La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/03/2006 | CANADA | N°2006_CSC_10

Canada | R. c. Lavigne, 2006 CSC 10 (30 mars 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Lavigne, [2006] 1 R.C.S. 392, 2006 CSC 10

Date : 20060330

Dossier : 30508

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Richard Lavigne

Intimé

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)

La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Fish, Abella et Charron)

______________________________

R. c. Lavigne, [2006]

1 R.C.S. 392, 2006 CSC 10

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Richard Lavigne Intimé

Répertorié : R. c. Lavigne

Référence neutre : 2006 CSC 10....

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Lavigne, [2006] 1 R.C.S. 392, 2006 CSC 10

Date : 20060330

Dossier : 30508

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Richard Lavigne

Intimé

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)

La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Fish, Abella et Charron)

______________________________

R. c. Lavigne, [2006] 1 R.C.S. 392, 2006 CSC 10

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Richard Lavigne Intimé

Répertorié : R. c. Lavigne

Référence neutre : 2006 CSC 10.

No du greffe : 30508.

2005 : 8 décembre; 2006 : 30 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Baudouin, Proulx et Rochon), [2004] R.J.Q. 1796, 23 C.R. (6th) 313, [2004] J.Q. no 6963 (QL), qui a confirmé un jugement du juge Marchand, [2003] J.Q. no 14742 (QL), qui avait infligé une amende de 20 000 $ à l’accusé. Pourvoi accueilli.

Yvan Poulin et Michel F. Denis, pour l’appelante.

Personne n’a comparu pour l’intimé.

Lucie Joncas, en qualité d’amicus curiae.

Le jugement de la Cour a été rendu par

1 La juge Deschamps — La question soulevée par le pourvoi peut être formulée ainsi : la capacité de payer d’un contrevenant est-elle un facteur dont le tribunal peut tenir compte dans sa décision d’infliger une amende en remplacement d’une ordonnance de confiscation de biens qui constituent des produits de la criminalité (par. 462.37(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »))? Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le pouvoir discrétionnaire conféré par cette disposition est limité et que la capacité de payer ne peut être prise en considération ni dans la décision d’infliger l’amende, ni dans l’établissement du montant de celle-ci.

1. Faits, arguments et jugements de la Cour du Québec et de la Cour d’appel

2 Dans le cadre d’une enquête amorcée en 2001 et menée en collaboration avec plusieurs corps policiers municipaux, la Sûreté du Québec, des agents de douane canadiens et américains et la Drug Enforcement Administration des États-Unis, la Gendarmerie royale du Canada met à jour un réseau de trafic de cannabis. Vingt-six individus, dont l’intimé, sont mis en accusation le 3 juillet 2002. Ce dernier plaide coupable devant un juge de la Cour du Québec à un chef de complot pour production de cannabis, trafic de cannabis, possession de cannabis en vue d’en faire le trafic et possession de biens provenant du trafic de cannabis (art. 465 C. cr.) et à un autre chef de commission d’actes criminels au profit d’une organisation criminelle (art. 467.12 C. cr.).

3 La poursuite suggère une peine d’emprisonnement de six ans, réduite du temps passé en détention préventive, ainsi qu’une amende en remplacement d’une ordonnance de confiscation (par. 462.37(3) C. cr.). À ce sujet, la poursuite prétend que l’argent n’a pu être retrouvé parce que l’intimé en aurait disposé par des dons et achats divers. L’avocat de l’intimé recommande une peine de 40 mois qui, une fois réduite de la période de détention préventive, s’établirait à huit mois et demi d’emprisonnement, lesquels pourraient être purgés dans la communauté. Concernant l’amende, l’avocat soutient que l’intimé n’a pas bénéficié personnellement de l’argent, mais en aurait fait profiter ses proches.

4 À la suite des plaidoiries présentencielles, le juge conclut que l’intimé a lui-même participé au transport du cannabis et qu’il n’est pas un simple exécutant. Il a intégré un autre individu dans le réseau, l’a formé et a reçu une part des revenus que ce dernier tirait lui aussi des activités illégales. L’intimé a tiré au moins 150 000 $ des crimes reprochés. Le juge évalue la peine appropriée à 50 mois d’emprisonnement, qu’il réduit à 19 mois après avoir tenu compte de la période de détention préventive. En raison de la nature des accusations, il refuse la demande de l’intimé de purger la peine dans la collectivité. Pour ce qui est de la demande d’infliction d’une amende en remplacement de l’ordonnance de confiscation, le juge se dit incapable de conclure que l’intimé est encore en possession de la somme de 150 000 $ qu’il a tirée des activités illégales. Invoquant son pouvoir discrétionnaire et s’appuyant sur ce qu’il estimait être la jurisprudence majoritaire lui dictant de prendre en considération la capacité de payer de l’intimé, le juge conclut qu’une amende de 20 000 $ était « justifiée » ([2003] J.Q. no 14742 (QL), par. 56).

5 La poursuite se pourvoit devant la Cour d’appel mais uniquement contre le montant de l’amende infligée en remplacement de l’ordonnance de confiscation. Elle affirme que le juge ne pouvait réduire le montant de l’amende. La Cour d’appel rejette l’appel ([2004] R.J.Q. 1796). Elle souligne d’abord que, aux termes du par. 462.37(1), l’ordonnance de confiscation est obligatoire. Elle considère cependant comme facultative l’infliction de l’amende en remplacement de l’ordonnance de confiscation prévue par le par. 462.37(3). La Cour d’appel estime que le par. 734(2) n’a pas pour effet d’écarter la règle générale voulant que la capacité de payer d’un contrevenant soit prise en considération, mais que cette règle n’est simplement pas obligatoire dans le cas de l’amende en remplacement de la confiscation. Elle conclut qu’il serait injuste de ne pas tenir compte de la capacité de payer.

6 La poursuite a obtenu la permission de se pourvoir devant notre Cour. L’intimé n’est pas représenté et la Cour a nommé un avocat pour agir comme amicus curiae.

2. Analyse

7 L’interprétation du par. 462.37(3) C. cr. est en litige. Je me propose de suivre ce qui est maintenant qualifié de méthode moderne d’interprétation : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87). J’examinerai donc brièvement le contexte de l’adoption des dispositions concernant les produits de la criminalité et ferai un survol de ces dispositions dans leur ensemble pour déterminer leur esprit, leur objet, ainsi que l’intention du législateur. J’étudierai ensuite la disposition litigieuse en la replaçant dans le contexte de la partie XII.2 (Produits de la criminalité) et, enfin, l’impact des dispositions générales régissant la détermination de la peine.

2.1 Contexte d’adoption et survol des dispositions concernant les produits de la criminalité

8 En 1989, donnant suite à l’engagement qu’il a pris en signant la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, R.T. Can. 1990 no 42, le Canada modifie le Code criminel en y ajoutant la partie XII.2 (Produits de la criminalité) : L.R.C. 1985, ch. 42 (4e suppl.) (anciennement L.C. 1988, ch. 51), art. 2. Les nouvelles dispositions permettent à la poursuite d’avoir recours à des outils d’enquête nouveaux (art. 462.32), créent de nouvelles infractions (par. 462.31(1)) et prévoient des règles particulières en matière de détermination de la peine (par. 462.31(2) et art. 462.37). Comme le dit avec raison l’auteur P. M. German, au-delà du contrevenant lui-même, le législateur vise les produits de la criminalité (Proceeds of Crime : The Criminal Law, Related Statutes, Regulations and Agreements (éd. feuilles mobiles), p. 3-4) :

[traduction] La partie XII.2 va beaucoup plus loin que les autres initiatives de lutte contre la criminalité. Elle représente un changement paradigmatique, où l’on délaisse la structure traditionnelle du droit criminel familière aux Canadiens — à savoir celle axée sur l’individu et une opération unique — au profit d’une structure basée à la fois sur les biens concernés et les multiples opérations effectuées par les organisations criminelles. Cette structure s’attache aux produits de la criminalité plutôt qu’au contrevenant, que celui-ci soit une personne physique ou morale, l’objectif déclaré étant de neutraliser les organisations criminelles plutôt que de punir les contrevenants eux-mêmes. L’efficacité avec laquelle cette structure permet de réaliser cet objectif est inexorablement liée à la rapidité avec laquelle les produits de la criminalité sont saisis ou bloqués et, en conséquence, elle agit pour l’avenir, en vue d’une déclaration de culpabilité dans une instance ultérieure. [Renvois omis.]

9 Une grande importance est donc accordée aux produits de la criminalité et un des buts avoués est de neutraliser les organisations criminelles en les privant du fruit de leurs activités. Selon l’honorable Ray Hnatyshyn, ministre de la Justice lors de la présentation du projet de loi, les trafiquants n’étaient pas suffisamment dissuadés par les méthodes traditionnelles de détermination de la peine. Le Canada devait se doter des moyens de priver les contrevenants des fruits de leurs crimes et de leur retirer toute motivation de poursuivre leurs activités criminelles. Parmi tous les moyens choisis, le principal est la confiscation (Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C-61, fascicule no 1, 5 novembre 1987, p. 1:8). L’efficacité des moyens mis en œuvre dépend largement de la rigueur des nouvelles dispositions et de leur effet dissuasif (Québec (Procureur général) c. Laroche, [2002] 3 R.C.S. 708, 2002 CSC 72, par. 25).

2.2 Disposition en litige dans le contexte de la partie XII.2 (Produits de la criminalité)

10 La peine infligée pour une infraction visée par la partie XII.2 concernant les produits de la criminalité comporte deux volets : la sanction liée à la commission de l’infraction désignée (par. 462.3(1)) et la confiscation des produits de la criminalité (par. 462.37(1)). Les nouvelles dispositions s’ajoutent aux outils existants. L’intention du législateur est claire. Non seulement l’acte doit-il être puni, mais il ne doit pas bénéficier au contrevenant. Le législateur veut ainsi s’assurer que le crime ne paie pas. Bien que le pourvoi porte sur le pouvoir discrétionnaire dont dispose le tribunal qui inflige une amende en remplacement de la confiscation, il importe de bien cerner l’objectif de la disposition principale afin de pouvoir dégager celui de la disposition autorisant la peine substitutive.

11 La disposition principale sur la confiscation est susceptible d’avoir une portée très large. Elle est ainsi rédigée :

462.37 (1) Sur demande du procureur général, le tribunal qui détermine la peine à infliger à un accusé coupable d’une infraction désignée — ou absous en vertu de l’article 730 à l’égard de cette infraction — est tenu, sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 462.39 à 462.41, d’ordonner la confiscation au profit de Sa Majesté des biens dont il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils constituent des produits de la criminalité obtenus en rapport avec cette infraction désignée; l’ordonnance prévoit qu’il est disposé de ces biens selon les instructions du procureur général ou autrement en conformité avec la loi.

12 Les biens sujets à confiscation sont ceux qui constituent des « produits de la criminalité », expression qui est définie ainsi au par. 462.3(1) :

462.3 (1) . . .

« produits de la criminalité » Bien, bénéfice ou avantage qui est obtenu ou qui provient, au Canada ou à l’extérieur du Canada, directement ou indirectement :

a) soit de la perpétration d’une infraction désignée;

b) soit d’un acte ou d’une omission qui, au Canada, aurait constitué une infraction désignée.

Le mot « biens » est lui-même défini à l’art. 2 :

2. . . .

« biens » ou « propriété »

a) Les biens meubles et immeubles de tous genres, ainsi que les actes et instruments concernant ou constatant le titre ou droit à des biens, ou conférant le droit de recouvrer ou de recevoir de l’argent ou des marchandises;

b) des biens originairement en la possession ou sous le contrôle d’une personne, et tous biens en lesquels ou contre lesquels ils ont été convertis ou échangés et tout ce qui a été acquis au moyen de cette conversion ou de cet échange;

. . .

13 Les biens susceptibles de constituer des produits de la criminalité sont donc très variés. Il peut s’agir de droits réels ou personnels, de biens corporels ou incorporels. La confiscation peut porter sur le bien original ou sur un bien acquis en échange ou par conversion du premier. Il peut s’agir aussi d’un droit visant une partie d’un bien. Le lien du bien ou droit en question avec l’infraction désignée n’a pas besoin d’être direct. Il suffit que ce bien ou ce droit ait été obtenu « en rapport avec » l’infraction.

14 De plus, en vertu de cette disposition, tel que le dit clairement le texte du par. 462.37(1), le tribunal qui détermine la peine à infliger à un accusé coupable d’une infraction concernant les produits de la criminalité « est tenu », sur demande du procureur général, d’ordonner la confiscation des biens obtenus en rapport avec cette infraction.

15 La large portée des expressions « produits de la criminalité » et « en rapport avec », conjuguée à l’absence de tout pouvoir discrétionnaire dans le texte de la disposition, est significative. Le législateur donne un caractère contraignant à cette disposition en imposant la confiscation et en assujettissant à son application la plus vaste gamme possible de biens.

16 Par les dispositions sur la confiscation, le législateur a voulu ajouter du mordant aux dispositions générales sur la peine. Alors que ces dernières visent à punir le contrevenant pour la perpétration d’une infraction donnée, la confiscation a plutôt comme objectif de priver le contrevenant et l’organisation criminelle des produits de leur crime et de les dissuader de perpétrer d’autres infractions. La sévérité des dispositions et leur large portée indiquent que le législateur cherche à prévenir la criminalité en montrant que le produit du crime lui-même ou l’équivalent peut être confisqué.

17 La sévérité montrée par le législateur est d’ailleurs illustrée par le par. 462.37(2), lequel prévoit que les biens pour lesquels un lien avec l’infraction dont un contrevenant est déclaré coupable n’est pas prouvé peuvent tout de même être confisqués s’il est démontré qu’il s’agit de produits de la criminalité.

18 La confiscation des produits de la criminalité n’est cependant pas toujours praticable. Le produit du crime peut avoir été utilisé, transféré, transformé ou tout simplement être introuvable. Pour éviter que le produit d’un crime profite indirectement à ses auteurs, le législateur prévoit que le tribunal peut infliger une amende en remplacement des produits de la criminalité. C’est donc dans le cadre de l’objectif visé par les dispositions sur la confiscation qu’il faut replacer l’amende en remplacement de la confiscation.

19 Alors que le législateur emploie des termes qui ne laissent aucune flexibilité au tribunal dans les cas où le bien peut être retracé, il utilise un langage plus permissif pour ce qui est de l’infliction de l’amende en remplacement de la confiscation. Le paragraphe 462.37(3) énonce que, lorsque la confiscation n’est pas praticable, le tribunal « peut » substituer une amende à l’ordonnance de confiscation. Ce paragraphe est ainsi rédigé :

462.37 . . .

(3) Le tribunal qui est convaincu qu’une ordonnance de confiscation devrait être rendue à l’égard d’un bien — d’une partie d’un bien ou d’un droit sur celui‑ci — d’un contrevenant peut, en remplacement de l’ordonnance, infliger au contrevenant une amende égale à la valeur du bien s’il est convaincu que le bien ne peut pas faire l’objet d’une telle ordonnance et notamment dans les cas suivants :

a) impossibilité, malgré des efforts en ce sens, de retrouver le bien;

b) remise à un tiers;

c) situation du bien à l’extérieur du Canada;

d) diminution importante de valeur;

e) fusion avec un autre bien qu’il est par ailleurs difficile de diviser.

20 Il peut paraître étrange que le législateur ait imposé l’ordonnance de confiscation lorsque la poursuite peut établir un rapport avec un bien donné et l’infraction pour laquelle le contrevenant reçoit sa peine, mais qu’il ait utilisé une expression qui reflète généralement un pouvoir discrétionnaire pour décrire l’exercice auquel le tribunal doit se plier pour décider s’il infligera ou non une amende en remplacement de la confiscation.

21 Selon une première interprétation, le mot « peut » indique que le tribunal dispose d’un large pouvoir discrétionnaire lui permettant de moduler l’amende selon les principes généraux applicables à la détermination de la peine, sous réserve des règles spécifiques explicitement prévues. C’est l’interprétation qu’a retenue la Cour d’appel du Québec dans R. c. Savard, [1998] A.Q. no 1565 (QL), et dans la présente affaire. La Cour d’appel du Manitoba à la majorité, dans R. c. Neves (2005), 202 C.C.C. (3d) 375, 2005 MBCA 112, a elle aussi été d’avis que le tribunal qui inflige une amende de remplacement peut prendre en considération la capacité de payer pour décider d’appliquer ou non cette sanction. Dans Neves, les juges majoritaires ne reconnaissent toutefois pas que le pouvoir discrétionnaire dont dispose le tribunal lui permet de réduire le montant de l’amende pour tenir compte de la capacité de payer du contrevenant comme facteur d’individualisation. Suivant une deuxième interprétation, le mot « peut » se traduit par une obligation et correspond à « doit » à compter du moment où le tribunal constate que le bien ne peut être confisqué. Il s’agit de l’interprétation qui a été adoptée par les juges minoritaires dans Neves, par la Cour d’appel du Manitoba dans R. c. Garoufalis (1998), 131 C.C.C. (3d) 242, et par la Cour d’appel de Saskatchewan dans R. c. Geschwandtner (2004), 241 Sask. R. 248, 2004 SKCA 15. Enfin, conformément à une troisième interprétation, le tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire limité lorsqu’il inflige l’amende, mais la capacité de payer du contrevenant n’est pas un critère qui peut être pris en considération. C’est ce que la poursuite suggère dans le présent dossier, avec raison selon moi.

2.2.1 Première interprétation : large pouvoir discrétionnaire

22 Le mot « peut » est souvent indicatif de l’existence d’un large pouvoir discrétionnaire. Le piège de l’interprétation littérale doit cependant être évité. Les tribunaux ont d’ailleurs élaboré les règles modernes d’interprétation après avoir pris conscience de la fragilité de la méthode d’interprétation littérale.

23 Le pouvoir discrétionnaire du tribunal est nécessairement limité par la raison d’être de l’ordonnance de remplacement. En effet, il ne peut être exercé que pour remplacer la confiscation. Il ne s’agit pas d’une solution ouverte dans tous les cas. Le pouvoir ne peut être exercé que lorsque le tribunal ne peut ordonner la confiscation ou lorsque celle-ci n’est pas praticable. Comme la confiscation a pour but de priver les contrevenants des produits du crime et ainsi de dissuader tant les organisations criminelles que les contrevenants eux-mêmes de commettre les infractions désignées, l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit aussi tenir compte du fait que le législateur cherche à dissuader non seulement les contrevenants, mais aussi les organisations criminelles.

24 L’énumération des circonstances dans lesquelles le tribunal peut, notamment, infliger une amende en remplacement de la confiscation illustre elle aussi les limites du pouvoir discrétionnaire. Par exemple, ce pouvoir peut être exercé a) lorsqu’il y a impossibilité, malgré des efforts en ce sens, de retrouver le bien ou b) lorsque le bien a été remis à un tiers. Cette énumération ne paraît toutefois pas limitative, vu la présence du mot « notamment », lequel suggère que d’autres circonstances ne sont pas énumérées. Ces circonstances doivent cependant être de même nature que celles qui sont explicitement mentionnées. Le juge ne pourrait donc pas refuser d’infliger une amende du seul fait que le contrevenant n’est plus en possession du bien ou c) que le bien est à l’extérieur du Canada. Le juge ne peut donc transformer des circonstances donnant ouverture à l’ordonnance de remplacement en circonstances justifiant de ne pas infliger l’amende.

25 L’amicus curiae plaide que l’infliction d’une amende sans tenir compte des principes généraux de détermination de la peine a pour effet d’infliger au contrevenant une double punition. Un tel argument omet de prendre en considération que ces principes ne sont pas tous écartés et que l’amende en remplacement de la confiscation est vue comme un volet autonome de la peine. Si cette ordonnance fait techniquement partie de la peine, elle s’en démarque toutefois en ce qu’elle vise à remplacer le produit du crime. Elle n’est pas considérée comme la punition prévue spécifiquement pour l’infraction désignée.

26 L’objectif même de la partie XII.2 est de réserver un traitement spécial aux produits de la criminalité, en sus de la punition prévue pour la commission du crime. L’amende qui est alors infligée comporte d’ailleurs certaines particularités : l’emprisonnement pour défaut de paiement fait l’objet de règles spécifiques (par. 462.37(4) et (5)). L’amende ou l’emprisonnement infligé comme peine principale sanctionne la commission de l’infraction désignée. La confiscation ou l’amende infligée en remplacement de la confiscation prive le contrevenant des produits de son crime et dissuade les contrevenants et complices potentiels.

27 Le mot « peut » ne saurait donc avoir pour effet de conférer un large pouvoir discrétionnaire. L’exercice de ce pouvoir est nécessairement limité par l’objectif de la disposition, par la nature de l’ordonnance et par les circonstances dans lesquelles celle-ci doit être rendue.

2.2.2 Deuxième interprétation : le mot « peut » est assimilable à « doit »

28 La deuxième interprétation n’est pas non plus satisfaisante, parce qu’elle n’est pas conciliable avec l’ensemble des dispositions de la partie XII.2. Il est important de rappeler que les objectifs visés sont de priver le contrevenant du produit de son crime et de dissuader les contrevenants potentiels et les organisations criminelles. D’une part, le mot « peut » ne doit être assimilé à « doit » que lorsque le contexte l’exige. Tel n’est pas le cas ici. Le sens littéral du mot « peut » ressort de la lecture de l’ensemble des dispositions de la partie XII.2. D’autre part, le tribunal pourrait être en présence de circonstances où la poursuite des objectifs de ces dispositions ne requiert pas l’infliction d’une amende. Ce serait le cas, par exemple, si le contrevenant n’a pas bénéficié du crime et s’il s’agit d’un crime isolé commis par un contrevenant agissant seul. Dans ce cas, aucun des objectifs ne serait servi ou contrecarré par le refus d’infliger une amende de remplacement. Le mot « peut » laisse place à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui est conforme à l’esprit de l’ensemble des dispositions concernées.

2.2.3 Troisième interprétation : le juge dispose d’un pouvoir discrétionnaire limité ne l’autorisant pas à prendre en considération la capacité de payer

29 J’ai dit précédemment être d’avis que le juge dispose d’un pouvoir discrétionnaire limité lorsqu’il inflige une amende en remplacement de la confiscation. J’ai également donné des exemples de limites à ce pouvoir et mentionné un cas d’exercice de celui-ci. Les circonstances factuelles pouvant donner lieu à l’exercice du pouvoir discrétionnaire peuvent varier et il serait illusoire de prétendre les prévoir toutes. Je ne traiterai donc que du seul facteur qui a occupé les débats, à savoir la capacité de payer.

30 Le contexte de la disposition a permis de faire ressortir la volonté du législateur de mettre l’accent sur la privation du gain et sur l’aspect dissuasif de la mesure. Il semble à première vue peu compatible avec la réalisation de ces objectifs de prendre en considération la capacité de payer. En effet, particulièrement en matière de trafic de drogue, comme c’est le cas en l’espèce, le produit du crime est souvent de l’argent liquide. Si le contrevenant n’a plus l’argent, ce sera souvent parce qu’il l’a dépensé. Si le fait de dépenser l’argent constitue un motif pour être exempté de l’ordonnance, n’est-ce pas là encourager la dilapidation rapide des produits de la criminalité? Un tel résultat va sans doute à l’encontre du but poursuivi, à savoir priver les contrevenants et les organisations criminelles du produit de leurs crimes. De plus, si l’incapacité de payer constituait un motif justifiant de réduire l’amende, cela signifierait que les organisations criminelles pourraient avoir recours à des personnes démunies, sachant que les tribunaux se montreront cléments lorsqu’ils infligeront une amende. La prise en considération de l’incapacité de payer peut donc avoir des effets pervers allant directement à l’encontre de l’objectif de dissuasion poursuivi par le législateur.

31 Il est évident que, dans le cas d’une somme d’argent, la diminution de la valeur d’un tel bien est le plus souvent liée à son utilisation, elle-même souvent liée à l’absence d’autres revenus. Si l’un des objectifs est de faire en sorte que le crime ne paie pas, l’utilisation des produits de la criminalité est nécessairement un motif pour ordonner l’amende en remplacement des biens et ne saurait constituer un motif pour atténuer l’impact de la mesure.

32 Le simple fait que le bien ait été utilisé ne peut donc justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour diminuer le montant de l’amende, particulièrement lorsque ce bien est de l’argent liquide. Le fait que le contrevenant ne dispose plus d’une somme suffisante ne doit donc pas servir de moyen d’échapper à l’amende. L’ordonnance n’a de pertinence que lorsque le bien ne peut être confisqué ou que sa confiscation est impraticable. L’alinéa 462.37(3)d) est d’ailleurs significatif : l’amende peut être infligée lorsque le bien a perdu une partie importante de sa valeur. Le but de l’ordonnance, qui est de remplacer le bien, serait contrecarré si le contrevenant pouvait éviter l’amende simplement en dépensant le produit du crime.

33 Réduire l’amende pour tenir compte de la capacité de payer peut d’ailleurs miner le but de l’ordonnance. En effet, l’ordonnance de confiscation s’ajoute à la peine infligée pour l’infraction désignée. Comme il est possible que cette peine comporte déjà une amende pour laquelle le tribunal doit, en vertu des règles générales, tenir compte de la capacité de payer, ce facteur serait en conséquence pris en considération deux fois s’il était admis pour l’application du par. 462.37(3) et pourrait ainsi réduire à néant le montant qu’un tribunal pourrait fixer.

34 Les limites du pouvoir discrétionnaire du tribunal peuvent être dégagées de l’objectif et du contexte du par. 462.37(3) C. cr. Elles sont aussi inscrites dans le texte même de la disposition. Non seulement le pouvoir discrétionnaire du tribunal est-il limité par les circonstances susceptibles de donner lieu à la substitution, notamment celles énumérées aux al. a) à e), mais, facteur plus important encore, il l’est aussi par le texte clair de la disposition elle-même. Le montant de l’amende est établi par le Code criminel : le tribunal « peut, en remplacement de l’ordonnance [de confiscation], infliger au contrevenant une amende égale à la valeur du bien . . . ». Le texte est limpide. Le législateur a lui-même déterminé le montant de l’amende.

35 L’amende, comme le texte le dit, est égale à la valeur du bien. L’équivalence entre la valeur du bien et le montant de l’amende est d’ailleurs inhérente à la notion de « remplacement ». L’amende tient en effet lieu de confiscation. Pour qu’il s’agisse d’un véritable remplacement, la valeur doit être équivalente. Le pouvoir discrétionnaire du tribunal s’applique et à la décision d’infliger ou non une amende et à la détermination de la valeur du bien. Ce processus doit s’appuyer sur la preuve et, lorsqu’il est complété, le tribunal ne peut pas prendre en considération la capacité de payer du contrevenant pour ne pas infliger l’amende ou pour en diminuer le montant.

36 Dans les cas où, comme en l’espèce, un emprisonnement prolongé est ordonné, l’impécuniosité d’un contrevenant peut rendre le paiement de l’amende plus difficile. L’objectif de dissuasion visé par les dispositions de la partie XII.2 commande cependant de regarder au-delà du contrevenant lui-même. La réduction de l’amende pour cause d’incapacité de payer est difficilement conciliable avec l’objectif de dissuasion générale. D’autres dispositions du Code criminel ne sont pas écartées par la partie XII.2 et peuvent au besoin être appliquées. Je traiterai de ces dispositions plus loin.

37 En présence d’un objectif clair, d’un texte tout aussi clair et des effets contre-productifs de la prise en considération de la capacité de payer, je conclus que le tribunal ne peut tenir compte de ce facteur dans l’établissement de l’amende qui sera infligée en remplacement de la confiscation.

38 L’analyse du contexte plus global des règles régissant la détermination de la peine mène à la même conclusion.

2.3 Contexte global des règles régissant la détermination de la peine

39 J’ai dit, plus tôt, que les dispositions sur les produits de la criminalité s’ajoutaient aux autres dispositions du Code criminel et que la confiscation ou l’amende remplaçant la confiscation s’ajoute à la peine liée à la commission de l’infraction désignée. Dans la mesure de leur compatibilité avec les dispositions particulières, les règles générales prévues au Code criminel sont applicables en sus des premières.

40 Lors de la réforme de 1996 portant sur la détermination de la peine, le Parlement a imposé aux juges l’obligation de tenir compte de la capacité de payer de l’accusé lorsqu’ils infligent une amende : L.C. 1995, ch. 22, art. 6. Peu de temps après cette réforme, le 20 mai 1998, la Cour d’appel du Québec rendait l’arrêt Savard et décidait que l’amende prévue en remplacement de la confiscation était assujettie à ce facteur (par. 26) :

J’estime que le législateur a utilisé le mot « peut » au par. (3) de l’art. 462.37, parce qu’il voulait que le tribunal donne plein effet au par. (2) de l’art. 734 C. cr., qui prévoit que le tribunal ne peut infliger l’amende prévue à l’art. 734 que s’il est convaincu que le délinquant a la capacité de la payer ou de s’en acquitter en application de l’art. 736.

Cette interprétation n’a pas été acceptée par le Parlement et la modification suivante a été proposée (L.C. 1999, ch. 5, par. 33(1)) :

734. . . .

(2) Sauf dans le cas d’une amende minimale ou de celle pouvant être infligée au lieu d’une ordonnance de confiscation, le tribunal ne peut infliger l’amende prévue au présent article que s’il est convaincu que le délinquant a la capacité de la payer ou de s’en acquitter en application de l’article 736.

Lors de la présentation du projet de loi en troisième lecture, la secrétaire parlementaire du ministre de la Justice et procureur général du Canada a informé la Chambre des communes du contenu des modifications (Débats de la Chambre des communes, vol. 135, 1re sess., 36e lég., 4 novembre 1998, p. 9840) :

Le projet de loi prévoit également une série de réformes de la détermination de la peine. À l’instar d’autres propositions de modification, l’objectif de ces propositions n’est pas d’apporter des changements fondamentaux à la politique de détermination de la peine, mais de régler certains problèmes survenus par suite de l’entrée en vigueur, à la fin de 1996, de la loi sur la réforme de la détermination de la peine, le projet de loi C‑41 d’alors.

Le projet de loi C‑41 prévoyait un certain nombre de dispositions relatives aux amendes, aux condamnations avec sursis et à d’autres mesures. L’application des nouvelles dispositions générales à des dispositions particulières du Code criminel et d’autres lois a dû être revue dans certains cas en fonction de l’interprétation qu’en ont fait les tribunaux. Il est trop tôt pour envisager des changements en profondeur aux dispositions sur la détermination de la peine, mais il y a un certain nombre de domaines qui nécessitent un rajustement à notre avis.

Par exemple, le projet de loi clarifiera la relation entre les nouvelles dispositions générales régissant les amendes et d’autres peines spécifiques du Code criminel et d’autres lois. Certains se sont demandé si les dispositions sur les amendes auraient priorité sur les règles concernant la punition pour des infractions particulières. Les modifications proposées feraient en sorte qu’un[e] amende, imposée conformément à une disposition particulière, aurait priorité sur les règles générales. [Je souligne.]

41 Les commentaires faits à l’occasion des débats sur les projets de loi doivent certes être considérés avec circonspection. Ils ne constituent parfois que l’opinion de l’intervenant, opinion qui n’est pas nécessairement déterminante dans le vote des députés. Le texte final est celui qui est soumis à l’examen des tribunaux, qui s’efforcent de lui donner un sens en utilisant les règles d’interprétation. Les déclarations faites lors des débats ne sont donc qu’un outil parmi tous les autres. La fragilité d’une telle preuve est d’ailleurs illustrée par le fait qu’un témoin entendu lors de l’étude du projet de loi sur les produits de la criminalité par le Comité législatif a émis l’opinion qu’il n’était pas nécessaire d’apporter certaines des modifications demandées, étant donné que les tribunaux sont investis d’un grand pouvoir discrétionnaire. Il a alors dit être d’avis qu’un tribunal peut prendre en considération la capacité de payer du contrevenant (commentaires de R. G. Mosley, alors avocat général principal au ministère de la Justice, Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑61, fascicule no 9, 1er juin 1988, p. 9:27). Les juges majoritaires et minoritaires dans l’arrêt Neves interprètent d’ailleurs ce témoignage de façon contradictoire.

42 Je crois cependant que la chronologie des événements renforce en l’espèce les propos cités ci-dessus, qui ont été tenus en 1998 lors de la proposition de modification du par. 734(2). Ces commentaires ont été faits quelques mois seulement après le 20 mai 1998, date du prononcé de l’arrêt Savard de la Cour d’appel du Québec. Ils font clairement ressortir que le Parlement n’a pas voulu que les règles générales s’appliquent en dépit des dispositions particulières. Il a plutôt voulu que les dispositions particulières, en l’occurrence la détermination de l’amende en fonction de la valeur du bien, priment les dispositions générales. Le fait d’interpréter étroitement le par. 734(2) et de juger que le tribunal n’est pas tenu de prendre en considération la capacité de payer, mais qu’il n’en est par ailleurs pas empêché par la disposition, ne tient compte ni du texte du par. 462.37(3) C. cr. ni des commentaires formulés lors de la modification du par. 734(2), qui écartent clairement le critère de la capacité de payer.

43 À l’article 787 C. cr., le législateur a utilisé l’expression « amende maximale ». Dans ce cas, le juge dispose clairement du pouvoir discrétionnaire de moduler à la baisse le montant de l’amende en fonction des critères généraux commandant l’individualisation de la peine. Le même législateur a toutefois précisé, au par. 462.37(3), que l’amende devait être « égale à la valeur du bien ». Ce texte ne prête pas à interprétation.

44 Lu suivant son sens ordinaire, le texte du par. 462.37(3) signifie que le juge doit évaluer le bien et infliger une amende égale à la valeur de celui-ci. Lu dans le contexte des dispositions générales sur la détermination de la peine, en particulier le par. 734(2), il doit être interprété comme ayant pour effet d’exclure la prise en considération de la capacité de payer. Replacé dans le contexte de l’objectif de dissuasion et de la volonté de priver les contrevenants et les organisations criminelles du produit de leurs crimes, le par. 462.37(3) écarte aussi toute décision fondée sur la capacité de payer du contrevenant. En somme, le juge dispose d’un pouvoir discrétionnaire limité tant par le texte de la disposition que par le contexte.

3. Le délai de paiement et la délivrance du mandat d’incarcération

45 Le délai de paiement de l’amende et les conditions assortissant la délivrance du mandat d’incarcération ne sont pas des questions traitées à la partie XII.2. Les principes de common law et les dispositions générales régissant la détermination de la peine s’appliquent donc à titre supplétif.

46 Dans R. c. Wu, [2003] 3 R.C.S. 530, 2003 CSC 73, par. 31, la Cour s’est penchée sur les modalités de paiement d’une amende minimale. Une amende dont le montant doit être égal à la valeur du bien qu’elle remplace est analogue à une amende minimale, sauf qu’elle est plus restrictive encore. En effet, le montant de cette amende ne peut varier, il s’agit non seulement d’un minimum mais aussi d’un maximum.

47 Dans Wu, la Cour a rappelé quelques principes généraux reconnus par la common law, notamment que (1) « [s]i le délinquant n’a de toute évidence pas les moyens de payer sa dette immédiatement, le tribunal doit lui accorder un délai pour l’acquitter » et que (2) « [c]e délai devrait être établi selon ce qui est raisonnable eu égard à toutes les circonstances » (par. 31). Ces principes généraux s’appliquent tout autant à l’amende de remplacement. Si le tribunal qui inflige l’amende n’a pas discrétion pour faire varier le montant de l’amende en fonction de la capacité de payer, ce facteur peut tout de même être pris en considération dans la détermination du délai de paiement. De plus, aux termes de l’al. 734.7(1)b) C. cr., lorsque le délai imparti pour payer l’amende de remplacement est expiré, le tribunal appelé à délivrer le mandat d’incarcération ne peut le faire que s’il est convaincu que le contrevenant a, sans excuse raisonnable, refusé de payer l’amende. Selon l’arrêt Wu, le défaut de paiement pour cause d’indigence ne saurait être assimilé à un refus de payer. Les différentes étapes — soit la décision d’infliger l’amende, la détermination de la valeur du bien et la fixation du délai — ne sont pas assujetties aux mêmes conditions et ne doivent pas être confondues.

48 En conséquence, si la capacité de payer ne peut être prise en considération par le tribunal ni pour décider d’infliger une amende de remplacement ni pour fixer le montant de celle-ci, ce facteur intervient tout de même aux étapes ultérieures qui ne sont pas touchées par les dispositions particulières sur les produits de la criminalité.

4. Application aux faits

49 En l’espèce, le juge de première instance a clairement estimé qu’il s’agissait d’un cas où la dissuasion prenait une importance particulière :

À la lueur des causes précédemment mentionnées et en s’appuyant sur l’orientation de la jurisprudence contemporaine en pareille matière, impliquant une organisation très bien structurée, il appert que les critères de dissuasion et de dénonciation prennent une importance particulière. [par. 33]

50 Il a aussi conclu que l’intimé a bénéficié des produits de son crime et qu’il en aurait dilapidé une partie :

L’accusé a bénéficié de sommes d’argents substantielles, mais la preuve ne démontre pas qu’il possède encore toutes ces sommes d’argent. Il en a certainement dilapidé une bonne partie en dons, cadeaux et achats divers. [par. 53]

51 Ces circonstances ne permettent pas de conclure que le juge pouvait refuser d’infliger l’amende de remplacement. Comme il a évalué la valeur des produits de la criminalité à 150 000 $, il aurait dû fixer l’amende à ce montant.

5. Conclusion

52 Les dispositions sur les produits de la criminalité constituent des règles particulières qui écartent partiellement les règles générales concernant la détermination de la peine. La prise en considération de la capacité de payer n’est pas compatible avec les objectifs visés par ces dispositions, ni à l’étape de la décision d’infliger l’amende de remplacement ni à celle de la détermination du montant de l’amende. Le tribunal doit cependant tenir compte de ce facteur lorsqu’il fixe le délai de paiement de celle-ci.

53 En l’espèce, le juge de première instance a accordé un délai de 12 mois pour payer une amende qu’il avait établie à 20 000 $. La fixation du délai est fonction des circonstances particulières du contrevenant. Aucune observation n’a été présentée à la Cour relativement au délai de paiement et à la période d’emprisonnement applicable en cas de défaut de paiement de l’amende. Le dossier doit donc être renvoyé au tribunal de première instance pour détermination de ces délais.

54 Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais l’ordonnance de la Cour d’appel et celle de la Cour du Québec concernant l’amende, je condamnerais l’intimé à une amende de 150 000 $ en remplacement de la confiscation et je renverrais le dossier à la Cour du Québec pour détermination du délai de paiement et de la période d’emprisonnement applicable en cas de défaut de paiement de l’amende.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante : Procureur général du Canada, Montréal.

Procureurs nommés par la Cour en qualité d’amicus curiae : Desrosiers, Turcotte, Massicotte, Montréal.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Produits de la criminalité - Confiscation - Amende en remplacement d’une ordonnance de confiscation de biens qui constituent des produits de la criminalité - La capacité de payer d’un accusé est‑elle un facteur dont le tribunal peut tenir compte lorsqu’il décide d’infliger l’amende de remplacement ou lorsqu’il en fixe le montant? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 462.37.

L’accusé plaide coupable à un chef de complot pour production de cannabis, trafic de cannabis, possession de cannabis en vue d’en faire le trafic et possession de biens provenant du trafic de cannabis et à un autre chef de commission d’actes criminels au profit d’une organisation criminelle. La peine infligée pour une infraction visée par la partie XII.2 du Code criminel concernant les produits de la criminalité comporte deux volets : la sanction liée à la commission de l’infraction désignée et la confiscation des biens qui constituent des produits de la criminalité; lorsque la confiscation n’est pas praticable, le tribunal « peut » substituer à l’ordonnance de confiscation une « amende égale à la valeur du bien » (par. 462.37(3)). Le juge du procès condamne l’accusé à une peine de 19 mois d’emprisonnement pour les infractions commises. En ce qui concerne l’amende en remplacement d’une ordonnance de confiscation, il conclut que l’accusé a tiré au moins 150 000 $ des crimes reprochés mais qu’il n’a plus cette somme en sa possession puisqu’il en a dilapidé une bonne partie. Prenant en considération la capacité de payer de l’accusé, le juge estime qu’une amende de 20 000 $ est justifiée. La poursuite se pourvoit contre le montant de l’amende. La Cour d’appel rejette l’appel.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

Le juge du procès aurait dû fixer le montant de l’amende à 150 000 $. Lorsqu’il inflige une amende qui tient lieu de confiscation, le tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire limité tant par le texte du par. 462.37(3) que par le contexte. Le texte clair du par. 462.37(3) prévoit que l’amende est « égale à la valeur du bien ». Pour qu’il s’agisse d’un véritable remplacement, le montant de l’amende doit être équivalent à la valeur du bien remplacé. Le pouvoir discrétionnaire du tribunal s’applique et à la décision d’infliger ou non une amende et à la détermination de la valeur du bien. Ce processus doit s’appuyer sur la preuve et, lorsqu’il est complété, le tribunal ne peut pas prendre en considération la capacité de payer du contrevenant pour ne pas infliger l’amende ou pour en diminuer le montant. Les dispositions sur les produits de la criminalité constituent des règles particulières qui écartent partiellement les règles générales concernant la détermination de la peine. La prise en considération de la capacité de payer de l’accusé n’est pas compatible avec les objectifs de ces dispositions particulières qui visent à priver le contrevenant et l’organisation criminelle des produits de leur crime et à les dissuader de perpétrer d’autres infractions. Le mot « peut » au par. 462.37(3) ne saurait donc avoir pour effet de conférer un large pouvoir discrétionnaire au tribunal compte tenu des objectifs de la disposition, de la nature de l’ordonnance et des circonstances dans lesquelles celle‑ci doit être rendue. [16] [27] [35] [44] [51‑52]

L’analyse du contexte plus global des règles régissant la détermination de la peine, en particulier le par. 734(2) du Code criminel, appuie également l’interprétation du par. 462.37(3) qui exclut la prise en considération de la capacité de payer du contrevenant. Le fait d’interpréter étroitement le par. 734(2) et de juger que le tribunal n’est pas tenu de prendre en considération la capacité de payer, mais qu’il n’en est par ailleurs pas empêché par la disposition, ne tient compte ni du texte du par. 462.37(3) ni des commentaires formulés lors de la modification du par. 734(2), qui écartent clairement le critère de la capacité de payer. [38] [42] [44]

Puisque le délai de paiement de l’amende et les conditions assortissant la délivrance du mandat d’incarcération ne sont pas des questions traitées à la partie XII.2 du Code, les principes de common law et les dispositions générales régissant la détermination de la peine s’appliquent à titre supplétif. Ainsi, la capacité de payer est un facteur qui peut être pris en considération à l’étape de la détermination du délai de paiement. De plus, lorsque le délai imparti pour payer l’amende de remplacement est expiré, le tribunal ne peut délivrer le mandat d’incarcération que s’il est convaincu que le contrevenant a, sans excuse raisonnable, refusé de payer l’amende. Le défaut de paiement pour cause d’indigence ne saurait être assimilé à un refus de payer. [45] [47]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Lavigne

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Québec (Procureur général) c. Laroche, [2002] 3 R.C.S. 708, 2002 CSC 72
R. c. Savard, [1998] A.Q. no 1565 (QL)
R. c. Neves (2005), 202 C.C.C. (3d) 375, 2005 MBCA 112
R. c. Garoufalis (1998), 131 C.C.C. (3d) 242
R. c. Geschwandtner (2004), 241 Sask. R. 248, 2004 SKCA 15
R. c. Wu, [2003] 3 R.C.S. 530, 2003 CSC 73.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 [mod. ch. 42 (4e suppl.)], art. 2 « biens » ou « propriété », partie XII.2, 462.3(1) « produits de la criminalité », 462.31(1), (2), 462.32, 462.37, 465, 467.12, 734(2) [mod. 1995, ch. 22, art. 6
mod. 1999, ch. 5, art. 33(1)], 734.7(1)b), 787.
Traités et autres instruments internationaux
Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, R.T. Can. 1990 no 42.
Doctrine citée
Canada. Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑61, fascicule no 1, 2e sess., 33e lég., 5 novembre 1987, p. 1:8.
Canada. Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑61, fascicule no 9, 2e sess., 33e lég., 1er juin 1988, p. 9:27.
Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. 135, 1re sess., 36e lég., 4 novembre 1998, p. 9840.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
German, Peter Maurice. Proceeds of Crime : The Criminal Law, Related Statutes, Regulations and Agreements. Scarborough, Ont. : Carswell, 1998 (loose‑leaf updated 2005, rel. 3).

Proposition de citation de la décision: R. c. Lavigne, 2006 CSC 10 (30 mars 2006)


Origine de la décision
Date de la décision : 30/03/2006
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2006 CSC 10 ?
Numéro d'affaire : 30508
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-03-30;2006.csc.10 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award