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28/10/2005 | CANADA | N°2005_CSC_60

Canada | E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia, 2005 CSC 60 (28 octobre 2005)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia, [2005] 3 R.C.S. 45, 2005 CSC 60

Date : 20051028

Dossier : 29890

Entre:

E.B.

Appelant

et

Order of the Oblates of Mary Immaculate

in the Province of British Columbia

Intimé

‑ et ‑

Procureur général du Canada et

procureur général de la Colombie-Britannique

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Ba

starache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 58)

Motifs dissidents :

(par. 59 à 112)

Le juge Binnie (avec...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia, [2005] 3 R.C.S. 45, 2005 CSC 60

Date : 20051028

Dossier : 29890

Entre:

E.B.

Appelant

et

Order of the Oblates of Mary Immaculate

in the Province of British Columbia

Intimé

‑ et ‑

Procureur général du Canada et

procureur général de la Colombie-Britannique

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 58)

Motifs dissidents :

(par. 59 à 112)

Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Charron)

La juge Abella

______________________________

E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia, [2005] 3 R.C.S. 45, 2005 CSC 60

E.B. Appelant

c.

Order of the Oblates of Mary Immaculate in

the Province of British Columbia Intimé

et

Procureur général du Canada et

procureur général de la Colombie-Britannique Intervenants

Répertorié : E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia

Référence neutre : 2005 CSC 60.

No du greffe : 29890.

2004 : 7 décembre; 2005 : 28 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (les juges Esson, Hall, Saunders, Low et Smith) (2003), 14 B.C.L.R. (4th) 99, 182 B.C.A.C. 288, 300 W.A.C. 288, 227 D.L.R. (4th) 298, [2003] 7 W.W.R. 421, 16 C.C.L.T. (3d) 149, [2003] B.C.J. No. 1123 (QL), 2003 BCCA 289, qui a infirmé un jugement du juge Cohen, [2001] B.C.J. No. 2700 (QL), 2001 BCSC 1783. Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.

John R. Shewfelt et Darrell W. Roberts, c.r., pour l’appelant.

Azool Jaffer-Jeraj et Mobina Jaffer, c.r., pour l’intimé.

Mitchell R. Taylor, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Karen A. Horsman, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron rendu par

1 Le juge Binnie — L’appelant a fréquenté un pensionnat pour enfants autochtones tenu par l’intimé, Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia (« Oblats »), sur l’île Meares, en Colombie‑Britannique. Entre 1957 et 1962, l’appelant a été agressé sexuellement par Martin Saxey, un employé laïque lui aussi autochtone. Ce dernier travaillait dans la boulangerie du pensionnat et conduisait l’embarcation à moteur de l’école. M. Saxey est maintenant décédé. Il est possible que sa succession soit redevable de dommages‑intérêts, mais elle n’a pas les moyens de payer. Par conséquent, l’appelant cherche, en se fondant sur deux moyens de droit, à obtenir des dommages‑intérêts des Oblats. Il invoque d’abord la faute directe des Oblats qui auraient permis que des agressions sexuelles soient commises (le juge de première instance n’a pas encore exprimé son opinion sur cette question). Il invoque ensuite la responsabilité du fait d’autrui, indépendamment de toute faute directe de l’intimé, en raison des actes répréhensibles de son employé, M. Saxey.

2 Les enfants victimes d’agressions sexuelles dans des pensionnats sont des personnes très vulnérables, et une indemnité substantielle sera accordée s’il est démontré que l’établissement scolaire a commis une faute. À ce stade de l’instance toutefois, aucune faute n’a été établie, si ce n’est celle de M. Saxey. Pour imputer au pensionnat une responsabilité du fait d’autrui (plutôt que directe), la loi exige « un lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire (le risque créé par l’entreprise de l’employeur) et l’acte fautif. Il doit être possible de dire que l’employeur a accru sensiblement le risque de préjudice en plaçant l’employé dans son poste et en lui demandant d’accomplir les tâches qui lui étaient assignées » : Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, par. 42 (soulignement omis). Il est donc crucial d’examiner les pouvoirs, les fonctions et les responsabilités que les Oblats intimés avaient attribués à M. Saxey à l’égard d’élèves comme l’appelant, en tenant compte bien sûr du contexte général de l’école dans la mesure où l’on peut dire que ce facteur a contribué aux actes de prédation de M. Saxey.

3 Le juge de première instance a retenu la responsabilité du fait d’autrui parce qu’à son avis, les « caractéristiques opérationnelles » du pensionnat créaient un risque d’agression sexuelle qui s’est matérialisé quand l’appelant a subi un préjudice ([2001] B.C.J. No. 2700 (QL), 2001 BCSC 1783). La Cour d’appel a infirmé cette décision ((2003), 14 B.C.L.R. (4th) 99, 2003 BCCA 289). Selon elle, le juge de première instance n’avait pas accordé suffisamment d’importance à l’absence de lien solide entre l’agression sexuelle et la nature des tâches confiées à M. Saxey qui, en tant que boulanger, conducteur à temps partiel d’une embarcation à moteur et homme à tout faire, travaillait en marge de la vie scolaire. En droit, la conclusion de la Cour d’appel est correcte. Les arrêts Bazley et Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570, ont rejeté sans équivoque l’argument selon lequel la responsabilité du fait d’autrui devrait être imputée de façon stricte, sans égard au lien existant entre l’inconduite de l’employé et l’emploi que ce dernier exerce. Le raisonnement du juge de première instance place effectivement tous les employés de l’intimé sur le même pied, sans tenir compte comme il se doit du fait que c’est M. Saxey, par ses fautes intentionnelles, qui a causé du tort à l’appelant. Pour les besoins du présent pourvoi, il faut considérer que l’intimé n’était pas au courant de ces fautes qu’il n’était pas en mesure de les prévoir, qu’il ne les avait pas autorisées et qu’il ne les avait pas prévues. Le travail de M. Saxey à la boulangerie ne lui accordait aucune intimité avec les élèves. Et ses fonctions de conducteur d’embarcation à moteur et d’homme à tout faire ne le plaçaient pas non plus en situation d’autorité ou d’intimité. En l’absence d’un lien solide entre les tâches confiées à M. Saxey et les circonstances dans lesquelles les actes d’agression ont été commis, on peut affirmer tout au plus que travailler dans un pensionnat avait fourni à M. Saxey une occasion, qu’il n’aurait peut‑être pas eue autrement, d’être en contact avec de jeunes garçons comme l’appelant dans un contexte de soumission à l’autorité. Toutefois, dans une série d’arrêts portant sur la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur dans des cas d’agression sexuelle, la Cour a à maintes reprises affirmé que « la “simple occasion” [. . .] ne suffit pas ». Voir Bazley, par. 40; Jacobi, par. 45; K.L.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51, par. 94. Voir également Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, 2004 CSC 17, et H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25. Pour qu’une telle responsabilité générale existe, il appartiendrait au législateur de la créer.

4 Le juge de première instance a insisté sur les « caractéristiques opérationnelles » du pensionnat et sur le risque potentiel qu’il créait de manière générale pour les élèves. Toutefois, si l’organisation et le fonctionnement de l’établissement faisaient en sorte, comme le prétend l’appelant, que chaque employé, quelles que soient ses fonctions, pouvait présenter un risque substantiel pour chaque élève, la responsabilité directe de l’intimé pourrait être engagée plutôt que sa responsabilité du fait d’autrui découlant de l’inconduite de M. Saxey. S’agissant de la responsabilité du fait d’autrui, le juge de première instance n’a pas suffisamment approfondi son analyse. Il n’a pas accordé l’importance qu’il fallait aux particularités — inhérentes à l’école — de la relation entre ce plaignant et cet employé fautif, et à la mesure dans laquelle l’entreprise de l’intimé a permis à l’auteur du délit, M. Saxey, de faire ce qu’il a fait dans ce cas en particulier. L’approche adoptée par le juge de première instance aboutit logiquement à la conclusion que l’intimé serait responsable de tous les actes délictueux de tous ses employés, même s’il n’existe qu’un lien ténu entre le délit et le pouvoir ou le statut que confère l’emploi, ou si M. Saxey était loin d’exercer une fonction le plaçant en situation d’autorité ou d’intimité par rapport aux élèves. Comme nous le verrons, une analyse exhaustive révèle qu’il serait contraire à notre jurisprudence de conclure en l’espèce que la responsabilité du fait d’autrui est engagée. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

I. Faits

5 Le pensionnat Christie était situé sur l’île Meares, à environ quatre milles au large de Tofino, une ville située au bout de l’autoroute qui traverse l’île de Vancouver. Ce n’est que par beau temps que l’on pouvait se rendre à l’école par bateau, à partir de Tofino, ou par hydravion. L’établissement est fermé depuis 1971, mais auparavant, on y dispensait l’enseignement aux enfants des premières nations de la côte ouest de l’île de Vancouver. Tout au long de la période pertinente, l’école appartenait aux Oblats, qui l’exploitaient et fournissaient le personnel. Les Oblats forment une congrégation missionnaire catholique romaine, composée de prêtres et de frères laïques, qui a été constituée en vertu d’une loi spéciale de l’Assemblée législative de la Colombie‑Britannique. Pendant les années en cause, de 16 à 20 adultes étaient employés à l’école qui accueillait de 145 à 158 enfants.

6 L’appelant a commencé à fréquenter le pensionnat le 18 septembre 1956, à l’âge de six ans. Il y a étudié jusqu’en juin 1965. Ses frères et sœurs ont aussi fréquenté le pensionnat.

7 Martin Saxey a commencé à travailler au pensionnat le 14 septembre 1955. Quelques années auparavant il avait été déclaré coupable d’homicide involontaire et il avait été incarcéré. Rien n’indique, du moins à ce stade, que les Oblats aient fait preuve de négligence en embauchant M. Saxey ou en surveillant sa conduite.

8 À l’époque pertinente, l’école était, pour ce qui est de ses fonctions éducatives et sociales, dirigée par les Oblats (des prêtres et des frères laïques), parfois avec l’aide de différentes congrégations de religieuses. Le gouvernement fédéral aidait financièrement le pensionnat en lui octroyant une subvention calculée en fonction du nombre d’élèves. (Selon certaines dispositions figurant dans les versions successives de la Loi sur les Indiens, le gouvernement du Canada pouvait conclure des ententes avec les exploitants des établissements scolaires et la fréquentation de l’école était obligatoire.) Le personnel religieux se chargeait des soins donnés aux enfants et de l’enseignement, mais les services d’entretien et les opérations matérielles étaient confiés au personnel autochtone, dont les membres étaient pour la plupart recrutés parmi les adultes apparentés aux élèves. (Ainsi, des hommes et des femmes apparentés à l’appelant étaient chargés de travaux d’entretien à l’époque où ce dernier fréquentait le pensionnat.) Certains de ces employés et les membres de leur famille habitaient sur les terrains de l’école. Plusieurs enfants et petits‑enfants de M. Saxey ont fréquenté le pensionnat en même temps que l’appelant, et l’un des fils de M. Saxey était un camarade de classe de l’appelant.

9 On ne permettait pas aux élèves d’aller dans les résidences des employés ou de s’en approcher. Ils n’étaient pas censés non plus aller dans la boulangerie parce que les appareils brûlants et le matériel de panification pouvaient présenter un danger. Malgré ces règles, comme l’indiquent la documentation et le témoignage de l’appelant, il arrivait que des enfants travaillent dans la cuisine et dans la boulangerie (notamment pour la « formation pratique ») à l’époque où M. Saxey travaillait comme boulanger. L’appelant a témoigné qu’il n’est jamais entré dans la boulangerie.

10 M. Saxey habitait en haut d’un édifice situé sur les terrains de l’école. Des parents de l’appelant occupaient certaines chambres résidentielles situées au bas. Dans son témoignage, l’appelant a affirmé que vers 1957, durant sa deuxième année au pensionnat, M. Saxey a commencé à l’attirer dans sa chambre en lui promettant des bonbons. Il a dit que lorsqu’il est monté à sa chambre, M. Saxey l’a agressé sexuellement. Il a affirmé que, pendant les quatre ou cinq années qui ont suivi, M. Saxey a continué à l’attirer dans sa chambre en lui promettant des bonbons et l’a agressé sexuellement à de nombreuses reprises. L’appelant a témoigné qu’il se rendait chez M. Saxey parce qu’il se sentait menacé. À cette époque, il n’a mis personne de l’école au courant de l’inconduite de M. Saxey.

11 L’appelant a terminé ses études au pensionnat Christie en 1965. Ensuite, il a fréquenté pendant quelques mois une école secondaire située sur la partie continentale de la Colombie‑Britannique, puis il a commencé à travailler dans le secteur forestier. À cause d’une blessure, il a dû interrompre son travail et il a été sans emploi pendant un certain temps. De manière générale, il a occupé au fil des ans des emplois dans le domaine forestier. Il a commencé à avoir des problèmes d’alcool, et à compter de 1970, il a eu des démêlés avec la justice et a été incarcéré à l’occasion. L’appelant a affirmé avoir mentionné à un avocat qui le représentait vers la fin des années 1970 qu’il avait déjà été victime d’agressions sexuelles, mais il n’a pas dénoncé dans le détail les actes de M. Saxey avant 1995, lorsque des membres de la GRC ont communiqué avec lui dans le cadre d’une enquête sur des cas possibles d’abus commis dans des pensionnats du pays. M. Saxey est mort vers 1986. Plus tard, l’appelant a décrit les agressions dont il a été victime à différents professionnels de la santé, dont certains ont témoigné lors du procès.

II. Jugements antérieurs

A. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique

12 Le juge Cohen a tiré les conclusions suivantes : l’appelant avait sept ans lorsque M. Saxey a commencé à l’agresser sexuellement; jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de onze ou douze ans, il a été agressé à de nombreuses reprises et sur une base régulière; les agressions ont toutes été commises à l’endroit où M. Saxey résidait au pensionnat; les agressions comportaient des attouchements, la masturbation et des rapports sexuels simulés, dont des pénétrations anales partielles. Il s’agissait donc d’actes d’exploitation sexuelle extrêmement graves et répréhensibles.

13 Le juge de première instance a accepté l’explication de l’appelant voulant qu’avant son départ du pensionnat Christie, il n’a parlé à personne des agressions parce qu’il ne connaissait aucun autre enfant qui aurait été victime d’agressions sexuelles pendant que lui‑même fréquentait le pensionnat Christie. Il a dit qu’il croyait être le seul dans cette situation et il avait [traduction] « trop peur et trop honte » pour demander de l’aide.

14 Pour ce qui est de la question de la responsabilité du fait d’autrui, le juge de première instance a mentionné les principes que notre Cour a examinés dans les arrêts Bazley et Jacobi. Il a fait remarquer avec justesse que l’existence, entre l’auteur de l’agression et la victime, d’une relation tenant du rôle parental créée par l’école n’était pas une condition préalable à l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. Il a aussi distingué la décision G. (E.D.) c. Hammer (1998), 53 B.C.L.R. (3d) 89 (C.S.), de la présente affaire parce qu’elle concernait un concierge d’un externat et non d’un pensionnat.

15 Le juge de première instance a examiné les témoignages relatifs à la discipline appliquée à l’école et il a conclu que la peur était un facteur important pour le maintien de l’ordre. On disait aux enfants qu’ils devaient respect et obéissance à tous les membres du personnel adultes. Un témoin a déclaré que les employés laïques pouvaient imposer des corvées aux élèves, parfois sur‑le‑champ. Des témoins ont dit que les enfants de l’école pouvaient raisonnablement penser que tous les membres du personnel avaient sur eux une autorité générale et que, vu le manque d’effectifs, la définition des tâches des employés n’était pas rigoureuse. La question de savoir si l’on avait déjà vu des enfants dans la boulangerie a fait l’objet d’un certain débat, mais il a été établi que certains enfants se trouvaient à l’occasion dans la cuisine adjacente à celle‑ci. Selon le témoin expert de l’appelant, le Dr Paul Janke, le fait que l’appelant n’ait jamais aidé M. Saxey dans la boulangerie ne signifie pas qu’il était à l’abri de son pouvoir ou de son autorité étant donné qu’aux yeux des enfants, M. Saxey était une personne en autorité partout où ils le rencontraient. Le Dr Janke a dit ce qui suit :

[traduction]

Q : Mais si le présumé auteur des agressions était, comme c’était le cas de M. Saxey — je vous soumets ces hypothèses, docteur, il était un boulanger à l’école, ce poste ne lui donnait pas autorité sur les enfants, M. Saxey avait des enfants et des petits‑enfants à l’école, plusieurs membres de la famille de [E.B.] étaient à l’école et aucun enfant ne travaillait dans la boulangerie avec M. Saxey, dans quelle mesure, comment cela pouvait‑il avoir une incidence?

R : Le fait qu’aucun enfant ne travaillait dans la boulangerie [n’]était [pas] de nature à écarter même l’impression qu’il était en position d’autorité; je reste d’avis que dans un tel contexte, les adultes seraient, aux yeux des enfants, en position d’autorité. La présence de membres de la famille de [E.B.] diminue sans aucun doute son isolement et lui donne la possibilité de se confier à quelqu’un. Cela n’écarte pas le risque d’agression, mais cela le diminue certainement. La présence d’autres membres de la famille de M. Saxey est de nature à jouer un rôle, — en fait à jouer un rôle possiblement sur deux plans, d’une part en réduisant les possibilités qu’il soit laissé sans surveillance avec un enfant de l’école et, d’autre part, en lui offrant l’occasion d’être en contact avec d’autres victimes potentielles dans un lieu beaucoup plus intime où il serait en mesure d’exercer une autorité et un contrôle accrus.

16 Le juge de première instance a procédé à l’analyse en deux étapes décrite dans l’arrêt Bazley et a d’abord conclu que la jurisprudence ne permettait pas de déterminer sans équivoque s’il y avait ou non lieu en l’espèce d’imputer la responsabilité du fait d’autrui.

17 Passant ensuite à la deuxième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Bazley, le juge du procès a pris en compte les considérations de politique générale et il a conclu que la clé consistait à savoir si les caractéristiques opérationnelles du pensionnat Christie ont créé et sensiblement accru le risque que des agressions soient commises. Parmi ces caractéristiques, il y avait le fait que les enfants étaient séparés de leur famille, que l’école était surpeuplée et à court de personnel, le fait que les enfants et les employés vivaient en étroite proximité les uns des autres, que ces derniers avaient sans restriction accès aux enfants, et le fait que, selon le régime en place, les enfants devaient respect et obéissance à tous les employés. Une liste des caractéristiques opérationnelles a été présentée au témoin expert de l’appelant, le Dr Janke, qui a conclu qu’elles favorisaient la perpétration d’agressions sexuelles. Le juge de première instance a estimé cette preuve convaincante et il a conclu que les critères de l’arrêt Bazley concernant l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui avaient été remplis :

[traduction] Je conclus que la preuve relative aux caractéristiques opérationnelles du pensionnat Christie de même que l’opinion du Dr Janke, qui repose sur cette preuve, remplissent les critères justifiant l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui que la juge McLachlin a décrits dans l’arrêt Children’s Foundation . . . [par. 131]

Ayant conclu à la responsabilité du fait d’autrui de l’intimé, le juge n’a pas statué sur la question de savoir si les Oblats étaient aussi directement responsables pour cause de négligence.

18 En conséquence, le juge de première instance a conclu que les agressions sexuelles étaient à l’origine des difficultés interpersonnelles de l’appelant, de son anxiété, de ses symptômes de stress post‑traumatique, de son état dépressif et de ses problèmes d’alcool ou qu’elles y avaient contribué. Il a fixé le montant des dommages‑intérêts à 150 000 $ pour les dommages‑intérêts généraux (ce qui comprend des dommages‑intérêts majorés de 25 000 $), 80 000 $ pour perte de capacité de gagner un revenu dans le passé, et 3 400 $ pour soins futurs.

B. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique

19 Après examen des faits et du droit de la responsabilité du fait d’autrui, le juge Hall, au nom d’une formation de cinq juges, a fait remarquer que [traduction] « plus la situation d’emploi s’apparente à une situation où existe une relation de type parental, plus il est probable que la responsabilité du fait d’autrui sera engagée » (par. 51). Selon la cour, il suffisait pour statuer sur l’appel de s’en tenir à la première étape de l’analyse décrite dans l’arrêt Bazley étant donné qu’il ressort clairement de la jurisprudence qu’il ne s’agit pas d’un cas où la responsabilité du fait d’autrui est engagée. À l’issue d’une analyse approfondie de la jurisprudence, le juge Hall a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en exagérant l’importance de l’occasion et en ne prenant pas suffisamment en compte la nature précise des fonctions et responsabilités de M. Saxey :

[traduction] En l’espèce, M. Saxey ne faisait pas partie de la direction de l’école et on ne lui avait confié aucune tâche relative à la surveillance des élèves ou aux soins devant leur être apportés. Le personnel religieux assumait ces responsabilités. Aucune des fonctions de M. Saxey n’était reliée, même de loin, aux activités des élèves à l’école, que ce soit dans un rôle de surveillance ou un rôle parental. Son emploi n’exigeait d’aucune façon qu’il établisse un rapport particulier avec eux comme c’était le cas, par exemple dans Jacobi. La nature de son travail ne devait pas le placer en situation d’intimité, comme c’était le cas dans Bazley. Je ne vois aucun lien ici entre les fonctions générales de M. Saxey et les agressions qui ont été commises contre [E.B.]. Selon moi, M. Saxey occupait un poste très comparable à celui qu’occupait le concierge de l’école, M. Hammer, dans l’affaire [G. (E.D.)]. Bien qu’il s’agisse dans la présente affaire d’un pensionnat, un cadre peut‑être de nature à accroître dans une certaine mesure le risque que se produisent des contacts inappropriés entre les élèves et les membres du personnel du fait qu’ils s’y trouvent tous vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre, les actes dont [E.B.] a été victime n’avaient absolument aucun lien avec les fonctions que M. Saxey devaient remplir ou qu’il était autorisé à accomplir pour le compte de son employeur, les [Oblats]. On n’avait pas autorisé M. Saxey à diriger ou à punir les élèves ou encore à prendre soin d’eux. [Je souligne; par. 54.]

20 La Cour d’appel a donc annulé le jugement de première instance et elle a renvoyé l’affaire à la cour de première instance pour qu’elle statue sur la question de la responsabilité directe (la négligence) alléguée contre l’intimé.

III. Analyse

21 Dans la présente affaire, en déterminant si la responsabilité du fait d’autrui est engagée, les tribunaux de la Colombie‑Britannique ont adopté des approches et tiré des conclusions différentes. Ces approches divergentes reflètent des philosophies différentes sur la question de savoir jusqu’où le droit doit aller. Le juge de première instance a conclu que les agressions sexuelles dont l’appelant avait été victime faisaient partie intégrante du modèle disciplinaire du pensionnat dirigé par les Oblats. L’intimé a créé une situation à risque et devrait en supporter le coût si le risque aboutit à un préjudice causé à un des enfants innocents confiés à ses soins. Le premier juge a retenu l’argument de l’appelant selon lequel la responsabilité en l’espèce découlait directement des « caractéristiques opérationnelles » de l’école plutôt que des conditions de travail particulières de M. Saxey. En fait, le juge est passé directement des « caractéristiques opérationnelles » de l’école à la conclusion que la responsabilité du fait d’autrui devrait être retenue, sans s’arrêter au nécessaire stade intermédiaire de l’analyse de la mesure dans laquelle « le pouvoir et l’autorité » rattachés à l’emploi par l’intimé ont contribué au délit intentionnel de M. Saxey.

22 Pour sa part, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a considéré que ce point de vue généralisateur a eu pour effet d’élargir indûment l’étendue de la responsabilité du fait d’autrui de l’intimé en tant qu’employeur. Le juge Hall a examiné les pouvoirs et l’autorité afférents à l’emploi de M. Saxey. Selon lui, ce dernier était un employé assigné à la boulangerie et à l’entretien, et ses agissements, lorsqu’il s’employait à piéger l’appelant, n’avaient rien à voir avec l’école ou avec son travail. Le type de pensionnat dirigé par les Oblats exigeait certainement des élèves qu’ils fassent preuve d’une certaine déférence envers les adultes. Toutefois, la responsabilité du fait d’autrui ne consiste pas à rechercher la faute directe de l’employeur mais à le rendre responsable de celle de M. Saxey. L’accent est donc mis principalement sur la relation d’emploi entre l’employeur intimé et l’employé fautif. C’est pourquoi il faut s’enquérir de la nature réelle des pouvoirs, fonctions et responsabilités de M. Saxey pour déterminer s’il y avait ou non « un lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire (le risque créé par l’entreprise de l’employeur) et l’acte fautif » (Bazley, par. 42 (je souligne), la juge McLachlin).

A. Les conclusions du juge de première instance interdisent‑elles l’examen en appel?

23 Une conclusion suivant laquelle la responsabilité du fait d’autrui est engagée est une question mixte de fait et de droit. L’appelant affirme que la Cour d’appel a substitué sa propre version des faits à celle du juge de première instance, mais à mon avis, ce n’est pas le cas. Il ne fait pas de doute que la Cour d’appel a esquissé sommairement ce que le juge de première instance s’est appliqué à exposer en plusieurs centaines de paragraphes. L’appelant soutient que la Cour d’appel n’a pas tenu compte de certaines conclusions de fait du juge de première instance et n’a pas manifesté suffisamment de retenue pour l’examen qu’il a fait de la preuve. Cependant, les motifs de ce dernier montrent clairement que sa décision de retenir la responsabilité du fait d’autrui reposait presqu’entièrement sur les « caractéristiques opérationnelles » du pensionnat Christie. Ainsi, le premier juge affirme au par. 131 de ses motifs :

[traduction] Je conclus que la preuve relative aux caractéristiques opérationnelles du pensionnat Christie de même que l’opinion du Dr Janke [l’expert retenu par l’appelant], qui repose sur cette preuve, remplissent les critères justifiant l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui que la juge McLachlin a exposés dans [l’arrêt Bazley], précité. À mon avis, la preuve établit l’existence d’un « lien important entre la création ou l’accroissement d’un risque et la faute qui en découle ».

Le juge est donc passé directement de l’entreprise à la responsabilité, alors que notre Cour avait également souligné dans Bazley que des « employés peuvent accomplir des actes, même sur les lieux de travail et pendant les heures de travail, qui ont si peu de rapport avec leurs fonctions qu’il semblerait déraisonnable d’en tenir l’employeur responsable » (par. 35). Le juge de première instance a ajouté :

[traduction] Je conclus donc que les Oblats sont responsables, du fait d’autrui, du tort que les agressions sexuelles de M. Saxey ont causé au demandeur. [par. 131]

Ainsi, le principal point de divergence entre le juge de première instance et la Cour d’appel concerne l’application du critère de l’arrêt Bazley. Il s’agit d’une question de droit qu’on peut sans problème « disjoindre » du contexte factuel. Dans Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, par. 36, la Cour a statué que lorsque l’erreur commise par le juge de première instance est

imputable à l’application d’une norme incorrecte, à l’omission de tenir compte d’un élément essentiel d’un critère juridique ou à une autre erreur de principe semblable, une telle erreur peut être qualifiée d’erreur de droit et elle est contrôlée suivant la norme de la décision correcte.

La Cour d’appel n’était pas tenue de faire preuve de retenue envers le juge du procès pour ce qui est de l’application du droit de la responsabilité du fait d’autrui aux faits de l’espèce.

B. La nécessité de prendre en compte les pouvoirs, fonctions et responsabilités de l’employé fautif

24 L’examen de l’arrêt Canadian Pacific Railway Co. c. Lockhart, [1942] A.C. 591, constitue un bon point de départ pour déterminer la portée de la responsabilité du fait d’autrui. À la p. 599, le Conseil privé affirme que la responsabilité du fait d’autrui d’un employeur ne saurait être engagée que si des actes non autorisés de l’employé sont [traduction] « si étroitement liés aux actes [que l’employeur] a autorisés qu’ils peuvent à juste titre être considérés comme des façons, quoiqu’incorrectes, d’accomplir [ce qui a été autorisé] » (le critère connu sous le nom du critère Salmond). L’employé était clairement au centre de l’analyse et le critère juridique exigeait que l’on procède à une comparaison entre ce que l’employé était autorisé à faire et l’acte fautif qu’il avait effectivement commis. Si l’employé était considéré avoir agi « uniquement de son propre chef », la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur n’était pas engagée.

25 Une faiblesse du critère Salmond, comme il ressort de l’analyse qu’en fait la juge McLachlin dans Bazley, tient au fait qu’il effleure à peine, plutôt que de les examiner, les considérations de politique générale qui permettraient de conclure à la responsabilité du fait d’autrui ou de l’écarter et qu’il débouche plutôt sur une analyse sémantique dont l’issue est souvent imprévisible. L’agression perpétrée par M. Saxey constituait‑elle « une façon non autorisée » d’accomplir le travail pour lequel il avait été embauché ou s’agissait‑il plutôt d’un acte sans aucun lien avec ses fonctions? Dans Bazley, la Cour n’a pas mis en question l’importance qu’accorde le critère Salmond à l’examen des actes que l’employé était autorisé à accomplir, mais elle a souligné qu’il faut mettre l’accent sur le contexte général de l’entreprise de l’employeur et sur le risque auquel l’entreprise a exposé la collectivité. Ainsi, la juge McLachlin a écrit que « [d]’abord et avant tout, il y a le souci de fournir un recours juste et pratique » (par. 30), mais être « juste » suppose qu’« [u]ne faute qui n’est liée que tout à fait par hasard à l’activité de l’employeur et aux fonctions de l’employé ne saurait justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui à l’employeur » (par. 36 (je souligne)). De plus, « la “simple occasion” de commettre un délit, au sens ordinaire de “n’eût été”, ne suffit pas » (par. 40).

26 L’arrêt Bazley montre également pourquoi la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur peut être engagée à l’égard d’un délit intentionnel commis par un employé au mépris d’une interdiction précise imposée par l’employeur (comme dans Lockhart). Dans Bazley, la Cour s’est abstenue d’examiner la « façon » dont l’acte a été accompli et a plutôt considéré la solidité du lien entre l’emploi de l’auteur du délit et le délit. Que sa conduite soit ou non répréhensible, l’employé qui [traduction] « abuse de ses fonctions et qui manque à son devoir ne rompt pas le lien avec son emploi » : Lister c. Hesley Hall Ltd, [2002] 1 A.C. 215, [2001] UKHL 22, par. 50, lord Clyde, après l’examen des arrêts Bazley et Jacobi. Là encore, « les juges de première instance doivent examiner les tâches particulières de l’employé et décider si elles créent des occasions spéciales de commettre une faute » (Bazley, par. 46 (je souligne)).

27 L’arrêt Bazley a notamment fait ressortir que le critère Salmond ne tenait pas adéquatement compte de la possibilité que le cadre général mis en place par l’employeur — et dans lequel l’employé exerçait le pouvoir que lui confèrent ses fonctions — ait pu contribuer à l’acte préjudiciable. L’employeur peut être responsable tant directement que du fait d’autrui parce qu’il implante dans la collectivité une entreprise qui comporte certains risques (Bazley, par. 31). Toutefois, « [l]es demandeurs doivent [. . .] établir que le délit se rapporte suffisamment aux tâches assignées à son auteur pour être considéré comme la matérialisation des risques créés par l’entreprise » (K.L.B., par. 19 (je souligne)). Cette affirmation est reprise dans l’arrêt unanime rendu récemment par notre Cour dans Untel.

28 Par conséquent, l’appelant a raison de dire que le lien doit être établi entre le délit et le risque créé par l’entreprise, mais cela ne règle pas pour autant la question. La nature du « risque créé par l’entreprise » doit être examinée en fonction du préjudice que M. Saxey a causé à l’appelant. Il faut donc examiner les pouvoirs et les fonctions inhérents à l’emploi de M. Saxey, tout en reconnaissant bien sûr que ces pouvoirs et fonctions étaient exercés dans le contexte particulier d’un pensionnat.

29 Le juge de première instance a laissé entendre que les « caractéristiques opérationnelles » de l’école emportaient pratiquement tous les employés dans le même « risque d’entreprise » à l’égard duquel l’employeur devrait être tenu responsable du fait d’autrui, mais cela donne à la responsabilité du fait d’autrui une trop grande portée. Si la responsabilité du fait d’autrui n’exige pas du plaignant qu’il établisse que l’employé fautif a été placé dans une situation d’autorité tenant du « rôle parental », elle exige la prise en compte des pouvoirs inhérents à l’emploi et de la nature des fonctions de l’employé puisqu’il s’agit d’éléments essentiels pour déterminer si une entreprise en particulier a accru le risque qu’un employé pose un acte répréhensible à l’égard du plaignant. Comme la Cour l’a affirmé dans Bazley, par. 42 :

Ce qui est nécessaire est un accroissement sensible du risque résultant de l’entreprise de l’employeur et des fonctions qu’il a confiées à l’employé, sans oublier les politiques générales qui sous‑tendent la responsabilité du fait d’autrui. [Je souligne.]

30 En associant globalement tous les employés, même les hommes à tout faire, au « risque d’entreprise », l’appelant va trop loin. Une telle assertion va à l’encontre de l’objectif de politique générale visant à faire en sorte que l’indemnisation soit à la fois efficace et juste. Dans Bazley, la Cour a bien souligné que tel n’est pas l’état du droit :

En résumé, le critère de la responsabilité du fait d’autrui découlant de l’agression sexuelle d’un client par un employé devrait être axé sur la question de savoir si l’entreprise de l’employeur et l’habilitation de l’employé ont accru sensiblement le risque d’agression sexuelle et, par conséquent, de préjudice. L’application du critère ne doit pas être machinale mais doit tenir compte des considérations de politique générale qui justifient l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, soit la dissuasion et l’indemnisation juste et efficace de la faute. Pour ce faire, les juges de première instance doivent examiner les tâches particulières de l’employé et décider si elles créent des occasions spéciales de commettre une faute. [Je souligne; par. 46.]

31 Tant les juges majoritaires que les juges minoritaires se sont prononcés en ce sens dans Jacobi, où la Cour a appliqué l’analyse faite dans Bazley aux faits de cette affaire d’agression sexuelle commise contre un jeune campeur par le directeur des loisirs d’un club offrant des activités parascolaires à des participants externes. Les membres de la Cour divergeaient d’opinion quant à la portée des pouvoirs et de l’autorité inhérents à l’emploi de l’auteur de l’acte fautif, ce qui a amené la Cour a rendre une décision partagée, mais tous les juges convenaient de la nécessité de déterminer (comme la juge McLachlin l’a écrit au nom de la minorité) si les délits de l’intimé étaient « suffisamment liés aux fonctions de son poste pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui » (Jacobi, par. 12 (je souligne)).

32 Il est également utile de mentionner la décision de la Chambre des lords dans Lister c. Hesley Hall Ltd., dans laquelle un pensionnat anglais a été tenu responsable du fait d’autrui pour les actes de prédation sexuelle du directeur à qui l’on avait confié la responsabilité des pensionnaires. Lord Clyde a fait observer ce qui suit au par. 50 :

[traduction] Il appert que les soins et la protection des garçons avaient été confiés aux intimés qui, pour ce qui est de la direction de la pension, ont à leur tour confié ces responsabilités au directeur. Celui‑ci avait accès à l’établissement, mais la possibilité de se trouver sur les lieux ne suffit pas à elle seule à créer un lien suffisant entre ses actes fautifs et son emploi. En plus de la possibilité que cet accès lui donnait, son poste de directeur et les rapports étroits qu’il avait avec les garçons du fait de son travail créaient un lien suffisant entre les agressions qu’il avait commises et le travail qu’on lui avait confié. Il appert que les intimés ont confié au directeur des pouvoirs généraux en ce qui a trait à la surveillance et la direction de la pension et qu’ils lui ont attribué d’autres responsabilités particulières. De manière générale, le directeur devait surveiller et prendre soin notamment des appelants. Il s’agit d’une tâche que les intimés lui avaient déléguée. Le fait qu’en s’acquittant de cette tâche, il ait abusé de ses fonctions et manqué à son devoir ne rompt pas le lien avec son emploi. [Je souligne.]

33 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a donc eu raison de réorienter le débat sur le rôle que jouait M. Saxey à l’école et sur les circonstances particulières dans lesquelles M. Saxey a piégé l’appelant.

C. La preuve faite par l’appelant relativement aux pouvoirs rattachés à l’emploi de M. Saxey

34 Il ne fait pas de doute qu’au pensionnat Christie, les responsabilités variaient considérablement selon qu’il s’agisse du directeur, des religieux chargés d’enseigner et des surveillants de dortoirs, qui avaient tous des rapports étroits avec les élèves, ou des employés laïques comme M. Saxey, qui effectuaient diverses tâches d’appui au fonctionnement de l’école mais à qui il n’était permis aucune intimité avec les élèves (sauf leurs propres enfants), et qui n’avaient aucune responsabilité dans la vie quotidienne des enfants. Dans ces divers niveaux d’autorité et de responsabilités du personnel, il y avait des différences considérables. Dans ce domaine du droit, les questions de mesure revêtent une grande importance (Bazley, par. 38; Jacobi, par. 82).

35 Le rôle (ou l’absence de rôle) que tenait M. Saxey, en raison de son travail, par rapport à l’appelant peut utilement être comparé à celui du pourvoyeur de soins dont il est question dans Bazley. Dans le cadre de son travail, ce dernier donnait le bain aux enfants et les bordait à l’heure du coucher. L’appelant lui‑même a dit ce qui suit dans son témoignage :

[traduction]

Q—: Et vous n’aidiez pas M. Saxey dans la boulangerie?

R : Non.

Q—: De fait, vous n’êtes jamais allé dans la boulangerie, n’est‑ce pas?

R—: Non.

Q—: Maintenant, à l’école, lorsque vous étiez à l’école, quand vous dormiez dans les dortoirs, vous n’avez jamais vu M. Saxey dans les dortoirs, n’est‑ce pas?

R—: Non.

Q—: Et M. Saxey n’était jamais appelé à travailler dans les dortoirs?

R—: Non.

Q—: Il n’allait pas dans les dortoirs?

R—: Non.

Q—: Et lorsque vous étiez à l’école, avez‑vous vu M. Saxey dans les salles de classe?

R—: Non.

Q—: Et il n’avait rien à faire dans les salles de classe, n’est‑ce pas?

R—: Non, Non.

Q—: Et lorsque vous étiez de corvée à la cuisine, vous n’avez pas vu M. Saxey travailler dans la cuisine elle‑même, n’est‑ce pas?

R—: Non.

Q—: Et lorsque vous étiez au gymnase, vous n’y avez pas vu M. Saxey, est‑ce exact?

R—: Peut‑être à l’occasion.

Q—: Mais il ne jouait pas avec les enfants dans le gymnase?

R—: Non.

Q—: Et lorsque vous étiez avec les autres enfants, M. Saxey ne jouait pas avec les autres enfants, est‑ce exact?

R—: Oui il le faisait. Comme avec ses —

Q—: Ses enfants?

R—: Sa fille et — oui.

Q—: Je m’excuse, je n’ai pas été précis. Je ne faisais pas allusion à ses quatre enfants et à ses petits‑enfants, mais on ne le voyait pas jouer avec les autres enfants?

R—: Par exemple, lorsqu’il conduisait ce — ce tracteur — vous savez il avait l’habitude de faire faire des tours.

Q—: Maintenant, il le faisait lorsque les enfants arrivaient au quai, est‑ce exact?

R—: Non, il s’occupait également des ordures, et il les transportait à la plage et après il faisait faire des tours aux enfants sur la plage.

Q—: Donc, il faisait faire des tours de tracteur aux enfants?

R—: Oui.

Q—: Mais il ne jouait pas avec eux?

R—: Non, il ne jouait pas avec eux.

36 Le juge de première instance a reconnu que l’intimé avait pris des précautions pour éviter des contacts inopportuns entre les élèves et les employés laïques. Même si les enfants avaient accès à la partie de l’école où M. Saxey résidait, les résidences des employés étaient à l’écart des dortoirs de l’école. De plus, l’appelant a lui‑même déclaré que l’accès des élèves aux résidences des employés était interdit. L’intimé avait donc établi une séparation sur le plan géographique. En ce qui concerne la tâche confiée à M. Saxey de conduire l’embarcation à moteur de l’école, le pensionnat exigeait qu’un frère religieux (ou une personne ayant un statut similaire) accompagne les garçons lors de leurs déplacements en bateau. Une preuve démontrant que l’école a négligé de faire appliquer ces directives et d’autres directives similaires, et qu’elle a de ce fait créé un risque ayant directement mené à la perpétration des agressions sexuelles contre l’appelant, servirait à étayer la thèse de la responsabilité directe. Ici toutefois, seule la responsabilité du fait d’autrui est en cause.

37 À ce stade, la preuve démontre que M. Saxey n’était pas autorisé à s’insinuer dans la vie intime de l’appelant ou des autres élèves, sauf celle de ses propres enfants et petits‑enfants.

D. Application du critère de l’arrêt Bazley aux faits de l’espèce

38 Dans l’arrêt Bazley, la Cour a statué qu’avant d’imputer une responsabilité du fait d’autrui, le tribunal doit d’abord déterminer « s’il y a des précédents qui établissent sans équivoque la responsabilité du fait d’autrui ou encore l’absence de responsabilité dans l’affaire en cause » (par. 15). Si aucune solution ne ressort clairement de la jurisprudence, la prochaine étape consiste à décider si la responsabilité du fait d’autrui devrait être imputée compte tenu des raisons de politique générale qui sous‑tendent cette forme de responsabilité indirecte (Bazley, par. —15).

39 Pour l’examen des précédents et des considérations de politique générale, notre Cour a énuméré dans Bazley, au par. 41, un certain nombre de facteurs qu’il peut être utile d’examiner pour déterminer si un employeur a créé ou sensiblement accru le risque qu’un employé commette un délit intentionnel, et si la responsabilité du fait d’autrui devrait lui être imputée. Il s’agit des facteurs suivants :

a) l’occasion que l’entreprise a fournie à l’employé d’abuser de son pouvoir;

b) la mesure dans laquelle l’acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l’employeur (et avoir donc été plus susceptible d’être commis par l’employé);

c) la mesure dans laquelle l’acte fautif était lié à la situation de conflit, d’affrontement ou d’intimité propre à l’entreprise de l’employeur;

d) l’étendue du pouvoir conféré à l’employé relativement à la victime;

e) la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice fautif du pouvoir de l’employé.

40 L’application du critère en question, qui vise à déterminer s’il existe un lien suffisant, ne doit « pas être machinale mais doit tenir compte des considérations de politique générale qui justifient l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, soit la dissuasion et l’indemnisation juste et efficace de la faute » (Bazley, par. 46; Untel, par. 21).

1. Première étape : l’issue du litige est‑elle dictée par des précédents?

41 Lorsqu’il a conclu que les précédents ne permettaient pas de trancher la présente affaire, le juge de première instance a peut‑être exigé une corrélation trop étroite entre les faits. Il est vrai que la présente espèce ne correspond pas entièrement à des précédents, mais les tribunaux ont maintenant statué sur un nombre suffisant d’affaires d’exploitation sexuelle ayant eu lieu dans différents contextes résidentiels pour fournir des indications suffisantes sur la question de la responsabilité du fait d’autrui dans ce contexte. Il n’était pas nécessaire en l’espèce de revenir aux premiers principes de l’analyse axée sur les considérations de politique générale. Le recours trop fréquent aux principes généraux ouvre la porte aux évaluations judiciaires subjectives qui peuvent susciter l’incertitude et favoriser les litiges au détriment de la prévisibilité et du règlement des affaires.

42 Bien sûr, le recours à la jurisprudence pose un défi notamment parce que selon le contexte factuel en cause, l’évaluation des divers facteurs peut nous entraîner dans des directions différentes. Cela ressort de la série de décisions rendues par notre Cour depuis Bazley. Par exemple, l’entreprise de l’employeur en l’espèce (un pensionnat dirigé de manière autoritaire) crée un risque plus grand d’inconduite sexuelle que le club offrant des activités parascolaires à des participants externes dont il est question dans Jacobi; mais l’étendue des pouvoirs et des responsabilités que les Oblats intimés ont confiés à M. Saxey était bien moindre que l’étendue de l’autorité conférée au directeur des loisirs dans Jacobi, et encore moindre que celle de l’autorité confiée au pourvoyeur de soins dans Bazley qui, comme l’arrêt l’indique, était chargé de « tâches intimes comme donner le bain aux enfants et les border à l’heure du coucher » (par. 2). Alors que les Oblats eux‑mêmes détenaient une autorité spirituelle et temporelle comparable à celle de l’employeur — un évêque — dans l’arrêt Untel, au pensionnat Christie, l’intimé n’a délégué aucun des pouvoirs importants qu’il avait à l’égard des enfants aux hommes à tout faire, boulangers et conducteurs d’embarcation à moteur. Cette situation contraste nettement avec celle de l’arrêt Untel lui‑même où non seulement le contexte créé par l’église imposait l’obéissance, mais où le pouvoir conféré au prêtre de la paroisse augmentait sensiblement le risque d’abus. Les paroisses dans lesquelles le prêtre travaillait étaient géographiquement isolées, les fidèles des collectivités qu’il desservait étaient très dévots, le leadership communautaire était l’apanage de l’église et les seules écoles qui s’y trouvaient étaient des écoles confessionnelles. Dans sa paroisse, le prêtre exerçait une grande autorité. Il est difficile d’imaginer des « pouvoirs inhérents à l’emploi » plus vastes que ceux confiés à un prêtre, qui non seulement détient des pouvoirs ici‑bas, mais qui prétend guider l’âme immortelle de l’enfant. Les responsabilités afférentes à l’emploi de M. Saxey étaient au contraire banales et sans lien avec les soins à donner aux enfants confiés à l’intimé.

43 Il convient aussi de mentionner la décision Hammer (conf. à (2001), 197 D.L.R. (4th) 454, 2001 BCCA 226, conf. pour d’autres motifs à [2003] 2 R.C.S. 459, 2003 CSC 52). Dans cette affaire, l’agression sexuelle avait été commise par un concierge qui n’avait aucune fonction reliée directement aux enfants. Il arrivait à l’occasion qu’il les aide à trouver quelque chose ou quelqu’un. Le juge de première instance a conclu que [traduction] « [t]out ce qu’on peut dire pour étayer une conclusion de responsabilité du fait d’autrui est que M. Hammer travaillait comme concierge à l’école et que ses tâches lui ont fourni l’occasion de commettre les actes fautifs » ((1998), 53 B.C.L.R. (3d) 89, par. 52)). Dans Hammer, s’agissant d’un externat, l’entreprise créait un risque moins élevé que celui en l’espèce, mais le pouvoir inhérent au travail du concierge était analogue à celui de M. Saxey. La cour n’a pas retenu la responsabilité du fait d’autrui. Dans K.L.B., il s’agissait d’un contexte factuel encore différent, et notre Cour a conclu que le gouvernement intimé avait exercé peu de contrôle sur les activités des parents d’accueil, qui étaient des entrepreneurs indépendants et non des employés. Les pouvoirs et responsabilités des parents de la famille d’accueil à l’égard des enfants confiés à leurs soins étaient toutefois, par définition, de type parental. Notre Cour a statué que la responsabilité du fait d’autrui n’était pas engagée.

44 Les intervenants se sont référés à plusieurs autres décisions. L’affaire McDonald c. Mombourquette (1996), 152 N.S.R. (2d) 109 (C.A.), concerne une agression sexuelle perpétrée par un membre du clergé. En raison d’un délai de prescription toutefois, la question de la responsabilité devenait académique. L’analyse de la responsabilité a d’ailleurs été vigoureusement critiquée dans K. (W.) c. Pornbacher (1997), 32 B.C.L.R. (3d) 360 (C.S.), et elle a effectivement été écartée dans l’arrêt Untel. Dans H. (S.G.) c. Gorsline, [2005] 2 W.W.R. 716, 2004 ABCA 186, la Cour d’appel de l’Alberta a refusé de modifier la conclusion du juge première instance selon laquelle la responsabilité du fait d’autrui d’un conseil scolaire n’était pas engagée en raison des agressions sexuelles commises par un professeur d’éducation physique. La Cour d’appel a conclu, comme le juge de première instance, que les fonctions du professeur n’impliquaient rien qui puisse ressembler à un contact intime. Dans M. (F.S.) c. Clarke, [1999] 11 W.W.R. 301 (C.S.C.‑B.), la cour a retenu la responsabilité du fait d’autrui relativement à une agression commise dans un pensionnat. Mais dans cette affaire, l’employé fautif était le surveillant d’un dortoir et son rôle auprès des enfants était beaucoup plus important que celui de M. Saxey en l’espèce. Dans H. (T.E.G.) c. K. (P.), [2001] 6 W.W.R. 546, 2001 ABQB 43, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a refusé d’imputer la responsabilité du fait d’autrui à un employeur pour les agressions sexuelles commises par le directeur d’un centre de loisirs.

45 Dans H.L. c. Canada (Procureur général) (2002), 227 Sask. R. 165, 2002 SKCA 131 (pourvoi interjeté devant notre Cour sur d’autres questions), la Cour d’appel de la Saskatchewan a examiné les agressions sexuelles commises par l’administrateur d’une résidence scolaire contre un élève. Dans cette affaire, le demandeur n’était pas un pensionnaire, mais il participait à un programme parascolaire de boxe que l’employé dirigeait dans le cadre de son travail. La cour a conclu qu’il y a avait un lien suffisant entre les fonctions que devaient exécuter M. Starr dans le cadre de son travail et les tâches additionnelles qu’avait autorisées le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien pour justifier l’imputation à l’État canadien de la responsabilité du fait d’autrui.

46 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a confirmé la décision de première instance qui tenait l’État la responsable du fait d’autrui dans A. (C.) c. Critchley (1998), 166 D.L.R. (4th) 475. Le juge en chef McEachern a statué au nom de la cour que l’État devait être tenu responsable des agressions sexuelles et des voies de fait commises par un certain M. Critchley, qui dirigeait un camp de pleine nature pour jeunes en difficulté. Dans cette affaire, les demandeurs avaient été confiés aux soins de l’État, mais ils ne pouvaient être accueillis dans les établissements habituels ou dans des familles d’accueil. La cour a statué que [traduction] « les actes répréhensibles avaient été commis par un parent de substitution qui s’acquittait pour l’État des responsabilités mêmes que la loi impose à l’État » (par. 116). Dans B. (J.‑P.) c. Jacob (1998), 166 D.L.R. (4th) 125, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a confirmé la décision du juge de première instance selon laquelle la responsabilité du fait d’autrui d’un hôpital n’était pas engagée en raison de l’agression sexuelle commise par un infirmier à son service. L’infirmier était entré dans la chambre du patient et, pendant que ce dernier dormait, il avait touché son pénis avec ses mains ou sa bouche. L’infirmier n’avait pas été chargé de s’occuper de ce patient et la cour a conclu que son emploi lui avait seulement fourni une occasion, rien de plus. La responsabilité du fait d’autrui n’a par conséquent pas été imputée à l’employeur. Dans C.S. c. Miller (2002), 306 A.R. 289, 2002 ABQB 152, Les Boys Scouts du Canada ont été tenus responsables du fait d’autrui en raison de l’omission d’une employée, une chef de camp, de soustraire un enfant à une situation d’agression sexuelle. La juge Acton de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu à l’existence d’un lien direct entre les fonctions de l’employée et sa négligence. Notre Cour n’est pas saisie de cette triste liste d’affaires (ni des nombreux autres cas qui pourraient s’y ajouter), et elle n’a pas à exprimer d’opinion sur leurs circonstances particulières, mais ces affaires démontrent, à mon avis, que les tribunaux mettent fortement l’accent sur la relation d’emploi entre l’employé fautif et l’employeur que l’on cherche à tenir responsable du fait d’autrui, un accent qui, en l’espèce, a cédé le pas à l’importance accordée par le juge de première instance à l’ensemble des « caractéristiques opérationnelles » de l’école.

47 Dans la présente affaire, le fait que les agressions aient eu lieu dans un pensionnat milite en faveur de l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, mais les fonctions et le rôle restreints de M. Saxey militent pour leur part contre une telle conclusion. Aucune des affaires que nous venons d’examiner ne présente la combinaison précise de faits que l’on trouve en l’espèce. On a cité la remarque incidente formulée par la juge Cameron de la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador dans ses motifs concourants en partie dans l’arrêt John Doe c. Bennett (2002), 218 D.L.R. (4th) 276, 2002 NFCA 47 (confirmé par notre Cour) :

[traduction] Les précédents ne sont utiles dans ce contexte que si les faits sont très semblables et s’ils permettent de déterminer sans équivoque si la responsabilité du fait d’autrui est applicable. [En italique dans l’original; je souligne; par. 171.]

Il est exagéré selon moi d’affirmer que « [l]es précédents ne sont utiles dans ce contexte que si les faits sont très semblables ». Alors que dans Bazley on parlait de « précédents qui établissent sans équivoque la responsabilité du fait d’autrui ou encore l’absence de responsabilité dans l’affaire en cause » (par. 15), il faut se rappeler que cet arrêt a ouvert la voie et a élaboré une façon d’aborder la responsabilité du fait d’autrui couvrant un vaste champ de relations sociales et économiques. Dans le cadre particulier des agressions sexuelles commises par des employés en milieu scolaire ou dans des contextes équivalents, les décisions rendues depuis l’arrêt Bazley fournissent suffisamment d’indications pour statuer sur le présent pourvoi. Bien que l’existence d’une relation tenant du rôle parental ne soit pas exigée, les faits doivent montrer que le délit se rapporte suffisamment « aux tâches assignées à son auteur pour être considéré comme la matérialisation des risques créés par l’entreprise » (K.L.B., par. 19 (je souligne)).

48 Je passe donc à l’examen des « cinq facteurs » énumérés dans Bazley afin d’évaluer à la lumière des précédents si le « lien [. . .] entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire [. . .] et l’acte fautif » (Bazley, par. 42) était assez solide pour retenir la responsabilité du fait d’autrui :

(1) L’intimé a fourni à M. Saxey l’occasion d’entrer en contact avec les enfants. L’occasion est souvent d’une question de degré. « Plus grandes sont les chances qu’une agression se produise, plus le risque de préjudice s’accroît » (Bazley, par. 43). Il ressort de l’examen de la jurisprudence qu’en l’espèce, l’occasion est un des facteurs qui ont le moins d’importance. Comme on l’a dit dans Bazley, « [s]i on permet ou on demande à un employé de tenir compagnie à des enfants pendant de courtes périodes, il peut y avoir un faible risque de préjudice, peut‑être pas beaucoup plus important que si l’employé était un étranger » (par. 43). En l’espèce, on n’a aucunement « permis ou demandé » à M. Saxey de tenir compagnie aux enfants, sauf lors des déplacements en embarcation à moteur, qui se faisaient sous la surveillance d’un frère religieux ou d’une personne ayant un statut similaire, et parfois dans la boulangerie.

(2) Les actes fautifs ne servaient en rien les objectifs poursuivis par l’intimé. Nul ne conteste le fait que la conduite de M. Saxey était répugnante et en directe opposition avec les objectifs poursuivis par les Oblats.

(3) Même si, dans un pensionnat, il va de soi qu’il existe un certain degré d’intimité entre les élèves et le personnel, M. Saxey ne partageait pas cette intimité puisqu’on lui demandait de se consacrer à ses tâches de boulanger, de préposé à l’entretien et de conducteur d’embarcation à moteur. Ses fonctions ne nécessitaient aucunement qu’il entretienne des contacts importants avec les élèves, et son logis, où les agressions ont été commises, était interdit d’accès aux enfants.

(4) L’intimé n’a confié à M. Saxey aucun pouvoir à l’égard de l’appelant. Même si l’école était peu structurée, comme le juge de première instance en a fait état, le poste de M. Saxey ne lui ménageait pas de contacts réguliers ou importants avec les élèves. Bien sûr, comme l’a signalé le juge de première instance, le fait même que M. Saxey était un adulte au sein d’une école pour enfants lui conférait un certain statut, mais conclure que son statut « d’adulte » à l’école suffisait pour que la responsabilité du fait d’autrui entre en jeu équivaudrait en pratique à faire de l’employeur un « assureur involontaire » (Bazley, par. 36).

(5) Les élèves qui fréquentent un pensionnat sont vulnérables et ont besoin de protection, mais c’est la nature même de l’établissement qui a avivé cette vulnérabilité et non le pouvoir que l’intimé a confié à M. Saxey. Dans Bazley (par. 42), la Cour a dit qu’« [i]l doit être possible de dire que l’employeur a accru sensiblement le risque de préjudice en plaçant l’employé dans son poste et en lui demandant d’accomplir les tâches qui lui étaient assignées » (je souligne; soulignement dans l’original omis). On ne peut en toute équité dire que tel est le cas de l’employeur intimé en l’espèce.

En résumé, l’appelant n’a pas démontré qu’il existe « un lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire [. . .] et l’acte fautif » (Bazley, par. 42 (je souligne)).

49 J’ai lu avec intérêt les motifs de ma collègue la juge Abella, qui évalue ces facteurs d’une manière différente. L’interprétation différente tient en partie à la façon dont le juge de première instance a formulé ses motifs, en répétant souvent des passages du témoignage du demandeur ou de l’argumentation de son avocat, mais se refusant à formuler des conclusions de fait claires sur des questions cruciales. Par exemple, relativement au rôle du personnel laïque, il a reformulé les témoignages présentés à l’instruction au lieu de tirer des conclusions de fait :

[traduction] [E.B.] a témoigné que lui‑même et les autres enfants du pensionnat Christie devaient faire ce que les membres du personnel adultes leur demandaient de faire. Dans son témoignage, L.B. a déclaré se rappeler qu’on disait aux enfants, au début de l’année, et qu’on leur répétait à peu près tous les mois, qu’ils devaient obéir aux employés laïques lorsqu’ils leur demandaient de faire quelque chose. [Je souligne; par. 87.]

50 De même, au sujet des fonctions particulières du personnel laïque, le juge de première instance a examiné la preuve mais n’a pas formulé de conclusion claire en déclarant : [traduction] « [l]’avocat a également affirmé qu’en raison de la pénurie de personnel au pensionnat Christie, il ne pouvait y avoir de définition rigoureuse des fonctions de chaque employé » (par. 94 (je souligne)). Relativement à l’autorité de M. Saxey sur les enfants de l’école, le juge s’est exprimé ainsi :

[traduction] L’avocat a plaidé qu’à titre d’employé chargé de la boulangerie, M. Saxey jouissait certainement d’une autorité implicite, et probablement explicite, sur les enfants qui accomplissaient des tâches à la cuisine ou à la boulangerie, comme le nettoyage, le tranchage du pain ou la préparation de la pâte. [Je souligne; par. 103.]

51 Le juge de première instance aurait dû s’exprimer plus clairement s’il voulait que je considère comme des conclusions de fait son exposé des arguments soumis. Quoi qu’il en soit, après avoir lu et relu ses motifs, j’estime que si le contexte du pensionnat et le modèle disciplinaire mis en place ont clairement contribué à rendre les enfants plus vulnérables aux actes répréhensibles, le juge n’a pas formulé de conclusion quant à l’existence d’un « lien solide », exigé par notre jurisprudence, entre les fonctions accomplies par M. Saxey et les actes de violence qu’il a commis en attirant l’appelant chez lui. Il ne suffit pas que l’on ait permis à l’occasion à M. Saxey de demander aux enfants de faire des corvées, et qu’inévitablement les enfants aient été à l’occasion en contact avec lui. Les fonctions de M. Saxey en tant que boulanger, conducteur d’embarcation à moteur et homme à tout faire ne le plaçaient pas en situation d’autorité, de confiance ou d’intimité par rapport aux enfants. Son travail ne prévoyait pas qu’il ait avec les enfants des contacts réguliers ou en privé. Il n’était pas encouragé à développer une relation personnelle avec les enfants, ni requis de le faire. Il n’était pas appelé à surveiller les activités intimes des enfants. Je conclus que la Cour d’appel a eu raison de dire que, bien que dans ce cas l’emploi de M. Saxey lui ait fourni l’occasion de commettre les actes répréhensibles, les fonctions qui lui étaient assignées vis‑à‑vis des enfants ne sont pas de nature à engager la responsabilité du fait d’autrui. Il convient mieux d’entreprendre une analyse des « caractéristiques opérationnelles » dans le cas d’une demande fondée sur la responsabilité directe.

52 J’estime donc que la Cour d’appel a conclu à bon droit que la jurisprudence antérieure exclut que l’on retienne la responsabilité du fait d’autrui de l’intimé dans les circonstances de l’espèce. Selon cette jurisprudence, pour qu’un employeur soit tenu responsable du fait d’autrui en raison du délit intentionnel d’un employé, il faut établir, je le répète, l’existence d’un « lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire [. . .] et l’acte fautif » (Bazley, par. 42). Les « caractéristiques opérationnelles » de l’entreprise, qui préoccupaient le juge de première instance, ne suffisent pas pour que la responsabilité du fait d’autrui soit engagée. Le « lien solide » n’a pas été établi.

53 Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas strictement nécessaire que je passe à la deuxième étape de l’analyse décrite dans l’arrêt Bazley. Toutefois, les considérations de politique générale sous‑jacentes à la responsabilité du fait d’autrui confirment la justesse du résultat.

2. Deuxième étape : les considérations de politique générale

54 La deuxième étape de l’analyse dictée par l’arrêt Bazley oblige la Cour à déterminer si, compte tenu des faits de l’espèce, l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui servirait les considérations de politique plus générales qui la sous‑tendent, à savoir fournir une indemnisation efficace et dissuader de commettre des actes répréhensibles à l’avenir. Ces deux considérations de politique générale s’inscrivent toutefois dans un processus plus large de pondération des intérêts en cause. La Cour a statué dans Bazley que ces deux objectifs « ne sont respectés que dans le cas où la faute est si étroitement liée à l’emploi qu’il est possible de dire que [par cet emploi], l’employeur a créé le risque de faute (et qu’il est donc équitablement et utilement chargé de le gérer et de le réduire) » (Bazley, par. 37 (je souligne)). De plus, comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires dans Jacobi :

Ces considérations de politique générale doivent être pondérées par une certaine mesure d’équité pour l’employeur et d’adhésion aux principes juridiques parce que, à elles seules, ces politiques particulières favorisent généralement l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, c.‑à.‑d., un employeur solvable sera presque toujours plus en mesure que l’agresseur de verser une indemnité efficace à une victime d’agression, et, en général, plus la probabilité de responsabilité financière de l’employeur est élevée, plus la dissuasion est puissante. L’application de ces politiques en faveur de la responsabilité a donc, par le passé, été restreinte par la reconnaissance qu’il faut également tenir compte des objectifs sociaux opposés. [par. 67]

55 Pour ce qui est de la dissuasion, par exemple, on a pris soin tant dans l’arrêt Bazley que dans l’arrêt Jacobi de souligner qu’elle devrait se limiter aux cas où elle peut produire des effets, sinon une dissuasion excessive risque de priver la communauté en général d’activités sociales utiles qui devraient être soutenues plutôt que pénalisées.

56 En l’espèce, les Oblats intimés soutiennent qu’il faut prendre en considération leurs intentions bienveillantes à l’égard des élèves confiés à leurs soins, le fait que la conduite répréhensible de M. Saxey va à l’encontre de l’ensemble des valeurs et principes auxquels tiennent les Oblats, et le fait que les Oblats ont tenté dans un contexte non lucratif de répondre aux besoins d’enfants autochtones en matière d’instruction, besoins qui autrement n’auraient peut‑être pas été comblés. Il reste toutefois que le juge de première instance a conclu que l’appelant avait subi un grave préjudice en raison des agressions commises par M. Saxey, et il ressort clairement de notre décision dans Untel qu’un organisme religieux, bien qu’il soit sans but lucratif, dispose généralement de moyens suffisants pour répartir les pertes et prendre des mesures dissuasives visant à éviter que des actes répréhensibles soient commis à l’avenir, ce qui justifie l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui si le critère du « lien solide » est rempli.

57 Il ne fait aucun doute que la victime tirerait bénéfice en l’espèce d’un jugement concluant à la responsabilité sans faute et qu’une telle décision découragerait des comportements analogues. Également, la notion d’équité envers les organismes sans but lucratif reste compatible avec la responsabilité du fait d’autrui, pourvu que soit démontrée l’existence d’un lien solide entre le pouvoir conféré par l’emploi et l’agression sexuelle. Comme l’analyse qui précède le démontre, toutefois, les conditions du critère du lien solide ne sont pas remplies en l’espèce étant donné le rôle limité qui était celui de M. Saxey au pensionnat Christie. Ainsi, tant les principes juridiques que la jurisprudence étayent la conclusion voulant qu’il n’y ait pas lieu en l’espèce de retenir la responsabilité du fait d’autrui. La question de savoir s’il peut être établi que l’intimé a commis une faute directe, de sorte qu’il aurait contribué à ce que M. Saxey commette les agressions sexuelles contre l’appelant, est une question que le juge de première instance devra trancher.

IV. Conclusion

58 L’affaire devrait donc être renvoyée au juge de première instance pour qu’il tranche la question de savoir si l’intimé doit être tenu responsable pour négligence, compte tenu de l’ensemble de la preuve. Il y a lieu de rejeter sans frais le présent pourvoi, qui repose uniquement sur l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, alors que la question de la responsabilité directe reste sans réponse.

Version française des motifs rendus par

59 La juge Abella (dissidente) — Le présent pourvoi porte sur l’application du critère du « risque créé par l’entreprise » énoncé dans l’arrêt Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, et dans les décisions qui l’ont suivi. Comme il ressort de cette jurisprudence, pour que la responsabilité du fait d’autrui d’un employeur soit engagée en raison des délits intentionnels d’un employé, il doit exister un lien solide entre l’entreprise, l’autorité conférée à l’employé et le délit.

60 Le critère de l’arrêt Bazley est un critère complexe, souple et tributaire du contexte. Il exige que l’on procède à un examen de l’entreprise dans son ensemble. Une entreprise peut, compte tenu de la façon dont elle est exploitée, légitimer une conduite qui n’a rien à voir avec les fonctions qu’énonce une description d’emploi et selon le juge de première instance, c’était le cas de l’entreprise en cause. Si le critère juridique relatif à la responsabilité du fait d’autrui a été adéquatement articulé et appliqué, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions du juge de première instance. À mon avis, le juge Cohen a correctement énoncé et appliqué le critère en question ([2001] B.C.J. No. 2700 (QL), 2001 BCSC 1783). Par conséquent, la Cour d’appel n’aurait pas dû intervenir ((2003), 14 B.C.L.R. (4th) 99, 2003 BCCA 289).

I. Contexte

61 Le critère juridique élaboré par notre Cour pour déterminer si la responsabilité du fait d’autrui s’applique dans les cas de délits intentionnels comme l’agression sexuelle a été défini pour la première fois dans Bazley. On l’a qualifié de critère du risque créé par l’entreprise. La juge McLachlin résume ainsi la question qu’il faut se poser :

Dans chaque cas, il s’agit de savoir s’il existe un lien entre l’entreprise qui procure l’emploi et la faute qui justifie l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui à l’employeur . . .

Quand le risque [créé ou sensiblement accru par l’entreprise] est étroitement lié à la faute commise, il semble juste que l’entité qui a lancé l’entreprise [. . .] en assume le plein coût d’exploitation, y compris celui des délits qui peuvent être commis. [. . .] Par contre, si l’acte fautif n’a aucun lien utile avec l’entreprise, il n’y a plus de responsabilité. [Je souligne; par. 37‑38.]

62 La juge McLachlin insiste sur deux aspects importants de ce critère. D’abord, l’examen doit porter sur la solidité du lien de causalité entre l’occasion et l’acte fautif. La simple occasion de commettre un délit ne suffit pas (Bazley, par. 40; Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570, par. 51). Ensuite, il faut examiner les tâches particulières de l’employé pour déterminer si elles lui ont donné des occasions spéciales de commettre une faute (Bazley, par. 46; K.L.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51, par. 19; et Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, 2004 CSC 17, par. 20).

63 Dans Bazley (par. 41), la juge McLachlin dresse une liste non exhaustive de cinq facteurs qu’elle a jugés pertinents pour évaluer la solidité du lien causal entre l’entreprise et la faute dans le contexte des délits intentionnels :

a) l’occasion que l’entreprise a fournie à l’employé d’abuser de son pouvoir;

b) la mesure dans laquelle l’acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l’employeur . . .;

c) la mesure dans laquelle l’acte fautif était lié à la situation de conflit, d’affrontement ou d’intimité propre à l’entreprise de l’employeur;

d) l’étendue du pouvoir conféré à l’employé relativement à la victime;

e) la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice fautif du pouvoir de l’employé.

64 En examinant la façon d’effectuer cette analyse lorsque le délit est une agression sexuelle, la juge McLachlin précise ce qui suit :

[L]e critère de la responsabilité du fait d’autrui découlant de l’agression sexuelle d’un client par un employé devrait être axé sur la question de savoir si l’entreprise de l’employeur et l’habilitation de l’employé ont accru sensiblement le risque d’agression sexuelle et, par conséquent, de préjudice. [par. 46]

65 Autrement dit, en examinant si un employeur devrait être tenu responsable du fait d’autrui en raison de l’agression sexuelle commise par un employé, il faut procéder à un examen de l’entreprise dans son ensemble afin de déterminer si les caractéristiques particulières de cette entreprise et de la relation employeur‑employé ont créé — ou sensiblement accru — le risque que le délit soit commis.

66 Dans le présent pourvoi, nul ne conteste la façon dont le juge Cohen explique le critère relatif à la responsabilité du fait d’autrui. Nul ne prétend non plus que ses conclusions de fait n’étaient pas étayées par la preuve, qu’il a mal interprété la preuve ou qu’il a commis une erreur manifeste et déterminante. Le débat porte sur la façon dont il a appliqué le critère juridique aux faits de l’espèce.

67 Dans l’arrêt unanime qu’il a rédigé au nom d’une formation de cinq juges de la Cour d’appel (les juges Esson, Saunders, Low et Smith), le juge Hall conclut que le juge de première instance, en insistant trop sur la question de l’occasion et sur ce que le juge Cohen a appelé les « caractéristiques opérationnelles » du pensionnat Christie, n’a pas suffisamment prêté attention au lien entre les tâches de M. Saxey et le délit. La cour a estimé que dans sa démarche, le juge Cohen a élargi indûment le critère de la responsabilité du fait d’autrui et qu’il n’a pas

[traduction] tenu suffisamment compte du fait que rien, si ce n’est l’occasion, ne permettait de justifier en l’espèce l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. [par. 26]

68 Selon la cour, plus une situation d’emploi s’apparente à une situation où il existe une relation de type parental, plus l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui se justifie. La Cour d’appel a conclu que les fonctions de M. Saxey comportaient trop peu de supervision ou étaient trop éloignées du rôle parental pour justifier l’imputation la responsabilité du fait d’autrui. En toute déférence, je ne partage pas la démarche et les conclusions de la Cour d’appel.

69 Je reconnais que le juge de première instance n’a pas toujours exposé clairement ses conclusions de fait. Il a souvent énoncé des affirmations faites par les témoins et des arguments des avocats sans déclarer directement qu’il les faisait siens. Je suis toutefois d’avis qu’une lecture attentive de l’ensemble de ses motifs montre clairement que souvent, il acceptait implicitement l’interprétation des témoignages que faisait valoir l’avocat du plaignant. À moins qu’il n’indique le contraire, le juge de première instance semble avoir mentionné principalement les affirmations des témoins et les arguments qu’il acceptait comme siens. Ces affirmations et arguments, de même que les observations explicites du juge, me semblent constituer ses conclusions de fait.

70 Le juge Cohen a tiré des conclusions de fait que l’on trouve au dossier et qui lui permettaient de statuer que le pensionnat Christie, en tant qu’entreprise et du fait de l’autorité qu’il avait conférée à M. Saxey, a sensiblement accru le risque — qui s’est finalement matérialisé — que ce dernier agresse sexuellement E.B.

II. Analyse

71 Comme le signale le juge Binnie dans ses motifs, E.B. a subi d’horribles sévices qui lui ont été infligés de manière systématique. Le juge de première instance a conclu que, lors de son séjour de quatre à cinq ans au pensionnat Christie, de 1957 à 1962, la victime avait été agressée sexuellement à de nombreuses reprises chaque semaine. Les agressions comportaient des pénétrations anales partielles, des attouchements et la masturbation. Ces agressions ont été commises par Martin Saxey, un délinquant violent reconnu coupable d’homicide involontaire, que l’intimée, Order of the Oblates of Mary Imaculate (« Oblats »), a embauché peu de temps après sa sortie de prison.

72 Les événements se sont produits dans le contexte d’un pensionnat accueillant des enfants enlevés de force à leur famille et maintenus à l’écart de leur famille en vue de faciliter l’anéantissement de leur identité autochtone. Peu de situations seraient plus susceptibles d’accroître la vulnérabilité des enfants. Voir, p. ex. : Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir (1996), ch. 10; R. Claes et D. Clifton, Besoins et attentes en matière de réparation pour les sévices commis contre les enfants placés dans les pensionnats pour enfants autochtones (1998); Commission du droit du Canada, La dignité retrouvée : La réparation des sévices infligés aux enfants dans des établissements canadiens (2000).

73 Ce sont là les réalités qui servent de point de départ à l’analyse dans la présente affaire.

74 Le critère de la responsabilité du fait d’autrui énoncé dans l’arrêt Bazley est axé sur la création et l’accroissement du risque d’entreprise. L’expression « caractéristiques opérationnelles » qu’emploie le juge Cohen constitue simplement une autre façon d’exprimer la notion d’« entreprise ». Il me semble que, loin d’empêcher l’examen des caractéristiques opérationnelles d’une entreprise, l’application correcte des décisions de notre Cour relatives à la responsabilité du fait d’autrui commande justement ce genre d’étude approfondie. La pertinence des cinq facteurs énoncés dans Bazley repose sur les réalités du fonctionnement opérationnel de l’entreprise faisant l’objet de l’examen.

A. Les facteurs de l’arrêt Bazley

75 Le premier facteur de l’arrêt Bazley est « l’occasion que l’entreprise a fournie à l’employé d’abuser de son pouvoir ». Le juge Cohen a examiné en profondeur la question de l’occasion et a tiré plusieurs conclusions de fait déterminantes. La première conclusion concernait le fait que M. Saxey pouvait très facilement entrer en contact avec les enfants. Il a fait remarquer ce qui suit :

[traduction] M. Saxey vivait à l’étage supérieur d’un édifice se trouvant sur le site du pensionnat Christie à un endroit où tant les plus jeunes garçons que les plus âgés avaient libre accès. Les balançoires où les enfants jouaient se trouvaient juste devant sa fenêtre. Il pouvait circuler librement partout où les enfants étaient susceptibles de jouer. [par. 108]

Le juge Cohen indique aussi que selon un élève, M. Saxey [traduction] « vivait parmi nous » (par. 109).

76 Le juge a aussi conclu que les autorités de l’école permettaient aux élèves d’établir des rapports informels avec le personnel laïque. Non seulement les enfants et les laïques s’appelaient‑ils par leurs prénoms, mais ces derniers pouvaient jouer avec les enfants, notamment en participant à des activités impliquant un contact physique.

77 Enfin, le juge Cohen a conclu que les enfants n’étaient pas toujours étroitement surveillés et qu’on leur permettait de circuler à l’intérieur et à l’extérieur de l’école jusqu’à l’heure du coucher. Pendant la majeure partie de ces temps libres, les personnes chargées de s’occuper des enfants n’étaient pas présentes.

78 Même si une simple occasion ne suffit pas pour imputer la responsabilité du fait d’autrui, le lien entre l’occasion et le délit commis en l’espèce est particulièrement solide. Le logement fourni à M. Saxey se trouvait au centre du pensionnat, on lui permettait d’établir des relations avec des enfants vulnérables, et il ne pouvait ignorer que la surveillance au pensionnat Christie était relâchée.

79 Le deuxième facteur de l’arrêt Bazley consiste à évaluer « la mesure dans laquelle l’acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l’employeur ». Comme l’a expliqué la juge McLachlin dans l’arrêt Jacobi, les atteintes à la pudeur ne s’inscriront jamais dans les objets d’une organisation :

Un deuxième facteur, soit la question de savoir s’il était possible d’affirmer que les actes en cause contribuaient à la réalisation des objectifs de l’employeur, milite contre l’imputation de responsabilité. De toute évidence, l’entreprise du Club ne consistait pas à agresser sexuellement des enfants. Toutefois, cette observation est presque tautologique. Cela porte à croire que la question de savoir si l’acte fautif contribue à la réalisation des objectifs de l’employeur est plus pertinente lorsqu’elle laisse supposer le contraire, c’est‑à‑dire que, parce que nous présumons que des délits intentionnels ne contribuent pas à la réalisation des objectifs de l’employeur, ce facteur n’est remarquable que lorsque les délits intentionnels contribuent effectivement à la réalisation de ces objectifs, ce qui fait qu’il est presque toujours indiqué d’imputer la responsabilité du fait d’autrui dans ces cas‑là. Dans le présent pourvoi, ce facteur a toutefois peu d’importance. [Souligné dans l’original; par. 15.]

L’absence de preuve à l’égard de ce facteur n’a donc pas d’incidence en l’espèce.

80 Le troisième facteur de l’arrêt Bazley consiste à évaluer « la mesure dans laquelle l’acte fautif était lié à la situation de conflit, d’affrontement ou d’intimité propre à l’entreprise de l’employeur ». Dans Bazley, la juge McLachlin a expressément reconnu que dans les cas d’agression sexuelle,

[p]lus l’employeur encourage l’employé à imposer le respect autour de lui et propose que l’enfant imite cet employé et lui obéisse, plus le risque est susceptible de croître. [par. 44]

81 Comme le juge de première instance, je suis d’avis que la structure du pouvoir inhérente à l’entreprise de l’employeur a grandement accru les tensions et la confrontation, ce qui a contribué à mettre en place les conditions qui ont conduit à la perpétration des agressions sexuelles contre E.B. Le premier juge a conclu que les règles de discipline au pensionnat Christie étaient strictes et dures et qu’on comptait beaucoup sur la peur et les menaces de punition pour maintenir l’ordre. La violence morale et physique, la privation, l’humiliation et l’intimidation faisaient partie de la vie quotidienne des élèves. Citant un élève, le juge de première instance a fait remarquer ce qui suit :

[traduction] [L]a peur jouait un grand rôle dans le maintien de l’ordre et de la discipline au pensionnat Christie à l’époque où le demandeur fréquentait l’établissement. [par. 81]

82 Le juge de première instance a en outre conclu que l’on disait sans cesse aux élèves qu’ils devaient obéir à tous les employés, y compris aux membres du personnel laïque comme M. Saxey. Un élève a déclaré que les enfants [traduction] « recevaient des taloches » s’ils n’obéissaient pas au personnel, et E.B. a dit dans son témoignage que les religieux [traduction] « [nous] menaçaient de nous mettre une barre de savon dans la bouche et de nous laver la bouche » si un enfant osait parler contre un employé laïque. Le juge du procès a estimé particulièrement significatif que non seulement les enfants, mais aussi deux membres du personnel religieux, le frère Thomas Richard Cavanaugh et la sœur Concepcion Anita Tavera, aient confirmé qu’on ordonnait aux enfants d’obéir à tous les membres du personnel.

83 Enfin, bien qu’il n’ait pas été clairement établi que les employés laïques avaient, tout autant que le personnel religieux, le pouvoir d’infliger des châtiments corporels aux enfants, le juge de première instance a retenu le témoignage d’expert du Dr Paul Janke à ce sujet. Le Dr Janke était d’avis que cette question avait [traduction] « [b]ien peu » d’importance parce qu’il [traduction] « jugeait naturel que dans un tel environnement un enfant éprouve un sentiment de peur à l’égard de tous les adultes auxquels il avait affaire ». Le juge de première instance pouvait à bon droit accepter cette preuve visant à établir ce qu’un enfant penserait dans de telles circonstances. Comme l’a expliqué la juge McLachlin dans Jacobi :

il convient sûrement, pour déterminer si la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur devrait être engagée en raison du délit de l’employé, de tenir compte de ce qu’un enfant raisonnable penserait de la situation de cet employé. [par. 18]

84 Le quatrième facteur de l’arrêt Bazley est « l’étendue du pouvoir conféré à l’employé ». C’est dans le cadre de l’analyse de ce facteur qu’il convient le mieux d’examiner les fonctions et les responsabilités de l’employé. Il ne fait pas de doute qu’il existe un lien entre les fonctions et d’autres facteurs de l’arrêt Bazley, comme « l’occasion que l’entreprise a fournie à l’employé d’abuser de son pouvoir ». Toutefois, j’estime que les fonctions et les responsabilités de M. Saxey et la manière dont celles‑ci lui ont été confiées se rapportent plus particulièrement à l’ampleur des pouvoirs que les Oblats lui ont confiés.

85 Le juge de première instance a conclu que les fonctions, les pouvoirs et les responsabilités de M. Saxey n’étaient pas clairement circonscrits. Il était, à la fois ou alternativement, un boulanger, un conducteur d’embarcation à moteur, un homme d’entretien, un manutentionnaire ou un responsable des déchets. L’ambiguïté des fonctions de M. Saxey était par ailleurs accrue du fait que ses tâches lui étaient assignées verbalement.

86 De plus, selon les témoignages des membres du personnel religieux, au pensionnat Christie, on s’attendait à ce que chacun des membres du personnel participe à toutes les tâches. Comme plusieurs d’entre eux l’ont dit, le pensionnat n’était pas le genre d’établissement où les membres du personnel refusaient de participer à une tâche particulière parce qu’elle ne figurait pas dans leur description de travail. Par conséquent, il était normal que tous les employés prennent part à la supervision des enfants.

87 Est également significative la conclusion du juge de première instance selon laquelle, en tant que boulanger, M. Saxey était directement appelé à surveiller des enfants pendant qu’ils étaient de corvée à la cuisine ou à la boulangerie. Dans ce domaine, M. Saxey assumait l’entière responsabilité et seul le directeur avait plus de pouvoirs que lui. Non seulement pouvait‑il surveiller les enfants, mais il pouvait aussi, pendant qu’il supervisait leur travail à la boulangerie, leur attribuer aussi des tâches à accomplir « sur‑le‑champ ». Le juge de première instance savait fort bien que E.B. n’avait jamais travaillé directement avec M. Saxey à la boulangerie, mais comme il a conclu en fait que E.B. était conscient du rôle de surveillant de M. Saxey à la boulangerie, il a conclu que E.B. considérait M. Saxey comme une personne en autorité.

88 La Cour d’appel a conclu que le lien entre les fonctions de M. Saxey et le délit d’agression sexuelle était trop ténu et elle a dit de M. Saxey qu’il était un [traduction] « modeste travailleur » (par. 56). Elle contredit nettement les conclusions de fait du juge de première instance qui étayent fortement l’existence d’un lien solide, ainsi que ses conclusions relatives à la responsabilité qu’avait M. Saxey d’aider le personnel religieux dans toutes les tâches connexes à la vie scolaire, y compris les soins aux enfants et la surveillance; elle contredit également sa conclusion selon laquelle le rôle de M. Saxey comprenait la supervision des enfants sur une base quotidienne et l’assignation de leurs corvées. Dans une lettre écrite au mois de juillet 1960, le directeur Allan Noonan dit que M. Saxey est [traduction] « pour l’heure, le rouage essentiel ici ». L’autorité de M. Saxey se trouvait accrue du fait que ses fonctions n’étaient pas rigoureusement circonscrites. L’étendue et la nature imprécise des fonctions qui lui étaient confiées, et la manière dont celles‑ci lui étaient assignées par l’administration de l’école, le plaçaient, tant au yeux des élèves que dans les faits, en position d’autorité par rapport à ceux‑ci.

89 Le dernier facteur énoncé dans Bazley est « la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice fautif du pouvoir de l’employé ». Constatant qu’il s’agissait d’une conclusion compatible avec toutes les enquêtes officielles et les recherches portant sur les pensionnats autochtones, le juge Cohen a conclu dans le cadre de son examen des « caractéristiques opérationnelles » du pensionnat Christie que les enfants de cet établissement étaient extrêmement vulnérables.

90 Il a insisté sur leur l’isolement. Au pensionnat Christie, les enfants étaient séparés de leurs parents pendant de longues périodes, année après année, les frères et les sœurs étaient séparés les uns des autres; les plus âgés étaient tenus à l’écart des plus jeunes. Le juge de première instance a constaté que même si un certain nombre de parents adultes de E.B. vivaient au pensionnat, notamment ses grands‑parents, on l’empêchait d’entretenir des liens étroits avec eux. Par conséquent, son sentiment d’isolement n’était aucunement atténué. La situation géographique accentuait encore l’isolement familial. Le pensionnat Christie, qui était accessible seulement par bateau et par beau temps, n’avait pas de débarcadère.

91 La vulnérabilité des enfants en raison de l’isolement sur le plan géographique et personnel était aggravée par le régime disciplinaire sévère, comportant des châtiments corporels infligés sur une base régulière, des menaces de châtiments et des ordres maintes fois répétés d’obéir à tous les membres du personnel. On avait donc, comme le juge de première instance l’a constaté, des enfants jeunes, effrayés, isolés, intimidés et réduits à l’obéissance aux adultes, en particulier aux membres du personnel enseignant. Il est difficile d’imaginer un groupe de victimes potentielles plus vulnérable.

B. L’analyse faite par la Cour d’appel

92 C’est dans ce contexte que je reviens à l’analyse faite par la Cour d’appel. Celle‑ci a posé un certain nombre d’affirmations de fait qui ne sont pas étayées par le dossier et qui contredisent sans justification les conclusions de fait du juge de première instance. La Cour d’appel n’a aucunement laissé entendre que le juge de première instance a mal interprété la preuve ou qu’il a commis une erreur manifeste ou dominante. Elle n’entendait pas non plus infirmer ses conclusions. La Cour d’appel a plutôt interprété la preuve différemment et elle s’est appropriée le rôle du juge de première instance en substituant ses propres conclusions de fait aux siennes. La Cour d’appel pouvait certes conclure, dans le cadre de l’examen du dossier, que les conclusions du juge de première instance ne s’appuyaient pas sur la preuve. En faisant plutôt abstraction de plusieurs des principales conclusions de fait du premier juge pour y substituer sa propre interprétation de la preuve, la Cour d’appel a remplacé ses motifs au lieu de les contrôler.

93 À titre d’exemple, la Cour d’appel a, de manière indépendante, conclu que des inspections à l’école avaient révélé que le personnel et les étudiants formaient un groupe enthousiaste, ce qui montre qu’elle a réinterprété la preuve présentée lors du procès :

[traduction] Il ressort de la preuve que même si les bâtiments montraient des signes de vétusté et le nombre croissant d’élèves mettait à l’épreuve les équipements scolaires, les personnes qui ont participé aux inspections à l’école ont considéré que les membres du personnel enseignant et les élèves faisaient preuve d’enthousiasme. [par. 7]

Il n’est aucunement question des rapports d’inspection et de leur fiabilité dans les 335 paragraphes que comportent les motifs détaillés rédigés, après 15 jours de procès, par le juge de première instance. Toutefois, il a effectivement conclu que le témoignage de E.B. en ce qui concerne les agressions qu’il a subies était [traduction] « digne de foi » (par. 31) et que les témoignages des membres du personnel religieux du pensionnat étaient [traduction] « intéressés » et qu’il ne fallait [traduction] « pas [y] accorder un poids considérable » (par. 41). Ses conclusions sont compatibles avec celles de la Commission royale sur les peuples autochtones portant que les comptes rendus d’inspection sont rarement fiables et sont souvent le fruit d’une certaine duplicité de la part des autorités scolaires. À tout le moins, les conclusions du juge de première instance rejettent de manière implicite les rapports d’inspection dans la mesure où on y laisse entendre que le bonheur régnait au pensionnat Christie.

94 La Cour d’appel a aussi fait remarquer qu’un des directeurs du pensionnat Christie a déclaré que les enfants n’étaient pas autorisés à travailler à certains endroits comme la cuisine ou la boulangerie. Le juge de première instance a toutefois examiné en détail les contradictions que comportait à ce sujet la preuve testimoniale et documentaire et il a conclu que cette preuve corroborait le fait que des enfants travaillaient effectivement à la cuisine et à la boulangerie et que M. Saxey les surveillait lorsqu’ils s’y trouvaient. La Cour d’appel n’a tout simplement pas tenu compte de cette conclusion de fait et elle y a substitué la sienne.

95 La Cour d’appel a aussi conclu que Barney Williams, un autre adulte membre du personnel, partageait parfois le logis de M. Saxey à l’étage supérieur. Au procès, il s’agissait d’un élément pertinent à la question de savoir si les agressions sexuelles avaient été prouvées. La conclusion de la Cour d’appel contredit celle du juge de première instance selon laquelle il n’y avait pas de preuve suffisante démontrant que M. Williams avait logé à cet endroit. Comme le juge de première instance l’a expliqué :

[traduction] [L]e témoignage du défendeur, M. Williams, concernant le fait que M. Barney Williams avait partagé le logis de M. Saxey a été donné en réponse à une question suggestive qui lui a été posée en contre‑interrogatoire, et [. . .] il n’y avait aucune preuve provenant d’une autre source sur ce point et rien ne permet d’établir sur quel fait ou élément de preuve reposait cette question suggestive. [par. 46]

Il a de plus précisé avoir tiré une conclusion défavorable parce que l’avocat du défendeur n’a interrogé aucun autre témoin sur la question de savoir si M. Williams avait effectivement habité avec M. Saxey à l’étage supérieur.

96 En outre, les conclusions de la Cour d’appel (au par. 54) selon lesquelles on ne lui [M. Saxey] [traduction] « avait confié aucune tâche relative à la surveillance des élèves ou aux soins devant leur être apportés », [traduction] « [l]es fonctions de M. Saxey ne supposaient aucunement qu’il exerce un rôle de surveillance ou un rôle parental en ce qui concerne les élèves », et [traduction] « [o]n n’avait pas autorisé M. Saxey à diriger ou à punir les élèves ou encore à prendre soin d’eux » viennent directement contredire les conclusions du juge Cohen que les membres du personnel laïque de la cuisine donnaient des directives aux enfants qui travaillaient à la cuisine, qu’ils les supervisaient dans l’exécution de leurs corvées, que M. Saxey faisait faire des tours de tracteur aux enfants et que ces derniers participaient, sous la supervision de M. Saxey, à la fabrication quotidienne du pain. Le juge de première instance est aussi arrivé à la conclusion suivante :

[traduction] . . . en tant que responsable de la fabrication du pain, M. Saxey avait sans aucun doute, à tout le moins implicitement et vraisemblablement de manière expresse, autorité sur les enfants qui étaient de corvée à la cuisine ou à la boulangerie . . . [par. 103]

97 Parmi les nouvelles conclusions de fait tirées par la Cour d’appel, celle‑ci qui soulève peut‑être le plus de difficultés :

[traduction] . . . les témoins en mesure de se souvenir de E.B. ont déclaré qu’il était perçu comme un élève correct qui était heureux et qui n’avait pas de problèmes particuliers. [par. 13]

98 Les motifs de la Cour d’appel ne font aucunement état des conclusions nettement contraires du juge de première instance concernant la force probante de la preuve soumise à cet égard. Dans son témoignage, que le juge du procès a retenu, E.B. affirme qu’il était très malheureux au pensionnat Christie. Quatre membres du personnel religieux ont dit quant à eux qu’il était un élève heureux et bien adapté. Non seulement le juge de première instance a‑t‑il jugé que ces témoins n’étaient pas fiables ni dignes de foi, un seul d’entre eux se trouvait au pensionnat Christie à l’époque où les agressions ont été commises. La sœur Mary Laura, la seule qui s’y trouvait à l’époque pertinente, est arrivée au pensionnat en 1960, quatre ans après l’arrivée de E.B.

99 Non seulement la Cour d’appel substitue‑t‑elle ses propres conclusions de fait — parfois contraires — à celles du premier juge sans expliquer pourquoi ces dernières devraient être écartées, mais elle semble avoir mal qualifié les motifs du juge de première instance, et ce d’au moins une façon importante, lorsqu’elle a fait remarquer que le premier juge avait imputé la responsabilité du fait d’autrui à l’employeur parce que les adultes du pensionnat devaient être traités avec respect :

[traduction] En l’espèce, le juge de première instance semble avoir estimé qu’en demandant aux enfants du pensionnat de traiter les adultes qui s’y trouvaient avec respect, on avait en quelque sorte permis à M. Saxey d’exercer son autorité sur [E.B.] et augmenté le risque que ce dernier soit agressé sexuellement par M. Saxey. [par. 52]

Cette remarque simplifie à l’excès et injustement les motifs du juge de première instance. Ce dernier s’est appuyé sur plusieurs conclusions de fait pour décider d’imputer la responsabilité du fait d’autrui à l’employeur, et une seule d’entre elles concerne le fait qu’on exigeait des enfants qu’ils portent respect aux adultes. En condensant en une seule phrase l’analyse approfondie du juge de première instance, la Cour d’appel n’a pas suffisamment prêté attention à la complexité de son analyse.

100 La formulation et l’application du critère juridique soulèvent également des difficultés. Dans Jacobi, tant les juges majoritaires (par. 64) que les juges dissidents (par. 26) ont statué que la création d’une relation de type parental ne constitue pas une condition préalable de la responsabilité du fait d’autrui. Contredisant cette conclusion, comme le fait remarquer le juge Binnie, la Cour d’appel semble avoir trop insisté sur l’existence — ou l’absence — d’une relation de type parental. La Cour d’appel a affirmé ce qui suit :

[traduction] [I]l me semble que plus la situation d’emploi s’apparente à une situation où existe une relation de type parental, plus il est probable que la responsabilité du fait d’autrui sera engagée. [. . .] Dans de tels cas, il existe souvent un risque mesurable créé par le poste et les tâches que l’employeur défendeur a assignés à l’employé auteur de la faute. [par. 51]

101 J’ai également de la difficulté à accepter la proposition de la Cour d’appel selon laquelle sa conclusion est en partie dictée par la jurisprudence :

[traduction] [I]l y a lieu de constater que la jurisprudence amène sans ambiguïté le tribunal à conclure qu’il ne peut statuer que la responsabilité du fait d’autrui des [Oblats] est engagée en raison de l’acte fautif de M. Saxey. [par. 55]

102 Je conviens avec le juge Binnie qu’il n’existe pas de précédents clairs. Seulement quatre décisions portent sur la question de la responsabilité du fait d’autrui relativement à des agressions sexuelles commises dans des pensionnats. Deux impliquent des surveillants de dortoirs : M. (F.S.) c. Clarke, [1999] 11 W.W.R. 301 (C.S.C.‑B.), et B. (W.R.) c. Plint (1998), 52 B.C.L.R. (3d) 18 (C.S.). Les deux autres concernent le même administrateur d’école qui tenait un rôle de type parental et qui avait le pouvoir d’imposer des mesures disciplinaires aux enfants : D.W. c. Canada (Attorney General) (1999), 187 Sask. R. 21, 1999 SKQB 187, et V.P. c. Canada (Attorney General) (1999), 186 Sask. R. 161, 1999 SKQB 180. Dans tous ces cas, les tribunaux ont retenu la responsabilité du fait d’autrui.

103 Ces décisions se distinguent parce qu’elles concernent toutes des employés dont les responsabilités, contrairement à M. Saxey, comportaient explicitement le soin et la supervision des élèves, et l’imposition de mesures disciplinaires. Dans les autres décisions sur lesquelles s’appuie la Cour d’appel, comme G. (E.D.) c. Hammer (1998), 53 B.C.L.R. (3d) 89 (S.C.), les agressions sexuelles n’ont pas été commises dans un pensionnat. Ce point mérite d’être relevé vu l’unique et extrême vulnérabilité qu’ont créée les pensionnats. Dans G. (E.D.), il s’agissait d’une agression sexuelle commise par un concierge d’une école publique. Une école publique ne saurait être assimilée, sur le plan du fonctionnement, à un établissement comme le pensionnat Christie.

104 J’ai encore plus de mal à accepter la conclusion par laquelle la Cour d’appel fait pour ainsi dire abstraction de l’analyse juridique et factuelle de l’arrêt Bazley que le juge de première instance a menée avec nuance et par laquelle elle donne à entendre que le premier juge a fondé sa décision simplement sur l’occasion :

[traduction] S’il fallait conclure que M. Saxey, un modeste travailleur au pensionnat Christie, est une personne dont la conduite agressive doit engager la responsabilité du fait d’autrui des [Oblats], on pourrait difficilement envisager le cas où la faute intentionnelle d’un employé dans un pensionnat n’engagerait pas la responsabilité du fait d’autrui. [par. 56]

105 Il est certain que si le juge de première instance avait retenu la responsabilité du fait d’autrui en se fondant sur la « simple occasion », sans prendre en compte comme il se doit les fonctions de l’employé, la responsabilité du fait d’autrui aurait été irrégulièrement assimilée à la responsabilité stricte. La Cour d’appel avait raison d’exprimer cette crainte. Cependant, le juge de première instance ne s’est pas appuyé sur la « simple occasion ». Sa décision était fondée sur les fonctions particulières qu’exerçait cet employé dans ce milieu particulier. Il a conclu que le fonctionnement du pensionnat Christie avait augmenté le risque d’agression sexuelle, et que M. Saxey s’était vu confier des fonctions et des responsabilités qui, en raison de leur nature et de la manière dont elles lui avaient été assignées, alimentaient le risque.

106 Étant donné que les particularités de la situation de M. Saxey servent d’assise à la décision du juge de première instance, les Oblats ne seront pas nécessairement tenus responsables du fait d’autrui pour les délits commis par d’autres employés du pensionnat Christie. Pour ce qui est de la possibilité que la décision en l’espèce s’applique à l’égard d’autres pensionnats, la responsabilité du fait d’autrui de ceux‑ci ne sera pas engagée si leurs caractéristiques opérationnelles diffèrent de celles du pensionnat Christie ou si les fonctions des employés en cause sont jugées moins inhérentes à l’établissement ou à la prise en charge des enfants.

C. La norme de contrôle

107 Comme le fait remarquer le juge Binnie, la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit, que l’on définit comme étant celles qui comportent l’application d’une norme juridique à un ensemble de faits, est habituellement l’erreur manifeste et dominante, une norme empreinte de déférence : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, par. 26‑28. Toutefois dans Housen, les juges majoritaires ont aussi souligné que l’erreur portant sur une question mixte de fait et de droit peut, lorsqu’elle implique un principe juridique facilement isolable, être assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte qui fait appel à une déférence moins grande. La Cour explique cependant que, de manière générale,

si la question litigieuse en appel soulève l’interprétation de l’ensemble de la preuve par le juge de première instance, cette interprétation ne doit pas être infirmée en l’absence d’erreur manifeste et dominante. [par. 36]

108 Le juge Binnie conclut que le juge Cohen n’a pas correctement appliqué le critère de l’arrêt Bazley et qu’il a ainsi commis une erreur de principe équivalent à une erreur de droit. En toute déférence, je ne considère pas qu’une telle erreur a été commise en l’espèce. Comme notre Cour l’a clairement dit dans Bazley, le critère de la responsabilité du fait d’autrui n’a rien de machinal, et la liste de facteurs énumérés n’est pas exhaustive. Les motifs du juge de première instance s’inscrivent indéniablement dans le cadre établi par notre Cour dans ses arrêts en matière de responsabilité du fait d’autrui. Non seulement le juge du procès a‑t‑il correctement énoncé le critère juridique, mais il a tiré les conclusions de fait requises pour justifier sa décision d’imputer la responsabilité du fait d’autrui à l’employeur.

109 Quoi qu’il en soit, j’ai du mal à saisir comment une telle erreur, si de fait elle existe, peut si facilement être isolée des conclusions de fait du juge de première instance. L’application de ce critère est nécessairement un exercice complexe. Elle suppose la pondération de nombreux facteurs étroitement liés et parfois contradictoires. Dans son examen, le juge de première instance a nécessairement pris grand soin d’intégrer les facteurs pertinents, de sorte qu’il est difficile d’isoler les questions de droit des questions de fait.

110 Pour bien comprendre la dynamique du pensionnat Christie et pour déterminer si les Oblats ont sensiblement accru le risque d’agression sexuelle, il fallait examiner la nature de l’entreprise ainsi que son fonctionnement. Le juge de première instance n’a pas fait abstraction des fonctions de M. Saxey; il en a fait l’examen dans le contexte du milieu de travail créé par les Oblats. Cet examen l’a amené à conclure qu’il existait un lien solide entre les fonctions de M. Saxey et les pouvoirs que lui conférait son travail, et le délit commis.

111 Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de fait non contestées du juge de première instance ou la conclusion de droit qu’il en tire, à savoir que l’employeur devrait être tenu responsable du fait d’autrui. Toutefois, même en appliquant la norme plus stricte, rien, selon moi, ne permet de modifier la conclusion de droit du juge du procès.

112 Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours.

Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.

Procureurs de l’appelant : Miller Thomson, Vancouver.

Procureurs de l’intimé : Dohm, Jaffer & Jeraj, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : 2005 CSC 60 ?
Date de la décision : 28/10/2005
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Délits - Responsabilité du fait d’autrui - Délits intentionnels - Agression sexuelle - Critère de la création du risque d’entreprise - Enfant agressé sexuellement dans un pensionnat - La congrégation catholique qui dirigeait l’école est-elle responsable du fait d’autrui en raison des agressions sexuelles commises par un employé laïque? - Existait-il un lien solide entre les fonctions de l’employé et les actes répréhensibles? - L’affaire doit-elle être tranchée suivant la jurisprudence ou en fonction des considérations de politique générales? - Les conclusions du juge de première instance empêchent-elles l’examen de sa décision en appel?.

Entre 1957 et 1962, B a fréquenté un pensionnat pour enfants autochtones tenu par les Oblats. S, un employé laïque, y travaillait comme boulanger, conducteur d’embarcation à moteur et homme à tout faire. Il habitait en haut d’un édifice situé sur le terrain de l’école. Le juge de première instance a conclu que S a agressé sexuellement B depuis l’âge de 7 ans, et ce à de nombreuses reprises et sur une base régulière, jusqu’à ce que B atteigne l’âge de onze ou douze ans. Les agressions ont toutes été commises à la résidence de S. B n’a mis personne de l’école au courant de l’inconduite de S. En se fondant sur ses conclusions de fait que les caractéristiques opérationnelles du pensionnat ont créé et sensiblement accru le risque que des agressions soient commises, le juge de première instance a conclu que les Oblats étaient responsables du fait d’autrui. Parmi ces caractéristiques, il y avait le fait que les enfants étaient séparés de leur famille, le fait que les enfants et les employés vivaient en étroite proximité les uns des autres et le fait que, selon le régime en place, les enfants devaient respect et obéissance à tous les employés. La Cour d’appel a annulé la décision du juge de première instance; elle a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en exagérant l’importance de l’occasion créée par l’emploi et en ne prenant pas suffisamment en compte la nature précise des fonctions et responsabilités confiées à S ni le lien, le cas échéant, entre ces fonctions et responsabilités et les délits commis par S à l’endroit de l’appelant.

Arrêt (la juge Abella est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron : Pour imputer au pensionnat une responsabilité du fait d’autrui (plutôt que directe), la loi exige un lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire et l’acte fautif. Le juge de première instance a insisté sur les « caractéristiques opérationnelles » du pensionnat et sur le risque potentiel qu’il créait de manière générale pour les élèves. Toutefois, si l’organisation et le fonctionnement de l’établissement faisaient en sorte, comme le prétend l’appelant, que chaque employé, quelles que soient ses fonctions, pouvait présenter un risque substantiel pour chaque élève, la responsabilité directe de l’intimé pourrait être engagée plutôt que sa responsabilité du fait d’autrui. Pour imposer la responsabilité du fait d’autrui, il faut démontrer que les particularités — inhérentes à l’école — de la relation d’emploi de S ont contribué à l’amener à faire ce qu’il a fait en l’espèce. L’approche adoptée par le juge de première instance aboutit logiquement à la conclusion que l’employeur serait responsable de tous les actes délictueux de tous ses employés, même s’il n’existe qu’un lien ténu entre le délit et le pouvoir ou le statut que confère l’emploi, ou si l’employé était loin d’exercer une fonction le plaçant en situation d’autorité ou d’intimité par rapport aux élèves. Cette approche n’est pas conforme à la jurisprudence. Une « simple occasion » de commettre le délit ne suffit pas. En l’espèce, le critère du « lien solide » n’a pas été respecté. Si la responsabilité du fait d’autrui n’exige pas du plaignant qu’il établisse que l’auteur du délit a été placé dans une situation d’autorité tenant du « rôle parental », la loi exige effectivement la prise en compte des pouvoirs inhérents à l’emploi et de la nature des fonctions de l’employé puisqu’il s’agit d’éléments essentiels pour déterminer si une entreprise donnée a accru le risque que l’employé visé par la plainte pose à l’égard du plaignant un acte répréhensible donné. [2] [4] [25] [29] [52]

Selon les facteurs pris en compte dans Bazley, le fait que les agressions aient été commises dans un pensionnat milite en faveur de l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, mais les fonctions et le rôle restreints de S écartent de façon décisive une telle conclusion. S n’était pas autorisé à s’insinuer dans la vie intime de B ou des autres élèves, sauf celle de ses propres enfants. En premier lieu, il n’était pas « permis ou demandé » à S de tenir compagnie aux enfants, sauf lors des déplacements en embarcation à moteur, qui se faisaient sous la surveillance d’un frère religieux. En deuxième lieu, la conduite qui comportait les actes fautifs ne servait en rien les objectifs poursuivis par l’employeur. En troisième lieu, l’intimité était interdite. On attendait de S qu’il se consacre à ses tâches de boulanger, de préposé à l’entretien et de conducteur d’embarcation à moteur, et son logis se trouvait dans un endroit était interdit d’accès aux élèves. En quatrième lieu, l’employeur n’avait confié à S aucun pouvoir à l’égard de B. Même si l’école était peu structurée, le poste de S ne lui ménageait pas de contacts réguliers ou importants avec les élèves. En cinquième lieu, la vulnérabilité des élèves résultait de la nature même de l’établissement (d’où la réclamation de l’appelant fondée sur la responsabilité directe) et non du pouvoir que l’employeur a confié à S (d’où la réclamation de l’appelant fondée sur la responsabilité du fait d’autrui). La Cour d’appel a donc eu raison de conclure que si, dans ce cas, l’emploi de S lui a fourni l’occasion de commettre les actes répréhensibles, les fonctions qui lui étaient assignées vis‑à‑vis des enfants n’étaient pas de nature à engager la responsabilité du fait d’autrui. L’existence d’un lien solide entre ce que les Oblats demandaient à S de faire et les actes fautifs n’a pas été établie. [37] [41] [47-52]

Les conclusions du juge de première instance n’empêchaient pas l’examen de sa décision en appel. Le principal point de divergence entre le juge de première instance et la Cour d’appel concernait l’application correcte du critère de l’arrêt Bazley. Une cour d’appel n’a pas à faire preuve de déférence envers un juge de première instance sur une question de droit. [23]

La juge Abella (dissidente) : Pour que la responsabilité du fait d’autrui d’un employeur soit engagée en raison des délits intentionnels d’un employé, il doit exister un lien solide entre l’entreprise, l’autorité conférée par l’employeur à l’employé et le délit. Un tribunal doit examiner l’entreprise dans son ensemble afin de déterminer si les caractéristiques particulières de cette entreprise et de la relation employeur‑employé ont créé — ou sensiblement accru — le risque que le délit soit commis. En l’espèce, le juge de première instance a correctement énoncé et appliqué le critère de l’arrêt Bazley et a tiré des conclusions de fait que l’on trouve au dossier et qui lui permettaient de statuer que le pensionnat, en tant qu’entreprise et du fait de l’autorité qu’il avait conférée à S, a sensiblement accru le risque qui s’est finalement matérialisé par l’agression sexuelle de S à l’endroit de B. [59-60] [65] [70]

Une analyse des facteurs retenus dans l’arrêt Bazley confirme la conclusion du juge de première instance d’imputer à l’employeur la responsabilité du fait d’autrui en l’espèce. En premier lieu, même si une simple occasion ne suffit pas pour imputer la responsabilité du fait d’autrui, le lien entre l’occasion et le délit commis en l’espèce est particulièrement solide. Le logement fourni à S se trouvait au centre du pensionnat, on lui permettait d’établir des relations avec des enfants vulnérables, et il ne pouvait ignorer que la surveillance au pensionnat était relâchée. En deuxième lieu, comme les atteintes à la pudeur ne s’inscriront jamais dans les objets d’une organisation, l’absence de preuve à l’égard de ce facteur n’a pas d’incidence en l’espèce. En troisième lieu, la structure du pouvoir inhérente à l’entreprise de l’employeur a grandement accru les tensions et la confrontation, ce qui a contribué à mettre en place les conditions qui ont conduit à la perpétration des agressions sexuelles contre B. Les règles de discipline étaient strictes et dures, et l’on ordonnait aux enfants d’obéir à tous les employés. En quatrième lieu, le juge de première instance a conclu que B considérait S comme une personne en autorité. Il a conclu que S avait la responsabilité d’aider le personnel religieux dans toutes les tâches connexes à la vie scolaire, y compris les soins aux enfants et la surveillance, et que sa description d’emploi comprenait la supervision des enfants sur une base quotidienne et l’assignation de leurs corvées. L’étendue et la nature imprécise des fonctions qui lui étaient confiées, et la manière dont celles‑ci lui étaient assignées par l’administration de l’école, le plaçaient, tant au yeux des élèves que dans les faits, en position d’autorité par rapport à ceux‑ci. L’autorité de S se trouvait accrue du fait que les Oblats n’avaient pas rigoureusement circonscrit ses fonctions. En cinquième lieu, les enfants au pensionnat étaient très vulnérables. Ils étaient séparés de leurs parents pendant de longues périodes. Même si le juge de première instance a reconnu qu’un certain nombre de parents adultes de B vivaient au pensionnat, notamment ses grands‑parents, on l’empêchait d’entretenir des liens étroits avec eux. De plus, le pensionnat se trouvait dans un lieu éloigné et difficile d’accès. En raison de cet isolement aux plans géographique et personnel et du régime disciplinaire sévère, comportant des châtiments corporels infligés sur une base régulière, des menaces de châtiments et des ordres maintes fois répétés d’obéir à tous les membres du personnel, ce groupe de victimes potentielles était extrêmement vulnérable. [78-91]

Si, comme c’est le cas en l’espèce, le critère juridique relatif à la responsabilité du fait d’autrui a été adéquatement articulé et appliqué, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions du juge de première instance. Il n’y a en l’espèce aucune raison de modifier les conclusions de fait non contestées du juge de première instance ou la conclusion de droit qu’il en a tiré, à savoir que l’employeur devrait être tenu responsable du fait d’autrui. La Cour d’appel a substitué ses propres conclusions de fait — parfois contraires — à celles du premier juge sans expliquer pourquoi ces dernières devraient être écartées. Le juge de première instance n’a commis aucune erreur de droit en appliquant le critère de l’arrêt Bazley; ses motifs concordent indéniablement avec la jurisprudence en matière de responsabilité du fait d’autrui. Même si la norme de contrôle de la décision correcte est appliquée, rien ne permet de modifier la conclusion de droit du juge de première instance. [60] [98] [107-111]


Parties
Demandeurs : E.B.
Défendeurs : Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêts appliqués : Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534
Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570
arrêts mentionnés : K.L.B. c. Colombie-Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51
Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, 2004 CSC 17, conf. (2002), 218 D.L.R. (4th) 276, 2002 NFCA 47
H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25, inf. en partie (2002), 227 Sask. R. 165, 2002 SKCA 131
G. (E.D.) c. Hammer (1998), 53 B.C.L.R. (3d) 89, conf. par (2001), 197 D.L.R. (4th) 454, conf. par [2003] 2 R.C.S. 459, 2003 CSC 52
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33
Canadian Pacific Railway Co. c. Lockhart, [1942] A.C. 591
Lister c. Hesley Hall Ltd., [2002] 1 A.C. 215, [2001] UKHL 22
McDonald c. Mombourquette (1996), 152 N.S.R. (2d) 109
K. (W.) c. Pornbacher (1997), 32 B.C.L.R. (3d) 360
H. (S.G.) c. Gorsline, [2005] 2 W.W.R. 716, 2004 ABCA 186
M. (F.S.) c. Clarke, [1999] 11 W.W.R. 301
H. (T.E.G.) c. K. (P.), [2001] 6 W.W.R. 546, 2001 ABQB 43
A. (C.) c. Critchley (1998), 166 D.L.R. (4th) 475
B. (J.-P.) c. Jacob (1998), 166 D.L.R. (4th) 125
C.S. c. Miller (2002), 306 A.R. 289, 2002 ABQB 152.
Citée par la juge Abella (dissidente)
Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534
Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570
K.L.B. c. Colombie-Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51
Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, 2004 CSC 17
M. (F.S.) c. Clarke, [1999] 11 W.W.R. 301
B. (W.R.) c. Plint (1998), 52 B.C.L.R. (3d) 18
D.W. c. Canada (Attorney General) (1999), 187 Sask. R. 21, 1999 SKQB 187
V.P. c. Canada (Attorney General) (1999), 186 Sask. R. 161, 1999 SKQB 180
G. (E.D.) c. Hammer (1998), 53 B.C.L.R. (3d) 89
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33.
Doctrine citée
Canada. Commission du droit du Canada. La dignité retrouvée : La réparation des sévices infligés aux enfants dans des établissements canadiens. Ottawa : La Commission, 2000.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir. Ottawa : La Commission, 1996.
Claes, Rhonda, et Deborah Clifton. Besoins et attentes en matière de réparation pour les sévices commis contre les enfants placés dans les pensionnats pour enfants autochtones. Ottawa : Commission du droit du Canada, 1998.

Proposition de citation de la décision: E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia, 2005 CSC 60 (28 octobre 2005)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2005-10-28;2005.csc.60 ?
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