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28/06/2001 | CANADA | N°2001_CSC_39

Canada | Noël c. Société d'énergie de la Baie James, 2001 CSC 39 (28 juin 2001)


Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S. 207, 2001 CSC 39

Christian Noël Appelant

c.

La Société d’énergie de la Baie James Intimée

et

Le Syndicat des métallurgistes unis

d’Amérique, section locale 6833 (FTQ) Mis en cause

et

Maître Bernard Lefebvre Mis en cause

Répertorié : Noël c. Société d’énergie de la Baie James

Référence neutre : 2001 CSC 39.

No du greffe : 26914.

2000 : 11 octobre; 2001 : 28 juin.

Présents : Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Maj

or, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 2270, [199...

Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S. 207, 2001 CSC 39

Christian Noël Appelant

c.

La Société d’énergie de la Baie James Intimée

et

Le Syndicat des métallurgistes unis

d’Amérique, section locale 6833 (FTQ) Mis en cause

et

Maître Bernard Lefebvre Mis en cause

Répertorié : Noël c. Société d’énergie de la Baie James

Référence neutre : 2001 CSC 39.

No du greffe : 26914.

2000 : 11 octobre; 2001 : 28 juin.

Présents : Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 2270, [1998] R.J.D.T. 1064, [1998] A.Q. no 2746 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure. Pourvoi rejeté.

Paule Lafontaine et Paul Faribault, pour l’appelant.

Jean Beauregard, pour l’intimée.

Laurent Roy et Christiane Morrisseau, pour le mis en cause Syndicat des métallurgistes unis d’Amérique, section locale 6833 (FTQ).

Le jugement de la Cour a été rendu par

1 Le juge LeBel -- Congédié par son employeur, la Société d’énergie de la Baie James (SEBJ), Noël tenta d’obtenir sa réintégration par un arbitrage de grief. Une fois son grief rejeté, il demanda la révision judiciaire de la décision arbitrale. Confronté à l’irrecevabilité d’une demande de contrôle judiciaire sous l’art. 846 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (‹‹ C.p.c. ››), il déposa une action directe en nullité en vertu de l’art. 33 C.p.c. La Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec lui donnèrent successivement tort et renvoyèrent son action, en lui niant l’intérêt juridique à agir. Devant notre Cour, le pourvoi de Noël soulève le problème de l’existence de l’intérêt d’un salarié à obtenir la révision judiciaire d’une sentence arbitrale rendue sous l’autorité du Code du travail, L.R.Q., ch. C-27 (‹‹ C.t. ››), par la voie de l’action directe en nullité. L’affaire pose directement la question des rapports entre le régime procédural qui encadre l’intérêt à agir en justice et les règles de droit substantiel qui définissent le régime de négociation collective applicable en droit du travail québécois. Pour des motifs partiellement différents de ceux de la majorité de la Cour d’appel du Québec, je suggère de rejeter le pourvoi.

I. Faits

2 L’affaire remonte à 1992. Noël occupait alors un poste de régulateur de transport aérien à l’aéroport de Fontanges à la Baie James, pour le compte de la SEBJ. L’appelant se trouvait régi par une convention collective conclue en vertu du Code du travail entre le Syndicat des métallurgistes unis d’Amérique, section locale 6833 (FTQ) (ci-après le ‹‹ syndicat ››) et l’intimée. Le syndicat avait été accrédité pour représenter les membres de l’unité de négociation à laquelle appartenait Noël.

3 La convention collective attribuait au syndicat le pouvoir exclusif de représenter les salariés pour les fins de la procédure de grief et d’arbitrage. Aucune de ses dispositions n’accordait à un salarié le droit de soumettre personnellement un grief à l’arbitrage ou de se porter partie à l’instance devant l’arbitre.

4 Au cours des années précédentes, Noël avait déjà vécu quelques conflits avec son employeur. Ceux-ci s’étaient réglés, mais de nouveaux incidents survinrent. Après des péripéties qu’il est inutile de relater, l’employeur mit fin à l’emploi de l’appelant. Celui-ci déposa huit griefs, dont l’un portait sur son congédiement.

5 Le mis en cause, Me Bernard Lefebvre, désigné comme arbitre, entendit ces griefs. Sous réserve du respect des règles et des moyens de preuve prévalant en arbitrage, les parties convinrent de laisser à Noël la possibilité de s’exprimer directement devant l’arbitre. Le syndicat conserva toutefois le contrôle de la procédure arbitrale, dirigea celle-ci et en assuma les frais. Noël témoigna et fit certaines représentations devant l’arbitre. Le 20 février 1995, la sentence arbitrale rejeta les huit griefs. Elle maintint ainsi le congédiement de Noël.

6 Après la sentence arbitrale, alors qu’il avait jusque-là soutenu l’appelant et mis à exécution la procédure d’arbitrage, le syndicat décida de ne pas porter l’affaire plus loin malgré les demandes de Noël. Le syndicat refusa de demander la révision judiciaire de la sentence arbitrale. Noël résolut alors d’agir lui-même.

II. Historique judiciaire

7 En juin 1995, environ quatre mois après le dépôt de la sentence arbitrale, Noël déposa une requête en révision judiciaire en vertu de l’art. 846 C.p.c. L’employeur lui opposa immédiatement une requête en irrecevabilité. Celle-ci souleva différents moyens, mais, principalement, celui de l’absence de l’intérêt requis pour intenter une telle procédure, puisque Noël n’était pas une partie au sens de l’art. 846 C.p.c. Le juge Michel Côté de la Cour supérieure retint cet argument et rejeta l’action le 25 octobre 1995. Noël n’interjeta pas appel de cette décision. Quelques semaines plus tard, le 16 novembre 1995, l’appelant déposa une action directe en nullité en Cour supérieure. Cette procédure attaquait la légalité de la sentence arbitrale et demandait son annulation. La SEBJ présenta à nouveau une requête en irrecevabilité pour obtenir le rejet de la demande en invoquant le principe de la chose jugée, le caractère déraisonnable du délai d’institution de la procédure et l’absence d’intérêt de son ancien employé.

8 Le juge Halperin de la Cour supérieure accueillit le moyen d’irrecevabilité et rejeta l’action de l’appelant le 26 janvier 1996. S’estimant lié par un arrêt de la Cour d’appel du Québec, Lessard c. Gare d’autobus de Sherbrooke ltée, J.E. 94-1854, il affirma que l’intérêt du salarié à intenter une action directe en nullité contre une sentence arbitrale pour le motif d’excès de compétence, doit correspondre à ce qu’exige la présentation d’une requête en révision judiciaire, suivant l’art. 846 C.p.c.

9 Noël se pourvut alors devant la Cour d’appel du Québec. Cette dernière se divisa, lorsqu’elle statua sur le pourvoi : [1998] R.J.Q. 2270. Au nom de la majorité, Madame le juge Mailhot conclut que l’intérêt d’un justiciable ne devait pas s’analyser d’après le titre de l’acte de procédure, mais selon les conclusions recherchées. Le recours au pouvoir de contrôle et de la surveillance reposait sur les mêmes fondements en droit dans les deux procédures des art. 33 et 846 C.p.c. L’appelant entendait faire annuler la sentence arbitrale pour excès de compétence, en raison du caractère déraisonnable de celle-ci, et obtenir ainsi sa réintégration dans ses fonctions. L’arrêt Lessard, précité, devait alors s’appliquer. Dans le cadre du droit du travail qui retient un principe de représentation légale exclusive par le syndicat, l’intérêt requis pour intenter une action directe en nullité doit correspondre à celui qu’exige l’art. 846 C.p.c. pour la requête en révision judiciaire. Seule une partie au litige devant le tribunal inférieur posséderait un intérêt suffisant. Le salarié, qu’a représenté son syndicat, ne jouirait pas de ce statut. Le juge Mailhot exclut de cette conclusion des cas hypothétiques où l’on constaterait, par exemple, de la collusion entre l’employeur et le syndicat ou une injustice équivalant à fraude. En pareille situation, le salarié pourrait instituer lui-même l’action directe en nullité.

10 Le juge Robert, dissident, aurait accueilli le pourvoi et reconnu l’intérêt à agir de l’appelant. Il admet que, sauf des situations exceptionnelles que l’on ne retrouvait pas dans le dossier, le syndicat demeure titulaire et maître du grief pendant l’instance d’arbitrage, à l’exclusion du salarié. Cependant, une distinction fondamentale s’imposerait entre l’intérêt du salarié dans le litige arbitral, engagé aux fins d’appliquer et d’interpréter la convention collective, et celui qui lui permet de faire appel au pouvoir de surveillance et le contrôle de la Cour supérieure pour faire statuer sur la légalité de la décision de l’arbitre.

11 Selon le juge Robert, les procédures prévues par l’art. 846 et par l’art. 33 C.p.c. relèvent de régimes procéduraux distincts et soulèvent des problèmes de politique juridique différents. L’action directe en nullité tire son origine de la jurisprudence. La requête en révision judiciaire représente une création législative. Deux régimes procéduraux distincts s’appliquent ainsi, notamment quant à l’intérêt à agir. L’action directe en nullité n’exigerait que la possession d’un intérêt suffisant au sens de l’art. 55 C.p.c. Toute personne lésée dans ses droits subjectifs détiendrait celui-ci. L’exigence du statut de partie devant le tribunal inférieur resterait attachée au seul recours en révision judiciaire prévu par l’art. 846 C.p.c.

12 Le juge Robert souligna que ces deux voies procédurales revêtent un caractère facultatif et alternatif depuis l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Vachon c. Procureur général du Québec, [1979] 1 R.C.S. 555. Le plaideur jouit donc de la faculté de choisir le véhicule procédural qu’il estime approprié. L’intérêt pour agir représente l’un des facteurs pertinents dans l’exercice de ce choix. La reconnaissance de cet intérêt primerait sur le souci d’assurer la stabilité des décisions arbitrales ou sur les risques de perturbations du régime général des relations de travail.

13 Selon le juge Robert, l’application du critère de l’art. 846 à l’art. 33, pour déterminer l’intérêt du plaideur, restreindrait indûment le pouvoir de contrôle et de surveillance de la Cour supérieure. Celle-ci le détient, en vertu de la common law et de ses principes généraux. L’action directe en nullité, en vertu de l’art. 33 C.p.c., constitue la voie générale de mise en œuvre du pouvoir de contrôle et de surveillance. La faveur du recours en révision judiciaire ou en évocation, selon un vocabulaire fréquemment employé, s’explique souvent par des raisons d’efficacité qui tiennent à l’aménagement procédural des deux recours, la procédure pour requête apparaissant souvent plus simple et plus rapide. De plus, à défaut d’une disposition législative traitant de l’intérêt requis pour l’exercice de l’action directe en nullité, la norme d’intérêt suffisant que prévoit l’art. 55 C.p.c. subsiste. Enfin, toute autre conclusion priverait le salarié de recours, sauf une action en dommages contre son syndicat, lorsque celui-ci refuse de se pourvoir en révision judiciaire de la sentence arbitrale. En effet, le recours spécifique, prévu aux art. 47.3 à 47.5 C.t., ne permet pas au salarié d’obtenir un nouvel arbitrage lorsque celui-ci a eu lieu et que l’arbitre a rendu une décision sur le fond du litige.

14 Le juge Robert conclut donc que le salarié bénéficiait d’un intérêt juridique pour intenter une action directe en nullité. Lésé par la sentence arbitrale, il posséderait un intérêt suffisant, au sens de l’art. 55, même s’il n’était pas partie au sens de l’art. 846 C.p.c. Incompatible avec une compréhension exacte de la nature du recours en vertu de l’art. 33, et contredit par un fort courant jurisprudentiel en Cour supérieure, l’arrêt Lessard, précité, ne lierait pas la Cour d’appel et devrait être renversé.

15 Le juge Robert crut nécessaire de se prononcer sur les deux autres moyens soulevés par la SEBJ dans son exception d’irrecevabilité. D’abord, celle-ci avait soutenu que le jugement rendu par le juge Côté rejetant la requête en révision judiciaire constituait chose jugée. Le juge Robert écarte ce moyen puisque cette décision n’avait l’effet de la chose jugée que sur l’absence d’intérêt à agir en révision judiciaire, sous l’art. 846 C.p.c., et non pas sur le fond de l’affaire.

16 Le juge Robert examina ensuite l’allégation de tardiveté du recours, mais ne se prononça pas sur cette question. Il reconnut que le délai raisonnable semblait long, mais estima que la Cour d’appel pouvait difficilement statuer, en l’absence de preuve adéquate sur la question. Il aurait donc accueilli l’appel et retourné le dossier devant la Cour supérieure pour qu’elle examine le caractère raisonnable du délai, puis, le cas échéant, afin qu’elle dispose du fond du débat.

III. Dispositions législatives pertinentes

17 Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25

33. À l’exception de la Cour d’appel, les tribunaux relevant de la compétence du Parlement du Québec, ainsi que les corps politiques, les personnes morales de droit public ou de droit privé au Québec, sont soumis au droit de surveillance et de réforme de la Cour supérieure, en la manière et dans la forme prescrites par la loi, sauf dans les matières que la loi déclare être du ressort exclusif de ces tribunaux, ou de l’un quelconque de ceux-ci, et sauf dans les cas où la compétence découlant du présent article est exclue par quelque disposition d’une loi générale ou particulière.

55. Celui qui forme une demande en justice, soit pour obtenir la sanction d’un droit méconnu, menacé ou dénié, soit pour faire autrement prononcer sur l’existence d’une situation juridique, doit y avoir un intérêt suffisant.

165. Le défendeur peut opposer l’irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet :

1. S’il y a litispendance ou chose jugée;

2. Si l’une ou l’autre des parties est incapable ou n’a pas qualité;

3. Si le demandeur n’a manifestement pas d’intérêt;

4. Si la demande n’est pas fondée en droit, supposé même que les faits allégués soient vrais.

846. La Cour supérieure peut, à la demande d'une partie, évoquer avant jugement une affaire pendante devant un tribunal soumis à son pouvoir de surveillance ou de contrôle, ou réviser le jugement déjà rendu par tel tribunal :

1. dans le cas de défaut ou d'excès de compétence;

2. lorsque le règlement sur lequel la poursuite a été formée ou le jugement rendu est nul ou sans effet;

3. lorsque la procédure suivie est entachée de quelque irrégularité grave, et qu’il y a lieu de croire que justice n’a pas été, ou ne pourra pas être rendue;

4. lorsqu’il y a eu violation de la loi ou abus de pouvoir équivalant à fraude et de nature à entraîner une injustice flagrante.

Toutefois, ce recours n'est ouvert, dans les cas prévus aux alinéas 2, 3 et 4 ci‑dessus, que si, dans l'espèce, les jugements du tribunal saisi ne sont pas susceptibles d'appel.

Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27

47.2. Une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés compris dans une unité de négociation qu’elle représente, peu importe qu’ils soient ses membres ou non.

47.3. Si un salarié qui a subi un renvoi ou une sanction disciplinaire croit que l’association accréditée viole à cette occasion l’article 47.2, il doit, s'il veut se prévaloir de cet article, porter plainte par écrit au ministre dans les six mois. Le ministre nomme un enquêteur qui tente de régler la plainte à la satisfaction de l'intéressé et de l'association accréditée.

47.4. Si aucun règlement n'intervient dans les trente jours de la nomination de l'enquêteur ou si l'association ne donne pas suite à l'entente, le salarié doit, s'il veut se prévaloir de l'article 47.2, faire une requête au tribunal dans les quinze jours suivants et demander à ce dernier d’ordonner que sa réclamation soit déférée à l'arbitrage.

47.5. Si le tribunal estime que l'association a violé l'article 47.2, il peut autoriser le salarié à soumettre sa réclamation à un arbitre nommé par le ministre pour décision selon la convention collective comme s’il s’agissait d’un grief. Les articles 100 à 101.10 s’appliquent, mutatis mutandis. L'association paie les frais encourus par le salarié.

Le tribunal peut, en outre, rendre toute autre ordonnance qu’il juge nécessaire dans les circonstances.

IV. Analyse

A. Le délai déraisonnable

18 L’exception d’irrecevabilité déposée par la SEBJ soulevait trois questions : le délai déraisonnable, la chose jugée et l’absence d’intérêt. Comme le concluait le juge Robert, l’état du dossier ne permet pas d’examiner le problème du délai déraisonnable. En raison de l’absence de base factuelle, si ce pourvoi avait été accueilli, la seule solution juste pour les deux parties aurait consisté dans le renvoi de l’affaire, sur ce point, devant la Cour supérieure pour que la preuve nécessaire y soit administrée.

19 En conséquence, je ne traiterai pas de cette question. Restent la chose jugée et le problème de l’intérêt que j’examinerai successivement.

B. La chose jugée

20 La SEBJ prétend à l’application du principe de la chose jugée. Celui-ci interdirait l’introduction d’une nouvelle instance après le jugement du juge Côté de la Cour supérieure qui rejetait la requête en révision judiciaire présentée par Noël en vertu de l’art. 846 C.p.c. La procédure civile québécoise définit strictement le concept de chose jugée, comme celui de litispendance qui lui est étroitement lié (voir D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (3e éd. 1997), vol. 1, p. 206-209; J.-C. Royer, La preuve civile (2e éd. 1995), p. 463-464). Pour qu’un jugement acquière l’autorité de la chose jugée à l’égard d’une procédure, il ne suffit pas que la question de droit principale soit identique. Il faut démontrer la présence des trois identités de parties, d’objet et de cause (art. 2848 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64). (Voir Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, p. 448; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, p. 404-427.) Dans la présente affaire, on retrouve certes l’identité des parties. L’objet apparaît aussi le même, soit la recherche d’une déclaration de nullité de la sentence arbitrale. La cause de l’action, qui consiste dans l’illégalité présumée de la sentence, se trouve commune aux deux recours. Seule la voie procédurale diffère. Pour que l’exception de la chose jugée s’applique, il faudrait, cependant, que le premier jugement ait touché le fondement même du litige. Tel n’est pas le cas. Le premier jugement de la Cour supérieure prononcé par le juge Côté ne statue pas sur la substance du droit de l’appelant. Il tranche uniquement un problème procédural important, celui de l’intérêt à agir en vertu de l’art. 846 C.p.c., sans se prononcer au-delà. La Cour supérieure n’a pas décidé si la demande de contrôle judiciaire était bien ou mal fondée. Ainsi, sa décision n’emportait pas chose jugée, sauf quant à la question du statut de Noël comme partie, au sens de l’art. 846 C.p.c. Il faut alors se pencher sur la principale question soulevée par l’appelant, celle de son intérêt pour agir au sens de l’art. 33 C.p.c.

C. L’intérêt pour agir --La relation avec le droit substantiel

1. Les prétentions des parties

21 Le débat sur l’intérêt pour agir remet en cause les liens entre la procédure civile et le droit substantiel, c’est-à-dire, en l’espèce, les institutions fondamentales du droit du travail québécois. Selon l’appelant, l’art. 33 C.p.c. ne définit ni ne restreint l’intérêt pour agir. S’applique alors la règle générale de l’art. 55 C.p.c., celle de l’intérêt suffisant. Lésé, à son avis, par la décision de l’arbitre Lefebvre, Noël prétend à cet intérêt et nie que les principes généraux de droit du travail puissent le restreindre. Une telle restriction nierait l’existence même du pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure qui a valeur constitutionnelle et découle, non seulement du Code de procédure civile, mais des principes généraux fondamentaux de common law applicables en droit public québécois.

22 L’appelant reconnaît, en principe, le particularisme des institutions du droit du travail, notamment l’existence du mandat de représentation exclusif du syndicat. Cependant, il estime que ce pouvoir de représentation et ses conséquences juridiques s’arrêtent au cadre de la négociation de la convention collective et des mesures d’application de celle-ci, comme la procédure de grief. Au-delà de l’aire d’application de ce mandat revivent les principes de procédure civile régissant l’intérêt pour agir.

23 Noël soutient qu’aucune limite externe aux dispositions du Code de procédure civile ne restreint le pouvoir de la Cour supérieure, dans la mise en œuvre de l’art. 33 C.p.c. Celui-ci permettrait d’invoquer tous les moyens de contrôle judiciaire, autant l’absence de compétence au sens strict, que la violation des règles de justice naturelle, la collusion entre les parties, ainsi que la présence des différentes formes d’erreurs soumises au contrôle de la Cour supérieure suivant les critères du ‹‹ raisonnable ›› ou du ‹‹ manifestement déraisonnable ››.

24 Appuyée sur ce point par le syndicat, la SEBJ défend une approche toute différente, qui correspond à celle de la Cour d’appel. Elle souligne qu’il importe d’assurer une coordination du droit du travail et de la procédure civile, pour éviter de compromettre le fonctionnement des mécanismes de représentation et de négociation des conditions de travail. Dans cette perspective, l’intérêt d’une partie se définit par rapport aux caractéristiques fondamentales d’un système de relations de travail dont l’un des traits les plus importants consiste dans l’exclusivité de représentation du syndicat par rapport au salarié. Plus large que ce qu’allègue l’appelant, cette fonction ne s’arrêterait pas à la négociation de la convention collective et à la procédure de grief et d’arbitrage. Elle s’étend notamment aux mesures ultérieures d’exécution ou de contrôle de l’arbitrage. Son existence interdit au salarié de remettre en cause les résultats d’une négociation ou d’un arbitrage au cours duquel il a été représenté par son syndicat.

25 La SEBJ souligne également l’importance d’un principe de stabilité des résultats des négociations et des débats arbitraux avec le syndicat. Le mandat de représentation du syndicat impose des obligations à l’employeur. Il importe alors que l’employeur, qui a exécuté correctement ses obligations à l’égard de la partie syndicale, ne soit pas exposé à des interventions intempestives de chaque salarié, membre de l’unité de négociation, pour remettre en cause les solutions dégagées au terme du processus de négociation collective ou d’application du contrat de travail.

26 Toujours selon la SEBJ, la voie de recours choisie par le salarié importerait peu. Les procédures demeurent fondamentalement identiques, que l’on agisse sous le régime de l’art. 846 ou de l’art. 33. L’intérêt pour agir doit être identique. La nature du régime de relations de travail le définit et le restreint pour les fins de l’exercice du pouvoir de contrôle judiciaire. L’intérêt pour agir demeure ainsi celui de l’art. 846, sous réserve de situations où le salarié, individuellement, a été fait partie au débat devant l’arbitre ou de situations extrêmes, comme la collusion entre l’employeur et le syndicat, comme la Cour d’appel le reconnaissait. Devant cette argumentation, il importe maintenant d’examiner le cadre procédural de l’action directe en nullité et de la requête en révision judiciaire en procédure civile et en droit administratif québécois.

2. Le cadre procédural des recours en contrôle judiciaire

27 Dans l’organisation constitutionnelle canadienne, chaque province possède une cour supérieure, dont les membres sont nommés sous l’autorité de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Elle constitue l’assise fondamentale du système judiciaire canadien. Elle jouit de compétences qualifiées de fondamentales que les législatures provinciales ne peuvent lui retirer. (Voir MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, p. 740, le juge en chef Lamer.) Parmi les pouvoirs essentiels réservés à une cour supérieure, en tant que tribunal de droit commun, figure celui du contrôle judiciaire des tribunaux inférieurs et organismes administratifs. S’il peut être circonscrit, ce pouvoir ne saurait être enlevé dans sa totalité à la Cour supérieure ni transféré à un autre organisme. (Voir Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220, p. 235; Alliance des Professeurs catholiques de Montréal c. Labour Relations Board of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 140, p. 155; Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638; Séminaire de Chicoutimi c. Cité de Chicoutimi, [1973] R.C.S. 681.)

28 La procédure civile québécoise a aménagé l’exercice des recours qui font appel à la fonction de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure. Nous intéressent ici la demande de révision judiciaire (art. 846 C.p.c.) et l’action directe en nullité (art. 33 C.p.c.). Certes, ces recours demeurent distincts, mais leur régime procédural a si bien évolué qu’il comporte maintenant des similitudes de plus en plus marquées. Ils permettent l’un et l’autre d’exercer une même forme de contrôle. Dans l’arrêt Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326, p. 358, le juge Gonthier a d’ailleurs souligné le fondement et l’objectif commun de ces procédures.

29 Ces recours constituent maintenant deux moyens procéduraux permettant d’atteindre le même résultat. La disponibilité de l’un n’exclut pas la faculté d’utiliser l’autre, comme l’a décidé notre Cour dans Vachon, précité. L’action directe en nullité et la requête en révision judiciaire proviennent d’une même source, la compétence reconnue à la Cour supérieure pour surveiller les corps administratifs et les tribunaux inférieurs. Leur objectif s’avère également identique. Seul leur régime procédural se distingue, encore que l’on note une convergence de plus en plus marquée de celui-ci.

3. L’évolution de la procédure

30 Le texte de l’art. 33 n’a subi que des modifications mineures, depuis l’adoption du Code de procédure civile de 1965 (S.Q. 1965, ch. 80). L’action directe en nullité suit la procédure des actions ordinaires en première instance. Introduite par une déclaration, après contestation liée, elle est entendue au fond par la Cour supérieure. La seule modification d’importance de cette procédure depuis 1965 se résume à l’élimination du bref d’assignation en 1996, comme dans le cas de toutes les procédures par déclaration (Loi modifiant le Code de procédure civile, la Loi sur la Régie du logement, la Loi sur les jurés et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1996, ch. 5, art. 6). Par ailleurs, l’institution de la procédure n’exige aucune autorisation judiciaire préalable. L’ouverture du débat judiciaire relève uniquement de la décision d’une partie.

31 La procédure de révision judiciaire, régie par l’art. 846 C.p.c., appartient à l’ensemble des procédures extraordinaires régies par le titre VI du livre II du Code de procédure civile. Les parties l’introduisent par requête, conformément à l’art. 834. En pratique, cela signifie que la cause sera entendue sans échange préalable de procédures entre les parties, contrairement à la procédure par déclaration. En principe, le processus de mise en état s’en trouve accéléré.

32 L’Assemblée nationale du Québec a cependant modifié substantiellement la procédure applicable à ces recours spéciaux. Lors de l’adoption du Code de procédure civile de 1965, la procédure différait. Comme les autres recours extraordinaires tels que le quo warranto et le mandamus, l’‹‹ évocation ››, ainsi que la désignait le vocabulaire du temps, était soumise à une procédure en deux étapes. Le recours ne pouvait être exercé qu’avec l’autorisation préalable d’un juge, en vertu de l’art. 834 C.p.c. La requête initiale visait à obtenir cette autorisation. Si celle-ci était accordée, un bref d’assignation était délivré, et l’affaire procédait au fond. Après la première étape, les allégations de la requête devenaient, en quelque sorte, celles de l’action.

33 Dans le cas des procédures comme le quo warranto et le mandamus, à la première étape, le juge de l’autorisation se contentait d’une analyse sommaire des prétentions du requérant pour autoriser l’exercice du recours. Dans le cas de l’évocation, suivant l’interprétation donnée par notre Cour à l’art. 847 C.p.c. dans François Nolin Ltée c. Commission des relations de travail du Québec, [1968] R.C.S. 168, le juge devait s’assurer que les faits allégués dans la requête, tenus pour avérés, justifiaient l’exercice du recours en droit. En d’autres mots, le juge statuait sur le droit avant d’entendre le débat sur les faits, comme dans le cas des requêtes en irrecevabilité.

34 Cette interprétation causa rapidement des difficultés quant à l’exercice du recours. En effet, l’on se demanda si les conclusions de droit du juge de l’autorisation liaient son collègue appelé à trancher le fond du litige. Après une controverse jurisprudentielle en Cour d’appel du Québec (voir notamment l’arrêt Comité d’appel du bureau provincial de médecine c. Chèvrefils, [1974] C.A. 123), notre Cour décida que le juge du fond n’était pas lié par les conclusions du premier juge. Elle n’attribua à la décision rendue lors de l’autorisation que la valeur d’un jugement interlocutoire, dépourvu de la force de la chose jugée. (Voir Fraternité des Policiers de la Communauté urbaine de Montréal c. Ville de Montréal, [1980] 1 R.C.S. 740.)

35 Afin de régler ces difficultés, le législateur québécois modifia la procédure d’exercice des recours spéciaux. (Voir la Loi modifiant le Code de procédure civile, le Code civil et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1983, ch. 28, art. 34.) Par l’abolition de l’art. 847 C.p.c., le législateur supprima l’obligation d’obtenir une autorisation préalable pour la délivrance d’un bref d’assignation. La requête devenait elle-même la procédure introductive de l’instance au fond.

36 La procédure de révision judiciaire, prévue à l’art. 846, permet aussi l’obtention d’un sursis avant jugement final (art. 834.1 C.p.c.). Le régime de l’action directe en nullité ne prévoyait pas expressément une telle procédure. Cependant, la procédure civile reconnaît maintenant la possibilité d’un tel sursis, comme incident à l’instance principale (Fortier c. Thermolec Ltée, [1985] R.D.J. 81 (C.A.)). Ainsi, les régimes procéduraux de l’action directe en nullité et de la requête en révision judiciaire paraissent fortement similaires, sauf quant aux mesures de mise en état. L’unification des procédures de contrôle judiciaire en un seul recours représenterait un terme logique à cette évolution. Cette réforme n’a pas encore eu lieu et laisse alors entière la question de l’intérêt à agir.

4. La notion d’intérêt procédural

37 Une lecture rapide des textes du Code de procédure civile pourrait inviter à conclure que ce litige trouve une solution simple dans l’art. 55. Celui-ci retient une définition large de l’intérêt juridique qu’il faut qualifier de suffisant lorsqu’il correspond à un intérêt juridique, directe et personnel, et né et actuel (voir Ferland et Emery, op. cit., p. 89 et suiv.; voir aussi Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491, p. 493). Suivant ses prétentions, l’appelant se trouve lésé par la sentence arbitrale. Son intérêt à faire casser celle-ci est personnel, né et actuel. Il s’agit d’un intérêt juridique reconnu, si l’on s’en tient au seul texte de l’art. 55 C.p.c.

38 Le concept d’intérêt procédural réfère toutefois au droit substantiel. Il faut alors se garder de l’apprécier, dans la mise en œuvre de l’art. 33, en recourant à une analyse purement textuelle de l’art. 55. L’existence d’un intérêt à intenter un recours judiciaire dépend de l’existence d’un droit substantiel. Il ne suffit pas d’alléguer qu’une procédure existe. L’on doit invoquer un droit susceptible d’être reconnu par les tribunaux. Ce caractère de la notion d’intérêt incite ainsi à l’examen du droit substantiel d’où provient le droit d’action exercé. C’est ici que se situe le nœud de cette affaire.

5. Le droit réclamé par l’appelant

39 De rédaction simple, l’action de l’appelant allègue que l’arbitre a rendu une décision manifestement déraisonnable. Elle affirme que le syndicat mis en cause refuse d’entamer une procédure de contrôle judiciaire et demande de casser la sentence arbitrale. La procédure ne comporte aucune allégation, autre que celle du caractère déraisonnable de la sentence arbitrale, pour justifier son annulation. Elle n’invoque pas la mauvaise exécution du mandat de représentation du syndicat, mais seulement le refus de celui-ci d’attaquer la légalité de la décision de l’arbitre. Elle n’allègue pas la collusion entre l’employeur et le syndicat ou la mauvaise foi de celui-ci. La demande se situe strictement dans le domaine du contrôle judiciaire d’une sentence arbitrale pour le motif d’‹‹ irrationalité de la décision ››, selon le vocabulaire technique propre à cette branche du droit administratif.

40 La sentence attaquée a été rendue en application des dispositions du Code du travail du Québec et de la convention collective applicable aux parties. Elle se situe donc dans le cadre plus large de l’ensemble des rapports entre le syndicat et l’employeur à l’égard duquel il est accrédité et avec qui il a conclu des conventions collectives.

6. Le principe de représentation exclusive en droit du travail québécois

41 Parmi les principes fondamentaux du droit du travail québécois -- qu’il partage d’ailleurs avec le droit fédéral et celui des autres provinces -- se retrouve d’abord le monopole de représentation accordé à un syndicat. Ce principe s’applique à l’égard d’un groupe de salariés défini ou une unité de négociation, vis-à-vis un employeur ou une entreprise spécifique, à la suite d’une procédure d’accréditation par un tribunal ou un organisme administratif. L’octroi de cette accréditation impose des obligations importantes à l’employeur. Elle le contraint à reconnaître le syndicat accrédité et à négocier de bonne foi avec lui, dans le but de conclure une convention collective (art. 53 C.t.). Une fois conclue, la convention collective lie aussi bien les salariés que l’employeur (art. 67 et 68 C.t.). Dans l’application de cette convention collective, l’association accréditée exerce tous les recours des salariés qu’elle représente sans nécessité de justifier d’une cession de créance (art. 69 C.t.). (Sur ces mécanismes, voir par exemple : F. Morin et J.-Y. Brière, Le droit de l’emploi au Québec (1998), p. 867-870; R. P. Gagnon, Le droit du travail du Québec : pratiques et théories (4e éd. 1999), p. 362.)

42 La mise en œuvre de la convention collective s’effectue de façon primordiale entre le syndicat et l’employeur. L’existence de l’accréditation, et ensuite de la convention collective, prive l’employeur du droit de négocier directement avec ses employés. En raison de sa fonction de représentation exclusive, la présence du syndicat forme écran entre l’employeur et les salariés. L’employeur est privé de la possibilité de négocier des conditions de travail différentes avec les salariés individuels. Dans l’affaire Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, [1984] 1 R.C.S. 509, p. 519, le juge Chouinard citait au nom de notre Cour l’extrait suivant de la décision du Labour Relations Board de la Colombie-Britannique dans Rayonier Canada (B.C.) Ltd. and International Woodworkers of America, Local 1-217, [1975] 2 Can. L.R.B.R. 196, p. 200-201, sur la situation créée par l’accréditation :

[traduction] Dès que les employés d’une unité de négociation appropriée ont décidé à la majorité qu’ils veulent négocier collectivement et dès qu’ils ont choisi le syndicat qui doit les représenter, ce syndicat devient l’agent négociateur exclusif de tous les employés de cette unité, indépendamment de leurs opinions individuelles. Le syndicat a le pouvoir légal de négocier et d’appliquer une convention collective qui établit les modalités d’emploi à l’égard de l’unité de négociation [. . .] Cette situation juridique est une manifestation de la raison d’être du Code du travail dans son ensemble, savoir que le pouvoir de négociation de chaque employé pris individuellement doit être combiné avec celui de tous les autres pour fournir une force compensatoire suffisante opposable à l’employeur de manière à garantir la meilleure entente globale pour le groupe. [Je souligne.]

43 Quelques années plus tard, dans l’arrêt Hémond c. Coopérative fédérée du Québec, [1989] 2 R.C.S. 962, p. 975, le juge Gonthier soulignait à nouveau le changement que l’accréditation du syndicat entraînait dans les rapports de travail à l’intérieur de l’entreprise. Un cadre collectif se substitue au mécanisme contractuel traditionnel, fondé sur des rapports individuels entre l’employeur et ses salariés. Le juge Gonthier citait alors ce passage de l’arrêt de notre Cour dans McGavin Toastmaster Ltd. c. Ainscough, [1976] 1 R.C.S. 718, p. 725 :

Le droit commun applicable aux contrats individuels de travail ne vaut plus quand les relations employeur-employé sont régies par une convention collective qui traite, comme celle présentement en cause, de licenciement, de cessation d’emploi, d’indemnité de cessation d’emploi et d’une foule d’autres choses qui ont été négociées entre le syndicat et la compagnie en tant que parties principales à la convention.

44 On perd parfois de vue les effets de ce système à l’égard de l’employeur. S’il lui impose des obligations vis-à-vis les salariés et le syndicat, en contrepartie, ce régime lui offre la perspective d’une paix temporaire dans son entreprise. L’employeur peut s’attendre à ce que les problèmes négociés et réglés avec le syndicat le demeurent et ne soient pas remis en cause intempestivement à l’initiative d’un groupe de salariés, sinon d’un seul d’entre eux. Ainsi, pendant la durée d’une convention collective approuvée par l’unité de négociation, l’employeur acquiert le droit à la stabilité et au respect des conditions de travail dans l’entreprise et à l’exécution continue et correcte des prestations de travail. Quelles que soient leurs réticences, les membres d’un groupe de salariés dissident ou minoritaire se trouveront liés par la convention collective et devront s’y conformer.

45 Dans l’application des conventions, la même règle prévaudra quant au traitement et au règlement des griefs. La fonction d’application de la convention collective représente l’un des rôles essentiels de la partie syndicale, où elle agit comme l’interlocuteur obligatoire de l’employeur. Si la fonction de représentation est exécutée correctement, dans ce domaine, l’employeur a droit au respect des solutions intervenues. Les conventions collectives peuvent certes reconnaître le droit des salariés de porter des griefs, de les continuer à certaines étapes, sinon à l’arbitrage, ou d’y agir directement comme parties. Ce n’est pas le cas ici. Sous cette réserve, le principe demeure celui du contrôle par la procédure de grief et d’arbitrage par le syndicat, qui en est le titulaire (R. Blouin et F. Morin, Droit de l’arbitrage de grief (5e éd. 2000), p. 178-181). Ce pouvoir de contrôle emporte celui de régler ou de mener les dossiers à une conclusion au cours d’un arbitrage ou de définir une solution avec l’employeur, à condition de respecter les paramètres de l’obligation légale de représentation.

7. La portée de l’obligation de représentation

46 S’il lui accorde un pouvoir de représentation exclusive, le Code du travail, comme le droit commun de la responsabilité civile, impose au syndicat une obligation d’exécuter correctement sa fonction représentative. Ainsi, on le verra, cette obligation ne s’arrête pas au terme de la procédure de négociation et d’arbitrage. L’évolution du droit du travail lui a donné une portée plus large.

47 Le Code du travail du Québec a codifié partiellement le devoir de représentation. L’article 47.2 C.t. le définit en ces termes :

47.2. Une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés compris dans une unité de négociation qu’elle représente, peu importe qu’ils soient ses membres ou non.

48 Cette obligation interdit quatre types de conduite : la mauvaise foi, la discrimination, le comportement arbitraire et la négligence grave. Cette obligation de comportement s’applique aussi bien au stade de la négociation collective que pendant son administration (voir Gagnon, op. cit., p. 308). L’article 47.2 sanctionne d’abord une conduite empreinte de mauvaise foi qui suppose une intention de nuire, un comportement malicieux, frauduleux, malveillant ou hostile (voir Becotte c. Syndicat canadien de la Fonction publique, local 301, [1979] T.T. 231, p. 235; également Rayonier, précité, p. 201). En pratique, cet élément seul serait difficile à établir (voir G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 13-15 à 13-18; R. E. Brown, ‹‹ The “Arbitrary”, “Discriminatory” and “Bad Faith” Tests Under the Duty of Fair Representation in Ontario ›› (1982), 60 R. du B. can. 412, p. 453-454).

49 La loi interdit aussi les comportements discriminatoires. Ceux-ci comprennent toutes les tentatives de défavoriser un individu ou un groupe sans que le contexte des relations de travail dans l’entreprise ne le justifie. Ainsi, une association ne saurait refuser de traiter le grief d’un salarié ou de le mener de façon différente au motif qu’il n’appartient pas à l’association, ou pour toute autre raison extérieure aux relations de travail avec l’employeur (voir D. Veilleux, ‹‹ Le devoir de représentation syndicale : Cadre d’analyse des obligations sous-jacentes ›› (1993), 48 Relat. ind. 661, p. 681-682; Adams, op. cit., p. 13-18 à 13-20.1.)

50 Se reliant étroitement, les concepts d’arbitraire et de négligence grave définissent la qualité de la représentation syndicale. L’élément de l’arbitraire signifie que, même sans intention de nuire, le syndicat ne saurait traiter la plainte d’un salarié de façon superficielle ou inattentive. Il doit faire enquête au sujet de celle-ci, examiner les faits pertinents ou obtenir les consultations indispensables, le cas échéant, mais le salarié n’a cependant pas droit à l’enquête la plus poussée possible. On devrait aussi tenir compte des ressources de l’association, ainsi que des intérêts de l’ensemble de l’unité de négociation. L’association jouit donc d’une discrétion importante quant à la forme et à l’intensité des démarches qu’elle entreprendra dans un cas particulier. (Voir Adams, loc. cit., p. 13-20.1 à 13-20.6).

51 Le quatrième élément retenu dans l’art. 47.2 C.t. est la négligence grave. Une faute grossière dans le traitement d’un grief peut être assimilée à celle-ci malgré l’absence d’une intention de nuire. Cependant, la simple incompétence dans le traitement du dossier ne violera pas l’obligation de représentation, l’art. 47.2 n’imposant pas une norme de perfection dans la définition de l’obligation de diligence qu’assume le syndicat. L’évaluation du comportement syndical tiendra compte des ressources disponibles, de l’expérience et de la formation des représentants syndicaux, le plus souvent des non juristes, ainsi que des priorités reliées au fonctionnement de l’unité de négociation (voir Gagnon, op. cit., p. 310-313; Veilleux, op. cit., p. 683-687; Adams, op. cit., p. 13-37).

52 Mauvaise foi et discrimination impliquent toutes deux un comportement vexatoire de la part du syndicat. L’analyse se concentre alors sur les motifs de l’action syndicale. Dans le cas du troisième ou du quatrième élément, on se trouve devant des actes qui, sans être animés par une intention malicieuse, dépassent les limites de la discrétion raisonnablement exercée. La mise en œuvre de chaque décision du syndicat dans le traitement des griefs et de l’application de la convention collective implique ainsi une analyse flexible, qui tiendra compte de plusieurs facteurs.

53 L’importance du grief pour le salarié est l’un de ces facteurs. Indéniablement, l’abandon ou l’échec d’un grief de congédiement aura des effets plus sérieux pour le salarié qu’un débat sur une date de congé ou sur les modalités d’indemnisation d’une période de temps supplémentaire. On impose une intensité plus grande à l’obligation du syndicat dans pareil cas. Ainsi, dans l’affaire Haley et l’Association canadienne des employés du transport aérien (1981), 41 di 311, p. 316, le Conseil canadien des relations de travail avait souligné que les griefs de congédiement provoqueraient un examen plus serré du devoir de juste représentation, sans toutefois que les salariés possèdent un droit absolu à ce que la procédure de grief soit entamée ou portée à son terme dans ce type de dossier. (Voir sur la question Guilde de la marine marchande, précité, p. 527; Centre hospitalier Régina Ltée c. Tribunal du travail, [1990] 1 R.C.S. 1330, p. 1352, le juge L’Heureux-Dubé.)

54 Dans ce contexte, les chances de succès du grief seront aussi pesées. L’abandon rapide après un traitement sommaire d’un grief de congédiement apparemment sérieux, sinon bien fondé, peut permettre de conclure, à première vue, à une violation du devoir de représentation. Encore là, une marge de discrétion subsiste. L’abandon de certains griefs, en principe bien fondés, s’impose parfois en raison des intérêts de l’unité de négociation dans son ensemble, comme cette Cour l’a reconnu sous la plume de Madame le juge L’Heureux-Dubé dans Centre hospitalier Régina, précité, p. 1349-1350.

55 Les intérêts concurrents des autres salariés dans l’unité de négociation constituent un facteur important dans l’évaluation de la conduite syndicale. Cet élément reflète la nature collective des relations de travail, y compris dans l’administration de la convention collective. Les intérêts de l’ensemble de l’unité pourront justifier des comportements du syndicat par ailleurs désavantageux pour certains salariés en particulier. Un syndicat peut décider de faire des concessions ou de développer une politique d’application de la convention pour ne pas nuire à d’autres salariés ou pour maintenir de bonnes relations avec l’employeur en vue de négociations futures. (Voir Guilde de la marine marchande, précité, p. 527; Rayonier, précité, p. 204.)

8. Le recours à la révision judiciaire et l’obligation de représentation

56 Au cas de violation du devoir de représentation, les sanctions principales se retrouvent dans le Code du travail, à l’égard de certains types de décisions. D’autres relèvent du droit de la responsabilité civile. Le Code du travail offre des recours aux art. 47.3 et suiv. dans les cas où un syndicat fait défaut de porter à l’arbitrage un grief de congédiement ou de sanctions disciplinaires. En pareil cas, le Tribunal du travail peut ordonner que l’arbitrage se tienne, conformément à la convention collective. Cette procédure ne saurait être invoquée ici. En effet, elle ne joue pas lorsque l’arbitrage a eu lieu conformément à la convention collective. (Voir Gendron c. Municipalité de la Baie-James, [1986] 1 R.C.S. 401.)

57 Cependant, l’obligation de représentation ne s’arrête pas à la négociation et à la procédure arbitrale. Lorsque le syndicat jouit de l’exclusivité du mandat de représentation, l’obligation corrélative s’étend à l’ensemble des actes qui affectent le cadre juridique de la relation entre le salarié et l’employeur dans l’entreprise. Notre Cour a clairement reconnu qu’un syndicat pouvait violer son obligation de représentation en omettant de se pourvoir en nullité d’une sentence arbitrale. Le dépôt de la sentence arbitrale n’en marque ni le terme ni les limites comme le soulignent ces commentaires du juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Centre hospitalier Régina, précité, p. 1347 :

Dans cette optique, je souligne dès maintenant que le devoir de juste représentation d’un syndicat ne s’éteint pas, dans le cadre de la procédure de grief, une fois le grief porté à l’arbitrage. Il peut subsister même après la décision finale de l’arbitre [. . .] sous réserve de l’arrêt Gendron c. Municipalité de la Baie-James, précité, où il fut décidé que, dans un tel cas, la procédure de l’art. 47.5 C.t. ne saurait trouver application.

58 Après la sentence arbitrale, le syndicat détient toujours l’exclusivité de représentation des salariés. Comme corollaire de celle-ci, la décision de contester la légalité d’une sentence arbitrale reste régie par les principes relatifs à l’exécution correcte de l’obligation de bonne foi, par les mêmes interdictions d’agir de mauvaise foi, de façon discriminatoire et sans examen approprié du dossier.

59 Le syndicat peut considérer qu’à cette étape, en ayant porté le grief à l’arbitrage, il a exercé le recours normal en pareil cas. Il n’est pas tenu à une obligation de résultat envers le salarié. Une sentence arbitrale défavorable ne crée pas une présomption de mauvaise exécution de l’obligation de représentation.

60 Comment déterminer si le fait pour le syndicat de ne pas contester une sentence arbitrale constitue une violation du devoir de juste représentation? En pareille matière, il faut alors examiner concrètement la nature des moyens que l’on invoquerait dans une procédure de révision judiciaire pour contester la légalité d’une sentence arbitrale et faire appel au pouvoir de contrôle de la Cour supérieure. Ceci nous ramène aux principes généraux régissant le contrôle judiciaire. Les motifs susceptibles de mettre en cause la validité d’une sentence arbitrale et de recourir au contrôle de légalité de la Cour supérieure varient. Le tribunal inférieur peut avoir été constitué irrégulièrement, contrairement à la loi. Il arrive aussi qu’il ait agi sans compétence, au sens strict du terme, parce que la matière ne relevait pas de lui, étant confiée à un autre organisme. Le tribunal d’arbitrage peut aussi avoir commis une erreur que l’on qualifie de ‹‹ manifestement déraisonnable ››, ce qui, suivant la jurisprudence établie par notre Cour depuis plus de 20 ans, donne ouverture au contrôle de légalité.

61 Comme nous le savons, le contrôle du caractère déraisonnable d’une sentence arbitrale donne lieu à des conflits jurisprudentiels marqués. Même dans la jurisprudence de notre Cour, la discussion de la rationalité de certaines décisions de tribunaux inférieurs conduit parfois à des appréciations diamétralement opposées. Des dissidences importantes se manifestent sur l’appréciation des normes de rationalité à des cas précis. (Voir, par exemple, Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23; Canada Safeway Ltd. c. SDGMR, section locale 454, [1998] 1 R.C.S. 1079; CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983.)

62 Étant donné la réalité quotidienne des conventions collectives, l’interprétation des sentences arbitrales, ainsi que la richesse foisonnante du contentieux en cette matière, un syndicat ne saurait être placé dans l’obligation de contester au gré du salarié intéressé toutes et chacune des sentences arbitrales, même en matière de congédiement, pour le motif d’irrationalité de la décision. L’employeur et le syndicat ont en principe le droit de bénéficier de la stabilité découlant de l’art. 101 C.t. qui dispose que ‹‹ [l]a sentence arbitrale est sans appel, lie les parties et, le cas échéant, tout salarié concerné. . . ››. Le contrôle judiciaire ne doit pas être perçu comme un moyen de contestation normal ou comme un droit d’appel. Même en matière de mesure disciplinaire et de congédiement, le processus usuel prévu par la loi s’arrête donc à l’arbitrage. Cette procédure représente le mode normal et exclusif de règlement des conflits que provoque l’application des conventions collectives y compris en matière disciplinaire. Notre Cour a d’ailleurs rappelé fortement ce principe d’exclusivité et de finalité dans l’arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, p. 956-957 et 959, le juge McLachlin. Cette approche veut aussi décourager des contestations à caractère collatéral de litiges qui trouvent, en règle générale, leur règlement définitif dans le mécanisme d’application des conventions collectives. Le contrôle judiciaire par les cours supérieures est un principe important, mais il ne saurait permettre au salarié de remettre en cause cette expectative de stabilité des relations de travail dans un contexte de représentation syndicale. Permettre au salarié d’agir à l’encontre de la décision de son syndicat en ayant recours au contrôle judiciaire lorsqu’il estime la sentence arbitrale irrationnelle serait une violation de l’exclusivité de la fonction de représentation du syndicat, de l’intention législative de finalité de la procédure arbitrale, et mettrait en péril l’efficacité et la rapidité de cette dernière.

63 La reconnaissance d’un tel droit à la contestation d’une décision arbitrale contredit nécessairement les principes fondamentaux gouvernant les rapports avec l’employeur dans un contexte de représentation collective et exclusive. Dans un cas où la procédure d’arbitrage a été menée, conformément à la convention collective, l’employeur peut s’attendre à ce que le grief, tranché par l’arbitre, demeure en principe réglé et à ce que la procédure arbitrale ne soit pas exposée à des contestations déclenchées hors de tout contrôle de son interlocuteur syndical. En règle générale, l’exécution correcte de l’obligation de négocier et d’appliquer les conventions collectives doit s’accompagner pour l’employeur d’une stabilité effective des conditions de travail dans son entreprise.

9. La notion d’intérêt pour agir et l’exécution de l’obligation de représentation

64 Le concept d’intérêt pour agir sous le régime de l’art. 33 C.p.c. doit s’analyser dans le contexte ci-haut décrit. Le salarié n’a pas l’intérêt requis pour agir si la décision du syndicat paraît se situer à l’intérieur de la marge de discrétion reconnue à l’égard de l’exécution de son mandat de représentation. La nature du régime des relations de travail établi par le Code du travail fait obstacle à la reconnaissance d’un intérêt juridique suffisant au salarié pour contester une sentence arbitrale qu’il prétend déraisonnable, pour le seul motif que le syndicat se refuse à déclencher une procédure de contrôle judiciaire. Ce serait nier l’exclusivité du mandat de représentation syndical. Cela serait problématique pour le syndicat, mais également vis-à-vis de l’employeur qui a exécuté ses obligations légales en négociant une convention collective et en appliquant celle-ci d’une façon que l’arbitre a estimé correcte. Le principe de stabilité des relations de travail et de paix industrielle qui sous-tend l’organisation du régime de représentation et de négociation collective du Code du travail s’harmoniserait difficilement avec le système procédural proposé par l’appelant. Ce système permettrait, au gré de chaque salarié affirmant avoir été lésé, de remettre en cause à l’aide de l’action directe en nullité des décisions du syndicat dans des matières qui se situent au cœur de sa fonction et de la marge de discrétion raisonnable que lui laisse son obligation de représentation.

65 En l’espèce, il ne s’agit pas d’imposer une limite indue au pouvoir de contrôle de la Cour supérieure. Bien que le contrôle de légalité de l’administration publique constitue un élément central de la compétence de la Cour supérieure, le droit administratif et le droit constitutionnel reconnaissent la légitimité de la définition de certaines limites à cette fonction. Celle-ci ne constitue pas un absolu. Pourvu qu’elles ne le suppriment pas, les législatures peuvent l’encadrer et le restreindre, notamment par des politiques législatives explicites, comme l’adoption de clauses privatives (voir Crevier, précité; voir aussi Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, p. 800).

66 Le principe de la primauté du droit n’exige pas que toutes les décisions d’un tribunal inférieur ou administratif soient nécessairement soumises à un contrôle judiciaire poussé. D’ailleurs, le fait que le contrôle soit souvent restreint aux seules erreurs juridictionnelles atteste bien que des limites à ce pouvoir de surveillance ne sont pas illégitimes. Ces limites peuvent toucher l’intérêt pour agir en justice.

67 L’imposition de cette limite à l’intérêt pour agir se concilie aussi avec la nature même du pouvoir de contrôle judiciaire, sous une forme ou sous une autre, en vertu de l’art. 840 C.p.c. ou de l’art. 33 C.p.c., comme notre Cour l’a souligné dans l’arrêt Immeubles Port Louis, précité. Le concept même de contrôle judiciaire fait appel à un pouvoir de nature discrétionnaire. L’exercice de ce pouvoir doit donc prendre en compte les exigences de la politique juridique qui se dégage de l’étude du régime des relations de travail en vigueur au Québec. Bien qu’il demeure un instrument précieux pour remédier à des injustices graves, il ne pourrait généralement reconnaître la validité d’une méthode de contestation judiciaire qui remettrait en cause les expectatives de stabilité et de finalité résultant inhérentes au mandat légal de représentation dévolu au syndicat.

68 Dans le contrôle judiciaire des décisions arbitrales, la nécessité de respecter le cadre collectif du système de relations de travail, le rôle de ses acteurs et les expectatives raisonnables de l’employeur, justifie de telles restrictions au concept d’intérêt pour agir, à son interprétation et à sa mise en œuvre par la Cour supérieure. Certes, de telles limites n’excluront pas toute possibilité d’action en vertu de l’art. 33. La Cour d’appel a mentionné des situations telles que la collusion entre l’employeur et le syndicat, la fraude ou mauvaise foi. L’on peut envisager de plus des cas où le tribunal d’arbitrage n’aurait pas été constitué conformément à la loi. Il arrive aussi qu’un arbitre se soit saisi d’une matière relevant de la compétence d’un autre organisme, comme par exemple un tribunal des droits de la personne ou une commission sur les accidents du travail ou d’un sujet que les parties auraient décidé de soustraire à la convention collective. En pareil cas, les mêmes questions de politique juridique ne joueraient pas et le salarié pourrait légitimement soulever la nullité fondamentale de l’ensemble du processus qui aurait été mené à son détriment. L’action directe en nullité lui offrirait alors un recours approprié.

69 De même, certaines formes de violation de la règle audi alteram partem, comme par exemple les situations où on aurait systématiquement empêché le salarié de présenter un point de vue différent de celui de la partie syndicale, pourraient être légitimement soulevées par cette procédure. On ne saurait laisser le salarié sans remède. Il faut toutefois noter ici que le Code du travail oblige déjà l’arbitre à avertir le salarié de la tenue de l’arbitrage (art. 100.5 C.t.). De plus, la jurisprudence reconnaît le droit du salarié à une représentation distincte lorsqu’il se trouve en situation de conflit d’intérêt avec le syndicat (Hoogendoorn c. Greening Metal Products and Screening Equipment Co., [1968] R.C.S. 30). Ultimement, cependant, lorsque la contestation judiciaire projetée vise le cœur de la fonction principale de représentation syndicale, soit l’interprétation ou l’application de la convention collective, la décision appartient au syndicat et ne peut être remise en cause, quel que soit le moyen procédural utilisé, sauf par une plainte portée en vertu de l’art. 47.3 C.t. ou par un recours basé sur les principes généraux de responsabilité civile, tel qu’exposé plus haut. La procédure ne saurait ici redéfinir le contenu du droit substantiel et la politique juridique qui le sous-tend.

70 En l’espèce, tel qu’indiqué plus haut, l’action directe en nullité n’allègue que le caractère déraisonnable de la décision. Elle ne soutient pas que les règles fondamentales de justice naturelle ont été violées. Elle ne prétend pas que le tribunal a agi sans compétence et que sa procédure soit entachée d’une nullité absolue. Il ressort uniquement de l’action de Noël que celui-ci entend mener lui-même une procédure de contrôle judiciaire basée sur le caractère déraisonnable de la décision arbitrale. Ceci relève de l’exercice raisonné de la discrétion du syndicat dans la conduite des relations collectives de travail avec l’employeur. L’intérêt procédural du salarié, au sens de l’art. 55 C.p.c., doit donc s’interpréter et s’évaluer dans le contexte d’un régime de relations de travail fondé sur la négociation collective et le monopole de représentation du syndicat. Ainsi, la majorité de la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en concluant que Noël ne possédait pas l’intérêt requis pour instituer une action directe en nullité dans ce contexte.

71 Pour ces motifs, je suggère de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l’appelant : Eidinger & Associés, Montréal.

Procureurs de l’intimée : Lavery, de Billy, Montréal.

Procureurs du mis en cause Syndicat des métallurgistes unis d’Amérique, section locale 6833 (FTQ) : Trudel, Nadeau, Lesage, Larivière & Associés, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 39 ?
Date de la décision : 28/06/2001
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Jugements et ordonnances - Chose jugée - Conditions - Légalité d’une sentence arbitrale contestée par un salarié - Rejet par la Cour supérieure de la requête en révision judiciaire de la sentence arbitrale présentée par le salarié vu l’absence d’intérêt requis pour intenter une telle procédure - Salarié intentant par la suite une action directe en nullité contre la sentence arbitrale - Le principe de la chose jugée interdit-il l’introduction d’une nouvelle instance?.

Procédure civile - Action directe en nullité - Intérêt pour agir - Relations de travail - Salarié congédié par son employeur - Rejet par l’arbitre du grief contestant le congédiement - Refus du syndicat de porter l’affaire devant la Cour supérieure - Le salarié a-t-il l’intérêt requis pour intenter une action directe en nullité contre la sentence arbitrale? - Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 33, 55.

Relations de travail - Sentence arbitrale - Action directe en nullité - Intérêt pour agir - Obligation de représentation du syndicat - Salarié congédié par son employeur - Rejet par l’arbitre du grief contestant le congédiement - Refus du syndicat de porter l’affaire devant la Cour supérieure - Le salarié a-t-il l’intérêt requis pour intenter une action directe en nullité contre la sentence arbitrale? - Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 33, 55.

Congédié par son employeur, un salarié représenté par son syndicat tente d’obtenir sa réintégration, mais un arbitre rejette son grief. En vertu de la convention collective, le syndicat a le pouvoir exclusif de représenter les salariés pour les fins de la procédure de grief et d’arbitrage et aucune disposition de la convention n’accorde à un salarié le droit de soumettre personnellement un grief à l’arbitrage ou de se porter partie à l’instance devant l’arbitre. Après la sentence arbitrale, le syndicat décide de ne pas porter l’affaire plus loin, malgré les demandes du salarié. Ce dernier décide alors d’agir lui-même et dépose une requête en révision judiciaire en vertu de l’art. 846 C.p.c. La Cour supérieure accueille la requête en irrecevabilité de l’employeur, concluant à l’absence de l’intérêt requis pour intenter une telle procédure, puisque le salarié n’était pas une partie au sens de l’art. 846. Le salarié intente alors une action directe en nullité en vertu de l’art. 33 C.p.c. La Cour supérieure accueille à nouveau une requête en irrecevabilité de l’employeur vu l’absence d’intérêt du salarié. La Cour d’appel, à la majorité, confirme ce jugement.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

(1) Chose jugée

Le principe de la chose jugée n’interdit pas au salarié d’intenter une action directe en nullité. Pour qu’un jugement acquière l’autorité de la chose jugée à l’égard d’une procédure, il ne suffit pas que la question de droit principale soit identique. Il faut démontrer la présence des trois identités, soit l’identité de parties, d’objet et de cause. En l’espèce, il y a identité de parties et d’objet. La cause de l’action, qui est l’illégalité présumée de la sentence, est également commune aux deux recours; seule la voie procédurale diffère. Cependant, pour que le principe de la chose jugée s’applique, il faudrait que le premier jugement de la Cour supérieure ait touché le fond du litige. Or, ce jugement ne statue pas sur la substance du droit du salarié. Il tranche uniquement un problème procédural important, celui de l’intérêt pour agir en vertu de l’art. 846 C.p.c. Ainsi, cette décision n’emportait pas chose jugée, sauf quant à la question du statut du salarié comme partie, au sens de l’art. 846 C.p.c.

(2) Intérêt pour agir

L’existence d’un intérêt pour intenter un recours judiciaire dépend de l’existence d’un droit substantiel; il ne suffit pas d’alléguer qu’une procédure existe. Dans la mise en œuvre de l’art. 33 C.p.c., il faut se garder d’apprécier l’intérêt procédural en recourant à une analyse purement textuelle de l’art. 55 C.p.c. qui retient une définition large de l’intérêt juridique. En l’espèce, dans son action directe en nullité, le salarié allègue que l’arbitre a rendu une décision manifestement déraisonnable. L’intérêt procédural du salarié, au sens de l’art. 55, doit s’interpréter et s’évaluer dans le contexte d’un régime de relations de travail fondé sur la négociation collective et le monopole de représentation du syndicat.

L’obligation de représentation d’un syndicat ne s’arrête pas à la négociation et à la procédure arbitrale. Lorsqu’un syndicat jouit de l’exclusivité du mandat de représentation, l’obligation corrélative s’étend à l’ensemble des actes qui affectent le cadre juridique de la relation entre le salarié et l’employeur. Un syndicat ne saurait toutefois être placé dans l’obligation de contester au gré du salarié intéressé toutes et chacune des sentences arbitrales, même en matière de congédiement, pour le motif d’irrationalité de la décision. L’employeur et le syndicat ont en principe le droit de bénéficier de la stabilité découlant de l’art. 101 du Code du travail, qui prévoit qu’une « sentence arbitrale est sans appel, lie les parties et, le cas échéant, tout salarié concerné ». La procédure d’arbitrage représente le mode normal et exclusif de règlement des différends que provoque l’application des conventions collectives y compris en matière disciplinaire. Le contrôle judiciaire ne peut donc être perçu comme un moyen de contestation normal ou comme un droit d’appel. Le contrôle judiciaire par les cours supérieures est un principe important, mais il ne saurait permettre au salarié de remettre en cause cette expectative de stabilité des relations de travail dans un contexte de représentation syndicale. Permettre au salarié d’agir à l’encontre de la décision de son syndicat en ayant recours au contrôle judiciaire lorsqu’il estime la sentence arbitrale irrationnelle serait une violation de l’exclusivité de la fonction de représentation du syndicat, de l’intention législative de finalité de la procédure arbitrale et mettrait en péril l’efficacité et la rapidité de cette dernière. La reconnaissance d’un tel droit à la contestation d’une décision arbitrale contredit également les principes fondamentaux régissant les rapports avec l’employeur dans un contexte de représentation collective et exclusive. Dans un cas où la procédure d’arbitrage a été menée conformément à la convention collective, l’employeur peut s’attendre à ce que le grief tranché par l’arbitre demeure en principe réglé et à ce que la procédure arbitrale ne soit pas exposée à des contestations déclenchées hors de tout contrôle de son interlocuteur syndical.

Le concept d’intérêt pour agir en vertu de l’art. 33 C.p.c. doit donc s’analyser dans ce contexte. Un salarié n’a pas l’intérêt requis pour agir si la décision du syndicat paraît se situer à l’intérieur de la marge de discrétion reconnue à l’égard de l’exécution de son mandat de représentation. La nature du régime de relations de travail établi par le Code du travail fait obstacle à la reconnaissance au salarié d’un intérêt juridique suffisant pour contester une sentence arbitrale qu’il prétend déraisonnable pour le seul motif que le syndicat se refuse à déclencher une procédure de contrôle judiciaire. Toutefois, dans certaines situations — par exemple, dans des cas de collusion entre l’employeur et le syndicat ou de violation de règles fondamentales de justice naturelle — le salarié pourrait instituer lui-même une action directe en nullité.

En l’espèce, le salarié ne possède pas l’intérêt requis pour intenter une action directe en nullité. Il ressort de son action qu’il entend mener lui-même une procédure de contrôle judiciaire basée sur le caractère déraisonnable de la décision arbitrale. Ceci relève de l’exercice raisonné de la discrétion du syndicat dans la conduite des relations collectives de travail avec l’employeur.


Parties
Demandeurs : Noël
Défendeurs : Société d'énergie de la Baie James

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Lessard c. Gare d’autobus de Sherbrooke ltée, J.E. 94-1854
Vachon c. Procureur général du Québec, [1979] 1 R.C.S. 555
Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440
Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374
MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725
Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220
Alliance des Professeurs catholiques de Montréal c. Labour Relations Board of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 140
Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638
Séminaire de Chicoutimi c. Cité de Chicoutimi, [1973] R.C.S. 681
Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326
François Nolin Ltée c. Commission des relations de travail du Québec, [1968] R.C.S. 168
Comité d’appel du bureau provincial de médecine c. Chèvrefils, [1974] C.A. 123
Fraternité des Policiers de la Communauté urbaine de Montréal c. Ville de Montréal, [1980] 1 R.C.S. 740
Fortier c. Thermolec Ltée, [1985] R.D.J. 81
Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491
Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, [1984] 1 R.C.S. 509
Rayonier Canada (B.C.) Ltd. and International Woodworkers of America, Local 1-217, [1975] 2 Can. L.R.B.R. 196
Hémond c. Coopérative fédérée du Québec, [1989] 2 R.C.S. 962
McGavin Toastmaster Ltd. c. Ainscough, [1976] 1 R.C.S. 718
Becotte c. Syndicat canadien de la Fonction publique, local 301, [1979] T.T. 231
Haley et l’Association canadienne des employés du transport aérien (1981), 41 di 311
Centre hospitalier Régina Ltée c. Tribunal du travail, [1990] 1 R.C.S. 1330
Gendron c. Municipalité de la Baie-James, [1986] 1 R.C.S. 401
Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23
Canada Safeway Ltd. c. SDGMR, section locale 454, [1998] 1 R.C.S. 1079
CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles, [1993] 2 R.C.S. 756
Hoogendoorn c. Greening Metal Products and Screening Equipment Co., [1968] R.C.S. 30.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2848.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 33, 55, 165, 834.1, 840, 846, 847.
Code de procédure civile, S.Q. 1965, ch. 80, art. 834.
Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 47.2, 47.3 à 47.5, 53, 67, 68, 69, 100.5, 101.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 96.
Loi modifiant le Code de procédure civile, la Loi sur la Régie du logement, la Loi sur les jurés et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1996, ch. 5, art. 6.
Loi modifiant le Code de procédure civile, le Code civil et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1983, ch. 28, art. 34.
Doctrine citée
Adams, George W. Canadian Labour Law, 2nd ed. Aurora : Canada Law Book, 2000 (loose-leaf).
Blouin, Rodrigue, et Fernand Morin. Droit de l’arbitrage de grief, 5e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2000.
Brown, Raymond E. « The “Arbitrary”, “Discriminatory” and “Bad Faith” Tests Under the Duty of Fair Representation in Ontario » (1982), 60 R. du B. can. 412.
Ferland, Denis, et Benoît Emery. Précis de procédure civile du Québec, vol. 1, 3e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1997.
Gagnon, Robert P. Le droit du travail du Québec : pratiques et théories, 4e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1999.
Morin, Fernand, et Jean-Yves Brière. Le droit de l’emploi au Québec. Montréal : Wilson & Lafleur, 1998.
Royer, Jean-Claude. La preuve civile, 2e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1995.
Veilleux, Diane. « Le devoir de représentation syndicale : Cadre d’analyse des obligations sous-jacentes » (1993), 48 Relat. ind. 661.

Proposition de citation de la décision: Noël c. Société d'énergie de la Baie James, 2001 CSC 39 (28 juin 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-06-28;2001.csc.39 ?
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