La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/06/2006 | CANADA | N°2006_CSC_25

Canada | Leskun c. Leskun, 2006 CSC 25 (21 juin 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Leskun c. Leskun, [2006] 1 R.C.S. 920, 2006 CSC 25

Date : 20060621

Dossier : 30548

Entre :

Gary Leskun

Appelant

et

Sherry Jean Leskun

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 43)

Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Charron)

_______________________

_______

Leskun c. Leskun, [2006] 1 R.C.S. 920, 2006 CSC 25

Gary Leskun Appelant

c.

Sherry Jean Leskun Intimée

Répertorié : Leskun c. Leskun
...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Leskun c. Leskun, [2006] 1 R.C.S. 920, 2006 CSC 25

Date : 20060621

Dossier : 30548

Entre :

Gary Leskun

Appelant

et

Sherry Jean Leskun

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 43)

Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Charron)

______________________________

Leskun c. Leskun, [2006] 1 R.C.S. 920, 2006 CSC 25

Gary Leskun Appelant

c.

Sherry Jean Leskun Intimée

Répertorié : Leskun c. Leskun

Référence neutre : 2006 CSC 25.

No du greffe : 30548.

2006 : 15 février; 2006 : 21 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Southin, Newbury et Hall) (2004), 31 B.C.L.R. (4th) 50, 244 D.L.R. (4th) 612, 7 R.F.L. (6th) 110, [2004] B.C.J. No. 1597 (QL), 2004 BCCA 422, qui a confirmé une ordonnance de la juge Morrison, 2003 CarswellBC 3564. Pourvoi rejeté.

Lorne N. MacLean, Alison M. Ouellet, Shawna L. Specht et Shelagh M. Kinney, pour l’appelant.

Sherry Jean Leskun, en personne.

Colin A. Millar, en qualité d’amicus curiae.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Binnie — Le présent pourvoi découle en grande partie des propos des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique selon lesquels, même si le tribunal saisi d’une demande d’ordonnance alimentaire au profit d’un époux sur le fondement de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), ne doit pas tenir compte « des fautes commises par l’un ou l’autre des époux relativement au mariage » (par. 15.2(5)), il est néanmoins indiqué de prendre en considération le fait que l’omission d’un époux d’acquérir son indépendance a résulté, [traduction] « du moins en partie, de l’effondrement émotionnel causé par les fautes de l’autre époux » : (2004), 31 B.C.L.R. (4th) 50, 2004 BCCA 422, par. 56. Voici comment la juge Southin, de la Cour d’appel, a décrit l’épouse intimée (non représentée par avocat) :

[traduction] amère au point d’être obsédée par les fautes [de son ex‑époux], de sorte qu’elle n’a pu refaire sa vie. Sa vie se résume au présent litige. [par. 54]

Essentiellement, la faute de l’époux appelant tient à ce que, après 20 ans de mariage pendant lesquels l’épouse intimée avait travaillé, contribué financièrement à la formation continue de son époux et porté son enfant, puis, dans un bref intervalle, subi une grave blessure au dos et perdu son emploi, il l’a abandonnée peu après, lui annonçant qu’il voulait divorcer pour épouser une autre femme et vivre à Chicago. Comme l’a reconnu l’avocat de l’époux appelant, son client [traduction] « agissait dans le dos de son épouse » depuis un certain temps.

2 Je partage l’avis de l’appelant et l’opinion concordante de la juge Newbury, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, selon lesquels le jugement majoritaire laisse entendre à tort qu’un tribunal peut faire indirectement ce que le législateur ne lui permet pas de faire directement. Les besoins et la situation de l’époux requérant sont certes pertinents quant à l’omission d’atteindre l’objectif de l’indépendance. C’est l’imputation d’une faute à l’autre époux que le législateur juge non pertinente quant au droit à une pension alimentaire dans le cadre d’un régime visant à remédier aux conséquences de la rupture du mariage sans égard aux causes de celle‑ci.

3 Toutefois, d’autres éléments, étrangers aux remarques sur la faute, ont amené la Cour d’appel à rejeter à l’unanimité la demande de réduction de la pension alimentaire versée par l’époux appelant. Le jugement frappé d’appel peut et doit être confirmé sur cette base. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

I. Faits

4 Les parties se sont mariées en 1978. Ils ont eu une fille qui, aujourd’hui, a un enfant. La fille et la petite‑fille vivent toutes deux avec l’épouse intimée, actuellement âgée de 59 ans. L’épouse intimée et l’époux appelant, qui a environ dix ans de moins qu’elle, se sont connus au travail, à la Banque Toronto‑Dominion. L’intimée avait deux enfants nés d’un premier mariage. L’appelant l’a aidée à les élever. L’intimée a continué de travailler à la banque pendant la plus grande partie du mariage, sauf lors de certaines périodes afin d’aider l’appelant à parfaire sa formation. Ce dernier a obtenu un MBA de l’Université de Western Ontario, puis franchi les étapes pour devenir comptable général licencié, ce qui a considérablement accru sa capacité de gain. Pour subvenir aux besoins de la famille pendant les études de l’appelant, l’intimée a encaissé ses REER et obtenu le remboursement de ses cotisations de retraite, ce qui, à long terme, a contribué à ses difficultés financières actuelles.

5 En 1993, l’appelant a quitté la banque pour se joindre à Motorola. En avril 1998, il a été muté à Chicago pour y occuper le poste de directeur régional de la gestion des programmes. L’intimée devait aller le rejoindre à Chicago et s’y installer, mais en septembre de la même année, l’appelant est rentré à Vancouver pour l’informer de son intention d’obtenir le divorce, lequel a été prononcé en 1999. Jusqu’au règlement d’un certain nombre de questions, l’appelant a convenu de verser à l’intimée une pension alimentaire provisoire de 2 250 $ par mois.

6 À l’audition de la demande de pension alimentaire permanente, l’avenir financier de l’épouse a laissé le juge Collver très perplexe : [2000] B.C.J. No. 1085 (QL), 2000 BCSC 1912. D’abord, je le répète, l’intimée s’était blessée au dos en 1995 (en soulevant une génératrice avec l’appelant à la maison). Elle avait dû subir une chirurgie et ne s’était jamais totalement rétablie. Ensuite, au cours du mois qui avait précédé la rupture, l’intimée avait appris que la Banque TD allait supprimer son poste. Peu de temps après, elle avait demandé puis obtenu des prestations d’invalidité de longue durée pour sa blessure au dos, mais leur versement avait cessé à l’automne 1999. (Après le procès, la Banque TD lui a versé une indemnité de départ de 83 000 $.)

7 Dans sa décision, le juge de première instance a conclu que l’intimée avait été désavantagée par le mariage. L’interruption de sa carrière avait nui à son avancement à la banque et, nous l’avons vu, elle avait encaissé ses REER et ses cotisations de retraite pour subvenir aux besoins de la famille. De plus, après la rupture, le revenu combiné de l’appelant et de sa nouvelle épouse leur avaient assuré un niveau de vie auquel l’intimée ne pouvait prétendre avec ses seules ressources. La capacité de l’intimée d’acquérir son indépendance financière demeurait incertaine. Le juge Collver a estimé que jusqu’au règlement des questions relatives à son avenir à la Banque TD, elle avait non seulement besoin d’aide, mais y avait droit. Il a donc ordonné que [traduction] « le versement d’une pension alimentaire de 2 250 $ par mois se poursuive jusqu’à ce que Sherry Leskun occupe un emploi à temps plein, après quoi il y aura révision du droit à la pension et du montant de celle‑ci » (par. 25b). Or, l’ordonnance formelle rendue plus d’un an après n’était pas aussi précise et prévoyait simplement :

[traduction] Le demandeur versera à la défenderesse une pension alimentaire de 2 250 $ par mois [. . .] jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance, et le demandeur pourra saisir la Cour d’une demande de révision du droit à la pension et du montant de celle‑ci. [Je souligne; par. 2.]

8 De plus, l’intimée est devenue l’unique propriétaire de la maison en rangée du couple et de son contenu (sous réserve de la prise en charge d’une marge de crédit). Les REER des parties ont été nivelés. La valeur totale de la police d’assurance‑vie de l’appelant, le bateau des parties, le solde impayé d’un prêt contracté par le fils de l’intimée et certains soldes de cartes de crédit des parties ont été partagés également, les parties conservant la propriété exclusive des fonds versés à leurs régimes de retraite respectifs et au RPC.

II. Historique des procédures judiciaires

A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2003 Carswell BC 3564

9 En mai 2003, l’appelant a demandé l’annulation de la pension alimentaire, alléguant qu’il était sans emploi et avait des difficultés financières. La juge en chambre a estimé que l’appelant n’avait pas été tout à fait franc au sujet de sa situation financière et que son train de vie et ses placements révélaient une situation financière bien meilleure que celle de l’intimée. Elle a jugé [traduction] « insensée » l’allégation de l’appelant selon laquelle son avenir financier ne s’annonçait guère plus brillant que celui de son ex‑épouse (par. 17). Selon la juge Morrison, l’appelant avait une capacité de gain importante et possédait des biens d’une valeur approximative de 761 800 $ US (par. 15), ce qui équivalait alors à environ un million de dollars canadiens.

10 La juge en chambre a conclu que l’intimée n’avait pas acquis son indépendance et avait toujours besoin d’une pension alimentaire, ajoutant que [traduction] « la rupture, ainsi que ce qu’elle considère comme une trahison et une duplicité de la part de son ex‑époux, nourrissent toujours une profonde amertume; il est malheureux qu’elle n’ait pu réintégrer le marché du travail » (par. 6). La juge a également fait observer qu’elle [traduction] « semblait incapable de trouver ne serait‑ce qu’un emploi à temps partiel » (par. 7) car, depuis l’âge de 17 ans, elle n’avait travaillé que dans le secteur bancaire. En outre, l’intimée avait dû emprunter de l’argent à des amis.

11 L’intimée avait été et demeurait désavantagée par le mariage. Son manque d’instruction, son expérience de travail limitée, son âge et sa santé jouaient également. La juge Morrison a statué que même s’il était risqué pour l’intimée de se fier à l’appelant, le versement de la pension alimentaire de 2 250 $ par mois devait se poursuivre. Elle a également ordonné à l’appelant de payer l’arriéré.

B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2004), 31 B.C.L.R. (4th) 50, 2004 BCCA 422

(1) La juge Southin

12 La Cour d’appel a rejeté les différents motifs d’appel. La juge Southin n’a pas été en mesure d’affirmer que la juge en chambre avait tiré des conclusions erronées, notamment quant à l’incapacité de l’intimée de gagner sa vie et à la capacité de payer de l’appelant. Au refus de ce dernier d’affecter son actif immobilisé au versement de la pension alimentaire, elle a répondu que l’actif immobilisé fait partie des « ressources » de chacune des parties qui doivent être prises en compte suivant la Loi sur le divorce.

13 La juge Southin a fait observer que même si nul ne contestait que l’intimée n’était pas indépendante, la juge en chambre n’avait pas tiré de conclusion sur la raison d’être de cette situation, ni exprimé d’opinion quant à savoir si l’intimée aurait dû ou pu acquérir son indépendance. Selon elle, la Loi sur le divorce n’empêchait pas le tribunal de considérer que l’incapacité d’accéder à l’indépendance résultait, du moins en partie, de l’effondrement émotionnel causé par les fautes de l’autre époux. Elle a précisé que [traduction] « d’autres éléments » étayaient la conclusion de la juge en chambre, dont l’âge de l’intimée au moment de la rupture, ses problèmes de santé et d’autres épreuves familiales (par. 57). Elle n’était pas disposée à conclure que le comportement de l’intimée lui avait fait perdre le droit à une pension alimentaire.

(2) La juge Newbury (motifs concordants)

14 La juge Newbury a également rejeté l’appel. Elle a reconnu que l’intimée avait toujours besoin d’aide et n’avait pas acquis son indépendance. Elle a cependant conclu que vu l’interdiction faite par la Loi sur le divorce au tribunal saisi d’une demande de pension alimentaire de tenir compte des fautes commises par l’un ou l’autre des époux relativement au mariage, [traduction] « l’amertume » (par. 62) ne pouvait constituer un motif valable de ne pas devenir indépendant. À son avis, l’intimée aurait dû au moins être en mesure de trouver un emploi à temps partiel dans le secteur bancaire. L’intimée avait dit avoir tenté en vain d’obtenir un emploi, mais elle n’avait offert aucun élément de preuve à l’appui. En revanche, la juge Newbury a pris acte de l’âge, ainsi que des problèmes familiaux et médicaux de l’intimée qu’avait exacerbés la rupture du mariage. Pour ces motifs, et non à cause de l’effondrement imputable à la faute de quiconque, elle a confirmé [traduction] « à regret » l’ordonnance alimentaire (par. 63).

III. Analyse

15 L’appelant fait valoir que la Cour d’appel a eu tort (i) de tenir compte des fautes de l’un des époux pour décider du droit de l’intimée à une pension alimentaire, (ii) de ne pas donner véritablement effet à [traduction] « l’obligation [de l’intimée] de chercher à atteindre l’indépendance », (iii) de prendre en considération son actif immobilisé pour déterminer sa capacité de payer la pension alimentaire et (iv) de sembler considérer qu’il demandait une ordonnance modificative au sens du par. 17(1), ce qui exigeait la preuve d’un changement de situation, et non la révision, suivant son libellé, de l’ordonnance fondée sur l’art. 15.2, ce qui n’exigeait pas une telle preuve. L’intimée, qui, je le rappelle, n’était pas représentée, a répliqué à chacune des allégations. Notre Cour a bénéficié grandement de l’aide apportée par l’amicus curiae. J’examinerai successivement ces motifs d’appel.

A. La pertinence des fautes de l’époux

16 L’appelant prétend que pour soustraire son ex‑épouse aux conséquences de son omission de devenir indépendante financièrement, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tenu compte à tort des fautes qui lui étaient imputées. Il ne conteste pas que l’intimée n’est pas autonome. Il soutient plutôt qu’elle aurait d—, au cours des cinq années qui se sont écoulées entre leur rupture et l’audience devant la juge Morrison, tourner la page sur le plan émotionnel et devenir indépendante financièrement.

17 L’appelant n’a pas tort de relever l’omission de son épouse, non représentée, de verser au dossier des documents attestant sa recherche d’emploi ou une preuve médicale permettant de conclure qu’elle n’est toujours pas en mesure d’acquérir son indépendance. Elle a offert une preuve documentaire considérable sur des points bien moins importants. Pourtant, la juge en chambre a entendu l’intimée et, après avoir pris connaissance du dossier, elle s’est déclarée convaincue sur ce point. Cette conclusion de fait a été confirmée en appel.

18 L’indépendance est l’un des objectifs énoncés au par. 15.2(6) de la Loi sur le divorce, qui précise que l’ordonnance alimentaire rendue au profit d’un époux vise :

a) à prendre en compte les avantages ou les inconvénients économiques qui découlent, pour les époux, du mariage ou de son échec;

b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin de tout enfant à charge, en sus de toute obligation alimentaire relative à tout enfant à charge;

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

19 Dans une plaidoirie bien sentie, l’avocat de l’appelant affirme que les tribunaux ne doivent pas encourager le chômage volontaire d— à la politique [traduction] « de la terre brûlée » adoptée par l’un des époux et qu’en faisant droit [traduction] « comme en l’espèce à la prétention que l’adultère d’un époux a rendu l’autre amer et émotionnellement instable au point de ne plus pouvoir reprendre le travail », non seulement ils [traduction] « ouvriront les vannes », mais ils provoqueront un [traduction] « tsunami » de demandes de révision et de modification qui entraînera, outre [traduction] « le retour de la faute dans la Loi sur le divorce, [. . .] un affaiblissement de l’économie canadienne ».

20 Abstraction faite de la rhétorique, l’appelant n’a pas tort sur le plan de l’interprétation législative. Avant la loi de 1985, l’art. 11 de la Loi sur le divorce, S.C. 1967‑68, ch. 24, enjoignait au tribunal de tenir compte « de la conduite des parties ainsi que de l’état et des facultés de chacune d’elles et des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent » dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder une pension alimentaire. La loi de 1985 visait à faire de la faute une considération non pertinente. Le paragraphe 15.2(5) de la Loi sur le divorce prévoit maintenant qu’en rendant une ordonnance alimentaire provisoire ou définitive au profit d’un époux, « le tribunal ne tient pas compte des fautes commises par l’un ou l’autre des époux relativement au mariage ». De plus, le par. 17(6) dispose que le tribunal saisi d’une demande de modification ne tient pas compte d’une conduite qui n’aurait pu être prise en considération lors du prononcé de l’ordonnance initiale. Il ressort de ces dispositions que la faute ne doit pas redevenir un volet de la « situation » dont le tribunal peut tenir compte pour rendre une ordonnance alimentaire ou la modifier (par. 15.2(4)). La faute n’est plus une considération pertinente.

21 Il existe évidemment une distinction entre les conséquences émotionnelles d’une faute et la faute elle‑même. Les conséquences ne perdent pas leur pertinence parce qu’elles ont pour origine la faute de l’autre époux. Lorsque, par exemple, la violence conjugale a causé un état dépressif grave au point de rendre l’époux requérant inapte au travail, les conséquences de la faute sont particulièrement pertinentes (comme en l’espèce) en ce qui concerne les éléments à prendre en considération pour décider du droit à une pension, de la durée de son versement et de son montant. Or, l’objectif de la loi de 1985 était que l’accent soit mis sur les conséquences de la faute de l’époux, et non sur l’attribution d’une faute.

22 Le paragraphe 15.2(4) précise qu’en rendant une ordonnance alimentaire au profit d’un époux

le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux, y compris :

a) la durée de la cohabitation des époux;

b) les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle‑ci;

c) toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux.

Certes, les « besoins et, d’une façon générale, [. . .] la situation » comprennent la capacité de l’intimée de devenir indépendante pour quelque raison. Il appartient au juge de première instance de décider si l’incapacité alléguée de l’époux requérant est plausible. Il ne sert à rien de chercher un coupable.

23 Peut‑être est‑il inévitable, dans un cas comme celui considéré en l’espèce, qu’une rupture cause un choc et un traumatisme émotionnel à l’époux abandonné, mais le législateur a jugé qu’il était pour ainsi dire impossible de déterminer les causes de l’échec du mariage et que, de toute façon, cela n’était pas pertinent dans l’évaluation des conséquences financières. Pour ce qui est du « tsunami » de demandes appréhendé, je conviens avec l’amicus curiae que, dans la plupart des cas, les parties finissent par se rendre compte [traduction] « qu’elles seules peuvent venir à bout des difficultés financières découlant de la rupture ».

24 Si l’argument relatif à la faute était considéré isolément, l’appelant aurait raison, mais il ne peut l’être. Le fait est que la juge en chambre et la juge Newbury, qui ne partageait pas l’opinion de ses collègues quant à l’incidence de la faute, ont toutes deux énuméré de nombreux autres motifs (également mentionnés dans le jugement majoritaire) de rejeter la demande de l’appelant d’être libéré de toute obligation financière ultérieure envers son ex‑épouse. La juge Newbury a signalé :

[traduction] Mme Leskun est maintenant âgée de 57 ans, et son affidavit fait état de différents problèmes familiaux ainsi que de ses problèmes de santé et de ceux de membres de sa famille. Le tribunal ne peut faire abstraction de ces difficultés, qui ont été aggravées par l’éclatement du couple. Pour ce motif, et non à cause d’une incapacité qu’elle s’imposerait elle‑même, je suis d’avis, mais à regret, de confirmer l’ordonnance du tribunal inférieur et de rejeter l’appel. [par. 63]

Je partage cet avis. J’ajouterais l’expérience de travail limitée de l’intimée constatée par la juge en chambre, et j’insisterais sur la difficulté de réintégrer le marché du travail après une longue absence pour une personne approchant la soixantaine et ne possédant que peu de compétences recherchées, hormis celles liées à son ancien emploi à la banque, désormais aboli.

B. L’« obligation » de l’intimée d’acquérir son indépendance

25 Voici comment l’avocat de l’appelant a fait valoir son point de vue :

[traduction] Sauf, évidemment, une preuve clinique, médicale ou psychiatrique objective, ni l’état émotionnel du débiteur ou du créancier ni leurs particularités ne devraient modifier l’obligation de tendre vers l’indépendance.

L’obligation d’indépendance est inversement proportionnelle aux ressources du débiteur. La persistance dans un emploi non rémunérateur ou les aspirations professionnelles irréalistes ou aventureuses ne devraient pas être encouragées.

La réduction volontaire du revenu ne devrait être ni favorisée ni récompensée. Et le niveau de revenu avant cette réduction volontaire devrait être celui pris en considération.

26 L’alinéa 15.2(6)d) de la Loi sur le divorce précise que l’un des objectifs de l’ordonnance alimentaire est de « favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun [des époux] dans un délai raisonnable ». Notre Cour a refusé d’y voir une obligation : Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, p. 853, et Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420, par. 31, 32, 35, 36 et 43. L’intimée a donné un certain nombre de raisons pour lesquelles, malgré ses efforts, elle n’avait pas réussi à réintégrer le marché du travail, et le tribunal a ajouté foi à son témoignage.

27 L’omission d’acquérir son indépendance ne constitue pas un manquement à une « une obligation » et n’est qu’un élément parmi d’autres. Comme notre Cour l’a dit dans l’arrêt Moge, puis dans l’arrêt Bracklow :

En dernière analyse [. . .], les tribunaux conservent un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice dépendra des faits particuliers de l’espèce, eu égard aux facteurs et aux objectifs énoncés dans la Loi.

(Moge, p. 866; Bracklow, par. 53)

28 Manifestement, il est très souhaitable que l’incapacité alléguée soit étayée par une preuve indépendante — médicale ou autre — , mais ce n’est pas essentiel. La juge Newbury a fait remarquer :

[traduction] Après avoir observé Mme Leskun, qui défendait elle‑même ses intérêts, je l’aurais crue au moins en mesure de décrocher un emploi à temps partiel dans le secteur bancaire. [par. 62]

La juge en chambre a considéré le témoignage de l’intimée avec un brin de scepticisme, mais, au bout du compte, elle a dû trancher à partir de la preuve offerte. Elle a dit qu’il était [traduction] « malheureux » que l’intimée ne puisse tourner la page. Il ne s’agissait pas d’un manquement à quelque obligation. Il s’agissait d’une réalité regrettable dont on ne pouvait faire abstraction dans l’analyse contextuelle de la situation de ces parties. La juge en chambre n’a pas commis d’erreur à cet égard.

C. L’actif immobilisé de l’appelant pouvait‑il être pris en considération pour évaluer sa capacité de payer?

29 Ni la jurisprudence ni la logique ne permettent d’affirmer que la juge en chambre a eu tort de tenir compte de l’actif immobilisé acquis par l’appelant après la dissolution du mariage. Dans l’arrêt Strang c. Strang, [1992] 2 R.C.S. 112, notre Cour a dit que les « ressources » englobent traditionnellement « toutes les ressources pécuniaires, l’actif immobilisé, le revenu d’emploi ou la capacité de gagner sa vie et les autres sources desquelles la personne tire des gains ou des avantages » (p. 119). J. D. Payne et M. A. Payne précisent :

[traduction] Les ressources comprennent les ressources pécuniaires, l’actif immobilisé, le revenu d’emploi ou la capacité de gagner sa vie et les autres sources dont sont tirés des gains ou des avantages, ainsi que, dans certaines circonstances, l’argent qu’une personne n’a pas en sa possession mais qui est à sa disposition. [En italique dans l’original.]

(Canadian Family Law (2001), p. 195)

30 L’appelant dit qu’à l’audience initiale, le juge Collver a réparti l’actif immobilisé et qu’il est inéquitable que l’actif immobilisé acquis postérieurement soit aujourd’hui affecté au paiement de la pension alimentaire. La présente affaire ne soulève pas la question de la « double ponction » mentionnée dans l’arrêt Strang et examinée en détail relativement à des prestations de retraite dans l’arrêt Boston c. Boston, [2001] 2 R.C.S. 413, 2001 CSC 43, o— le juge Major a décrit le problème comme suit :

. . . à la dissolution du mariage le conjoint bénéficiaire (en l’espèce la femme) reçoit des biens ainsi qu’un paiement d’égalisation qui tiennent compte de la valeur en capital du revenu futur de pension du mari. Si la femme partage par la suite le revenu de pension de retraite à titre de pension alimentaire quand la pension de retraite est versée après que le mari a pris sa retraite, il est possible de dire qu’elle est indemnisée deux fois à partir de la pension de retraite : d’abord, au moment de l’égalisation des biens et ensuite à titre de pension alimentaire provenant du revenu de pension de retraite. [par. 34]

31 L’actif immobilisé de l’appelant considéré en l’espèce n’existait pas au moment de la répartition initiale par le juge Collver, et la question de la « double ponction » ne se pose pas. Comme l’a dit le juge Major dans l’arrêt Boston, « le tribunal devrait [. . .] s’intéresser surtout à la portion du revenu et des biens du débiteur qui n’ont pas fait partie du partage ou de l’égalisation des biens matrimoniaux quand il est prouvé que le conjoint bénéficiaire a toujours besoin d’aide pour subvenir à ses besoins » (par. 64 (je souligne)).

32 S’il n’était pas permis au tribunal saisi d’une demande d’ordonnance alimentaire de tenir compte de l’actif immobilisé acquis postérieurement à la dissolution du mariage, il pourrait en résulter une injustice. Un époux pourrait (comme on l’allègue en l’espèce) minimiser son actif pour éviter de payer une pension même si sa situation financière est bien meilleure que celle de l’autre époux. Dans la présente affaire, par exemple, l’appelant semble avoir investi dans une entreprise de bagels le revenu gagné à Chicago. La juge Morrison a estimé cet investissement à près de 230 000 $. Faire fi de cet actif ne permettrait pas de circonscrire les « ressources, [l]es besoins et, d’une façon générale, [. . .] la situation » véritables des parties comme l’exige le par. 15.2(4) de la Loi sur le divorce.

33 L’appelant fait par ailleurs valoir que la juge en chambre a mal calculé la valeur nette de son actif. Or, la juge en chambre a signalé qu’il n’avait pas été tout à fait franc dans son témoignage :

[traduction] . . . M. Leskun, comptable général licencié et titulaire d’un MBA, est plus qu’au fait des questions financières et, franchement, beaucoup plus que son ex‑épouse, même si cette dernière a relevé de nombreuses contradictions apparentes dans les renseignements financiers qu’il avait fournis au fil des mois et des années.

. . .

Après avoir pris connaissance de tous les éléments, je tire certaines conclusions défavorables en ce qui concerne la situation financière [de l’appelant]. [par. 10 et 12]

34 Compte tenu de toutes ces circonstances, l’appelant est mal placé pour contester la conclusion de la juge de première instance concernant son actif et son passif. Comme l’a signalé le juge Fraser dans Cunha c. Cunha (1994), 99 B.C.L.R. (2d) 93 (C.S.), par. 9 :

[traduction] La dissimulation d’éléments d’actif est le fléau des litiges relatifs aux biens matrimoniaux. Elle fait obstacle au règlement ou favorise les transactions insatisfaisantes. Elle accroît la durée et le coût des litiges. Le stress prolongé causé par une bataille inutile peut amener une femme lasse et épuisée à simplement laisser tomber et se contenter d’une partie seulement de l’actif dont elle connaît l’existence, emportant avec elle l’impression désagréable mais légitime que justice n’a pas été rendue.

Si l’appelant est victime d’erreurs de calcul, il est dans une large mesure l’artisan de son propre malheur. Je suis d’avis de ne pas intervenir à ce chapitre.

D. La juge en chambre était‑elle saisie d’une demande de « révision » ou de « modification »?

35 La dernière question qui se pose est de savoir si les tribunaux inférieurs ont considéré la demande de l’appelant comme une demande de révision suivant l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce ou une demande de modification suivant l’art. 17. Dans ce dernier cas, l’appelant aurait été injustement tenu d’établir l’existence d’un changement de situation conformément au par. 17(4.1) :

(4.1) Avant de rendre une ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux, le tribunal s’assure qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance ou la dernière ordonnance modificative de celle‑ci a été rendue et tient compte du changement en rendant l’ordonnance modificative.

L’appelant soutient que sa demande visait la « révision » de l’ordonnance suivant l’art. 15.2, comme le prévoyait expressément le deuxième paragraphe de l’ordonnance formelle du juge Collver : [traduction] « le demandeur pourra saisir la Cour d’une demande de révision du droit à la pension et du montant de celle‑ci ». Je le répète, le juge Collver pensait qu’il pourrait y avoir révision une fois clarifiée la situation professionnelle de l’intimée.

36 La révision fondée sur l’art. 15.2 est utile, mais sa portée est très limitée. Comme l’amicus curiae l’a fait remarquer, il arrive qu’au procès l’une des parties, ou les deux, ne disposent pas encore des moyens financiers de même remédier peu à peu aux inconvénients découlant du mariage et de son échec. Il suffit de penser à la nécessité de trouver un nouveau lieu de résidence, d’entreprendre des études, d’acquérir une formation ou de se perfectionner, ou de se trouver un emploi. Le tribunal peut donc être tenté d’assortir l’ordonnance rendue en application de l’art. 15.2 de modalités fondées sur le par. 15.2(3) de la Loi sur le divorce permettant à l’une et à l’autre des parties de lui demander de réexaminer un aspect précis de l’ordonnance initiale. Le cas s’y prête bien lorsque le tribunal ne juge pas opportun d’exiger que l’une ou l’autre des parties établisse à une audience subséquente un changement dans leurs ressources, leurs besoins ou, d’une façon générale, leur situation conformément au par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce.

37 Lorsqu’elle est justifiée par une incertitude à la fois réelle et importante constatée à l’audience initiale, la révision permet aux parties de faire modifier une ordonnance alimentaire sans avoir à prouver un changement de situation important : Choquette c. Choquette (1998), 39 R.F.L. (4th) 384 (C.A. Ont.). Sinon, comme le signale à juste titre l’amicus curiae, le demandeur pourrait voir sa demande rejetée au motif que la situation existant au moment de la demande de modification avait été envisagée lors du prononcé de l’ordonnance initiale, de sorte qu’aucun changement de situation n’est survenu. Le critère applicable en matière de modification est strict : Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, p. 688‑690.

38 En l’espèce, la révision était justifiée par le fait qu’au procès, la situation et l’avenir financiers réels de l’épouse et le montant de l’aide dont elle aurait vraiment besoin ne pouvaient être déterminés. Voir l’arrêt Schmidt c. Schmidt (1999), 71 B.C.L.R. (3d) 113 (C.A.), par. 9 :

[traduction] L’ordonnance de révision est particulièrement utile lorsque se pose la question de savoir si le versement de la pension alimentaire devrait se poursuivre et, dans l’affirmative, quel montant devrait être versé. Plutôt que d’obliger les parties à recourir à la demande de modification et à satisfaire au critère strict du changement de situation, le tribunal prévoit la révision de l’ordonnance alimentaire.

Lors de l’audience initiale, le juge Collver a estimé que des questions demeuraient en suspens et qu’elles seraient réglées dans un délai relativement court.

39 Les arrêts Willick et Choquette établissent que le tribunal de première instance doit éviter de rendre une ordonnance temporaire (ou susceptible de « révision ») en application de l’art. 15.2. Voir aussi : Keller c. Black, [2000] O.J. No. 79 (QL) (C.S.J.). Dans la mesure du possible, il doit résoudre les différends dont il est saisi et rendre une ordonnance définitive ne pouvant faire l’objet d’une modification que selon l’art. 17 s’il est prouvé qu’un changement de situation est survenu. Lorsque, comme en l’espèce, le tribunal saisi d’une demande d’ordonnance fondée sur l’art. 15.2 juge essentiel de déterminer une question qui fera ultérieurement l’objet d’une révision, il doit le faire très précisément dans l’ordonnance qu’il rend. La raison en est que dans une instance de « révision », nul n’a à établir un changement de situation. L’omission de bien circonscrire la question sera inévitablement interprétée par l’une ou l’autre des parties comme une invitation à simplement présenter ses arguments de nouveau. C’est ce qui s’est produit dans la présente affaire. La condition précise énoncée dans les motifs du juge de première instance est devenue trop générale dans l’ordonnance formelle. D’où une certaine confusion qui aurait pu être évitée lors de l’instance subséquente.

40 Au procès, une inconnue ne pouvait être déterminée dans l’immédiat. L’intimée était sans travail et, pour reprendre l’expression employée par le juge de première instance, le [traduction] « dilemme relatif à la Banque TD » (par. 21) n’était pas encore résolu. On ne pouvait alors prévoir quelle serait la situation financière de l’épouse six mois ou un an plus tard. L’on s’attendait à ce qu’elle obtienne des prestations d’invalidité équivalant à son salaire de 45 000 $ d’alors ou retourne travailler (avec ou sans formation d’appoint). Or, ni l’une ni l’autre de ces possibilités ne s’est réalisée. Elle a quitté la banque avec une indemnité de départ de 83 000 $ en poche. Le problème de la « révision » en l’espèce ne tient donc pas à ce que l’inconnue ne la justifiait pas, mais au fait que celle mentionnée par le juge de première instance dans ses motifs n’a pas été reprise dans l’ordonnance formelle, ce que l’appelant a considéré comme une invitation à plaider sa cause de nouveau.

41 L’appelant a raison de dire que sa demande (bien qu’elle soit fondée tant sur l’art. 15.2 que sur l’art. 17) doit être considérée comme une demande de révision. Il n’avait pas à établir l’existence d’un changement de situation. Toutefois, s’il est vrai que certaines questions financières avaient été réglées entre la décision du juge Collver et la présentation de sa demande à la juge Morrison, l’incapacité de l’intimée d’acquérir son indépendance était demeurée la même.

42 Cet argument procédural ne semble pas avoir été présenté aux tribunaux inférieurs et, quoi qu’il en soit, il n’est pas abordé expressément dans leurs motifs. Selon moi, que la demande de l’appelant soit fondée sur l’art. 15.2 (qui lui est plus favorable) ou l’art. 17 (qui lui est moins favorable) ne change rien au résultat. Son sort ne dépend pas du fardeau de preuve. Son rejet est imputable aux faits.

IV. Conclusion

43 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi sans dépens, l’intimée ayant toutefois droit au remboursement des dépenses qu’elle a engagées pour contester l’appel interjeté devant notre Cour.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant : MacLean Family Law Group, Vancouver.

Procureurs nommés par la Cour en qualité d’amicus curiae : Richards Buell Sutton, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : 2006 CSC 25 ?
Date de la décision : 21/06/2006
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit de la famille - Divorce - Pension alimentaire pour le conjoint - Pertinence des fautes de l’époux - Liaison du mari ayant causé l’effondrement émotionnel de l’épouse - Incapacité de cette dernière d’acquérir son indépendance - La Cour d’appel a‑t‑elle eu tort de tenir compte des fautes de l’époux pour décider du droit à une pension alimentaire? - Pouvait‑elle tenir compte de l’actif immobilisé acquis après la rupture du mariage pour évaluer la capacité du mari de payer une pension alimentaire? - L’objectif de l’indépendance se double‑t‑il d’une obligation de l’acquérir? - Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), art. 15.2.

Les parties se sont mariées en 1978. Après 20 ans de mariage pendant lesquels elle avait travaillé, contribué financièrement à la formation continue de son mari et porté son enfant, l’épouse a, dans un bref intervalle, subi une grave blessure au dos et perdu son emploi. Peu après, son mari lui a annoncé qu’il voulait divorcer pour épouser une autre femme. Le divorce a été prononcé en 1999. Le juge de première instance a estimé que l’épouse avait droit à une aide et lui a accordé une pension alimentaire de 2 250 $ par mois « jusqu’à ce que Sherry Leskun occupe un emploi à temps plein, après quoi il y aura révision du droit à la pension et du montant de celle‑ci ». En 2003, la demande d’annulation de la pension alimentaire au motif que le mari était sans emploi et avait des difficultés financières a été rejetée. La juge en chambre a conclu que l’épouse n’avait pas acquis son indépendance et avait toujours besoin d’une pension alimentaire. La Cour d’appel a confirmé la décision. Les juges majoritaires ont estimé que la Loi sur le divorce n’empêchait pas le tribunal de considérer que l’omission d’un époux d’acquérir son indépendance résultait, du moins en partie, de l’effondrement émotionnel causé par les fautes de l’autre époux. D’autres éléments étrangers à ces fautes, dont l’—ge de l’épouse au moment de la rupture et ses problèmes de santé, ont amené la Cour d’appel à confirmer l’ordonnance alimentaire à l’unanimité.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

La Loi sur le divorce de 1985 a fait de la faute une considération non pertinente pour statuer sur une demande de pension alimentaire. Le paragraphe 15.2(5) prévoit qu’en rendant une ordonnance alimentaire provisoire ou définitive au profit d’un époux, « le tribunal ne tient pas compte des fautes commises par l’un ou l’autre des époux relativement au mariage ». De plus, le par. 17(6) dispose que le tribunal saisi d’une demande de modification ne tient pas compte d’une conduite qui n’aurait pu être prise en considération lors du prononcé de l’ordonnance initiale. Il ressort de ces dispositions que la faute ne doit pas redevenir un volet de la « situation » que le tribunal peut prendre en considération suivant le par. 15.2(4) pour rendre une ordonnance alimentaire ou la modifier. Il existe évidemment une distinction entre les conséquences émotionnelles d’une faute et la faute elle‑même. Ces conséquences ne perdent pas leur pertinence parce qu’elles ont pour origine la faute de l’autre époux. Elles peuvent au contraire présenter une grande pertinence en ce qui concerne les éléments à prendre en considération pour décider du droit à une pension, comme la capacité de l’époux requérant de devenir indépendant. L’omission d’acquérir son indépendance ne constitue pas un manquement à « une obligation ». Ce n’est qu’un élément parmi ceux que prend en compte le tribunal saisi d’une demande d’ordonnance alimentaire au profit d’un époux. [20‑22] [27]

En l’espèce, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont laissé entendre à tort qu’un tribunal pouvait faire indirectement ce que le législateur ne lui permettait pas de faire directement. Les besoins et la situation de l’époux requérant sont pertinents quant à l’omission d’atteindre l’objectif de l’indépendance, mais le législateur juge l’imputation d’une faute à l’autre époux non pertinente quant au droit à une pension alimentaire dans le cadre d’un régime visant à remédier aux conséquences de la rupture du mariage sans égard aux causes de celle‑ci. Toutefois, la décision de la Cour d’appel de rejeter la demande de réduction de la pension alimentaire versée par le mari doit être confirmée sur le fondement des autres éléments étrangers à la faute. En outre, l’expérience de travail limitée de l’épouse constatée par la juge en chambre fait ressortir la difficulté de réintégrer le marché du travail après une longue absence pour une personne approchant aujourd’hui la soixantaine et ne possédant que peu de compétences recherchées, hormis celles liées à son ancien emploi dans une banque. [2-3] [24]

La juge en chambre n’a pas eu tort de tenir compte de l’actif immobilisé acquis après la rupture du mariage pour évaluer la capacité du mari de verser une pension alimentaire. La question de la « double ponction » ne se posait pas, car cet actif immobilisé n’existait pas lors de la répartition initiale des biens. Faire fi de l’actif immobilisé ne permettrait pas de circonscrire les « ressources, [l]es besoins et, d’une façon générale, [. . .] la situation » véritables des parties comme l’exige le par. 15.2(4) de la Loi sur le divorce. [29-32]

Dans la mesure du possible, le tribunal de première instance doit résoudre les différends dont il est saisi et rendre une ordonnance définitive ne pouvant faire l’objet d’une modification que selon l’art. 17 moyennant la preuve d’un changement de situation. Lorsque, comme en l’espèce, le tribunal saisi d’une demande d’ordonnance fondée sur l’art. 15.2 juge essentiel de déterminer une question qui fera ultérieurement l’objet d’une révision, il doit le faire très précisément dans l’ordonnance qu’il rend. Dans la présente affaire, la demande du mari a été considérée à juste titre comme une demande de révision, et non de modification, et un changement de situation n’avait pas à être établi. Cependant, que la demande soit fondée sur l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce (plus favorable au mari) ou sur l’art. 17 ne change rien au résultat. Son sort ne dépend pas du fardeau de la preuve. Son rejet est imputable aux faits. [39] [41-42]


Parties
Demandeurs : Leskun
Défendeurs : Leskun

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813
Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420
Strang c. Strang, [1992] 2 R.C.S. 112
Boston c. Boston, [2001] 2 R.C.S. 413, 2001 CSC 43
Cunha c. Cunha (1994), 99 B.C.L.R. (2d) 93
Choquette c. Choquette (1998), 39 R.F.L. (4th) 384
Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670
Schmidt c. Schmidt (1999), 71 B.C.L.R. (3d) 113
Keller c. Black, [2000] O.J. No. 79 (QL).
Lois et règlements cités
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), art. 15.2, 17.
Loi sur le divorce, S.C. 1967‑68, ch. 24, art. 11.
Doctrine citée
Payne, Julien D., and Marilyn A. Payne. Canadian Family Law. Toronto : Irwin Law, 2001.

Proposition de citation de la décision: Leskun c. Leskun, 2006 CSC 25 (21 juin 2006)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-06-21;2006.csc.25 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award