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19/04/2001 | CANADA | N°2001_CSC_23

Canada | Walker, Succession c. York Finch General Hospital, 2001 CSC 23 (19 avril 2001)


Walker, Succession c. York Finch General Hospital, [2001] 1 R.C.S. 647, 2001 CSC 23

La Société canadienne de la Croix-Rouge Appelante

et

York Finch General Hospital (Défendeur)

c.

Douglas Walker à titre d’exécuteur de la

succession de feu Alma Walker, Douglas

Walker, les jeunes enfants Scott Walker

et Danielle Walker, représentés par leur tuteur

à l’instance Douglas Walker, J. Bob

Alderson et Velma Alderson Intimés

et entre

La Société canadienne de la Croix-Rouge Appelante

et

Toront

o Hospital (Défendeur)

c.

Lois Osborne à titre d’exécutrice de la succession

de feu Ronald Charles Osborne, Lois Osborne,

Paul Osborne, Karen ...

Walker, Succession c. York Finch General Hospital, [2001] 1 R.C.S. 647, 2001 CSC 23

La Société canadienne de la Croix-Rouge Appelante

et

York Finch General Hospital (Défendeur)

c.

Douglas Walker à titre d’exécuteur de la

succession de feu Alma Walker, Douglas

Walker, les jeunes enfants Scott Walker

et Danielle Walker, représentés par leur tuteur

à l’instance Douglas Walker, J. Bob

Alderson et Velma Alderson Intimés

et entre

La Société canadienne de la Croix-Rouge Appelante

et

Toronto Hospital (Défendeur)

c.

Lois Osborne à titre d’exécutrice de la succession

de feu Ronald Charles Osborne, Lois Osborne,

Paul Osborne, Karen McCraw et

David Osborne Intimés

et entre

La Société canadienne de la Croix-Rouge Appelante

et

Hospital for Sick Children (Défendeur)

c.

A.A.M., A.M., pour son propre compte et à titre de

tuteur à l’instance de D.R.M. et A.M.M. Intimés

Répertorié : Walker, Succession c. York Finch General Hospital

Référence neutre : 2001 CSC 23.

Nos du greffe : 27284, 27285.

2000 : 7 novembre; 2001 : 19 avril.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

En appel de la cour d’appel de l’ontario

Négligence -- Norme de diligence -- Banques de sang -- Les demandeurs ont contracté le VIH après avoir reçu des produits sanguins fournis par la Société canadienne de la Croix-Rouge — Les demandeurs soutiennent que la Croix-Rouge a fait preuve de négligence dans sa façon de procéder pour filtrer les donneurs de sang ayant le VIH ou le SIDA -- Norme de diligence appropriée pour une banque professionnelle de dons bénévoles de sang en Amérique du Nord -- La Croix-Rouge a‑t‑elle satisfait à la norme de diligence applicable? -- Le juge de première instance a‑t‑il eu raison de conclure au caractère inadéquat du dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge, malgré le témoignage contraire de deux experts en médecine?

Négligence -- Lien de causalité -- Critère à appliquer au lien de causalité en matière de négligence de la part des banques de sang dans la sélection des donneurs -- Le demandeur a contracté le VIH après avoir reçu du sang et des produits sanguins fournis par la Société canadienne de la Croix-Rouge — Le demandeur soutient que la Croix-Rouge a fait preuve de négligence dans sa façon de procéder pour filtrer les donneurs de sang ayant le VIH ou le SIDA -- Le juge de première instance a conclu que même si la Croix-Rouge avait satisfait à la norme de diligence applicable, le donneur contaminé aurait tout de même donné du sang et a rejeté l’action fondée sur la négligence au motif qu’aucun lien de causalité n’a été établi -- La Cour d’appel a attribué la responsabilité sur la base du lien causal présumé -- La présomption réfutable de l’existence du lien de causalité est‑elle la norme appropriée dans les affaires de négligence en matière de sélection des donneurs de sang?

Les demandeurs — W, O et M -- ont contracté le VIH après avoir reçu du sang et des produits sanguins fournis par la Société canadienne de la Croix-Rouge (« Croix‑Rouge canadienne »). Ils soutiennent que la Croix‑Rouge canadienne a fait preuve de négligence dans sa façon de procéder pour filtrer les donneurs de sang ayant le VIH ou le SIDA. En ce qui a trait à W, le donneur contaminé a donné du sang en septembre 1983. À cette époque, la méthode de sélection des donneurs de la Croix-Rouge canadienne consistait à remettre un questionnaire aux éventuels donneurs. Le questionnaire d’avril 1983 contient des questions qui portent de façon générale sur la santé du donneur, mais ne mentionnent ni les personnes très vulnérables au SIDA, ni les signes et symptômes du SIDA. Le dépliant de mai 1984 est le premier dépliant à mentionner le SIDA. La Croix-Rouge canadienne y demande aux hommes homosexuels ou bisexuels ayant plusieurs partenaires de s’abstenir de donner du sang. Les causes de O et de M concernent le même donneur de sang. Le sang reçu par O et M a été donné en décembre 1984 et en mars 1985 respectivement. Le donneur a longtemps donné du sang. Certains de ses ganglions lymphatiques du cou sont enflés, mais ils le sont depuis environ 1975, et il considère qu’ils n’ont aucune incidence sur son état de santé général et qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter du fait qu’il donne du sang. Étant donné qu’il n’a pas eu de relations sexuelles avec des hommes depuis 1982, il ne se considère pas comme un homosexuel actif au moment où il donne du sang en décembre 1984. Ce n’est qu’en novembre 1985 que la Croix-Rouge canadienne révise son dépliant de mai 1984 afin d’y décrire le membre type du groupe de donneurs à risque élevé comme étant [traduction] « un homme qui a eu une relation sexuelle avec un autre homme depuis 1977 ». C’est environ à cette époque qu’elle commence aussi à analyser tous les dons de sang, à l’aide du test ELISA, afin de déterminer s’ils contiennent des anticorps anti-VIH. En mai 1986, elle commence à utiliser le premier dépliant à poser des questions portant précisément sur les symptômes du VIH.

Les trois causes ont été entendues conjointement. Les actions fondées sur la négligence de O et de M ont été accueillies. Pour établir la norme de diligence appropriée pour la Croix-Rouge canadienne de l’époque, le juge de première instance a affirmé que le dépliant de la Croix-Rouge américaine, publié en mars 1983, mentionne le SIDA et les groupes à risque élevé, de même que les signes et symptômes du SIDA. Il a fait remarquer que ce n’est qu’en mai 1984 que la Croix‑Rouge canadienne publie à l’intention des éventuels donneurs un dépliant où il est question de SIDA et que le dépliant ne fait pas mention des signes et des symptômes du SIDA. Malgré l’avis de deux experts qui témoignent que la question sur la « bonne santé » contenue dans le questionnaire peut valablement remplacer les questions portant précisément sur les symptômes, le juge de première instance conclut que la question ne satisfait pas à la norme de diligence qu’il convient d’appliquer. La Croix-Rouge canadienne a manqué, envers les utilisateurs du sang et des produits sanguins qu’elle fournit, à son obligation d’utiliser la même norme que ses homologues aux États-Unis en matière de sélection des donneurs de sang. Le juge de première instance conclut également que le lien de causalité a été établi dans les deux actions. Il est d’avis que si la description du groupe à risque élevé que constituent les homosexuels avait été moins ambiguë et plus précise dans le dépliant de mai 1984 ou si on avait demandé au donneur contaminé s’il avait eu l’un ou l’autre des signes et des symptômes du SIDA (comme des ganglions lymphatiques enflés), il n’aurait pas pu donner du sang en décembre 1984 et en mars 1985. La Cour d’appel a maintenu la décision.

Le juge de première instance rejette l’action de W au motif que le lien de causalité n’a pas été établi. Il dit que, même si la Croix-Rouge canadienne avait satisfait à la norme de diligence applicable, le donneur contaminé aurait tout de même donné du sang. Le juge de première instance rejette le témoignage du donneur selon lequel à l’automne 1983, il n’était pas au courant du SIDA, ni du fait que la Croix-Rouge canadienne demandait aux homosexuels ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes de s’abstenir de donner du sang, et conclut que le donneur était au courant de la question, mais croyait pouvoir passer outre aux mises en garde contre le don de sang, parce qu’il était en bonne santé. La Cour d’appel annule la décision. Elle juge que la Croix-Rouge canadienne n’a pas respecté son obligation de diligence, car, au cours de la période visée, elle n’a pas pris de mesures convenables, ni même aucune mesure, pour filtrer les personnes dont le risque de transmission du VIH est élevé. En ce qui a trait au lien de causalité, la cour applique les principes de l’arrêt Hollis. Ainsi, comme il incombe au demandeur d’établir le lien de causalité, elle conclut qu’on doit présumer que le lien causal nécessaire est établi une fois qu’il est démontré que la Croix‑Rouge canadienne a manqué à son obligation de prendre des mesures convenables de sélection des donneurs à l’époque où le donneur contaminé a fait le don de sang mortel contaminé par le VIH à la demanderesse. Aucune preuve n’établit un comportement tel de la part du donneur qu’il aurait rendu non pertinente l’omission de la Croix-Rouge canadienne de filtrer convenablement les donneurs à risque élevé. La Croix-Rouge canadienne ne peut pas contester le lien causal présumé en établissant que des mesures de sélection convenables n’auraient pas suffi à dissuader le donneur à cause de sa négligence.

Arrêt : Les pourvois sont rejetés.

Dans les actions de O et de M, la Cour d’appel a eu raison de maintenir les conclusions du juge de première instance. Le juge de première instance pouvait conclure que les méthodes de sélection des donneurs du dépliant de la Croix-Rouge canadienne de mai 1984, utilisé à l’époque où le donneur a fait en décembre 1984 et en mars 1985 des dons de sang contaminé par le VIH sont insuffisantes et rejeter les opinions des experts qui ont témoigné à ce sujet. On ne demandait pas au juge de première instance d’apprécier des questions scientifiques complexes ou extrêmement techniques. La question litigieuse qu’il devait trancher était de savoir si la question sur l’état de santé général suffisait pour dissuader le donneur contaminé de donner de son sang. Il ne s’agit pas de savoir comment un expert répondrait à la question de sélection des donneurs contenue dans le questionnaire, mais plutôt comment un profane y répondrait.

Dans l’action de W, la Cour d’appel s’est fondée à tort sur l’arrêt Hollis pour établir le lien de causalité sur la base du lien causal présumé. Contrairement à Hollis, il n’y a pas d’« intermédiaire compétent » dans la présente affaire et la présomption réfutable de l’existence du lien de causalité n’est pas une norme appropriée. Dans les affaires de négligence dans la sélection des donneurs, il peut être difficile, voire impossible d’établir de façon hypothétique ce que le donneur aurait fait s’il avait été convenablement filtré par la Croix-Rouge canadienne. Dans les affaires de cette nature, la question à trancher ne consiste donc pas à déterminer, selon le critère du facteur déterminant, si la conduite de la Croix-Rouge canadienne est une condition nécessaire du préjudice des demandeurs, mais plutôt à savoir si cette conduite en est une condition suffisante. Le critère à appliquer au lien de causalité, en matière de négligence dans la sélection des donneurs, est de savoir si la négligence du défendeur a « contribué de façon appréciable » à la survenance du préjudice. En l’espèce, il est clair que c’est le cas. Il incombe donc toujours à la demanderesse d’établir que l’omission de la Croix‑Rouge de filtrer les donneurs dont le sang était contaminé a contribué de façon appréciable au fait que W a eu le VIH après avoir reçu du sang contaminé. Le juge de première instance a commis une erreur sur la question du lien de causalité. Au lieu de demander si le donneur se serait auto-exclu ou aurait été exclu en septembre 1983 s’il avait vu le dépliant de mai 1984 de la Croix‑Rouge canadienne, le juge de première instance aurait dû demander si le donneur se serait auto‑exclu ou aurait été exclu si la Croix-Rouge canadienne avait suivi la norme de diligence appropriée pour une banque professionnelle de dons bénévoles de sang en Amérique du Nord à cette époque, représentée par le dépliant de mars 1983 de la Croix-Rouge américaine. La carence du dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne est qu’il est axé sur la « bonne santé », ce que le juge de première instance estime peu satisfaisant dans le cas de O. Même si on applique le critère strict du facteur déterminant, ce qui n’est pas nécessaire dans ces types d’affaires, le lien de causalité est établi d’après les faits. Le juge de première instance a conclu, en réponse à une question hypothétique, que le donneur n’aurait pas été dissuadé ou empêché de donner du sang en septembre 1983 s’il avait vu le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne. Ce n’aurait pas été le cas, cependant, si le donneur avait vu le dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine. En appliquant la norme de diligence appropriée, on établit le lien causal.

Jurisprudence

Distinction d’avec l’arrêt : Hollis c. Dow Corning Corp., [1995] 4 R.C.S. 634; arrêt appliqué : Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; arrêts mentionnés : Ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674; Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458.

Lois et règlements cités

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194.

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 43 O.R. (3d) 461, 169 D.L.R. (4th) 689, 118 O.A.C. 217, 44 C.C.L.T. (2d) 205, 31 C.P.C. (4th) 24, [1999] O.J. No. 644 (QL), qui a rejeté les appels de la Société canadienne de la Croix-Rouge et accueilli l’appel des Walker contre un jugement du juge Borins (1997), 39 C.C.L.T. (2d) 1, [1997] O.J. No. 4017 (QL), qui avait accueilli les actions en négligence Osborne et M et rejeté l’action Walker. Pourvois rejetés.

Christopher Morrison et Peter K. Boeckle, pour l’appelante.

Bonnie A. Tough, Jill Lawrie, David Harvey et Cathy Beagan Flood, pour les intimés Walker et autres.

David Harvey, Bonnie A. Tough et Leah Rachin, pour les intimés Osborne et autres.

Kenneth Arenson, pour les intimés A.A.M. et autres.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Major — La population canadienne a commencé à prendre conscience du SIDA au début des années 80. Il n’existait pas d’avis scientifique à ce sujet et l’information sur la maladie était essentiellement anecdotique. La communauté scientifique a alors commencé à recueillir des données et à les échanger au fur et à mesure. Ce n’est qu’en mai 1985 que des scientifiques ont mis au point le test ELISA, qui permettait de déceler la présence d’anticorps anti-VIH dans le sang.

2 Les trois intimés (demandeurs) dans les pourvois ont contracté le VIH après avoir reçu du sang et des produits sanguins fournis par l’appelante, la Société canadienne de la Croix-Rouge (« Croix-Rouge canadienne »). Ils soutiennent que l’appelante a fait preuve de négligence dans sa façon de procéder pour filtrer les donneurs de sang ayant le VIH ou le SIDA.

3 Les intimés Osborne et M ont réussi en première instance à établir la responsabilité. Les dommages-intérêts n’étaient pas en cause. Cependant, l’action de Walker a été rejetée. En fin de compte, les trois intimés ont eu gain de cause devant la Cour d’appel de l’Ontario.

4 En raison des circonstances particulières des présentes affaires, les conclusions en matière de négligence ne s’appliquent qu’aux affaires portant sur la même période. Grâce aux progrès réalisés dans la compréhension du VIH et du SIDA, la communauté médicale et l’industrie des services transfusionnels peuvent maintenant mieux protéger l’intégrité des réserves sanguines. Compte tenu de ce que l’on sait aujourd’hui, il est difficile de ne pas considérer a posteriori les allégations de négligence. Il importe cependant de résister à cette tentation et d’apprécier les prétentions d’après ce qu’on savait, ou ce qu’on aurait raisonnablement dû savoir, à l’époque où les appelants tentaient de filtrer les donneurs de sang qui avaient le VIH ou le SIDA.

5 Pour les motifs qui suivent, les trois pourvois sont rejetés.

I. Documentation pertinente à l’intention des donneurs de sang

6 Dans le cadre des présents motifs, il existait trois documents cruciaux destinés aux donneurs de sang que des banques canadiennes et américaines de dons bénévoles de sang utilisaient à l’époque visée : le dépliant de l’American Red Cross (« Croix-Rouge américaine ») « An important message to all blood donors », publié en mars 1983, le « Service de transfusion sanguine de la Croix-Rouge canadienne, Questionnaire des donneurs », publié en avril 1983, et le dépliant de la Croix-Rouge canadienne « Un message important pour nos donneurs de sang », publié en avril 1984, utilisé pour la première fois le 1er mai 1984 et distribué par la suite aux donneurs éventuels. Le contenu de ces documents, dont les passages pertinents sont reproduits plus loin, a une incidence immédiate sur les questions litigieuses que soulèvent les pourvois. La Croix-Rouge canadienne a publié d’autres documents en 1985 et par la suite, mais ils ne sont pas pertinents en l’espèce.

A. Dépliant de la Croix-Rouge américaine « An important message to all blood donors » — mars 1983

[traduction]

Les présents renseignements sont communiqués à tous les éventuels donneurs de sang en vue de prévenir la transmission, par transfusion, de certaines maladies des donneurs aux patients.

Veuillez lire ce texte et si, après la lecture, vous estimez que votre sang risque de causer une maladie chez un éventuel receveur, veuillez vous abstenir de donner du sang cette fois-ci.

Quelles sont ces maladies?

Il arrive que des personnes se sentent en excellente santé, bien qu’elles soient porteuses de virus ou d’autres agents infectieux qui pourraient entraîner des maladies chez les receveurs de leur sang. Si vous estimez que l’un ou l’autre des renseignements suivants s’applique à vous, veuillez vous abstenir de donner du sang aujourd’hui :

1. Syndrome d'immunodéficience acquis (SIDA). Cette maladie, qui est identifiée depuis peu et dont la cause est inconnue, serait transmise par contact personnel intime et, peut-être, par transfusion. Comme les personnes atteintes du SIDA connaissent une diminution des défenses immunitaires, elles sont susceptibles d’avoir des infections, telle une pneumonie, ou d’autres maladies graves. À l’heure actuelle, il n’existe pas d’essai en laboratoire permettant d’identifier toutes les personnes atteintes du SIDA. Nous devons donc nous fonder sur les antécédents de santé des donneurs pour exclure les individus dont le sang pourrait transmettre le SIDA aux receveurs.

L’Office of Biologics de la Food and Drug Administration a désigné les groupes particulièrement vulnérables au SIDA :

· les personnes ayant des symptômes et signes qui semblent indiquer qu’elles sont atteintes du SIDA, notamment des sueurs nocturnes excessives, des fièvres inexpliquées, des pertes de poids soudaines, l’adénopathie (enflure des ganglions) ou le sarcome de Kaposi (cancer rare);

· les hommes homosexuels ou bisexuels ayant des relations sexuelles avec plusieurs partenaires;

· les Haïtiens récemment arrivés aux États-Unis;

· les personnes ayant fait ou faisant usage de drogues injectables;

· les partenaires sexuels des personnes particulièrement vulnérables au SIDA.

. . .

Que dois-je faire?

Si vous croyez être porteur de l’une ou l’autre des maladies susmentionnées ou si vous appartenez à un groupe de personnes particulièrement vulnérables au SIDA, nous vous demandons de vous abstenir de donner du sang cette fois-ci. Vous pouvez partir maintenant sans fournir d’explications. Ou encore, si vous le souhaitez, la personne chargée d’interroger les donneurs au sujet de leurs antécédents de santé peut vous laisser partir en confidence, sans vous poser d’autres questions.

B. Questionnaire des donneurs, Service de transfusion sanguine de la Croix-Rouge canadienne — avril 1983

Nous vous remercions de votre don de sang. Pour votre protection et celle des malades susceptibles de recevoir votre sang, il est essentiel que vous soyiez en bonne santé. Veuillez lire attentivement les questions suivantes chaque fois que vous offrez votre sang. Si vous répondez oui à l’une des questions, allez voir l’infirmière qui vous dira si vous pouvez donner du sang aujourd’hui ou non.

Une réponse affirmative ne vous élimine pas nécessairement comme donneur.

1. Êtes-vous inscrit à d’autres programmes de don de sang? (plasmaphérèse, autres aphérèses, etc.)

2. Avez-vous déjà perdu connaissance après un don de sang?

3. Avez-vous déjà souffert ou souffrez-vous

d’une hépatite ou d’une jaunisse; d’hypertension artérielle; d’une maladie cardiaque; d’une maladie du rein; d’une maladie pulmonaire; d’une maladie sanguine; d’épilepsie; du diabète; de cancer; de la malaria;

d’une autre maladie chronique?

4. Au cours des trois dernières années

avez-vous quitté l’Amérique du Nord?

avez-vous pris des médicaments pour prévenir la malaria?

5. Au cours des six derniers mois, avez-vous

souffert d’une maladie grave ou d’une maladie nécessitant l’avis du médecin ou des soins à l’hôpital, reçu des transfusions de sang ou de produits sanguins, été vacciné, été tatoué, reçu des traitements d’acupuncture, eu les oreilles percées, été en contact avec un sujet atteint d’hépatite infectieuse?

avez-vous été enceinte? si oui, avez-vous allaité votre enfant?

6. Souffrez-vous en ce moment

d’une affection allergique (asthme ou fièvre des foins), de maux de gorge, d’un rhume, de la grippe ou d’une maladie de la peau?

7. Prenez-vous en ce moment des médicaments?

8. Au cours des dernières 24 heures, avez-vous pris de l’aspirine ou un autre médicament contre les maux de tête, la toux, le rhume, l’arthrite ou les malaises d’estomac?

C. Dépliant de la Croix-Rouge canadienne « Un message important pour nos donneurs de sang » — 1er mai 1984

Il y aurait également lieu de croire que le syndrome d’immunodéficience acquis (SIDA) peut être transmis par transfusion et à ce titre, il doit figurer parmi les maladies qui nous amènent à déconseiller le don de sang.

Le SIDA est une affection souvent fatale, qui affaiblit les défenses immunitaires de l’organisme et dont l’agent causal n’a pas encore été identifié. De plus, il n’existe présentement pas de test de laboratoire permettant d’en faire le diagnostic au stade précoce et asymptomatique de son développement. On a cependant observé que l’incidence du SIDA est plus élevée chez certains groupes de personnes.

Aussi, toute personne appartenant à l’un des groupes suivants devrait s’abstenir de donner de son sang :

· les hommes homosexuels ou bisexuels ayant plusieurs partenaires;

· les personnes ayant fait ou faisant présentement usage de drogues par voie intraveineuse;

· les personnes ayant récemment émigré des régions où le SIDA est endémique (Tchad, Haïti, Zaïre, etc.) ou revenant d’un voyage dans ces régions;

· les partenaires sexuels (hommes ou femmes) des personnes appartenant aux groupes ci-haut mentionnés.

II. Les faits

7 Les intimés Alma Walker (« Walker »), Ronald Osborne (« Osborne ») et A.M.M. (« M ») reçoivent tous des produits sanguins entre 1983 et 1985 de la Croix-Rouge canadienne. Le sang est contaminé par le virus VIH. Par la suite, Walker et Osborne contractent le SIDA et meurent. M, qui aura vingt ans en août 2001, est actuellement porteur du VIH.

8 Les trois transfusés intentent des actions contre la Croix-Rouge canadienne, faisant notamment valoir qu’elle a fait preuve de négligence dans sa façon de procéder entre 1983 et 1985 pour filtrer les donneurs de sang porteurs du VIH ou atteints du SIDA. Ils soutiennent que le sang contaminé leur a transmis le VIH de sorte que Walker et Osborne ont contracté le SIDA, dont ils sont morts.

9 La période visée dans ces prétentions est le début et le milieu des années 80, à l’époque où les renseignements et données sur le VIH et le SIDA émergent rapidement. Au début des années 80, les scientifiques ne savent pas comment tester le sang pour détecter le VIH ou le SIDA.

10 En mai 1985, des scientifiques mettent au point le test ELISA, qui permet la détection d’anticorps anti-VIH dans le sang. Jusque-là, les mesures de protection des réserves sanguines consistaient à filtrer les donneurs les plus susceptibles d’être porteurs du VIH. Les pourvois portent donc principalement sur la méthode de sélection des donneurs par la Croix-Rouge canadienne.

11 Vu l’évolution des connaissances scientifiques dans les années 80, la chronologie des événements est importante. Il faut examiner les faits de façon plus détaillée que d’habitude pour établir ce que la Croix-Rouge canadienne savait à propos du VIH et du SIDA, à quels moments elle le savait et quelle est sa réaction devant les nouveaux renseignements.

A. L’action Walker

12 Le 12 septembre 1983, « Robert M. » fait un don de sang à la Croix-Rouge canadienne à son centre permanent de collecte de sang du Centre Manulife, à Toronto. Il est plus tard établi que ce don, identifié par le numéro 73693, est contaminé par le VIH.

13 Le 1er octobre 1983, l’intimée Walker reçoit deux unités de globules rouges au York Finch General Hospital, alors qu’elle se remet d’une césarienne. L’une de ces unités provient du don 73693, qui est infecté par le VIH.

14 Le 21 novembre 1990, on confirme qu’elle est porteuse du VIH. Elle meurt du SIDA le 17 août 1993, à l’âge de 31 ans. Avant de mourir, elle a intenté une action contre la Croix-Rouge canadienne, qui est maintenant menée par sa succession (« les Walker »), soutenant notamment que la Croix-Rouge canadienne n’a pas suivi les méthodes appropriées de sélection des donneurs de sang et que, de ce fait, elle a accepté des dons de sang contaminés par le VIH.

15 Avant son décès, le donneur Robert M. est interrogé sous serment le 13 novembre 1992 conformément aux Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194. Il témoigne qu’il est homosexuel et qu’il a vécu à Toronto de 1975 à l’automne 1983, époque à laquelle il va s’installer à Montréal. Il estime qu’au cours des huit années qu’il a passées à Toronto, il a eu environ 1 000 relations homosexuelles.

16 Interrogé sur ce qu’il sait du VIH et du SIDA, Robert M. témoigne qu’il ignorait qu’on commençait à établir un lien entre le SIDA et les homosexuels et qu’en 1983 il ne connaissait ni le VIH, ni le SIDA. Il dit qu’il faisait partie de la communauté homosexuelle à Toronto, dont les membres étaient « solidaires » en raison des préjugés dont ils faisaient l’objet. Il témoigne qu’il ne reçoit pas de journaux et ne s’intéresse pas à l’actualité. Il ne milite pas en faveur de la cause des homosexuels.

17 Robert M. donnait régulièrement du sang à Toronto et a continué à le faire après s’être installé à Montréal en 1983, jusqu’à ce qu’on lui dise de s’abstenir, en janvier 1987. Il ne se souvient pas d’avoir entendu dire dans les médias, lors de conversations avec des amis, au travail ou dans la communauté homosexuelle que les homosexuels ne doivent pas donner de sang. Il témoigne que s’il avait entendu de telles mises en garde, il aurait cherché à savoir pourquoi il ne devait donner du sang, car il était en bonne santé. Il dit aussi que s’il avait vu ou si on lui avait fourni des renseignements sur le SIDA et les personnes qui, appartenant à des catégories à risque élevé, ne doivent pas donner de sang, il en aurait parlé à l’infirmière de service au centre de collecte de sang. Selon lui, il aurait reconnu qu’il appartenait à l’un des groupes à risque élevé, soit les homosexuels ayant plusieurs partenaires.

18 Quand Robert M. a fait le don fatidique en septembre 1983, la méthode de sélection des donneurs de la Croix-Rouge canadienne consistait à remettre un questionnaire aux éventuels donneurs. Le questionnaire d’avril 1983 contient des questions qui portent de façon générale sur la santé du donneur, mais ne mentionnent ni les personnes très vulnérables au SIDA, ni les signes et symptômes du SIDA.

19 En avril 1984, six mois après la transfusion de Walker, la Croix-Rouge canadienne rédige le dépliant « Un message important pour nos donneurs de sang », qui est remis aux donneurs à partir du 1er mai 1984.

20 Le dépliant de mai 1984 est le premier dépliant à être utilisé dans les centres de collecte de sang de la Croix-Rouge canadienne et le premier document de la Croix-Rouge canadienne à mentionner le SIDA. Celle-ci y demande aux hommes homosexuels ou bisexuels ayant plusieurs partenaires de s’abstenir de donner du sang.

21 Le dépliant de 1984 n’existait manifestement pas quand Robert M. a donné du sang le 12 septembre 1983. Robert M. a par la suite donné du sang cinq fois à Montréal après que la Croix-Rouge canadienne a commencé à utiliser le dépliant de mai 1984. Lorsqu’on le lui montre lors de son témoignage avant sa mort, il déclare ne l’avoir jamais vu auparavant.

22 Quand on interroge Robert M. sur ce qu’il aurait fait si on lui avait demandé, le 12 septembre 1983, de lire le dépliant de mai 1984, il dit qu’il aurait avisé l’infirmière du centre de collecte de sang qu’il était homosexuel et lui aurait demandé ce qu’il devait faire.

B. L’action Osborne

23 Le 17 décembre 1984, un certain « Everett » donne du sang au centre de collecte de la Croix-Rouge canadienne du Centre Manulife, à Toronto. Il est établi plus tard que ce don, identifié par le numéro 10746, est contaminé par le VIH.

24 À la fin de décembre 1984, Osborne, gravement atteint du syndrome de Guillain-Barré (« SGB »), est admis à l’hôpital. Le 7 janvier 1985, on lui donne du plasma, un produit sanguin, pour le traitement du SGB. Une unité de produits sanguins provient du don 10746 d’Everett, qui était contaminé par le VIH.

25 L’intimé Osborne se remet complètement du SGB, mais on diagnostique chez lui la présence du VIH le 28 août 1990, et il meurt du SIDA le 18 juin 1993. Avant de mourir, il a intenté une action contre la Croix-Rouge canadienne, qui est maintenant menée par sa succession (« les Osborne »), soutenant notamment que la Croix-Rouge canadienne n’a pas suivi les méthodes appropriées de sélection des donneurs de sang et que, de ce fait, elle a accepté des dons de sang contaminés par le VIH.

26 Avant son décès, le donneur Everett est interrogé sous serment le 3 décembre 1992 conformément aux Règles de procédure civile de l’Ontario. Il témoigne que, de 1974 à 1982, il a eu des relations sexuelles avec 200 à 400 hommes. Il dit qu’il a mis fin à son mode de vie homosexuel en 1982. Il témoigne qu’à l’époque où il menait ce mode de vie, il ignorait l’existence d’un lien entre les rapports homosexuels et le VIH ou le SIDA.

27 Everett a longtemps donné du sang, pensant être en bonne santé. Il ne sait pas qu’il est porteur du VIH quand il donne du sang le 17 décembre 1984. Certains de ses ganglions lymphatiques du cou sont enflés, mais ils le sont depuis environ 1975, et Everett considère qu’ils n’ont aucune incidence sur son état de santé général et qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter du fait qu’il donne du sang. Malgré ses relations sexuelles avec 200 à 400 hommes, de 1974 à 1982, il ne se considère pas comme un homosexuel ayant une vie sexuelle active lorsqu’il donne du sang en décembre 1984.

28 Everett dit qu’on lui demandait de lire un questionnaire laminé sur la santé chaque fois qu’il se présentait au centre de collecte de sang du Centre Manulife. Il témoigne qu’il n’a jamais vu de mention du VIH, du SIDA, du comportement sexuel des homosexuels ou des relations homosexuelles ou bisexuelles dans les documents qu’on lui donnait à lire. Il affirme qu’en décembre 1984, si une infirmière lui avait demandé s’il avait déjà eu des relations sexuelles avec un homme, il aurait répondu par l’affirmative.

29 Everett ne se souvient pas d’avoir vu le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne. Quand on lui demande si, le 17 décembre 1984, il se considérait comme appartenant à la catégorie des « hommes homosexuels ou bisexuels ayant plusieurs partenaires », il répond par la négative. Il n’a pas eu de relations sexuelles avec des hommes depuis 1982. Cependant, si le libellé du dépliant avait été les « hommes homosexuels ou bisexuels ayant eu plusieurs partenaires », il dit qu’il se serait considéré comme appartenant effectivement à cette catégorie.

C. L’action M

30 Everett a également donné du sang au centre de collecte de la Croix-Rouge canadienne du Centre Manulife le 25 mars 1985. Le 27 mars 1985, alors âgé d’environ trois ans et demi, M reçoit du sang provenant de ce don dans le cadre d’une intervention chirurgicale non indispensable destinée à réparer un trou dans son cœur. Il est contaminé par le VIH. Il a actuellement 19 ans et il contrôle son infection avec des médicaments antiviraux. Il a été ordonné que l’affaire M soit entendue en même temps que l’affaire Osborne, vu que les deux actions portent sur le même donneur de sang. Les trois affaires, à savoir Osborne, M et Walker, ont été entendues conjointement.

31 En novembre 1985, la Croix-Rouge canadienne révise son dépliant afin d’y décrire le membre type du groupe de donneurs à risque élevé comme étant [traduction] « un homme qui a eu une relation sexuelle avec un autre homme depuis 1977 ». C’est environ à cette époque qu’elle commence aussi à analyser tous les dons de sang, à l’aide du test ELISA, afin de déterminer s’ils contiennent des anticorps anti-VIH. En mai 1986, elle commence à utiliser le premier dépliant à poser des questions portant précisément sur les symptômes du VIH.

III. Historique des procédures judiciaires

A. Cour de justice de l’Ontario (Division générale) (1997), 39 C.C.L.T. (2d) 1

(1) Osborne et M

32 Dans Osborne et M, le juge de première instance conclut que la Croix-Rouge canadienne a une obligation de diligence envers les utilisateurs et receveurs de sang et de produits sanguins, et doit prendre des mesures raisonnables pour garantir l’innocuité du sang et des produits sanguins qu’elle fournit pour usage thérapeutique.

33 En ce qui concerne la norme de diligence, le juge de première instance dit que [traduction] « la conduite d’une banque de sang provenant de dons bénévoles sera appréciée au regard des normes professionnelles d’autres banques de sang provenant de dons bénévoles » (par. 132). (Toutes les mentions de paragraphes renvoient aux motifs du juge de première instance, sauf indication contraire.) Les parties concèdent que, pour établir la norme de diligence pour la Croix-Rouge canadienne, il convient d’examiner les pratiques en vigueur dans l’industrie de la collecte de dons de sang bénévoles aux États-Unis en matière de protection du sang.

34 Selon le juge de première instance, [traduction] « les Américains avaient un bon système » (par. 153). Dans le dépliant de la Croix-Rouge américaine, publié en mars 1983, il est fait mention du SIDA et des groupes à risque élevé, de même que des signes et symptômes du SIDA. En mars 1983, la Croix-Rouge canadienne n’a pas encore publié de dépliant. Le questionnaire d’avril 1983 ne mentionne pas le SIDA. Ce n’est que le 1er mai 1984 que la Croix-Rouge canadienne publie enfin à l’intention des éventuels donneurs un dépliant où il est question de SIDA.

35 Le juge de première instance conclut que [traduction] « l’explication de la Croix-Rouge canadienne quant à la raison pour laquelle elle n’a pas, avant mai 1984, mis à la disposition des donneurs aux centres de collecte de sang des renseignements sur le risque du SIDA n’est pas crédible » (par. 155). Il dit au par. 158 :

[traduction] Si l’on examine les mesures prises par l’industrie de la collecte de dons de sang bénévoles aux États-Unis en matière de sélection des donneurs, il est clair que la Croix-Rouge canadienne ne se conformait pas à l’ensemble des normes professionnelles suivies aux États-Unis. Or, comme la Croix-Rouge canadienne avait accès aux mêmes connaissances et données scientifiques que l’ARC, l’AABB et le CCBC lorsqu’ils ont formulé la déclaration conjointe [la « Joint Statement on AIDS Related to Transfusion, publiée le 13 janvier 1983] et comme elle communiquait régulièrement avec l’ARC, la NIH et le CDC, il est raisonnable de conclure qu’elle possédait ou aurait dû posséder les mêmes connaissances que l’industrie de la collecte de dons de sang bénévoles aux États-Unis.

36 Le juge Borins fait remarquer que les organismes canadiens et américains de collecte de sang ne s’y prenaient pas de la même façon pour atteindre le même objectif. Quand la Croix-Rouge canadienne a finalement publié le dépliant de mai 1984, elle n’y faisait aucune référence aux signes et symptômes du SIDA. Voici ce que conclut le juge de première instance (au par. 160) :

[traduction] La Croix-Rouge canadienne suivait l’approche de la « bonne santé », alors qu’à peu près tous les autres organismes de collecte de sang d’Amérique du Nord essayaient d’empêcher, ou du moins de réduire, le risque que du sang contaminé soit versé dans les réserves sanguines, en posant des questions portant précisément sur les symptômes, qu’on avait sciemment conçues de façon à éliminer les donneurs particulièrement vulnérables au VIH.

37 Il conclut que la mention de la « bonne santé » est fondée sur une prémisse erronée et dit qu’un donneur ne peut pas savoir s’il est en bonne santé, à moins qu’on lui définisse la mauvaise santé dans ce contexte. Or c’est ce que fait la méthode américaine en décrivant les signes et symptômes d’une mauvaise santé. Selon le juge de première instance, cette lacune est illustrée par le fait qu’Everett a eu des ganglions lymphatiques enflés pendant plusieurs années. Comme ses ganglions étaient enflés depuis longtemps, il croyait qu’il s’agissait d’un état normal et qu’il était donc en santé.

38 Selon le juge de première instance, le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne comporte une contradiction fondamentale. D’une part, on dit à l’éventuel donneur de s’abstenir de donner du sang s’il n’est pas « certain de [se] sentir bien ». D’autre part, on lui dit « des personnes apparemment en bonne santé » peuvent être porteuses de virus. Le SIDA ne fait pas partie de la liste des maladies mentionnées. Le dépliant énumère les groupes de personnes particulièrement vulnérables au SIDA, mais il ne mentionne pas les indicateurs de santé permettant de détecter l’infection à VIH. Le juge conclut donc que les questions sur la « bonne santé » ne satisfont pas à la norme de diligence qu’il convient d’appliquer.

39 La Croix-Rouge canadienne fait comparaître deux experts au procès, le Dr Allen et le Dr Barker, qui témoignent que la question sur la « bonne santé » peut valablement remplacer les questions portant précisément sur les symptômes. Le Dr Barker est le médecin principal responsable de la gestion générale des services transfusionnels dans les 57 centres de la Croix-Rouge américaine aux États-Unis. Le Dr Allen est, quant à lui, responsable du contrôle du SIDA pour les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) d’Atlanta; il est reconnu comme étant au tout premier rang de la lutte mondiale contre le SIDA. Même s’il les présente comme [traduction] « d’illustres médecins et scientifiques », le juge Borins n’accepte pas leurs opinions d’expert, comme il est en droit de le faire (au par. 162) :

[traduction] Comme je l’ai déjà mentionné, la question sur la « bonne santé » ne remplace pas de façon efficace les questions portant précisément sur des symptômes qui indiquent que le donneur peut avoir le SIDA s’il a les symptômes en question. La situation d’Everett illustre l’insuffisance et l’inefficacité de la question sur la « bonne santé ». Si on lui avait demandé s’il avait des ganglions lymphatiques enflés, il aurait répondu par l’affirmative et aurait été exclu en tant que donneur.

40 Le juge Borins conclut que la norme de diligence adoptée par la Croix-Rouge canadienne ne satisfaisait pas à la norme requise visant à protéger les réserves sanguines contre le risque de contamination par le VIH. La Croix-Rouge canadienne a manqué, envers les utilisateurs du sang et des produits sanguins qu’elle fournit, à son obligation d’utiliser la même norme que ses homologues aux États-Unis en matière de sélection des donneurs de sang. Elle n’a pas rempli son obligation d’appliquer la norme que d’autres banques de sang utilisaient pour filtrer les donneurs à risque élevé dans des circonstances similaires.

41 Selon le juge Borins, le lien de causalité a été établi dans Osborne et M. Il conclut que si la description du groupe à risque élevé que constituent les homosexuels avait été moins ambiguë et plus précise dans le dépliant du 1er mai 1984 (utilisation de « hommes homosexuels ou bisexuels ayant eu plusieurs partenaires » au lieu de « hommes homosexuels ou bisexuels ayant plusieurs partenaires »), ou si on avait demandé à Everett s’il avait eu l’un ou l’autre des signes et symptômes du SIDA (comme des ganglions lymphatiques enflés), il n’aurait pas pu donner du sang le 17 décembre 1984 (Osborne) et le 25 mars 1985 (M).

42 Les conclusions tirées dans Osborne selon lesquelles la Croix-Rouge canadienne a fait preuve de négligence en matière de sélection des donneurs s’appliquent également à l’affaire M, car la Croix-Rouge canadienne utilise toujours le dépliant du 1er mai 1984, qui est jugé inadéquat dans Osborne, le 25 mars 1985, lorsque Everett donne le sang que le jeune M a reçu.

(2) L’action Walker

43 Même s’il établit que la responsabilité de la Croix-Rouge canadienne est engagée dans Osborne et M, le juge Borins conclut que la Croix-Rouge canadienne n’est pas responsable du fait que Walker a contracté le SIDA, car les Walker n’ont pas établi le lien de causalité. En d’autres termes, le juge de première instance dit que, même si la Croix-Rouge canadienne avait satisfait à la norme de diligence applicable, Robert M. aurait tout de même donné du sang.

44 Le juge de première instance rejette le témoignage du donneur dans l’affaire Walker, Robert M., selon lequel à l’automne 1983, il n’était pas au courant du SIDA, ni du fait que la Croix-Rouge canadienne demandait aux homosexuels ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes de s’abstenir de donner du sang. Selon le juge Borins, Robert M. était au courant de la question, mais croyait pouvoir passer outre aux mises en garde contre le don de sang, parce qu’il était en bonne santé.

45 Le juge Borins souligne aussi que Robert M. continue de donner du sang à Montréal après la publication du dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne. Malgré le témoignage de Robert M. qu’il n’a jamais vu ce dépliant avant qu’on le lui montre à son interrogatoire de novembre 1992 (par. 35), le juge Borins dit que [traduction] « [Robert M.] a fait ce qu’il a pu pour éviter de reconnaître qu’il avait reçu et lu les dépliants sur le SIDA qui étaient disponibles au centre de collecte de sang de Montréal » (par. 40).

46 Le juge Borins déclare que [traduction] « si la Croix-Rouge canadienne avait publié un dépliant sur le SIDA en septembre 1983 semblable à celui du 1er mai 1984 et s’il [. . .] avait été remis [à Robert M.] le 12 septembre 1983 au centre de collecte de sang du Centre Manulife, il aurait tout de même donné de son sang » (par. 41), parce qu’il se croyait en bonne santé et pensait que son sang serait analysé.

47 Le juge Borins estime qu’il peut trancher l’affaire Walker sans rendre de conclusion en matière de négligence, car aucun lien de causalité n’a été établi (au par. 45) :

[traduction] Pour ce qui est de la sélection des donneurs, si je présume, sans pour autant trancher la question, que lorsque Robert M. a donné du sang le 12 septembre 1983, la Croix-Rouge canadienne a fait preuve de négligence en n’ayant pas instauré de programme de sélection des donneurs axé principalement sur des questions précisément liées à des symptômes à poser aux éventuels donneurs, je dois conclure que les Walker ne m’ont pas convaincu que Robert M., qui était en bonne santé à cette époque-là, n’aurait pas donné de son sang.

48 En plus de rejeter l’action Walker au motif que le lien de causalité n’a pas été établi, le juge Borins estime que la demande subsidiaire, fondée sur la responsabilité délictuelle stricte, doit également être rejetée.

49 Le juge Borins refuse de trancher la question de savoir si la Croix-Rouge canadienne s’apparente à un fabricant de sang entier ou de plasma. Il juge que les Walker ne peuvent invoquer le principe de la responsabilité délictuelle stricte, peu importe la façon dont on caractérise le rôle de la Croix-Rouge canadienne dans la collecte, le traitement et la distribution de sang et substances sanguines.

50 Le juge Borins fonde ses motifs sur plusieurs facteurs. Les dons contaminés ont été obtenus avant l’utilisation générale du test ELISA au Canada en novembre 1985. Il cite les remarques du juge Sopinka dans l’arrêt Ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674, que le sang est, à certains égards, une substance essentiellement dangereuse, contrairement aux biens commerciaux, que le fabricant contrôle. Il examine la jurisprudence américaine et souligne que même si la responsabilité stricte est devenue la norme applicable pour les produits défectueux, le sang et les produits sanguins sont soustraits à l’application de cette règle pour qu’ils continuent d’être disponibles pour le public. Le juge Borins estime qu’en raison de considérations de principe, il serait erroné de statuer que la responsabilité délictuelle stricte de la Croix-Rouge canadienne est engagée du fait que Mme Walker a reçu du sang contaminé le 1er octobre 1983.

B. Cour d’appel de l’Ontario (1999), 43 O.R. (3d) 461

51 La Cour d’appel rejette l’appel de la Croix-Rouge canadienne dans Osborne et M, mais accueille l’appel des Walker.

(1) L’appel de la Croix-Rouge canadienne dans Osborne et M

52 Comme la Croix-Rouge canadienne reconnaît qu’elle a une obligation de diligence envers les receveurs du sang et des produits sanguins qu’elle fournit, la question que doit trancher la Cour d’appel est de savoir quelle est la norme de diligence applicable.

53 Selon le juge de première instance, le dépliant du 1er mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne ne satisfait pas à la norme de diligence applicable, compte tenu des pratiques en vigueur aux États-Unis. On soutient devant la Cour d’appel que le juge de première instance n’a pu raisonnablement parvenir à cette conclusion, car les deux seuls experts en médecine qui ont témoigné, soit Barker et Allen, ont déclaré que les mesures prises par la Croix-Rouge canadienne répondent à la norme de diligence applicable. Comme je l’ai déjà dit, selon le témoignage des experts en médecine, la question sur la « bonne santé » figurant dans le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne remplace raisonnablement les questions portant précisément sur les symptômes qu’on aurait posées aux éventuels donneurs de sang.

54 La Cour d’appel rejette cet argument et dit que le juge de première instance pouvait conclure que la question sur la « bonne santé » était insuffisante pour satisfaire à la norme de diligence applicable (à la p. 468) :

[traduction] [L]a conclusion [du juge Borins] que le dépliant est inadéquat repose non pas sur une divergence d’opinion entre lui et les experts au sujet d’une question médicale, mais plutôt sur son appréciation de la question de savoir si le message que transmet le dépliant suffit pour dissuader les individus particulièrement vulnérables au VIH de donner du sang. La conclusion que le dépliant n’atteint pas cet objectif est fondée sur son appréciation de la façon dont les éventuels donneurs liraient et comprendraient ce dépliant, et non sur l’application d’une expertise médicale.

(2) L’appel Walker

55 Le juge de première instance refuse de trancher la question de savoir si la Croix-Rouge canadienne a été négligente dans l’affaire Walker, au motif qu’aucun lien de causalité n’a été établi. La Cour d’appel a, par contre, tranché cette question. Elle conclut que l’intimée la Croix-Rouge canadienne n’a pas respecté son obligation de diligence, car, au cours de la période visée, elle n’a pas pris de mesures convenables, ni même aucune mesure, pour filtrer les personnes dont le risque de transmission du VIH est élevé. La Croix-Rouge canadienne savait, ou aurait dû savoir, que du sang contaminé par le VIH risque d’être transmis à des receveurs du fait qu’elle n’a pas pris les mesures de sélection appropriées.

56 L’autre question litigieuse est celle du lien de causalité. La Cour d’appel infirme la décision du juge de première instance au motif qu’il a eu tort de rejeter cette action parce qu’aucun lien de causalité n’a été établi. Selon le juge de première instance, il incombe également aux Walker d’établir que si des mesures de sélection convenables avaient été prises, Robert M. aurait été exclu. L’action des Walker a été rejetée en première instance, car ils n’ont pas réussi à le prouver.

57 En accueillant l’appel Walker, la Cour d’appel se fonde sur l’arrêt Hollis c. Dow Corning Corp., [1995] 4 R.C.S. 634, dans lequel notre Cour conclut que le fabricant, Dow, a fait preuve de négligence en omettant de convenablement mettre les médecins en garde contre la possibilité de rupture de ses implants mammaires. Cependant, la demanderesse n’était pas tenue d’établir que s’il avait été mis en garde, le médecin lui aurait communiqué cette mise en garde. Voici ce que dit le juge La Forest, au par. 60 :

En termes simples, j'estime qu'un fabricant ayant omis la mise en garde qu'il avait l'obligation de faire ne devrait pas pouvoir se dégager de sa responsabilité simplement par une preuve tendant à établir que même si le médecin avait reçu la mise en garde, il ne l'aurait pas transmise à son patient, et encore moins en imposant cette charge à la demanderesse. L'adoption d'une telle règle entraînerait, dans certains cas, le risque que la demanderesse ne soit pas indemnisée pour le préjudice subi. Elle n'aurait aucun recours contre un médecin qui n'aurait pas fait preuve de négligence en ce qui concerne les renseignements qu'il avait effectivement à sa disposition, et elle n'aurait non plus aucun recours contre un fabricant qui, même s'il a manqué à son obligation de mise en garde, pourrait échapper à sa responsabilité en faisant valoir que, si le médecin avait été adéquatement mis en garde, il n'aurait pas transmis l'information à la demanderesse. Notre droit de la responsabilité délictuelle ne devrait pas être interprété comme envisageant un résultat aussi inusité. [Souligné dans l’original.]

58 La Cour d’appel applique les principes de l’arrêt Hollis, précité, à l’affaire Walker. Ainsi, comme il incombe aux Walker d’établir le lien de causalité, elle conclut qu’on doit présumer que le lien causal nécessaire est établi une fois qu’il est démontré que la Croix-Rouge canadienne a manqué à son obligation de prendre des mesures convenables de sélection des donneurs à l’époque où Robert M. a fait le don de sang mortel contaminé par le VIH à la demanderesse Walker. Aucune preuve n’établit un comportement tel de la part de Robert M. qu’il aurait rendu non pertinente l’omission de la Croix-Rouge canadienne de filtrer convenablement les donneurs à risque élevé. La Croix-Rouge canadienne ne peut pas contester le lien causal présumé en établissant que des mesures de sélection convenables n’auraient pas suffi à dissuader Robert M. à cause de sa négligence.

59 La Cour d’appel conclut que si le juge de première instance avait appliqué la bonne analyse causale, il aurait conclu à l’existence du lien causal nécessaire, et, vu sa conclusion de négligence, accueille l’appel.

IV. Les questions en litige

A. La norme de diligence

60 La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant, dans le cadre des appels Osborne et M, que le juge de première instance avait eu raison de dire que le dépliant du 1er mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne était inadéquat, malgré le témoignage contraire de deux experts en médecine?

B. Le lien de causalité

61 La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant, dans l’appel Walker, qu’on devait présumer que le lien causal nécessaire avait été établi une fois qu’il avait été démontré que la Croix-Rouge canadienne avait manqué à son obligation de prendre des mesures convenables de sélection des donneurs à l’époque où Robert M. a fait le don de sang en cause, et que la Croix-Rouge canadienne ne pouvait pas contester ce lien causal présumé?

V. L’analyse

A. La crise du SIDA

62 Le juge de première instance a décrit l’histoire et la connaissance du SIDA qui se développait aux États-Unis afin de déterminer la norme de diligence requise pour protéger les réserves sanguines canadiennes (voir par. 134-152). Il est utile de résumer cette description pour démontrer le caractère unique de la période visée par les pourvois et faire ressortir la différence entre les réactions américaine et canadienne face à la crise émergente du SIDA.

63 Les premiers cas de SIDA ont été diagnostiqués en Amérique du Nord en juin et juillet 1981. Au fur et à mesure que d’autres cas faisaient surface, le SIDA paraissait particulièrement répandu au sein de certains groupes, soit les homosexuels, les consommateurs de drogues injectables et les immigrants haïtiens récents. Ce n’est qu’en janvier 1984 que la communauté médicale déclarait sans ambages que le SIDA était transmissible par le sang.

64 En juillet 1982, trois cas de pneumonie à Pneumocystis carinii ont été diagnostiqués chez des hémophiles, ce qui soulevait la possibilité que le SIDA se transmette par le sang.

65 En décembre 1982, les Centers for Disease Control and Prevention ont fait état d’un cas de [traduction] « SIDA possiblement lié à une transfusion — Californie ». Il s’agissait d’un bébé qui n’appartenait pas à l’une ou l’autre des catégories d’individus particulièrement vulnérables au SIDA déjà définies et qui avait reçu des plaquettes sanguines par transfusions. Le bébé a contracté le SIDA, et les transfusions qu’il a reçues sont devenues le centre d’attention de la communauté médicale.

66 En janvier 1983, a lieu une réunion du groupe de travail chargé de trouver des moyens de prévenir le SIDA (Workgroup to Identify Opportunities for the Prevention of AIDS), au cours de laquelle il est décidé à l’unanimité, d’après les renseignements émergents sur le SIDA, de proposer que les personnes appartenant à des groupes particulièrement vulnérables au SIDA devraient par quelque moyen être exclus pour des dons de sang. Selon le rapport, [traduction] « il n’y a pas consensus quant à la meilleure méthode à appliquer pour atteindre cet objectif ».

67 Le groupe de travail rejette l’idée d’exclure les hommes homosexuels, car une telle procédure serait [traduction] « indiscrète » et « contraire à l’éthique », et risquerait « d’institutionnaliser un stigmate que portent des groupes d’individus exposés aux préjugés et à la persécution ». En outre, il s’interroge sur l’efficacité d’une telle méthode, vu la possibilité que plusieurs éventuels donneurs hésitent à révéler qu’ils sont homosexuels ou encore en arrivent à la conclusion qu’ils ne risquent pas de contracter ou porter la maladie. Aucune recommandation n’est faite à cette réunion sur la façon de filtrer les donneurs à risque élevé.

68 Le 13 janvier 1983, la Croix-Rouge américaine, l’American Association of Blood Bankers et le Council of Community Blood Banks font une déclaration conjointe sur le lien entre le SIDA et les transfusions sanguines (« la déclaration conjointe »). Selon cette déclaration conjointe, la preuve de transmission du SIDA par le sang n’est pas concluante. Elle recommande un examen plus poussé qui permettrait de déceler, le cas échéant, des symptômes du SIDA chez les éventuels donneurs; cependant, elle ne recommande pas que la sélection des donneurs soit fondée sur l’orientation sexuelle. Elle fait en outre remarquer que seuls dix des 800 cas de SIDA signalés jusque-là sont peut-être liés au sang, alors qu’environ dix millions de transfusions ont eu lieu l’année précédente.

69 Le 4 mars 1983, l’American Public Health Service Committee fait les recommandations promises en matière de sélection des donneurs. Il recommande qu’on remette aux donneurs, avant qu’ils ne donnent de leur sang, des dépliants décrivant les groupes à risque élevé, afin qu’ils puissent eux-mêmes juger s’ils peuvent donner du sang, d’après les renseignements contenus dans les dépliants. Le Bureau of Biologics de la Food and Drug Administration (FDA) recommande pour sa part qu’on améliore les programmes de formation des membres du personnel des banques de sang pour qu’ils soient plus en mesure d’aider les donneurs à reconnaître les symptômes du SIDA. La Croix-Rouge américaine suit sans délai ces lignes directrices.

70 La Croix-Rouge américaine publie en mars 1983 le dépliant « An important message to all blood donors » pour ses centres de collecte de sang.

71 Les donneurs doivent signer une attestation selon laquelle ils ont lu le dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine au sujet du SIDA et reconnaître qu’ils comprennent que les personnes appartenant à l’un ou l’autre des groupes à risque élevé sont invitées à s’abstenir de donner du sang.

B. La réaction du Canada

72 Il est utile de comparer la réaction de la Croix-Rouge canadienne à la déclaration conjointe de janvier 1983 à celle de la Croix-Rouge américaine. La Croix-Rouge canadienne est au courant de la déclaration conjointe peu après sa publication. Le 7 février 1983, a lieu une rencontre entre la Croix-Rouge canadienne et la Société canadienne de l’hémophilie. Cette dernière recommande qu’on ajoute au questionnaire de la Croix-Rouge canadienne [traduction] « des questions portant plus précisément sur la symptomatologie du SIDA » (par. 149 (soulignement omis)).

73 Le 10 mars 1983, le Bureau national de la Croix-Rouge canadienne émet un communiqué de presse informant les [traduction] « membres des groupes particulièrement vulnérables au syndrome d’immunodéficience acquis (SIDA) de ne pas donner de sang : les personnes qui ont reçu un diagnostic de SIDA, les partenaires sexuels des sidéens, les personnes présentant des symptômes du SIDA, les hommes homosexuels ou bisexuels ayant des rapports sexuels avec plusieurs partenaires, les Haïtiens récemment immigrés, les personnes qui ont consommé ou qui consomment actuellement de la drogue et les partenaires sexuels des personnes particulièrement vulnérables au SIDA » (par. 147 (soulignement omis)).

74 La Croix-Rouge canadienne fait aussi savoir qu’elle doit prendre des mesures supplémentaires pour protéger les receveurs de sang contre la transmission possible du SIDA par le sang en resserrant le processus de sélection des donneurs alors en vigueur de manière à y inclure des questions précises visant à filtrer les éventuels donneurs présentant des symptômes du SIDA ou susceptibles d’être porteurs de cette maladie. Dans le communiqué du 10 mars 1983, elle assure qu’elle [traduction] « fait tout son possible dans l’état actuel des connaissances pour protéger les receveurs de sang et de produits sanguins contre tout risque pour leur santé » et promet de « continuer à suivre le cours des événements, de concert avec d’autres organismes au Canada et aux États-Unis et [de] revoir sans délai sa position si des découvertes médicales ou d’autres découvertes scientifiques indiquent qu’un changement d’approche s’impose » (par. 147 (soulignement omis)).

75 Il importe de noter les propos du juge Borins (au par. 148) :

[traduction] En mettant les « personnes qui ont des symptômes du SIDA » dans un groupe à risque élevé distinct et en s’engageant à pousser plus loin sa méthode de sélection des donneurs de manière à « inclure des questions précises destinées à filtrer les éventuels donneurs présentant des symptômes du SIDA ou susceptibles d’être porteurs de cette maladie », la Croix-Rouge canadienne a adopté les recommandations de la déclaration conjointe et de la FDA, qui se retrouvent dans le dépliant de la Croix-Rouge américaine.

76 Le 15 avril 1983, le Comité consultatif national et les Services transfusionnels se réunissent. Après ce qui semble être un « débat animé », on décide de ne pas poser aux éventuels donneurs des questions portant précisément sur les symptômes, mais plutôt de modifier le questionnaire remis aux donneurs en y ajoutant le préambule comportant un aspect sur la « bonne santé ». Voici la version modifiée du préambule (au par. 150) :

Nous vous remercions de votre don de sang. Pour votre protection et celle des malades susceptibles de recevoir votre sang, il est essentiel que vous soyez en bonne santé. Veuillez lire attentivement les questions suivantes chaque fois que vous offrez votre sang. Si vous répondez oui à l’une des questions, allez voir l’infirmière. . .

Une réponse affirmative ne vous élimine pas nécessairement comme donneur. [Je souligne.]

77 La décision de ne pas poser de questions portant précisément sur les symptômes aux éventuels donneurs est, semble-t-il, prise sans égard à l’avis du personnel médical de la Croix-Rouge canadienne. Les directeurs médicaux de la Croix-Rouge canadienne se réunissent les 24 et 25 mars 1983; l’opinion générale est alors qu’il faudrait poser ces questions aux donneurs. On ne fournit aucune explication satisfaisante à l’égard de la décision du Comité consultatif national et des Services transfusionnels de ne pas suivre l’avis de leur propre personnel médical et d’adopter plutôt l’approche de la « bonne santé ».

78 Dès avril 1983, la Croix-Rouge canadienne décide également de publier un dépliant de sélection des donneurs, qui ne comporterait toutefois pas de questions précises sur les symptômes. Cependant, elle attend plus d’un an avant d’agir (1er mai 1984).

79 Enfin, en novembre 1985, la Croix-Rouge canadienne révise son dépliant de 1984 afin d’y décrire un membre type du groupe de donneurs à risque élevé comme étant tout « homme qui a eu une relation sexuelle avec un autre homme depuis 1977 » (par. 144). En novembre 1985, à l’aide du test ELISA, elle commence à tester systématiquement les dons sanguins pour déterminer s’ils contiennent des anticorps anti-VIH. En mai 1986, elle lance le premier dépliant à poser des questions portant précisément sur des symptômes du VIH.

C. Osborne et M

80 La question litigieuse est de savoir si le juge de première instance pouvait conclure que les méthodes de sélection des donneurs suivies par la Croix-Rouge canadienne par voie du dépliant de mai 1984, utilisé à l’époque des dons de sang d’Everett du 17 décembre 1984 et du 25 mars 1985, sont insuffisantes. Le juge de première instance rejette les avis des deux seuls experts qui ont témoigné à ce sujet, Allen et Barker. Comme je l’ai déjà mentionné, ces experts ont témoigné que la question sur la « bonne santé » pouvait remplacer valablement des questions portant précisément sur les symptômes dans le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne. Le juge de première instance conclut que les questions de la Croix-Rouge canadienne sur la « bonne santé » ne peuvent remplacer efficacement des questions portant précisément sur les symptômes du SIDA, car elles sont fondées sur une prémisse erronée (au par. 160) :

[traduction] Un donneur ne peut savoir s’il est en « bonne santé » à moins qu’on lui dise ce qui constituerait une « mauvaise santé » dans le contexte de l’objectif visé par la question sur la « bonne santé ». Or, c’est ce que fait la méthode américaine en décrivant les signes et symptômes d’une mauvaise santé du point de vue de l’objectif qu’elle visait à atteindre par la sélection des donneurs. Rien n’illustre mieux la prémisse erronée que le cas d’Everett, dont les ganglions lymphatiques avaient été enflés depuis plusieurs années. La bonne santé d’une personne est souvent subjective. Une personne peut avoir un état de santé particulier pendant longtemps, mais parce qu’elle se trouve dans cet état depuis si longtemps, elle peut croire qu’il s’agit de son état de santé normal. Il se peut qu’une telle personne se considère en bonne santé. Cela démontre qu’une question sur la « bonne santé » ne peut remplacer les questions portant précisément sur des symptômes. [En italique dans l’original.]

81 Le juge Borins conclut que le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne comporte une contradiction fondamentale (au par. 161) :

[traduction] D’une part, on dit à l’éventuel donneur de s’abstenir de donner du sang s’il n’est pas certain « de [se] sentir bien ». D’autre part, on lui dit que « des personnes apparemment en bonne santé » peuvent être porteuses de virus. Pourtant, à part la mention des personnes particulièrement vulnérables au SIDA, on ne parle aucunement des indicateurs de santé permettant de détecter une infection par le VIH. Se contenter de poser une question sur la « bonne santé » pour savoir si la personne croit qu’elle a le SIDA équivaudrait à demander à M. Osborne s’il croyait avoir l’AGBS sans lui dire quels en sont les signes et les symptômes.

82 Je suis d’accord avec la Cour d’appel, qui a maintenu les conclusions du juge de première instance dans Osborne et M. On ne demandait pas au juge de première instance d’apprécier des questions scientifiques complexes ou extrêmement techniques. La question litigieuse qu’il devait trancher était simplement de savoir si la question sur l’état de santé général suffisait pour dissuader le donneur contaminé de donner de son sang. Il ne s’agit pas de savoir comment un expert répondrait aux questions de sélection des donneurs contenues dans le questionnaire, mais plutôt comment un profane y répondrait (voir également l’arrêt Ter Neuzen, précité, p. 701).

83 Je suis d’accord avec le raisonnement de la Cour d’appel (à la p. 468) :

[traduction] La question de fait au cœur de la conclusion du juge Borins que les méthodes de sélection de la Croix-Rouge canadienne sont inadéquates ne relève pas non plus exclusivement des experts médicaux. Sa conclusion que le dépliant est inadéquat repose non pas sur une divergence d’opinion entre lui et les experts au sujet d’une question médicale, mais plutôt sur son appréciation de la question de savoir si le message que transmet le dépliant suffit pour dissuader les individus particulièrement vulnérables au VIH de donner du sang. La conclusion que le dépliant n’atteint pas cet objectif est fondée sur son appréciation de la façon dont les éventuels donneurs liraient et comprendraient ce dépliant, et non sur l’application d’une expertise médicale.

D. Walker

84 La Cour d’appel confirme la conclusion du juge Borins en matière de négligence, mais n’est pas d’accord avec lui au sujet du lien de causalité. Voici ce qu’elle dit sur la question de la négligence (à la p. 471) :

[traduction]

1. la Croix-Rouge canadienne a manqué à son obligation, car elle n’avait pas établi à ses centres de collecte de sang, au mois de septembre 1983, un programme visant à filtrer les individus dont le risque de transmission du VIH est élevé;

2. la Croix-Rouge canadienne savait, ou aurait dû savoir, qu’en raison de son manquement à l’obligation de prendre les mesures de sélection appropriées du sang contaminé par le VIH risque d’être transmis à des innocents, comme Mme Walker.

85 La Cour d’appel se fonde sur Hollis, précité, pour trancher la question du lien de causalité déclarant que, comme il incombe aux Walker d’établir le lien de causalité, on doit présumer que le lien causal nécessaire a été établi une fois qu’il a été démontré que la Croix-Rouge canadienne a manqué à son obligation de prendre des mesures convenables de sélection des donneurs à l’époque où Robert M. a fait le don de sang mortel contaminé par le VIH à Walker. Aucune preuve n’établit un comportement par ailleurs tel de la part de Robert M. qu’il aurait rendu non pertinente l’omission de la Croix-Rouge canadienne de filtrer convenablement les éventuels donneurs à risque élevé. La Cour d’appel a donc conclu que la Croix-Rouge canadienne ne pouvait pas contester le lien causal présumé en établissant que des mesures de sélection convenables n’auraient pas dissuadé Robert M., compte tenu de sa conduite par ailleurs. Je regrette de ne pouvoir souscrire à ce point de vue.

86 Le droit de la responsabilité civile délictuelle peut parfois refléter des considérations de principe susceptibles d’avoir une incidence, en partie, sur le fardeau de la preuve dans une action en négligence. La Cour d’appel s’est fondée, dans la présente affaire Walker, sur l’arrêt Hollis pour établir le lien de causalité sur la base du lien causal présumé. À mon avis, on peut distinguer l’affaire Walker de celle de Hollis vu qu’elle ne fait pas intervenir la « règle de l’“intermédiaire compétent” ». Dans Hollis, le fabricant devait remplir son obligation de diligence envers le consommateur par l’entremise d’un intermédiaire compétent. Il avait le droit de supposer que l’intermédiaire compétent remplirait cette obligation de diligence, et s’il se fondait sur cette supposition, le lien causal était établi par présomption. Cette délégation de responsabilité autorisée et la supposition qui en résulte confirme la validité de la présomption d’un lien causal. Cependant, dans Walker, il n’y a pas d’« intermédiaire compétent » et la présomption réfutable de l’existence du lien de causalité n’est pas une norme appropriée.

87 En ce qui concerne la question de la négligence dans la sélection des donneurs, les demandeurs doivent établir l’obligation de diligence et la norme de diligence que la Croix-Rouge canadienne devait respecter à leur égard. Ils doivent également démontrer que la Croix-Rouge canadienne a causé leur préjudice. Les difficultés singulières que présente l’établissement du lien de causalité rendent atypique ce domaine de la négligence. Le critère général en matière de lien de causalité qu’il convient d’appliquer dans les cas où une cause unique peut être attribuée à un préjudice est le critère du facteur déterminant. Cependant, ce critère ne s’applique pas dans certaines situations, en particulier lorsque plusieurs causes distinctes peuvent donner lieu à un seul préjudice.

88 Dans les affaires de négligence dans la sélection des donneurs, il peut être difficile, voire impossible d’établir de façon hypothétique ce que le donneur aurait fait s’il avait été convenablement filtré par la Croix-Rouge canadienne. Vu l’élément supplémentaire de la conduite du donneur dans ces affaires, il se pourrait que le critère du facteur déterminant entraîne un résultat injuste, niant à des demandeurs légitimes toute indemnisation. En conséquence, la question à trancher dans les affaires de négligence en matière de sélection des donneurs ne consiste pas à déterminer, selon le critère du facteur déterminant, si la conduite de la Croix-Rouge canadienne est une condition nécessaire du préjudice des demandeurs, mais plutôt à savoir si cette conduite en est une condition suffisante. Le critère à appliquer au lien de causalité, en matière de négligence dans la sélection des donneurs, est de savoir si la négligence du défendeur a « contribué de façon appréciable » à la survenance du préjudice. En l’espèce, il est clair que c’est le cas. « Un facteur concourant est important s’il a eu une incidence plus que minimale » (voir Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, par. 15). Il incombe donc toujours à la demanderesse d’établir que l’omission de la Croix-Rouge canadienne de filtrer les donneurs dont le sang était contaminé a contribué de façon appréciable au fait que Mme Walker a eu le VIH après avoir reçu du sang contaminé.

89 Le juge de première instance a conclu qu’il convenait de rejeter l’action Walker au regard du lien de causalité vu que Robert M. n’avait pas été dissuadé de donner de son sang, même après la publication du dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne. Voici ce que dit le juge Borins au par. 41 :

[traduction] Compte tenu de l’appréciation que j’ai faite du témoignage de Robert M., j’ai conclu que si la Croix-Rouge canadienne avait publié un dépliant sur le SIDA en septembre 1983 semblable à celui du 1er mai 1984 et s’il lui avait été remis le 12 septembre 1983 au centre de collecte de sang du Centre Manulife, il aurait tout de même donné de son sang. Il l’aurait fait parce qu’il était en santé et croyait que son sang serait analysé. Je suis convaincu qu’on lui a remis le dépliant du 1er mai 1984 au moins à quelques occasions où il a donné du sang à Montréal et que cela ne l’a pas dissuadé de faire des dons de sang à ce centre de collecte. Cela confirme mon point de vue qu’un dépliant similaire qui lui aurait été remis le 12 septembre 1983 au centre de collecte du Centre Manulife ne l’aurait pas dissuadé de donner de son sang à cette occasion.

90 Avec égards, j’estime que le juge de première instance s’est posé la mauvaise question. En effet, au lieu de se demander si Robert M. se serait auto-exclu ou aurait été exclu le 12 septembre 1983 s’il avait vu le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne, il aurait dû se demander si Robert M. se serait auto-exclu ou aurait été exclu si la Croix-Rouge canadienne avait suivi la norme de diligence appropriée, représentée par le dépliant de mars 1983 de la Croix-Rouge américaine. À mon avis, ce dépliant représentait la norme de diligence appropriée pour une banque professionnelle de dons bénévoles de sang en Amérique du Nord, à cette époque.

91 Le juge Borins souligne la qualité supérieure du dépliant de mars 1983 de la Croix-Rouge américaine comparativement à celui de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne dans l’analyse de la norme de diligence à appliquer dans Osborne. Il fait remarquer que les deux dépliants mentionnent la maladie récemment décrite qu’on appelait le SIDA. Cependant, celui de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne indique qu’il est essentiel que le donneur soit en « bonne santé » et avertit l’éventuel donneur qu’il doit « être certain de [se] sentir bien », sans mentionner de signes ou symptômes du SIDA. Par contre, le dépliant de mars 1983 de la Croix-Rouge américaine signale que, même si [traduction] « des personnes se sentent en excellente santé », il est possible qu’elles soient porteuses de virus ou d’autres agents infectieux dans leur sang, et il informe les donneurs que la Croix-Rouge américaine doit se fonder sur leurs antécédents de santé afin d’exclure les individus dont le sang peut être contaminé par le SIDA. [traduction] « La Croix-Rouge américaine inclut ensuite parmi les groupes à risque élevé le groupe des personnes “ayant des symptômes et signes qui semblent indiquer qu’elles sont atteintes du SIDA”, énumérant les signes et symptômes . . . » (par. 143).

92 Une énumération des signes et symptômes du SIDA dans le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne (comme dans celui de 1983 de la Croix-Rouge américaine) n’aurait pas exclu Robert M., car il ne présentait aucun signe ni symptôme du SIDA à l’une ou l’autre des occasions où il avait donné du sang. Il n’est donc pas surprenant que le juge de première instance ait conclu au par. 45 qu’un programme de sélection des donneurs axé sur des questions précisément liées à des symptômes n’aurait pas dissuadé Robert M. de donner du sang.

93 Cependant, la véritable carence du dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne est qu’il est axé sur la « bonne santé », ce que le juge Borins estime peu satisfaisant dans Osborne. Le juge Borins conclut que Robert M. aurait probablement donné de son sang, car il se croyait en bonne santé et pensait que son sang serait analysé (par. 41). Le dépliant publié par la Croix-Rouge américaine en 1983 mentionne clairement que certaines personnes peuvent se sentir en excellente santé, mais être porteuses de virus.

94 Une autre différence importante, selon le juge de première instance, est le fait que, contrairement au dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine, celui de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne n’est pas clairement centré sur le problème du SIDA.

95 Le juge Borins souligne au par. 155 : [traduction] « À mon avis, l’explication de la Croix-Rouge canadienne quant à la raison pour laquelle elle n’a pas, avant mai 1984, mis à la disposition des donneurs aux centres de collecte de sang des renseignements sur le risque du SIDA n’est pas crédible ».

96 Le juge de première instance a appliqué la norme de diligence appropriée (le dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine) dans Osborne, mais il a commis une erreur sur la question du lien de causalité dans Walker. La Cour d’appel semble reconnaître cette anomalie des motifs du juge de première instance (aux p. 474-475) :

[traduction] En parvenant à cette conclusion, le juge de première instance a beaucoup insisté sur le fait que Robert M. avait continué de donner du sang après le 1er mai 1984, même si la Croix-Rouge canadienne avait alors commencé à utiliser dans ses centres de collecte de sang un nouveau dépliant qui mentionne le SIDA et invite certains donneurs à risque élevé, dont les homosexuels ayant plusieurs partenaires, tel Robert M., à s’abstenir de donner du sang.

Même si le juge de première instance n’a pas conclu que Robert M. avait lu le nouveau dépliant à l’une ou l’autre des cinq occasions où il a donné du sang après le 1er mai 1984, il a conclu, du moins implicitement, que même s’il l’avait fait, Robert M. n’aurait pas été dissuadé vu qu’il croyait à tort qu’il pouvait donner du sang du moment qu’il était en bonne santé, et que son sang serait, de toute façon, analysé.

Bien que les Walker contestent ces conclusions et bien qu’elles puissent être douteuses, nous estimons qu’elles sont fondées sur la preuve et que nous ne pouvons les infirmer. Ce ne sont pas tant les conclusions du juge de première instance relatives à Robert M. qui suscitent chez nous des réserves, mais plutôt la conclusion supplémentaire, qui découle implicitement de sa conclusion ultime, que les mesures de sélection des donneurs appliquées par la Croix-Rouge canadienne en mai 1984 étaient suffisantes pour empêcher les homosexuels ayant plusieurs partenaires, comme Robert M., qui ne présentaient pas de symptômes du SIDA, de donner du sang.

Sans entrer dans les détails, nous dirons simplement que, à notre avis, le caractère suffisant des mesures de sélection des donneurs en vigueur dans les centres de collecte de sang de la Croix-Rouge canadienne après le 1er mai 1984 aurait dû être apprécié en fonction de deux éléments constituants. Le premier élément, soit la composante informationnelle, suppose l’examen de la nature et de la portée des renseignements fournis aux éventuels donneurs. Le second élément, soit la composante de la sensibilisation, porte sur les mesures prises pour que les éventuels donneurs prennent connaissance de ces renseignements cruciaux et les comprennent parfaitement.

Nous ne dirons rien d’autre à ce sujet, sinon que le juge de première instance paraît ne pas avoir suivi cette démarche. S’il l’avait fait, il aurait bien pu conclure que les mesures de sélection des donneurs prises par la Croix-Rouge canadienne en mai 1984 étaient insuffisantes et que des mesures de sélection convenables auraient probablement dissuadé Robert M. de donner du sang. [Je souligne.]

97 Bien que la Cour d’appel ait refusé d’infirmer les conclusions du juge Borins sur cette question, il ressort de la preuve au dossier que le lien causal avait été établi. Comme il a déjà été mentionné, le critère à appliquer au lien de causalité en matière de négligence dans la sélection des donneurs est de savoir si la négligence de la défenderesse a contribué de façon appréciable au préjudice du demandeur. Même si on applique le critère strict du facteur déterminant, ce qui n’est pas nécessaire dans ces types d’affaires, le lien de causalité est établi d’après les faits. Le juge de première instance a conclu, en réponse à une question hypothétique, que Robert M. n’aurait pas été dissuadé ou empêché de donner du sang le 12 septembre 1983 s’il avait vu le dépliant du 1er mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne. Ce n’aurait pas été le cas s’il avait vu le dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine. Il a dit au juge de première instance que s’il avait vu ou si on lui avait fourni des renseignements sur le SIDA et les quatre catégories de personnes à risque élevé à qui on demandait de s’abstenir de donner du sang, il se serait informé auprès de l’infirmière, étant donné qu’il appartenait à l’un des ces groupes, soit les homosexuels ayant plusieurs partenaires. Le juge de première instance ne l’a pas cru, disant que Robert M. n’a pas soulevé la question, car il se considérait en bonne santé. C’est précisément contre cette idée fausse que le dépliant du 1er mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne n’a pas fait de mise en garde, alors que le dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine le faisait expressément.

98 Le pourvoi de la Croix-Rouge canadienne dans l’action Walker est donc rejeté. La Cour d’appel a commis une erreur en l’espèce en attribuant la responsabilité d’après une inférence de causalité. En effet, en appliquant la norme de diligence appropriée dans le pourvoi, soit les exigences du dépliant de mars 1983 de la Croix-Rouge américaine, on établit le lien causal.

99 J’adopte le raisonnement du juge Sopinka dans Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, dans lequel il examine l’exigence en matière de lien de causalité dans les affaires de faute professionnelle (aux p. 326-327) :

La question que notre Cour doit trancher est de savoir si la façon traditionnelle d'aborder la causalité n'est plus satisfaisante du fait que les demandeurs dans les affaires de faute professionnelle sont privés d'indemnisation parce qu'ils sont incapables de démontrer l'existence du lien de causalité lorsqu'il existe effectivement.

La causalité est une expression du rapport qui doit être constaté entre l'acte délictueux et le préjudice subi par la victime pour justifier l'indemnisation de celle‑ci par l'auteur de l'acte délictueux. L'exigence que le demandeur démontre que la conduite délictueuse du défendeur a causé le préjudice du demandeur ou y a contribué est‑elle trop onéreuse? Un rapport moins important est‑il suffisant pour justifier une indemnisation? J'ai examiné les possibilités qui découlent de l'arrêt McGhee [[1973] 1 W.L.R. 1]. Le demandeur devait simplement démontrer que le défendeur avait créé un risque que le préjudice qui s'est produit se produise. Ou, ce qui revient au même, le défendeur avait le fardeau de réfuter l'existence du lien de causalité. Si j'étais convaincu que des défendeurs qui ont un lien important avec le préjudice subi échappaient à toute responsabilité parce que les demandeurs sont dans l'impossibilité de démontrer l'existence du lien de causalité en vertu des principes qui sont actuellement appliqués, je n'hésiterais pas à adopter une de ces solutions. Toutefois, j'estime que, s'ils sont bien appliqués, les principes relatifs à la causalité fonctionnent adéquatement. L'adoption de l'une ou l'autre des solutions proposées aurait pour effet d'indemniser le demandeur en l'absence d'un rapport important entre le préjudice subi et la conduite du défendeur. Le renversement du fardeau de la preuve peut être justifié lorsque deux défendeurs ont, par négligence, fait feu dans la direction du demandeur et lorsque leur conduite délictueuse élimine ensuite les moyens de preuve dont il dispose. Dans un tel cas, il est clair que le préjudice n'a pas été causé par une conduite neutre. Il en va tout à fait différemment pour ce qui est d'indemniser un demandeur par le renversement du fardeau de la preuve en ce qui a trait à un préjudice qui peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne. [Je souligne.]

100 Bien que le juge de première instance ait rejeté le témoignage de Robert M. et conclu qu’il avait tenté de son mieux d’éviter de reconnaître qu’il avait reçu et lu le dépliant de mai 1984 de la Croix-Rouge canadienne qui était disponible au centre de collecte de sang de Montréal, il n’a pas posé la bonne question : Robert M. aurait-il été exclu si on lui avait montré le dépliant de 1983 de la Croix-Rouge américaine, qui satisfait à la norme de diligence appropriée? Notons que rien n’indique de la part de Robert M. une conduite à ce point malveillante qu’il n’aurait pas pu être écarté par le processus de sélection des donneurs de sang.

VI. Le dispositif

101 Les pourvois de la Croix-Rouge canadienne dans Osborne, M et Walker sont rejetés avec dépens. Les hôpitaux nommés dans l’intitulé de la cause ne sont pas parties aux pourvois.

Pourvois rejetés avec dépens.

Procureurs de l’appelante : MacMillan Rooke Boeckle, Toronto.

Procureurs des intimés Walker et autres : Hodgson, Tough, Shields, DesBrisay, O’Donnell, Toronto.

Procureurs des intimés Osborne et autres : Hodgson, Tough, Shields, DesBrisay, O’Donnell, Toronto.

Procureur des intimés A.A.M. et autres : Kenneth Arenson, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 23 ?
Date de la décision : 19/04/2001

Parties
Demandeurs : Walker, Succession
Défendeurs : York Finch General Hospital
Proposition de citation de la décision: Walker, Succession c. York Finch General Hospital, 2001 CSC 23 (19 avril 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-04-19;2001.csc.23 ?
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