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04/03/2004 | CANADA | N°2004_CSC_15

Canada | Gifford c. Canada, 2004 CSC 15 (4 mars 2004)


Gifford c. Canada, [2004] 1 R.C.S. 411, 2004 CSC 15

Thomas Gifford Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Association des banquiers canadiens Intervenante

Répertorié : Gifford c. Canada

Référence neutre : 2004 CSC 15.

No du greffe : 29416.

2003 : 14 novembre; 2004 : 4 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, Arbour, Deschamps et Fish.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (2002), 293 N.R. 111, [2002]

4 C.T.C. 64, 2002 D.T.C. 7197, [2002] A.C.F. no 1127 (QL), 2002 CAF 301, qui a infirmé une décision de la Cour canadienne de l’impôt, ...

Gifford c. Canada, [2004] 1 R.C.S. 411, 2004 CSC 15

Thomas Gifford Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Association des banquiers canadiens Intervenante

Répertorié : Gifford c. Canada

Référence neutre : 2004 CSC 15.

No du greffe : 29416.

2003 : 14 novembre; 2004 : 4 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, Arbour, Deschamps et Fish.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (2002), 293 N.R. 111, [2002] 4 C.T.C. 64, 2002 D.T.C. 7197, [2002] A.C.F. no 1127 (QL), 2002 CAF 301, qui a infirmé une décision de la Cour canadienne de l’impôt, [2001] 2 C.T.C. 2162, 2001 D.T.C. 168, [2001] A.C.I. no 100 (QL), et qui a confirmé l’évaluation du ministre du Revenu national. Pourvoi rejeté.

Michael Templeton et Richard Thomas, pour l’appelant.

Gordon Bourgard et Wendy Burnham, pour l’intimée.

Al Meghji et Mahmud Jamal, pour l’intervenante.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Major — L’appelant, Thomas Gifford, conseiller financier et employé de Midland Walwyn Capital Inc. (« Midland Walwyn »), a emprunté 100 000 $ pour acquérir la liste de clients de M. Bentley, son collègue de travail. M. Bentley, lui aussi conseiller financier, quittait la société. L’objet du pourvoi est de savoir si, pour le calcul de l’impôt, l’appelant peut déduire de son revenu soit le prix d’achat de la liste, soit les intérêts qu’il a versés sur de l’argent emprunté pour l’acquisition. Aucune de ces sommes n’est déductible, toutes deux étant des paiements « au titre du capital » dont la déductibilité est expressément exclue sous le régime du sous-al. 8(1)f)(v) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la « Loi »). Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

I. Les faits

2 L’appelant et M. Bentley étaient des employés de Midland Walwyn, à North Bay (Ontario). Ils agissaient à titre de conseiller financier; chacun d’entre eux possédait ses propres clients.

3 Comme M. Bentley avait décidé de quitter la société, l’appelant a, le 10 décembre 1995, conclu avec lui une [traduction] « Convention d’achat de clientèle de conseiller financier » (la « Convention »), en vertu de laquelle M. Bentley s’engageait à faire savoir par écrit à chacun de ses clients inscrits sur la liste de clients qu’il appuyait l’appelant et à demander à Midland Walwyn de transférer à ce dernier leurs dossiers. M. Bentley a en outre consenti à une clause de non-concurrence en vertu de laquelle il lui était généralement interdit de donner à ces clients des conseils en matière d’investissements mobiliers individuels pendant 30 mois, ou de fournir à quiconque des renseignements importants les concernant, sans le consentement de l’appelant.

4 En contrepartie, l’appelant a versé à M. Bentley 90 000 $ à la date de clôture du contrat, puis une somme additionnelle de 10 000 $ le 8 avril 1996. La retenue de 10 000 $ était assujettie à une réduction, selon une formule prévue dans la Convention, si le montant total investi par les clients figurant sur la liste devait diminuer.

5 Le souci premier de l’employeur, Midland Walwyn, était de conserver ses clients. Le gérant de la succursale a facilité la Convention et a transféré les dossiers des clients à l’appelant. Selon la preuve, n’eût été la Convention, l’appelant n’aurait probablement obtenu qu’environ un quart des clients de M. Bentley, les autres clients étant confiés aux autres conseillers financiers de la société.

6 Le ministre du Revenu national a refusé la demande de déduction de l’appelant. Ce dernier a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt selon la procédure informelle prévue à l’art. 18 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. 1985, ch. T‑2. Le juge en chef adjoint Bowman a résumé la demande de déduction que l’appelant avait présentée au ministre :

Dans sa déclaration de revenus, l’appelant avait déduit un montant de 13 258,07 $ représentant selon lui un amortissement de survaleur (5 250 $) ainsi que des frais d’intérêts et des frais d’assurances (8 008,07 $). Le ministre n’a pas admis ce montant au motif qu’aucune disposition législative ne permettait à l’appelant de déduire un montant au titre de l’amortissement de survaleur ou de frais d’intérêts pour l’achat d’une liste de clients.

([2001] A.C.I. no 100 (QL), par. 5)

Devant la Cour de l’impôt, l’appelant a modifié sa prétention en alléguant plutôt que le paiement versé à M. Bentley représentait les frais de commercialisation courants qu’il a engagés pour obtenir des clients et que les intérêts devaient être déductibles à titre de dépense courante. Le juge en chef adjoint Bowman a admis la déduction de ces deux dépenses; cette décision est par la suite infirmée par la Cour d’appel fédérale.

II. Dispositions législatives pertinentes

7 Bien que le présent pourvoi puisse être tranché uniquement au regard de l’art. 8, la décision s’appuie aussi sur certains passages des art. 9, 18 et 20 de la Loi, que je reproduis ici par souci de commodité.

8. (1) Sont déductibles dans le calcul du revenu d’un contribuable tiré, pour une année d’imposition, d’une charge ou d’un emploi ceux des éléments suivants qui se rapportent entièrement à cette source de revenus, ou la partie des éléments suivants qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :

. . .

f) lorsque le contribuable a été, au cours de l’année, employé pour remplir des fonctions liées à la vente de biens ou à la négociation de contrats pour son employeur, et lorsque, à la fois :

(i) il était tenu, en vertu de son contrat, d’acquitter ses propres dépenses,

(ii) il était habituellement tenu d’exercer les fonctions de son emploi ailleurs qu’au lieu d’affaires de son employeur,

(iii) sa rémunération consistait en tout ou en partie en commissions ou autres rétributions semblables fixées par rapport au volume des ventes effectuées ou aux contrats négociés,

(iv) il ne recevait pas, relativement à l’année d’imposition, une allocation pour frais de déplacement qui, en vertu du sous-alinéa 6(1)b)(v), n’était pas incluse dans le calcul de son revenu,

les sommes qu’il a dépensées au cours de l’année pour gagner le revenu provenant de son emploi (jusqu’à concurrence des commissions ou autres rétributions semblables fixées de la manière prévue au sous-alinéa (iii) et reçues par lui au cours de l’année) dans la mesure où ces sommes n’étaient pas :

(v) des dépenses, des pertes ou des remplacements de capital ou des paiements au titre du capital, exception faite du cas prévu à l’alinéa j),

. . .

(j) lorsqu’un montant est déductible en application des alinéas f), h) ou h.1) dans le calcul du revenu que le contribuable tire d’une charge ou d’un emploi pour une année d’imposition :

(i) les intérêts payés par le contribuable au cours de l’année soit sur de l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un véhicule à moteur utilisé dans l’exercice des fonctions de sa charge ou de son emploi ou un aéronef nécessaire à cet exercice, soit sur un montant payable pour l’acquisition d’un tel véhicule ou aéronef,

(ii) la déduction pour amortissement pour le contribuable, autorisée par règlement, applicable, selon le cas :

(A) à un véhicule à moteur utilisé dans l’exercice des fonctions de sa charge ou de son emploi,

(B) à un aéronef qui est nécessaire à l’exercice de ces fonctions;

. . .

(2) Seuls les montants prévus au présent article sont déductibles dans le calcul du revenu d’un contribuable tiré, pour une année d’imposition, d’une charge ou d’un emploi.

. . .

9. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

. . .

18. (1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

a) les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien;

b) une dépense en capital, une perte en capital ou un remplacement de capital, un paiement à titre de capital ou une provision pour amortissement, désuétude ou épuisement, sauf ce qui est expressément permis par la présente partie;

. . .

20. (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :

a) la partie du coût en capital des biens supporté par le contribuable ou le montant au titre de ce coût ainsi supporté que le règlement autorise;

b) la somme qu’un contribuable peut déduire au titre d’une entreprise, mais ne dépassant pas les 7 % du montant cumulatif des immobilisations admissibles au titre de l’entreprise à la fin de l’année;

c) la moins élevée d’une somme payée au cours de l’année ou payable pour l’année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d’une somme raisonnable à cet égard, en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur :

(i) de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien (autre que l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un bien dont le revenu serait exonéré ou pour contracter une police d’assurance-vie),

(ii) une somme payable pour un bien acquis en vue d’en tirer un revenu ou de tirer un revenu d’une entreprise (à l’exception d’un bien dont le revenu serait exonéré ou à l’exception d’un bien représentant un intérêt dans une police d’assurance-vie),

(iii) une somme payée au contribuable :

(A) en vertu d’une loi de crédits et selon les modalités approuvées par le Conseil du Trésor en vue de relever ou de maintenir le niveau de compétence technologique des industries manufacturières canadiennes ou d’autres industries canadiennes,

(B) en vertu des Règlements sur l’aide à l’exploration minière dans le Nord, pris en vertu d’une loi de crédits qui prévoit les paiements à effectuer relativement au Programme de subventions visant les minéraux dans le Nord,

(iv) de l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un intérêt dans un contrat de rente auquel l’article 12.2 s’applique, ou s’appliquerait si le jour anniversaire du contrat tombait dans l’année à un moment où le contribuable détient l’intérêt; toutefois, lorsque la rente a commencé à être versée aux termes du contrat au cours d’une année d’imposition antérieure, les intérêts payés ou payables au cours de l’année ne sont pas déduits dans la mesure où ils dépassent le montant inclus en application de l’article 12.2 dans le calcul du revenu du contribuable pour l’année quant à son intérêt dans le contrat; [Je souligne.]

III. Historique des procédures judiciaires

A. Cour canadienne de l’impôt, [2001] A.C.I. no 100 (QL)

8 Le juge en chef adjoint Bowman, siégeant en première instance à la Cour canadienne de l’impôt, établit une distinction d’avec les décisions antérieures assimilant l’achat de listes de clients à une dépense en capital. Il estime que M. Bentley n’a pas de liste de clients à vendre puisque les clients sont ceux de Midland Walwyn. Il examine les critères résumés par la Cour dans Johns-Manville Canada Inc. c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 46, et conclut que le paiement versé à M. Bentley constitue une dépense courante. De plus, il statue que le paiement d’intérêts représente une dépense courante pour les raisons suivantes : a) il vise l’obtention d’un prêt pour le paiement versé à M. Bentley, lequel paiement est, selon lui, une dépense courante; b) rien ne permet de dire que les intérêts constituent intrinsèquement une dépense courante ou une dépense en capital; c) la Cour n’a pas décidé de manière définitive si les intérêts représentent une dépense courante ou une dépense en capital; d) l’al. 8(1)j) ne règle pas entièrement la question de la déductibilité des intérêts dans le cas d’employés. Le juge qualifie le paiement d’intérêts de dépense courante au sens de l’al. 8(1)f).

B. Cour d’appel fédérale, [2002] A.C.F. no 1127 (QL), 2002 CAF 301

9 Infirmant la décision de la Cour de l’impôt, le juge Rothstein statue que la simple absence d’un droit de propriété à l’égard de la liste n’empêche pas l’application des décisions antérieures relatives aux listes de clients. Appliquant ces décisions et les critères tirés de Johns-Manville, précité, il conclut que le paiement versé à M. Bentley constitue une dépense en capital. Sur la question de la déductibilité des intérêts, le juge Rothstein indique qu’il ne peut conclure à une dépense courante pour deux raisons : (1) les décisions antérieures de la Cour ont établi que les intérêts doivent toujours être traités comme une dépense en capital; (2) la Loi est un code exhaustif sur la déductibilité des intérêts. N’eussent été ces deux raisons, il aurait convenu que le paiement d’intérêts représente en toute logique une dépense courante selon le critère utilisé par le Conseil privé dans Wharf Properties Ltd. c. Commissioner of Inland Revenue, [1997] 2 W.L.R. 334.

IV. Questions en litige

10 Le présent pourvoi soulève deux questions :

1. Le paiement versé à M. Bentley constitue-t-il une dépense courante déductible en vertu de l’al. 8(1)f) ou un paiement au titre du capital dont la déduction est exclue par le sous-al. 8(1)f)(v)?

2. Les intérêts payés par M. Gifford sur les fonds empruntés constituent-ils une dépense courante déductible en vertu de l’al. 8(1)f) ou un paiement au titre du capital dont la déduction est exclue par le sous-al. 8(1)f)(v)?

V. Analyse

11 Avant d’aborder les questions particulières que pose le présent pourvoi, il est utile d’examiner le régime général des déductions permises par la Loi. Le contribuable appelant en l’espèce a tiré son revenu de son emploi et ne peut donc se prévaloir des déductions en application de la Loi que si l’art. 8 le permet expressément, ainsi que le prévoit le par. 8(2).

12 L’employé qui satisfait aux exigences des sous-al. 8(1)f)(i) à (iv) peut déduire toute dépense engagée « pour gagner le revenu provenant de son emploi ». La dépense constituant un paiement « au titre du capital » est, en vertu du sous-al. 8(1)f)(v), exclue de la gamme des dépenses admissibles à la déduction.

13 Lorsque le contribuable tire son revenu d’une entreprise ou d’un bien, et non d’un emploi, la gamme des déductions admissibles est beaucoup plus large, car l’art. 9 prévoit que le revenu du contribuable correspond au bénéfice qu’il en obtient. Pour le calcul du bénéfice provenant d’une entreprise ou d’un bien, le contribuable peut réclamer des déductions conformément aux principes comptables généralement reconnus, sauf disposition contraire de la Loi. Les alinéas 18(1)a) et b) sont semblables aux passages de l’al. 8(1)f) qui servent à circonscrire de manière générale les déductions permises. L’alinéa 18(1)a) dispose que seules sont déductibles les dépenses engagées en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien, et l’al. 18(1)b) — dont le libellé est similaire à celui du sous-al. 8(1)f)(v) — exclut notamment la déduction des paiements « au titre de capital ».

14 En dépit de la similarité des règles générales, les exceptions créent des différences quant à la capacité des contribuables qui tirent leur revenu de leur emploi et non d’une entreprise ou d’un bien de se prévaloir des déductions dans des circonstances en apparence similaires.

15 Dans le cas de l’employé qui autrement remplit les exigences de l’al. 8(1)f) sans toutefois être autorisé à demander une déduction parce que la dépense constitue un paiement « au titre du capital » au sens du sous‑al. 8(1)f)(v), la seule exception prévue par la Loi se trouve à l’al. 8(1)j). Cet alinéa permet la déduction des paiements au titre du capital lorsqu’il s’agit de l’acquisition d’un véhicule à moteur ou d’un aéronef, comme pour la déduction pour amortissement sous le régime de l’al. 20(1)a), comme nous allons le voir ci-dessous. Il est également permis au contribuable employé de déduire les intérêts payés sur de l’argent emprunté pour l’acquisition de l’un ou l’autre de ces articles.

16 En revanche, le contribuable qui tire un revenu d’une entreprise ou d’un bien peut être autorisé à déduire les dépenses visées à l’al. 18(1)b) grâce à un certain nombre d’exceptions prévues dans la Loi. Deux des exceptions les plus fréquemment utilisées se trouvent aux al. 20(1)a) et b). L’alinéa 20(1)a) permet de déduire de ce revenu une partie du coût en capital de certains biens, si la déduction pour amortissement est prévue par règlement à l’égard de ce type de bien. L’alinéa 20(1)b) prévoit une déduction similaire pour les dépenses engagées pour l’acquisition d’immobilisations incorporelles, tel que l’achalandage. L’alinéa 20(1)c) est une disposition particulière permettant la déduction des intérêts payés sur de l’argent emprunté à certaines fins.

17 Le fait que, sous le régime de la Loi, les employés soient traités différemment des contribuables tirant un revenu d’une entreprise ou d’un bien n’a rien de nouveau ni d’équitable à première vue. Il a donné lieu à de nombreux litiges lorsque des contribuables ont tenté, parfois en vain, de se donner le statut d’entrepreneurs indépendants, plutôt que celui d’employés, pour bénéficier des déductions plus favorables.

18 Si le paiement versé à M. Bentley ou le paiement d’intérêts constituent des paiements « au titre du capital », l’appelant, en tant qu’employé, ne pourra déduire de son revenu aucune de ces dépenses. Par contre, s’il tirait un revenu de son entreprise et non de son emploi, il lui serait vraisemblablement permis de déduire ces deux paiements dans le calcul de son bénéfice pour l’année. Ce résultat à première vue inéquitable à l’égard de l’appelant s’explique par la structure de la Loi mais ne saurait modifier la qualification de ces paiements.

A. Le paiement versé à M. Bentley

19 Je conviens avec le juge Rothstein que l’achat de listes de clients n’est pas un élément nouveau et que les faits de l’espèce ne se distinguent pas des affaires précédentes, ce qui en fait un paiement au titre du capital, contrairement à la conclusion du juge en chef adjoint Bowman en première instance. Les décisions de principe sur la qualification de l’acquisition des listes de clients sont Cumberland Investments Ltd. c. Canada (M.R.N.), [1975] A.C.F. no 511 (QL); Canada c. Farquhar Bethune Insurance Ltd., [1982] A.C.F. no 601 (QL). Outre les décisions traitant précisément des listes de clients, l’arrêt de principe sur la question de savoir si une dépense constitue une dépense courante ou une dépense en capital est Johns-Manville, précité. De l’avis du juge Rothstein, auquel je souscris, les critères énoncés dans Johns-Manville justifient la conclusion que le paiement a été effectué « au titre du capital ».

20 M. Bentley avait à vendre un achalandage qui s’est développé au fil des ans par suite des transactions avec ses clients, ainsi que l’engagement de ne pas faire concurrence à l’appelant. Il est manifeste que celui-ci s’intéressait à la relation qu’entretenait M. Bentley avec ses clients, pas seulement aux noms figurant sur la liste. Selon la Convention, M. Bentley était tenu d’informer par écrit un groupe précis de clients qu’il appuyait l’appelant et de ne pas lui faire concurrence à leur égard pendant 30 mois. Si l’appelant avait simplement voulu obtenir les noms des clients, il n’aurait en principe pas eu à faire intervenir M. Bentley et aurait pu traiter directement avec Midland Walwyn. En soi, le fait que la transaction soit intervenue entre deux employés plutôt qu’entre deux entreprises n’en modifie pas la qualification, ni ne justifie qu’on écarte la jurisprudence antérieure relative aux listes de clients.

21 Selon les critères énoncés dans Johns-Manville, précité, la liste de clients constitue une immobilisation et ce, pour plusieurs raisons. Elle élargit considérablement le réseau de clients de M. Gifford, la structure dans le cadre de laquelle il touche son revenu d’emploi. L’achat de l’achalandage dont une autre personne s’est progressivement doté n’équivaut pas aux frais de commercialisation récurrents que l’appelant aurait eu à engager pour créer son propre achalandage. Ce paiement l’assurait également de la cessation de la concurrence. Enfin, il s’agissait d’un paiement visant l’obtention d’un actif qui procurerait à M. Gifford un avantage durable.

22 Le juge de première instance a statué que ce paiement n’a pas donné lieu à l’acquisition d’un actif durable parce qu’« [u]ne clientèle, c’est quelque chose d’éphémère, de volatil, d’évanescent » (par. 13). Le fait que la valeur d’un actif qu’on néglige puisse se déprécier ne permet pas de déterminer ce que cet actif représentait pour l’acheteur au moment de son acquisition. Un immeuble acquis à titre de bien locatif n’en reste pas moins une immobilisation s’il est réduit en cendres le lendemain de la clôture de la vente. L’achalandage et l’engagement de non‑concurrence représentaient une immobilisation pour M. Gifford. Le paiement pour cet actif a été effectué « au titre du capital » et ne pouvait donc être déduit de son revenu en raison du sous‑al. 8(1)f)(v).

B. Les intérêts

23 La deuxième question consiste à savoir si les intérêts payés par l’appelant sur la somme empruntée pour l’acquisition de la liste de clients de M. Bentley sont déductibles. Comme nous l’avons vu, un employé peut déduire une dépense en application de l’al. 8(1)f) si elle a été engagée pour gagner le revenu provenant de son emploi et dans la mesure où il ne s’agit pas d’un paiement « au titre du capital » dont la déduction est interdite par le sous‑al. 8(1)f)(v).

24 Pour décider si les intérêts versés par M. Gifford l’ont été « au titre du capital », il nous faut examiner trois questions subsidiaires : (1) la Cour a-t-elle déclaré qu’un paiement d’intérêts constitue toujours un paiement « au titre du capital »? (2) la Loi comporte-t-elle un code exhaustif sur la déductibilité des intérêts? (3) quel critère devrait servir à qualifier les paiements d’intérêt pour l’application de la Loi?

(1) La Cour a‑t‑elle déclaré qu’un paiement d’intérêts constitue toujours un paiement « au titre du capital »?

25 Nous avons ici l’occasion d’aborder la question, car l’appelant, étant un employé, ne pouvait invoquer l’al. 20(1)c) pour justifier la déduction de son paiement d’intérêts si celui‑ci devait être considéré comme étant « au titre du capital ». Le juge Rothstein a examiné la question au par. 35 :

À mon avis, le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit en concluant que la jurisprudence de la Cour suprême ne l’empêchait pas de considérer les intérêts dans ce cas‑ci comme une dépense courante. Selon l’interprétation que je donne aux décisions pertinentes, en l’absence de dispositions législatives permettant la déduction des intérêts, ces frais sont considérés comme une dépense en capital non déductible. [Je souligne.]

Il est peu probable que la jurisprudence appuie un énoncé aussi général. Les décisions auxquelles le juge a renvoyé portent essentiellement sur la question de savoir si le paiement d’intérêts en cause est déductible en vertu de l’al. 20(1)c), et c’est dans cette optique qu’il faut interpréter les commentaires concernant les intérêts en général.

26 On n’a pas établi que les intérêts représentaient systématiquement des dépenses en capital. Au Canada, le consensus veut que la somme empruntée s’ajoute généralement au capital financier de l’emprunteur et que les intérêts constituent généralement des paiements au titre de ce capital financier. Comme il s’agit habituellement de paiements « au titre du capital », les paiements d’intérêts ne sont pas déductibles en raison du sous‑al. 8(1)f)(v) ou de l’al. 18(1)b).

27 Dans Bennett & White Construction Co. c. Minister of National Revenue, [1949] R.C.S. 287, le juge Rand reconnaît que l’emprunt s’ajoute au capital de l’emprunteur. Voir p. 292‑293 :

[traduction] L’acquisition du capital peut s’effectuer de diverses manières, notamment par voie de souscription d’actions, de financement permanent sous forme d’emprunt par voie d’émission d’actions ou de prêts à terme; et le moyen financier que choisit une entreprise pour ce faire ne devrait généralement comporter aucune incidence sur le plan fiscal. En l’absence d’une loi, il semble être établi que, pour que des intérêts payés sur du financement temporaire soient considérés comme des dépenses déductibles, il faut que le financement fasse partie intégrante de l’entreprise exploitée. Cela est clairement illustré dans le cas d’opérations quotidiennes d’achat et de vente de valeurs (Farmer c. Scottish North American Trust, [[1912] A.C. 118]) ou, inversement, dans le cas d’opérations consistant à prêter de l’argent dans le cadre d’une entreprise de brasserie (Reid’s Brewery c. Mail [[1891] 2 Q.B. 1]). [Je souligne.]

28 En l’espèce, nous devons examiner le fondement sur lequel s’appuie le juge Rothstein pour affirmer que la Cour a établi que les intérêts constituent toujours une dépense en capital. Les motifs du juge Rand dans Canada Safeway Ltd. c. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 717, ont été invoqués à l’appui de cette affirmation. Les intérêts dans cette affaire n’étaient pas déductibles, ayant été considérés comme une dépense engagée pour tirer un revenu exonéré et, donc, non admissible à une déduction en application de la Loi à l’époque. Dans ses motifs concordants, le juge Rand a tenu les propos suivants quant à la déductibilité des intérêts (p. 727) :

[traduction] Il importe de se rappeler que, en l’absence d’une autorisation législative expresse, les intérêts payables sur une dette au titre du capital ne sont pas déductibles comme frais d’exploitation. Si une compagnie ne dispose pas des capitaux nécessaires pour démarrer, pourquoi devrait‑on lui permettre de déduire les intérêts sur l’argent emprunté? La compagnie qui démarre avec le capital d’apport aurait à plus forte raison le droit de déduire les intérêts sur le capital avant que le revenu atteigne le seuil imposable, mais la législation fiscale n’appuie pas une telle conclusion. L’application de ce principe au cas convers aurait pour effet d’aggraver l’anomalie et de permettre à ce que le capital emprunté ait un rôle à jouer dans de nombreuses situations complexes dont les incidences sont peu prévisibles, intention que l’on ne saurait attribuer au législateur. Ce qu’envisage l’article est l’utilisation immédiate des fonds empruntés dans l’entreprise et non pas une utilisation dont le but est atteint d’une manière aussi indirecte et aussi peu prévisible. [Je souligne.]

29 Si l’on s’en tient à la première phrase, le juge Rand n’a pas statué que les intérêts ne pouvaient jamais être déduits en l’absence d’une disposition législative précise, limitant plutôt son affirmation, par sa référence aux dettes au titre du capital, aux intérêts sur l’argent emprunté devant servir de capital.

30 Il y a eu ensuite l’arrêt Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32, qui traite de la même question. Dans cette affaire, la Cour a été appelée à déterminer si les intérêts versés sur des emprunts contractés pour faire des prélèvements sur le capital de la fiducie étaient déductibles en vertu de l’al. 20(1)c). Avant d’analyser cette question, le juge en chef Dickson a discuté de façon préliminaire le problème de la déductibilité des intérêts. Il dit à la p. 45 :

Il est peut‑être superflu de souligner dès le départ que, à défaut d’une disposition telle que l’al. 20(1)c), qui autorise expressément que les intérêts payés soient dans certaines circonstances déduits du revenu, le contribuable ne peut en règle générale bénéficier d’aucune déduction de ce genre. Les intérêts sur les emprunts contractés pour augmenter les immobilisations ou le fonds de roulement relèveraient de l’interdiction de déduire tout « paiement à titre de capital », prévue à l’al. 18(1)b) : Canada Safeway Ltd. v. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 717, aux pp. 722 et 723 des motifs du juge en chef Kerwin et à la p. 727 des motifs du juge Rand. [Je souligne.]

31 Le juge en chef Dickson a clairement indiqué que, lorsque l’emprunt s’ajoutait au capital financier de l’emprunteur, les intérêts sur cet emprunt seraient considérés comme un paiement « au titre du capital ». Le juge Iacobucci a souscrit à ce raisonnement dans Tennant c. M.R.N., [1996] 1 R.C.S. 305, par. 16 :

À mon avis, le sous‑al. 20(1)c)(i) n’est pas ambigu. Il édicte clairement que l’intérêt peut être déduit à titre de dépense lorsqu’il est payé ou payable au cours d’une année d’imposition en vertu d’une obligation légale de verser un intérêt, et lorsque l’intérêt est payable sur de l’argent emprunté en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien. La disposition permettant la déduction des intérêts a pour but de favoriser l’accumulation de capitaux productifs de revenus imposables, comme l’a fait remarquer le juge en chef Dickson dans l’arrêt Bronfman Trust, précité, à la p. 45. Sans le sous‑al. 20(1)c)(i), la déduction des paiements d’intérêts serait interdite par l’al. 18(1)b) (Canada Safeway Ltd. c. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 717; certains auteurs laissent entendre que l’arrêt Canada Safeway est mal fondé, voir P. W. Hogg et J. E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (1995), à la p. 221, note 36; je n’ai toutefois pas à trancher cette question dans les présents motifs). [Je souligne.]

32 Comme il a fait allusion aux intérêts non admissibles à la déduction en raison de l’al. 18(1)b) après avoir indiqué que l’al. 20(1)c) visait à favoriser l’accumulation de capitaux, le juge Iacobucci a uniquement statué, cela paraît évident, que les intérêts payés sur les fonds ajoutant au capital de l’emprunteur ne peuvent faire l’objet d’une déduction. Cet arrêt ne peut servir à étayer la thèse selon laquelle, vu l’al. 18(1)b), les paiements d’intérêts ne sont jamais déductibles. Dans Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a continué à suivre la tendance jurisprudentielle dessinée par l’arrêt Canada Safeway, précité. Elle écrit au par. 28 :

Le sous‑al. 20(1)c)(i) permet au contribuable de déduire de son revenu l’intérêt payé relativement à de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien. Il s’agit d’une exception à l’art. 9 et à l’al. 18(1)b), qui interdisent par ailleurs la déduction des sommes dépensées au titre du capital, c’est‑à‑dire l’intérêt payé à l’égard de fonds empruntés et utilisés pour produire un revenu : Canada Safeway Ltd. c. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 717, aux pp. 722 et 723, le juge en chef Kerwin et à la p. 727, le juge Rand; Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32, à la p. 45, le juge en chef Dickson. [Je souligne.]

Au paragraphe 74, renvoyant une fois de plus à l’arrêt Canada Safeway, elle poursuit :

En outre, il importe de souligner que les frais d’intérêts versés à l’égard de fonds utilisés pour produire un revenu tiré d’une entreprise ou d’un bien sont seulement réputés, au sous‑al. 20(1)c)(i), être des dépenses courantes et que, en l’absence de cette disposition, ils seraient considérés comme des dépenses en capital : Canada Safeway, précité, le juge Rand, à la p. 727. Aucune des parties au présent pourvoi n’a demandé à notre Cour de modifier cette qualification des frais d’intérêts. Ceux‑ci demeurent donc des dépenses en capital qui sont réputées, suivant le sous‑al. 20(1)c)(i), être déductibles du revenu brut de Shell malgré l’interdiction générale de toute déduction d’une dépense en capital prévue au par. 18(1). [Premier soulignement dans l’original; deuxième soulignement ajouté.]

33 L’arrêt Shell portait surtout sur la question non pas de savoir si la déduction était exclue par l’al. 18(1)b), mais bien si, étant ainsi exclue, elle pouvait néanmoins être admise en vertu de l’al. 20(1)c).

34 La juge McLachlin a indiqué que la Cour n’avait pas été invitée à se prononcer sur la qualification des paiements d’intérêts. Même dans ce contexte, elle n’a pas déclaré que tous les paiements d’intérêts seraient « au titre du capital ». Dans les deux extraits, elle traite des intérêts payés sur les fonds empruntés et utilisés pour produire un revenu, le deuxième extrait précisant simplement qu’il s’agit de revenu tiré « d’une entreprise ou d’un bien ».

35 En l’espèce, on nous a demandé de nous prononcer directement sur le contexte dans lequel la déduction des intérêts est admise. L’examen susmentionné des décisions invoquées par la juge McLachlin dans Shell révèle que l’important n’est pas de savoir si le paiement est une dépense en capital, mais bien s’il a été versé « au titre du capital », distinction que nous examinerons plus loin. Il indique aussi que même l’affirmation restreinte dans Shell, précité, que tout intérêt payé sur de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu constitue un paiement « au titre du capital » s’avère trop large. Peut‑être l’analyse nous conduira‑t‑elle généralement à ce résultat, mais c’est au cas par cas qu’il faut examiner ce que les fonds représentent pour l’emprunteur au moment où il les reçoit.

36 Pour résumer, la Cour n’a pas statué dans ses décisions que les intérêts constituent toujours une dépense en capital, mais elle a constamment conclu que les intérêts payés sur l’emprunt qui s’ajoute au capital financier de l’emprunteur devaient être assimilés à un paiement « au titre du capital ». Cette distinction devient plus importante si l’on examine les critères utilisés dans d’autres ressorts pour caractériser les dépenses d’intérêts, comme nous le verrons plus loin.

(2) La Loi comporte-t-elle un code exhaustif sur la déductibilité des intérêts?

37 Je ne puis adhérer à l’opinion du juge Rothstein que la Loi contient un code exhaustif sur la déductibilité des intérêts. Le ministre a plaidé devant la Cour que la Loi comportait un code exhaustif pour la déductibilité des intérêts car seuls les paiements d’intérêts qui répondent aux exigences de dispositions bien précises de la Loi, comme aux al. 8(1)j) ou 20(1)c), peuvent être déduits. La manière dont l’Agence des douanes et du revenu du Canada (aujourd’hui Agence du revenu du Canada) permet aux prêteurs d’argent de déduire les paiements d’intérêts, sans recourir à une disposition de la Loi, lorsqu’ils calculent leur bénéfice pour déterminer leur revenu pour l’année en application de l’art. 9, indique à l’évidence que telle n’a pas été la position de l’agence jusqu’à maintenant. Lorsque les intérêts ne représentent pas un paiement « au titre du capital », ils peuvent être déduits dans la mesure où ils satisfont aux autres exigences, comme celles énoncées aux al. 8(1)f) ou 18(1)a), et sauf disposition contraire de la Loi.

(3) Quel critère devrait servir à qualifier les paiements d’intérêts pour l’application de la Loi?

38 Il existe bien des manières de qualifier un paiement d’intérêts. La méthode retenue par le juge en chef adjoint Bowman, fondée sur la fin à laquelle sert l’emprunt, est conforme aux principes comptables généraux ainsi qu’à la logique. Dans Steele c. Deputy Commissioner of Taxation (1999), 161 A.L.R. 201, la Haute Cour d’Australie a adopté un critère selon lequel les intérêts constituent presque toujours une dépense courante. Dans Wharf Properties, précité, le Conseil privé a adopté un critère fondé sur la fin à laquelle est affecté l’emprunt au moment où les intérêts sont versés. Bien qu’ils ne soient pas identiques, ces critères comportent tous un aspect qui diminue considérablement leur utilité quant à la question de la déductibilité des intérêts au Canada. C’est qu’ils servent à déterminer si chaque paiement d’intérêts constitue une [traduction] « dépense ayant un caractère de capital » (Wharf Properties, précité) ou un [traduction] « paiement ayant un caractère de capital » (Steele, précité), aucune de ces qualifications ne se révélant utiles pour les fins qui nous importent au Canada, à savoir s’il s’agit d’un paiement « au titre du capital ». Pour tenter de déterminer si une dépense ou un paiement a un caractère de capital, comme l’exigent les dispositions législatives pertinentes, d’autres ressorts ont examiné les fins auxquelles sert l’emprunt. Selon le libellé actuel de la Loi, cette analyse ne s’impose pas, car il s’agit seulement de décider si le paiement est effectué « au titre du capital ».

39 Sous le régime de la présente Loi, il n’est pas nécessaire de savoir si le paiement est une dépense en capital, mais bien s’il est effectué « au titre du capital ». Cette distinction dans la terminologie se révèle particulièrement importante quant aux paiements d’intérêts, car, contrairement aux autres immobilisations, l’emprunt conserve rarement la forme sous laquelle il est reçu. Cette distinction signifie que nous devons considérer, pour l’application de la Loi, uniquement ce que l’emprunt représente pour l’emprunteur au moment où il l’obtient, sans avoir à examiner la façon dont il est dépensé. Si l’argent s’ajoute au capital financier, le paiement d’intérêts effectué à l’égard de cet emprunt sera alors considéré comme un paiement « au titre du capital ». Si la somme empruntée constitue, comme c’est le cas pour les prêteurs d’argent, l’inventaire de l’emprunteur, le paiement d’intérêts sera alors déductible. Dans Wharf Properties, précité, p. 339, lord Hoffmann traite des possibilités que l’emprunt représente pour l’emprunteur.

[traduction] Cette décision ne paraît pas à Leurs Seigneuries être d’un quelconque secours à M. Gardiner. Elle traite d’une tout autre question, à savoir si la somme empruntée vient s’ajouter au capital de l’entreprise ou si elle constitue une rentrée de fonds au titre du revenu. Autrement dit, elle s’intéresse à la nature de l’emprunt lorsqu’il se trouve entre les mains du bénéficiaire, plutôt qu’à la question de savoir si un paiement d’intérêts constitue une dépense en capital ou des frais d’exploitation. Un prêt d’argent n’est pas habituellement assimilable à une rentrée de fonds au titre du revenu, mais il peut l’être si l’emprunt « fait partie intégrante du fonctionnement au quotidien de l’exploitation de l’entreprise » (lord Templeman dans Beauchamp, p. 497), comme dans le cas d’activités bancaires, de financement ou autres transactions d’argent : voir Farmer c. Scottish North American Trust Ltd. [1912] A.C. 118. En règle générale, cependant, un prêt consenti à une entreprise commerciale s’ajoutera au capital de celle‑ci, quel que soit l’objet pour lequel il devait servir. M. Gardiner a plaidé qu’en l’espèce le court laps de temps entre les échéances successives des prêts justifiait à lui seul la qualification de frais d’exploitation, mais Leurs Seigneuries ne sont pas de cet avis. L’emprunt ne s’inscrivait pas dans le cadre des activités commerciales de l’entreprise. Tant qu’on y a eu recours, ou dans la mesure où on y a substitué un autre prêt, il s’agissait d’un ajout au capital de Wharf : comparer European Investment Trust Co. Ltd. c. Jackson (1932) 18 T.C. 1. [En italique dans l’original; soulignement ajouté.]

40 L’emprunt est, comme nous l’avons vu, habituellement considéré comme s’ajoutant au capital financier de l’emprunteur. De ce fait, il faut traiter brièvement du libellé figurant au début du sous‑al. 8(1)f)(v) et de l’al. 18(1)b) qui exclut la déduction des « dépenses [. . .] au titre du capital ». Selon l’interprétation littérale du libellé, il ne serait pas possible de déduire comme dépense au titre du capital toute dépense qui ne pourrait être directement rattachée à un revenu. Ce n’est pas l’approche qui a été préconisée jusqu’à maintenant, et l’analyse devrait encore porter sur ce qui est acquis plutôt que sur la provenance des fonds servant au paiement.

C. Dépens

41 Conformément à l’art. 18.25 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, le ministre responsable doit payer les frais entraînés pour le contribuable par une demande de révision judiciaire d’une décision rendue suivant la procédure informelle.

18.25 Les frais entraînés pour le contribuable par une demande de révision ou d’annulation présentée par le ministre du Revenu national au titre de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale relativement à un jugement visé à l’article 18.24 sont payés par Sa Majesté du chef du Canada.

L’article 18.25 a pour but de faire supporter par le ministre les frais liés à l’instruction de l’appel, une fois qu’il a enclenché le processus. Par conséquent, les dépens accordés par les tribunaux d’instance inférieure sont confirmés et l’appelant a droit au paiement des frais raisonnables et convenables qu’il a engagés devant cette Cour.

VI. Conclusion

42 La Convention visant le paiement de 100 000 $ pour l’acquisition d’un achalandage et l’engagement de non‑concurrence étant destinés à conférer au contribuable appelant Gifford un avantage durable, le paiement doit être considéré comme étant « au titre du capital ». En l’occurrence, conformément aux lois canadiennes actuelles, le paiement d’intérêts constitue en outre un paiement « au titre du capital » parce que les fonds empruntés pour payer M. Bentley se sont ajoutés au capital financier de l’appelant. Comme les deux paiements en cause ont été effectués « au titre du capital », leur déduction est exclue par le sous‑al. 8(1)f)(v). Le pourvoi est rejeté. L’intimée doit verser à l’appelant les frais raisonnables et convenables qu’il a engagés devant cette Cour. Les dépens accordés par les tribunaux d’instance inférieure sont confirmés.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l’appelant : McMillan Binch, Toronto.

Procureur de l’intimée : Sous-procureur général du Canada, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2004 CSC 15 ?
Date de la décision : 04/03/2004
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Impôt sur le revenu - Revenu provenant d’un emploi - Déductions - Dépenses liées aux ventes - Acquisition d’une liste de clients - Conseiller financier empruntant de l’argent pour acquérir la liste de clients d’un collègue - Le paiement versé pour l’acquisition d’une liste de clients et les intérêts payés sur les fonds empruntés sont-ils déductibles? - Les paiements ont-ils été versés « au titre du capital »? - Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 8(1)f).

L’appelant et B travaillaient comme conseillers financiers pour une société d’investissement. Lorsque B avait décidé de quitter la société, l’appelant a emprunté 100 000 $ pour acquérir sa liste de clients. Ils ont conclu une convention par laquelle B s’engageait à faire savoir par écrit à chacun de ses clients inscrits sur la liste de clients qu’il appuyait l’appelant et à demander à la société de transférer ses clients à ce dernier. B a en outre consenti à une clause de non-concurrence pendant 30 mois et s’est engagé à ne pas fournir à qui que ce soit des renseignements importants concernant ces clients, sans le consentement de l’appelant. L’objet du pourvoi est de savoir si, pour le calcul de l’impôt, l’appelant peut déduire de son revenu soit le prix d’achat de la liste, soit les intérêts qu’il a versés sur de l’argent emprunté pour l’acquisition. Le ministre du Revenu national a refusé la demande de déduction de l’appelant. La Cour canadienne de l’impôt a admis la déduction de ces deux dépenses, mais cette décision est par la suite infirmée par la Cour d’appel fédérale.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

La convention visant le paiement de 100 000 $ pour l’acquisition d’un achalandage qui s’est développé au fil des ans et l’engagement de non-concurrence avaient pour but de conférer à l’appelant un avantage durable. Le paiement pour cet actif constitue un paiement « au titre du capital » et le sous-al. 8(1)f)(v) de la Loi de l’impôt sur le revenu interdit la déduction d’une telle dépense. Selon les critères énoncés dans Johns-Manville, la liste de clients constitue une immobilisation : (1) elle élargit considérablement le réseau de clients de l’appelant, la structure dans le cadre de laquelle il touche son revenu d’emploi; (2) l’achat de l’achalandage dont une autre personne s’est progressivement doté n’équivaut pas aux frais de commercialisation récurrents que l’appelant aurait eu à engager pour créer son propre achalandage; (3) le paiement l’assurait également de la cessation de la concurrence; (4) il s’agissait d’un paiement visant l’obtention d’un actif qui procurerait à l’appelant un avantage durable. Le fait que la transaction soit intervenue entre deux employés plutôt qu’entre deux entreprises n’en modifie pas la qualification, ni ne justifie qu’on écarte la jurisprudence antérieure relative aux listes de clients.

En l’occurrence, le paiement d’intérêts constitue en outre un paiement « au titre du capital » parce que les fonds empruntés pour payer B se sont ajoutés au capital financier de l’appelant et le sous-al. 8(1)f)(v) de la Loi interdit expressément leur déduction à ce titre. Pour la détermination de la déductibilité de l’intérêt, l’important n’est pas de savoir si le paiement est une dépense en capital, mais bien s’il a été versé « au titre du capital ». Cette distinction se révèle particulièrement importante quant aux paiements d’intérêts, car, contrairement aux autres immobilisations, l’emprunt conserve rarement la forme sous laquelle il est reçu. Elle signifie que, pour l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, il faut dans chaque cas considérer uniquement ce que l’emprunt représente pour l’emprunteur au moment où il l’obtient, sans avoir à examiner la façon dont il est dépensé. Si, comme en l’espèce, l’argent s’ajoute au capital financier, le paiement d’intérêts effectué à l’égard de cet emprunt sera alors considéré comme un paiement « au titre du capital ». Lorsque les intérêts ne représentent pas un paiement « au titre du capital », ils peuvent être déduits dans la mesure où ils satisfont aux autres exigences, comme celles énoncées aux al. 8(1)f) ou 18(1)a), et sauf disposition contraire de la Loi.

Les dépens accordés par les tribunaux d’instance inférieure sont confirmés et l’appelant a droit au paiement des frais raisonnables et convenables qu’il a engagés devant cette Cour.


Parties
Demandeurs : Gifford
Défendeurs : Canada

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : Johns-Manville Canada Inc. c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 46
arrêts examinés : Canada Safeway Ltd. c. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 717
Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32
Tennant c. M.R.N., [1996] 1 R.C.S. 305
Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622
arrêts mentionnés : Wharf Properties Ltd. c. Commissioner of Inland Revenue, [1997] 2 W.L.R. 334
Cumberland Investments Ltd. c. Canada (M.R.N.), [1975] A.C.F. no 511 (QL)
Canada c. Farquhar Bethune Insurance Ltd., [1982] A.C.F. no 601 (QL)
Bennett & White Construction Co. c. Minister of National Revenue, [1949] R.C.S. 287
Steele c. Deputy Commissioner of Taxation (1999), 161 A.L.R. 201.
Lois et règlements cités
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 8(1)f) [mod. 1994, ch. 7, ann. II, art. 5(1)], j) [idem, art. 5(4), 5(5)], (2), 9(1), 18(1)a), b), 20(1)a), b), c) [idem, art. 15(1)].
Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. 1985, ch. T-2, art. 18, 18.25 [aj. ch. 51 (4e suppl.), art. 5].

Proposition de citation de la décision: Gifford c. Canada, 2004 CSC 15 (4 mars 2004)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2004-03-04;2004.csc.15 ?
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