La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/07/2001 | CANADA | N°2001_CSC_48

Canada | Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), 2001 CSC 48 (13 juillet 2001)


Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [2001] 2 R.C.S. 670, 2001 CSC 48

Ville de Sept-Îles Appelante

c.

Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2589 Intimé

et

Tribunal du travail Intimé

et

2862-3775 Québec inc. Intimée

et

Services sanitaires du St-Laurent inc. Intimée

Répertorié : Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail)

Référence neutre : 2001 CSC 48.

No du greffe : 27291.

2000 : 30 octobre; 2001 : 13 juillet.

Présents : Le juge en chef McLach

lin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et Arbour.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt...

Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [2001] 2 R.C.S. 670, 2001 CSC 48

Ville de Sept-Îles Appelante

c.

Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2589 Intimé

et

Tribunal du travail Intimé

et

2862-3775 Québec inc. Intimée

et

Services sanitaires du St-Laurent inc. Intimée

Répertorié : Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail)

Référence neutre : 2001 CSC 48.

No du greffe : 27291.

2000 : 30 octobre; 2001 : 13 juillet.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et Arbour.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec rendu le 16 mars 1999, qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, D.T.E. 96T-747, qui avait annulé une décision du Tribunal du travail, [1995] T.T. 395, confirmant une décision du commissaire du travail, D.T.E. 94T-1246. Pourvoi rejeté, le juge Bastarache est dissident.

Claude Bureau, pour l’appelante.

Gaston Nadeau et Richard Gauthier, pour l’intimé le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2589.

Benoit Belleau, pour l’intimé le Tribunal du travail.

Personne n’a comparu pour les intimées 2862-3775 Québec inc. et Services sanitaires du St-Laurent inc.

Le jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major et Arbour a été rendu par

Le juge Arbour —

I. Introduction

1 Cet appel a été entendu conjointement avec l’affaire Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565, 2001 CSC 47, pour laquelle des motifs sont déposés avec la présente décision. La question soulevée est celle de savoir si le Tribunal du travail du Québec a adopté, à propos de l’application de l’art. 45 du Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, une politique d’interprétation en matière de concession partielle d’entreprise qui répudie l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, ou la jurisprudence subséquente de notre Cour. Plus particulièrement, il s’agit de déterminer si le tribunal a le pouvoir de conclure que l’accréditation et la convention collective d’un syndicat peuvent être transférées à un sous-traitant de l’employeur. Pour les motifs qui suivent, ainsi que ceux déposés au soutien de ma décision dans l’affaire Ivanhoe, je conclus que l’approche du Tribunal du travail constitue un exercice raisonnable de sa compétence spécialisée qui ne contredit pas la jurisprudence de notre Cour. En conséquence, l’appel doit être rejeté.

2 Les articles 45 et 46 du Code du travail font l’objet du présent litige. Ils prescrivent :

45. L’aliénation ou la concession totale ou partielle d’une entreprise autrement que par vente en justice n’invalide aucune accréditation accordée en vertu du présent code, aucune convention collective, ni aucune procédure en vue de l’obtention d’une accréditation ou de la conclusion ou de l’exécution d’une convention collective.

Sans égard à la division, à la fusion ou au changement de structure juridique de l’entreprise, le nouvel employeur est lié par l’accréditation ou la convention collective comme s’il y était nommé et devient par le fait même partie à toute procédure s’y rapportant, aux lieu et place de l’employeur précédent.

46. Il appartient au commissaire du travail, sur requête d’une partie intéressée, de trancher toute question relative à l’application de l’article 45.

À cette fin, il peut en déterminer l’applicabilité et rendre toute ordonnance jugée nécessaire pour assurer la transmission des droits ou des obligations visée à cet article. Il peut aussi régler toute difficulté découlant de l’application de cet article.

II. Les faits

3 L’intimé, le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2589 (le « syndicat »), est accrédité depuis le 19 mai 1982 pour représenter tous les employés manuels salariés de l’appelante, la Ville de Sept-Îles. Les employés manuels de l’appelante étaient d’ailleurs visés par une accréditation semblable depuis 1961. Une convention collective liait la Ville et le syndicat pour la période du 1er octobre 1990 au 30 septembre 1993. Celle-ci a été prorogée jusqu’au 30 septembre 1995 par le biais de la Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public et le secteur municipal, L.Q. 1993, ch. 37. En 1991, la Ville décide de confier la cueillette des ordures dans les secteurs Clarke, Ferland et de la Rive à C.A. Construction enr., 2862-3775 Québec inc. (« C.A. Construction »), en vertu d’un contrat valable du 1er janvier 1992 au 31 décembre 1994. En 1992, la Ville accorde de plus deux contrats de transport et d’enlèvement des déchets à Services sanitaires du St-Laurent inc. (« Services sanitaires »). Un premier contrat vise les édifices commerciaux et les habitations multifamiliales de cinq logements et plus situés dans le secteur du centre-ville et couvre la période du 1er août 1992 au 31 juillet 1997. Services sanitaires s’engage par la même occasion à fournir à la Ville des conteneurs d’acier dont cette dernière deviendra propriétaire à la fin du contrat. Dans une seconde entente, la Ville confie à Services sanitaires l’enlèvement et le transport des ordures pour les résidences et les habitations multifamiliales de quatre logements ou moins dans le secteur du centre-ville, pour la période du 4 janvier 1993 au 3 janvier 1998. Avant l’octroi de ces contrats, la cueillette des ordures avait toujours été effectuée par des salariés de la Ville, visés par le certificat d’accréditation détenu par l’intimé, sauf pour le secteur de la Rive, pour lequel la cueillette avait toujours été concédée en sous-traitance.

4 Depuis 1968, toutes les conventions collectives signées par la Ville avec les associations représentant ses salariés manuels contenaient une disposition autorisant l’octroi de sous-contrats à certaines conditions. L’article 15 de la convention en vigueur de 1990 à 1995 stipulait :

ARTICLE 15 TRAVAUX SOUS-CONTRAT

15.01 Aucun salarié permanent couvert par la présente convention ne peut être congédié, mis à pied ou subir de baisse de salaire par suite de l’attribution de contrat pour travail habituellement exécuté par des salariés permanents de la Ville. Ces salariés pourront être transférés ou affectés à d’autres fonctions équivalentes.

15.02 La Ville s’engage à rappeler au travail les salariés en mise à pied temporaire avant de faire exécuter par des sous-traitants du travail habituellement fait par des salariés réguliers, régis par la présente convention, pourvu qu’ils puissent faire le travail immédiatement et que la Ville ait l’équipement nécessaire.

15.03 La Ville s’engage à n’effectuer aucune mise à pied temporaire de salariés réguliers si, au moment de la mise à pied, elle a à son emploi des sous-traitants effectuant du travail habituellement fait par des salariés réguliers, régis par la présente convention collective.

15.04 L’Employeur transmettra simultanément au Syndicat copies des appels d’offres de contrat qu’il publie dans les journaux.

15.05 L’Employeur utilisera de la machinerie louée seulement lorsque la machinerie du même type de la Ville ne sera pas disponible.

En conséquence, aucune mise à pied, baisse de salaire ou perte de bénéfices pour les salariés syndiqués n’a résulté de l’octroi des contrats qui nous occupent. C.A. Construction et Services sanitaires n’ont engagé aucun des salariés permanents ou réguliers de la Ville. De plus, il est admis que celle-ci n’a pas transféré de technologie, d’équipement, de licence ou d’immobilisation aux sous-traitants, qui utilisent leur propre main-d’œuvre et leur propre équipement.

5 Le 28 janvier 1993, le syndicat dépose devant le commissaire général du travail deux requêtes en vertu de l’art. 45 du Code du travail pour faire constater la transmission à C.A. Construction et à Services sanitaires de l’accréditation et de la convention collective liant la municipalité, sauf pour le secteur de la Rive.

6 Les soumissions des entrepreneurs et les contrats signés par la suite ont été rédigés en fonction d’un devis détaillé préparé par la Ville et incorporé dans les contrats. La preuve présentée devant le commissaire du travail démontre que la Ville demeure responsable du site d’enfouissement et de plusieurs aspects du service d’enlèvement des ordures, même pour les secteurs relevant des sous-traitants. Ainsi, la Ville décide généralement de la fréquence et des heures de l’enlèvement des ordures par secteur, ainsi que des jours fériés. Elle détermine le nombre et le volume des conteneurs à installer pour les différents établissements et approuve la machinerie utilisée par les sous-traitants. Si ceux-ci n’exécutent pas leurs obligations dans les délais prévus, la Ville peut les exécuter elle-même, à l’aide de ses propres salariés et de son propre matériel, aux frais de l’entrepreneur.

7 Les sous-traitants doivent se conformer aux instructions données par la Ville quant à la bonne exécution du contrat. À cette fin, les contrats prévoient qu’un appareil de radiocommunication sera installé dans les camions des entrepreneurs ou qu’ils devront posséder un téléphone cellulaire, pour permettre au contremaître de la Ville de communiquer avec le conducteur du camion en cas de besoin. L’ingénieur de la Ville peut ajouter des tâches non spécifiées au devis s’il les considère essentielles à l’exécution du projet et il conserve l’autorité dans la direction des travaux et l’interprétation du devis. De plus, la Ville demeure en tout temps responsable des contacts avec la clientèle. Elle reçoit les plaintes et gère les changements, arrêts ou interruptions de service temporaires selon les saisons, les conditions atmosphériques et les besoins des clients.

8 Par ailleurs, les entrepreneurs conservent, en vertu des contrats, tous les pouvoirs quant à la gestion de leur personnel. Ainsi, ils sont les seuls responsables de l’embauche, des conditions de travail et de la rémunération de leurs salariés. Ils peuvent aussi concéder une partie de leur travail en sous-traitance s’ils respectent certaines conditions. Les entrepreneurs doivent voir à ce que leurs salariés effectuent leur travail dans la propreté, ne fassent pas trop de bruit, ne s’approprient aucun des matériaux déposés par les contribuables et soient en tout temps polis envers le public. À cette fin, ils devront prendre les mesures disciplinaires nécessaires pour s’assurer que ces exigences soient respectées. En cas de manquement, la Ville pourra intervenir auprès des entrepreneurs, mais jamais directement auprès de leurs employés.

9 Les entrepreneurs doivent de plus se conformer à toutes les obligations imposées aux employeurs par la législation applicable en matière de santé et de sécurité au travail. Ils ont la responsabilité d’éliminer tout danger pour la santé, la sécurité ou l’intégrité physique à la fois de leurs salariés et de toute personne se trouvant dans les limites du chantier. Ils sont aussi responsables de tout dommage causé aux personnes ou aux biens par imprudence, négligence, maladresse ou défaut d’exécution du travail. Ils devront ajouter le personnel nécessaire pour éviter tout retard.

III. Les décisions antérieures

A. Commissaire du travail, D.T.E. 94T-1246

10 Le commissaire Garant accueille les requêtes du syndicat et constate la transmission partielle des droits et obligations de la Ville aux entrepreneurs, qui seront liés par l’accréditation et la convention collective. Il note qu’en vertu de la jurisprudence du Tribunal du travail, la concession d’un droit d’exploitation des activités d’entretien ménager ou d’entretien des espaces verts peut entraîner l’application de l’art. 45. À son avis, il en va de même pour la cueillette des ordures. Quant au degré de contrôle maintenu par la Ville, le commissaire considère qu’il ne fait pas obstacle à l’application de l’art. 45, puisque la cueillette des ordures est une tâche qui doit s’accomplir de manière précise et routinière pour que la qualité du service soit assurée. Les entrepreneurs conservent leur autonomie quant à l’exécution du travail et surtout quant à la gestion du personnel, puisque la Ville n’exerce aucun contrôle sur leurs salariés. La présence d’une clause autorisant la sous-traitance dans la convention collective ne peut faire échec à l’application de l’art. 45, qui est une disposition d’ordre public.

B. Tribunal du travail, [1995] T.T. 395

11 Le juge Yergeau rejette la requête en autorisation d’appel de C.A. Construction parce qu’elle a été présentée tardivement. Il rejette au fond les appels de la Ville et de Services sanitaires, confirmant la décision du commissaire Garant. À son avis, il faut suivre la jurisprudence du tribunal et les principes de l’arrêt Bibeault, précité, selon lesquels une concession partielle entraînant l’application de l’art. 45 est possible en matière d’entretien ménager. Les mêmes principes s’appliquent pour la cueillette des ordures. La Ville, qui demeure responsable du service de cueillette face à ses citoyens, peut néanmoins en confier l’exécution à un tiers. Le juge se dit en accord avec la décision du Tribunal du travail dans l’affaire Syndicat des cols bleus de Ville de St-Hubert c. Entreprises Gilles Tisseur inc., D.T.E. 95T-318, où l’application de l’art. 45 à la concession par une municipalité d’une partie de ses activités de déneigement avait été reconnue. Plus particulièrement, il souscrit aux remarques du juge Prud’homme selon lesquelles les contrats d’entreprise sont maintenant beaucoup plus encadrés qu’auparavant, ce qui n’empêche pas l’application de l’art. 45. Dans les entreprises de services, le transfert de technologie ou d’équipement est beaucoup moins important dans le cadre de l’analyse à effectuer en vertu de l’art. 45, et l’absence de transfert du pouvoir de taxation n’est pas non plus déterminante. La clause de la convention collective autorisant la sous-traitance ne peut empêcher l’application de l’art. 45, qui est une disposition d’ordre public.

C. Cour supérieure, D.T.E. 96T-747

12 Le juge Corriveau accueille les requêtes en révision judiciaire présentées par la Ville et par Services sanitaires à l’encontre de la décision du Tribunal du travail. Il conclut que le juge Yergeau a appliqué la conception fonctionnelle de l’entreprise rejetée par notre Cour dans l’arrêt Bibeault, précité, puisqu’il a reconnu que seule l’exécution pure et simple de la cueillette avait été transférée. Il était manifestement déraisonnable de ne considérer que le transfert de fonctions et d’ignorer les autres éléments comme le transfert d’actifs, d’achalandage, d’un pouvoir de décision ou d’une obligation de rendre compte. La décision du juge Prud’homme dans l’affaire St‑Hubert, précitée, sur laquelle s’est appuyé le juge Yergeau dans la présente affaire, a été annulée par la Cour supérieure (St-Hubert (Ville de) c. Prud’homme, J.E. 95-1642 (conf. pour d’autres motifs [1999] R.J.D.T. 76 (C.A.))). Le juge Corriveau adopte le raisonnement de la Cour supérieure dans l’affaire St-Hubert et considère que le Tribunal du travail a commis les mêmes erreurs en l’espèce que dans cette affaire et que la décision du juge Yergeau doit en conséquence être annulée pour les mêmes motifs.

D. Cour d’appel, le 16 mars 1999

13 Les juges Rothman, Thibault et Philippon (ad hoc) accueillent l’appel du syndicat et rétablissent la décision du Tribunal du travail. Ils indiquent que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifestement déraisonnable et que la décision du tribunal en l’espèce ne comporte aucune erreur pouvant justifier l’intervention des tribunaux supérieurs. Ils renvoient à plusieurs arrêts rendus par la Cour d’appel après la décision du juge Corriveau, dont l’affaire Maison L’Intégrale inc. c. Tribunal du travail, [1996] R.J.Q. 859, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xi, où la cour s’était prononcée sur la norme de contrôle applicable et avait jugé que l’approche du tribunal, selon laquelle le transfert d’un droit d’exploitation peut entraîner l’application de l’art. 45, n’était pas manifestement déraisonnable.

14 La cour fait aussi référence à l’affaire Ivanhoe inc. c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500, [1999] R.J.Q. 32 (C.A.), ainsi qu’à trois autres de ses arrêts, Saint-Hubert (C.A.), précité, autorisation de pourvoi refusée, [1999] 3 R.C.S. xii, Université McGill c. St-Georges, [1999] R.J.D.T. 9 (C.A.), et Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Commission scolaire Laurenval, [1999] R.J.D.T. 1 (C.A.), qui ont été rendus avec l’affaire Ivanhoe. Je résume dans cette affaire, au nom de la majorité de notre Cour, aux par. 13-20, l’approche adoptée par la Cour d’appel dans la série d’arrêts rendus en décembre 1998. Essentiellement, la majorité de la cour avait jugé que l’approche du Tribunal du travail quant à l’application de l’art. 45 à des concessions en sous-traitance n’était pas manifestement déraisonnable. En l’espèce, la Cour d’appel se conforme à ce principe et conclut que la présente affaire ne peut se distinguer des autres décisions mentionnées.

IV. Les questions en litige

15 Devant notre Cour, la Ville de Sept-Îles demande le rétablissement de la décision de la Cour supérieure accueillant sa requête en révision judiciaire. À son avis, les décisions prononçant le transfert de l’accréditation et de la convention collective sont manifestement déraisonnables et contraires à la jurisprudence de notre Cour. D’une part, elles adopteraient la conception fonctionnelle de l’entreprise qui a été rejetée dans l’affaire Bibeault, précitée, en appliquant l’art. 45 à de simples contrats de sous-traitance de fonctions. D’autre part, le commissaire et le tribunal n’auraient pas respecté l’exigence qu’a énoncée notre Cour dans les affaires Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, et Bibeault, précitée, selon laquelle le concessionnaire doit avoir reçu une partie d’entreprise identifiable et capable d’existence autonome, puisque la preuve ne saurait étayer leur conclusion que les entrepreneurs sont juridiquement indépendants de la Ville dans la conduite de leurs opérations.

16 Selon l’appelante, l’art. 15 de la convention collective constitue une protection adéquate en faveur des salariés. Un refus d’appliquer l’art. 45 n’aurait causé aucun préjudice aux salariés, qui ont conservé leur emploi et n’ont subi aucun inconvénient en raison des contrats conclus avec les entrepreneurs, alors que le transfert des conventions collectives municipales à des sous-traitants pourrait empêcher les municipalités québécoises de recourir à la sous-traitance, puisque les entrepreneurs refuseraient de soumissionner ou le feraient à des conditions ne permettant aucune économie de fonds publics. L’appelante considère aussi que la concession d’un service municipal n’est possible que si les exigences posées par la Loi sur la vente des services publics municipaux, L.R.Q., ch. V-4 (« LVSPM »), sont respectées et qu’en l’espèce, aucune concession n’est intervenue.

V. Analyse

17 La norme de contrôle applicable à la révision judiciaire des décisions portant sur l’art. 45 du Code du travail est celle de l’erreur manifestement déraisonnable, comme je l’indique dans l’affaire Ivanhoe, précitée, par. 24-30. Ainsi, le principe de la retenue judiciaire devait servir de guide aux tribunaux dans l’examen des décisions administratives rendues en l’espèce. Ce principe revêt d’ailleurs une importance particulière en droit du travail, comme je le souligne aussi dans l’affaire Ivanhoe, par. 32.

18 Les décisions des instances administratives en l’espèce constituent une application directe des principes élaborés par le Tribunal du travail à la suite de l’arrêt Bibeault, précité. En vertu de la jurisprudence du tribunal, l’art. 45 peut s’appliquer à des contrats de sous-traitance lorsque le concessionnaire, en plus d’exécuter des fonctions similaires à celles qu’effectuait le concédant initialement visé par l’accréditation, reçoit un droit d’exploitation portant sur une partie de l’entreprise de ce dernier. J’explique déjà, dans l’affaire Ivanhoe, précitée, par. 62-81, que ces principes ne sont pas manifestement déraisonnables et ne contredisent pas la jurisprudence de notre Cour, qui prévoit plutôt qu’il revient aux instances spécialisées de pondérer les critères applicables pour déterminer si une concession d’entreprise est intervenue.

19 Dans la présente affaire, le juge Yergeau indique qu’« [i]l apparaît évident que la technologie ou l’équipement n’est pas une considération aussi importante dans une entreprise de services » (p. 404). Il considère donc qu’il n’était pas nécessaire de transférer des éléments matériels aux sous-traitants pour conclure à une concession d’entreprise. Le droit d’exploitation concédé portait non seulement sur les fonctions de cueillette et de transport des ordures, mais aussi sur l’entreprise elle-même, puisqu’il autorisait les entrepreneurs à mener leurs activités sur les terrains de la municipalité et de ses citoyens et à utiliser le site d’enfouissement de la municipalité. Dans l’affaire McGill, précitée, le juge LeBel, maintenant juge de notre Cour, écrit, à la p. 14 :

Dans l’arrêt U.E.S., local 298 c. Bibeault, comme d’ailleurs plus tard dans l’arrêt Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, la Cour suprême n’a pas imposé une vue uniforme de ce qu’était concrètement l’entreprise. Au contraire, elle estimait que les composantes de celle-ci variaient suivant le secteur d’activité concerné. [Je souligne.]

20 Ainsi, les décisions du commissaire et du tribunal en l’espèce ne constituent pas un retour à une conception fonctionnelle de l’entreprise. Au contraire, les décideurs spécialisés ont cherché à identifier les éléments essentiels de la partie d’entreprise concédée en tenant compte de sa nature et de l’importance respective de ses diverses composantes. Cette approche est conforme à la conception de l’entreprise adoptée par notre Cour dans l’arrêt Bibeault, précité, que le juge LeBel en Cour d’appel, dans l’affaire Ivanhoe, précitée, décrit ainsi, à la p. 54 :

Cependant, à cette occasion, la Cour suprême n’a jamais décidé que l’ensemble des activités d’une entreprise devaient se retrouver chez le nouveau concessionnaire et qu’il faudrait, à tout le moins, établir un phénomène de miniaturisation intégrale de l’entreprise visée par la concession. Le concept de suffisance, tiré de l’arrêt Mode Amazone, paraît plutôt constituer le fondement même de sa décision.

21 Par ailleurs, j’étudie dans l’affaire Ivanhoe, par. 78-81, l’approche du Tribunal du travail face à l’exigence qu’un degré suffisant d’autonomie soit attribué au concessionnaire, sans quoi il lui serait impossible de conclure à la présence d’une concession d’entreprise. Je note que le tribunal a élaboré des principes raisonnables pour adapter cette exigence aux situations de concession partielle d’entreprise. En pareils cas, un certain degré d’intégration est maintenu entre l’entreprise principale et la partie d’entreprise concédée. Pour le Tribunal du travail, « [p]ar son essence même, une concession partielle d’entreprise doit demeurer dans la sphère de l’entreprise centrale, qui lui donne son identification », comme l’indique le juge LeBel en Cour d’appel, dans l’affaire Ivanhoe, p. 59. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que le donneur d’ouvrage puisse imposer aux nouveaux employeurs des contraintes dans l’exécution de leur travail, puisqu’il demeure chargé du contrôle du fonctionnement de l’entreprise principale dont la concession découle. C’est pourquoi le tribunal juge que la présence de contrats dictant de façon précise certaines modalités d’exécution du travail ne constitue pas un obstacle à l’application de l’art. 45.

22 Par ailleurs, avec respect pour l’opinion contraire, je ne crois pas que l’arrêt Bibeault, précité, ait énoncé une exigence selon laquelle le concessionnaire devrait exercer un contrôle complet sur la partie d’entreprise concédée pour que l’art. 45 puisse s’appliquer. À mon avis, les précisions apportées par le juge Beetz au sujet de la terminologie, aux p. 1079-1081, ne visaient qu’à clarifier le type de sous-traitance dont il était question dans cette affaire et à caractériser de façon appropriée les contrats unissant la Commission scolaire régionale de l’Outaouais à ses sous-traitants. Ces passages ne portaient pas sur la question du degré d’autonomie devant être conféré à un sous-traitant pour que l’application de l’art. 45 soit possible, cette question n’étant pas en litige dans l’arrêt Bibeault. De plus, comme je l’indique dans l’affaire Ivanhoe, précitée, par. 78-79, notre Cour n’a pas non plus à mon avis adopté, dans l’affaire Lester, précitée, une exigence rigide et absolue voulant qu’un sous-traitant doive détenir un contrôle complet sur la partie d’entreprise concédée, bien que la Cour ait laissé entendre qu’un certain degré d’autonomie du concessionnaire était requis.

23 Une exigence de contrôle total serait d’ailleurs incompatible avec le concept même d’une concession partielle d’entreprise qui, en vertu du texte de l’art. 45 du Code du travail, doit entraîner le transfert de l’accréditation. Puisque notre Cour n’a jamais écarté la concession partielle d’entreprise, ayant au contraire expressément reconnu la possibilité d’appliquer l’art. 45 à la sous-traitance (voir Bibeault, précité, p. 1059-1060 et 1105; Ivanhoe, précité, par. 64), il est impensable, à mon avis, d’exiger que le concessionnaire jouisse d’un contrôle absolu et exclusif de la partie d’entreprise concédée. Dans la présente affaire, il revenait au commissaire et au Tribunal du travail d’évaluer le degré d’autonomie qui devait être conféré aux sous-traitants pour entraîner l’application de l’art. 45, ainsi que d’élaborer des critères lui permettant de déterminer si, dans les faits, Services sanitaires et C.A. Construction détenaient l’autonomie requise.

24 En l’espèce, le commissaire et le tribunal ont utilisé le critère de la subordination des salariés face aux entrepreneurs pour déterminer le degré d’autonomie juridique que les contrats laissent à ces derniers quant à l’exploitation de la partie d’entreprise concédée. Ce critère permet de déterminer si l’opération juridique intervenue entre les parties confère suffisamment de pouvoir au concessionnaire pour qu’il puisse effectivement devenir le nouvel employeur responsable de l’exploitation de la partie d’entreprise en cause. Si tel est le cas, l’application de l’art. 45 permet d’assurer la présence d’un employeur juridiquement en mesure de contrôler les conditions de travail des salariés. Il s’agit d’une interprétation contextuelle de la concession partielle d’entreprise, adaptée aux objets de l’art. 45. Cette approche du tribunal semble aussi conforme aux enseignements de l’arrêt Bibeault, précité, quant à la notion de concession d’entreprise. À la page 1120, le juge Beetz écrit :

Il est nécessaire, aux fins de la négociation collective, que l’employeur qui négocie et qui est lié par les termes de la convention collective soit, en même temps, celui qui contrôle l’entreprise: autrement, l’employeur serait incapable de s’acquitter des obligations imposées par la convention.

En l’espèce, la Ville ne possède pas, en vertu des contrats, le pouvoir de déterminer les conditions de travail des salariés ou les mesures disciplinaires devant leur être imposées. Elle ne peut que voir à la bonne exécution des contrats par les entrepreneurs, qui conservent tous les pouvoirs de gestion de leur personnel.

25 L’élaboration des critères permettant d’évaluer le degré d’autonomie qui doit être laissé au concessionnaire pour conclure à l’application de l’art. 45 se situe au cœur de la compétence spécialisée du commissaire du travail en matière de concession d’entreprise. Les principes appliqués en l’espèce ne créent aucune absurdité, mais assurent plutôt une application rationnelle et réaliste de l’art. 45. L’intervention des tribunaux supérieurs n’est donc pas justifiée. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle en est arrivée la majorité de la Cour d’appel dans les arrêts Laurenval et McGill, précités. Dans ces affaires, les donneurs d’ouvrage s’étaient réservé un pouvoir de contrôle sur l’exécution du travail des sous-traitants. Dans l’affaire Laurenval, l’un des sous-traitants devait se conformer aux instructions fournies par le donneur d’ouvrage, qui possédait aussi le pouvoir de superviser l’ensemble du travail. Dans l’affaire McGill, en plus d’effectuer une supervision générale du travail, l’université déterminait l’horaire selon lequel les contrats devaient être exécutés et s’était réservé un pouvoir d’intervention en cas d’urgence. Or, les juges LeBel et Brossard ont conclu qu’il n’était pas manifestement déraisonnable d’appliquer l’art. 45 dans ces circonstances, le juge Brossard estimant toutefois, erronément à mon avis, que l’approche du Tribunal du travail contredisait la jurisprudence de notre Cour.

26 Dans l’affaire Saint-Hubert (C.A.), précitée, portant sur le déneigement municipal, le donneur d’ouvrage s’était réservé des pouvoirs de contrôle importants, semblables à ceux que les contrats laissent à la Ville de Sept-Îles en l’espèce. La Cour d’appel dans cette affaire a jugé que la décision du Tribunal du travail concluant à l’application de l’art. 45 était manifestement déraisonnable, mais pour la majorité de la cour, cette conclusion était fondée uniquement sur le manque de diligence du syndicat dans l’exercice de ses recours et sur la confusion dans la preuve quant à la portée intentionnelle de l’accréditation originale visant le donneur d’ouvrage. En ce qui a trait au raisonnement du Tribunal du travail sur le fond, avec lequel, rappelons-le, le juge Yergeau a exprimé son accord dans la présente affaire, la majorité de la cour s’en remet à ses décisions dans les affaires Ivanhoe et Laurenval, précitées, selon lesquelles l’approche du Tribunal du travail n’est pas manifestement déraisonnable.

27 Par ailleurs, le commissaire et le tribunal ont jugé que l’art. 15 de la convention collective n’écartait pas l’application de l’art. 45. Cette clause, qui autorise la sous-traitance à certaines conditions, ne saurait être qualifiée de renonciation à l’application de l’art. 45 ou de dérogation contractuelle à cette disposition. Comme l’a indiqué le juge LeBel dans l’affaire McGill, précitée, p. 13 :

À ce titre, la fonction de l’article 45 C.tr. se distingue de celle des conventions collectives. Cette disposition constitue un mécanisme légal, différent des aménagements contractuels prévus par les conventions collectives. L’article 45 C.tr. n’a pas de caractère prohibitif, en ce sens que, contrairement à ce qu’on peut lire parfois, il n’interdit pas la vente d’entreprise, sa concession totale ou partielle ou son réaménagement. Il vise tout simplement à y attacher certaines conséquences à l’égard du syndicat accrédité, de la convention collective et de certains actes qui s’y relient. [Je souligne.]

Si l’article 45 n’interdit pas la sous-traitance ou la concession partielle d’entreprise, mais se limite à y attacher des conséquences, on ne peut affirmer qu’une clause qui impose des conditions à l’octroi de sous-contrats vise à déroger à cette disposition. D’ailleurs, même si les parties l’avaient voulu, l’application de l’art. 45 n’aurait pu être écartée par le biais d’une disposition contractuelle. À ce sujet, R. P. Gagnon, dans Le droit du travail du Québec: pratiques et théories (4e éd. 1999), écrit, à la p. 324 :

La jurisprudence reconnaît unanimement dans l’article 45 une disposition d’ordre public à laquelle il ne saurait être question de renoncer, du moins à l’avance, que ce soit par une stipulation d’une convention collective ou par quelque autre entente.

28 De plus, la protection que la convention collective offre en l’espèce est différente et, à certains égards, moins importante que celle conférée par l’art. 45. En effet, l’art. 15 de la convention ne protège que les salariés permanents et réguliers de la Ville. Or, l’article 4 de la convention prévoit plusieurs autres types de salariés, comme le salarié à l’essai, le salarié temporaire, le salarié surnuméraire, l’étudiant et le salarié à temps partiel. Ceux-ci ne bénéficient pas de la protection de toutes les dispositions de la convention collective, mais jouissent tout de même de certains avantages au niveau du salaire et des conditions de travail qui ne seront pas maintenus par le biais de l’application de l’art. 15, si l’employeur décide d’accorder un sous-contrat. Par ailleurs, rien dans la convention collective ne permet d’assurer le transfert de l’accréditation de façon à lier un tiers. Or, l’article 45 cherche avant tout à préserver un cadre de négociation collective dans l’entreprise par le biais du transfert de l’accréditation au nouvel employeur.

29 Par contre, le caractère d’ordre public de l’art. 45 ne signifie pas qu’il est interdit au commissaire du travail de prendre en considération la présence d’une disposition protégeant les salariés en cas de concession en sous-traitance. En effet, j’ai indiqué dans l’affaire Ivanhoe, précitée, par. 106-110, que l’art. 46 du Code du travail confère au commissaire de larges pouvoirs pour régler toutes les difficultés pouvant découler de l’application de l’art. 45. Le commissaire peut, par exemple, prononcer l’application de l’art. 45, mais refuser le transfert d’une convention, comme ce fut fait dans l’affaire Ivanhoe, bien qu’en règle générale, le sort de la convention suivra celui de l’accréditation.

30 Le transfert à des sous-traitants des conventions collectives généreuses négociées dans le monde municipal peut comporter certains désavantages. D’une part, il pourrait limiter la possibilité de recourir à la sous-traitance pour la municipalité en décourageant les futurs soumissionnaires. D’autre part, il pourrait s’avérer difficile à mettre en application dans le cas d’entrepreneurs employant un nombre restreint de salariés. Devant le commissaire du travail, C.A. Construction soulignait que des difficultés graves devraient être envisagées si la convention collective lui était transférée alors qu’elle n’avait que deux employés. Lorsque, comme en l’espèce, des protections contractuelles ont été négociées en faveur des salariés, qui ne subissent aucun désavantage à la suite de la concession en sous-traitance, le commissaire peut examiner l’ensemble des difficultés entraînées par l’application de l’art. 45 et, s’il le juge approprié, il a le pouvoir de refuser le transfert de la convention collective.

31 Bien que le sort de la convention suivra généralement celui de l’accréditation, les art. 45 et 46 permettent de distinguer entre le transfert de l’accréditation et l’opportunité, qui s’apprécie par la suite, de transférer dans son intégralité la convention collective. Les dispositions contractuelles visant à protéger les salariés en cas de concession d’entreprise, ainsi que la situation concrète qui prévaut dans l’entreprise et dans l’industrie en général, constituent des facteurs pertinents que le commissaire pourra examiner au moment de décider du transfert de la convention collective. Cependant, il revient uniquement au commissaire et au Tribunal du travail, comme je l’indique dans l’affaire Ivanhoe, précitée, par. 114-117, d’examiner les facteurs en cause et de choisir la solution qu’ils considèrent la plus appropriée. En l’espèce, les instances spécialisées ont opté pour le transfert de la convention collective. Cette solution comporte certains inconvénients, comme c’était le cas pour la solution contraire, retenue dans l’affaire Ivanhoe, mais ceux-ci ne sauraient être suffisants pour justifier la révision judiciaire dans le cadre de l’application de la norme de contrôle de l’erreur manifestement déraisonnable.

32 Par ailleurs, en vertu de l’art. 1 LVSPM, une municipalité ne peut aliéner un service d’utilité publique, « à moins que ce ne soit au moyen d’un règlement soumis à l’approbation des personnes habiles à voter et du gouvernement ». En l’espèce, aucun règlement n’a été soumis à l’approbation des électeurs ou du gouvernement avant l’octroi des contrats à C.A. Construction et à Services sanitaires. À mon avis, la LVSPM n’a aucune pertinence quant à l’application de l’art. 45 du Code du travail. L’existence de mécanismes particuliers permettant à une municipalité d’aliéner certains services à caractère public n’influence pas l’analyse portant sur les conséquences, en droit du travail, d’une aliénation ou d’une concession d’un tel service. Lorsque le commissaire jugera qu’une aliénation ou une concession d’entreprise au sens de l’art. 45 est intervenue, l’accréditation et, dans la plupart des cas, la convention collective, seront transférées au nouvel employeur. La LVSPM ne pourra intervenir que pour annuler une aliénation qui serait faite en violation de ses dispositions. Comme l’indique le juge Zerbisias (ad hoc) dans l’affaire Saint-Hubert (C.A.), précitée, p. 82 :

Ce contrat que la Ville a passé avec les sous-traitants ne se voit donc pas appliquer la Loi sur la vente des services publics municipaux. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’application de l’article 45 C.tr. ne peut être déclenchée. Il est tout à fait concevable qu’une partie identifiable de l’entreprise municipale de déneigement puisse être transférée à une nouvelle entreprise sans transfert de la responsabilité face aux tiers et du moyen de financer l’activité vendue. [Je souligne.]

L’argument voulant que l’application de l’art. 45 soit impossible parce que la Ville ne peut se départir de son obligation de cueillir les ordures sans respecter les exigences de la LVSPM doit donc être écarté en l’espèce.

33 En somme, la décision concluant à la présence d’une concession partielle d’entreprise entraînant l’application de l’art. 45 en l’espèce n’est ni manifestement déraisonnable, ni contraire à la jurisprudence de notre Cour ou aux dispositions législatives applicables. L’intervention de la Cour supérieure était donc injustifiée et la décision de la Cour d’appel doit être confirmée.

VI. Conclusion

34 Pour ces motifs, je rejetterais l’appel, avec dépens.

Version française des motifs rendus par

35 Le juge Bastarache (dissident) — J’ai pris connaissance des motifs majoritaires que ma collègue madame le juge Arbour a rédigés dans le présent arrêt et dans l’arrêt Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565, 2001 CSC 47, rendus simultanément, et je dois, en toute déférence, exprimer ma dissidence en l’espèce comme je l’ai fait dans Ivanhoe au sujet de l’interprétation de la disposition relative à la succession d’entreprise contenue à l’art. 45 du Code du travail du Québec, L.R.Q., ch. C-27.

36 Dans Ivanhoe, j’étais essentiellement en désaccord sur trois points : (i) vu l’absence de lien entre la partie qui était « le nouvel employeur » au sens de l’art. 45 (les quatre entrepreneurs) et celle qui était « l’employeur précédent » (Moderne), l’exigence de lien établie dans l’arrêt Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23, n’était pas respectée; (ii) on ne pouvait pas renverser l’interdiction par l’arrêt Bibeault (U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048) d’une définition purement fonctionnelle de la notion d’« entreprise » figurant à l’art. 45 en faisant valoir que la définition « organique » de la notion d’ « entreprise », que donne le juge Beetz dans cet arrêt, est respectée dans le cas où seuls des travaux, des tâches ou des fonctions doivent être transférés; et (iii) la théorie de « l’employeur potentiel » ou de la rétrocession, selon laquelle Ivanhoe est considérée comme étant « l’employeur précédent » pour l’application de l’art. 45, n’est nullement appuyée par le texte de cette disposition et constitue une interprétation manifestement déraisonnable de cette dernière.

37 Malgré certains recoupements, les questions soulevées dans la présente affaire sont moins nombreuses que dans Ivanhoe. Des trois points sur lesquels j’étais en désaccord, seul le deuxième s’applique en l’espèce. La théorie de « l’employeur potentiel » ou de la rétrocession de même que l’absence totale de lien entre le nouvel employeur et l’employeur précédent ne sont pas en cause en l’espèce simplement parce qu’il s’agit ici de sous‑traitance à un seul niveau. L’appelante, la Ville de Sept‑Iles (la « Ville »), a confié son service de collecte des ordures à deux sous‑traitants, les sociétés C.A. Construction enr. et Services sanitaires du St-Laurent inc. (les « sociétés »). Il n’est donc pas contesté que « l’employeur précédent » est la Ville et que les sociétés sont « le nouvel employeur ». Il ne manque aucun maillon à la chaîne en ce qui concerne l’exigence de lien de droit, et il n’est pas nécessaire de recourir à une théorie de « l’employeur potentiel » ou de la rétrocession pour relier artificiellement cette partie en application de l’art. 45. Autrement dit, il s’agit d’un simple cas de sous‑traitance où il faut déterminer s’il était manifestement déraisonnable de la part du Tribunal du travail de décider ([1995] T.T. 395) que la sous‑traitance de la collecte des ordures était une concession partielle de l’entreprise de la Ville qui suffisait pour entraîner l’application de l’art. 45.

38 Je juge cette décision manifestement déraisonnable. Ce faisant, je me fonde (i) essentiellement sur la même interprétation de l’arrêt Bibeault, précité, que j’ai exposée dans mes motifs dissidents dans l’arrêt Ivanhoe, selon laquelle cet arrêt interdit une définition purement fonctionnelle de la notion d’« entreprise » contenue à l’art. 45, et on reviendrait à cette définition si on concluait qu’il y a succession d’entreprise dans le cas où seuls des tâches ou des travaux ont été transférés, et (ii) sur l’arrêt de notre Cour Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, où, dans le cadre de l’analyse relative à la succession d’entreprise, les tâches liées à l’entreprise cédée sont assujetties à une condition d’autonomie.

I. L’arrêt Bibeault

39 Dans Bibeault, le juge Beetz a mis le mot « sous‑traitant » entre guillemets et, dans la partie de l’arrêt portant sur la terminologie, à la p. 1080, il a expliqué ce choix en disant qu’il préférait employer le mot « entrepreneur » plutôt que le mot « sous‑traitant » pour décrire le cas où il peut y avoir succession d’entreprise. Dans son analyse de l’emploi du mot « sous‑traitant » par les cours d’instance inférieure, il a dit, à la p. 1080, que la sous‑traitance dans ce contexte désigne non pas une situation où une personne « se charge de quelques parties d’un travail, d’une fourniture, d’une entreprise dont un autre a été chargé pour la totalité », mais plutôt la « [p]ratique par laquelle une organisation confie l’exécution de certains travaux à un entrepreneur spécialisé autonome [dans le cas où] [c]et entrepreneur assume l’entière responsabilité de ces travaux qu’il exécute lui‑même ou par l’entremise de son propre personnel » (p. 1080 (je souligne)). En d’autres termes, selon son interprétation, il doit y avoir cession d’un « contrôle absolu » pour que la sous‑traitance puisse entraîner l’application de l’art. 45.

40 En l’espèce, la Ville n’a pas cédé aux sociétés le contrôle absolu de la collecte des ordures. Elle continue de jouer un rôle de gestion et de surveillance de la prestation du service de collecte des ordures. Par exemple, elle établit l’horaire des collectes qu’elle seule peut modifier; elle s’occupe des plaintes relatives au service; elle rencontre les clients qui ont besoin de plus de renseignements, notamment sur la quantité de déchets. Certes, les sociétés sont responsables de leur personnel (par exemple, en ce qui concerne les conditions de travail et le comportement au travail), mais elles sont loin d’exercer un contrôle absolu sur les travaux.

41 L’idée que l’art. 45 ne peut s’appliquer qu’aux cas de sous‑traitance où l’employeur précédent se décharge de toute responsabilité relative aux travaux effectués et où l’entrepreneur assume l’entière responsabilité de ces travaux est conforme au rejet en l’espèce de la définition purement fonctionnelle d’une entreprise. Comme je l’ai affirmé au par. 140 de l’arrêt Ivanhoe, l’arrêt Bibeault établit que « pour l’application de l’art. 45, une entreprise ne saurait comprendre uniquement les travaux ou les tâches que les salariés exécutaient pour l’employeur précédent, ni les fonctions qu’ils exerçaient pour lui. Pour que la disposition relative à la succession d’entreprise s’applique, il faut que quelque chose de plus soit vendu ou concédé. » Pour reprendre les termes utilisés par le juge Beetz dans l’arrêt Bibeault, ce qui est vendu ou concédé doit être l’entreprise au sens de « going concern » (entreprise en exploitation); il ne peut s’agir uniquement des travaux. En l’espèce, toutefois, seuls les travaux sont confiés en sous‑traitance et la Ville demeure responsable de la prestation du service. C’est précisément dans ce cas que l’art. 45 ne s’applique pas, selon l’arrêt Bibeault. Là encore, je ne puis convenir que des travaux suffisent en soi pour respecter l’art. 45 lorsque c’est tout ce qui peut être transféré.

II. L’arrêt Lester

42 Abordant les dispositions relatives à la succession d’entreprise dans l’arrêt Lester, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a affirmé, au nom de la Cour à la majorité, à la p. 676 :

La jurisprudence de tous les ressorts au Canada va dans le même sens. Même s’il existe de légères différences d’une province à l’autre en ce qui a trait à la portée (certaines lois ne mentionnent que l’aliénation d’une entreprise tandis que d’autres prévoient l’aliénation d’une partie d’une entreprise), le principe commun à tous les ressorts est qu’il doit y avoir abandon de quelque chose de la première entreprise en faveur de la deuxième.

L’idée qu’une partie « abandonne » quelque chose « en faveur » de l’autre suppose que ce « quelque chose » doit être ce qui est désigné soit comme « une entité fonctionnelle qui est viable par elle‑même ou qui peut suffisamment être distinguée pour pouvoir être retranchée de l’ensemble » (p. 676), soit comme « un instrument économique fonctionnel » (p. 677). Le juge McLachlin a ajouté que, « d’une façon quelconque, la première société ne possède plus l’entreprise ou la partie de l’entreprise visée, qui a été transmise à la deuxième société » (p. 675-676).

43 Cette notion comporte, à mon avis, deux éléments importants. Premièrement, il y a l’idée que ce qui est transféré doit être une entité ou un instrument économique fonctionnel viable. Deuxièmement, le transfert a un caractère définitif en ce sens que la première entreprise n’a plus le contrôle de la partie de l’entreprise qui a été cédée, c’est‑à‑dire, abandonnée en faveur d’un tiers. Cela correspond à l’exigence de contrôle absolu que le juge Beetz a adoptée relativement à la sous‑traitance dans l’arrêt Bibeault.

44 Dans l’arrêt de la Cour d’appel Ivanhoe inc. c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500, [1999] R.J.Q. 32, auquel souscrivent les juges majoritaires de notre Cour, le juge LeBel (maintenant juge de notre Cour) affirme qu’il n’est pas nécessaire que ce qui est transféré soit une « miniaturisation intégrale de l’entreprise » (p. 54) ou l’« entreprise originale miniaturisée, dans laquelle on retrouverait tous les éléments d’origine » (p. 60). Il dit qu’il suffit que la partie de l’entreprise « détien[ne] une possibilité d’autonomie », mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit « susceptible de vente ou totalement viable économiquement, de façon autonome » (p. 60).

45 En toute déférence, je ne suis pas d’accord. J’estime que l’art. 45 exige que ce qui est vendu ou concédé détienne l’autonomie dans les faits et non pas théoriquement, provisoirement ou éventuellement. Il ne suffit pas de satisfaire à la première condition de l’arrêt Lester, selon laquelle il doit s’agir d’une entité ou d’un instrument économique fonctionnel viable. De plus, lorsque seuls les travaux sont cédés et que le « cédant » demeure responsable du « cessionnaire », je ne vois pas comment la deuxième condition, celle du caractère définitif, est respectée.

III. Conclusion

46 Je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que la spécificité de l’industrie de la construction a été analysée dans l’arrêt Lester (voir l’arrêt Ivanhoe, précité, par. 67) et que l’évaluation de la succession d’entreprise peut varier quelque peu selon la nature de l’industrie en cause, mais je ne saurais convenir qu’une classification liée à une industrie telle une « entreprise de services » signifie que l’on peut considérer que ce qui, par ailleurs, constituerait seulement un transfert de fonctions satisfait à la conception organique de l’arrêt Bibeault.

47 Je conviens avec les juges majoritaires que des services comme l’entretien ménager et la collecte des ordures peuvent légitimement entraîner l’application de la disposition relative à la succession d’entreprise si une partie suffisante de l’entreprise qui fournit ces services est transférée. Je tiens à préciser que rien en l’espèce ne dépend de la façon dont l’employeur initial perçoit l’importance ou l’intégralité de tels services. Cependant, je ne crois pas que, lorsqu’une nouvelle société assure ces services, le simple fait de la qualifier d’industrie puisse respecter quant au fond l’interprétation fondée sur le « going concern » (entreprise en exploitation) qui est donnée du mot « entreprise » dans l’arrêt Bibeault.

48 Comme je l’ai affirmé dans mes motifs dissidents dans l’arrêt Ivanhoe, l’arrêt Ajax démontre que notre Cour s’est quelque peu éloignée de la conception des dispositions relatives à la succession d’entreprise qu’elle avait adoptée auparavant dans les arrêts Bibeault et Lester. L’arrêt Ajax n’a cependant pas abordé l’interdiction par l’arrêt Bibeault d’une définition purement fonctionnelle du terme « entreprise » ni les conditions de l’arrêt Lester qui ne concernaient pas l’existence de sociétés apparentées et leurs antécédents commerciaux.

49 J’accueillerais le pourvoi en raison de l’interprétation manifestement déraisonnable qui a été donnée des arrêts de notre Cour Bibeault et Lester.

Pourvoi rejeté avec dépens, le juge Bastarache est dissident.

Procureur de l’appelante : Claude Bureau, Sept-Îles.

Procureurs de l’intimé le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2589 : Trudel, Nadeau, Lesage, Larivière & Associés, Québec.

Procureurs de l’intimé le Tribunal du travail : Bernard, Roy & Associés, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 48 ?
Date de la décision : 13/07/2001
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. la décision du tribunal du travail n’est pas manifestement déraisonnable

Analyses

Droit du travail - Concession partielle d’une entreprise - Sous-traitance d’un service municipal - Définition d’entreprise - Degré d’autonomie accordé aux sous-traitants - Décision du commissaire du travail concluant à l’existence d’une concession partielle d’entreprise et transférant l’accréditation ainsi que la convention collective aux nouveaux sous-traitants - Quel est le degré d’autonomie nécessaire pour conclure à une concession partielle? - Le commissaire a-t-il adopté une conception fonctionnelle de l’entreprise? - Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 45.

Droit administratif - Contrôle judiciaire - Norme de contrôle - Tribunal du travail - Norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal du travail relatives à l’existence d’une aliénation ou concession d’entreprise - Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 45, 46.

La Ville appelante a confié le service de cueillette des ordures de certains secteurs de la municipalité à des sous-traitants. Conformément à l’art. 15 de la convention collective liant la Ville au syndicat intimé, qui représente les employés manuels salariés de la Ville, aucune mise à pied, baisse de salaire ou perte de bénéfices pour les salariés syndiqués n’a résulté des contrats de sous-traitance. Le syndicat a déposé devant le commissaire général du travail des requêtes, en vertu de l’art. 45 du Code du travail, pour faire constater la transmission aux sous-traitants de l’accréditation et de la convention collective liant la Ville. La preuve présentée indiquait que les sous-traitants utilisaient leur propre main-d’œuvre et équipement, conservaient tous les pouvoirs quant à la gestion de leur personnel et devaient se conformer aux instructions de la Ville quant à la bonne exécution du contrat. La Ville demeurait ultimement responsable de plusieurs aspects du service d’enlèvement des ordures. Le commissaire, dans une décision confirmée par le Tribunal du travail, a constaté qu’il y avait eu transmission partielle des droits et obligations de la Ville aux sous-traitants et que ceux-ci étaient liés par l’accréditation et la convention collective. La Cour supérieure, considérant qu’il était manifestement déraisonnable de ne tenir compte que du transfert de fonctions, accueille les requêtes en révision judiciaire présentées par la Ville et un de ses sous‑traitants. La Cour d’appel rétablit la décision du Tribunal du travail indiquant que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifestement déraisonnable et que la décision du tribunal en l’espèce ne comporte aucune erreur pouvant justifier l’intervention des tribunaux supérieurs.

Arrêt (le juge Bastarache est dissident) : Le pourvoi est rejeté. La décision du Tribunal du travail n’est pas manifestement déraisonnable.

Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major et Arbour : La norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifestement déraisonnable. En vertu des principes élaborés par le Tribunal du travail à la suite de l’arrêt Bibeault, l’art. 45 du Code du travail peut s’appliquer à des contrats de sous-traitance lorsque le concessionnaire, en plus d’exécuter des fonctions similaires à celles qu’effectuait le concédant initialement visé par l’accréditation, reçoit un droit d’exploitation portant sur une partie de l’entreprise de ce dernier. Ces principes ne sont pas manifestement déraisonnables et ne contredisent pas la jurisprudence de notre Cour qui prévoit qu’il revient aux instances spécialisées de pondérer les critères applicables pour déterminer si une concession d’entreprise est intervenue. De plus, les décisions du commissaire et du tribunal en l’espèce ne constituent pas un retour à une conception fonctionnelle de l’entreprise. Au contraire, les décideurs spécialisés ont cherché à identifier les éléments essentiels de la partie d’entreprise concédée en tenant compte de sa nature et de l’importance respective de ses diverses composantes. Cette approche est conforme à la conception de l’entreprise adoptée par notre Cour dans l’arrêt Bibeault.

Le Tribunal du travail a également élaboré des principes raisonnables afin d’adapter aux cas de concession partielle d’entreprise l’exigence voulant qu’un degré suffisant d’autonomie soit attribué au concessionnaire afin de pouvoir conclure à la présence d’une concession d’entreprise. La présence d’un contrat dictant de façon précise certaines modalités d’exécution du travail ne constitue pas un obstacle à l’application de l’art. 45. Dans sa jurisprudence, notre Cour n’a pas adopté une exigence rigide et absolue voulant qu’un sous-traitant doive détenir un contrôle complet sur la partie d’entreprise concédée. En l’espèce, le commissaire et le Tribunal du travail ont utilisé le critère de la subordination des salariés face aux entrepreneurs pour déterminer le degré d’autonomie juridique que les contrats de sous-traitance laissent à ces derniers quant à l’exploitation de la partie d’entreprise concédée. L’élaboration des critères permettant d’évaluer le degré d’autonomie qui doit être laissé au concessionnaire pour conclure à l’application de l’art. 45 se situe au cœur de la compétence spécialisée du commissaire du travail en matière de concession d’entreprise. Les principes appliqués en l’espèce ne créent aucune absurdité, mais assurent plutôt une application rationnelle et réaliste de l’art. 45.

L’article 15 de la convention collective, autorisant la sous-traitance à certaines conditions, ne saurait constituer une renonciation à l’application de l’art. 45 ou une dérogation contractuelle à cette disposition. D’ailleurs, l’art. 45 étant une disposition d’ordre public, on ne peut l’écarter par le biais d’une disposition contractuelle.

Bien que le sort de la convention suit généralement celui de l’accréditation, les art. 45 et 46 du Code du travail permettent de distinguer entre le transfert de l’accréditation et l’opportunité, qui s’apprécie par la suite, de transférer dans son intégralité la convention collective. Les dispositions contractuelles visant à protéger les salariés en cas de concession d’entreprise, ainsi que la situation concrète qui prévaut dans l’entreprise et dans l’industrie en général, constituent des facteurs pertinents que le commissaire pourra examiner au moment de décider du transfert de la convention collective. Cependant, il revient uniquement au commissaire et au Tribunal du travail d’examiner les facteurs en cause et de choisir la solution qu’ils considèrent la plus appropriée. En l’espèce, les instances spécialisées ont opté pour le transfert de la convention collective. Cette solution comporte certains inconvénients, mais ils ne sauraient être suffisants pour justifier la révision judiciaire dans le cadre de l’application de la norme de contrôle de l’erreur manifestement déraisonnable.

La Loi sur la vente des services publics municipaux n’a aucune pertinence quant à l’application de l’art. 45 du Code du travail. L’existence de mécanismes particuliers permettant à une municipalité d’aliéner certains services à caractère public n’influence pas l’analyse portant sur les conséquences, en droit du travail, d’une aliénation ou d’une concession d’un tel service.

Le juge Bastarache (dissident) : Il était manifestement déraisonnable de la part du Tribunal du travail de décider que la sous‑traitance de la collecte des ordures était une concession partielle de l’entreprise de la Ville qui suffisait pour entraîner l’application de l’art. 45 du Code du travail. Premièrement, l’arrêt Bibeault interdit une définition purement fonctionnelle de la notion d’« entreprise » contenue à l’art. 45, et on reviendrait à cette définition si on concluait qu’il y a succession d’entreprise dans le cas où seuls des tâches ou des travaux ont été transférés. Selon cet arrêt, il doit y avoir cession d’un « contrôle absolu » pour que la sous‑traitance puisse entraîner l’application de l’art. 45. En l’espèce, bien que les sous-traitants aient été responsables de leur personnel, la Ville ne leur a pas cédé le contrôle absolu du service de collecte des ordures, mais a plutôt continué de jouer un rôle de gestion et de surveillance. L’article 45 ne peut s’appliquer qu’aux cas de sous‑traitance où l’employeur précédent se décharge de toute responsabilité relative aux travaux effectués et où l’entrepreneur assume l’entière responsabilité de ces travaux. Deuxièmement, on n’a pas satisfait à la condition d’autonomie établie dans l’arrêt Lester relativement à l’analyse concernant la succession d’entreprise. Cette condition comporte deux éléments. Le premier élément est l’idée que ce qui est transféré doit être une entité ou un instrument économique fonctionnel viable. Le deuxième élément est le caractère définitif du transfert en ce sens que la première entreprise n’a plus le contrôle de la partie de l’entreprise qui a été cédée. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, seuls des travaux sont cédés et que le « cédant » demeure responsable du « cessionnaire », la condition du caractère définitif n’est pas respectée.


Parties
Demandeurs : Sept-Îles (Ville)
Défendeurs : Québec (Tribunal du travail)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Arbour
Arrêts suivis : Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565, 2001 CSC 47, conf. [1999] R.J.Q. 32
U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644
arrêts examinés : Université McGill c. St-Georges, [1999] R.J.D.T. 9
Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Commission scolaire Laurenval, [1999] R.J.D.T. 1
arrêts mentionnés : Syndicat des cols bleus de Ville de Saint-Hubert c. Ville de Saint-Hubert, [1999] R.J.D.T. 76, conf. St-Hubert (Ville de) c. Prud’homme, J.E. 95-1642, inf. Syndicat des cols bleus de Ville de St-Hubert c. Entreprises Gilles Tisseur inc., D.T.E. 95T-318
Maison L’Intégrale inc. c. Tribunal du travail, [1996] R.J.Q. 859, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xi.
Citée par le juge Bastarache (dissident)
Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565, 2001 CSC 47, conf. [1999] R.J.Q. 32
Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23
U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644.
Lois et règlements cités
Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 45, 46 [rempl. 1990, ch. 69, art. 2].
Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public et le secteur municipal, L.Q. 1993, ch. 37.
Loi sur la vente des services publics municipaux, L.R.Q., ch. V-4, art. 1 [rempl. 1987, c. 57, art. 814].
Doctrine citée
Gagnon, Robert P. Le droit du travail du Québec: pratiques et théories, 4e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1999.

Proposition de citation de la décision: Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), 2001 CSC 48 (13 juillet 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-07-13;2001.csc.48 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award