unique pour que l’employeur puisse réaliser l’objet légitime qu’il vise, ou est‑il possible d’établir des normes qui reflètent les différences et les capacités collectives ou individuelles?

d) Y a-t-il une manière moins discriminatoire d’effectuer le travail tout en réalisant l’objet légitime de l’employeur?

e) La norme est-elle bien conçue pour que le niveau de compétence requis soit atteint sans qu’un fardeau excessif ne soit imposé à ceux qui sont visés par la norme?

f) Les autres parties qui sont tenues d’aider à la recherche de mesures d’accommodement possibles ont‑elles joué leur rôle? Comme le juge Sopinka l’a fait remarquer dans Renaud, précité, aux pp. 992 à 996, la tâche de déterminer la manière de composer avec des différences individuelles peut aussi imposer un fardeau à l’employé et, dans les cas où il existe une convention collective, au syndicat.

66 Malgré le chevauchement des deux examens, il peut souvent se révéler utile, en pratique, d’examiner séparément, d’abord, la procédure, s’il en est, qui a été adoptée pour étudier la question de l’accommodement, et, ensuite, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte ou, subsidiairement, celle des raisons pour lesquelles l’employeur n’a pas offert une telle norme: voir, de manière générale, Lepofsky, loc. cit.

67 Si la norme discriminatoire à première vue n’est pas raisonnablement nécessaire pour que l’employeur en réalise l’objet légitime ou, autrement dit, s’il est possible de composer avec des différences individuelles sans que l’employeur subisse une contrainte excessive, la norme n’est pas alors une EPJ. L’employeur n’a pas établi l’existence d’un moyen de défense contre l’accusation de discrimination. Bien que cette question ne soit pas en cause dans la présente affaire, qui résulte d’un grief déposé devant un arbitre en matière de relations du travail, lorsque la norme n’est pas une EPJ, la réparation appropriée sera choisie en fonction de celles prévues par la loi applicable en matière de droits de la personne. À l’inverse, si l’objet général de la norme est rationnellement lié à l’exécution du travail en cause, si la norme particulière a été imposée avec la conviction sincère qu’elle était nécessaire et si son application sous sa forme existante est raisonnablement nécessaire pour permettre à l’employeur d’en réaliser l’objet légitime sans subir une contrainte excessive, la norme est une EPJ. Si l’existence de tous ces critères est établie, l’employeur peut se prévaloir d’une exception à l’interdiction générale de la discrimination.

68 Les employeurs qui conçoivent des normes pour le milieu de travail doivent être conscients des différences entre les personnes et des différences qui caractérisent des groupes de personnes. Ils doivent intégrer des notions d’égalité dans les normes du milieu de travail. En adoptant des lois sur les droits de la personne et en prévoyant leur application au milieu de travail, les législatures ont décidé que les normes régissant l’exécution du travail devraient tenir compte de tous les membres de la société, dans la mesure où il est raisonnablement possible de le faire. Les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent avoir cela à l’esprit lorsqu’ils sont saisis d’une demande dans laquelle l’existence de discrimination liée à l’emploi est alléguée. La norme qui fait inutilement abstraction des différences entre les personnes va à l’encontre des interdictions contenues dans les diverses lois sur les droits de la personne et doit être remplacée. La norme elle‑même doit permettre de tenir compte de la situation de chacun, lorsqu’il est raisonnablement possible de le faire. Il se peut que la norme qui permet un tel accommodement ne soit que légèrement différente de la norme existante, mais il reste qu’elle constitue une norme différente.

B. L’application de la nouvelle méthode au présent pourvoi

1. Introduction

69 Madame Meiorin s’est acquittée de l’obligation d’établir qu’à première vue la norme aérobique est discriminatoire envers elle en tant que femme. L’arbitre a conclu qu’en raison de leur capacité aérobique généralement moindre, la plupart des femmes sont lésées par la norme aérobique élevée. Bien que le témoin expert du gouvernement ait affirmé que l’entraînement peut permettre à la plupart des femmes de respecter la norme aérobique, l’arbitre a rejeté ce témoignage en disant qu’il s’agissait [traduction] «d’anecdotes» et qu’il n’était «pas appuyé par des données scientifiques». On n’a présenté à notre Cour aucun motif de revenir sur cette caractérisation. Madame Meiorin a donc démontré que la norme aérobique est discriminatoire à première vue, de sorte qu’elle peut se prévaloir du par. 13(1) du Code.

70 Étant donné que Mme Meiorin a établi une preuve prima facie de discrimination, il appartient au gouvernement de démontrer que la norme aérobique est une EPJ. Pour les motifs qui suivent, je conclus que le gouvernement ne s’est pas acquitté de cette obligation et ne peut donc pas invoquer le moyen de défense prévu par le par. 13(4) du Code.

2. Première et deuxième étapes

71 Il a été satisfait aux deux premières étapes de l’analyse proposée relativement à l’EPJ, à savoir (1) que l’employeur a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause, et (2) que l’employeur a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. L’objet général que le gouvernement visait en imposant la norme aérobique n’est pas contesté. Cet objet est de permettre au gouvernement de déceler les employés ou les postulants qui sont en mesure d’effectuer le travail de pompier forestier de manière sûre et efficace. Il est également évident qu’il existe un lien rationnel entre cette caractéristique générale et l’exécution des tâches particulièrement ardues qu’un pompier forestier est censé accomplir. Tout indique que le gouvernement a agi honnêtement et en croyant sincèrement que l’adoption de la norme particulière était nécessaire pour déceler les personnes en mesure d’exécuter le travail de façon sûre et efficace. Il n’avait pas l’intention de faire preuve de discrimination envers Mme Meiorin. Au contraire, l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement a retenu les services des chercheurs de l’Université de Victoria était sa volonté de trouver des normes non discriminatoires.

3. Troisième étape

72 La troisième étape de la méthode unifiée consiste pour l’employeur à établir que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive. En l’espèce, la question en litige est de savoir si le gouvernement a démontré que cette norme aérobique particulière est raisonnablement nécessaire pour déceler les personnes en mesure d’exécuter de façon sûre et efficace les tâches de pompier forestier. Comme je l’ai mentionné, il incombe au gouvernement de démontrer que, pour réaliser cet objet, il ne peut pas composer avec des différences individuelles ou collectives sans subir une contrainte excessive.

73 Le gouvernement a fait le choix louable de faire appel à des experts pour mettre au point une norme non discriminatoire. Toutefois, en raison des graves problèmes posés par la façon de procéder des chercheurs, il n’a pas été démontré qu’il était raisonnablement nécessaire de satisfaire à la norme aérobique qui en a résulté pour effectuer de manière sûre et efficace le travail de pompier forestier. Le gouvernement n’a pas prouvé qu’il subirait une contrainte excessive si une norme différente était utilisée.

74 La procédure adoptée par les chercheurs pose un problème à deux égards. Premièrement, leur méthode semble avoir été principalement de nature descriptive: les personnes testées ont été observées pendant leur exécution des tâches, leur capacité aérobique a été évaluée et cette capacité a été désignée comme étant la norme minimale requise de la part de chaque pompier forestier. Toutefois, le simple fait de décrire les caractéristiques d’une personne testée ne permet pas nécessairement d’identifier la norme minimale nécessaire à l’exécution sûre et efficace de la tâche en question. Deuxièmement, ces études, qui étaient principalement de nature descriptive, n’ont pas fait la distinction entre les femmes testées et les hommes testés qui composaient la grande majorité des groupes‑échantillons. Le dossier dont notre Cour est saisie ne nous permet donc pas de dire si les femmes et les hommes ont besoin de la même capacité aérobique minimale pour exécuter de façon sûre et efficace les tâches qu’un pompier forestier est censé accomplir.

75 Bien que l’objectif des chercheurs ait été admirable, leur norme aérobique a été conçue d’une manière qui ne tenait pas compte de la possibilité de discrimination inutile fondée sur un seul ou plusieurs motifs prohibés, notamment le sexe. Ce phénomène n’est pas spécifique à la procédure suivie en l’espèce pour identifier les qualifications requises pour le poste: voir, de manière générale, K. Messing et J. Stevenson, «Women in Procrustean Beds: Strength Testing and the Workplace» (1996), 3 Gender, Work and Organization 156; K. Messing, One-Eyed Science: Occupational Health and Women Workers (1998). Les employeurs et les chercheurs devraient être très attentifs à ce grave problème.

76 L’expert qui a témoigné pour le compte du gouvernement devant l’arbitre a défendu la décision initiale des chercheurs de ne pas analyser séparément la performance aérobique des hommes et des femmes, avec ou sans expérience, qui étaient testés, dans le but de refléter les conditions réelles de la lutte contre les incendies de forêt. Là n’est pas la question. La performance aérobique moyenne du groupe polymorphe n’a rien à voir avec la question de savoir si la norme aérobique constitue un seuil minimal qui ne peut pas être modifié sans imposer une contrainte excessive à l’employeur. L’objectif visé aurait plutôt dû être d’évaluer si les membres de tous les groupes ont besoin de la même capacité aérobique minimale pour exécuter le travail de façon sûre et efficace, et, dans la négative, de refléter cette disparité dans les qualifications requises pour l’emploi. On ne nous a soumis aucune preuve que des mesures ont été prises pour favoriser la réalisation de cet objectif avant l’adoption de la norme aérobique.

77 De plus, il n’y a aucune preuve que le gouvernement a entrepris une étude des effets discriminatoires de la norme aérobique lorsque la question a été soulevée par Mme Meiorin. En fait, dans les rapports d’expert déposés en l’espèce par le gouvernement, on se contente d’affirmer que la norme aérobique établie en 1992 et en 1994 est une norme minimale à laquelle les femmes peuvent satisfaire grâce à un entraînement approprié. Aucune étude n’a été faite pour établir le bien‑fondé de cette affirmation, et l’arbitre l’a rejetée pour le motif qu’elle n’était pas étayée par la preuve.

78 À supposer que le gouvernement ait bien examiné la question sur le plan procédural, sa réponse -- qu’il subirait une contrainte excessive s’il devait composer avec Mme Meiorin -- est déficiente sur le plan du fond. Le gouvernement n’a présenté aucune preuve concernant le coût de l’accommodement. Il soutient principalement que, parce que la norme aérobique est nécessaire pour assurer la sécurité de chaque pompier, celle des autres membres de l’équipe et celle du public en général, il subirait une contrainte excessive s’il était forcé de s’écarter un tant soit peu de cette norme.

79 L’arbitre a fait remarquer, au sujet des arguments du gouvernement sur ce point, que, [TRADUCTION] «outre les éléments de preuve constitués d’anecdotes ou d’impressions relativement à l’ampleur du risque que comporte la prise de mesures pour remédier à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable subie par l’auteur du grief, l’employeur n’a présenté aucun élément de preuve convaincant [. . .] à l’appui de son point de vue qu’il ne peut pas composer avec Mme Meiorin en raison de dangers pour la sécurité». L’arbitre a conclu que la preuve n’établissait pas que Mme Meiorin présentait un risque grave pour sa propre sécurité, celle de ses collègues et celle du public en général. Par conséquent, il a conclu que le gouvernement n’avait pas composé avec elle jusqu’à ce qu’il en résulte pour lui une contrainte excessive. On n’a soumis à notre Cour aucune raison de modifier sa conclusion à ce sujet, et je refuse de le faire. Le gouvernement ne s’est pas acquitté de son obligation de démontrer que, sur le plan du but dans lequel il a adopté la norme aérobique, le recours à une norme différente l’obligerait à faire des concessions qui lui imposeraient une contrainte excessive.

80 Cela nous laisse le témoignage du directeur adjoint des programmes de protection du ministère des Forêts de la Colombie‑Britannique, qui a affirmé que composer avec Mme Meiorin minerait le moral des équipes de choc. Là encore, cette proposition n’est pas appuyée par la preuve. Mais, même si elle l’était, l’attitude de ceux qui cherchent à maintenir une pratique discriminatoire ne saurait être conciliée avec le Code. Cette attitude ne saurait donc être déterminante quant à la question de savoir si l’employeur a composé avec le demandeur tant qu’il n’en a pas résulté pour lui une contrainte excessive: voir, de manière générale, l’arrêt Renaud, précité, aux pp. 984 et 985, le juge Sopinka; Chambly, précité, aux pp. 545 et 546, le juge Cory. Même s’il va sans dire qu’il faut examiner sérieusement «l’opposition des employés qui résulte de craintes légitimes que leurs droits soient lésés», on ne peut pas justifier la discrimination fondée sur un motif prohibé par l’argument que l’abandon de cette pratique minerait le moral des employés: Renaud, précité, à la p. 988, le juge Sopinka; R. c. Cranston, [1997] D.C.D.P. no 1 (QL). S’il était possible d’exécuter les tâches d’un pompier forestier de manière sûre et efficace sans satisfaire à la norme aérobique prescrite (et le gouvernement n’a pas prouvé le contraire), je ne vois pas comment le fait de permettre à Mme Meiorin de continuer d’exécuter son travail porterait atteinte aux droits des autres pompiers forestiers.

81 La Cour d’appel a indiqué que le fait de composer avec les femmes en leur permettant de satisfaire à une norme aérobique moindre que celle des hommes constituerait de la «discrimination à rebours». En toute déférence, je ne suis pas de cet avis. Comme notre Cour l’a conclu à maintes reprises, l’égalité consiste essentiellement à être traité en fonction de son propre mérite, de ses propres capacités et de sa propre situation. L’égalité véritable exige de tenir compte des différences: Andrews, précité, aux pp. 167 à 169, le juge McIntyre; Law, précité, au par. 51, le juge Iacobucci. Une norme aérobique différente qui permet de déceler les femmes qui pourraient exécuter le travail de manière sûre et efficace n’est donc pas nécessairement discriminatoire envers les hommes. Il n’y aurait discrimination «à rebours» que si, par exemple, il était conclu qu’une norme aérobique qui représente un seuil minimal pour tous les pompiers forestiers est inapplicable aux hommes uniquement en raison de leur sexe.

82 La Cour d’appel a aussi indiqué que le fait que Mme Meiorin a subi une évaluation individuelle permettait au gouvernement d’échapper à toute conclusion de discrimination. Toutefois, l’évaluation individuelle, sans plus, n’annule pas la discrimination. La personne doit être évaluée selon une norme réaliste qui reflète ses capacités et son apport potentiel. Vu qu’il n’a pas établi que la norme aérobique constitue la qualification minimale requise pour exécuter le travail de manière sûre et efficace, le gouvernement ne peut pas invoquer le seul fait qu’il y a eu évaluation individuelle pour réfuter la preuve prima facie de discrimination présentée par Mme Meiorin.

VII. Conclusion

83 Je conclus que Mme Meiorin a prouvé que la norme aérobique est discriminatoire à première vue et que le gouvernement n’a pas démontré qu’elle est raisonnablement nécessaire à la réalisation de son objectif général qui est de déceler les pompiers forestiers qui sont en mesure de travailler de manière sûre et efficace. Puisqu’il n’a donc pas été établi que la norme aérobique est une EPJ, le gouvernement est incapable de se prévaloir du moyen de défense prévu par le par. 13(4) du Code, et est tenu de respecter l’interdiction d’adopter une telle norme discriminatoire, qui est contenue à l’al. 13(1)b). En conséquence, le Code empêche le gouvernement d’invoquer la norme aérobique pour justifier le congédiement de Mme Meiorin. Étant donné que la présente affaire résulte d’un grief déposé devant un arbitre en matière de relations du travail plutôt que d’une demande présentée devant le Tribunal des droits de la personne ou l’organisme qui l’a précédé, il n’est pas possible de demander une réparation de nature plus générale. Les autres éléments des tests gouvernementaux n’ont pas été contestés.

84 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’ordonnance de l’arbitre enjoignant de réintégrer Mme Meiorin dans ses anciennes fonctions et de l’indemniser de la perte de salaire et d’avantages qu’elle a subie. Le syndicat de Mme Meiorin, qui est l’appelant dans le présent pourvoi, a droit à ses dépens en notre Cour et en Cour d’appel.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureur de l’appelant: Le British Columbia Government and Service Employees’ Union, Burnaby.

Procureurs de l’intimé: Heenan, Blaikie, Vancouver.

Procureur de l’intervenante la British Columbia Human Rights Commission: La British Columbia Human Rights Commission, Victoria.

Procureurs des intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada et le Congrès du travail du Canada: Cavalluzzo, Hayes, Shilton, McIntyre & Cornish, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 3 R.C.S. 3 ?
Date de la décision : 09/09/1999
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Libertés publiques - Sexe - Emploi - Discrimination par suite d’un effet préjudiciable - Pompiers forestiers -- Femmes ayant plus de difficulté à réussir des tests d’évaluation de la condition physique en raison de différences physiologiques - Un test d’évaluation de la condition physique est‑il une exigence professionnelle justifiée? - Critère applicable - Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 13(1)a), b), (4).

Le gouvernement de la Colombie‑Britannique a établi des normes minimales de condition physique pour ses pompiers forestiers. L’une d’elles était une norme aérobique. La demanderesse, une pompière forestière qui avait fait son travail de façon satisfaisante dans le passé, n’a pas réussi à satisfaire à la norme aérobique après quatre essais et a été congédiée. Son syndicat a déposé un grief en son nom.

La preuve acceptée par l’arbitre désigné pour entendre le grief démontrait qu’en raison de différences physiologiques la plupart des femmes ont une capacité aérobique moindre que celle de la plupart des hommes et que, contrairement à la plupart des hommes, la majorité des femmes sont incapables en s’entraînant d’accroître leur capacité aérobique d’une manière suffisante pour satisfaire à la norme aérobique. Il n’y avait aucune preuve crédible que la capacité aérobique prescrite était nécessaire pour que soit les hommes soit les femmes puissent exécuter le travail de pompier forestier de manière sûre et efficace. L’arbitre a conclu que la demanderesse avait établi une preuve prima facie de l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable et que le gouvernement ne s’était pas acquitté de son obligation de démontrer qu’il avait composé avec elle tant qu’il n’en avait pas résulté pour lui une contrainte excessive. La Cour d’appel a accueilli un appel de cette décision. Il s’agissait strictement de savoir, en l’espèce, si le gouvernement avait congédié irrégulièrement la demanderesse. La question de droit générale, toutefois, était de savoir si la norme aérobique qui a mené au congédiement de la demanderesse excluait injustement les femmes des emplois de pompier forestier.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Il y a lieu, pour plusieurs raisons, de remplacer par une méthode unifiée la méthode conventionnelle consistant à classer la discrimination dans la catégorie de la discrimination «directe» ou dans celle de la discrimination «par suite d’un effet préjudiciable». Premièrement, la distinction entre une norme qui est discriminatoire à première vue et une norme neutre qui a un effet discriminatoire est difficile à justifier: peu de cas peuvent être aussi clairement identifiés. Deuxièmement, il est déconcertant que différentes réparations soient disponibles selon l’orientation qu’un examen malléable initial donne à l’analyse. Troisièmement, la présomption qu’il convient de maintenir une norme apparemment neutre pourvu que ses effets préjudiciables ne soient subis que par une minorité sur le plan du nombre est douteuse: la norme elle‑même est discriminatoire parce qu’elle traite certains individus différemment des autres pour un motif prohibé, la taille du «groupe touché» est facilement manipulable et le groupe touché peut en fait être composé de la majorité des employés. Quatrièmement, les distinctions entre les éléments qu’un employeur doit établir pour réfuter une preuve prima facie de discrimination directe ou de discrimination par suite d’un effet préjudiciable sont difficiles à appliquer en pratique. Cinquièmement, l’analyse conventionnelle peut contribuer à légitimer la discrimination systémique. Sixièmement, une méthode à deux volets risque de contrecarrer à la fois les objectifs généraux et le libellé particulier du Human Rights Code. Enfin, l’analyse conventionnelle, qui porte sur le mode de discrimination, diffère fondamentalement de la façon dont le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés a été abordé.

Il y a lieu d’adopter une méthode en trois étapes pour déterminer si un employeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’une norme discriminatoire à première vue est une exigence professionnelle justifiée (EPJ). Premièrement, l’employeur doit démontrer qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause. À cette première étape, l’analyse porte non pas sur la validité de la norme particulière, mais plutôt sur la validité de son objet plus général. Deuxièmement, l’employeur doit établir qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Troisièmement, l’employeur doit établir que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

Il peut souvent se révéler utile d’examiner séparément, d’abord, la procédure, s’il en est, qui a été adoptée pour étudier la question de l’accommodement, et, ensuite, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte ou, subsidiairement, celle des raisons pour lesquelles l’employeur n’a pas offert une telle norme.

Étant donné, en l’espèce, que la demanderesse a établi une preuve prima facie de discrimination, il appartient au gouvernement de démontrer que la norme aérobique est une EPJ. Le gouvernement a satisfait aux deux premières étapes de l’analyse concernant l’EPJ. Toutefois, le gouvernement n’a pas démontré que cette norme aérobique particulière est raisonnablement nécessaire pour déceler les personnes en mesure d’exécuter de façon sûre et efficace les tâches de pompier forestier. Le gouvernement n’a pas prouvé qu’il subirait une contrainte excessive si une norme différente était utilisée.

La procédure adoptée par les chercheurs qui ont conçu la norme aérobique posait un problème à deux égards. Premièrement, leur méthode était principalement de nature descriptive. Cependant, le simple fait de décrire les caractéristiques d’une personne testée ne permet pas nécessairement d’identifier la norme minimale nécessaire à l’exécution sûre et efficace du travail en question. Deuxièmement, les études n’ont pas fait la distinction entre les femmes testées et les hommes testés qui composaient la majorité des groupes‑échantillons. Le dossier ne permettait donc pas de décider si les femmes et les hommes avaient besoin de la même capacité aérobique minimale pour exécuter de façon sûre et efficace les tâches d’un pompier forestier.

À supposer que le gouvernement ait bien examiné la question de l’accommodement sur le plan procédural, sa réponse qu’il subirait une contrainte excessive s’il devait composer avec la demanderesse est déficiente sur le plan du fond. Il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de l’arbitre que la preuve n’établissait pas que la demanderesse présentait un risque grave pour sa propre sécurité, celle de ses collègues et celle du public en général. Le gouvernement a également prétendu que composer avec la demanderesse minerait le moral des employés. Toutefois, l’attitude de ceux qui cherchent à maintenir une pratique discriminatoire ne saurait être déterminante quant à la question de savoir si l’employeur a composé avec la demanderesse tant qu’il n’en a pas résulté pour lui une contrainte excessive. S’il était possible d’exécuter les tâches d’un pompier forestier de manière sûre et efficace sans satisfaire à la norme aérobique, le fait de permettre à la demanderesse de continuer d’exécuter son travail ne porterait pas atteinte aux droits des autres pompiers forestiers. L’ordonnance de l’arbitre enjoignant de réintégrer la demanderesse dans ses anciennes fonctions et de l’indemniser de la perte de salaire et d’avantages qu’elle a subie est rétablie.


Parties
Demandeurs : Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission)
Défendeurs : BCGSEU

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536
Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202
Caldwell c. Stuart, [1984] 2 R.C.S. 603
Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279
Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489
Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297
Large c. Stratford (Ville), [1995] 3 R.C.S. 733
Canada (Commission des droits de la personne) c. Banque Toronto‑Dominion, [1998] 4 C.F. 205
Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892
Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971)
Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Canada (Procureur général) c. Levac, [1992] 3 C.F. 463
Large c. Stratford (City) (1992), 92 D.L.R. (4th) 565
Saran c. Delta Cedar Products Ltd., [1995] B.C.C.H.R.D. No. 3 (QL)
Grismer c. British Columbia (Attorney General) (1994), 25 C.H.R.R. D/296
Thwaites c. Canada (Forces armées) (1993), 19 C.H.R.R. D/259
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114
Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145
Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321
Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561
Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970
R. c. Cranston, [1997] D.C.D.P. no 1 (QL).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 15(1).
Code des droits de la personne, L.M. 1987‑88, ch. 45, art. 12.
Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, art. 24(2).
Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 3, 13(1)a), b), (4).
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, art. 15(2) [mod. 1998, ch. 9, art. 10].
Loi sur les droits de la personne, L.Y. 1987, ch. 3, art. 7.
Doctrine citée
Canada. Commission canadienne des droits de la personne. Les effets de la décision Bhinder sur la Commission canadienne des droits de la personne: Rapport spécial au Parlement. Ottawa: La Commission, 1986.
Crane, M. C. «Human Rights, Bona Fide Occupational Requirements and the Duty to Accommodate: Semantics or Substance?» (1996), 4 C.L.E.L.J. 209.
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Messing, Karen. One‑Eyed Science: Occupational Health and Women Workers. Philadelphia: Temple University Press, 1998.
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Proposition de citation de la décision: Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (9 septembre 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-09-09;.1999..3.r.c.s..3 ?
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