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06/06/2003 | CANADA | N°2003_CSC_34

Canada | Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2003 CSC 34 (6 juin 2003)


Trociuk c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 835, 2003 CSC 34

Darrell Wayne Trociuk Appelant

c.

Procureur général de la Colombie‑Britannique,

Directeur des statistiques de l’état civil et Reni Ernst Intimés

Répertorié : Trociuk c. Colombie‑Britannique (Procureur général)

Référence neutre : 2003 CSC 34.

No du greffe : 28726.

2002 : 4 décembre; 2003 : 6 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
r>en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (...

Trociuk c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 835, 2003 CSC 34

Darrell Wayne Trociuk Appelant

c.

Procureur général de la Colombie‑Britannique,

Directeur des statistiques de l’état civil et Reni Ernst Intimés

Répertorié : Trociuk c. Colombie‑Britannique (Procureur général)

Référence neutre : 2003 CSC 34.

No du greffe : 28726.

2002 : 4 décembre; 2003 : 6 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2001), 90 B.C.L.R. (3d) 1, 152 B.C.A.C. 243, 200 D.L.R. (4th) 685, 18 R.F.L. (5th) 172, 83 C.R.R. (2d) 74, [2001] 7 W.W.R. 415, [2001] B.C.J. No. 1052 (QL), 2001 BCCA 368, qui a confirmé une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1999), 67 B.C.L.R. (3d) 389, 47 R.F.L. (4th) 79, 64 C.R.R. (2d) 323, [1999] B.C.J. No. 1146 (QL). Pourvoi accueilli.

Dairn O. Shane, pour l’appelant.

Jeffrey M. Loenen, pour les intimés le procureur général de la Colombie‑Britannique et le Directeur des statistiques de l’état civil.

Martin O. Screech, pour l’intimée Reni Ernst.

Version française du jugement de la Cour rendu par

La juge Deschamps —

I. Introduction

1 Une loi peut-elle validement permettre d’exclure arbitrairement de la déclaration de naissance de ses enfants les renseignements concernant l’identité d’un père et, par conséquent, l’empêcher de participer au choix de leur nom de famille?

2 M. Darrell Wayne Trociuk et Mme Reni Ernst sont les parents de triplets nés le 29 janvier 1996. La mère a rempli et présenté elle-même la déclaration de naissance vivante sur laquelle elle a inscrit que le père était [traduction] « non reconnu par la mère ». Elle a choisi et enregistré seule le nom de famille des enfants. Elle agissait conformément aux al. 3(1)b) et 4(1)a) du Vital Statistics Act, R.S.B.C. 1996, ch. 479 (la « Loi »). L’alinéa 3(1)b) prévoit :

[traduction]

3 (1) Dans les 30 jours qui suivent la naissance d’un enfant en Colombie-Britannique,

. . .

b) la mère de l’enfant doit, si le père est incapable ou si elle ne reconnaît pas ou ne connaît pas le père,

. . .

remplir et délivrer au registraire de district une déclaration dans la forme prescrite par le directeur.

et l’alinéa 4(1)a) dispose :

[traduction]

4 (1) Le nom de famille de l’enfant doit être enregistré comme suit :

a) si un seul des deux parents remplit la déclaration visée à l’article 3, le nom de famille doit être choisi par ce parent.

3 Le paragraphe 3(6)b) de la Loi interdit au père de faire modifier l’enregistrement :

[traduction]

3 . . .

(6) Si une déclaration remplie par le père ou la mère de l’enfant ou par une personne qui n’est ni le père ni la mère de l’enfant est enregistrée, le directeur peut modifier l’enregistrement de la naissance sur demande de l’une ou l’autre des personnes suivantes :

. . .

b) la mère de l’enfant si le père est incapable ou si elle ne reconnaît pas ou ne connaît pas le père;

4 Le père et la mère se sont séparés. Le 2 avril 1997, le père obtient une ordonnance de droits d’accès supervisés. Le 15 mai 1997, la cour accorde à la mère la garde intérimaire et une pension alimentaire pour les enfants. La cour ordonne aussi au père de se soumettre à un test de paternité. Le 5 septembre 1997, la cour reconnaît la paternité de M. Trociuk. À cette audience et aux audiences suivantes, le juge en chambre refuse de modifier les déclarations de naissance pour y ajouter les renseignements concernant l’identité du père. Il refuse aussi de changer le nom de famille des triplets. Le père demande à deux reprises au directeur des statistiques de l’état civil de modifier les déclarations de naissance et d’inscrire les renseignements permettant de l’identifier. Ses demandes sont refusées.

5 Le père demande par requête des ordonnances de mandamus enjoignant au directeur des statistiques de l’état civil d’inscrire son nom sur les déclarations de naissance et de modifier le nom de famille des enfants de « Ernst » à « Ernst‑Trociuk ». Il demande aussi à la cour d’exercer sa compétence parens patriae et d’ordonner que les enfants portent ce nom composé. Finalement, le père demande un jugement déclarant que le par. 3(1) de la Loi est discriminatoire en fonction du sexe et contrevient au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

6 Dans une décision rendue le 17 mai 1999, le juge Collver rejette la requête en mandamus, la demande d’exercice de la compétence parens patriae et la demande fondée sur la Charte (T. (D.W.) c. British Columbia (Attorney General) (1999), 67 B.C.L.R. (3d) 389). Le juge Collver ne traite pas directement de la question de savoir si la Loi contrevient au par. 15(1), mais conclut que, si elle y contrevenait, elle serait justifiée au regard de l’article premier. M. Trociuk se pourvoit. Dans des motifs distincts rendus le 23 mai 2001, les juges Southin et Newbury rejettent son appel. Elles rejettent aussi les arguments avancés à l’appui de la position de M. Trociuk par un amicus curiae représentant les enfants (T. (D.W.) c. British Columbia (Attorney General) (2001), 90 B.C.L.R. (3d) 1). La juge Prowse est dissidente sur la question du par. 15(1). Elle estime que la Loi y contrevient et qu’elle n’est pas justifiée au regard de l’article premier.

II. Analyse

7 Les seules questions en litige devant la Cour sont de savoir si les al. 3(1)b) et 3(6)b) de la Loi discriminent en fonction du sexe, contrevenant ainsi au par. 15(1) de la Charte et, dans l’affirmative, si les dispositions contestées sont justifiées au regard de l’article premier. Bien que les dispositions affectent nécessairement des intérêts divers, notamment l’intérêt supérieur des enfants, ces intérêts devront, en l’espèce, être examinés dans le cadre des analyses relatives au par. 15(1) et à l’article premier.

A. Le paragraphe 15(1) et le test de l’arrêt Law

8 Le paragraphe 15(1) dispose : « La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

9 L’application du par. 15(1) est maintenant régie par le test établi dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. En l’espèce, les deux premières étapes du test sont clairement franchies. Les dispositions contestées font expressément une distinction fondée sur un motif énuméré et le demandeur a subi un traitement différent en raison de ce motif (par. 39).

10 Les alinéas 3(1)b) et 3(6)b) de la Loi font une distinction entre les pères et les mères. Cette distinction est fondée sur le sexe car seules les femmes peuvent être mères et seuls les hommes peuvent être pères. Cette distinction entraîne une différence de traitement car les pères sont désavantagés par rapport aux mères. Ils sont désavantagés en ce que, lorsqu’ils ne sont pas reconnus par la mère, ils ne peuvent être identifiés dans la déclaration de naissance et ne peuvent participer au choix du nom de famille de leurs enfants.

11 Premièrement, interprétées ensemble, les dispositions contestées permettent d’exclure de façon permanente les renseignements concernant l’identité du père de la déclaration de naissance, si la mère, avec ou sans motif, choisit de ne pas le reconnaître (en l’inscrivant comme « non reconnu »). Si la mère choisit de ne pas le reconnaître aux termes de l’al. 3(1)b) et enregistre la naissance sans identifier le père, l’al. 3(6)b) empêche alors le père de faire modifier l’enregistrement.

12 Deuxièmement, les al. 3(1)b) et 4(1)a) de la Loi permettent à la mère de ne pas reconnaître le père, avec ou sans motif, et donc de l’exclure du choix du nom de famille de ses enfants. Après la décision initiale de ne pas le reconnaître, ni la Loi, ni le Name Act, R.S.B.C. 1996, ch. 328, ne prévoient de recours pour le père. En vertu du Name Act, le père, même s’il a la garde des enfants, ne peut changer leur nom de famille qu’avec le consentement de la mère (par. 4(3) et (4)).

13 L’analyse qui précède permet de conclure que les dispositions contestées font expressément une distinction fondée sur le motif énuméré du sexe et que cette distinction donne lieu à une différence de traitement. Suivant ces dispositions, les renseignements concernant l’identité du père peuvent être exclus arbitrairement de la déclaration de naissance de ses enfants et ce, en raison de son sexe. En conséquence de cette exclusion, il ne peut participer au choix de leur nom de famille. De plus, le père n’a aucun recours contre l’effet de ces dispositions. La dernière question à étudier, selon le test de l’arrêt Law, est celle de l’atteinte à la dignité résultant, du point de vue du demandeur raisonnable, de cette différence de traitement (par. 61). En y répondant, j’analyserai d’abord la prétention selon laquelle l’intérêt du père en l’espèce est peu important.

L’analyse de l’atteinte à la dignité

a) L’importance de l’intérêt du père

14 L’avocat des intimés devant notre Cour a soutenu que les effets sur le père des distinctions faites dans les dispositions contestées ont peu d’importance et, par conséquent, ne sont pas susceptibles de créer une discrimination. La juge Southin de la Cour d’appel s’est aussi dite d’avis que la distinction n’engendrait pas de discrimination (par. 85). Je diffère d’opinion. Les distinctions contestées ont une incidence sur des intérêts importants et ce, d’une manière qui pourrait être perçue comme une atteinte à sa dignité par un demandeur raisonnable se trouvant dans la même situation que l’appelant.

15 Les parents ont un intérêt clair dans une participation significative à la vie de leurs enfants. Dans B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 85, le juge La Forest affirme que « les individus ont un intérêt personnel profond, en tant que parents, à favoriser la croissance de leurs propres enfants ». Dans la même veine, la juge Wilson écrit, dans R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, p. 319 : « L’affection qui lie l’individu à sa famille et les obligations et responsabilités qu’il assume envers elle sont au cœur de son individualité et de son rôle dans le monde. »

16 L’inscription de l’identité d’un parent dans la déclaration de naissance est un important moyen de participer à la vie de son enfant. La déclaration de naissance n’est pas seulement une façon d’assurer l’enregistrement rapide des naissances. Elle témoigne des liens biologiques entre le parent et son enfant, et l’inscription de l’identité des parents dans la déclaration est un moyen d’affirmer ces liens. Ces liens ne définissent pas totalement la relation parent-enfant. Toutefois, dans notre société, ils constituent pour plusieurs un élément crucial de cette relation et leur affirmation est une façon importante pour ces parents de participer à la vie de leur enfant. L’importance de cette affirmation ne relève pas seulement d’une perception subjective. La législature de la Colombie-Britannique a attaché des conséquences importantes à la présence des renseignements concernant l’identité du père dans la déclaration de naissance de son enfant. Elle a statué que, lorsque l’identité du père figure dans la déclaration de naissance, son consentement est toujours requis pour l’adoption de son enfant. Toutefois, lorsque l’identité du père n’y paraît pas, il doit remplir au moins une des diverses autres conditions énumérées. La juge Prowse souligne que les al. 13(1)c) et 13(2)a) de l’Adoption Act, R.S.B.C. 1996, ch. 5, disposent qu’[traduction] « un père dont le nom est inscrit dans la déclaration de naissance doit recevoir avis de l’adoption proposée de son enfant. S’il n’est pas inscrit, il peut devoir être avisé ou non, selon le cas » (par. 141).

17 La contribution au choix du nom de famille est un autre important moyen de participer à la vie d’un enfant de façon significative. Pour plusieurs dans notre société, le fait de donner un nom à un enfant revêt une importance considérable. La juge Prowse souligne que l’attribution d’un nom est souvent l’occasion de réjouissances et le nom de famille lui-même symbolise pour plusieurs le lien familial qui unit les générations (par. 138-139).

18 L’importance du choix d’un nom de famille est particulièrement évidente lorsque l’on considère les raisons mises de l’avant lors de l’adoption de réformes permettant aux mères de transmettre leur nom de famille à leurs enfants. La professeure Castelli écrivait ce qui suit dans un commentaire à ce propos, du Rapport sur le nom et l’identité physique de la personne humaine publié par l’Office de révision du Code civil :

. . . l’une des plus graves et des plus fondamentales inégalités consiste bien pour les femmes à ne pouvoir transmettre leur nom; c’est d’ailleurs ainsi qu’a toujours été conçue cette impossibilité : le signe de l’infériorité des femmes et leur impuissance à perpétuer une lignée par filiation; ne considérait-on pas [. . .] comme un malheur de ne pas avoir de fils, parce que précisément la « lignée », le « nom » s’éteignait aves les filles, incapables de les perpétuer. Les gens à notre époque sont certes devenus relativement indifférents à ces sortes de considérations; il n’en demeure pas moins que la transmission du nom reste le symbole de la filiation, et qu’il est anormal d’interdire aux femmes toute possibilité de voir leur nom transmis à leurs enfants ou à certains d’entre eux.

(M. D. Castelli, « Rapport de l’O.R.C.C. sur le nom et l’identité physique de la personne humaine » (1976), 17 C. de D. 373, p. 374)

Bien que, dans notre société, le fait de choisir le nom ne revête pas la même importance pour tous, elle est certainement considérable pour plusieurs. Un père arbitrairement exclu d’un tel processus pourrait raisonnablement penser qu’on a porté atteinte à un intérêt réel.

19 Je conclus de cette étude que la possibilité pour un père de voir son identité inscrite dans la déclaration de naissance et la possibilité de contribuer au choix du nom de famille peuvent raisonnablement être perçues comme des façons significatives de participer à la vie de l’enfant. En conséquence, l’exclusion arbitraire de tels modes de participation porte atteinte à un intérêt important pour un père. J’examine maintenant la question de savoir si les dispositions contestées affectent cet intérêt d’une manière qu’un demandeur raisonnable estimerait attentatoire à sa dignité.

b) L’effet de la distinction sur la dignité du père

20 L’avocat de la mère cite l’arrêt Law, précité, pour soutenir que la demande du père fondée sur le par. 15(1) est « affaiblie » parce qu’il n’appartient pas à un groupe historiquement défavorisé. Cet argument est mal fondé du point de vue de la logique et du droit. Bien que notre Cour ait décidé dans l’arrêt Law que le désavantage historique est « le facteur qui sera probablement le plus concluant pour démontrer qu’une différence de traitement imposée par une disposition législative est vraiment discriminatoire » (par. 63), il n’en résulte pas que l’absence de désavantage historique ne permet pas de conclure que des dispositions sont discriminatoires. De plus, il est bien établi que ni la présence ni l’absence d’un des facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Law ne permet de trancher une demande fondée sur le par. 15(1) (Law, par. 62, Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 126, la juge L’Heureux-Dubé). Il en est ainsi parce qu’aucun facteur ne permet, à lui seul, de déterminer, en toutes circonstances, si un demandeur raisonnable estimerait qu’une distinction contestée porte atteinte à sa dignité.

21 En l’espèce, le demandeur raisonnable se trouvant dans la situation du père, informé de toutes les circonstances pertinentes, constaterait que les dispositions contestées le désavantagent par rapport à la mère. Il pourrait raisonnablement y voir un message du législateur que le lien qui existe entre un père et ses enfants mérite moins de respect que celui qui existe entre une mère et ses enfants. Compte tenu de l’importance d’un tel lien pour son identité personnelle, un demandeur raisonnable pourrait voir dans ce message un jugement négatif sur sa valeur en tant qu’être humain (Law, précité, par. 64).

22 Les dispositions contestées portent aussi atteinte d’une autre manière à la dignité du demandeur. Selon la Loi, il existe trois catégories de pères dont les renseignements personnels peuvent être exclus de la déclaration de naissance, et qui peuvent être écartés du choix du nom de famille de leurs enfants. La première comprend les pères qui ne sont pas reconnus pour des motifs arbitraires (al. 3(1)b)). La deuxième comprend les pères qui ne sont pas reconnus pour des motifs valables. La troisième est composée des pères qui sont incapables ou inconnus (al. 3(1)b) et 3(1)d)). L’alinéa 3(1)d) prévoit :

[traduction]

3 (1) Dans les 30 jours qui suivent la naissance d’un enfant en Colombie-Britannique,

. . .

d) si les deux parents sont incapables ou si la mère est incapable et ne reconnaît pas ou ne connaît pas le père, la personne qui remplace les parents de l’enfant

doit remplir et délivrer au registraire de district une déclaration dans la forme prescrite par le directeur.

23 Un père qui appartient à la première catégorie pourrait raisonnablement penser que le législateur estime que sa relation avec ses enfants est semblable à celle des pères des autres catégories. Cette association est péjorative. Être perçu comme étant incapable ou inconnu au sens de l’al. 3(1)b), alors que ce n’est pas le cas, porte atteinte à la dignité. De plus, les pères de la première catégorie, exclus sans justification de la déclaration de naissance, ne devraient pas être comparés ou assimilés aux pères exclus pour des raisons valables. Dans cette deuxième catégorie, on trouve les agresseurs sexuels et les auteurs d’inceste. Enfin, comme les pères n’ont aucun recours en cas d’exclusion injustifiée, ceux qui veulent créer un lien symbolique avec leurs enfants risquent d’être confondus avec ceux qui n’ont pas tenté de faire inscrire leur identité dans la déclaration de naissance. Une telle confusion constitue un manque de respect envers les pères qui désirent participer à la vie de leurs enfants en faisant inscrire les renseignements concernant leur identité.

24 Ces associations erronées et péjoratives véhiculent un message de même nature qu’un stéréotype ou un préjugé. Les dispositions législatives contestées soumettent le demandeur à une qualification négative en raison d’une caractéristique personnelle, le fait d’être de sexe masculin. De plus, tout comme une minorité raciale victime de stéréotype, un père victime de ces associations injustes ne peut changer la caractéristique personnelle, sexe ou race, qui en est la cause principale (voir Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 13). Une telle situation est caractéristique de la discrimination.

25 C’est la possibilité d’être arbitrairement et absolument exclu de la déclaration de naissance et du processus menant au choix du nom qui fait naître chez le père raisonnable le sentiment d’être atteint dans sa dignité. Une mère peut avoir des motifs impérieux de ne pas reconnaître un père à la naissance, d’exclure son identité de la déclaration de naissance et de l’empêcher de façon permanente de participer au choix du nom de famille de l’enfant. C’est le cas, par exemple, d’une mère enceinte à la suite d’un viol ou d’un acte d’inceste. Toutefois, le fait que les dispositions contestées permettent à la mère de ne pas reconnaître le père pour des motifs valables ne justifie pas d’exposer arbitrairement le père, sans recours, aux désavantages pouvant découler du refus de reconnaissance dont le but n’est pas de protéger les intérêts légitimes de la mère ou l’intérêt supérieur de l’enfant.

c) L’objet ou l’effet d’amélioration envisagé

26 La juge Newbury conclut — et c’est aussi la thèse de l’avocat de l’intimée Reni Ernst — que, dans les cas où la mère a des motifs valables de ne pas reconnaître le père, lui donner la possibilité de contester le refus de reconnaissance entraînerait des effets négatifs. La juge Newbury explique qu’une telle possibilité constituerait [traduction] « une incursion sérieuse dans les intérêts de la mère » et ne serait pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant (par. 177 et 186). Le procureur général de la Colombie-Britannique et le directeur des statistiques de l’état civil, intimés, font une analogie entre la présente affaire et Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, p. 131-132, et soutiennent que le but de la loi est de donner à la mère qui a des raisons valables de ne pas reconnaître le père, la certitude que l’identité du père ne sera pas révélée. Il fait valoir qu’une telle certitude encourage les mères à déclarer les naissances. Il prétend que donner à un père la possibilité de contester et peut‑être celle de faire annuler le refus de reconnaissance priverait la mère de cette certitude.

27 Selon le test de l’arrêt Law, il faut évaluer ce raisonnement en fonction du facteur contextuel de l’« objet ou effet d’amélioration » de l’analyse relative à la dignité. Dans Law, ce facteur est décrit de la façon suivante (au par. 72) :

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives.

Selon l’argumentation de l’avocat des intimés et les motifs de la juge Newbury sur cette question, deux groupes défavorisés sont visés en l’espèce : (1) les femmes, plus précisément les femmes qui ont des motifs valables de ne pas reconnaître le père, et (2) les enfants.

28 Il faut souligner que l’examen de ce facteur, comme pour tous les facteurs contextuels, doit être effectué du point de vue du demandeur raisonnable, c’est-à-dire d’une « personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur » (Law, par. 60). De plus, comme on l’a vu plus haut, ni la présence ni l’absence d’un facteur contextuel ne détermine l’issue de l’analyse sur la dignité. Par conséquent, même si une distinction établie par la loi a pour objet d’améliorer le sort d’un groupe défavorisé, le demandeur raisonnable peut néanmoins s’estimer atteint dans sa dignité.

29 En l’espèce, le demandeur raisonnable estimerait que le législateur pourrait protéger une mère contre la divulgation non souhaitée de l’identité d’un père non reconnu pour des motifs valables, sans exposer les autres pères au risque d’être exclus de façon arbitraire. Je traite plus loin de cette possibilité dans le cadre de l’analyse relative à l’article premier. Le demandeur raisonnable conclurait qu’il n’est pas nécessaire de l’exclure pour atteindre l’objectif d’amélioration. Il serait raisonnable pour lui de penser que l’intérêt significatif qu’il a de participer à la vie de ses enfants a été inutilement sacrifié afin de réaliser cet objectif. Le demandeur raisonnable conclurait que, même si un lien pouvait être établi entre l’objectif d’amélioration et l’exclusion établie par la loi, sa dignité est affectée.

30 En ce qui concerne les enfants, le demandeur raisonnable contesterait l’inférence découlant de la proposition de la juge Newbury selon laquelle éviter un conflit, au prix de l’élimination d’un mode de participation significative par un père à la vie de son enfant, sert nécessairement l’intérêt supérieur de l’enfant (par. 186). Le père non reconnu de façon arbitraire pourrait invoquer les motifs de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, p. 119-120, selon lesquels « le conflit opposant les parents [. . .] n’est pas nécessairement l’indice d’un préjudice » (voir aussi P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141). Il pourrait conclure que, même au prix d’un conflit entre les parents, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il maintienne des liens significatifs avec lui par l’inscription de son identité et par sa participation au choix du nom de famille.

31 Puisque, selon l’analyse qui précède, l’inscription de l’identité du père dans la déclaration de naissance de son enfant et sa participation au choix du nom de famille sont des moyens par lesquels le père participe à la vie de son enfant, l’exclure arbitrairement de ces activités équivaut à le priver d’un engagement important dans la vie de son enfant. On ne peut présumer qu’une telle exclusion sert l’intérêt supérieur de l’enfant et, par conséquent, qu’elle constitue un objectif d’amélioration pour lequel il serait justifié d’exclure le père d’un mode de participation significative à la vie de ses enfants.

B. L’article premier

32 Ayant conclu que, malgré l’avantage qu’elles peuvent accorder à certaines mères, les dispositions contestées portent atteinte au par. 15(1), je dois examiner si elles sont justifiées au regard de l’article premier. L’article premier prévoit :

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

33 Le contenu de l’analyse selon l’article premier est bien établi et comporte deux grandes questions : (1) la mesure législative vise-t-elle un objectif suffisamment important pour justifier la violation de droits protégés par la Charte? et (2) les moyens choisis sont-ils proportionnels à l’objectif visé? (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 138-139) Les parties conviennent que l’objectif de la Loi est l’enregistrement précis et rapide des naissances et que cet objectif satisfait au premier volet du test de l’arrêt Oakes. C’est sur le deuxième volet que les parties ne s’entendent pas.

34 Si aucun lien rationnel ne peut être établi entre les dispositions contestées et l’objectif visé par la loi, les dispositions ne pourront être jugées proportionnelles à cet objectif (Oakes, p. 139 et 141). Le juge Lamer (plus tard Juge en chef) dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1195, était d’avis que l’exigence du lien rationnel est remplie lorsqu’il existe un « lien rationnel entre les mesures adoptées et l’objectif législatif ». Le juge Iacobucci, dans Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 228, fait remarquer que « [c]e critère n’est pas particulièrement exigeant ». Comme le souligne le professeur R. Elliot, il est rempli [traduction] « dans la mesure où l’on peut rationnellement dire que les mesures favorisent la réalisation des objectifs sur lesquels veut s’appuyer le gouvernement » (« Developments in Constitutional Law : The 1989-90 Term » (1991), 2 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 83, p. 144, voir également E. P. Mendes, « The Crucible of the Charter : Judicial Principles v. Judicial Deference in the Context of Section 1 », dans G.-A. Beaudoin et E. P. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), 99, p. 121).

35 Examinant la loi actuelle, la juge Newbury explique qu’une mère qui a des motifs valables de refuser de reconnaître un père pourrait falsifier la déclaration de naissance afin d’éviter les effets négatifs pouvant découler d’une tentative ultérieure du père de faire modifier l’enregistrement ou de participer au choix du nom de famille de l’enfant (par. 177 et 183-186). Une loi qui ne laisse pas place à une telle éventualité réduit l’éventail des motifs pouvant inciter une mère à falsifier le certificat et réduit, de ce fait même, les possibilités d’une falsification. En excluant spécifiquement cette éventualité, la loi actuelle vise à favoriser l’exactitude de l’enregistrement et a, par conséquent, un lien rationnel avec l’objectif visé par le législateur.

36 Même si les moyens choisis par le législateur ont un lien rationnel avec l’objectif visé par la loi, ils ne satisferont pas au critère de proportionnalité de l’arrêt Oakes (précité, p. 139) s’il ressort qu’ils ne constituent pas une atteinte minimale au droit en cause. Dans l’étude du critère de l’atteinte minimale, le tribunal doit accorder au législateur une certaine latitude (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 999). Le fait qu’un tribunal puisse proposer des moyens moins attentatoires que la mesure législative contestée ne suffit pas pour conclure que l’exigence n’est pas remplie (Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), précité, p. 1138). Toutefois, si la loi contestée ne restreint pas les droits d’une personne « aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire » (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 772), autrement dit, si elle se situe à l’extérieur « d’une gamme de mesures raisonnables » (RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 160), elle ne satisfait pas à l’exigence de l’atteinte minimale.

37 La loi actuelle ne restreint pas les droits des pères aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire. Le risque que des mères falsifient des inscriptions, par crainte des effets négatifs découlant de demandes faites par des pères qui n’ont pas été reconnus pour des raisons justifiables, peut essentiellement être éliminé. Plus important encore, ce risque peut être éliminé en ayant recours à des moyens qui ne portent pas atteinte aux droits des pères qui sont injustement exclus.

38 Le législateur peut prévoir une procédure permettant de contrôler les effets négatifs particuliers que pourraient avoir sur une mère les demandes présentées à la suite de l’exclusion d’un père. Ces effets comprennent la divulgation publique non souhaitée de l’identité de pères qui n’ont pas été reconnus pour des raisons valables et la confrontation en cour avec des hommes qui leur ont fait du tort. La juge Prowse propose une procédure qui éliminerait ces deux effets. Le législateur pourrait prévoir qu’un juge en chambre décide seul, sur preuve par déclaration uniquement, de la validité de l’exclusion (par. 158). Il est raisonnable de croire que la mère, informée d’une telle procédure, ne chercherait pas à falsifier la déclaration de naissance de son enfant pour protéger sa vie privée et éviter une confrontation en cour avec un homme qui lui a fait du tort.

39 L’analyse qui précède fait état de moyens par lesquels l’objectif déclaré de la loi aurait pu être atteint sans exposer le père à ce que son identité soit exclue de façon arbitraire et définitive de la déclaration de naissance ou à ce qu’il soit écarté du choix du nom de famille de son enfant. Ces moyens permettent d’atteindre les objectifs déclarés de la loi sans porter atteinte aux intérêts du père. Compte tenu de ces possibilités, on peut conclure que la loi contestée ne restreint pas les droits actuels du père aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire.

40 De plus, le législateur lui-même a choisi des moyens qui portent moins atteinte aux droits du père. Le procureur général de la Colombie‑Britannique et le directeur des statistiques de l’état civil, intimés, ont signalé à la Cour que, le 1er octobre 2002, l’art. 23 de la Health Planning Statutes Amendment Act, S.B.C. 2002, ch. 15, modifiant l’art. 3 de la Loi est entré en vigueur. Il prévoit :

[traduction]

23 L’article 3 du Vital Statistics Act, R.S.B.C. 1996, ch. 479, est modifié

a) dans son paragraphe (6) par l’ajout de l’alinéa suivant :

d) la mère ou le père de l’enfant, si la demande est accompagnée d’une copie d’une ordonnance judiciaire de déclaration de paternité, à moins que la cour n’ait ordonné que les renseignements concernant l’identité du père ne soient pas inscrits dans la déclaration de naissance de l’enfant, et

b) par l’ajout du paragraphe suivant :

(6.1) L’alinéa (6)d) ne s’applique pas à une ordonnance judiciaire de déclaration de paternité rendue avant le 1er octobre 2002, mais

a) la mère ou le père peuvent demander à la cour qui a rendu l’ordonnance de déclaration de paternité d’ordonner que les renseignements concernant l’identité du père soient inscrits dans la déclaration de naissance de l’enfant, et

b) le directeur doit modifier la déclaration de naissance sur demande de la mère ou du père si la demande est accompagnée d’une copie d’une ordonnance rendue en vertu de l’alinéa a).

41 Comme ces modifications n’étaient pas en cause devant la Cour, les présents motifs ne tranchent pas la question de savoir si elles remédient adéquatement à l’inconstitutionnalité des dispositions contestées. Toutefois, je note que les modifications prévoient que le directeur des statistiques de l’état civil doit inscrire les renseignements concernant l’identité du père sur la déclaration de naissance de son enfant si la demande est accompagnée d’une ordonnance de déclaration de paternité. Ce n’est que si la cour ordonne que les renseignements concernant l’identité du père ne soient pas inscrits qu’une telle demande peut être refusée. J’ai conclu plus haut que les dispositions contestées portent atteinte au droit du père à l’égalité, en partie parce qu’elles lui refusent toute possibilité de modifier la déclaration de naissance si la mère ne le reconnaît pas. Comme ces modifications prévoient une telle possibilité, elles portent moins atteinte aux droits du père que les dispositions contestées qui, elles, l’excluent totalement. Ces modifications démontrent que le législateur pouvait choisir des moyens moins draconiens que ceux de la loi non modifiée. Par conséquent, les dispositions contestées ne constituent pas une atteinte minimale parce qu’elles sont plus attentatoires qu’une autre solution plus respectueuse conçue par le législateur lui-même.

42 Les modifications démontrent aussi que les dispositions contestées ne constituent pas une atteinte minimale dans le contexte du choix du nom. Comme je l’explique plus haut, on a justifié l’interdiction faite aux pères de présenter des demandes après le refus de reconnaissance par l’argument voulant qu’elle dissuaderait les mères de falsifier les déclarations de naissance et dissiperait leur crainte des effets négatifs découlant de telles demandes. Toutefois, le simple fait que les modifications prévoient une procédure de demande montre que ces justifications sont insuffisantes. Si elles ne sont pas suffisantes pour empêcher les pères qui n’ont pas été reconnus de demander de faire inscrire leur identité dans les déclarations de naissance, il est difficile de voir comment ces justifications peuvent être suffisantes pour empêcher des demandes similaires visant cette fois à faire modifier le nom de famille des enfants. Par conséquent, le fait que le législateur a prévu une procédure permettant d’indiquer les renseignements concernant l’identité mais a fait défaut de faire de même pour le choix du nom de famille indique que les dispositions se situent en dehors de la gamme des mesures législatives satisfaisant au critère de l’atteinte minimale.

III. Mesures correctives

43 En conclusion, les al. 3(1)b) et 3(6)b) de la Loi sont invalides parce qu’ils portent atteinte au droit du demandeur, fondé sur l’art. 15, d’être protégé contre la discrimination fondée sur le sexe et ne sont pas justifiés au regard de l’article premier. Comme cela a déjà été fait (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721), la déclaration d’invalidité en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 sera suspendue afin de permettre au législateur de corriger l’inconstitutionnalité. La suspension de la déclaration d’invalidité est la mesure corrective appropriée dans les circonstances de l’espèce. Dans Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, la Cour a décidé que la suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité est appropriée lorsqu’une déclaration immédiate d’invalidité cause un préjudice à ceux qui bénéficient à juste titre d’un régime législatif alors qu’elle n’apporte rien à ceux qui en sont exclus à tort. En l’espèce, une déclaration immédiate d’invalidité causerait un préjudice aux mères qui voudraient refuser de reconnaître le père pour des raisons légitimes, sans apporter d’avantage aux pères qui sont exclus. Par contre, la suspension de la déclaration d’invalidité permet au législateur de corriger l’inconstitutionnalité sans porter atteinte à l’intérêt des mères.

44 M. Trociuk demande à la Cour d’ordonner que les renseignements concernant son identité soient inscrits sur la déclaration de naissance de ses enfants et que leur nom de famille soit remplacé par Ernst-Trociuk. La loi modifiée prévoit une procédure qui permet à M. Trociuk de demander l’inscription de son identité dans la déclaration de naissance. C’est le moyen approprié d’atteindre cet objectif. Les enfants sont maintenant âgés de 7 ans. La Cour n’est pas en mesure de déterminer si le changement demandé du nom de famille est dans l’intérêt supérieur des enfants et, à défaut du consentement des deux parents, cet intérêt doit être examiné avant qu’une ordonnance de changement de nom puisse être prononcée. La demande est donc rejetée.

45 En conclusion, il n’est pas approprié pour la Cour de décrire le régime législatif qui répondrait aux exigences du par. 15(1). Cependant, toute réponse adéquate de la part du législateur à la déclaration d’invalidité doit tenir compte des divers intérêts mentionnés plus haut, notamment les intérêts légitimes de la mère, le droit du père de ne pas subir de discrimination fondée sur son sexe et l’intérêt supérieur des enfants.

IV. Dispositif

46 Pour les motifs qui précèdent, le pourvoi est accueilli avec dépens dans toutes les cours. La déclaration d’invalidité des al. 3(1)b) et 3(6)b) est suspendue pour 12 mois. Si l’inconstitutionnalité n’est pas corrigée à cette date, ces dispositions deviendront inopérantes en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

47 Les questions constitutionnelles formulées par la Juge en chef le 9 juillet 2002 reçoivent les réponses suivantes :

Question 1 : Les alinéas 3(1)b) et 3(6)b) du Vital Statistics Act, R.S.B.C. 1996, ch. 479, constituent-ils, en violation du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, une discrimination fondée sur le sexe, contre les pères biologiques, en accordant aux seules mères biologiques la faculté d’inclure ou d’exclure des renseignements sur les pères biologiques lorsqu’elles enregistrent la naissance d’un enfant?

Réponse : Oui.

Question 2 : Si la réponse à la question 1 est affirmative, la discrimination constitue-t-elle, suivant l’article premier de la Charte, une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique?

Réponse : Non.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelant : Simpson Thomas & Associates, Vancouver.

Procureur des intimés le procureur général de la Colombie‑Britannique et le Directeur des statistiques de l’état civil : Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intimée Reni Ernst : MacIsaac and Company, Nanaimo.


Synthèse
Référence neutre : 2003 CSC 34 ?
Date de la décision : 06/06/2003
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli. Les alinéas 3(1)b) et 3(6)b) de la Vital Statistics Act sont inconstitutionnels. La déclaration d’inconstitutionnalité est suspendue pour une période de 12 mois

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - État civil - Déclaration de naissance - Loi sur les statistiques de l’état civil donnant à la mère le droit absolu de ne pas reconnaître le père biologique dans les déclarations de naissance et de ne pas inclure le nom de famille du père dans le nom de famille de l’enfant - Ces dispositions portent‑elles atteinte aux droits des pères à l’égalité? - Si tel est le cas, l’atteinte est‑elle justifiée? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1) - Vital Statistics Act, R.S.B.C. 1996, ch. 479, art. 3(1)b), 3(6)b), 4(1)a).

L’appelant et l’intimée Ernst sont les parents de triplets et sont séparés. La mère a rempli et présenté elle‑même la déclaration de naissance vivante sur laquelle elle a inscrit le père comme « non reconnu par la mère ». Elle a choisi et enregistré seule le nom de famille des enfants, conformément aux al. 3(1)b) et 4(1)a) de la Vital Statistics Act de la Colombie‑Britannique. L’alinéa 3(6)b) de la Loi interdit au père de faire modifier l’enregistrement. Le directeur des statistiques de l’état civil a donc refusé les demandes du père de modifier les déclarations de naissance et d’inscrire les renseignements permettant de l’identifier. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a rejeté la demande de jugement déclarant que la loi contrevient au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d’appel, à la majorité, a confirmé la décision.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli. Les alinéas 3(1)b) et 3(6)b) de la Vital Statistics Act sont inconstitutionnels. La déclaration d’inconstitutionnalité est suspendue pour une période de 12 mois.

Les alinéas 3(1)b) et 3(6)b) de la Loi créent une discrimination fondée sur le sexe et contreviennent donc au par. 15(1) de la Charte. Les dispositions contestées font expressément une distinction fondée sur un motif énuméré et le demandeur a subi un traitement différent en raison de ce motif. Suivant ces dispositions, les renseignements concernant l’identité du père peuvent être exclus arbitrairement de la déclaration de naissance de ses enfants et ce, en raison de son sexe. En conséquence, il ne peut participer au choix de leur nom de famille. De plus, le père n’a aucun recours contre l’effet de ces dispositions. Les distinctions contestées ont une incidence sur des intérêts importants, et ce, d’une manière qui pourrait être perçue comme une atteinte à sa dignité par un demandeur raisonnable se trouvant dans la même situation que l’appelant. La déclaration de naissance n’est pas seulement une façon d’assurer l’enregistrement rapide des naissances. Elle témoigne des liens biologiques entre le parent et son enfant, et l’inscription de l’identité des parents dans la déclaration est un moyen d’affirmer ces liens. La contribution au choix du nom de famille est un autre important moyen de participer à la vie d’un enfant de façon significative. Pour beaucoup dans notre société, le fait de donner un nom à un enfant revêt une importance considérable, est souvent l’occasion de réjouissances et symbolise le lien familial qui unit les générations. L’exclusion arbitraire de tels modes de participation porte atteinte à un intérêt important pour un père. C’est la possibilité d’être arbitrairement et absolument exclu de la déclaration de naissance et du processus menant au choix du nom qui fait naître chez le père raisonnable le sentiment d’être atteint dans sa dignité. Le fait que les dispositions contestées permettent à la mère de ne pas reconnaître le père pour des motifs valables, par exemple quand la grossesse résulte d’un viol ou de l’inceste, ne justifie pas d’exposer arbitrairement le père, sans recours, aux désavantages pouvant découler du refus de reconnaissance dont le but n’est pas de protéger les intérêts légitimes de la mère ou l’intérêt supérieur de l’enfant.

Les dispositions contestées ne sont pas justifiées en vertu de l’article premier de la Charte. Quoique l’objectif de la loi — l’enregistrement précis et rapide des naissances — soit suffisamment important pour justifier la violation de droits protégés par la Charte et que la loi ait un lien rationnel avec l’objectif visé par le législateur, les dispositions contestées ne restreignent pas les droits des pères aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire. Le risque que des mères falsifient des inscriptions, par crainte des effets négatifs découlant de demandes faites par des pères qui n’ont pas été reconnus pour des raisons justifiables, peut essentiellement être éliminé par des moyens qui ne portent pas atteinte aux droits des pères qui sont injustement exclus. De plus, le législateur lui‑même a choisi des moyens qui portent moins atteinte aux droits du père en modifiant les dispositions contestées pour prévoir que le directeur des statistiques de l’état civil doit inscrire les renseignements concernant l’identité du père sur la déclaration de naissance de son enfant si la demande est accompagnée d’une ordonnance de déclaration de paternité. Ces modifications démontrent que le législateur pouvait choisir des moyens moins draconiens que ceux de la loi initiale.


Parties
Demandeurs : Trociuk
Défendeurs : Colombie-Britannique (Procureur général)

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
arrêts mentionnés : B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122
Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3
P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199
Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.
Lois et règlements cités
Adoption Act, R.S.B.C. 1996, ch. 5, art. 13(1)c), (2)a).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1).
Health Planning Statutes Amendment Act, S.B.C. 2002, ch. 15, art. 23.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Name Act, R.S.B.C. 1996, ch. 328, art. 4(3), (4).
Vital Statistics Act, R.S.B.C. 1996, ch. 479, art. 3(1)b), d), 3(6)b), d), 3(6.1), 4(1)a).
Doctrine citée
Castelli, Mireille D. « Rapport de l’O.R.C.C. sur le nom et l’identité physique de la personne humaine » (1976), 17 C. de D. 373.
Elliot, Robin. « Developments in Constitutional Law : The 1989‑90 Term » (1991), 2 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 83.
Mendes, Errol P. « The Crucible of the Charter : Judicial Principle v. Judicial Deference in the Context of Section 1 », dans Gérald-A. Beaudoin et Errol P. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 1996, 99.

Proposition de citation de la décision: Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2003 CSC 34 (6 juin 2003)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2003-06-06;2003.csc.34 ?
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