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17/07/2003 | CANADA | N°2003_CSC_39

Canada | Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39 (17 juillet 2003)


Authorson c. Canada (Procureur général), [2003] 2 R.C.S. 40, 2003 CSC 39

Procureur général du Canada Appelant

c.

Joseph Patrick Authorson, décédé, représenté par

son administrateur à l’instance, Peter Mountney, et par sa

tutrice à l’instance, Lenore Majoros Intimé

Répertorié : Authorson c. Canada (Procureur général)

Référence neutre : 2003 CSC 39.

No du greffe : 29207.

2003 : 10 avril; 2003 : 17 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et Le

Bel.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2002), 157 O.A.C. 278, 58...

Authorson c. Canada (Procureur général), [2003] 2 R.C.S. 40, 2003 CSC 39

Procureur général du Canada Appelant

c.

Joseph Patrick Authorson, décédé, représenté par

son administrateur à l’instance, Peter Mountney, et par sa

tutrice à l’instance, Lenore Majoros Intimé

Répertorié : Authorson c. Canada (Procureur général)

Référence neutre : 2003 CSC 39.

No du greffe : 29207.

2003 : 10 avril; 2003 : 17 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2002), 157 O.A.C. 278, 58 O.R. (3d) 417, 215 D.L.R. (4th) 496, 92 C.R.R. (2d) 224, 33 C.C.P.B. 1, [2002] O.J. No. 962 (QL), confirmant un jugement de la Cour supérieure de justice (2000), 53 O.R. (3d) 221, 84 C.R.R. (2d) 211, [2000] O.J. No. 3768 (QL). Pourvoi accueilli.

Graham R. Garton, c.r., John C. Spencer et Yvonne Milosevic, pour l’appelant.

Raymond G. Colautti, David G. Greenaway et Peter Sengbusch, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Major — L’intimé Authorson, un ancien combattant invalide de la Seconde Guerre mondiale maintenant décédé, agissait en qualité de représentant d’un groupe composé de nombreux anciens combattants invalides des Forces armées canadiennes. À la suite de son décès, survenu en 2002, son administrateur à l’instance et sa tutrice à l’instance ont poursuivi l’action.

2 Le litige soulève des questions épineuses. Le gouvernement du Canada, représenté par l’appelant le procureur général du Canada, convient que, pendant toute la période en cause, il a agi à titre de fiduciaire de chacun des anciens combattants, qu’il est rare que des intérêts aient été versés sur les fonds appartenant aux anciens combattants et gérés par le gouvernement et que l’intimé n’a jamais reçu de reddition de compte complète.

3 Il n’est pas contesté que l’intimé a droit à des intérêts et que l’omission de verser des intérêts n’a pris fin qu’avec l’entrée en vigueur de la loi qui a modifié la pratique gouvernementale en 1990. L’appelant reconnaît en effet que des sommes sont dues à l’intimé, mais il soutient que le Parlement a édicté des mesures législatives qui ont eu pour effet de rendre cette créance inexécutoire.

4 L’intimé fait valoir que la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. III) lui garantit que ses biens ne seront expropriés que par l’application régulière de la loi. L’appelant plaide pour sa part que la loi expropriatrice résulte de l’exercice valide de son pouvoir législatif et qu’aucun recours ne peut être exercé contre lui.

5 Les garanties établies par la Déclaration canadienne des droits quant à l’application régulière de la loi assurent‑elles une protection contre l’expropriation résultant de l’édiction d’une loi valide? Bien que l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits confère certaines garanties procédurales — et puisse également conférer certaines garanties substantielles — j’ai conclu qu’il faut répondre non à cette question.

6 La Déclaration canadienne des droits ne permet qu’un individu soit privé de la jouissance de ses biens que par l’application régulière de la loi. Le présent pourvoi porte sur la validité d’une loi fédérale qui a censément éteint le droit des anciens combattants invalides de réclamer les intérêts sur leurs pensions qui ont été gérées par le gouvernement.

7 Les faits en cause dans le présent pourvoi ne sont pas contestés. Joseph Authorson et des milliers d’anciens combattants ont reçu une pension et d’autres allocations de la part de l’État pendant des dizaines d’années. Dans de nombreux cas, le ministère des Anciens Combattants (« ACC ») a géré ces fonds pour le compte de ceux qui étaient réputés incapables de les gérer eux‑mêmes. Toutefois, aucun intérêt n’a été versé sur ces comptes. C’est la responsabilité de l’État à l’égard de ces intérêts qui fait l’objet du présent pourvoi.

8 L’État ne nie plus qu’il avait, envers les anciens combattants, une obligation de fiduciaire de verser des intérêts sur ces comptes. Toutefois, l’État prétend être dégagé de toute responsabilité à cet égard par une disposition d’une loi fédérale, soit le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, qui rend irrecevables les demandes visant les intérêts afférents aux sommes gérées dans les comptes des anciens combattants pour une période antérieure au 1er janvier 1990. Les deux parties ont convenu que, si ce paragraphe est valide, l’État n’est pas tenu de rendre compte ni d’effectuer le paiement de ces intérêts.

9 Les chances de succès de l’intimé dépendent de sa capacité de bénéficier de la garantie établie par la Déclaration canadienne des droits, selon laquelle un individu ne peut être privé de ses biens par voie d’expropriation que par l’application régulière de la loi. Les parties ne contestent pas que les intérêts demandés par les anciens combattants constituent des biens. Quant à elle, la Charte canadienne des droits et libertés n’offre aucune garantie de cette nature.

10 La Déclaration canadienne des droits est une loi fédérale qui rend inopérante toute loi fédérale incompatible avec les garanties qu’elle prévoit. Elle protège les droits qui existaient au moment de son entrée en vigueur en 1960. Si le législateur désire contourner les garanties prévues dans la Déclaration canadienne des droits, il doit le faire de manière explicite en déclarant que la loi en question s’applique malgré la Déclaration canadienne des droits. L’État n’a pas adopté pareille disposition dérogatoire d’une manière explicite lorsqu’il a édicté la disposition législative déclarant irrecevables les demandes visant les intérêts. Par conséquent, la question en litige dans le présent pourvoi consiste à déterminer si le droit à l’application régulière de la loi quant à la jouissance des biens, qui existait en 1960 et qui a été inscrit dans la Déclaration canadienne des droits, permet à l’État de nier toute responsabilité quant aux intérêts qui n’ont pas été versés en invoquant une loi valablement édictée.

11 Quelle protection la garantie d’application régulière de la loi comporte‑t‑elle en ce qui concerne les biens?

12 La garantie d’application régulière de la loi ne confère pas aux anciens combattants le droit à un préavis et à une audition par le Parlement avant l’adoption d’une loi expropriatrice. Aussi malheureux que cela puisse être pour l’intimé, notre longue tradition parlementaire n’a jamais exigé une telle procédure.

13 En l’espèce, l’application régulière de la loi commande‑t‑elle la tenue d’une audition individuelle devant un tribunal? Si la loi a pour effet d’exiger la tenue d’une audition ou le prononcé d’un jugement, ce processus doit être conforme à la jurisprudence canadienne qui exige la tenue d’une audience équitable. Ce n’est cependant pas ce que le législateur a prescrit. En l’espèce, il n’est pas contesté que, si la loi s’applique, le droit des anciens combattants à des dommages‑intérêts pour les intérêts non versés est éteint.

14 La Déclaration canadienne des droits oblige‑t‑elle le législateur à accorder une juste indemnisation aux anciens combattants? Notre tradition de common law n’est pas favorable à l’expropriation sans indemnisation par le gouvernement, mais le législateur peut néanmoins la prévoir à condition que ce soit en des termes clairs et non ambigus.

15 Le paragraphe 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants a pour effet de déposséder les membres d’un groupe vulnérable de leur droit sur des biens, au mépris de l’obligation de fiduciaire de l’État envers les anciens combattants invalides. Toutefois, le législateur a effectivement le pouvoir de les déposséder ainsi. Le pourvoi doit être accueilli.

I. Les faits

A. L’administration des pensions des anciens combattants invalides

16 Depuis la Première Guerre mondiale, le gouvernement du Canada reconnaît qu’il lui incombe de verser des pensions et des allocations à ses anciens combattants invalides. Le présent pourvoi porte sur les pensions versées en vertu de trois lois. Depuis 1915, la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P‑6, permet aux anciens combattants qui sont devenus invalides en servant leur pays de recevoir une pension. Depuis 1918, la Loi sur le ministère des Anciens combattants accorde des sommes d’argent aux anciens combattants bénéficiaires de soins médicaux. Et depuis 1930, la Loi sur les allocations aux anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. W‑3, attribue des suppléments de revenu aux anciens combattants indigents ou invalides.

17 Chacune de ces lois prévoit qu’un administrateur peut être nommé si l’ancien combattant est incapable de gérer ses fonds : voir le par. 41(1) de la Loi sur les pensions (qui permet au ministre de nommer ACC, une personne ou un organisme comme administrateur); l’al. 5d) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants (qui autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements pour la conservation de fonds payables aux anciens combattants bénéficiaires de soins médicaux); les par. 15(1) et (2) de la Loi sur les allocations aux anciens combattants (qui permettent au ministre d’administrer ou de nommer une personne ou un organisme pour administrer des fonds pour le compte d’anciens combattants). Le présent pourvoi porte sur les sommes d’argent appartenant aux anciens combattants qui ont été gérées par ACC jusqu’en 1990.

18 Voici comment procédait le ministère lorsque ACC était nommé administrateur des allocations d’un ancien combattant : les chèques de l’ancien combattant étaient libellés au nom d’un fonctionnaire du ministère et déposés dans le compte général du gouvernement. Sur le plan de la comptabilité, le suivi de ces fonds se faisait comme s’ils étaient détenus dans un compte affecté à une fin particulière au nom de l’ancien combattant. L’administrateur effectuait des paiements au nom de l’ancien combattant. Si l’ancien combattant devenait capable d’administrer ses affaires, il reprenait le contrôle des fonds. Parfois, des fonds provenant de sources privées, comme des héritages, étaient déposés dans le compte affecté à une fin particulière.

19 Les fonds détenus dans le compte affecté à une fin particulière d’un ancien combattant s’accroissaient parfois considérablement. Par exemple, il pouvait arriver que les dépenses d’un ancien combattant hospitalisé pendant de longues périodes soient très peu élevées, mais que ses prestations de pension continuent de s’accumuler. Dans les années 70 et 80, environ 10 000 comptes affectés à une fin particulière étaient ainsi gérés par ACC. Aujourd’hui, en raison de l’écoulement du temps et de la tendance à nommer plutôt des administrateurs privés, il en existe moins de 1 000. Certains de ces comptes contenaient des sommes variables pouvant atteindre des milliers et des milliers de dollars.

20 Jusqu’en 1990, il était rare que des intérêts soient versés sur ces fonds. Diverses enquêtes gouvernementales échelonnées sur plusieurs décennies ont abordé le problème du non‑paiement d’intérêts. En 1990, ACC a commencé à verser des intérêts sur ces comptes, comme il était autorisé à le faire depuis des décennies par le par. 21(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11. Toutefois, le législateur a décidé d’essayer de limiter la responsabilité de l’État quant aux intérêts qui n’avaient pas été versés auparavant en édictant le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, que voici :

5.1 . . .

(4) Les demandes visant les intérêts afférents aux sommes détenues ou gérées par le ministre pendant une période antérieure au 1er janvier 1990 au titre du paragraphe 41(1) de la Loi sur les pensions, du paragraphe 15(2) de la Loi sur les allocations aux anciens combattants ou des règlements d’application de l’article 5 de la présente loi sont irrecevables après l’entrée en vigueur du présent paragraphe.

B. Joseph Authorson

21 Joseph Authorson, l’intimé décédé, est né en Ontario en 1914 et s’est enrôlé dans les Forces armées canadiennes en 1939. Il est devenu invalide à la suite d’une maladie mentale, séquelle de la guerre, et a été démobilisé en 1943. Il a été hospitalisé dans divers hôpitaux psychiatriques et il a subi une lobotomie préfrontale. Il ne s’est jamais marié et n’a pas eu d’enfant.

22 Il a reçu des prestations de pension et des allocations pour soins médicaux pendant 40 ans. Ces montants ont été gérés par ACC. L’intimé est devenu capable d’administrer ses fonds en 1991 et il a reçu un montant de 117 916 $ au titre de ses prestations de pension et de ses allocations de traitement et un montant de 166 248 $ constitué de fonds personnels. Ces fonds, gérés par ACC, n’ont pas été placés et n’ont produit aucun intérêt.

23 L’intimé a été nommé représentant d’un groupe de demandeurs composé d’anciens combattants invalides certifié en 1999. Le groupe a poursuivi l’État fédéral en Cour supérieure de justice de l’Ontario pour manquement à son obligation de fiduciaire. Il a demandé un jugement déclaratoire, une reddition de compte, des dommages‑intérêts pour les intérêts non versés et les dépens. Des éléments de preuve donnaient à penser que le montant des intérêts compensatoires demandés pourrait s’élever à un milliard de dollars.

24 M. Authorson est décédé en 2002. Un administrateur à l’instance et une tutrice à l’instance ont été nommés pour défendre les intérêts de sa succession.

II. Historique des procédures judiciaires

A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (2000), 53 O.R. (3d) 221

25 En première instance, le juge Brockenshire a divisé l’instance en deux procédures distinctes : la première visait les intérêts sur les fonds gérés par ACC; la deuxième visait le capital impayé au décès d’anciens combattants, alors que leurs fonds étaient encore gérés par ACC. Chaque action comportait deux aspects, soit celui de la responsabilité et celui des dommages‑intérêts. Le présent pourvoi ne vise que la première procédure et se limite à la question de la responsabilité de l’État quant aux intérêts sur les fonds.

26 Le juge Brockenshire a conclu que bien que les fonds aient été placés dans le compte général du gouvernement, ils appartenaient toujours aux anciens combattants invalides. Il a statué que l’État avait une obligation de fiduciaire envers les anciens combattants invalides et qu’il était donc tenu soit de placer ces fonds pour leur compte, soit de leur verser des intérêts. En appel, l’État n’a pas contesté ces conclusions.

27 L’État a prétendu qu’en dépit de ces faits, le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants rend irrecevables les demandes visant les intérêts pour une période antérieure à 1990. Le juge Brockenshire a décidé que cette disposition était inopérante par application de la Déclaration canadienne des droits, parce que, selon la garantie établie à l’al. 1a), un individu ne peut être privé de la jouissance d’un bien que par l’application régulière de la loi et parce que l’al. 2e) garantit le droit à une audition impartiale selon les principes de justice fondamentale.

B. Cour d’appel de l’Ontario (2002), 58 O.R. (3d) 417

28 La Cour d’appel a confirmé la décision du juge Brockenshire et a convenu que l’État avait manqué à son obligation de fiduciaire envers les anciens combattants invalides en ne versant pas d’intérêts sur les fonds.

29 La Cour d’appel a examiné la protection offerte aux droits de propriété par la garantie d’application régulière de la loi édictée à l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits, mais elle a refusé de décider si cette disposition conférait des garanties substantielles en plus des garanties procédurales. Elle a conclu que l’adoption de la loi expropriatrice contrevenait aux droits à l’application régulière de la loi garantis à l’intimé, parce qu’il n’avait bénéficié ni d’un préavis ni de la possibilité de contester la loi. La Cour d’appel a également conclu qu’il y avait eu atteinte au droit à une audition impartiale protégé par l’al. 2e).

III. Les dispositions législatives en cause

30 Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, modifiée par L.C. 1990, ch. 43, art. 2 :

5.1 . . .

(4) Les demandes visant les intérêts afférents aux sommes détenues ou gérées par le ministre pendant une période antérieure au 1er janvier 1990 au titre du paragraphe 41(1) de la Loi sur les pensions, du paragraphe 15(2) de la Loi sur les allocations aux anciens combattants ou des règlements d’application de l’article 5 de la présente loi sont irrecevables après l’entrée en vigueur du présent paragraphe.

Loi portant modification de la législation concernant les anciens combattants, L.C. 1990, ch. 43 :

64. . . .

(2) Le paragraphe 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, édicté par l’article 2 de la présente loi, est réputé entré en vigueur le 12 octobre 1990.

Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. III) :

1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ci‑après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe:

a) le droit de l’individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu’à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi;

. . .

2. Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme

. . .

e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;

IV. Analyse

A. L’historique de la Déclaration canadienne des droits

31 Il est utile d’examiner la jurisprudence limitée portant sur la Déclaration canadienne des droits. La Déclaration canadienne des droits est une loi fédérale qui ne s’applique qu’aux lois fédérales. Elle est toujours en vigueur, mais elle n’a pas été beaucoup examinée par les tribunaux depuis son adoption en 1960, même si elle a été qualifiée de loi quasi constitutionnelle.

32 En cas de conflit entre une loi fédérale et les garanties établies dans la Déclaration canadienne des droits, celle‑ci s’applique et rend la loi incompatible inopérante, à moins que cette loi ne déclare expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits, comme l’exige l’art. 2. Voir l’arrêt R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282 (une disposition de la Loi sur les Indiens selon laquelle un Indien inscrit qui était ivre hors d’une réserve commettait de ce fait une infraction a été jugée inopérante par application de l’al. 1b) qui garantit l’égalité devant la loi).

33 L’article 1 de la Déclaration canadienne des droits déclare et reconnaît divers droits, dont le droit en cause en l’espèce, c’est‑à‑dire le droit de n’être privé de la jouissance de ses biens que par l’application régulière de la loi. La Déclaration canadienne des droits ne protège que les droits qui existaient en 1960, avant son adoption. Voir, par exemple, Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680, p. 703‑704 (comme il n’existait pas de droit absolu à la vie avant la Déclaration canadienne des droits, une loi prévoyant l’imposition de la peine de mort n’a pas été jugée inopérante); R. c. Burnshine, [1975] 1 R.C.S. 693, p. 705 (le droit à l’uniformité des peines imposées dans les différentes régions du Canada n’existait pas avant 1960 et n’était par conséquent pas protégé par la Déclaration canadienne des droits).

34 De nombreuses garanties établies dans la Déclaration canadienne des droits ont accédé au rang de garanties constitutionnelles lorsque la Constitution a été modifiée et que la Charte est entrée en vigueur en 1982. Toutefois, la Déclaration canadienne des droits prévoit deux garanties que la Charte n’accorde pas expressément. L’alinéa 1a) garantit à tout individu la jouissance de ses biens, dont il ne peut être privé que par l’application régulière de la loi. L’alinéa 2e) garantit à chacun une audition impartiale, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations. Ces deux dispositions sont au coeur du présent pourvoi.

B. L’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits

35 L’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits reconnaît « . . . le droit de l’individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu’à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi ».

36 L’intimé a prétendu que le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants l’a dépossédé, sans application régulière de la loi, de son droit aux intérêts sur ses fonds. La question est de savoir ce qu’il faut entendre par l’application régulière de la loi, garantie par la Déclaration canadienne des droits, dans le contexte de l’extinction de droits de propriété. L’intimé invoque trois types de garanties d’application régulière de la loi :

i) des droits procéduraux préalables à l’adoption d’une loi par le législateur;

ii) des droits procéduraux préalables à l’application d’une loi à sa situation personnelle;

iii) des garanties substantielles contre l’expropriation de ses biens par l’État.

Aucune de ces prétentions ne vient en aide à l’intimé.

(1) Droits procéduraux liés au processus législatif

37 L’intimé a soutenu avoir droit à un préavis et à une audition lui permettant de contester l’adoption du par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants. Toutefois, un tel droit n’existait pas en 1960 et n’existe toujours pas aujourd’hui. Selon notre longue tradition parlementaire, il est clair que tout ce qu’un citoyen canadien peut exiger, sur le plan procédural, c’est qu’un projet de loi fasse l’objet de trois lectures à la Chambre des communes et au Sénat et qu’il reçoive la sanction royale. Une fois ce processus mené à terme, les mesures législatives prises par le Parlement dans les limites de sa compétence sont inattaquables.

38 Dans le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, p. 785, la Cour dit :

La façon dont les chambres du Parlement procèdent, celle dont une assemblée législative provinciale procède est dans chaque cas une question d’auto‑définition, sous réserve de prescriptions constitutionnelles prépondérantes, ou de prescriptions auto‑imposées par la loi ou internes. Il est inutile en l’espèce de se lancer dans un examen historique de l’aspect « judiciaire » du Parlement et de l’immunité de ses procédures au contrôle judiciaire. Les tribunaux interviennent quand une loi est adoptée et non avant (à moins qu’on ne leur demande leur avis sur un projet de loi par renvoi). Il serait incompatible avec le pouvoir d’auto‑régulation (« inhérent » est un mot aussi approprié) des chambres du Parlement de nier leur capacité d’adopter des résolutions. On peut à bon droit se référer à l’art. 9 du Bill of Rights de 1689, qui fait indubitablement partie du droit du Canada et qui prévoit que [traduction] « les procédures du Parlement ne devront pas être attaquées ou mises en question [devant] un tribunal [ni] ailleurs hors du Parlement ».

39 Voir également l’arrêt Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 59 :

. . . la prise d’une décision législative ne fait l’objet d’aucun devoir d’équité connu. Les législatures sont assujetties à des exigences constitutionnelles pour que l’exercice de leur pouvoir de légiférer soit valide, mais à l’intérieur des limites que leur impose la constitution, elles peuvent faire ce que bon leur semble. Seuls les électeurs peuvent débattre de la sagesse et de la valeur des décisions législatives. Le jugement dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, [. . .] était concluant sur ce point : « les règles de l’équité procédurale ne s’appliquent pas à un organe qui exerce des fonctions purement législatives ».

40 La prétention selon laquelle la Déclaration canadienne des droits permet à une cour de justice de contraindre le législateur à modifier son processus législatif doit être rejetée. La Déclaration canadienne des droits a pour objet de guider l’interprétation de toute « loi du Canada », que l’art. 5 de la Déclaration canadienne des droits définit comme « une loi du Parlement du Canada, édictée avant ou après la mise en vigueur de la présente loi » (je souligne). L’intervention d’un tribunal dans le processus législatif ne peut être assimilée à l’interprétation d’une loi déjà édictée.

41 Le droit à l’application régulière de la loi ne peut entraver le droit de l’organe législatif d’établir sa propre procédure. Si la Déclaration canadienne des droits conférait un tel pouvoir, elle modifierait la Constitution canadienne qui, dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, établit une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni. Or, jamais de pareils droits pré‑législatifs d’ordre procédural n’ont existé au Royaume‑Uni. Il s’ensuit que la Déclaration canadienne des droits ne confère pas un tel pouvoir.

(2) Droits procéduraux liés à l’application de la loi

42 Quelles protections procédurales la garantie d’application régulière de la loi comporte‑t‑elle en ce qui concerne les droits de propriété? Selon moi, la Déclaration canadienne des droits ne garantit à une personne le droit à un préavis et à une possibilité quelconque de contester une mesure gouvernementale qui la dépossède de ses droits de propriété que dans le contexte juridictionnel d’une décision judiciaire ou quasi judiciaire déterminant ses droits et ses obligations.

43 Dans l’arrêt Miller, précité, p. 704, le juge Ritchie a conclu que l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits conférait les garanties procédurales qui existaient déjà au moment de son adoption, en 1960, notamment contre la privation du droit à la vie sans un procès équitable et sans une déclaration de culpabilité prononcée par un « jury ayant reçu des directives appropriées ».

44 De la même façon, on peut considérer que l’al. 1a) confère les garanties procédurales contre la dépossession de biens qui existaient en 1960. Certains droits procéduraux à cet égard sont reconnus depuis longtemps. Dans Lapointe c. Association de Bienfaisance et de Retraite de la Police de Montréal, [1906] A.C. 535, le Conseil privé a reconnu un droit d’être avisé des accusations portées et d’avoir la possibilité de présenter une défense dans un cas où les administrateurs d’un fonds de pension ont dépossédé de sa pension un policier qui avait démissionné. Lorsque la loi requiert l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ou du jugement du décideur pour son application à une situation factuelle donnée, il se peut qu’un préavis et la possibilité de contester doivent être donnés. De tels droits peuvent exister, par exemple, lorsque le gouvernement élimine les prestations d’un ancien combattant parce qu’il estime qu’il n’est plus invalide ou qu’il n’a jamais été membre des forces armées. Il n’est toutefois pas nécessaire de donner un préavis et la possibilité de présenter une défense lorsque le gouvernement élimine complètement ce type de prestations par voie législative.

45 L’intimé a prétendu que, selon son interprétation claire et non contestée, le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants exproprie en fait les intérêts des anciens combattants sur les pensions gérées par ACC et qu’il est, de ce fait, inopérant. Or, aucune procédure juridictionnelle n’est nécessaire pour l’application non discrétionnaire d’une loi à des faits incontestables. Un contribuable ne peut invoquer aucune garantie procédurale contre une modification des taux d’imposition qui le désavantage.

46 L’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits accorde bel et bien une garantie procédurale quant à l’application régulière de la loi dans le contexte d’un processus juridictionnel touchant un individu en particulier. Mais la présente affaire ne porte pas sur l’application de la loi dans un tel contexte et aucune autre procédure n’était nécessaire.

(3) Les droits substantiels inclus dans la garantie d’application régulière de la loi

47 L’intimé a revendiqué un droit — fondé sur une interprétation large de la primauté du droit — contre l’expropriation de biens (ou contre l’expropriation sans juste indemnisation). La garantie d’application régulière de la loi établie dans la Déclaration canadienne des droits confère‑t‑elle des garanties substantielles à cet égard?

(a) Les protections substantielles incluses dans la garantie d’application régulière de la loi

48 Les tribunaux canadiens hésitent à reconnaître de telles protections, peut‑être en partie en raison de ce qui s’est passé aux États‑Unis en ce qui concerne les droits substantiels inclus dans la garantie d’application régulière de la loi dans le contexte des droits contractuels et des droits de propriété. Le professeur Hogg a résumé la crise constitutionnelle provoquée par ce que de nombreuses personnes à l’époque et depuis ont perçu comme une absence de modération dans l’élaboration de politiques par le pouvoir judiciaire. C’est l’arrêt Lochner c. New York, 198 U.S. 45 (1905), qui a déclenché cet épisode historique (il a invalidé la loi de l’État de New York qui fixait un nombre maximum d’heures de travail dans les boulangeries, pour des motifs fondés sur l’application régulière de la loi). Voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (4th ed. 1997), p. 1070 :

[traduction] Entre 1905, lorsque l’arrêt Lochner c. New York fut rendu, et 1937, lorsqu’il fut écarté, la Cour suprême des États‑Unis a protégé les libertés des propriétaires de manufactures et de mines contre les efforts déployés par le Congrès et les législatures des États pour limiter le nombre d’heures de travail, exiger le paiement d’un salaire minimum, imposer des normes de santé et de sécurité et protéger les activités syndicales. Comme l’a fait remarquer avec brio Oliver Wendell Holmes dans ses opinions dissidentes, la Cour s’est servie de la Constitution pour appliquer une théorie de laissez‑faire économique qu’avaient rejetée les législateurs élus. La Cour avait pris position dans un conflit politique que seuls les législateurs élus pouvaient résoudre. En 1937, après qu’un président Roosevelt exaspéré eut proposé son plan de nomination de nombreux nouveaux juges (« court‑packing plan »), la Cour a changé d’opinion et a rejeté ces décisions. Depuis, la Cour est très réticente à intervenir dans la réglementation en matière sociale et économique, malgré ses effets inévitables sur les droits de propriété et les droits contractuels que la Constitution des États‑Unis garantit expressément.

49 Il est possible que les événements survenus dans la foulée de l’arrêt Lochner aient eu des répercussions négatives sur la reconnaissance par la jurisprudence canadienne de droits substantiels dans la garantie d’application régulière de la loi. Dans l’arrêt Curr c. La Reine, [1972] R.C.S. 889, la Cour s’est demandé si l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits, qui prévoit le droit de l’individu à la sécurité et son droit de ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi, protégeait contre l’obligation de se soumettre à un alcootest. En concluant par la négative, le juge Laskin a indiqué, à la p. 902, qu’il faut faire preuve d’une « extrême prudence » lorsque l’on importe des éléments substantiels dans les garanties d’application régulière de la loi prévues dans la Déclaration canadienne des droits :

C’est avec une extrême prudence que j’aborde les termes très généraux de l’alinéa (a) de l’art. 1, même s’ils sont tempérés par l’expression « ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi », dont le sens premier anglais a été éclipsé par les exigences constitutionnelles américaines, lorsqu’on me demande de les appliquer pour annuler des dispositions législatives de fond validement adoptées par un Parlement dans lequel des représentants élus par le peuple jouent un rôle primordial.

Le juge Laskin a déclaré qu’il faudrait avancer des « raisons convaincantes » se rapportant à des « normes objectives et faciles à appliquer, qui doivent guider les tribunaux . . . » pour affirmer que ces droits à l’application régulière de la loi renferment des garanties quant au fond (p. 899‑900).

50 Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a examiné la garantie offerte par l’art. 7 de la Charte, selon laquelle il ne peut être porté atteinte au droit à la liberté « qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Malgré une preuve tendant à indiquer que les principes de « justice fondamentale » n’apportaient que des garanties procédurales, le juge Lamer a conclu que la justice fondamentale pouvait également comporter le droit substantiel de ne pas être emprisonné pour une infraction de responsabilité absolue. Bien que la Cour n’ait pas encore reconnu de droits substantiels découlant de la garantie d’application régulière de la loi, le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B. indique qu’elle est disposée à reconnaître que, dans des circonstances appropriées, les garanties d’application régulière de la loi ou la justice peuvent offrir une protection quant au fond.

(b) Les droits substantiels inclus dans la garantie d’application régulière de la loi dans le contexte des droits de propriété

51 La Déclaration canadienne des droits n’offre aucune protection contre l’expropriation par l’adoption d’une mesure législative non ambiguë. Il n’est pas nécessaire de décider maintenant quelles sont exactement les autres protections substantielles offertes, le cas échéant, par les garanties touchant les biens établies à l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits.

52 La Déclaration canadienne des droits ne protège que les droits qui existaient au moment de son adoption en 1960. À cette époque, tous s’entendaient pour dire, comme aujourd’hui, que le législateur avait le droit d’exproprier des biens à condition d’exprimer clairement son intention.

53 Ce droit est reconnu depuis longtemps. Au tournant du siècle, le juge Riddell de la Haute Cour de justice de l’Ontario a reconnu le droit de l’État de s’approprier des biens sans indemnisation. Le litige mettait en cause une société minière qui avait mal jalonné un claim. Le claim avait été ultérieurement vendu par l’État. Le juge Riddell a écrit ce qui suit :

[traduction] « En bref, la législature peut faire tout ce qui n’est pas naturellement impossible, dans les limites de sa compétence, et elle n’est limitée par aucune règle, humaine ou divine. Si les demandeurs avaient acquis quelque droit que ce soit, ce que je suis loin de conclure, la législature avait le pouvoir de les leur retirer. L’interdiction « Tu ne voleras point », n’a aucun effet juridique sur l’organisme souverain. Et il ne serait pas nécessaire d’accorder une indemnisation. [Je souligne.]

(Voir l’arrêt Florence Mining Co. c. Cobalt Lake Mining Co. (1909), 18 O.L.R. 275, p. 279.)

54 Dans l’arrêt Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101, la Cour a ordonné qu’une entreprise d’exportation de poisson soit indemnisée de la perte d’achalandage subie à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, S.R.C. 1970, ch. F‑13, qui créait un Office fédéral auquel elle conférait le droit exclusif de commercialisation de tout le poisson canadien entre les provinces et à l’étranger. Bien que la Cour ait accordé une indemnisation dans cette cause, le juge Ritchie a affirmé que le législateur pouvait déposséder quelqu’un de ses biens sans indemnisation équitable à condition de le prévoir expressément (p. 118 (renvoyant à l’arrêt Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508 (H.L.), p. 542)).

55 Plus récemment, dans l’arrêt Wells, précité, par. 41, la Cour a conclu qu’un haut fonctionnaire provincial dont le poste avait été aboli par une loi pouvait poursuivre la province en vertu du droit contractuel. Toutefois, la Cour a réaffirmé les règles de droit régissant l’expropriation au Canada. Les législatures ont le pouvoir de procéder à de telles expropriations à condition d’exprimer leur intention en des termes clairs et non ambigus :

Bien qu’une législature puisse avoir le pouvoir extraordinaire d’adopter une loi pour refuser expressément d’indemniser une personne lésée avec qui elle a rompu une entente, il faudrait qu’une loi soit libellée de façon claire et explicite pour éteindre les droits qui avaient été précédemment conférés à cette partie.

56 En l’espèce, malheureusement pour l’intimé, l’intention du législateur d’exproprier est claire et non ambiguë. Le paragraphe 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants prévoit :

Les demandes visant les intérêts afférents aux sommes détenues ou gérées par le ministre pendant une période antérieure au 1er janvier 1990 au titre du paragraphe 41(1) de la Loi sur les pensions, du paragraphe 15(2) de la Loi sur les allocations aux anciens combattants ou des règlements d’application de l’article 5 de la présente loi sont irrecevables après l’entrée en vigueur du présent paragraphe.

57 Cette disposition ne laisse aucun doute : l’intimé n’a pas le droit de réclamer des intérêts. Étant donné qu’il n’aurait pu faire valoir aucun droit substantiel contre une expropriation claire et non ambiguë en 1960, il ne bénéficie pas aujourd’hui d’une telle protection par application de la Déclaration canadienne des droits.

C. L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits

58 L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits garantit que « . . . nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme [. . .] e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations ». L’avocat de l’intimé dans le présent pourvoi a prétendu que feu M. Authorson avait droit à une telle audition avant que le législateur exproprie les intérêts sur sa pension.

59 Toutefois, l’alinéa 2e) ne garantit le respect de la justice fondamentale que dans une instance devant un tribunal ou un organisme administratif qui définit les droits et obligations d’un individu. D’autres garanties de l’art. 2 confirment cette interprétation à l’évidence:

(i) les garanties contre la détention arbitraire et les traitements cruels et inusités;

(ii) le droit d’être promptement informé des motifs de son arrestation, le droit de retenir et de constituer un avocat, le doit de recours par voie d’habeas corpus;

(iii) les droits relatifs à la preuve et les protections contre l’auto‑incrimination;

(iv) la présomption d’innocence;

(v) le droit à un tribunal impartial;

(vi) le droit à un cautionnement raisonnable; et

(vii) le droit à l’assistance d’un interprète dans une instance devant un tribunal.

Il s’agit là de garanties juridiques applicables avant ou pendant une audience devant une cour de justice ou un tribunal.

60 Cette distinction est plus claire dans la version française de l’al. 2e) qui utilise l’expression « une audition impartiale de sa cause », que dans la version anglaise qui utilise les mots « fair hearing ». Le Grand Robert de la langue française (2e éd. 2001) définit ainsi le terme « cause » : « [a]ffaire, procès qui se plaide ». Cette définition confirme la nature juridictionnelle de l’« audition impartiale ».

61 L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits n’oblige pas le législateur à tenir une audience avant l’adoption d’une loi. Ses garanties ne jouent que dans le cadre de l’application de la loi à des situations individuelles dans une instance tenue devant une cour de justice, un tribunal administratif ou un organisme semblable.

V. Conclusion

62 Des décennies d’intérêts sur leurs pensions et allocations sont dues à l’intimé et aux anciens combattants invalides qu’il représente. L’État ne conteste pas ces conclusions. Le législateur a toutefois décidé, pour des raisons qu’il n’a pas dévoilées, de refuser en toute légalité ces intérêts — dus en vertu de la common law, de l’equity ou d’une fiducie — aux anciens combattants envers lesquels l’État avait néanmoins une obligation de fiduciaire. Les garanties d’application régulière de la loi quant à la jouissance des biens, établies dans la Déclaration canadienne des droits, ne confèrent pas de droits procéduraux relativement au processus législatif. Elles confèrent certains droits à un préavis et à la possibilité de présenter des observations dans le cadre d’un processus juridictionnel portant sur les droits et obligations d’un individu, mais de tels droits ne sont pas en cause dans le présent pourvoi.

63 Les garanties d’application régulière de la loi peuvent avoir un certain contenu substantiel qui ne ressort pas du présent pourvoi, mais on ne peut invoquer aucun droit à l’application régulière de la loi pour contester une mesure législative qui exproprie des droits de propriété de façon non ambiguë.

64 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi sans dépens et de ne pas modifier l’adjudication des dépens dans les instances inférieures.

65 Je suis d’avis de répondre de la manière suivante aux questions constitutionnelles :

(1) Le paragraphe 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, modifiée, est‑il incompatible avec l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44?

Réponse : Non.

(2) Le paragraphe 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, modifiée, est‑il incompatible avec l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44?

Réponse : Non.

(3) Si la réponse aux questions 1 ou 2 est affirmative, le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, modifiée, est‑il inopérant en raison de cette incompatibilité?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelant : Procureur général du Canada, Ottawa.

Procureurs de l’intimé : Raphael Partners, Windsor.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Libertés civiles - Droit à l’application régulière de la loi quant à la jouissance des biens - Expropriation sans indemnisation - Pensions et allocations des anciens combattants - Gestion des pensions et autres allocations des anciens combattants par le gouvernement et défaut de celui‑ci de les placer ou de verser des intérêts - Mesure législative rendant irrecevable toute demande visant les intérêts pour la période antérieure à 1990 - Les garanties d’application régulière de la loi établies dans la Déclaration canadienne des droits protègent‑elles contre l’expropriation découlant de l’adoption d’une loi valide? - Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, art. 1(a), 2(e) - Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, art. 5.1(4).

L’intimé a été nommé représentant d’un groupe d’anciens combattants invalides bénéficiaires d’une pension et d’autres allocations de l’État en vertu de trois lois différentes. Le ministère des Anciens combattants (« ACC ») gérait les fonds de ces anciens combattants parce qu’ils étaient réputés incapables de gérer leurs affaires. Il est rare que ces fonds aient été placés ou que des intérêts aient été versés avant 1990, année où ACC a commencé à verser des intérêts sur ces comptes. Le législateur a toutefois décidé de limiter la responsabilité de l’État relativement aux intérêts non versés auparavant en édictant le par. 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Anciens combattants, qui rend irrecevables les demandes présentées après son entrée en vigueur visant les intérêts afférents aux sommes détenues ou gérées par le ministre pendant une période antérieure au 1er janvier 1990 en vertu de l’une des trois lois en cause. Le groupe a poursuivi l’État pour manquement à son obligation fiduciaire, en prétendant que le par. 5.1(4) était inopérant en raison de son incompatibilité avec la Déclaration canadienne des droits parce que, selon la garantie établie à l’al. 1a), un individu ne peut être privé de la jouissance d’un bien que par l’application régulière de la loi, et parce que l’al. 2e) garantit à chacun le droit à une audition impartiale selon les principes de justice fondamentale pour la définition de ses droits et obligations. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que l’État avait une obligation de fiduciaire envers les anciens combattants invalides et qu’il était donc tenu soit de placer ces fonds pour leur compte, soit de leur verser des intérêts; le par. 5.1(4) de la Loi était donc inopérant par application de la Déclaration canadienne des droits. La Cour d’appel a confirmé cette décision.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

En cas de conflit entre une loi fédérale et les garanties établies dans la Déclaration canadienne des droits, celle‑ci s’applique et rend la loi incompatible inopérante, à moins que cette loi ne déclare expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits. La Déclaration canadienne des droits ne protège que les droits qui existaient avant son entrée en vigueur en 1960.

Le paragraphe 5.1(4) de la Loi n’est incompatible ni avec l’al. 1a) ni avec l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits et les anciens combattants ont été privés en toute légalité des intérêts sur leurs pensions et autres allocations. La garantie d’application régulière de la loi établie à l’al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits ne confère pas aux anciens combattants le droit à un préavis et à une audition par le Parlement avant l’adoption d’une loi expropriatrice. Notre longue tradition parlementaire n’a jamais exigé une telle procédure et les garanties d’application régulière de la loi ne peuvent entraver le droit de l’organe législatif d’établir sa propre procédure. Un tel pouvoir modifierait en fait la Constitution canadienne. De plus, bien que les garanties d’application régulière de la loi quant à la jouissance des biens établies dans la Déclaration canadienne des droits confèrent certains droits à un préavis et à la possibilité de présenter des observations dans le cadre d’un processus juridictionnel portant sur des droits et obligations individuels, de tels droits ne sont pas en cause dans le présent pourvoi. Aucune procédure juridictionnelle n’est nécessaire pour l’application non discrétionnaire d’une loi à des faits incontestables. Enfin, bien que des droits substantiels puissent découler de la garantie d’application régulière de la loi, la Déclaration canadienne des droits n’offre aucune protection contre l’expropriation par l’adoption d’une mesure législative non ambiguë. Le législateur a le droit d’exproprier des biens, même sans indemnisation, à condition d’exprimer clairement son intention et, dans le par. 5.1(4), l’intention du législateur d’exproprier est claire et non ambiguë.

L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits ne garantit le respect de la justice fondamentale que dans une instance devant un tribunal ou un organisme administratif qui définit les droits et obligations d’un individu. Il n’oblige pas le législateur à tenir une audience avant l’adoption d’une loi.


Parties
Demandeurs : Authorson
Défendeurs : Canada (Procureur général)

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282
Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680
R. c. Burnshine, [1975] 1 R.C.S. 693
Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753
Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199
Lapointe c. Association de Bienfaisance et de Retraite de la Police de Montréal, [1906] A.C. 535
Lochner c. New York, 198 U.S. 45 (1905)
Curr c. La Reine, [1972] R.C.S. 889
Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
Florence Mining Co. c. Cobalt Lake Mining Co. (1909), 18 O.L.R. 275
Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés.
Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. III], art. 1a), 2e), 5.
Loi constitutionnelle de 1867, préambule.
Loi portant modification de la législation concernant les anciens combattants, L.C. 1990, ch. 43, art. 64(2).
Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11, art. 21(2).
Loi sur le ministère des Anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V‑1, art. 5d), 5.1(4) [aj. 1990, ch. 43, art. 2].
Loi sur les allocations aux anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. W‑3, art. 15.
Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P‑6, art. 41(1).
Doctrine citée
Grand Robert de la langue française, 2e éd. Paris : Le Robert, 2001, « cause ».
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 4th ed. Scarborough, Ont. : Carswell, 1997.

Proposition de citation de la décision: Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39 (17 juillet 2003)


Origine de la décision
Date de la décision : 17/07/2003
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2003 CSC 39 ?
Numéro d'affaire : 29207
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2003-07-17;2003.csc.39 ?
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