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03/11/2005 | CANADA | N°2005_CSC_62

Canada | Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62 (3 novembre 2005)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., [2005] 3 R.C.S. 141, 2005 CSC 62

Date : 20051103

Dossier : 29413

Entre :

Ville de Montréal

Appelante

et

2952‑1366 Québec Inc.

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

Traduction française officielle : Motifs du juge Binnie

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 101)

Mo

tifs dissidents :

(par. 102 à 177)

La juge en chef McLachlin et la juge Deschamps (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Abella et Charron)

Le juge Binnie

_______...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., [2005] 3 R.C.S. 141, 2005 CSC 62

Date : 20051103

Dossier : 29413

Entre :

Ville de Montréal

Appelante

et

2952‑1366 Québec Inc.

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

Traduction française officielle : Motifs du juge Binnie

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 101)

Motifs dissidents :

(par. 102 à 177)

La juge en chef McLachlin et la juge Deschamps (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Abella et Charron)

Le juge Binnie

______________________________

Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., [2005] 3 R.C.S. 141, 2005 CSC 62

Ville de Montréal Appelante

c.

2952‑1366 Québec Inc. Intimée

et

Procureur général de l’Ontario Intervenant

Répertorié : Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc.

Référence neutre : 2005 CSC 62.

No du greffe : 29413.

2004 : 14 octobre; 2005 : 3 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Fish, Chamberland et Letarte (ad hoc)), [2002] R.J.Q. 2986, 217 D.L.R. (4th) 674, 167 C.C.C. (3d) 356, [2002] J.Q. no 3376 (QL), qui a confirmé une décision du juge Boilard, [2000] J.Q. no 7289 (QL), qui avait infirmé un jugement de la Cour municipale de Montréal, [1999] J.Q. no 2890 (QL). Pourvoi accueilli, le juge Binnie est dissident.

Serge Barrière, pour l’appelante.

Personne n’a comparu pour l’intimée.

Daniel Paquin, en qualité d’amicus curiae.

Shaun Nakatsuru, pour l’intervenant.

Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Abella et Charron a été rendu par

La Juge en chef et la juge Deschamps —

1. Introduction

1 Le pouvoir de la Ville de Montréal (« Ville ») de prohiber le bruit produit dans la rue par un haut-parleur installé dans l’entrée d’un établissement est mis en cause. Deux arguments sont soulevés. L’un est fondé sur les limites au pouvoir de réglementation, l’autre sur la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne »). Pour les motifs qui suivent, ces arguments sont rejetés.

2 Compte tenu de sa portée, le par. 9(1) du Règlement sur le bruit, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3 (« Règlement »), a été validement adopté par la Ville en vertu de ses pouvoirs réglementaires. Bien que cette disposition limite la liberté d’expression garantie à l’al. 2b) de la Charte canadienne, cette limite est raisonnable et justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne.

2. Origines du litige

3 L’intimée exploite un bar avec spectacles de danseuses au centre-ville de Montréal, dans un édifice faisant front sur la rue Ste-Catherine, dans une zone commerciale. Afin d’attirer la clientèle et pour faire concurrence à un établissement semblable situé à proximité, elle a installé dans l’entrée principale de son local un haut-parleur qui amplifie la trame sonore du spectacle présenté à l’intérieur, pour que les passants l’entendent. Le 14 mai 1996, vers minuit, un policier patrouille la rue Ste-Catherine et entend la musique depuis une intersection avoisinante. L’intimée est accusée d’avoir produit du bruit audible de l’extérieur au moyen d’appareils sonores, en violation du par. 9(1) et de l’art. 11 du Règlement. Ces articles se lisent comme suit :

9. Outre le bruit mentionné à l’article 8, est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur :

1o le bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur;

. . .

11. L’émission, touchant ou non un lieu habité, d’un bruit spécifiquement prohibé aux articles 9 ou 10, est interdite.

4 Assignée devant la Cour municipale, l’intimée conteste l’accusation pour le motif que le par. 9(1) et l’art. 11 du Règlement sont invalides. Selon elle, en les adoptant, la Ville a outrepassé sa compétence déléguée en matière de nuisances parce que ces dispositions définissent comme une nuisance une activité qui n’en est pas une. Elle allègue aussi qu’elles portent atteinte à sa liberté d’expression et que cette atteinte est injustifiable.

5 Le juge Massignani de la Cour municipale conclut que le bruit émis par l’établissement de l’intimée constitue une nuisance, que le conseil municipal détient le pouvoir de définir et de prohiber les nuisances selon le par. 520(72) de la Charte de la Ville de Montréal, 1960, S.Q. 1959-60, ch. 102 (« Charte de la Ville »), et que le Règlement n’a ni pour objet ni pour effet de restreindre la liberté d’expression ([1999] J.Q. no 2890 (QL)). En Cour supérieure, le juge Boilard annule la déclaration de culpabilité au motif que les dispositions contestées briment la liberté d’expression de l’intimée; il estime que le Règlement porte atteinte à la valeur sous-jacente de l’épanouissement personnel, et que cette atteinte ne peut être justifiée ([2000] J.Q. no 7289 (QL)). La Cour d’appel, à la majorité, confirme l’annulation de la déclaration de culpabilité ([2002] R.J.Q. 2986). Le juge Fish, siégeant alors à la Cour d’appel et exprimant l’opinion majoritaire, conclut que la Ville n’a pas démontré que l’activité prohibée est contraire à la paix et à l’ordre publics. Il est aussi d’avis que la Ville ne peut définir comme une nuisance une activité qui n’en est pas une et que la prohibition constitue une violation injustifiée du droit à la liberté d’expression. Le juge Chamberland, dissident, infirmerait le jugement de la Cour supérieure parce que la Ville est autorisée à adopter les dispositions en question en vertu de son pouvoir en matière d’ordre et de paix sur son territoire et en vertu de son pouvoir de réglementer les nuisances. Selon le juge Chamberland, l’atteinte à la liberté d’expression de l’intimée serait justifiable puisqu’il n’existe pas de moyen moins contraignant qui puisse permettre à la Ville de réaliser son objectif d’éliminer les bruits nuisibles à l’environnement sonore urbain.

6 Le débat est repris devant notre Cour. L’argument fondé sur le droit administratif sera étudié d’abord, puis nous traiterons de l’argument constitutionnel.

3. Analyse

3.1 La Ville a-t-elle compétence pour adopter le par. 9(1) du Règlement?

7 Une analyse en deux étapes s’impose afin d’établir si la Ville a compétence pour adopter le par. 9(1) du Règlement. Premièrement, nous devons définir la portée de ce paragraphe. Deuxièmement, nous devons déterminer si la compétence de la Ville inclut le pouvoir d’adopter une telle disposition.

8 Nous concluons que le par. 9(1) du Règlement est valide. L’interprétation de cette disposition détermine notre analyse. Nos divergences de vue avec le juge Binnie, dissident, expliquent le résultat différent auquel il parvient. Nous délimiterons d’abord la portée de la disposition contestée avant d’examiner les arguments fondés sur l’étendue du pouvoir de réglementation.

3.1.1 Portée du par. 9(1) du Règlement

9 Comme notre Cour l’a maintes fois répété : [traduction] « Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir aussi Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26). Cela signifie que, comme on le reconnaît dans Rizzo & Rizzo Shoes, « l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi » (par. 21).

10 Des mots en apparence clairs et exempts d’ambiguïté peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte. La possibilité que le contexte révèle une telle ambiguïté latente découle logiquement de la méthode moderne d’interprétation. Qu’il s’agisse d’un règlement municipal plutôt que d’une loi ne modifie pas l’approche imposée par les règles modernes d’interprétation : P.-A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 31.

11 Le juge Binnie conclut à l’illégalité de la disposition en raison de sa portée trop large. Nous ne partageons pas son opinion sur la question de la portée du Règlement. Malgré son énoncé des principes d’interprétation reconnus, le juge Binnie fonde son analyse sur la prémisse que le par. 9(1) du Règlement est clair et exempt d’ambiguïté.

12 À notre avis, malgré sa clarté apparente, le paragraphe souffre d’ambiguïté. La règle directrice qui guide l’interprétation d’une loi est la recherche de l’intention du législateur. Pour la trouver il ne suffit pas de regarder le texte de la loi. Il faut aussi considérer son contexte.

13 Bien qu’il affirme appliquer la méthode moderne d’interprétation des dispositions législatives, le juge Binnie s’en remet en fait à l’interprétation littérale à laquelle l’avocat de la Ville a adhéré lorsqu’il a été interrogé à l’audience. À notre avis, la Cour ne doit pas se limiter à la plaidoirie de l’avocat de l’appelante. Des règlements de ce type sont en vigueur partout au Canada. Plusieurs ont déjà fait l’objet d’un examen judiciaire par des cours d’appel sous des angles qui rejoignent à plusieurs égards les arguments soulevés en l’espèce : Cheema c. Ross (1991), 82 D.L.R. (4th) 213 (C.A.C.‑B.); R. c. Luciano (1986), 34 M.P.L.R. 233 (C.A. Ont.); R. c. Hadden, [1983] 3 W.W.R. 661 (B.R. Sask.), conf. par [1984] 1 W.W.R. 384 (C.A. Sask.).

14 En l’espèce, il s’agit, non de faire une interprétation atténuée, mais plutôt de déterminer si, selon une interprétation juste du par. 9(1), cette disposition se limite à interdire les bruits qui interfèrent avec la jouissance paisible de l’environnement urbain. À notre avis, la prise en compte du libellé de la disposition ainsi que de son objectif et de son contexte, comme l’exigent les principes établis d’interprétation des lois, résout l’ambiguïté et permet de cerner la portée de la disposition. Les bruits doux et inoffensifs ne sont pas interdits comme le soutient le juge Binnie.

3.1.1.1 Le texte du par. 9(1) du Règlement

15 Tout acte de communication suppose deux éléments distincts indissociables : le texte et le contexte (Côté, p. 355). Certains domaines de l’activité gouvernementale sont plus propices à des textes précis, d’autres à des textes généraux. L’utilisation d’expressions générales en matière environnementale a été approuvée par la Cour dans Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, et R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213. Le sujet se prête mal à un langage précis. Dans l’exercice d’interprétation, plus le texte choisi par le législateur sera général, plus le contexte sera important. L’exercice d’interprétation contextuelle comporte ses limites. Le tribunal n’endosse son rôle d’interprète que lorsque les deux éléments de la communication convergent vers une même direction : le texte s’y prête et l’intention du législateur se dégage clairement du contexte.

16 Le texte du par. 9(1) révèle des ambiguïtés. Les mots utilisés sont très généraux. Qu’est‑ce exactement qu’un « bruit »? Est‑ce un son susceptible de déranger la paix publique? Ou est‑ce tout son qu’on puisse imaginer? Que veux dire « s’entend à l’extérieur »? Un lien avec un bâtiment est-il nécessaire? Ou est‑ce qu’un téléphone cellulaire constituerait un appareil sonore? Les termes généraux utilisés par le législateur permettent des interprétations diverses. Cette ambiguïté ne peut être résolue que par une étude contextuelle du par. 9(1).

3.1.1.2 Le contexte du par. 9(1) du Règlement

17 Ayant identifié les ambiguïtés qui se dégagent du texte du par. 9(1), il nous faut donc considérer son contexte. Le contexte d’une loi comprend plusieurs éléments. L’historique d’une disposition et la recherche de l’objectif de la réglementation permettent de cerner le contexte global dans lequel la disposition est adoptée. L’analyse du Règlement lui-même permet de cerner le contexte immédiat du par. 9(1). Cet examen permet de déterminer si la Ville a le pouvoir d’adopter la disposition contestée. Nous aborderons donc chacun de ces indices contextuels : l’historique, l’objectif, et le Règlement lui-même.

18 Nous commençons notre analyse contextuelle avec l’historique de la réglementation. Le bruit touche les citadins dans leur quotidien et les municipalités s’y sont très tôt intéressées. L’assujettissement du bruit à la compétence sur les nuisances est depuis longtemps reconnu : D. Langlois, « Le bruit et la fureur : les réglementations municipale et provinciale en matière de bruit », dans Développements récents en droit municipal (1992), 163. La réglementation du bruit est même qualifiée de champ de prédilection du contrôle municipal des nuisances : L. Giroux, « Retour sur les compétences municipales en matière de nuisance », dans Développements récents en droit de l’environnement (1999), 299, p. 303.

19 La Ville a été habilitée à réglementer les nuisances dès l’époque pré-confédérative. Elle pouvait alors adopter des règlements « [p]our le bon ordre, la paix, le bien-être [. . .] et pour la prévention et la suppression de toutes nuisances » (Acte pour amender et consolider les dispositions de l’ordonnance pour incorporer la cité et ville de Montréal, S. Prov. C. 1851, 14 & 15 Vict., ch. 128, art. LVIII). Les bruits ont ainsi été réglementés spécifiquement en référence à la protection de la paix publique et au bon ordre (« Personne [. . .] de propos délibéré [. . .] ne se servira lui-même d’aucune cloche, cor ou trompette ou autre instrument résonnant », Règlement pour pourvoir au maintien de la Paix Publique et du bon ordre (dans Charte et Règlements de la Cité de Montréal (1865), ch. 23), sec. 3). En 1899, en plus de son pouvoir général d’assurer la paix et l’ordre (Loi révisant et refondant la charte de la cité de Montréal, S.Q. 1899, ch. 58, art. 299, al. 1, et art. 299, al. 2(7)) et de celui de prohiber les nuisances (art. 299, al. 2(12)), la Ville a été dotée du pouvoir de définir ce qu’est une nuisance (art. 300(50)).

20 Le premier règlement englobant toutes les dispositions sur le bruit est adopté en 1937 : Règlement concernant le bruit et abrogeant, en tout ou en partie, certains règlements (Règlement no 1448, 18 août 1937). L’article 5 du Règlement no 1448 prohibe les sons produits par un appareil sonore et projetés à l’extérieur d’un édifice, vers les rues ou places publiques. En raison de l’époque à laquelle cette disposition est adoptée et du fait qu’il s’agit de sons projetés d’un édifice vers un espace public, il est permis de conclure que les appareils alors visés sont ceux qui sont rattachés à l’édifice. Le but recherché paraît de toute évidence être de prohiber les sons produits par un appareil situé à l’intérieur d’un édifice, à un volume tel qu’un tribunal puisse conclure que l’exploitant de l’édifice cherchait à les faire entendre par les occupants des espaces publics. La prohibition vise à préserver le caractère paisible des espaces publics.

21 L’article 5 du Règlement no 1448 est clairement à l’origine de l’art. 15.1.1 du Règlement sur le bruit de 1976 (Règlement no 4996, 21 juin 1976) qui prohibe le bruit provenant d’un appareil sonore qui diffuse à l’extérieur des bâtiments. Rédigée plus sobrement, la disposition cible les appareils qui projettent des sons à l’extérieur des édifices. L’article 15.1.1 du Règlement no 4996 est à la source de l’art. 9 du Règlement ici contesté.

22 Ce rapide survol de l’historique de la réglementation permet de constater que la Ville réglemente les bruits depuis plus de cent ans. La formulation de la disposition a été modifiée au cours des ans, mais les dispositions adoptées depuis 1937 visent l’élimination des sons qui émanent d’un appareil sonore, qui proviennent d’un édifice ou de l’extérieur d’un édifice, à un volume tel qu’ils puissent être entendus et donc interférer avec la jouissance paisible des espaces communs par les citoyens. Le but qui sous-tend tous ces règlements est de préserver le caractère paisible des espaces publics.

23 Ayant considéré le contexte historique du par. 9(1) du Règlement, nous nous tournons maintenant vers son objectif. L’identification de l’objectif de la réglementation est utile pour circonscrire le sens d’un mot ou d’une expression. La Cour y a eu fréquemment recours pour étendre ou restreindre la portée apparente ou littérale d’une disposition : McBratney c. McBratney (1919), 59 R.C.S. 550; Canadian Fishing Co. c. Smith, [1962] R.C.S. 294; Sidmay Ltd. c. Wehttam Investments Ltd., [1968] R.C.S. 828; Berardinelli c. Ontario Housing Corp., [1979] 1 R.C.S. 275; Rizzo & Rizzo Shoes. C’est d’ailleurs à cet exercice qu’a eu recours la Cour d’appel du Québec dans Demers c. Saint-Laurent (Ville de), [1997] R.J.Q. 1892, lorsqu’elle a déterminé que « la “nuisance” à laquelle réfère l’art. 76 de la [Loi sur la qualité de l’environnement, L.R.Q., ch. Q-2] se limite aux nuisances qui sont de nature à porter atteinte à la vie, à la santé, la sécurité ou le bien-être de la communauté » (p. 1895).

24 Cette approche rejoint le raisonnement sous-jacent à l’analyse des mots et expressions comportant une ambiguïté latente. Le mot « bruit » est un de ces mots. Le bruit est défini en français comme un « [e]nsemble des sons produits par des vibrations, perceptibles par l’ouïe » (Nouveau Larousse Encyclopédique (2001), vol. 1, p. 233). Ce mot a une portée très vaste. Les dictionnaires anglais attribuent aussi un sens large à son équivalent « noise », tout en mentionnant qu’il est souvent, mais pas toujours, utilisé pour désigner un son désagréable. Le bruit en lui-même n’est donc pas nécessairement une nuisance, et pourtant il est incontestable qu’il peut constituer une nuisance.

25 Les termes généraux employés au par. 9(1), soit les termes « bruit » et « qui s’entend de l’extérieur », ont une « texture ouverte » (Côté, p. 353) et sont modulés tant par l’objectif législatif qui les sous-tend que par l’environnement légal dans lequel ils se trouvent. Cet environnement légal comprend « toutes les idées liées au texte que le législateur peut présumer suffisamment connues des justiciables pour se dispenser d’avoir à les exprimer » (Côté, p. 356).

26 Aucune municipalité n’a intérêt à limiter les citoyens dans des activités qui n’interfèrent en rien avec la jouissance paisible de leurs concitoyens. L’objectif de la municipalité ne peut être que la protection contre la pollution sonore. Cet objectif permet de donner un contenu aux termes généraux de la disposition et d’expliciter l’élément implicite de la communication légale. En l’espèce, le recours à l’objectif législatif dicte d’exclure de la portée du par. 9(1) du Règlement les sons qui ne constituent que le résultat de l’activité humaine paisible et respectueuse de la communauté municipale. Cette interprétation est aussi celle dictée par notre analyse historique de la disposition.

27 Ayant à l’esprit l’objectif législatif, il importe maintenant d’examiner le Règlement lui-même. Le contexte immédiat de la disposition contestée, soit les autres dispositions du Règlement, est tout aussi important que le contexte global. À ce sujet, il est pertinent de noter que la Loi d’interprétation du Québec, L.R.Q., ch. I-16, consacre la règle de l’interprétation contextuelle et en précise la mécanique :

41.1 Les dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble et qui lui donne effet.

Le contexte immédiat permet donc aussi de préciser la portée ou le sens d’un mot, d’une expression ou d’une disposition.

28 Dans l’art. 9 ici contesté, les deux mots ou expressions qui portent à interprétation, « bruit » et « lorsqu’il s’entend à l’extérieur », sont encadrés par leur contexte qui permet d’en cerner le sens.

29 Le bruit visé à l’art. 9 est déjà qualifié comme celui qui (1) provient d’un appareil sonore, (2) situé à l’intérieur d’un bâtiment ou installé ou utilisé à l’extérieur du bâtiment, et qui (3) est audible de l’extérieur. Ces trois caractéristiques sont cumulatives.

30 La disposition contestée couvre-t-elle tous les bruits provenant d’un appareil sonore qui sont entendus à l’extérieur? Non, évidemment, puisque cela ne couvre pas les trois caractéristiques. L’exemple donné par le juge Binnie du bruit d’un cellulaire est donc exclu de la portée du par. 9(1) puisqu’il fait abstraction du lien essentiel avec un bâtiment, donc du texte même sur lequel il prétend s’appuyer. Une interprétation qui ne tient pas compte de ce lien aurait pour effet de rendre les termes « qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur » inutiles, contrairement au principe interprétatif de l’effet utile (Côté, p. 350; art. 41.1 de la Loi d’interprétation). Si le législateur a pris la peine de spécifier l’emplacement de l’appareil sonore par rapport au bâtiment au par. 9(1) du Règlement, c’est qu’il n’avait pas l’intention de prohiber tous les bruits produits par des appareils sonores sans égard à ce lien.

31 D’autres dispositions du Règlement aident aussi à cerner l’intention du législateur. Le Règlement (reproduit en annexe) comporte plusieurs définitions qui permettent d’identifier différents types de bruits. Ainsi, un « bruit comportant des sons purs audibles » est défini comme « un bruit perturbateur dont l’énergie acoustique est concentrée autour de certaines fréquences ». La notion de « bruit perturbateur » est d’ailleurs présente dans la majorité des définitions des différents bruits. Ce renvoi explicite à la notion de perturbation est cohérent avec l’objectif identifié plus tôt. L’expression « bruit perturbateur » est elle-même définie comme « un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance et considéré comme source aux fins d’analyse, et comprend un bruit défini comme tel au présent article ». Le « bruit d’ambiance » est la norme à laquelle le bruit perturbateur peut être mesuré. Le « bruit d’ambiance » est « un ensemble de bruits habituels de diverses provenances, y compris des bruits d’origine extérieure, à caractère plus ou moins régulier et repérables dans un temps déterminé en dehors de tout bruit perturbateur ». La première caractéristique du bruit perturbateur est donc de se distinguer du bruit d’ambiance. Le bruit qui perturbe rejoint le bruit qui interfère avec l’utilisation paisible de l’espace urbain et se distingue du bruit pris dans un sens littéral.

32 Cette notion de bruit perturbateur est reprise dans les dispositions particulières au bruit dans les lieux habités, section qui inclut les art. 9 et 11. Bien que l’expression ne soit pas mentionnée de façon expresse à l’art. 9, elle en fait néanmoins partie intégrante. En effet, on remarque que tous les bruits ciblés à l’art. 9 comportent une interférence auditive. Ce sont des bruits perturbateurs au sens du Règlement sans qu’il soit nécessaire d’ajouter cette précision (par. 2, sirène; par. 3, percussion; par. 4, cris; etc.). Il serait contraire aux principes interprétatifs de faire abstraction de cet élément contextuel indéniable en interprétant le par. 9(1) de façon abstraite.

33 Il s’ensuit qu’appliquer le par. 9(1) à tous les bruits provenant d’appareils sonores, même s’ils n’ont pas pour effet de causer une interférence avec l’environnement urbain, est incompatible avec le contexte immédiat de la disposition. Tous les bruits ciblés par l’interdiction de l’art. 9 ont un effet perturbateur sur l’environnement urbain selon la définition qui en est donnée au Règlement. Tous ces bruits sont repérables distinctement du bruit d’ambiance. Si le bruit produit par un appareil sonore situé à l’intérieur ou à l’extérieur d’un bâtiment peut être entendu de l’extérieur, c’est qu’il se distingue du bruit d’ambiance. Seule une interprétation qui tient compte du contexte peut être retenue. Si la notion de perturbation n’est pas expressément mentionnée à l’art. 9, c’est qu’en raison des bruits ciblés, il n’a pas été jugé utile de la reprendre explicitement à chaque paragraphe.

34 L’analyse historique et téléologique a permis de déterminer que le but recherché par le législateur est le contrôle des bruits qui constituent une interférence avec la jouissance paisible de l’environnement urbain. Le contexte immédiat de l’art. 9 permet de faire ressortir que la notion de bruit qui nuit à la jouissance de l’environnement est implicite à l’art. 9 et que les activités qui y sont prohibées sont celles qui produisent un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance. Cette détermination de la portée du Règlement ne constitue pas, comme le prétend le juge Binnie, une modification judiciaire contraire au sens littéral de cette disposition, mais résulte plutôt d’une interprétation juste qui permet d’en résoudre l’ambiguïté selon la méthode d’interprétation moderne.

35 Même si l’art. 11 est mentionné aux actes de procédure, les parties n’en traitent pas spécifiquement. Sa portée est essentiellement liée à celle de l’art. 9 et il n’y a pas lieu d’en discuter de façon distincte. Reste à déterminer si la Ville avait le pouvoir d’adopter le Règlement.

3.1.2 Le pouvoir de la Ville d’adopter le par. 9(1) du Règlement

36 Il n’est pas contesté que la Ville a le pouvoir de définir et de prohiber les nuisances. En adoptant le par. 9(1) du Règlement, la Ville visait des bruits qui constituent une nuisance. Ainsi, nous concluons que la Ville avait le pouvoir d’adopter le par. 9(1) du Règlement.

37 L’intimée, se basant sur une interprétation littérale de cette disposition, a plaidé avec succès en Cour d’appel que la Ville n’a pas le pouvoir de l’adopter. Le juge Fish s’est dit d’avis que la Ville ne pouvait « prétendre que tout bruit amplifié entendu à l’extérieur, quelle qu’en soit la nature ou le volume, sans égard à l’heure, à l’endroit ou à la présence d’auditeurs, est en soi une nuisance » (par. 41). Selon lui, puisque la Ville « n’a pas le pouvoir de définir et de prohiber des nuisances qui n’en sont pas, dans le cas du bruit, donc, elle n’est habilitée à le prohiber que si elle circonscrit raisonnablement les cas où le bruit constituera effectivement une nuisance » (par. 49).

38 À notre avis, cette façon d’aborder la question omet de prendre en considération les règles d’interprétation législative qui dictent une interprétation contextuelle. Elle est limitée à une analyse littérale du Règlement. Elle escamote aussi la distinction entre l’existence du pouvoir de réglementation et son exercice et elle fait défaut d’accorder à la Ville la déférence qui lui est due dans l’exercice de ses pouvoirs.

3.1.2.1 Distinction entre existence et exercice du pouvoir

39 L’énoncé de principe de la Cour d’appel suivant lequel la Ville « n’a pas le pouvoir de définir et de prohiber des nuisances qui n’en sont pas » (par. 41) constitue, en réalité, une élision. La première étape de l’analyse par le tribunal saisi d’un argument fondé sur cet énoncé consiste à déterminer si la municipalité est dotée du pouvoir de définir une nuisance. Si un tel pouvoir existe, le tribunal doit vérifier s’il a été exercé conformément aux pouvoirs délégués.

40 En l’espèce, comme l’art. 517 et le par. 520(72) de la Charte de la Ville (cités en annexe) confèrent clairement à la Ville le pouvoir de réglementer et de définir les nuisances, l’examen qui s’impose doit porter non sur l’existence du pouvoir de réglementation mais sur son exercice.

3.1.2.2 Contrôle de l’exercice du pouvoir de réglementation

41 Les règles régissant l’exercice du pouvoir de réglementation sont bien connues (Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91 (Div. Ct.); Hamilton (City of) c. Hamilton Distillery Co. (1907), 38 R.C.S. 239; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231). Une grande déférence marque l’intervention des tribunaux dans ce domaine. Seul un exercice de mauvaise foi, ou à des fins illégitimes ou déraisonnables, justifiera la révision judiciaire (Kruse; Montreal (City of) c. Beauvais (1909), 42 R.C.S. 211; Associated Provincial Picture Houses, Ltd. c. Wednesbury Corp., [1947] 2 All E.R. 680 (C.A.); Juneau c. Québec (Ville de), [1991] R.J.Q. 2781 (C.A.); Produits Shell; Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368).

42 Le recours au pouvoir de définition est utile parce qu’il simplifie la tâche des intervenants qui doivent appliquer un règlement. Ainsi, lorsqu’une activité est définie comme une nuisance, le citoyen, l’officier municipal ou le juge, selon le cas, connaissent avec précision les obligations imposées par le règlement municipal. La norme est claire. Cela ne veut cependant pas dire que le pouvoir de définition est illimité. Une municipalité ne peut, par exemple, utiliser son pouvoir de définir une nuisance au lieu d’exercer son pouvoir de zoner et ainsi prohiber de façon détournée une activité par ailleurs autorisée (Saint-Michel-Archange (Municipalité de) c. 2419-6388 Québec Inc., [1992] R.J.Q. 875 (C.A.), p. 881). Elle ne peut non plus, dans l’exercice de son pouvoir de réglementer les nuisances, décréter des normes déraisonnables (Laval (Ville) c. Prince, [1996] A.Q. no 58 (QL) (C.A.)).

43 La volonté de la Ville de se prévaloir du pouvoir de définir, prohiber et supprimer les nuisances, que lui confère le par. 520(72) de sa charte, ressort de la formulation de l’art. 2 du Règlement. Le Règlement s’appuie explicitement sur la disposition permettant de définir les nuisances en utilisant l’expression « constitue une nuisance » :

2. Le bruit dont le niveau de pression acoustique est supérieur au maximum fixé par ordonnance ou celui qui est spécifiquement prohibé par le présent règlement constitue une nuisance et est interdit comme étant contraire à la paix et à l’ordre publics.

44 L’objet de l’art. 2 du Règlement est de définir certains types de bruits comme une nuisance et de les prohiber. Cet article renvoie à des bruits spécifiquement prohibés et le bruit décrit dans la disposition contestée en fait partie. Le texte utilisé dans le Règlement se prête à l’analyse contextuelle pour déterminer quels types de bruits sont susceptibles d’être prohibés par le par. 9(1).

45 Pour contrôler le bruit, la Ville a choisi de cibler certains types de sons qui sont plus susceptibles de ressortir de l’ensemble des autres bruits ambiants. Cibler les bruits s’inscrit naturellement dans le pouvoir délégué à la Ville de réglementer et de définir les nuisances. Plusieurs caractéristiques sont ainsi utilisées pour identifier certains bruits : niveau de pression acoustique supérieur à la norme fixée par ordonnance (art. 8 du Règlement); utilisation inutile d’une sirène dans un véhicule automobile (par. 6(3) du Règlement); etc. C’est dans cette veine que la Ville a prohibé le bruit audible de l’extérieur d’un bâtiment et produit au moyen d’un appareil sonore.

46 La prohibition n’est pas absolue. Malgré une portée en apparence large, comme nous l’avons vu à l’occasion de l’analyse contextuelle du par. 9(1), cette disposition ne doit pas être interprétée de façon littérale. Elle ne couvre que les sons qui ressortent du bruit d’ambiance. L’article 20 du Règlement permet aussi au comité exécutif d’autoriser, par ordonnance, l’émission des sons en question en certaines circonstances ou occasions spéciales. De nombreuses autorisations sont ainsi accordées.

47 Comme le souligne Giroux à la p. 316, la frontière entre la protection de la tranquillité publique et la volonté d’assurer le conformisme est parfois mince. Tenant compte de cette tension, les tribunaux doivent conserver à l’esprit que la responsabilité de contrôler le bruit demeure celle des municipalités et ne doivent pas se substituer aux conseils municipaux pour imposer leurs vues (Sablières Laurentiennes Ltée c. Ste-Adèle (Ville de), [1989] R.L. 486 (C.A. Qué.)). L’examen de la réglementation municipale adoptée dans le cadre des compétences de la Ville fait appel à un degré élevé de déférence de la part du tribunal. Les conseils municipaux sont composés de représentants élus qui sont responsables devant leurs commettants et les tribunaux reconnaissent la large discrétion des municipalités dans l’exercice de leurs pouvoirs réglementaires.

48 La tolérance au bruit varie d’un individu à un autre. Le recours à une norme objective, qu’il s’agisse du niveau de pression acoustique ou de l’identification de la source du bruit, facilite l’application du Règlement. À moins que la norme ou le médium ciblé ne révèle un exercice déraisonnable, le tribunal doit faire preuve de déférence. Restreindre l’intensité de certains bruits spécifiques ou les éliminer permet d’atteindre la même fin, soit celle de maintenir un niveau acceptable aux oreilles des élus municipaux. Le choix des moyens demeure celui de la Ville. Le choix fait par la Ville de supprimer, sauf permission spéciale, les sons émanant d’un appareil sonore, qu’il soit situé à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’il soit installé ou utilisé à l’extérieur, et audibles à l’extérieur n’excède pas son pouvoir de réglementation et ne constitue nullement un exercice déraisonnable ou irrégulier de ce pouvoir.

49 La Ville a aussi plaidé que le Règlement pouvait prendre appui sur son pouvoir d’assurer la paix et l’ordre publics. Compte tenu de notre conclusion, il n’est pas nécessaire de recourir à cette disposition pour conclure à la validité du Règlement. Quelques remarques s’imposent cependant.

50 Il est acquis qu’un règlement municipal peut comporter plusieurs aspects et poursuivre plusieurs finalités. Conséquemment, un règlement peut relever de plus d’une disposition habilitante (Arcade Amusements, p. 382). Il est également possible qu’une même disposition habilitante, notamment une disposition générale comme celle édictée à l’art. 516 de la Charte de la Ville, puisse permettre des dispositions à finalités diverses.

51 Cela dit, pour reprendre les propos de la Cour dans l’arrêt R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674, p. 693, le pouvoir général de la municipalité d’adopter des règlements pour assurer la paix, l’ordre et le bien-être des citoyens est assujetti à plusieurs limites. Notamment, lorsque des pouvoirs spécifiques sont prévus, le pouvoir général ne devrait pas être utilisé pour étendre la portée précise des dispositions particulières. Dans Greenbaum, la Cour adopte (p. 693) les propos du juge Middleton de la Cour d’appel de l’Ontario dans Morrison c. Kingston (1937), 69 C.C.C. 251. Celui-ci décrit, à la p. 255, les limites aux pouvoirs de réglementation d’une municipalité qui sont exprimées en termes généraux :

[traduction] La première limite et la plus évidente découle des limites imposées au pouvoir de la province elle‑même par l’A.A.N.B. La province n’a pas elle‑même un pouvoir législatif universel et les municipalités, qui lui doivent leur existence, ne peuvent détenir un pouvoir plus étendu. La deuxième limite qui, à plusieurs fins, est d’importance pratique égale, réside dans le fait que, lorsque la législature provinciale a elle‑même décidé de traiter une certaine question dans l’intérêt de ses habitants, tous les textes législatifs adoptés par la municipalité doivent être assujettis à la mesure législative provinciale. La troisième limite réside, à mon avis, dans les dispositions explicites de la Loi sur les municipalités. Très peu de questions relevant de la compétence du gouvernement local sont assujetties aux dispositions générales de l’art. 259 [maintenant l’art. 130]. Presque toutes les questions imaginables pouvant être réglementées par le conseil municipal sont énumérées expressément dans les dispositions détaillées de la Loi et, dans certains cas, des limites précises sont imposées aux pouvoirs du conseil municipal. Ces pouvoirs explicites sont, je crois, soustraits de ceux qui sont compris dans le pouvoir général que confère l’art. 259. [Nous soulignons.]

52 Les propos tenus par la Cour dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40, par. 22, appuient également ce principe. Dans cette affaire, la Cour a reconnu la validité d’une disposition réglementant l’utilisation des pesticides en se fondant sur l’octroi d’un pouvoir général. La majorité, sous la plume de la juge L’Heureux‑Dubé, a toutefois énoncé que, quoiqu’ils puissent suppléer à l’absence de l’octroi d’un pouvoir spécifique (par. 21), de tels pouvoirs généraux ne « confèrent pas un pouvoir illimité » (par. 20). La Cour reconnaissait ainsi que le but de telles dispositions est de « permett[re] aux municipalités de relever rapidement les nouveaux défis auxquels font face les collectivités locales sans qu’il soit nécessaire de modifier la loi provinciale habilitante » (par. 19). Il paraît évident que le recours au pouvoir général n’est pas nécessaire s’il existe un pouvoir spécifique.

53 Or, en l’espèce, la Charte de la Ville comporte deux dispositions spécifiques, l’une portant sur les nuisances et l’autre sur l’ordre, la paix et la sécurité publics, en plus de l’habilitation générale résiduelle.

54 La Ville peut donc fonder le Règlement sur son pouvoir de définir et de réglementer les nuisances prévu aux par. 517l) et 520(72) de la Charte de la Ville. Le pouvoir général d’assurer la paix, l’ordre, le bon gouvernement et le bien-être des citoyens, prévu à l’art. 516, ne peut justifier l’exercice de son pouvoir réglementaire parce qu’une disposition spécifique est prévue.

55 Après avoir conclu que le par. 9(1) et l’art. 11 du Règlement relèvent du pouvoir délégué de la Ville, nous devons examiner la deuxième question : ces dispositions contreviennent-elles à la Charte canadienne? Nous devons d’abord décider si les dispositions du Règlement adopté par la Ville vont à l’encontre de l’al. 2b) de la Charte canadienne. Dans l’affirmative, nous devons ensuite nous demander si cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne.

3.2 Le paragraphe 9(1) du Règlement contrevient‑il à l’al. 2b) de la Charte canadienne?

56 L’interdiction par la Ville du bruit amplifié qui s’entend à l’extérieur va‑t‑elle à l’encontre de l’al. 2b) de la Charte canadienne? Selon l’approche analytique définie dans les arrêts antérieurs, la réponse à cette question dépend de la réponse donnée à trois autres questions. Premièrement, le bruit a‑t‑il le contenu expressif nécessaire pour entrer dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b)? Deuxièmement, dans l’affirmative, le lieu ou le mode d’expression ont-ils pour effet d’écarter cette protection? Troisièmement, si l’activité expressive est protégée par l’al. 2b), le Règlement, de par son objet ou son effet, porte‑il atteinte au droit protégé? Voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.

57 Les deux premières questions sont rattachées à celle de savoir si l’activité expressive entre dans le champ de protection de l’al. 2b). Elles s’appuient sur la distinction établie dans Irwin Toy entre le contenu (qui est toujours protégé) et la « forme » (qui ne l’est pas nécessairement toujours). Bien que cette distinction puisse parfois être floue (voir p. ex. Irwin Toy, p. 968; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 748), elle est utile dans des situations comme celle qui nous occupe, où le mode et le lieu sont au centre de la question de savoir si l’activité expressive interdite est protégée par la garantie de liberté d’expression.

3.2.1 Le contenu expressif

58 Il s’agit en premier lieu de savoir si les sons émis par le haut-parleur, reproduisant ce qui se passait à l’intérieur du bar, avaient un contenu expressif. Une réponse affirmative s’impose. Le haut-parleur transmettait un message dans la rue au sujet du spectacle présenté à l’intérieur du bar. Le fait que, de l’avis de certains, ce message ait été sans grande valeur ou même offensant, ne le prive pas de la protection de l’al. 2b). Une activité expressive n’est pas exclue du champ d’application de cette garantie en raison du message particulier transmis. Sous réserve des objections fondées sur le mode ou le lieu, dont il sera question plus loin, toute activité expressive est présumée protégée par l’al. 2b) : voir Irwin Toy, p. 969; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 729.

59 Il est évident que le bruit émis dans la rue au moyen de haut‑parleurs à partir d’un édifice peut avoir un contenu expressif, et c’était le cas en l’espèce. Par conséquent, la situation qui nous est soumise satisfait au premier élément du critère formulé dans Irwin Toy et la preuve prima facie de l’application de la garantie prévue par l’al. 2b) est établie.

3.2.2 Exclusion de l’activité expressive

60 L’activité expressive peut néanmoins être exclue du champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b) en raison de la façon dont elle s’exerce ou du lieu où elle se déroule. Bien que tout contenu expressif mérite d’être protégé (voir Irwin Toy, p. 969), ce n’est pas toujours le cas du lieu ou du mode d’expression. Ainsi, la Cour a conclu que la violence comme forme d’expression n’est pas protégée par la Charte canadienne : Irwin Toy, p. 969-970. La violence n’est pas exclue en raison du message qu’elle transmet (si haineux puisse-t-il être), mais parce que le mode de transmission de ce message est en dissonance avec la protection offerte par la Charte canadienne.

61 Dans le présent pourvoi, il faut déterminer si, en raison du lieu où elle se déroule, l’activité expressive en cause doit être exclue de la portée de l’al. 2b) : voir Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, le juge en chef Lamer. Une propriété peut être privée ou publique. Les propriétés publiques appartiennent à une administration publique. En l’espèce, bien que le haut-parleur ait été placé sur la propriété privée de l’intimée, le son était émis dans la rue, un endroit public appartenant à une administration publique. L’un des aspects de la liberté d’expression est le droit de s’exprimer dans certains endroits publics. Ainsi, la place et la tribune publiques sont devenues, par tradition, des lieux où l’expression est protégée. Il s’agit en l’espèce de savoir si l’al. 2b) de la Charte canadienne protège non seulement l’activité à laquelle se sont livrés les appelants, mais également leur droit de s’y livrer là où ils s’y sont livrés, c’est-à-dire sur une voie publique.

62 La protection de l’al. 2b) ne s’étend pas à tous les lieux. Une propriété privée, par exemple, n’entre pas dans le champ d’application de l’al. 2b), à moins que l’État n’y impose une limite à l’expression, car seul un acte de l’État peut enclencher l’application de la Charte canadienne. Une propriété publique peut, cependant, être plus problématique puisque, par définition, elle est liée à l’État. Deux arguments contradictoires, l’un et l’autre puissants, s’opposent lorsque l’expression sur une propriété publique est en cause.

63 L’argument favorable à l’application de la protection de l’al. 2b) à l’intérieur de toute propriété publique est axé sur l’identité du propriétaire. Cet argument accorde une importance fondamentale à la distinction entre les endroits appartenant à l’État et les autres endroits. À titre de propriétaire, l’État exerce un contrôle sur ses propriétés. Il s’ensuit que les limites à l’utilisation d’une propriété publique à des fins d’expression sont des « actes de l’État ». Par conséquent, soutient‑on, l’État restreint la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne et doit justifier cette atteinte au sens de l’article premier.

64 L’argument défavorable à l’application de la protection de l’al. 2b) à l’intérieur d’au moins certaines propriétés appartenant à l’État est, à l’opposé, axé sur la distinction entre l’usage public et l’usage privé de la propriété. Indépendamment du fait que l’État soit propriétaire d’un endroit et, de ce fait, le contrôle, de nombreuses propriétés de l’État sont essentiellement privées quant à leur usage. Certains espaces situés dans des propriétés appartenant à l’État sont maintenant reconnus comme des endroits publics où la population a le droit de s’exprimer. Mais d’autres endroits, comme des bureaux privés et différents endroits affectés aux affaires de l’État, n’ont jamais été considérés comme des lieux ouverts à l’expression publique. Toujours selon cet argument, il est impossible que les rédacteurs de la Charte canadienne aient eu l’intention de conférer un droit prima facie à la liberté d’expression dans ces endroits essentiellement privés et d’imposer à l’État le fardeau de justifier l’exclusion de l’expression publique dans des endroits d’où celle‑ci est depuis toujours et incontestablement exclue et qui ne pourraient remplir efficacement leur fonction s’ils étaient ouverts au public.

65 Dans Comité pour la République du Canada, six des sept juges ont adopté cette deuxième façon d’aborder la question, bien qu’ils aient retenu des critères différents pour déterminer si la propriété publique en cause était de nature publique ou privée. Le juge en chef Lamer, avec l’appui des juges Sopinka et Cory, a préconisé l’application d’un critère fondé sur la question de savoir si la fonction principale du lieu était compatible avec la liberté d’expression. La juge McLachlin, avec l’appui des juges La Forest et Gonthier, a proposé un critère fondé sur la question de savoir si l’expression dans le lieu en cause favorisait les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression que garantit l’al. 2b). La juge L’Heureux-Dubé a quant à elle opté pour la première solution et est passée directement à l’application de l’article premier.

66 Dans le présent pourvoi, nous sommes convaincues que, comme dans l’affaire Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084, quel que soit le critère choisi parmi ceux proposés dans Comité pour la République du Canada, l’émission de bruit sur une voie publique est protégée par l’al. 2b). Cette activité est expressive. La preuve n’établit pas que le mode d’expression et le lieu en cause — l’émission sur une voie publique de bruits amplifiés par un haut‑parleur installé sur un édifice — font obstacle à la fonction des rues de la municipalité ou ne favorisent pas les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression.

67 Ce mode d’expression n’est pas inconciliable avec la fonction principale d’une voie publique, selon le critère établi par le juge en chef Lamer. Les rues permettent de circuler et d’accéder aux édifices qui les bordent. Elles servent aussi de lieux de communication pour le public. Peu importe comment on définit la fonction des rues, la simple émission de bruit produit au moyen d’appareils sonores ne semble pas l’entraver. Si le matériel sonore était utilisé de façon à empêcher les gens d’utiliser la rue pour circuler ou pour communiquer, la réponse pourrait être différente : voir p. ex. MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson (1994), 89 C.C.C. (3d) 217 (C.A.C.‑B.). Or, ce n’est pas ce que la preuve démontre en l’espèce.

68 On peut également soutenir que le lieu et le mode d’expression favorisent les valeurs sous‑jacentes à la garantie de liberté d’expression, suivant l’approche préconisée par la juge McLachlin. Le bruit amplifié émis sur une voie publique au moyen d’appareils sonores à partir d’un édifice pourrait favoriser le débat démocratique, la recherche de la vérité et l’épanouissement personnel. Répétons que, si la preuve avait démontré que l’amplification de ces bruits gênait la circulation et la communication dans la rue, la situation pourrait être différente. L’argument selon lequel l’émission de bruit sur une voie publique ne favorisait pas, en l’espèce, les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression repose sur le contenu des sons diffusés et ne peut être pris en compte pour ce qui est de déterminer si ce lieu et ce mode d’expression sont contraires à l’al. 2b).

69 Enfin, selon l’analyse effectuée par la juge L’Heureux-Dubé dans Comité pour la République du Canada, le contenu expressif du bruit nous oblige à conclure qu’il bénéficie de la protection de l’al. 2b) et nous amène directement à l’analyse fondée sur l’article premier qui porte sur la justification.

70 En conséquence, dans le présent pourvoi, comme dans l’arrêt Ramsden, il n’est pas nécessaire de déterminer laquelle des différentes façons d’aborder la question de l’expression sur une propriété publique devrait être retenue. Cependant, puisqu’on nous demande de préciser le critère à appliquer, nous formulons les remarques suivantes.

71 Nous acceptons l’opinion majoritaire exprimée dans Comité pour la République du Canada selon laquelle le fait que l’endroit visé appartienne à l’État, sans plus, n’emporte pas automatiquement l’application de la protection offerte par l’al. 2b). Il faut donc pousser l’examen plus loin afin de déterminer s’il s’agit du type de propriété de l’État auquel s’applique cette protection.

72 L’activité expressive ne devrait être exclue du champ de protection de l’al. 2b) que si le lieu ou le mode d’expression en cause minent les valeurs sous‑jacentes à cette garantie. L’expression violente, exclue du champ de protection de l’al. 2b) à cause du mode d’expression choisi, offre une analogie utile. L’expression violente peut constituer un moyen d’expression politique et servir à favoriser l’épanouissement personnel de son auteur. Toutefois, elle n’est pas protégée par l’al. 2b) parce que la violence mine les valeurs que l’al. 2b) vise à protéger. La violence nuit au dialogue plutôt que de l’encourager. La violence nuit à l’épanouissement personnel de la victime plutôt que de le favoriser. Et la violence fait obstacle à la recherche de la vérité plutôt que de la faciliter. De même, pour déterminer quels sont les endroits publics qui échappent à la protection de l’al. 2b), nous devons nous demander si la liberté d’expression dans l’endroit visé mine les valeurs sous‑jacentes à l’al. 2b).

73 Nous proposons donc, pour l’application de l’al. 2b) aux propriétés publiques, le critère suivant, qui fournit un fondement rationnel à l’exclusion de la protection de l’al. 2b) en fonction du lieu et du mode d’expression et combine des éléments des critères formulés par le juge en chef Lamer et la juge McLachlin dans Comité pour la République du Canada. C’est au demandeur qu’il incombe de satisfaire à ce critère.

74 La question fondamentale quant à l’expression sur une propriété appartenant à l’État consiste à déterminer s’il s’agit d’un endroit public où l’on s’attendrait à ce que la liberté d’expression bénéficie d’une protection constitutionnelle parce que l’expression, dans ce lieu, ne va pas à l’encontre des objectifs que l’al. 2b) est censé favoriser, soit : (1) le débat démocratique; (2) la recherche de la vérité; et (3) l’épanouissement personnel. Pour trancher cette question, il faut examiner les facteurs suivants :

a) la fonction historique ou réelle de l’endroit;

b) les autres caractéristiques du lieu qui laissent croire que le fait de s’y exprimer minerait les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression.

75 La fonction historique d’un endroit destiné et servant au débat public est un indicateur de la conformité de l’expression à cet endroit avec les objectifs de l’al. 2b). Dans les endroits où il est de tradition que la liberté d’expression s’exerce, il est peu probable que protéger l’exercice de cette liberté mine les valeurs qui la sous-tendent. Partant, lorsque l’utilisation historique d’un endroit pour l’exercice de la liberté d’expression est établie, le lieu de l’activité expressive — en ce qui a trait au fait qu’elle se déroule sur une propriété publique — sera protégée.

76 La fonction réelle de l’endroit est elle aussi importante. S’agit-il en fait d’un endroit essentiellement privé, même s’il appartient à l’État, ou d’un endroit public? Sa fonction — l’activité qui s’y déroule — est‑elle compatible avec la libre expression publique? Ou s’agit‑il d’une activité qui commande un certain isolement et un accès limité? Le droit d’entrer librement dans ce lieu et d’y présenter son message, par des paroles ou par des actes, serait‑il compatible avec ce qui s’y fait? Ou les activités qui s’y déroulent s’en trouveraient‑elles entravées? De nombreuses fonctions de l’administration publique, des réunions du Cabinet au simple travail de bureau, nécessitent un certain isolement. Élargir le droit à la liberté d’expression à de tels lieux pourrait bien compromettre la démocratie et l’efficacité de la gouvernance.

77 Les fonctions historique et réelle servent aussi d’indicateurs des endroits où l’exercice de la liberté d’expression aurait pour effet de miner les valeurs sous‑jacentes à cette liberté. L’ultime question, cependant, sera toujours de savoir si la liberté d’expression à l’endroit en cause minerait les valeurs que cette garantie est censée promouvoir. La plupart des affaires seront tranchées sur le fondement de la fonction historique ou réelle. Cependant, nous ne pouvons écarter la possibilité que d’autres facteurs soient pertinents. Les changements sociaux et technologiques peuvent avoir une incidence sur les endroits où l’expression mérite d’être protégée eu égard aux valeurs qui sous‑tendent cette garantie. Le critère proposé tient compte de cette éventualité en permettant que d’autres facteurs que celui de la fonction historique ou réelle soient pris en considération au besoin.

78 Les indicateurs des fonctions historique et réelle permettront de solutionner aisément la plupart des cas. Toutefois, nous devons accepter qu’une certaine imprécision demeure inévitable quant à l’épineuse question de savoir si la liberté d’expression est protégée dans un lieu donné. Comme le signalent certains juristes, il est impossible de tracer avec précision une ligne de démarcation entre le public et le privé qui permettrait de solutionner à l’avance toutes les situations possibles : voir p. ex. R. Moon, The Constitutional Protection of Freedom of Expression (2000), p. 148 et suiv. Cela dit, les fonctions historique et réelle d’un endroit sont des éléments qu’il est possible d’établir par la preuve. Au fur et à mesure que les tribunaux détermineront quels genres d’endroits ont un caractère intrinsèquement public, on peut s’attendre à pouvoir cerner avec certitude un certain nombre de circonstances dans lesquelles l’expression dans un lieu public minera les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression.

79 On peut également se demander si le critère proposé écarte des activités expressives qui méritent d’être protégées ou s’il en retient au contraire certaines qui ne méritent manifestement pas de l’être. Notre jurisprudence exige une protection étendue à l’étape de l’al. 2b), étant entendu que l’État peut restreindre cette protection à condition que les limites imposées puissent se justifier au sens de l’article premier de la Charte canadienne. Le critère proposé incarne ce principe. Cependant, il prend aussi en considération le fait que certains endroits doivent demeurer hors du champ de protection de l’al. 2b). Les gens doivent savoir où ils peuvent ou non s’exprimer et les gouvernements ne doivent pas être tenus de justifier, conformément à l’article premier, chaque exclusion ou réglementation de l’expression. Comme en ont convenu six des sept juges de notre Cour dans Comité pour la République du Canada, ce critère doit comporter un mécanisme qui permette d’écarter d’emblée certains endroits. Autrement, l’incertitude l’emportera et les gouvernements seront constamment forcés de justifier des restrictions qui sont tout à fait appropriées d’un point de vue historique et logique. L’accès restreint à de nombreux lieux appartenant à l’État fait partie de notre histoire et de notre tradition constitutionnelle. La Charte canadienne n’était pas censée changer la situation du tout au tout.

80 On peut enfin se demander si le critère proposé est assez souple pour s’adapter aux changements à venir. L’évolution de la société modifiera inévitablement les tenants et aboutissants du débat concernant les endroits où s’applique la garantie de liberté d’expression. Certains affirment, par exemple, que la privatisation croissante des lieux utilisés à des fins publiques déplacera le débat vers le secteur privé. D’autres avancent que les nouveaux lieux d’échange du cyberespace feront surgir de nouvelles questions quant aux endroits où s’applique le droit à la liberté d’expression. Nous ne prétendons pas répondre aux problèmes à venir. Mais il nous semble qu’un critère axé sur les fonctions historique et réelle d’un lieu comme indicateurs de son appartenance au domaine public ou privé, adapté le cas échéant aux nouvelles situations et aux valeurs qui sous-tendent les garanties prévues à l’al. 2b), offrira la souplesse nécessaire pour régler les difficultés futures.

81 L’application de la méthode proposée à la présente espèce confirme la conclusion à laquelle nous sommes précédemment arrivés au moyen des trois critères établis dans Comité pour la République du Canada, soit que l’expression en cause entre dans le champ de protection de l’al. 2b) de la Charte canadienne. Son contenu, ainsi que nous l’avons déjà signalé, est expressif. Considérée sous l’angle du lieu, elle se situe dans le domaine public. Les rues sont manifestement des lieux de rencontre publics et non privés, où diverses formes d’expression sont acceptées depuis longtemps. Rien n’indique que, s’il était autorisé, ce mode d’expression menacerait les valeurs qui sous-tendent l’al. 2b).

3.2.3 L’atteinte

82 Cela nous amène à la troisième étape du critère formulé dans Irwin Toy. Ayant conclu que l’expression entre dans le champ de protection de l’al. 2b), nous devons nous demander si le Règlement, de par son objet ou son effet, porte atteinte à l’expression protégée.

83 En l’espèce, l’objet du Règlement est légitime. Il a toutefois pour effet de limiter l’expression. Lorsque l’effet d’une disposition est de limiter l’expression, la violation de l’al. 2b) sera établie, à la condition que le demandeur démontre que l’expression en cause favorise l’une des valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression : Irwin Toy, p. 976.

84 Les bruits amplifiés électroniquement en l’espèce incitaient les passants à participer à une activité de loisir, soit à assister à l’un des spectacles présentés au bar. De façon générale, la participation à des activités de loisir légales favorise des valeurs comme l’enrichissement et l’épanouissement personnels. La valeur controversée de certaines formes d’expression de l’épanouissement personnel, telle la danse exotique, ne dément pas cette affirmation générale : R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 489. Il s’ensuit que le Règlement a pour effet de limiter une expression qui favorise l’une des valeurs sous‑jacentes à l’al. 2b) de la Charte canadienne.

85 Nous concluons que l’interdiction par la Ville d’émettre un bruit amplifié restreint la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne.

3.3. Cette atteinte est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne?

86 Nous avons conclu que le Règlement restreint la liberté d’expression protégée par l’al. 2b). Reste à savoir si cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne.

87 L’article premier de la Charte canadienne dispose :

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

88 En vertu de l’article premier, il incombe à la Ville de démontrer que la restriction vise un but urgent et réel et qu’elle est proportionnée, en ce sens qu’elle a un lien rationnel avec l’objectif poursuivi, qu’elle porte une atteinte raisonnablement minimale au droit à la liberté d’expression et que son effet attentatoire est proportionnel à l’avantage recherché : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

89 Nous concluons que l’objectif de la restriction est urgent et réel. Le juge Boilard de la Cour supérieure a précisé que cet objectif était la répression de la pollution par le bruit (par. 15 et 17). La pollution par le bruit est un grave problème dans les centres urbains, et les villes comme Montréal peuvent prendre des mesures raisonnables et responsables pour tenter de l’enrayer.

90 Cela nous amène à la proportionnalité. La proportionnalité est liée au moyen choisi pour atteindre l’objectif poursuivi. En l’espèce, la Ville a choisi de s’attaquer à la pollution par le bruit de deux façons. Premièrement, elle a interdit le bruit dont l’intensité est supérieure au niveau prescrit : art. 8. Deuxièmement, elle a interdit certains bruits particuliers — à savoir le bruit audible à l’extérieur produit au moyen d’appareils sonores, que ceux-ci soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur : art. 9. Le bruit que cible l’art. 9 est interdit, peu importe qu’il touche ou non un lieu habité : art. 11. Il importe toutefois de souligner que l’art. 9 ne crée pas d’interdiction absolue. Contrairement au règlement en cause dans l’affaire Ramsden, auquel il n’était pas possible d’échapper, le Règlement qui nous occupe prévoit la possibilité d’obtenir un permis de façon routinière pour déroger à l’interdiction. L’article 20 du Règlement permet en effet à la Ville d’autoriser l’usage d’appareils sonores autrement interdit par les art. 9 et 11, dans des circonstances particulières, notamment à l’occasion d’événements spéciaux, de fêtes et de manifestations. La Ville a exercé ce pouvoir et accordé des permis relatifs à l’usage d’appareils sonores des centaines de fois : par. 115, le juge Chamberland. Aucune preuve n’établit qu’elle aurait exercé ce pouvoir arbitrairement ou dans le but de restreindre le débat démocratique. De plus, comme nous l’avons déjà expliqué au par. 34, une interprétation contextuelle de la disposition contestée mène à la conclusion que le par. 9(1) ne vise que le bruit qui interfère avec l’utilisation et la jouissance paisibles de l’environnement urbain. Telle est l’essence du régime réglementaire mis en place par la Ville pour lutter contre la pollution par le bruit dans ses rues.

91 La première question consiste à se demander si la restriction concernant le bruit produit au moyen d’appareils sonores a un lien rationnel avec l’objectif de la Ville de réprimer le bruit dans ses rues. Manifestement, elle en a un. Le bruit amplifié émis dans la rue peut gêner les activités des gens qui y circulent et qui utilisent les édifices avoisinants. Les gens qui fréquentent les quartiers urbains ne peuvent espérer échapper aux sons que produisent les nombreuses activités qui se déroulent autour d’eux. Cependant, ils peuvent s’attendre et s’attendent en fait à n’être incommodés que modérément et à pouvoir jouir d’une certaine tranquillité. C’est ce que la Ville avait comme objectif. On peut présumer que prohiber l’émission de bruits amplifiés est l’un des moyens qu’elle a choisis pour atteindre cet objectif.

92 La deuxième question, et la plus difficile, consiste à déterminer si cette mesure constitue une atteinte raisonnablement minimale au droit garanti. Le juge Boilard a statué que l’interdiction du bruit audible à l’extérieur produit au moyen d’appareils sonores, qui constitue le deuxième volet du régime réglementaire mis en place par la Ville, ne représente pas une atteinte minimale parce qu’elle « empêche complètement [le propriétaire du bar] d’exprimer son message commercial à un moment et dans un endroit où les effets dommageables d’une telle activité sont minimes s’ils ne sont pas inexistants » (par. 33). Cette conclusion repose sur une interprétation littérale du par. 9(1) qui, à notre avis, doit être rejetée. Il a ajouté que les art. 8, 10 et 11 suffisaient pour permettre à la Ville d’empêcher l’escalade de la réclame entre les établissements concurrents de la rue. Il estimait que la Ville pouvait maintenir le bruit produit dans la rue dans les limites du raisonnable et du tolérable en réglementant l’intensité du bruit mesurable à l’aide de sonomètres, comme elle l’avait fait pour la musique de Noël émise par des haut-parleurs. Le juge Boilard a donc conclu que la Ville aurait pu atteindre son objectif en utilisant des moyens moins attentatoires qu’une interdiction générale du bruit produit au moyen d’appareils sonores.

93 En appel, seul le juge Chamberland a jugé nécessaire d’examiner la question de l’atteinte minimale. Nous faisons nôtres, dans l’ensemble, ses remarques et ses conclusions sur ce point.

94 Premièrement, lorsqu’ils s’attaquent à un problème social comme celui-ci, en présence d’intérêts et de droits conflictuels, les représentants élus doivent bénéficier d’une certaine latitude. La Cour n’interviendra pas du seul fait qu’elle peut imaginer un moyen plus adéquat, moins attentatoire, de remédier au problème. Il suffit que la Ville démontre qu’elle a conçu une mesure restrictive raisonnablement adaptée à la situation. Cela vaut particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement, où les avis divergent, les intérêts s’opposent et la précision est inatteignable : Canadien Pacifique.

95 Deuxièmement, il est loin d’être évident que le fait de réglementer l’intensité sonore résoudrait efficacement le problème de la pollution par le bruit et le conflit entre les commerçants, qui souhaitent maximiser l’expression commerciale, et les citoyens, qui aspirent à un environnement relativement calme et paisible. Le juge Boilard a estimé, incorrectement, que la Ville pourrait régler adéquatement le problème de la pollution par le bruit en réglementant l’intensité du bruit mesurable à l’aide de sonomètres. Les bruits peuvent être émis de façon aléatoire dans des lieux inattendus. Déceler les infractions et poursuivre les contrevenants pourrait s’avérer difficile. En outre, la réglementation de l’intensité sonore ne pourrait écarter à elle seule la possibilité que plusieurs bruits émis simultanément, dont chacun respecte la limite prescrite, excèdent ensemble un niveau sonore acceptable.

96 Réglementer l’intensité sonore ne permettrait pas à la Ville de réaliser son objectif d’éliminer, sauf exception, un certain type de son — le bruit produit au moyen d’appareils sonores. En outre, une réglementation fondée sur l’utilisation de sonomètres a des limites certaines. Même s’il est possible de contrôler certains bruits de cette façon, d’autres, comme les bruits intermittents ou aléatoires, ne peuvent l’être. Par ailleurs, cette proposition n’est pas réaliste. Comme l’a dit le juge Chamberland, « [i]l faudrait une forêt de sonomètres et une armée de techniciens qualifiés à l’affût pour contrôler les bruits produits au moyen d’appareils sonores, à différents moments du jour et de la nuit, partout dans le grand Montréal » (par. 119).

97 On ne peut permettre qu’un droit soit assujetti à la simple commodité administrative. Toutefois, en l’espèce, la Ville prétend que, pour une foule de raisons, aucun autre moyen pratique ne lui permettait vraiment de régler le problème complexe auquel elle faisait face. Par conséquent, les mesures prises par la Ville n’outrepassaient donc pas les limites de ce qui était raisonnablement nécessaire dans les circonstances et, de ce fait, la retenue s’impose à l’égard de son régime réglementaire.

98 Il reste à examiner si les effets préjudiciables du Règlement sur la liberté d’expression sont proportionnés à ses effets bénéfiques. À notre avis, le test favorise la validité du Règlement.

99 L’expression restreinte par le Règlement est celle qui consiste à produire, au moyen d’appareils sonores, du bruit qui gêne l’utilisation et la jouissance paisibles de l’environnement urbain. Cette restriction touche donc les modes d’expression permis dans les rues de la Ville, sans égard au contenu. Le Règlement a par ailleurs l’effet bénéfique de réduire la pollution par le bruit dans la rue et les environs. Nous reconnaissons que, dans la pondération des effets préjudiciables et bénéfiques du Règlement, il faut tenir compte du fait que l’activité expressive se déroulait dans une rue commerciale très animée le soir, dans une grande ville moderne. Cela ne signifie pas pour autant que ses résidents doivent nécessairement subir des abus dans la jouissance de leur environnement. Ainsi que l’a écrit le juge Chamberland, « [l]es citoyens d’une ville, même s’il s’agit d’une ville de la taille de Montréal, ont droit à un environnement sain. Le contrôle du bruit fait indubitablement partie des gestes à poser pour améliorer la qualité de cet environnement » (par. 129). Nous concluons que les effets bénéfiques du Règlement dépassent ses effets préjudiciables.

3.4 Conclusion sur la question constitutionnelle

100 Nous concluons que l’expression en cause entre dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b) de la Charte canadienne et que la prohibition du bruit produit au moyen d’appareils sonores édictée aux art. 9 et 11 du Règlement a restreint ce droit. Cependant, cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne, parce qu’elle constitue une limite raisonnable dans une société libre et démocratique. Nous concluons donc que le Règlement est constitutionnel.

4. Dispositif

101 En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens à tous les niveaux d’appel.

Version française des motifs rendus par

102 Le juge Binnie (dissident) — J’ai lu avec intérêt les motifs de mes collègues, la Juge en chef et la juge Deschamps, confirmant la validité du par. 9(1) du Règlement sur le bruit de la Ville de Montréal, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3, au motif qu’il relève des pouvoirs de la Ville de remédier aux « nuisances » et constitue une limite justifiée à la liberté d’expression des Montréalais. En toute déférence, j’arrive à une conclusion différente sur ces deux points. Bien que les circonstances du présent litige soulèvent peu d’indignation morale (une guerre du bruit entre deux clubs de danseuses érotiques concurrents), il demeure que les exploitants de clubs de danseuses érotiques ne peuvent pas plus que quiconque être légalement reconnus coupables en application d’une loi invalide. Le paragraphe 9(1) du règlement impose une interdiction générale du « bruit produit au moyen d’appareils sonores » ce qui, de prime abord, inclut tout bruit, de celui que crachent des haut‑parleurs à l’extérieur d’un club de danseuses érotiques à celui que produit l’écoute paisible de la radio dans un jardin d’Outremont, en passant par la sonnerie d’un téléphone cellulaire devant le palais de justice et les cris qui s’échappent d’un moniteur pour bébé. Je dis « de prime abord », parce que la question de droit importante que soulève le présent pourvoi est celle de savoir dans quelle mesure la Cour peut introduire des limites dans un règlement pour imposer sa conception de ce que serait une mesure raisonnable contre la pollution sonore.

103 De façon générale, c’est à l’organisme législatif qu’il appartient d’établir ses propres limites. Les mesures réglementaires antibruit sont de trois types. Le premier consiste à interdire le bruit qui excède une limite objective mesurable (p. ex. un niveau prescrit de décibels). Le deuxième, à interdire le bruit en fonction d’un critère subjectif (p. ex. le bruit qui interfère avec la qualité de vie). Le troisième, à interdire le bruit émanant d’une source en particulier (p. ex. le son d’un klaxon dans une zone d’hôpital). L’interprétation proposée par mes collègues transforme une mesure du type 3 en une mesure du type 2. Pareille transformation n’a été ni demandée par l’appelante, la Ville de Montréal, ni suggérée par les tribunaux d’instance inférieure. En fait, elle est contraire à l’intention de la Ville, à la fois telle qu’elle l’a exprimée dans le règlement et telle qu’elle l’a présentée à la Cour dans son argumentation écrite et sa plaidoirie. J’estime que la Ville a droit à une décision de la Cour sur la validité du par. 9(1) tel qu’il est libellé et tel que la Ville voulait qu’il soit interprété. Sur ces bases, je suis d’avis que le par. 9(1) excède la compétence législative de la Ville.

104 De plus, bien que je convienne avec mes collègues que le par. 9(1) du règlement porte atteinte à la liberté d’expression des Montréalais, je ne suis pas d’accord pour dire que cette atteinte peut se justifier au sens de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, ou de la Charte canadienne des droits et libertés. À mon avis, le par. 9(1) est un cas manifeste d’excès législatif. C’est l’opinion qu’ont exprimée les juges Fish (maintenant juge de notre Cour) et Letarte (ad hoc) de la Cour d’appel du Québec ([2002] R.J.Q. 2986) et je la partage. Il s’ensuit que l’intimée a été reconnue coupable en application d’une loi invalide. Je serais donc d’avis de rejeter le pourvoi.

A. La position de la Ville sur la portée du par. 9(1)

105 Alors que l’avocat de la Ville, maître Serge Barrière, était en train d’expliquer que « la Ville de Montréal a le pouvoir non seulement de prohiber les nuisances mais de les définir », mon collègue, le juge LeBel, l’a questionné :

MONSIEUR LE JUGE LeBEL : Mais, disons, si vous aviez . . . si, par exemple, prenons le cas des haut‑parleurs qui nous occupe aujourd’hui, si le seul bruit que diffusait le haut‑parleur dans la rue était un espèce de chuchotement assez bas, est‑ce que vous pourriez définir ça comme une nuisance?

MAÎTRE BARRIÈRE : Bien, je prétends que oui, si je prétendais que non, je ne serais pas devant vous.

106 L’avocat désigné par la Cour comme amicus curiae a aussi souscrit à cette interprétation quant au caractère absolu de l’interdiction :

MONSIEUR LE JUGE BINNIE : Est‑ce que je peux poser une question sur la portée de l’article 9? Dans le cas d’une personne qui a un cancer de gorge, [. . . qui] ne peut parler qu’avec un micro ou un amplificateur pour se faire entendre, est‑ce que c’est prohibé par . . .?

MAÎTRE [PAQUIN] : S’il s’entendait à l’extérieur, absolument.

MONSIEUR LE JUGE BINNIE : Oui, s’il se promène à l’extérieur, il est en contravention.

MAÎTRE [PAQUIN] : Il est en contravention à l’article 9 ou s’il parlait avec . . . ou s’il parlait sur son balcon à sa conjointe et que sa conversation était entendue aux abords du trottoir par des passants . . .

107 L’avocat de la Ville a jugé bon de commenter cette conversation dans l’argumentation qu’il a présentée en réponse :

. . . la question posée par monsieur le juge Binnie m’a interpell[é] quelque peu. Il me semble . . . je peux suggérer un élément de réponse peut‑être, il me semble que ce serait peu probable qu’un policier dresse un constat d’infraction pour un appareil sonore de ce genre‑là et si c’était le cas, il me semble qu’un juge saisi de la plainte pourrait avec les méthodes d’interprétation que la Cour préconise arriver à la conclusion que ce n’est pas un appareil sonore . . .

108 Dans son mémoire, la Ville soutient que « la pollution résulte non seulement de l’intensité des sons mais de l’addition des sons de toutes sortes et origines qui forment le bruit ambiant » (par. 71) et qu’« on ne s’attaque efficacement au bruit ambiant que si on parvient à retirer les bruits non nécessaires » (par. 75). Les observations de la Ville équivalent en somme à la prétention que le par. 9(1) interdit légitimement tout « bruit produit au moyen d’appareils sonores », mais que la poursuite choisira à sa discrétion de supprimer, parmi les bruits qui ne s’élèvent peut‑être pas en eux‑mêmes au rang de nuisance, ceux qui, de l’avis de la Ville, contribuent « inutilement » au niveau général du bruit ambiant. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite n’est régi par aucun critère formulé au par. 9(1). La stratégie de la Ville en matière de bruit repose apparemment sur l’espoir que les agents responsables de l’application du règlement exerceront, comme chacun le souhaite, leur immense pouvoir discrétionnaire de façon à empêcher les poursuites absurdes.

109 Je conclus, sur le fond, que la Ville a pleinement compétence pour combattre la pollution sonore, mais qu’elle va trop loin lorsque, pour ce faire, elle traite comme une « nuisance » tout signal audible produit au moyen d’« appareils sonores », sans égard à la possibilité qu’il soit ou non désagréable ou incommodant. La Charte de la Ville de Montréal, 1960, S.Q. 1959‑60, ch. 102, autorise le conseil municipal à définir et à prohiber les « nuisances », mais, comme en conviennent mes collègues, « [c]ela ne veut cependant pas dire que le pouvoir de définition est illimité » (par. 42). À mon avis, le par. 9(1) est abusif et devrait, comme la Cour d’appel du Québec l’a statué, être renvoyé devant le conseil municipal pour réexamen et modification.

B. Principes généraux d’interprétation

110 Je reconnais évidemment les principes d’interprétation « contextuelle » des lois et des règlements établis par notre jurisprudence et auxquels mes collègues se reportent en partie. Notre désaccord porte sur l’application de ces principes d’interprétation. Avec déférence, j’estime que la démarche de mes collègues, qui combinent plusieurs techniques pour tantôt accentuer, tantôt atténuer le sens du règlement, ainsi qu’y ajouter et en supprimer des mots, va au‑delà de ce qu’un tribunal peut faire lorsqu’il interprète un texte législatif et constitue une modification judiciaire inadmissible. Il arrive que les tribunaux procèdent à un remodelage aussi radical d’un texte inconstitutionnel à titre de réparation lorsque la situation s’y prête, mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas d’une mesure réparatrice accordée à la suite d’une atteinte préalablement établie à un droit garanti par la Charte canadienne. En l’espèce, ce remodelage est imposé à l’étape préliminaire de l’interprétation, alors que la mission de la Cour consiste simplement à déterminer l’intention du législateur et non à remédier à un préjudice.

111 C’est à juste titre que la Cour a adopté, au cours des dernières années, une méthode d’interprétation contextuelle (par opposition à une méthode d’interprétation purement littérale) des lois. Cela ne signifie toutefois pas qu’après avoir appliqué correctement une méthode d’interprétation contextuelle, la Cour ne peut conclure que le législateur a effectivement voulu dire ce qu’il a dit. Comme l’a souligné la Cour dans Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, on affirme parfois, lorsqu’un tribunal se penche sur le sens ordinaire et grammatical d’une disposition, que « [l]e législateur ne parle pas pour ne rien dire » (p. 838). Voir aussi Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 37.

112 La disposition en cause est formulée ainsi au par. 9(1) du règlement :

9. Outre le bruit mentionné à l’article 8, est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur :

1o le bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur;

113 Suivant l’interprétation qu’en donnent mes collègues, aux par. 29 à 33 de leurs motifs, le par. 9(1) devrait être ainsi rédigé :

9. Est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur :

1o le bruit perturbateur qui émane d’un appareil sonore situé à l’intérieur d’un bâtiment ou installé ou utilisé à l’extérieur du bâtiment, qui ressort des autres bruits ambiants et qui interfère avec la jouissance paisible des espaces publics par les citoyens;

Rappelons que la Ville de Montréal a soutenu, dans son argumentation écrite et dans sa plaidoirie, que le sens du par. 9(1) est exactement celui qui est exprimé par son libellé.

114 Nous prenons tous comme point de départ l’énoncé de Driedger sur la méthode d’interprétation contextuelle :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. [Je souligne.]

(E. A. Driedger, Construction of Statutes (2nd ed. 1983), p. 87)

115 Cette « méthode moderne » d’interprétation a été reconnue dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, puis étoffée dans Bell ExpressVu. Je propose de procéder comme la Cour l’a fait dans Bell ExpressVu, c’est‑à‑dire de commencer par l’analyse du « sens ordinaire et grammatical » des termes employés par le législateur au par. 9(1), d’examiner ensuite le « contexte élargi » et de terminer par l’examen de certaines considérations propres à l’esprit de la Charte de la Ville de Montréal et du Règlement sur le bruit de la Ville de Montréal, à leur objet et à l’intention de leur législateur respectif. Ainsi que nous le verrons, j’arrive à la conclusion que le par. 9(1) ne comporte aucune ambiguïté, latente ou autre. Comme dans Bell ExpressVu, un examen exhaustif du contexte démontre que le législateur voulait effectivement dire ce qu’il a dit.

1. Le sens ordinaire et grammatical

116 Comme le font observer mes collègues, le Nouveau Larousse Encyclopédique (2001), vol. 1, p. 233, définit un « bruit » comme un « [e]nsemble des sons produits par des vibrations, perceptibles par l’ou—e ». Il s’ensuit donc, ainsi qu’elles le reconnaissent au par. 24, que « [c]e mot a une portée très vaste. [. . .] Le bruit en lui‑même n’est donc pas nécessairement une nuisance, et pourtant il est incontestable qu’il peut constituer une nuisance » (je souligne).

117 Nous convenons donc que, suivant son sens grammatical, le par. 9(1) inclut le bruit produit au moyen d’appareils sonores qui n’est pas une nuisance. Reconnaître que le « bruit » se présente sous différentes formes et varie en intensité ne signifie pas que ce terme est en soi ambigu. Les défenseurs du par. 9(1) font planer le spectre de la concurrence entre clubs de danseuses, de dimanches après‑midi au parc Murray gâchés par des radiocassettes tonitruantes ou de milliers de manifestants enragés s’époumonant dans des mégaphones le long du boulevard René‑Lévesque. Or, comme je l’ai dit, l’avocat de la Ville n’a pas reculé et a reconnu devant la Cour que l’effet et la portée réels du par. 9(1) sont beaucoup plus vastes que ces exemples le laisseraient croire, et que le conseil municipal, qu’il représente, souhaitait qu’ils soient aussi vastes, croyant que l’exercice judicieux du pouvoir discrétionnaire de la poursuite résoudrait la question.

118 Interprété suivant son sens grammatical et ordinaire, le par. 9(1) empêcherait un Montréalais assis dans son jardin, d’écouter par une fenêtre ouverte la radio de la cuisine qui joue doucement du Mozart. Il s’appliquerait aux personnes qui ne peuvent se faire entendre qu’au moyen d’un « appareil sonore », comme Stephen Hawking, l’un des plus éminents physiciens théoriciens au monde, qui souffre de sclérose latérale amyotrophique (SLA ou maladie de Lou Gehrig) et qui communique à l’aide d’un synthétiseur vocal. Aurions‑nous la chance de converser à voix normale avec l’une ou l’autre de ces personnes sur une terrasse‑jardin à Montréal, que leurs paroles (un « bruit produit au moyen d’appareils sonores ») pourraient être considérées comme une nuisance, mais pas les nôtres. Bien sûr, les procureurs de la Ville ne porteraient vraisemblablement aucune accusation, mais selon la Ville, ils auraient le pouvoir discrétionnaire d’appliquer le règlement en fonction, semble‑t‑il, de ce que la Ville considère comme un bruit « inutile ».

119 En bifurquant vers le nord à partir de la rue Ste‑Catherine, nous arriverions dans le quartier étudiant situé à l’est du campus principal de l’Université McGill. La candidate au baccalauréat qui étudierait au son d’un CD d’Ella Fitzgerald respecterait la loi en gardant ses fenêtres fermées, mais les ouvrirait‑elle pour faire entrer l’air et la brise printanière qu’elle permettrait à la musique de s’échapper et déclencherait l’exercice du « pouvoir discrétionnaire de la poursuite » conféré par le par. 9(1) du règlement. À l’instar du Professeur Hawking ou de la jeune mère de famille assise sous le porche de sa maison qui écoute les gazouillis de son nourrisson à l’aide d’un moniteur pour bébé (fixé ou non à l’immeuble), elle ajouterait un bruit émanant d’une source interdite à l’environnement sonore de Montréal et désobéirait ainsi au par. 9(1) du règlement.

120 Les utilisations d’« appareils sonores » décrites dans les paragraphes qui précèdent sont toutes des « circonstances imaginables qui pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » (R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, p. 516) et, de ce fait, servir légitimement à jauger la validité du texte édicté par la Ville.

121 Jusqu’à maintenant, je m’en suis tenu au libellé du par. 9(1). Or, mes collègues estiment que cette disposition n’a pas exactement le sens exprimé par son libellé. Elles affirment que le contexte révèle une « ambigu—té latente » (par. 24). J’aborderai donc maintenant la question du contexte.

2. Le contexte élargi

122 Il est vrai, comme mes collègues l’affirment, que « [d]es mots en apparence clairs et exempts d’ambiguïté peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte » (par. 10). On ne devrait conclure à l’existence d’une ambiguïté qu’après avoir examiné le contexte élargi (Bell ExpressVu, par. 29; Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, 2005 CSC 26, par. 43). Or, en l’espèce, le contexte renforce le sens grammatical ordinaire des termes employés par le législateur plutôt que d’en diverger. Il n’existe, à mon avis, aucune ambiguïté et l’étape de l’interprétation ne débouche pas sur une conclusion qui permettrait à la Cour d’exercer sa créativité pour accorder réparation.

a. Le contexte du droit de l’environnement

123 Je conviens avec mes collègues que le règlement a pour objet « la protection contre la pollution sonore » (par. 26). L’intervention de la Ville porte donc sur une question beaucoup plus précise que dans l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, où notre Cour a rejeté la prétention d’« imprécision » inconstitutionnelle d’une loi sur la protection de l’environnement. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Gonthier a écrit :

Dans le contexte des lois sur la protection de l’environnement, toute exigence stricte de précision dans la formulation pourrait avoir pour effet de limiter la capacité du législateur à établir un régime complet et souple.

. . .

Les législateurs doivent disposer d’une grande marge de manœuvre en matière de réglementation environnementale, et l’art. 7 [de la Charte] ne doit pas nuire aux démarches législatives souples et d’envergure en matière de protection de l’environnement. [par. 52 et 59]

124 En toute déférence, j’estime que l’arrêt Canadien Pacifique ne s’applique pas au présent pourvoi. Premièrement, la loi dans cette affaire obligeait la poursuite à prouver non seulement qu’un « contaminant » avait été déposé dans l’environnement naturel, mais aussi que ce rejet avait causé un dommage (contrairement au par. 9(1), qui n’exige pas la preuve d’un effet dommageable). Deuxièmement, nous ne sommes pas en présence ici d’une loi générale sur l’environnement qui s’applique à toutes les formes de pollution et qui est donc nécessairement formulée en termes généraux. Le règlement de la Ville de Montréal vise uniquement et exclusivement la pollution par le bruit. Les paramètres de réglementation du « bruit » sont bien établis et peuvent comporter, outre des normes qualitatives, des limites touchant l’intensité, le lieu, le type et la source du bruit, comme l’ont souligné mes collègues. Bien que je convienne que les tribunaux ne peuvent exiger dans la formulation d’un texte législatif un degré de précision plus élevé que ne le permet son objet, cette indulgence ne s’applique pas au règlement, dont les dispositions mêmes, hormis le par. 9(1), démontrent qu’il est possible d’atteindre un niveau de précision judicieux et raisonnable. Le problème de la Ville tient à ce qu’après avoir formulé certaines dispositions précises régissant le bruit en fonction de sa qualité et de ses effets, elle a ajouté une interdiction générale qui repose exclusivement sur la source du bruit. Or, et nous sommes unanimes sur ce point, la source du bruit n’est pas en soi nécessairement liée ni à la qualité ni aux effets préjudiciables du bruit et n’est donc pas nécessairement liée à la notion de « nuisance ». La Ville aurait évidemment pu inclure d’autres limites qualitatives dans le par. 9(1) en interdisant, par exemple, le bruit dont l’intensité « trouble la paix ou la tranquillité des personnes [. . .] dans le voisinage », comme l’interdit le règlement sur le bruit dont la validité a été confirmée par la Cour d’appel du Québec dans R. c. L’Heureux, [1996] J.Q. no 2135 (QL). Mes collègues cherchent (selon moi, à tort) à interpréter le par. 9(1) comme si son libellé reproduisait celui du règlement de la Ville de Québec, mais cette façon de faire ne respecte pas la formulation très différente retenue par le législateur montréalais. Il existe différentes façons de fixer des normes sur le bruit. Si l’article 9 pose problème, c’est parce qu’il n’en utilise aucune pour restreindre la portée de l’interdiction générale du « bruit produit au moyen d’appareils sonores ».

b. Le contexte des libertés civiles

125 Le facteur contextuel général le plus important est celui de la liberté d’expression. Comme mes collègues le reconnaissent au par. 85, le par. 9(1) porte atteinte à la liberté d’expression que garantit la Charte canadienne, même selon l’interprétation qu’elles attribuent à cette disposition. Les communications verbales doivent apparemment être limitées aux fréquences audibles produites par la seule voix humaine, ce qui ramène les activités politiques à ciel ouvert à Montréal à une époque antérieure à celle où Georges‑Étienne Cartier s’est adressé à la foule du haut du balcon de l’hôtel de ville.

126 Les règlements municipaux doivent évidemment être interprétés en fonction de leur objet. Néanmoins, lorsqu’un texte législatif porte atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne ou par la Charte québécoise, la Cour a décidé depuis longtemps qu’elle ne devait pas récrire le texte pour remédier à ses lacunes. Dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, le gouvernement a soutenu que si la loi ne respectait pas la norme constitutionnelle en matière de perquisitions et de saisies, la Cour devait en interpréter les dispositions en y introduisant un « critère approprié ». La Cour a refusé de le faire, en donnant l’explication suivante :

. . . il incombe à la législature d’adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. Il n’appartient pas aux tribunaux d’ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives. [p. 169]

127 Ainsi que je l’ai mentionné, la Ville n’a pas demandé à la Cour d’introduire dans son règlement sur le bruit les limites proposées par mes collègues. En le lui demandant, en particulier dans une affaire touchant la liberté d’expression, elle se trouverait à coopter la Cour afin qu’elle fasse de la norme minimale exigée par la Charte canadienne ou québécoise la liberté maximale autorisée par le règlement. J’estime, en toute déférence, que ce n’est pas là le rôle de la Cour.

c. Le contexte législatif

128 Mes collègues estiment que « [l]’historique d’une disposition et la recherche de l’objectif de la réglementation permettent de cerner le contexte global dans lequel la disposition est adoptée » (par. 17). Je reconnais que la pollution par le bruit est une forme de nuisance publique et que l’un des objets de la Charte de la Ville de Montréal est de permettre au législateur municipal de définir et de prohiber, parmi tous les bruits, ceux qui risquent de « produire des inconvénients sérieux ou de porter atteinte, soit à la santé publique, ou soit au bien‑être de la communauté, ou d’une partie importante de la communauté » (le juge Gendreau dans Anctil c. Cour municipale de Ville de La Pocatière, [1973] C.S. 238, p. 244).

129 À l’instar de mes collègues, j’estime que c’est ce que la Ville avait comme mandat. Toutefois, le fait de reconnaître que son mandat était limité ne règle pas la question de la portée excessive du par. 9(1) du Règlement sur le bruit de la Ville de Montréal. Il ne fait que démontrer l’ampleur du problème.

130 Selon mes collègues, il ressort aussi de l’historique du par. 9(1) que cette disposition requiert l’existence d’un « lien essentiel avec un bâtiment » (par. 30). Cependant, dans les faits, bien que les versions antérieures du Règlement sur le bruit aient effectivement relié la disposition correspondant au par. 9(1) à un bâtiment (p. ex., le règlement de 1976 interdisait « le bruit provenant d’un appareil sonore qui diffuse à l’extérieur des bâtiments »), le conseil municipal a subséquemment laissé tomber la limite que mes collègues cherchent maintenant à rétablir par voie d’« interprétation ».

131 En outre, l’ajout de l’exigence d’un « lien essentiel avec un bâtiment » contredit de nouveau l’intention du conseil municipal. Dans son mémoire, l’avocat de la Ville cite en exemple plusieurs cas où la Ville a levé l’interdiction prévue au par. 9(1) en accordant des permis concernant des parcs ou d’autres endroits publics où aucun immeuble n’était en cause (voir mémoire de l’appelante, par. 84‑87).

d. Le contexte de l’environnement légal

132 Je conviens également avec mes collègues que l’« environnement légal » peut fournir des éléments contextuels (par. 25). Mes collègues font remonter à 1851 l’attribution aux municipalités du pouvoir législatif de réglementer les nuisances (par. 19). La Ville de Montréal possède donc plus de 150 années d’expérience en la matière, et il faut présumer qu’elle savait que les tribunaux du Québec exigent de façon constante que ce qui est prohibé et ce qui ne l’est pas soit clairement défini afin que les personnes qui résident dans la municipalité puissent régler leur conduite quotidienne en conséquence. Dans Laval (Ville) c. Prince, [1996] A.Q. no 58 (QL), par exemple, la Cour d’appel du Québec a radié la disposition d’un règlement sur le bruit de la Ville de Laval qui interdisait l’émission

[d’]un bruit perçu à l’extérieur entre 7h00 et 22h00 heures [. . .] dont l’intensité est supérieure au niveau équivalent de bruit de 55 dB(A), mesuré sur une période de 15 minutes [. . .], à la limite de tout terrain servant, en tout ou en partie, à l’habitation;

133 Même si le règlement sur le bruit pris par la Ville de Laval (contrairement à celui pris par la Ville de Montréal en l’espèce) prévoyait des limites mesurables quant à l’intensité des bruits autorisés, la cour a jugé que ces limites étaient déraisonnablement restrictives :

La municipalité, s’appuyant sur le premier paragraphe de l’article 463 de la Loi sur les cités et villes, ne peut pas décréter que quelque chose (en l’espèce, un bruit) constitue une nuisance lorsque cette chose n’a aucun caractère nuisible, ne fait du tort, du mal à personne. La municipalité outrepasse donc le pouvoir que lui confère cet article lorsqu’elle décrète qu’un bruit d’une certaine intensité est prohibé parce que constituant une nuisance quand, en fait, ce bruit n’a rien de nuisible, étant d’une intensité inférieure à l’intensité du bruit ambiant. En somme, le pouvoir de la municipalité de définir une nuisance et la supprimer ne comporte pas celui d’en créer une. [Soulignement et italique ajoutés; par. 35.]

134 Il peut être utile de comparer aussi l’interdiction générale que prévoit le règlement de la Ville de Montréal à l’interdiction prévue par le règlement sur le bruit de Métabetchouan dont la validité a été confirmée par la Cour supérieure dans Métabetchouan‑Lac-à-la‑Croix (Ville de) c. Restaurant‑Bar Chez Miville inc., C.S. Alma, no 160‑36‑000006‑995, 8 mai 2000 :

Art. 4 Il est défendu à toute personne, entre vingt‑deux (22) heures et sept (7) heures du matin, de nuire au bien‑être des personnes du voisinage en faisant usage d’un appareil radio, d’un téléviseur, d’un phonographe, d’un haut‑parleur ou d’un autre instrument ou appareil producteur de son, ou de se servir d’un instrument de musique de façon à causer un bruit excessif ou inusité.

135 Un coup d’œil aux dispositions d’autres règlements soumis à l’attention des tribunaux québécois permet aussi de constater que la solution retenue dans le par. 9(1) est inadéquate. Dans Baie‑Comeau (Ville) c. Bar le Broadway, 1999 CarswellQue 1472 (C.S.), par exemple, le règlement énonçait ce que le législateur entendait par une « nuisance » :

Nuisance : tout état de chose ou de fait qui est susceptible de produire des inconvénients sérieux ou de porter atteinte soit à la vie, la sécurité, la santé, la propriété et le confort des personnes ou qui les prive de l’exercice d’un droit commun.

L’élément nuisible peut provenir d’un état de chose, d’un acte illégal ou de l’usage abusif d’un objet ou d’un droit, il revêt un certain caractère de continuité et est intimement lié à la chose ou à l’acte.

136 En outre, dans Beloeil (Ville) c. Pergola 2000, [2003] J.Q. no 12782 (QL), la Cour municipale a confirmé la validité de l’art. 1 d’un règlement antibruit qui prévoyait clairement :

Constitue une nuisance et est prohibée l’émission de tout bruit qui trouble la paix ou la tranquillité du voisinage.

137 Le professeur L. Giroux a colligé des exemples de normes semblables établies par des municipalités du Québec dans « Retour sur les compétences municipales en matière de nuisance », dans Développements récents en droit de l’environnement (1999), 299, p. 328‑330. Il cite notamment Nutrichef Ltée c. Brossard (Ville), C.S. Longueuil, no 505‑36‑000006‑876, 12 avril 1988 :

Le fait, par toute personne, d’occasionner tout bruit causé de quelque façon que ce soit, de nature à empêcher l’usage paisible de la propriété dans le voisinage, constitue une nuisance.

Laval c. Prince :

Constitue une nuisance et est prohibée l’émission de tout bruit qui trouble la paix ou la tranquillité du voisinage.

Sévigny c. Alimentation G. F. Robin inc., SOQUIJ AZ-99021251 (C.S.) :

. . . faire usage de toute chose faisant du bruit d’une façon à incommoder le repos, le confort ou le bien‑être du voisinage ou d’une partie de celui-ci;

. . .

. . . lors de l’exploitation, de la conduite ou de l’exercice d’une industrie, un commerce, un métier ou une occupation quelconque, faire ou laisser faire un bruit excessif ou insolite d’une façon à incommoder le repos, le confort ou le bien‑être du voisinage ou d’une partie de celui‑ci. [Souligné dans l’original.]

138 Dans la même veine, dans l’affaire L’Heureux, la Cour d’appel du Québec a confirmé la validité de l’interdiction suivante :

Le bruit perturbateur produit par un instrument de musique ou un appareil destiné à reproduire ou à amplifier le son :

qui trouble la paix ou la tranquillité des personnes qui résident, travaillent ou se trouvent dans le voisinage

ou

dont le niveau dépasse, dans un lieu habité, le niveau maximal prescrit par le chapitre III

constitue une nuisance . . .

139 Cet aperçu de l’environnement légal fait ressortir la profusion des antécédents en matière de formulation de règlements municipaux antibruit au Québec dont il faut présumer que la Ville de Montréal était au courant. La Ville voulait de toute évidence emprunter un chemin inédit, comme l’a plus ou moins révélé son avocat lors de l’audition de l’appel. J’estime que la Ville a le droit d’obtenir l’opinion de la Cour sur la validité de cette nouvelle façon de faire, plutôt que de voir la Cour modifier essentiellement son règlement pour le faire concorder avec le modèle dont la Ville voulait de toute évidence se démarquer.

140 La démarche préconisée par mes collègues est en contradiction avec l’environnement légal parce qu’elle laisse croire qu’il est dorénavant préférable pour une municipalité de ne prévoir aucune limite sonore qualitative (comme c’est le cas au par. 9(1)), pour ne pas s’exposer à la désapprobation du pouvoir judiciaire (comme dans Prince). Selon la Ville, il vaudrait mieux laisser au tribunal le soin d’interpréter la disposition comme si elle contenait la limite que le tribunal y aurait incluse s’il avait été le législateur, parce que le tribunal confirmera vraisemblablement la validité d’une mesure qu’il a lui‑même concoctée. Comme mes collègues le reconnaissent au par. 32, la limite qu’elles souhaitent inclure dans le par. 9(1) « [n’est] pas mentionnée de façon expresse ». Cette solution « attendons‑de‑voir‑ce‑qu’en‑dira‑le-juge » ne sert toutefois pas les intérêts des habitants, parce qu’ils ne sauront pas quelle activité est permise et quelle autre est prohibée avant que le tribunal ne se prononce à cet égard.

e. Le contexte immédiat du Règlement sur le bruit

141 Je conviens avec mes collègues que « [l]e contexte immédiat de la disposition contestée, soit les autres dispositions du Règlement, est tout aussi important que le contexte global » (par. 27). Il nous faut donc situer le par. 9(1) dans le contexte de l’ensemble du Règlement sur le bruit, dont les dispositions pertinentes sont les suivantes:

Règlement sur le bruit, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3

1. Aux fins du présent règlement, les mots suivants signifient :

« bruit comportant des sons purs audibles » : un bruit perturbateur dont l’énergie acoustique est concentrée autour de certaines fréquences;

« bruit d’ambiance » : un ensemble de bruits habituels de diverses provenances, y compris des bruits d’origine extérieure, à caractère plus ou moins régulier et repérables dans un temps déterminé en dehors de tout bruit perturbateur;

« bruit perturbateur » : un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance et considéré comme source aux fins d’analyse, et comprend un bruit défini comme tel au présent article;

2. Le bruit dont le niveau de pression acoustique est supérieur au maximum fixé par ordonnance ou celui qui est spécifiquement prohibé par le présent règlement constitue une nuisance et est interdit comme étant contraire à la paix et à l’ordre publics.

8. L’émission d’un bruit perturbateur d’un niveau de pression acoustique supérieur au niveau maximal de bruit normalisé fixé par ordonnance à l’égard du lieu habité touché par cette émission est interdite.

9. Outre le bruit mentionné à l’article 8, est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur :

1o le bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur;

. . .

11. L’émission, touchant ou non un lieu habité, d’un bruit spécifiquement prohibé aux articles 9 ou 10, est interdite.

13. L’analyse prévue à l’article 12 doit se faire à l’aide des appareils et suivant les méthodes de mesure prescrits par ordonnance et le procès‑verbal d’analyse doit faire état de ces procédés.

Sous réserve du premier alinéa, l’analyse peut, dans les cas prévus par ordonnance, consister en une simple identification par la personne chargée d’effectuer l’analyse du type, de la provenance et du niveau de bruit, sans l’usage des appareils et méthodes mentionnés au premier alinéa et, dans ce cas, le procès‑verbal d’analyse doit en faire mention.

Malgré le premier alinéa, l’analyse par simple identification suffit dans le cas des bruits spécifiquement prohibés à l’article 9.

20. . . .

Aux fins de l’application de la section III, le comité exécutif peut, par ordonnance :

. . .

3o déterminer, dans les circonstances ou à l’occasion d’événements, de fêtes ou de manifestations qu’il précise ou autorise, les modalités d’exception aux articles 9, 10 et 11.

142 Un examen détaillé du contexte législatif s’impose. L’article 8 crée une prohibition expresse à l’égard des lieux habités, interdisant « [l]’émission d’un bruit perturbateur d’un niveau de pression acoustique supérieur au niveau maximal de bruit normalisé fixé par ordonnance ». Les législateurs ont pris soin de prescrire à l’art. 8 des limites qui touchent à la fois l’intensité du bruit (fixé par ordonnance) et le lieu (lieux habités). Cependant, l’article 11 prévoit expressément que « [l]’émission, touchant ou non un lieu habité, d’un bruit spécifiquement prohibé aux articles 9 ou 10, est interdite ».

143 Non seulement aucune limite relative à l’intensité du bruit ou au lieu n’est mentionnée au par. 9(1), mais le législateur indique clairement que le par. 9(1) prohibe le bruit qui y est décrit, « [o]utre le bruit mentionné à l’article 8 ». Une seule interprétation est possible : le « bruit produit au moyen d’appareils sonores » visé au par. 9(1) (i) ne doit pas nécessairement être perturbateur, (ii) ne doit pas nécessairement atteindre le niveau fixé par ordonnance, et (iii) ne doit pas nécessairement toucher un lieu habité. L’interdiction simple et totale du bruit en fonction de sa source, et d’aucun autre critère, est confirmée par l’art. 13, selon lequel « l’analyse par simple identification suffit dans le cas des bruits spécifiquement prohibés à l’article 9 ».

144 Le règlement définit l’expression « bruit perturbateur ». On pouvait donc s’attendre à ce que la Ville emploie cette expression si telle était son intention. Non seulement la Ville savait comment procéder, mais c’est ainsi qu’elle a effectivement procédé à l’art. 8. Or, aucune limite n’est établie par l’emploi de l’expression « bruit perturbateur » au par. 9(1). De même, lorsque la Ville a voulu contrôler l’intensité ou le niveau du bruit (p. ex., à l’art. 2) ou établir les différents secteurs de la ville où le bruit peut être considéré comme une nuisance (art. 8) et où il risque par conséquent d’interférer avec ce que mes collègues appellent « la jouissance paisible de l’environnement urbain » (par. 34), elle l’a exprimé clairement. Le législateur n’a prévu aucune limite de ce genre au par. 9(1), qui impose simplement une interdiction en fonction de la source du bruit, sans mentionner la qualité ou l’effet du « bruit » qui en émane. La Ville a prévu que l’interdiction s’appliquait aux bruits « touchant ou non un lieu habité » (art. 11). Ainsi, le sens du par. 9(1) correspond à son libellé, comme l’avocat de la Ville l’a fait valoir dans sa plaidoirie, ajoutant « si je prétendais que non, je ne serais pas devant vous. »

C. Avec déférence, j’estime que l’interprétation attribuée au par. 9(1) par les juges de la majorité constitue une modification judiciaire

145 Comme l’affirment mes collègues, « [l]’interprétation de cette disposition détermine notre analyse » (par. 8). En résumé, leur interprétation requiert un certain nombre d’étapes qui, dans le contexte d’une loi restreignant la liberté d’expression, relèveraient traditionnellement de la réparation plutôt que de l’interprétation.

146 Premièrement, comme je l’ai signalé, l’interprétation de mes collègues oblige le tribunal à ajouter au par. 9(1) l’expression « bruit perturbateur » (para. 31) empruntée à l’art. 8 bien que, comme elles le reconnaissent au par. 32, « l’expression ne soit pas mentionnée de façon expresse à l’art. 9 ». Voici la phrase complète qui se trouve dans leurs motifs :

Si la notion de perturbation n’est pas expressément mentionnée à l’art. 9, c’est qu’en raison des bruits ciblés, il n’a pas été jugé utile de la reprendre explicitement à chaque paragraphe. [par. 33]

147 Encore une fois, le problème avec ce raisonnement, c’est qu’il est évident que le législateur ne voulait pas répéter au par. 9(1) la qualification du bruit (« perturbateur ») exprimée à l’art. 8, puisque le par. 9(1) commence et est régi par les mots « [o]utre le bruit mentionné à l’article 8 ». Il en est ainsi parce que le législateur traite de la qualité du bruit à l’art. 8 et qu’il interdit ensuite, au par. 9(1), une source particulière de bruit, c.‑à‑d. les appareils sonores. Mes collègues doivent donc supprimer du par. 9(1) les mots « [o]utre le bruit mentionné à l’article 8 ». Elles accentuent ensuite le sens des termes « qu’ils [les appareils sonores] soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur », employés au par. 9(1), pour exiger un « lien essentiel avec un bâtiment » (par. 30). Les termes du par. 9(1) n’exigent évidemment pas expressément un tel lien et l’historique législatif va à l’encontre de cette interprétation, comme je l’ai déjà mentionné. Mes collègues doivent ensuite atténuer les effets de l’interdiction prévue au par. 9(1) de sorte que « [m]algré une portée en apparence large [. . .] cette disposition [. . .] ne couvre que les sons qui ressortent du bruit d’ambiance » (par. 46). Nous ne sommes plus dans le domaine de l’interprétation. Nous sommes en présence de modifications judiciaires.

148 Enfin, mes collègues affirment que le mot « bruit » au par. 9(1) comporte « une ambiguïté latente » (par. 24). Toutefois, comme j’ai tenté de le démontrer, le mot « bruit » n’est pas ambigu, ni à la simple lecture du par. 9(1) ni — ce qui est encore plus important — après examen de l’ensemble des contextes pertinents dans lesquels le par. 9(1) s’applique ou est envisagé. Force est de constater que, comme le soutient l’avocat de la Ville, le par. 9(1) vise l’élimination d’une source globale et générale de bruit. Un tel excès législatif devrait être invalidé parce que non seulement il fait abstraction des caractéristiques propres d’une « nuisance », mais il constitue (comme le concèdent mes collègues) une atteinte à la liberté d’expression des Montréalais, comme il en sera bientôt question.

D. Le paragraphe 9(1) du Règlement sur le bruit constitue un exercice invalide du pouvoir de la Ville de définir et de prohiber les « nuisances »

149 Il est bien établi que la Cour adopte, à l’égard des pouvoirs municipaux, une méthode d’interprétation « large, fondée sur l’objet visé » : Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, p. 244‑245; Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000] 1 R.C.S. 342, 2000 CSC 13, par. 18; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), [2000] 2 R.C.S. 919, 2000 CSC 64, par. 44; United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485, 2004 CSC 19, par. 6 et 8. Il y existe cependant des limites.

1. Le paragraphe 9(1) est ultra vires

150 La Cour d’appel du Québec estime depuis longtemps (comme en l’espèce) que le pouvoir législatif des municipalités du Québec de définir et de prohiber les « nuisances » ne leur permet pas de qualifier une activité ou une chose de nuisance « lorsque cette chose n’a aucun caractère nuisible, ne fait du tort, du mal à personne. [. . .] [L]e pouvoir de la municipalité de définir une nuisance et la supprimer ne comporte pas celui d’en créer une » (Prince, par. 35, le juge Chamberland).

151 Cette caractéristique essentielle d’une « nuisance » est confirmée par les auteurs québécois en la matière; voir le professeur J. L’Heureux, Droit municipal québécois (1984), t. II, p. 723 :

Il est important de remarquer qu’une nuisance doit obligatoirement avoir un caractère nuisible, c’est‑à‑dire produire des inconvénients sérieux ou porter atteinte soit à la santé publique, soit au bien‑être de la communauté. [Je souligne.]

152 Je partage cette opinion. Elle repose sur 30 ans de jurisprudence constante au Québec, dont il faut présumer que l’Assemblée nationale et le conseil municipal de Montréal avaient connaissance : Prince; Kirkland (Ville) c. Phares (1993), 19 M.P.L.R. (2d) 314 (C.S. Qué.); Saint‑Michel‑Archange (Municipalité de) c. 2419‑6388 Québec Inc., [1992] R.J.Q. 875 (C.A.); Sablières Laurentiennes Ltée c. Ste‑Adèle (Ville de), [1989] R.L. 486 (C.A. Qué.); Sambault c. Mercier (Corp. mun. de Ville), [1983] C.S. 147; Beach c. Perkins (Municipalité de), [1975] C.S. 85; Anctil.

153 Le fait de reconnaître que tous les bruits produits au moyen d’appareils sonores ne devraient pas être considérés comme des nuisances est compatible avec l’art. 976 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, lequel dispose :

976. Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux.

154 Certes, il se peut que le pouvoir de la municipalité de « définir » ce qui constitue une nuisance ne se limite pas aux activités qui dépasseraient de toute façon « les limites de la tolérance » que les voisins se doivent en vertu de l’art. 976 du Code civil du Québec, mais je conviens avec mes collègues que le pouvoir de définir les nuisances « ne veut cependant pas dire que le pouvoir de définition est illimité. Une municipalité ne peut, par exemple, [. . .] dans l’exercice de son pouvoir de réglementer les nuisances, décréter des normes déraisonnables » (par. 42). J’ajouterais qu’elle ne peut pas non plus légalement qualifier une activité, comme faire du « bruit », de nuisance sans préciser quelque « norme » appropriée ou pertinente que ce soit.

155 La Cour d’appel du Québec a dit ce qui suit dans Saint‑Michel‑Archange, p. 880 :

Une nuisance peut être l’existence même d’un objet, par exemple, un dépotoir non réglementaire ou des déchets sur un terrain. Une nuisance peut provenir aussi de l’usage abusif d’un objet. Il faut alors déterminer dans quelle mesure l’utilisation de cet objet est nuisible pour les tiers ou encore se demander si la nuisance créée par le règlement en est une véritable. [Italiques et citations omises.]

156 Le professeur Giroux résume la jurisprudence québécoise pertinente, aux p. 304‑305 :

Il est maintenant bien acquis dans la jurisprudence qu’il y a deux catégories de nuisance. Les nuisances de la première catégorie sont celles qui se qualifient par leur seule existence (in se). Il s’agit d’objets ou de choses qui sont des nuisances par nature comme le seraient des détritus nauséabonds, un dépotoir à ciel ouvert ou des déchets sur un terrain. L’autre type de nuisance ne provient pas de la nature même d’un objet mais plutôt de son emploi abusif ou de sa mauvaise utilisation (per se). L’exemple le plus évident peut‑être est celui du bruit . . .

157 Le bruit n’est donc pas « par nature » une nuisance. Il faut par conséquent en préciser le caractère abusif. Le paragraphe 9(1) ne le précise pas.

158 L’invalidation du règlement parce qu’il est ultra vires serait donc conforme à la remarque incidente formulée par le juge Beetz dans Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368. Dans ce pourvoi, en déclarant ultra vires une partie du règlement de la Ville de Montréal régissant les appareils et les salles d’amusement, la Cour a fait sienne, en partie, p. 405, la déclaration classique de lord Russell dans Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91 (Div. Ct.), p. 99‑100, qui a affirmé que si un règlement municipal entraîne [traduction] « une immixtion abusive ou gratuite dans les droits des personnes qui y sont assujetties, au point d’être injustifiabl[e] aux yeux d’un homme raisonnable[,] la Cour pourrait alors dire “le Parlement n’a jamais eu l’intention de donner le pouvoir d’établir ces règles; elles sont déraisonnables et ultra vires” » (je souligne).

159 Dans R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674, la Cour a statué qu’elle ne pouvait confirmer la validité d’un règlement interdisant les vendeurs ambulants qui ne détenaient pas de permis, pris par la Ville de Toronto en vertu de son pouvoir d’« interdire et [de] supprimer les nuisances publiques », parce que « le règlement a pour effet d’interdire un comportement qui peut ne pas constituer une nuisance publique ». (p. 692). Il est vrai que le pouvoir législatif en cause dans cette affaire ne comprenait pas le pouvoir de définir les nuisances, mais si la Cour avait retenu la méthode adoptée par mes collègues en l’espèce, elle aurait pu simplement introduire dans le règlement de la Ville de Toronto une exigence portant que l’interdiction ne s’applique qu’aux vendeurs de tee‑shirts dont les activités sont perturbatrices ou équivalent à une nuisance. La Cour a refusé de le faire dans cette affaire (p. 691‑692) et, pour cette raison, a infirmé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario.

2. Le rôle de la déférence

160 Je suis d’accord avec mes collègues pour dire que, dans la lutte contre la nuisance que constitue la pollution sonore, « [l]e choix des moyens demeure celui de la Ville » (par. 48). La difficulté réside dans le fait que la portée du par. 9(1) du Règlement sur le bruit va au‑delà de la pollution sonore parce que, comme mes collègues l’ont fait remarquer, « [l]e bruit en lui‑même n’est donc pas nécessairement une nuisance » (par. 24). Je reconnais que, sur ces questions, les tribunaux devraient laisser une grande latitude au conseil municipal, mais il reste que, comme l’ont dit mes collègues, le pouvoir de la ville n’est pas « illimité » (par. 42). À mon avis, déclarer ultra vires la disposition prise par le conseil municipal, comme je le fais, témoigne d’un plus grand respect à son égard que d’affirmer, à l’instar de mes collègues, que les législateurs ne peuvent avoir voulu dire ce qu’ils ont dit au par. 9(1). Renvoyer la disposition lacunaire au conseil municipal pour qu’il l’examine et, éventuellement, en édicte une nouvelle version, respecte mieux le rôle dévolu à la Cour dans notre régime constitutionnel. Il existe, rappelons‑le, d’autres solutions au problème de la portée du par. 9(1) que celle adoptée par mes collègues. C’est au législateur et non à la Cour qu’il appartient de choisir parmi ces différentes possibilités.

161 Le paragraphe 9(1) est ultra vires et il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse.

3. Le paragraphe 9(1) constitue un exercice manifestement déraisonnable du pouvoir législatif délégué de définir et de prohiber les nuisances

162 On fait valoir que lorsque, comme en l’espèce, la Ville se voit attribuer le pouvoir explicite de définir les nuisances, l’adoption d’une définition ne peut en soi être ultra vires. Le règlement ne peut être annulé que si la Ville exerce son pouvoir de définition de façon déraisonnable (ou manifestement déraisonnable).

163 La Cour ne s’est pas prononcée récemment sur la norme de contrôle applicable à l’exercice du pouvoir législatif d’une municipalité dans les limites de sa compétence. Dans l’arrêt Rascal Trucking, portant sur une fonction juridictionnelle d’une municipalité concernant une nuisance alléguée, le juge Major a résumé la jurisprudence récente et déclaré, au par. 37 :

La conclusion est évidente. La norme suivant laquelle les tribunaux peuvent examiner les actions d’une municipalité accomplies dans les limites de sa compétence est celle du caractère manifestement déraisonnable.

Ainsi, le professeur D. J. Mullan a fait remarquer dans son ouvrage, Administrative Law (2001), que [traduction] « les municipalités ont été assujetties à la théorie générale du contrôle judiciaire » (p. 113).

164 En général, l’exercice d’une fonction législative par une municipalité appelle une plus grande retenue que l’exercice d’une fonction juridictionnelle. La norme de contrôle applicable à l’examen d’un règlement, à supposer que l’exercice du pouvoir législatif soit par ailleurs intra vires, serait celle du caractère manifestement déraisonnable.

165 À mon avis, même si la présente affaire devait être analysée sous l’angle de l’exercice du pouvoir législatif de la Ville de définir et de prohiber les « nuisances » plutôt que sous celui du caractère ultra vires du par. 9(1), cette disposition constituerait néanmoins un exercice manifestement déraisonnable de ce pouvoir. Je ne reprendrai pas l’analyse. Cette conclusion est elle aussi suffisante pour statuer sur le pourvoi. Mais il y a plus.

E. Le paragraphe 9(1) porte atteinte à la liberté d’expression protégée par l’al. 2b) de la Charte canadienne

166 Je souscris à l’analyse effectuée par mes collègues, aux par. 82 à 85, selon laquelle la prohibition prévue au par. 9(1) porte atteinte à la liberté d’expression.

F. Le paragraphe 9(1) n’est pas sauvegardé à titre de restriction raisonnable prescrite par une règle de droit au sens de l’article premier de la Charte canadienne

167 Je ne puis souscrire à l’opinion de mes collègues selon laquelle l’atteinte à la liberté d’expression est justifiée. Premièrement, nous ne sommes en présence d’aucune limite dûment prescrite « par une règle de droit ». Deuxièmement, le par. 9(1) constitue une réponse disproportionnée au problème bien réel de la pollution sonore en ce qu’il va au‑delà de ce qui pourrait être considéré comme une atteinte minimale à la liberté d’expression des Montréalais.

1. Prescrite par une règle de droit

168 Les limites invoquées par mes collègues pour justifier le par. 9(1) seraient utiles si le législateur les avait approuvées. Cependant, il semblerait que sans ces « ajouts » et « suppressions » de mots, et ces « accentuations » et « atténuations » de sens, mes collègues conviendraient elles‑mêmes que le par. 9(1) ne satisfait pas au critère de l’article premier. (Elles écrivent : « L’interprétation de cette disposition détermine notre analyse » (par. 8).) J’ai déjà expliqué pourquoi j’estime que leur interprétation est exclue à la fois par le libellé du par. 9(1) et par les différents contextes, du plus immédiat au plus général, au centre desquels se situe cette disposition, sans parler de la réticence habituelle de la Cour à s’engager dans le remodelage de textes législatifs par ailleurs invalides, qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne : voir Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 728, le juge La Forest :

. . . lorsqu’il s’agit de lois qui empiètent sur la liberté de la personne, les tribunaux devraient adopter une position dissuadant les législateurs d’adopter des dispositions ayant une portée trop large et devraient se montrer peu empressés à apporter une mesure corrective. [Je souligne.]

169 La solution retenue par la Ville pour régler ce problème de portée excessive consiste à s’en remettre au pouvoir discrétionnaire de la poursuite. J’estime, en toute déférence, que cette solution n’en est pas une. Le pouvoir discrétionnaire de la poursuite conféré par le par. 9(1) n’est régi par aucun critère prescrit par une règle de droit. Comme l’a souligné notre Cour dans R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1078 :

Dans son mémoire, le ministère public soutient que de telles violations éventuelles peuvent être évitées, et le sont vraiment, par l’utilisation appropriée du pouvoir discrétionnaire du ministère public d’inculper pour une infraction moindre.

À mon avis, l’article ne peut pas être sauvegardé en invoquant ce pouvoir discrétionnaire qu’a le ministère public de ne pas appliquer la loi dans les cas où il estime que son application entraînerait une violation de la Charte. Ce serait là ignorer totalement l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui porte que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit et les tribunaux ont le devoir de déclarer qu’il en est ainsi; ils ne peuvent laisser ni au ministère public ni à personne d’autre le soin d’éviter une violation. . . [Je souligne.]

2. Atteinte minimale

170 Outre le pouvoir discrétionnaire de la poursuite, on laisse entendre que certains délinquants potentiels pourraient espérer bénéficier de l’exception fondée sur le principe de minimis, mais il n’est pas certain que ce moyen de défense s’applique au Canada (voir R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, par. 21, et R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128, par. 69) et, quoi qu’il en soit, « [l]e moyen de défense fondé sur le principe de minimis ne signifie pas que l’acte en cause est justifié, cet acte reste illégal, mais en raison de son caractère anodin, il ne sera pas puni » (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4, par. 203, la juge Arbour).

171 La procédure d’obtention de permis prévue à l’art. 20 n’atténue guère la portée de l’interdiction. Les permis sont délivrés à la discrétion de la municipalité et uniquement pour certaines occasions (« événements, fêtes ou manifestations »). Autrement, ils ne sont pas disponibles. L’utilisation d’appareils sonores pour communiquer un message par ailleurs acceptable ne devrait pas dépendre du pouvoir discrétionnaire du comité exécutif de la Ville surtout lorsque, comme en l’espèce, le législateur n’a pas précisé les conditions de son exercice.

172 Je ne peux pas non plus souscrire à l’opinion de mes collègues que le par. 9(1) résiste à l’examen constitutionnel en l’espèce, parce que le club de danseuses dispose d’autres moyens de communiquer son message au public. Je ne crois pas qu’une justification qui se limite au cas individuel d’un accusé en particulier réponde adéquatement à une contestation générale de la validité d’un règlement. Le critère établi dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, impose à la Cour de déterminer si les moyens choisis sont proportionnés à l’objectif législatif, et non pas quels sont les effets de la loi attentatoire dans le cas d’un accusé en particulier. S’il en était autrement, une loi pourrait être valide dans certains cas et non dans d’autres, ce qui créerait un salmigondis de décisions imprévisibles. Dans Smith, par exemple, la peine minimale de sept ans d’emprisonnement pour importation de drogues a été annulée même si, à la lumière des faits, on aurait pu juger qu’elle convenait parfaitement à ce contrevenant en particulier. Dans l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, portant sur un règlement fédéral interdisant la distribution de brochures dans un aéroport sans l’autorisation du ministre, voici ce que la juge L’Heureux‑Dubé a fait remarquer, à la p. 217 :

. . . le problème ne résulte pas uniquement du fait que le Règlement s’applique à l’activité en question mais qu’il s’applique à pratiquement toute activité imaginable liée à la liberté d’expression dans les aéroports.

Voir aussi R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, p. 771‑772, la juge McLachlin.

173 À mon avis, le simple fait que les intimés en l’espèce puissent avoir accès à d’autres modes de communication commerciale ne justifie pas le par. 9(1), tout comme, dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, une loi contrevenant à la liberté de religion ne pouvait être sauvegardée parce que la partie qui la contestait était une personne morale et qu’elle n’avait pas elle‑même subi une atteinte à une croyance religieuse, puisqu’elle n’en avait aucune. Dans ce pourvoi, la Cour a statué que même une pharmacie dépourvue d’âme immortelle ou de quelque croyance religieuse que ce soit pouvait contester une loi viciée pour cause de discrimination religieuse.

174 En résumé, la réduction de la pollution sonore est un objectif légitime, mais le par. 9(1) a une portée illimitée et excessive. L’atteinte qu’il porte à la liberté d’expression des Montréalais n’est pas minimale. Certes, l’intimée disposait d’autres moyens de promouvoir ses spectacles, mais elle a le droit de contester une loi qui lui interdit d’utiliser son mode de communication préféré. Les Montréalais veulent être divertis par la radio, recevoir des appels sur leur téléphone cellulaire et utiliser des moniteurs pour bébé, et le fait qu’ils puissent être divertis ou recevoir des appels autrement ne diminue en rien le fait que leur liberté d’expression a été violée d’une manière qui est tout à fait disproportionnée au regard de l’intérêt légitime de la Ville. S’il n’est pas annulé, le par. 9(1) portera atteinte à la liberté d’expression dans bien des cas où d’autres modes d’expression ne sont pas possibles et où l’utilisation d’appareils sonores ne gêne nullement les voisins et ne nuit pas à la qualité de la vie urbaine.

175 Le paragraphe 9(1) devrait être déclaré inopérant parce qu’incompatible avec la liberté d’expression protégée par la Charte canadienne.

G. Le paragraphe 9(1) porte atteinte à la liberté d’expression protégée par l’art. 3 de la Charte québécoise

176 Les motifs déjà exprimés suffisent pour indiquer que le par. 9(1) va également à l’encontre de l’art. 3 de la Charte québécoise et n’est pas justifié en application de l’art. 9.1 de cette Charte.

H. Conclusion

177 Comme, selon moi, la disposition réglementaire en application de laquelle l’intimée a été déclarée coupable est invalide, c’est à bon droit que la Cour d’appel du Québec a annulé sa condamnation. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

ANNEXE

Règlement sur le bruit, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3

SECTION I

DISPOSITIONS GÉNÉRALES

1. Aux fins du présent règlement, les mots suivants signifient :

« bruit à caractère impulsif » : un bruit perturbateur comportant des impulsions discrètes de bruit, tel le martelage ou le rivetage;

« bruit comportant des sons purs audibles » : un bruit perturbateur dont l’énergie acoustique est concentrée autour de certaines fréquences;

« bruit d’ambiance » : un ensemble de bruits habituels de diverses provenances, y compris des bruits d’origine extérieure, à caractère plus ou moins régulier et repérables dans un temps déterminé en dehors de tout bruit perturbateur;

« bruit de fond » : un bruit d’un niveau équivalent à la valeur atteinte ou dépassée par le bruit d’ambiance durant 95 % du temps d’observation;

« bruit fluctuant » : un bruit perturbateur dont le niveau subit des variations supérieures à celles qui sont retenues pour l’évaluation du bruit stable;

« bruit intermittent » : un bruit perturbateur entrecoupé de pauses;

« bruit normalisé » : un bruit perturbateur auquel a été appliqué, lors d’une mesure effectuée en conformité d’une ordonnance, l’indice de correction prescrit eu égard aux caractéristiques de ce bruit, à la durée d’émission et au bruit de fond; le nombre de décibels ainsi obtenu étant le niveau de l’intensité de bruit à retenir aux fins de comparaison avec les échelles maximales de tolérance établies dans cette ordonnance;

« bruit perturbateur » : un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance et considéré comme source aux fins d’analyse, et comprend un bruit défini comme tel au présent article;

« bruit porteur d’information » : un bruit perturbateur comportant des éléments verbaux ou musicaux distincts des autres éléments sonores qui le composent;

« bruit stable » : un bruit perturbateur dont le niveau ne subit pas de variations importantes entre certaines valeurs limites qui sont fonction du lieu et de la période de la journée, telles qu’établies par ordonnance;

« détenteur » : notamment le conducteur, le locataire, le possesseur et le dernier propriétaire d’un véhicule automobile immatriculé;

« lieu habité » : un bâtiment ou un espace non bâti dans lequel ou sur lequel des personnes résident, travaillent ou séjournent, et comprend une habitation, un édifice à bureaux, un hôpital, un campement ou tout autre lieu analogue ou partie d’un tel lieu qui constitue un local distinct aux termes d’une ordonnance;

« lieu perturbé » : un lieu habité dont l’ambiance subit l’influence d’un bruit perturbateur;

« occupant » : une personne qui séjourne, travaille ou réside dans un lieu perturbé;

« usager » : une personne qui utilise un objet, un appareil ou un instrument au moyen duquel est émis un bruit perturbateur, et comprend le propriétaire, le locataire ou le possesseur d’un tel objet, appareil ou instrument, ou quiconque en a la garde;

« véhicule automobile » ou « véhicule » : un véhicule mû par un autre pouvoir que la force musculaire et adapté au transport sur les chemins publics mais non sur des rails.

2. Le bruit dont le niveau de pression acoustique est supérieur au maximum fixé par ordonnance ou celui qui est spécifiquement prohibé par le présent règlement constitue une nuisance et est interdit comme étant contraire à la paix et à l’ordre publics.

SECTION II

BRUIT ÉMIS PAR UN VÉHICULE AUTOMOBILE

3. Les dispositions de la présente section sont applicables en tout temps, sans égard à l’état et aux conditions de la circulation, à tout véhicule automobile qui se trouve dans la ville.

4. Le détenteur d’un véhicule automobile qui émet un bruit d’un niveau de pression acoustique supérieur au maximum fixé par ordonnance contrevient au présent règlement.

5. Malgré l’article 4, si le bruit émis par le véhicule automobile est dû à une manœuvre brutale destinée à éviter un accident alors que le véhicule roule d’une manière conforme aux règlements de la circulation, aucune infraction n’est censée avoir été commise.

6. Outre le bruit mentionné à l’article 4, est spécifiquement prohibé :

1º le bruit provenant du claquement d’un objet transporté sur le véhicule ou du claquement d’une partie du véhicule;

2º le bruit provenant de l’utilisation du moteur d’un véhicule à des régimes excessifs, notamment lors du démarrage ou de l’arrêt, ou produit par des accélérations répétées;

3º le bruit provenant de l’utilisation inutile ou abusive d’un sifflet, d’une sirène ou d’un appareil analogue dans un véhicule automobile;

4º le bruit excessif ou insolite provenant de la radio ou d’un appareil propre à reproduire des sons dans un véhicule automobile.

7. Le détenteur d’un véhicule automobile dans lequel ou à l’usage duquel est produit un bruit spécifiquement prohibé à l’article 6 contrevient au présent règlement.

SECTION III

BRUIT DANS LES LIEUX HABITÉS

8. L’émission d’un bruit perturbateur d’un niveau de pression acoustique supérieur au niveau maximal de bruit normalisé fixé par ordonnance à l’égard du lieu habité touché par cette émission est interdite.

9. Outre le bruit mentionné à l’article 8, est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur :

1º le bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur;

2º le bruit d’une sirène ou d’un autre dispositif d’alerte, sauf en conformité d’un permis délivré à cet effet ou sauf en cas de nécessité;

3º le bruit produit par un musicien ambulant au moyen d’instruments de musique ou d’objets utilisés comme tels, en tout temps s’il est fait usage d’instruments à percussion ou d’instruments fonctionnant à l’électricité, et en période de nuit dans les autres cas;

4º le bruit de cris, de clameurs, de chants, d’altercations ou d’imprécations et toute autre forme de tapage.

10. Le bruit d’un niveau de pression acoustique supérieur au niveau fixé par ordonnance est spécifiquement prohibé dans un bureau ou un local commercial sonorisés et dans un local ordinairement utilisé pour la danse et la musique.

11. L’émission, touchant ou non un lieu habité, d’un bruit spécifiquement prohibé aux articles 9 ou 10, est interdite.

12. Le directeur du service chargé d’appliquer la présente section peut, à la demande de l’occupant d’un lieu habité, effectuer une analyse visant à déterminer le type, le niveau et la provenance d’un bruit qui perturbe l’ambiance d’un tel lieu.

13. L’analyse prévue à l’article 12 doit se faire à l’aide des appareils et suivant les méthodes de mesure prescrits par ordonnance et le procès‑verbal d’analyse doit faire état de ces procédés.

Sous réserve du premier alinéa, l’analyse peut, dans les cas prévus par ordonnance, consister en une simple identification par la personne chargée d’effectuer l’analyse du type, de la provenance et du niveau du bruit, sans l’usage des appareils et méthodes mentionnés au premier alinéa et, dans ce cas, le procès‑verbal d’analyse doit en faire mention.

Malgré le premier alinéa, l’analyse par simple identification suffit dans le cas des bruits spécifiquement prohibés à l’article 9.

14. Lorsque le procès‑verbal de l’analyse effectuée conformément à l’article 13 établit que le bruit perturbateur dépasse le niveau maximal fixé par ordonnance ou est un bruit spécifiquement prohibé par le présent règlement, une plainte peut être déposée contre l’usager de l’objet, de l’appareil ou de l’instrument au moyen duquel ce bruit est émis, de même que contre la personne qui peut être responsable d’une telle émission.

15. L’agent de la paix qui a des motifs raisonnables de croire que la tranquillité d’une personne se trouvant dans un bâtiment d’habitation est troublée par un bruit qu’il estime excessif compte tenu de l’heure, du lieu et de toutes autres circonstances, peut ordonner à quiconque cause cette nuisance de la faire cesser immédiatement.

Quiconque n’obtempère pas sur‑le‑champ à l’ordre de l’agent de la paix donné conformément au premier alinéa contrevient au présent règlement.

16. Aucun permis ne peut être délivré pour un établissement ou une occupation lorsque les activités exercées dans cet établissement ou aux fins de cette occupation sont incompatibles avec les exigences du présent règlement.

Sont incompatibles au sens du premier alinéa les activités produisant dans le local qui fait l’objet de la demande de permis un bruit qui dépasse, dans un local voisin, le niveau de pression acoustique réglementaire.

Aux fins du premier alinéa, le directeur du service chargé de l’application du présent règlement peut faire procéder à une évaluation technique du bruit produit par de semblables activités.

17. Un permis délivré après les vérifications prévues à l’article 16 n’a pas pour effet d’exempter quiconque de l’application du présent règlement.

18. Aucun permis ne peut être délivré pour un établissement ou une occupation ci‑après mentionné, dont le local est adjacent à un bâtiment ou à une partie d’un bâtiment occupé à des fins d’habitation et qui se trouve dans une zone où l’habitation est autorisée :

1º dépôt d’articles de bric‑à‑brac ou d’effets d’occasion exploité en plein air;

2º dépôt de ferraille;

3º dépôt de matériaux provenant de démolition;

4º dépotoir;

5º discothèque;

6º établissement comportant un local commercial sonorisé;

7º salle de danse, parquet de danse;

8º salle de réception;

9º salle de spectacle;

10º studio de musique, studio de répétition de musique.

Aux fins de l’application du premier alinéa, le mot « local » comprend le site d’opérations en plein air d’un dépôt ou d’un dépotoir mentionné aux paragraphes 1, 2, 3 et 4.

19. Les articles 16 à 18 prévalent sur toute disposition d’un autre règlement.

SECTION IV

ORDONNANCES

20. Aux fins de l’application du présent règlement, le comité exécutif peut, par ordonnance :

1º désigner le directeur du service chargé de l’application du présent règlement ou d’une de ses sections;

2º fixer le niveau de pression acoustique du bruit qui, dans les circonstances décrites et les cas mentionnés au présent règlement, ne peut être dépassé;

3º déterminer toute méthode appropriée de mesure de l’intensité d’un bruit;

4º désigner ou décrire tout appareil ou instrument à utiliser lors des mesures, analyses ou autres opérations;

5º déterminer certaines aires à l’égard desquelles il estime nécessaire de particulariser les normes de bruit;

6º distinguer certaines périodes de la journée;

7º établir les modalités et la forme de tout avis.

Aux fins de l’application de la section II, le comité exécutif peut, par ordonnance, établir différentes catégories de véhicule.

Aux fins de l’application de la section III, le comité exécutif peut, par ordonnance :

1º prescrire les méthodes de normalisation des bruits mesurés;

2º classifier les lieux habités en locaux distincts suivant leur mode d’utilisation;

3º déterminer, dans les circonstances ou à l’occasion d’événements, de fêtes ou de manifestations qu’il précise ou autorise, les modalités d’exception aux articles 9, 10 et 11.

SECTION V

DISPOSITIONS PÉNALES

21. Quiconque contrevient au présent règlement commet une infraction et est passible :

1º pour une première infraction, d’une amende de 100 $ à 300 $;

2º pour une première récidive, d’une amende de 300 $ à 500 $;

3º pour toute récidive additionnelle, d’une amende de 500 $ à 1 000 $.

Charte de la Ville de Montréal, 1960, S.Q. 1959-60, ch. 102

517. Pour plus ample certitude sur les pouvoirs conférés au conseil par l’article 516, mais sans en restreindre la portée et sous les réserves qu’il contient, sans restreindre non plus l’étendue des pouvoirs que cette charte attribue par ailleurs au conseil, l’autorité et la juridiction de ce dernier s’étendent à toutes les matières suivantes :

a) la perception de deniers par l’imposition de taxes;

b) l’emprunt d’argent sur le crédit de la cité;

c) les rues, ruelles et voies publiques et le droit de passage au-dessus, au travers, le long ou au-dessous de celles-ci;

d) les égouts, drains et aqueducs;

e) les parcs, squares et traverses;

f) les licences de commerce et de colportage;

g) l’ordre, la paix et la sécurité publics;

h) l’hygiène et la salubrité;

i) la vaccination et l’inoculation;

j) les travaux et améliorations publics;

k) les substances explosibles;

l) les nuisances;

m) les marchés et abattoirs;

n) la décence et les bonnes mœurs;

o) les maîtres et serviteurs;

p) l’eau, la lumière, le chauffage, l’électricité et les chemins de fer;

q) l’octroi de franchises et de privilèges;

r) l’inspection des aliments;

s) généralement tout ce qui concerne la bonne administration des affaires de la cité, l’intérêt public et le bien-être de sa population.

. . .

520. Sans préjudice des articles 516, 517, 518 et 519 et sous réserve des dispositions des articles 529 à 538, le conseil peut, par règlement :

. . .

72° Définir ce qui constitue une nuisance; prohiber et supprimer les nuisances et imposer des amendes aux personnes qui en créent ou en laissent subsister,

. . .

Pourvoi accueilli avec dépens, le juge Binnie est dissident.

Procureurs de l’appelante : Charest, Séguin, Caron, Montréal.

Procureurs nommés par la Cour en qualité d’amicus curiae : Beauchemin, Paquin, Jobin, Brisson & Philpot, Montréal.

Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2005 CSC 62 ?
Date de la décision : 03/11/2005
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli. le règlement municipal est valide

Analyses

Droit municipal - Règlements - Validité - Nuisances - Haut‑parleur installé par un commerçant dans l’entrée de son bar de façon à ce que le son du spectacle présenté à l’intérieur soit entendu par les passants - Commerçant condamné en vertu du règlement municipal prohibant le bruit produit au moyen d’appareils sonores lorsqu’il s’entend à l’extérieur - Portée du règlement - Le règlement outrepasse‑t‑il la compétence conférée à la municipalité par sa loi habilitante? - Charte de la Ville de Montréal, 1960, S.Q. 1959‑1960, ch. 102, art. 516, 517l), 520 (72) - Règlement sur le bruit, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3, art. 9(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d’expression - Règlement municipal prohibant le bruit produit au moyen d’appareils sonores lorsqu’il s’entend à l’extérieur - Le règlement porte‑t‑il atteinte à la liberté d’expression? - Dans l’affirmative, cette atteinte est‑elle justifiable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b) - Règlement sur le bruit, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3, art. 9(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d’expression - Propriété publique - Application de l’art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés à une propriété publique.

Un commerçant, qui exploite un bar avec spectacles de danseuses au centre‑ville de Montréal, a installé dans l’entrée de son établissement un haut‑parleur amplifiant la trame sonore du spectacle présenté à l’intérieur, pour que les passants l’entendent. Il est reconnu coupable en Cour municipale d’une infraction au par. 9(1) du Règlement sur le bruit de la ville de Montréal, selon lequel « est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur : (1) le bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur ». La Cour supérieure annule la déclaration de culpabilité au motif que le Règlement brime la liberté d’expression du commerçant et que cette atteinte ne peut être justifiée. La Cour d’appel confirme cette décision. Elle statue que la Ville ne peut définir comme nuisance une activité qui n’en est pas une et que la prohibition constitue une violation injustifiée du droit à la liberté d’expression.

Arrêt (le juge Binnie est dissident) : Le pourvoi est accueilli. Le règlement municipal est valide.

La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Abella et Charron : Le paragraphe 9(1) du Règlement n’a pas une portée trop large et ne couvre que les sons qui ressortent du bruit d’ambiance. Bien que cette disposition rédigée en termes généraux révèle des ambiguïtés, une interprétation contextuelle les résout et permet de cerner la portée du par. 9(1). L’historique du Règlement révèle que le but recherché par le législateur est le contrôle des bruits qui constituent une interférence avec la jouissance paisible de l’environnement urbain. Le recours à l’objectif législatif dicte d’exclure de la portée du par. 9(1) les sons qui ne constituent que le résultat de l’activité humaine paisible et respectueuse de la communauté municipale. Le contexte immédiat de l’art. 9 appuie cette interprétation. Il fait ressortir que la notion de bruit qui nuit à la jouissance de l’environnement est implicite à l’art. 9 et que les activités qui y sont prohibées sont celles qui produisent un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance. [11] [16] [26] [34]

La Ville a compétence pour adopter le par. 9(1) du Règlement en vertu de son pouvoir de définir et de réglementer les nuisances prévu aux par. 517l) et 520(72) de la Charte de la Ville de Montréal, 1960. Seul un exercice de mauvaise foi, ou à des fins illégitimes ou déraisonnables, de ce pouvoir de réglementation justifiera la révision judiciaire. Pour contrôler le bruit, la Ville n’a pas créé de prohibition absolue, mais a choisi de cibler certains types de sons qui sont plus susceptibles de ressortir de l’ensemble des autres bruits ambiants. Ce choix s’inscrit naturellement dans son pouvoir délégué et ne constitue nullement un exercice déraisonnable ou irrégulier de ce pouvoir. [41] [45] [48] [54]

Le paragraphe 9(1) contrevient à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le bruit émis dans la rue au moyen d’un haut‑parleur avait un contenu expressif; le lieu et le mode d’expression n’excluaient pas cette activité expressive du champ de protection de l’al. 2b). La forme d’expression n’était pas violente et la preuve n’a pas établi que le mode d’expression et le lieu en cause faisaient obstacle à la fonction des rues de la municipalité ou ne favorisaient pas les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression. L’interdiction d’émettre un bruit amplifié sur les voies publiques restreint la liberté d’expression parce qu’elle a pour effet de limiter une expression qui favorise des valeurs comme l’enrichissement et l’épanouissement personnels. [58] [60‑68] [84‑85]

Bien que la conclusion portant que l’expression sur une propriété publique en cause en l’espèce entre dans le champ de protection de l’al. 2b) concorde avec les différentes façons d’aborder cette question décrites dans Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, le critère servant à déterminer si l’al. 2b) s’applique à l’expression sur une propriété publique doit être précisé et la méthode suivante adoptée. La question fondamentale consiste à déterminer s’il s’agit d’un endroit public où l’on s’attendrait à ce que la liberté d’expression bénéficie d’une protection constitutionnelle parce que l’expression, dans ce lieu, ne va pas à l’encontre des objectifs que l’al. 2b) est censé favoriser — soit le débat démocratique, la recherche de la vérité et l’épanouissement personnel. Pour trancher cette question, il faut examiner la fonction historique ou réelle de l’endroit et les autres caractéristiques du lieu qui laissent croire que le fait de s’y exprimer minerait les valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression. L’application de cette méthode confirme la conclusion que l’expression en cause entre dans le champ de protection de l’al. 2b). [70] [74] [81]

Le paragraphe 9(1) est justifié au sens de l’article premier de la Charte canadienne. L’objectif de la répression de la pollution par le bruit est urgent et réel et la mesure contestée satisfait au critère de la proportionnalité. Premièrement, la restriction concernant le bruit produit au moyen d’appareils sonores a un lien rationnel avec l’objectif de la Ville. Deuxièmement, cette mesure porte une atteinte raisonnablement minimale au droit à la liberté d’expression. Les représentants élus doivent bénéficier d’une certaine latitude, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement, où les avis divergent, les intérêts s’opposent et la précision est inatteignable. La Ville a soutenu qu’aucun autre moyen pratique ne lui permettait vraiment de régler le problème complexe auquel elle faisait face. Réglementer l’intensité du bruit mesurable à l’aide de sonomètres n’est pas réaliste et ne permettrait pas à la Ville de réaliser son objectif d’éliminer, sauf exception, un certain type de son. Enfin, les effets préjudiciables sur la liberté d’expression de la réglementation du bruit produit au moyen d’appareils sonores qui interfère avec l’utilisation et la jouissance paisibles de l’environnement urbain sont proportionnés à son effet bénéfique de réduire la pollution par le bruit dans la rue et les environs. [89‑99]

Le juge Binnie (dissident) : Le sens du par. 9(1), interprété selon les règles modernes d’interprétation contextuelle des lois et règlements, est exactement celui exprimé par son libellé. Il impose une interdiction générale du « bruit produit au moyen d’appareils sonores ». Les mesures réglementaires antibruit sont de trois types. Le premier consiste à interdire le bruit qui excède une limite objective mesurable (p. ex. un niveau prescrit de décibels). Le deuxième, à interdire le bruit en fonction d’un critère subjectif (p. ex. le bruit qui interfère avec la qualité de vie). Le troisième, à interdire le bruit émanant d’une source en particulier (p. ex. le son d’un klaxon dans une zone d’hôpital). L’opinion de la majorité transforme une mesure du type 3 en une mesure du type 2, une interprétation contraire à l’intention de la Ville, à la fois telle qu’elle l’a exprimée dans le Règlement et telle qu’elle l’a présentée à la Cour dans son argumentation écrite et sa plaidoirie. Interprété tel que la Ville voulait qu’il soit interprété, le par. 9(1) est ultra vires. [102‑103]

Suivant son sens grammatical, le par. 9(1) impose une interdiction générale qui repose exclusivement sur la source du bruit et inclut le bruit qui n’est pas une nuisance. En l’espèce, le contexte renforce le sens grammatical ordinaire des termes employés par le législateur et révèle que le par. 9(1) ne comporte aucune ambiguïté, latente ou autre. Bien que les tribunaux ne puissent exiger dans la formulation d’un texte législatif un degré de précision plus élevé que ne le permet son objet, cette indulgence ne s’applique pas au Règlement, dont les dispositions mêmes, hormis le par. 9(1), démontrent qu’il est possible d’atteindre un niveau de précision judicieux et raisonnable. La Ville aurait pu introduire dans le par. 9(1) des limites touchant l’intensité, le lieu, le type et la source du bruit, ainsi que des normes qualitatives. Il y a profusion d’antécédents en matière de formulation de règlements municipaux antibruit au Québec dont il faut présumer que la Ville de Montréal était au courant. La Ville voulait de toute évidence emprunter un chemin inédit. Le législateur indique clairement que le par. 9(1) prohibe le bruit qui y est décrit, « [o]utre le bruit mentionné à l’article 8 » qui interdit, à l’égard des lieux habités, « [l]’émission d’un bruit perturbateur d’un niveau de pression acoustique supérieur au niveau maximal de bruit normalisé fixé par ordonnance ». Une seule interprétation est possible : le « bruit produit au moyen d’appareils sonores » visé au par. 9(1) ne doit pas nécessairement être perturbateur, ne doit pas nécessairement atteindre le niveau fixé par ordonnance, et ne doit pas nécessairement toucher un lieu habité. La Ville a le droit d’obtenir l’opinion de la Cour sur la validité de cette nouvelle façon de faire, plutôt que de voir la Cour modifier essentiellement son règlement pour le faire concorder avec le modèle dont la Ville voulait de toute évidence se démarquer. [115] [117] [122] [124] [139] [143]

Le fait d’ajouter des mots au par. 9(1), puis d’en supprimer d’autres, d’accentuer le sens de certains termes pour exiger un « lien essentiel avec un bâtiment » et, enfin, d’atténuer l’effet du par. 9(1) va au‑delà de ce qu’un tribunal peut faire lorsqu’il interprète un texte législatif et constitue une modification judiciaire inadmissible. Il arrive que les tribunaux procèdent à un remodelage aussi radical d’un texte inconstitutionnel à titre de réparation lorsque la situation s’y prête, mais, en l’occurrence, ce remodelage est imposé à l’étape préliminaire de l’interprétation, alors que la mission de la Cour consiste simplement à déterminer l’intention du législateur et non à remédier à un préjudice. [110] [147]

Le paragraphe 9(1) est ultra vires et abusif. Le pouvoir législatif de définir et de prohiber les « nuisances » conféré au conseil municipal par la Charte de la Ville de Montréal, 1960 ne lui permet pas de qualifier une activité ou une chose de nuisance « lorsque cette chose n’a aucun caractère nuisible, ne fait du tort, du mal à personne ». Le bruit n’est pas par nature une nuisance. Il faut donc en préciser le caractère abusif. Même si le par. 9(1) se situait dans les limites de la compétence législative de la Ville de définir et de prohiber les nuisances, il constituerait un exercice manifestement déraisonnable de ce pouvoir. Plutôt que d’affirmer que le législateur ne peut avoir voulu dire ce qu’il a dit au par. 9(1), il serait plus respectueux du rôle dévolu à la Cour dans notre régime constitutionnel de renvoyer la disposition lacunaire au conseil municipal pour qu’il l’examine et, éventuellement, en édicte une nouvelle version. [150] [157‑158] [160‑161] [165]

Le paragraphe 9(1) porte atteinte à la liberté d’expression protégée par l’al. 2b) de la Charte canadienne et cette atteinte n’est pas justifiée. S’en remettre au pouvoir discrétionnaire de la poursuite n’est pas une solution au problème de la portée excessive du par. 9(1) parce que ce pouvoir n’est régi par aucun critère prescrit « par une règle de droit ». Le paragraphe 9(1) constitue en outre une réponse disproportionnée au problème bien réel de la pollution sonore en ce qu’il va au‑delà de ce qui pourrait être considéré comme une atteinte minimale à la liberté d’expression des Montréalais. Il n’est pas certain que l’exception fondée sur le principe de minimis, dont certains délinquants potentiels pourraient espérer bénéficier, s’applique au Canada et la procédure d’obtention de permis n’atténue guère les effets néfastes de l’interdiction. Le simple fait que l’accusée disposait d’autres moyens de promouvoir ses spectacles ne peut justifier le par. 9(1). La question déterminante n’est pas de savoir quels sont les effets de la loi attentatoire dans le cas d’un accusé en particulier, mais si les mesures choisies par le législateur, appliquées aux Montréalais en général, sont proportionnées à l’objectif législatif de la Ville. [166‑174]


Parties
Demandeurs : Montréal (Ville)
Défendeurs : 2952-1366 Québec Inc.

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin et la juge Deschamps
Arrêt appliqué et expliqué : Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139
arrêts mentionnés : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42
Cheema c. Ross (1991), 82 D.L.R. (4th) 213
R. c. Luciano (1986), 34 M.P.L.R. 233
R. c. Hadden, [1983] 3 W.W.R. 661, conf. par [1984] 1 W.W.R. 384
Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031
R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213
McBratney c. McBratney (1919), 59 R.C.S. 550
Canadian Fishing Co. c. Smith, [1962] R.C.S. 294
Sidmay Ltd. c. Wehttam Investments Ltd., [1968] R.C.S. 828
Berardinelli c. Ontario Housing Corp., [1979] 1 R.C.S. 275
Demers c. St‑Laurent (Ville de), [1997] R.J.Q. 1892
Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91
Hamilton (City of) c. Hamilton Distillery Co. (1907), 38 R.C.S. 239
Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231
Montreal (City of) c. Beauvais (1909), 42 R.C.S. 211
Associated Provincial Picture Houses, Ltd. c. Wednesbury Corp., [1947] 2 All E.R. 680
Juneau c. Québec (Ville de), [1991] R.J.Q. 2781
Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368
Saint‑Michel‑Archange (Municipalité de) c. 2419‑6388 Québec Inc., [1992] R.J.Q. 875
Laval (Ville) c. Prince, [1996] A.Q. no 58 (QL)
Sablières Laurentiennes Ltée c. Ste‑Adèle (Ville de), [1989] R.L. 486
R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674
Morrison c. Kingston (1937), 69 C.C.C. 251
114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697
Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084
MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson (1994), 89 C.C.C. (3d) 217
R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Citée par le juge Binnie (dissident)
Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485
Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, 2005 CSC 26
Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031
R. c. L’Heureux, [1996] A.Q. no 2135 (QL)
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
Anctil c. Cour municipale de Ville de La Pocatière, [1973] C.S. 238
Laval (Ville) c. Prince, [1996] A.Q. no 58 (QL)
Métabetchouan‑Lac-à-La‑Croix (Ville de) c. Restaurant‑Bar Chez Miville inc., C.S. Alma, no 160‑36‑000006‑995, 8 mai 2000
Baie‑Comeau (Ville) c. Bar le Broadway, 1999 CarswellQue 1472
Beloeil (Ville) c. Pergola 2000, [2003] J.Q. no 12782 (QL)
Nutrichef Ltée c. Brossard (Ville), C.S. Longueuil, no 505‑36‑000006‑876, 12 avril 1988
Sévigny c. Alimentation G. F. Robin inc., SOQUIJ AZ-99021251
Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231
Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000] 1 R.C.S. 342, 2000 CSC 13
Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), [2000] 2 R.C.S. 919, 2000 CSC 64
United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485, 2004 CSC 19
Kirkland (Ville) c. Phares (1993), 19 M.P.L.R. (2d) 314
Saint‑Michel‑Archange (Municipalité de) c. 2419‑6388 Québec Inc., [1992] R.J.Q. 875
Sablières Laurentiennes Ltée c. Ste‑Adèle (Ville de), [1989] R.L. 486
Sambault c. Mercier (Corp. mun. de Ville), [1983] C.S. 147
Beach c. Perkins (Municipalité de), [1975] C.S. 85
Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368
Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91
R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045
R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371
R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128
Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139
R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295.
Lois et règlements cités
Acte pour amender et consolider les dispositions de l’ordonnance pour incorporer la cité et ville de Montréal, S. Prov. C. 1851, 14 & 15 Vict., ch. 128, art. LVIII.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b).
Charte de la Ville de Montréal, 1960, S.Q. 1959‑60, ch. 102, art. 516, 517l), 520(72).
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 3, 9.1.
Cité de Montréal, Règlement pour pourvoir au maintien de la Paix Publique et du bon ordre (dans Charte et Règlements de la Cité de Montréal (1865), ch. 23), sec. 3.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 976.
Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I‑16, art. 41.1.
Loi revisant et refondant la charte de la cité de Montréal, S.Q. 1899, ch. 58, art. 299, al. 1, 299, al. 2(7), 299, al. 2(12), 300(50).
Ville de Montréal, Règlement no 1448, Règlement concernant le bruit et abrogeant, en tout ou en partie, certains règlements, 18 août 1937, art. 5.
Ville de Montréal, Règlement no 4996, Règlement sur le bruit, 21 juin 1976, art. 15.1.1.
Ville de Montréal, Règlement sur le bruit, R.R.V.M. 1994, ch. B‑3, art. 1 « bruit comportant des sons purs audibles », « bruit d’ambiance », « bruit perturbateur », 2, 6(3), 8, 9, 10, 11, 13, 20.
Doctrine citée
Côté, Pierre‑André. Interprétation des lois, 3e éd. Montréal : Thémis, 1999.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Giroux, Lorne. « Retour sur les compétences municipales en matière de nuisance ». Dans Service de formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de l’environnement. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1999, 299.
L’Heureux, Jacques. Droit municipal québécois, t. II. Montréal : SOREJ, 1984.
Langlois, Denis. « Le bruit et la fureur : les réglementations municipale et provinciale en matière de bruit ». Dans Service de formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit municipal. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1992, 163.
Moon, Richard. The Constitutional Protection of Freedom of Expression. Toronto : University of Toronto Press, 2000.
Mullan, David J. Administrative Law. Toronto : Irwin Law, 2001.
Nouveau Larousse Encyclopédique, vol. 1. Paris : Larousse, 2001, « bruit ».

Proposition de citation de la décision: Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62 (3 novembre 2005)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2005-11-03;2005.csc.62 ?
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