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13/07/2006 | CANADA | N°2006_CSC_32

Canada | R. c. Boulanger, 2006 CSC 32 (13 juillet 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Boulanger, [2006] 2 R.C.S. 49, 2006 CSC 32

Date : 20060713

Dossier : 30853

Entre :

Denis Boulanger

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 68)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron)

____________________________

__

R. c. Boulanger, [2006] 2 R.C.S. 49, 2006 CSC 32

Denis Boulanger Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Boulanger

Réf...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Boulanger, [2006] 2 R.C.S. 49, 2006 CSC 32

Date : 20060713

Dossier : 30853

Entre :

Denis Boulanger

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 68)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron)

______________________________

R. c. Boulanger, [2006] 2 R.C.S. 49, 2006 CSC 32

Denis Boulanger Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Boulanger

Référence neutre : 2006 CSC 32.

No du greffe : 30853.

2005 : 16 décembre; 2006 : 13 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Pelletier, Dalphond et Doyon) (2005), 29 C.R. (6th) 346, 2005 CarswellQue 622, [2005] J.Q. no 798 (QL), 2005 QCCA 214, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé, [2003] J.Q. no 4097 (QL). Pourvoi accueilli.

François Beauvais, pour l’appelant.

Josée Grandchamp et Henri‑Pierre Labrie, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

La Juge en chef —

1. Introduction

1 L’abus de confiance par un fonctionnaire, visé à l’art. 122 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, est un crime à la fois ancien et important. Il matérialise l’obligation des titulaires d’une charge ou d’un emploi publics d’en user pour le bien public. C’est une obligation fondamentale pour une saine administration et essentielle pour que les citoyens continuent à faire confiance aux autorités publiques. Pourtant, il est surprenant de constater que les éléments constitutifs de ce crime demeurent incertains. Le présent pourvoi nous oblige à les clarifier, afin que les citoyens, la police et les tribunaux sachent clairement quel genre de conduite est visé par cette infraction.

2 L’appelant était le directeur de la sécurité publique de la ville de Varennes (Québec). Il a demandé au policier chargé du dossier de l’accident dans lequel sa fille était impliquée de préparer un deuxième rapport, plus détaillé. Par suite de ce rapport, l’assureur a conclu que la responsabilité de cette dernière n’était pas engagée, ce qui a évité à l’appelant de payer la franchise de 250 $. Il s’agit de déterminer si cette conduite peut fonder une déclaration de culpabilité pour abus de confiance par un fonctionnaire sous le régime de l’art. 122 du Code criminel.

3 La juge du procès a déclaré l’appelant coupable, au motif qu’il s’était servi de sa charge pour obtenir un avantage personnel ([2003] J.Q. no 4097 (QL)). Dans un jugement majoritaire, la Cour d’appel du Québec a confirmé cette décision ((2005), 29 C.R. (6th) 346, 2005 QCCA 214). Le juge Dalphond, dissident, aurait acquitté l’accusé parce que celui‑ci n’avait pas obtenu d’avantage irrégulier et qu’il n’avait pas été prouvé hors de tout doute raisonnable qu’une personne raisonnable, bien informée des faits pertinents, conclurait nécessairement à l’abus de confiance.

4 Après examen des éléments constitutifs de l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de prononcer un acquittement.

2. Analyse

2.1 La question en litige

5 Selon l’art. 122, la fraude ou l’abus de confiance commis par un fonctionnaire est un acte criminel punissable d’un emprisonnement maximal de cinq ans :

122. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans tout fonctionnaire qui, relativement aux fonctions de sa charge, commet une fraude ou un abus de confiance, que la fraude ou l’abus de confiance constitue ou non une infraction s’il est commis à l’égard d’un particulier.

L’article 118 définit le « fonctionnaire » comme une personne qui « détient une charge ou un emploi » ou « est nommée pour remplir une fonction publique ». Les mots « charge » et « emploi » sont définis de façon large : ils visent notamment « une charge ou fonction sous l’autorité du gouvernement », « une commission civile ou militaire » et « un poste ou emploi dans un ministère public ».

6 Il est clair que M. Boulanger est un « fonctionnaire » au sens de l’art. 122. Il est tout aussi clair qu’en demandant à l’agent Stephens de rédiger un rapport plus détaillé sur l’accident il agissait « relativement aux fonctions de sa charge » au sens de l’art. 122. Il faut déterminer si ce geste constitue un « abus de confiance » selon cet article.

7 Il ne ressort pas clairement de la jurisprudence canadienne ce qu’il faut prouver exactement pour établir l’abus de confiance visé à l’art. 122. Le Canada n’est pas seul dans cette situation. Comme nous le verrons, d’autres pays qui ont hérité de l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire prévue par la common law ont également été aux prises avec ce problème.

8 Le Code criminel ne nous renseigne pas sur les éléments constitutifs de l’infraction. Il renferme simplement un énoncé général de l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire prévue par la common law. L’objet de l’infraction, la mens rea ou l’intention coupable nécessaires à son existence de même que l’actus reus ou la conduite visés continuent à dépendre de décisions contradictoires et de conjectures.

9 Ces questions sont au cœur du présent pourvoi. Pour y répondre, il nous faut examiner l’historique de l’infraction en common law et en suivre l’évolution au Canada et dans d’autres pays.

10 Je suis d’avis que le législateur a repris à l’art. 122 du Code criminel l’infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics définie par Sir James F. Stephen dans A Digest of the Criminal Law (4e éd. 1887), p. 85, mais qu’il a décidé de ne pas incorporer au Code l’infraction distincte, également reconnue par Sir James F. Stephen, de manquement à un devoir dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics. La confusion entourant l’art. 122 provient en grande partie de ce qu’on ne fait pas la différence entre les deux infractions et de ce que le législateur n’en a adopté qu’une. Puisque l’art. 122, tel que je l’interprète, codifie l’infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics prévue par la common law, j’estime que, compte tenu des conclusions de fait de la juge du procès, il y a lieu d’accueillir le pourvoi.

2.2 L’infraction prévue par la common law

11 L’abus de confiance par un fonctionnaire tel qu’on le connaît de nos jours remonte à l’infraction d’« inconduite » dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics prévue par la common law. Cette infraction a été mentionnée pour la première fois dans un jugement de 1704, époque où les jugements étaient plus laconiques :

[traduction] Tout fonctionnaire peut être poursuivi en justice pour inconduite.

La Cour. Tout homme nommé fonctionnaire en vertu d’une loi du Parlement qui fait preuve d’inconduite dans l’exercice de ses fonctions peut être poursuivi en justice selon la common law, et tout fonctionnaire public peut être poursuivi pour inconduite dans l’exécution de ses fonctions.

(Anonymous (1704), 6 Mod. 96, 87 E.R. 853 (K.B.))

12 Lord Mansfield devait donner corps à cette infraction naissante dans R. c. Bembridge (1783), 3 Dougl. 327, 99 E.R. 679 (K.B.), une décision qu’on présente souvent comme la source de la définition de l’infraction (P. Finn, « Official Misconduct », [1978] 2 Crim. L.J. 307, p. 308). M. Bembridge, qui travaillait comme comptable au bureau du trésorier‑payeur de l’armée britannique, avait été accusé d’inconduite dans l’exercice de ses fonctions. Le chef d’accusation dont il avait été déclaré coupable portait qu’il avait [traduction] « indûment, injustement et frauduleusement » dissimulé des omissions dans les registres et fraudé le Roi alors qu’il était fonctionnaire occupant [traduction] « un important poste de confiance ».

13 M. Bembridge a présenté une requête en sursis à statuer en faisant valoir que l’affaire concernait un dommage civil qui ne pouvait fonder un acte d’accusation et pour lequel il n’existait aucun précédent en matière criminelle. Lord Mansfield a rejeté la requête et a énoncé deux principes fondamentaux étayant l’existence de l’infraction : premièrement, [traduction] « l’homme qui accepte un poste de confiance concernant le public, surtout s’il en tire un profit, est responsable au criminel devant le Roi de sa mauvaise conduite dans l’exercice de ses fonctions » (p. 681) et, deuxièmement, [traduction] « l’abus de confiance, la fraude ou le dol qui, dans le cas de questions concernant le public, ne donnerait ouverture qu’à une action entre les intéressés donne lieu à une accusation criminelle s’il s’agit d’une affaire entre le Roi et son sujet » (p. 681). Les termes « inconduite », « abus de confiance », « fraude » et « dol » n’ont toutefois pas été définis.

14 Lord Mansfield a statué qu’il fallait établir deux éléments : [traduction] « premièrement, qu’il s’agissait d’un poste de confiance [. . .] et, deuxièmement, que le défendeur dans le cadre de ses fonctions s’était, sciemment et à l’encontre de son devoir, livré à de la dissimulation » (p. 681). Il a ajouté :

[traduction] Si le défendeur était au courant de l’omission, il aurait dû demander des explications à Powell; s’il l’a dissimulée, c’est nécessairement pour un motif de corruption. Il est amplement prouvé que le défendeur était au courant; il était donc coupable non pas d’omission ou de manquement à un devoir, mais de tromperie grave. Le but poursuivi ne pouvait être que de frustrer le public de la totalité ou d’une partie des intérêts. Je n’ai somme toute aucun doute sur la suffisance de la preuve relativement à ces deux éléments. [p. 681]

15 Dans ses directives au jury, lord Mansfield a insisté sur la nécessité de prouver la corruption ou la fraude :

[traduction] Relativement à cette accusation, voyez‑vous, vous devez être convaincus de deux énoncés. Le premier porte que ce poste de comptable au bureau du trésorier‑payeur est un poste qui jouit de la confiance du public et qui se rapporte à la fermeture des comptes du trésorier‑payeur sortant de charge, c’est‑à‑dire que son titulaire est chargé de contrôler cette fermeture afin de vérifier les comptes et d’en relever toute omission avant qu’ils soient transmis au vérificateur; c’est le premier énoncé dont vous devez être convaincus. Le second énoncé de fait dont vous devez être convaincus porte que le défendeur, M. Bembridge, s’est livré à ces dissimulations dans un dessein de corruption et de fraude. Si vous êtes convaincus de ces deux faits, vous êtes alors justifiés de conclure que le défendeur est coupable dans les faits. [Je souligne.]

(Reproduit dans (1783), 22 How. St. Tr. 1, p. 74)

16 Cette insistance sur l’intention coupable dans Bembridge cadre avec un jugement antérieur que lord Mansfield a rendu dans R. c. Young (1758), 1 Burr. 557, 97 E.R. 447 (K.B.), qui concernait deux juges de paix accusés d’avoir [traduction] « arbitrairement, obstinément et déraisonnablement » refusé de délivrer un permis au propriétaire d’une taverne. En rejetant la dénonciation, lord Mansfield a souligné la différence entre l’erreur et le crime :

[traduction] Mais s’il apparaît clairement que les juges ont exercé ce pouvoir discrétionnaire en cédant à la partialité, la malveillance ou la corruption et ont, par conséquent, abusé de la confiance qui leur avait été accordée, ils sont passibles de poursuites par voie de mise en accusation ou dénonciation, ou même par voie d’action, si la malveillance est particulièrement cruelle et préjudiciable.

Toutefois, si en dépit d’une erreur de jugement leur coeur et leur intention sont purs, que Dieu les préserve de tout châtiment et qu’il leur manifeste sa bienveillance en tout temps; à moins que la partialité, la corruption ou la malveillance soit manifeste.

. . .

Mais la partialité doit être claire et manifeste ou il doit s’agir d’une inconduite volontaire pour que la Cour autorise la dénonciation : il ne peut s’agir d’une simple erreur de jugement. [Je souligne; p. 450.]

17 L’exigence de corruption a été confirmée dans R. c. Williams (1762), 3 Burr. 1317, 97 E.R. 851 (K.B.), où des juges de paix étaient accusés d’avoir refusé de délivrer des permis aux demandeurs parce que ceux‑ci avaient voté pour certains députés. On peut lire dans le recueil de jurisprudence :

[traduction] Et lord Mansfield a déclaré que la Cour autorisait la dénonciation contre les juges, non pas simplement parce qu’ils avaient refusé de délivrer les permis (ce qu’ils avaient le pouvoir discrétionnaire de faire selon ce qu’ils jugeaient indiqué), mais en raison des motifs de corruption fondant le refus, du refus abusif et injuste de les délivrer . . . [Je souligne; p. 851.]

18 Un demi‑siècle plus tard, dans R. c. Borron (1820), 3 B. & Ald. 432, 106 E.R. 721 (K.B.), qui mettait en cause la conduite d’un magistrat, la malhonnêteté et la corruption étaient toujours des caractéristiques déterminantes de l’infraction. Le juge en chef Abbott a établi une distinction capitale entre le manquement à un devoir public procédant d’un motif de malhonnêteté, d’abus ou de corruption, qui relève de l’infraction criminelle, et les erreurs moins graves, qui ne sont pas visées par elle :

[traduction] Ils [les magistrats] sont effectivement, comme tout autre sujet de ce royaume, tenus de répondre devant la loi de l’accomplissement loyal et intègre de leurs obligations. Lorsqu’ils sont mis en cause à ce titre, par voie de mise en accusation ou dénonciation devant la Cour, il s’agit toujours de se demander non pas si les actes accomplis peuvent être jugés strictement corrects après examen approfondi, mais bien quels en étaient les fondements : procédaient‑ils d’un motif de malhonnêteté, d’abus ou de corruption — description pouvant généralement comprendre la crainte et le favoritisme — ou de simples erreurs? Ce n’est que dans le premier cas qu’ils donnent ouverture à châtiment. [Je souligne; p. 721‑722.]

19 Dans Bembridge, Young, Williams et Borron, il était question d’actions fautives positives, c’est‑à‑dire d’actes commis dans une intention de corruption, de malhonnêteté ou d’abus. Toutefois, un autre type d’inconduite dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics se faisait jour à peu près à la même époque, à savoir l’inaction ou le manquement à un devoir officiel. Contrairement à l’infraction d’action fautive commise dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics, l’infraction d’inaction ne nécessitait pas d’intention ou mens rea spécifique. R. c. Wyat (1705), 1 Salk. 380, 91 E.R. 331 (K.B.), a établi le principe selon lequel [traduction] « [l]orsqu’un fonctionnaire manque au devoir que lui impose la common law ou la loi, il peut être mis en accusation » (p. 332 (renvoi en bas de page omis)). De même, dans R. c. Kennett (1781), 5 Car. & P. 282, 172 E.R. 976, et R. c. Pinney (1832), 5 Car. & P. 254, 172 E.R. 962, les défendeurs — qui n’avaient pas réussi à réprimer une émeute — ont été accusés d’avoir manqué à leur devoir. Par ailleurs, dans R. c. Hollond (1794), 5 T.R. 607, 101 E.R. 340 (K.B.), le défendeur était accusé de négligence dans l’accomplissement de ses fonctions mais, comme l’a signalé lord Kenyon, l’accusation était portée en vertu d’une loi particulière aux termes de laquelle la corruption n’était pas un élément essentiel de l’infraction.

20 Dans son ouvrage A Digest of the Criminal Law, Sir James F. Stephen, reconnaissant leurs éléments distincts, a divisé ces infractions en deux catégories : [traduction] « Fraude et abus de confiance par un fonctionnaire » et « Manquement à un devoir officiel » :

[traduction]

Article 121.

FRAUDE ET ABUS DE CONFIANCE

PAR UN FONCTIONNAIRE.

Est coupable d’une infraction mineure tout fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, commet quelque fraude ou abus de confiance affectant le public, soit que cette fraude ou cet abus de confiance eût été ou n’eût pas été criminel s’il eût été commis contre un particulier.

. . .

Article 122.

MANQUEMENT À UN DEVOIR OFFICIEL.

Est coupable d’une infraction mineure tout fonctionnaire qui volontairement manque à un devoir qui lui est imposé par la common law ou la loi, à condition que l’accomplissement de ce devoir ne l’expose pas à un plus grand danger qu’un homme d’une force de caractère et d’une énergie ordinaires.

21 Bien que l’affaire Bembridge porte sur des actes de dissimulation et de fraude délibérés, les principes invoqués par lord Mansfield pour rejeter la requête en sursis à statuer ont parfois été cités à l’égard de l’infraction de manquement à un devoir officiel. Les deux infractions ont donc souvent été considérées comme une seule et même infraction, ce qui a engendré de la confusion quant aux éléments distincts de chacune.

22 En particulier, en raison de l’absence de distinction entre les deux infractions, il est devenu difficile de savoir avec certitude quand il faut prouver la mens rea de la corruption, de l’abus ou de la malhonnêteté. La Cour d’appel anglaise (section criminelle) a été saisie de cette question dans R. c. Llewellyn‑Jones (1967), 51 Cr. App. R. 204. M. Llewellyn‑Jones faisait valoir que l’accusation d’inconduite dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics devait alléguer expressément la fraude, la malhonnêteté ou la corruption puisqu’il s’agissait d’éléments essentiels de l’infraction en common law. La cour a refusé de répondre à la question, estimant que les faits tels qu’ils étaient allégués impliquaient la malhonnêteté.

23 L’incertitude s’est manifestée de nouveau dans R. c. Dytham (1979), 69 Cr. App. R. 387 (C.A.). M. Dytham, un policier en uniforme, a été accusé d’inconduite à titre d’auxiliaire de justice pour avoir regardé, sans intervenir, un individu se faire battre à mort à coups de pied à l’extérieur d’une boîte de nuit et avoir ensuite quitté le lieu du crime. On n’a allégué ni insinué aucun abus, malhonnêteté ou corruption.

24 Se fondant sur Wyat et mentionnant expressément le [traduction] « manquement à un devoir officiel » défini par Stephen (art. 145 de la 9e éd. (1950)), le lord juge en chef Widgery a conclu que le policier pouvait être déclaré coupable d’avoir manqué à son devoir. Toutefois, probablement soucieux de maintenir une mens rea justifiant une sanction criminelle, il a précisé que le manquement devait être volontaire et non simplement inconscient. Il a ajouté :

[traduction] Cela suppose un élément de culpabilité qui ne se limite pas à la corruption ou à la malhonnêteté, mais qui doit être tel que l’inconduite reprochée porte délibérément atteinte à l’intérêt public et doit être condamnée et punie. [p. 394]

Le lord juge en chef Widgery n’a pas précisé si cette caractérisation ne visait que les affaires de manquement au devoir sur lesquelles il s’était fondé ou si ses commentaires s’appliquaient également aux cas d’action fautive dans l’exercice de ses fonctions pour lesquels il faut habituellement qu’il y ait corruption, malhonnêteté ou abus.

25 La confusion s’est propagée au‑delà de l’Angleterre dans d’autres pays du Commonwealth. Dans Shum Kwok Sher c. HKSAR, [2002] 5 HKCFAR 381, la Cour de dernier ressort de Hong Kong a dû déterminer quels étaient les éléments de l’infraction d’inconduite dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics prévue par la common law afin de statuer sur leur conformité avec les droits garantis par la Basic Law (Loi fondamentale). Sir Anthony Mason, ancien juge en chef d’Australie, a examiné l’historique de l’infraction et a conclu qu’elle visait différentes conduites nécessitant chacune un élément moral distinct (par. 81‑82), auxquelles il a ensuite ajouté, pour tous les cas, l’exigence primordiale de la gravité :

[traduction] La deuxième réserve que je fais au sujet des éléments de l’infraction énoncés plus haut est que l’inconduite en cause doit être grave. La gravité, dans le présent contexte, s’évalue compte tenu des responsabilités de la charge, ou de l’emploi, et de son titulaire, de l’importance des fins publiques auxquelles elles s’attachent ainsi que de la nature et de la portée du manquement à ces responsabilités. [par. 86]

26 Peu de temps après, comme l’état du droit après Dytham et le réexamen des notions d’« insouciance » et de « manquement volontaire » par la Chambre des lords dans R. c. G, [2004] 1 A.C. 1034, [2003] UKHL 50, n’était pas clair, la Cour d’appel anglaise (section criminelle) a été saisie d’un renvoi demandant la clarification des éléments de l’infraction d’inconduite dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics (Attorney General’s Reference (No. 3 of 2003), [2004] 3 W.L.R. 451, [2004] EWCA Crim 868 (« Attorney General’s Reference »)).

27 Après avoir analysé Bembridge, Borron, Llewellyn‑Jones, Dytham et Shum Kwok Sher, la Cour d’appel a statué que l’inconduite dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics suppose un manquement à un devoir de la part du fonctionnaire. Il peut s’agir d’un acte de commission ou d’un acte d’omission, mais l’acte doit être volontaire dans les deux cas. La cour a indiqué que, par inconduite volontaire il fallait entendre [traduction] « le fait d’accomplir délibérément un acte fautif en toute connaissance de cause ou en faisant preuve d’une insouciance téméraire pour ce qui est de savoir s’il est de nature fautive ou non » (par. 28), cette insouciance étant définie comme [traduction] « la conscience du devoir à accomplir ou l’insouciance subjective quant à l’existence de ce devoir » (par. 30). Le critère de l’insouciance s’appliquerait à la question de savoir s’il existe un devoir dans les circonstances ainsi qu’à la conduite du défendeur, le cas échéant. Le critère subjectif s’appliquerait tant à l’insouciance téméraire à l’égard de la légalité de l’acte ou de l’omission qu’à l’égard des conséquences découlant de l’acte ou de l’omission : par. 30. Il en résulte une infraction unifiée qui incorpore à la fois l’ancienne infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics et celle de manquement à un devoir officiel. Toutefois, compte tenu des exigences formulées dans la jurisprudence récente en matière d’état d’esprit criminel, le simple manquement à un devoir, à lui seul, n’est plus suffisant. Il faut au moins une insouciance téméraire.

28 Outre ces exigences de base, la Cour d’appel a confirmé la condition formulée dans Shum Kwok Sher, selon laquelle l’inconduite en cause doit être grave.

[traduction] [P]our constituer une infraction criminelle, l’écart de conduite par rapport aux normes applicables doit être sérieux et non pas simplement négligent; il doit discréditer la charge ou l’emploi publics. Il s’agit d’une condition rigoureuse qui exige une conduite si éloignée des normes acceptables qu’elle équivaut à un abus de la confiance du public envers le titulaire de la charge ou de l’emploi publics. Une erreur, même grave, ne suffit pas. [par. 56]

29 La Cour d’appel voulait ainsi que seule une conduite véritablement criminelle tombe sous le coup de l’infraction.

2.3 Historique de l’infraction au Canada

30 Au Canada également, l’absence de distinction entre l’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics et le manquement à un devoir officiel a entraîné de la confusion, laquelle s’est d’abord manifestée dans R. c. Arnoldi (1893), 23 O.R. 201 (Ch. D.). M. Arnoldi était l’ingénieur mécanicien en chef du ministère des Travaux publics du Canada chargé du dragage. Ses fonctions comprenaient la vérification des comptes créditeurs. Il avait fait en sorte que son bateau et son entrepôt soient loués à des fins publiques, en les mettant au nom d’amis afin de dissimuler le fait que c’est lui qui touchait le loyer et, à titre de vérificateur, il avait faussement certifié l’exactitude des comptes.

31 Il n’était pas allégué que M. Arnoldi avait touché un loyer excessif. On faisait valoir que, le public n’ayant subi aucun préjudice, il n’y avait pas eu d’infraction. Le chancelier Boyd a rejeté cet argument :

[traduction] . . . à mon avis, la gravité de cette transgression administrative ne doit pas s’évaluer par rapport aux seuls gains pécuniaires démontrés. C’est l’appât du gain qui a incité le défendeur à agir comme il l’a fait — il a tiré profit de son manquement au devoir et, pour parvenir à ses fins, il a fallu qu’il dissimule la véritable opération. Il s’est mal conduit dans l’exercice de ses fonctions, ce qui constitue un acte criminel en common law. [p. 209]

Le chancelier Boyd a ensuite souligné qu’en certifiant délibérément l’exactitude de comptes qu’il savait être faux, M. Arnoldi s’était mis en situation de conflit d’intérêts. Il a répété :

[traduction] La gravité de l’affaire ne réside pas tant dans son simple aspect profitable que dans l’abus, à des fins personnelles, du pouvoir qui a été conféré au défendeur pour le bien public. Il faut, pour l’exemple, qu’une peine soit infligée lorsque la confiance du public a ainsi été abusée . . . [p. 212]

32 Bien que l’affaire Arnoldi soit clairement un cas de malhonnêteté délibérée, le chancelier Boyd a cité certaines affaires de manquement au devoir. C’est le début de l’érosion graduelle de l’élément moral de l’infraction moderne d’abus de confiance visée à l’art. 122 du Code criminel.

33 En 1892, le Canada a adopté l’Acte concernant la loi criminelle, qui est entré en vigueur le 1er juillet 1893 comme son premier Code criminel (S.C. 1892, ch. 29). Sir John Thompson, alors ministre de la Justice, a expliqué que cette loi s’inspirait du Digest of the Criminal Law de Sir James F. Stephen, du Digest of the Criminal Law of Canada (1889) de Burbidge et du projet de code préparé par la Commission royale d’enquête sur le Code criminel en Grande‑Bretagne en 1880 (Débats de la Chambre des communes, vol. XXXIV, 2e sess., 7e Parl., 12 avril 1892, p. 1347; A. W. Mewett, « The Criminal Law, 1867‑1967 » (1967), 45 R. du B. can. 726, p. 727; D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (4e éd. 2001), p. 2). L’ouvrage de Burbidge et le projet de code empruntaient eux‑mêmes substantiellement au travail de Sir James F. Stephen.

34 Il est clair que l’art. 135 a repris l’art. 121 rédigé par Sir James F. Stephen, [traduction] « Fraude et abus de confiance par un fonctionnaire ». Les deux textes ont pratiquement le même libellé :

Code criminel, 1892

135. Est coupable d’un acte criminel et passible de cinq ans d’emprisonnement, tout employé public qui, dans l’exercice de ses fonctions, commet quelque fraude ou abus de confiance affectant le public, soit que cette fraude ou cet abus de confiance eût été ou n’eût pas été criminel s’il eût été commis contre un particulier.

A Digest of the Criminal Law de Sir James F. Stephen

[traduction] 121. Est coupable d’une infraction mineure tout fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, commet quelque fraude ou abus de confiance affectant le public, soit que cette fraude ou cet abus de confiance eût été ou n’eût pas été criminel s’il eût été commis contre un particulier.

Cependant, l’art. 122 élaboré par Sir James F. Stephen, [traduction] « Manquement à un devoir officiel », n’a pas été incorporé dans le nouveau Code criminel.

35 La confusion dans la jurisprudence vient du fait qu’on n’a pas reconnu ce choix du législateur et qu’on ne lui a pas donné effet. Les accusations portées en vertu du Code criminel ont continué à confondre les infractions prévues par la common law, malgré la décision du législateur de ne pas inclure le manquement à un devoir officiel dans le Code criminel, 1892. Par exemple, dans R. c. McMorran (1948), 91 C.C.C. 19 (C.A. Ont.), la cour a conclu à la culpabilité de l’accusé parce que ses actes avaient été [traduction] « prémédités, délibérés et intentionnels » (p. 28). Le juge Hogg a ajouté, toutefois, que l’infraction pouvait résulter de la négligence de gravité moyenne.

36 Les modifications qui ont donné sa teneur actuelle à la disposition datent de 1954. Elles ont opéré deux changements : premièrement, le terme « dans l’exercice de ses fonctions » a été remplacé par « relativement aux devoirs de sa charge »; deuxièmement, le terme « affectant le public » a été supprimé (S.C. 1953-54, ch. 51, art. 103). Ces modifications, qui s’inscrivaient dans une réforme plus large du Code criminel en 1954, n’ont été commentées ni dans le rapport de la Commission royale pour la révision du Code criminel, ni dans les Débats de la Chambre des communes, vol. II, 1re sess., 22e lég., 19 janvier 1954. La seule mention figurant aux Débats énonce simplement : [l]es articles 103 à 113 inclusivement sont adoptés » (p. 1344).

37 Les décisions Arnoldi et McMorran ont été appliquées dans l’arrêt R. c. Campbell (1967), 3 C.C.C. 250 (C.A. Ont.), conf. par (1967), 2 C.R.N.S. 403 (C.S.C.). M. Campbell, un employé cadre de la Commission des valeurs immobilières de l’Ontario, a été accusé d’abus de confiance pour s’être servi de son poste afin d’empêcher la radiation d’une société dans laquelle il détenait une participation personnelle.

38 S’appuyant sur Arnoldi et McMorran, le juge Wells a infirmé la décision du juge du procès selon laquelle il fallait que l’infraction vise des biens détenus en fiducie, en indiquant simplement que l’art. 103 du Code criminel est [traduction] « assez large pour englober tout manquement aux normes de responsabilité et de conduite applicables à l’accusé en raison de la nature de sa charge de haut fonctionnaire » (p. 255). La question est simplement de savoir [traduction] « si, par ses manœuvres et ses actes, M. Campbell a abusé de la confiance du public dont il jouissait en tant fonctionnaire, commettant, ce faisant, un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge » (p. 256). Bien qu’il s’agisse clairement d’une action fautive positive, aucune mention n’a été faite du genre d’actes et du genre d’état d’esprit requis pour établir l’existence d’un abus de confiance par un fonctionnaire.

39 C’est dans l’arrêt Leblanc c. La Reine, [1979] C.A. 417, conf. par [1982] 1 R.C.S. 344, que la confusion entre les deux infractions prévues par la common law a atteint son point culminant. Le juge Lamer (plus tard Juge en chef du Canada) y indique que l’infraction d’abus de confiance définie au Code criminel n’exige pas que l’accusé « ait agi malhonnêtement, de façon corrompue ou encore qu’il ait posé un geste illégal » (p. 419). Il y conclut également que les modifications apportées au Code criminel en 1954 confirment qu’il n’est pas nécessaire de démontrer un préjudice causé au public.

40 Le juge Lamer a cité Arnoldi de même qu’un passage de A Treatise on Crimes and Misdemeanors (7e éd. 1910) de Sir W. O. Russell à l’appui de son affirmation qu’il n’est pas nécessaire que l’accusé ait agi dans un but malhonnête, illégal ou dicté par la corruption. Ce passage comprend lui‑même un extrait d’Arnoldi (p. 618b). Le fait que l’infraction prévue au Code criminel tirait son origine de A Digest of the Criminal Law de Sir James F. Stephen n’a pas été mentionné, non plus que la décision du législateur de ne retenir que l’infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics, laquelle nécessitait une mens rea de malhonnêteté, de corruption ou d’abus.

41 Comme certaines des sources historiques qui le fondaient, l’arrêt Leblanc n’a pas établi de distinction entre l’infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics prévue par la common law et celle de manquement à un devoir officiel. Comme on l’a vu, la première exigeait malhonnêteté, corruption ou abus, tandis que la seconde ne nécessitait que le manquement. La première a été incorporée au Code criminel canadien, mais pas la seconde, ce qui a eu pour effet de supprimer la mens rea exigée par la common law pour l’action fautive, la seule infraction reprise dans le Code criminel. La Cour d’appel du Québec a appliqué l’arrêt Leblanc dans R. c. Hébert, [1986] R.J.Q. 236 (le juge Chevalier (ad hoc)).

42 Cumulativement, ces décisions ont défini une infraction d’abus de confiance qui ne nécessitait ni préjudice causé au public, ni mens rea et qui était [traduction] « assez large pour englober tout manquement aux normes de responsabilité et de conduite applicables à l’accusé en raison de la nature de sa charge de haut fonctionnaire » (Campbell, p. 255).

43 Cela nous amène à Perreault c. La Reine, [1992] R.J.Q. 1829, autorisation d’appel rejetée, [1993] 1 R.C.S. viii, l’arrêt de la Cour d’appel du Québec appliqué en l’espèce. Exprimant l’opinion majoritaire, le juge Baudouin a reconnu que l’interprétation de l’infraction avait conférée à celle‑ci une large portée et indiqué qu’il s’imposait d’établir une distinction valable entre la faute administrative et la conduite criminelle. Il a examiné l’historique de l’infraction afin de circonscrire les éléments de l’abus de confiance. Il a conclu que la jurisprudence anglaise était large, mais qu’elle sanctionnait seulement les conduites qui, de la part du fonctionnaire, comportent l’élément de « blameworthiness » (culpabilité morale) ou de « malhonnêteté » (p. 1835) avant d’ajouter qu’à son avis, toutefois, la jurisprudence était d’une utilité limitée. Il a ensuite tenté de dégager le sens de la jurisprudence canadienne postérieure à la codification. Comme on l’a vu, les tribunaux avaient importé à tort dans l’infraction d’abus de confiance prévue par le Code criminel les paramètres plus larges de l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire. C’est ce qui a amené le juge Baudouin à conclure que l’abus de confiance interdit à l’art. 122 n’exige pas la corruption. L’infraction consiste essentiellement, selon lui, à retirer directement ou indirectement un avantage d’un manquement à un devoir public. Il définit donc ainsi les éléments de l’infraction :

(1) l’accusé est un fonctionnaire :

(2) qui commet un acte ou une omission dans le cadre de ses fonctions, lequel :

a) est contraire à un devoir imposé par la loi, un règlement, son contrat d’emploi ou une directive relative à ses fonctions,

b) rapporte, directement ou indirectement, un bénéfice personnel ou dérivé.

44 Il donne une définition large à « bénéfice », englobant presque tout avantage reçu par le fonctionnaire ou par des membres de sa famille :

. . . un bénéfice personnel (par exemple une compensation pécuniaire, un avantage en nature, en services ou autres) ou dérivé (par exemple, un avantage à son conjoint, un membre de sa famille ou même, dans certains cas, un tiers). Ce bénéfice peut être direct (par exemple, le paiement d’une somme d’argent) ou indirect (par exemple, l’espoir d’une promotion, le désir de plaire à un supérieur). [p. 1839]

45 L’exigence d’un avantage énoncée dans Perreault n’a pas été uniformément acceptée : voir l’arrêt R. c. Fisher (2001), 139 O.A.C. 96, dans lequel la Cour d’appel a refusé de se prononcer sur la question. Lorsqu’elle a été appliquée, elle a suscité des difficultés. On ne sait toujours pas avec certitude non plus s’il faut que le fonctionnaire ait touché un avantage réel ou s’il suffit qu’il ait cherché à l’obtenir et, dans sa dissidence en l’espèce, le juge Dalphond se demande si n’importe quel avantage, si minime soit‑il, suffit pour qu’il y ait abus de confiance par un fonctionnaire au sens de l’art. 122.

46 Toutefois, la plus grande incertitude qui subsiste après l’arrêt Perreault se rapporte à la mens rea de l’infraction. La question n’a pas été abordée dans Perreault. Dans R. c. Power (1993), 122 N.S.R. (2d) 110, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a statué que l’appréciation devait être objective : [traduction] « une personne raisonnable bien informée des faits estimerait‑elle que les actes en cause sont fautifs? » (par. 13). Dans R. c. Pilarinos (2002), 168 C.C.C. (3d) 548 (C.S.C.‑B.), par contre, la juge Bennett a écarté le critère de la personne raisonnable, ne l’estimant pas assez exigeant pour entraîner une sanction criminelle et a indiqué que la mens rea devait au moins consister en la prévision subjective qu’un avantage pourrait être tiré.

2.4 Réexamen de l’infraction d’abus de confiance au Canada

47 Nous avons à définir la mens rea et l’actus reus de l’infraction d’abus de confiance prévue à l’art. 122. La question est d’importance. Il n’est pas rare, en effet, qu’on reproche à des fonctionnaires de s’être mal conduits. De plus, être déclaré coupable de cette infraction entraîne de lourdes conséquences, dont la perte de réputation et le risque de longues peines d’emprisonnement. Comme les autres citoyens, les fonctionnaires ont le droit de savoir où se trouve la ligne de démarcation entre la faute administrative et l’acte criminel.

48 Pour déterminer la teneur de l’infraction au Canada, il faut d’abord reconnaître l’existence de deux infractions distinctes en common law — l’action fautive dans l’exercice de ses fonctions et le manquement à un devoir officiel — et le fait que seule la première, définie par Sir James F. Stephen, a été incorporée au Code criminel en 1893. Il s’ensuit qu’il faut déterminer la mens rea et l’actus reus de l’infraction prévue à l’art. 122 selon la jurisprudence et la doctrine de common law relatives à l’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics et non selon celles relatives à l’infraction de manquement à un devoir officiel, qui est différente.

2.4.1 Actus Reus

49 Il ressort clairement des premières décisions que la multitude de conduites visées par l’abus de confiance rend difficile la définition de l’actus reus de l’infraction. Dans Perreault, le juge Baudouin a conclu que, sous réserve de l’exigence d’un bénéfice, tout acte ou omission contraire à un devoir imposé par la loi, un règlement, le contrat d’emploi ou une directive relative aux fonctions de la charge ou de l’emploi pouvait entraîner l’application de l’art. 122 du Code criminel. Cela va dans le sens de l’arrêt Campbell, rendu antérieurement, selon lequel l’infraction est [traduction] « assez large pour englober tout manquement aux normes de responsabilité et de conduite applicables à l’accusé en raison de la nature de sa charge de haut fonctionnaire » (p. 255).

50 Il est certain qu’une description de l’infraction qui tenterait de la restreindre à des actes ou omissions précis ne permettrait pas de prévoir toutes les circonstances pouvant constituer un abus de confiance par un fonctionnaire. Cela dit, tout manquement aux normes de conduite applicables, quelle qu’en soit la gravité, ne constituera pas nécessairement un abus de confiance. Par exemple, il se peut que l’utilisation de l’ordinateur de bureau à des fins personnelles aille à l’encontre d’une ligne directrice relative à l’emploi, mais ce n’est pas du même ordre que l’abus de confiance. La notion d’abus de confiance par un fonctionnaire perdrait son sens si le seuil était placé aussi bas. Un tel seuil ne tiendrait pas compte non plus des règlements, lignes directrices et codes d’éthique auxquels les fonctionnaires sont assujettis et dont beaucoup prévoient de lourdes sanctions disciplinaires.

51 Il importe également de se rappeler que l’abus de confiance n’est pas la seule infraction criminelle visant les fonctionnaires. Par exemple, selon l’al. 121(1)c), commet une infraction le fonctionnaire ou l’employé de l’État qui accepte d’une personne qui a des relations d’affaires avec le gouvernement une commission, une récompense, un avantage ou un bénéfice. Un fonctionnaire peut être poursuivi pour fraude en vertu de l’art. 122 ou en vertu de l’art. 380. De plus, il peut, comme n’importe qui d’autre, être poursuivi pour toute infraction criminelle, dont le vol (art. 334), l’extorsion (art. 346) et l’entrave à la justice (art. 139) et, dans des circonstances comme celles de Dytham, la négligence criminelle causant la mort (art. 220) ou des lésions corporelles (art. 221). Quel est l’objet de l’art. 122 du Code criminel, autre que celui de ces autres infractions?

52 L’objet de l’infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics — qui est maintenant l’abus de confiance par un fonctionnaire prévu à l’art. 122 — remonte aux anciennes jurisprudence et doctrine qui reconnaissent que les attributions des fonctionnaires leur sont confiées pour le bien public. Le public a le droit de s’attendre à ce que les fonctionnaires investis de ces pouvoirs et responsabilités s’acquittent de leurs fonctions pour le bien public. Les fonctionnaires doivent répondre de leurs actions devant le public d’une façon qui ne s’impose peut‑être pas aux acteurs privés. Toutefois, cela n’a jamais voulu dire qu’ils étaient tenus à la perfection sous peine d’être déclarés coupables d’actes criminels; les « simples erreurs » et les « erreurs de jugement » ont toujours été exclues de l’infraction. Il faut davantage pour établir l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire. La conduite en cause doit s’accompagner de la mens rea requise et elle doit aussi être suffisamment grave pour passer du domaine de la faute administrative à celui du comportement criminel. Cette préoccupation se reflète clairement dans l’exigence de gravité énoncée dans Shum Kwok Sher et dans Attorney General’s Reference. Il faut [traduction] « une conduite si éloignée des normes acceptables qu’elle équivaut à un abus de la confiance du public envers le titulaire de la charge ou de l’emploi publics » (Attorney General’s Reference, par. 56). Comme il est mentionné dans R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, « [e]n droit, nul n’est inconsidérément qualifié de criminel » (p. 59).

53 Les questions posées dans Shum Kwok Sher par Sir Anthony Mason, de la Cour de dernier ressort de Hong Kong, définissent bien les paramètres de l’examen à effectuer pour déterminer si la conduite s’écarte substantiellement des normes reconnues. Cet examen doit tenir compte des responsabilités de la charge ou de l’emploi et de l’importance des fins publiques poursuivies :

[traduction] La gravité, dans le présent contexte, s’évalue compte tenu des responsabilités de la charge, ou de l’emploi, et de son titulaire, de l’importance des fins publiques auxquelles elles s’attachent ainsi que de la nature et de la portée du manquement à ces responsabilités. [Je souligne; par. 86.]

54 Le critère applicable dans cet examen est analogue à celui se rapportant à la négligence criminelle. Relativement à cette dernière infraction, il a fallu, comme pour l’abus de confiance par un fonctionnaire, distinguer la conduite suffisamment grave pour mériter une sanction criminelle de la conduite moins grave, exposant simplement à une sanction civile ou administrative. Pour établir cette distinction, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé, dans R. c. Rajic (1993), 80 C.C.C. (3d) 533, qu’il doit s’agir d’une conduite s’écartant [traduction] « de façon marquée » d’une conduite prudente. La Cour suprême du Canada a entériné ce raisonnement dans des affaires de conduite dangereuse, affirmant que le comportement en cause doit représenter un écart « marqué » par rapport à la norme de diligence qu’observerait une personne raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances : R. c. Hundal, [1993] 1 R.C.S. 867. De même, il faut que la conduite d’un fonctionnaire s’écarte de façon « marquée » des normes auxquelles une personne placée dans un poste de confiance comme le sien est censée se conformer. Toutefois, contrairement à la négligence criminelle, l’abus de confiance par un fonctionnaire nécessite un élément moral subjectif, que je vais maintenant examiner ci‑après.

2.4.2 Mens Rea

55 Dans les anciennes affaires de common law, l’élément moral de la faute dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics était imprécis et il variait d’une affaire à l’autre. Cependant, les juges des tribunaux de common law ont toujours insisté sur l’existence d’une quelconque intention vile ou malhonnête. Celle‑ci est décrite sous différents termes : malhonnêteté, corruption, partialité, abus. Mais ces termes expriment tous le même souci, à savoir que les fonctionnaires, investis de fonctions à accomplir pour le bien public, s’en acquittent honnêtement et dans l’intérêt public et qu’ils n’abusent pas de leur charge pour des motifs illicites, notamment la corruption.

56 Conformément aux principes fondamentaux du droit criminel, le degré de culpabilité morale requis était élevé dans le cas de l’action fautive commise dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics. Les simples erreurs n’étaient pas suffisantes, les erreurs de jugement non plus. Comme le juge en chef Abbott l’a écrit dans Borron :

[traduction] . . . il s’agit toujours de se demander non pas si les actes accomplis peuvent être jugés strictement corrects après examen approfondi, mais bien quels en étaient les fondements : procédaient‑ils d’un motif de malhonnêteté, d’abus ou de corruption — description pouvant généralement comprendre la crainte et le favoritisme — ou de simples erreurs? Ce n’est que dans le premier cas qu’ils donnent ouverture à châtiment. [p. 721‑722]

En principe, la mens rea de l’infraction réside dans l’intention d’user de sa charge ou de son emploi publics à d’autres fins que l’intérêt public. En pratique, elle a toujours été associée au fait d’en user dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus, lesquels représentent le motif non public visé par l’infraction.

57 Comme pour toute infraction, la mens rea s’infère des circonstances. La tentative de l’accusé de camoufler ses actions peut souvent indiquer une intention illicite (Arnoldi) et l’obtention d’un avantage personnel substantiel, que l’accusé a agi dans son propre intérêt plutôt que dans celui du public. Cependant, un avantage obtenu par un fonctionnaire ne permet pas nécessairement de conclure à l’existence d’une intention coupable. L’exercice légitime d’un pouvoir public par un fonctionnaire confère souvent des avantages indirects. Comme le juge Widgery (plus tard Juge en chef) l’a signalé dans R. c. Llewellyn‑Jones (1966), 51 Cr. App. Rep. 4, p. 7 :

[traduction] . . . je ne suis pas disposé à affirmer qu’un greffier rendant une décision qui a effectivement influé sur ses intérêts personnels est coupable d’inconduite simplement parce qu’il savait que ses intérêts étaient en cause, s’il a pris la décision honnêtement en croyant sincèrement qu’il exerçait correctement sa compétence pour ce qui est des bénéficiaires et des autres personnes visées. [Cité par le lord juge en chef Widgery dans Dytham, p. 394.]

Par contre, l’infraction peut être établie lorsqu’il n’est pas question d’avantage personnel.

2.4.3 Résumé de l’infraction

58 Je conclus qu’il y aura preuve d’abus de confiance par un fonctionnaire lorsque le ministère public aura prouvé hors de tout doute raisonnable les éléments suivants :

1. l’accusé est un fonctionnaire;

2. l’accusé agissait dans l’exercice de ses fonctions;

3. l’accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge ou de son emploi;

4. la conduite de l’accusé représente un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l’accusé;

5. l’accusé a agi dans l’intention d’user de sa charge ou de son emploi publics à des fins autres que l’intérêt public, par exemple dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus.

3. Application

59 M. Boulanger, directeur de la sécurité publique, a été accusé de l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire prévue à l’art. 122 du Code criminel pour avoir usé de son autorité pour ordonner à un agent de police sous ses ordres de préparer un rapport complémentaire concernant l’accident dans lequel sa fille était impliquée, rapport qui, une fois transmis à son assureur, lui a évité de payer la franchise de 250 $.

60 Se fondant sur Perreault, la juge du procès ainsi que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tranché l’affaire en tenant compte uniquement du fait que l’accusé avait retiré un avantage et n’ont pas examiné plus en détail sa mens rea ou la gravité de sa conduite.

61 Comme je l’ai indiqué dès le début, M. Boulanger est un fonctionnaire. Lorsqu’il a demandé à l’agent Stephens, un de ses subordonnés, de préparer un rapport complémentaire, il agissait dans le cadre de ses fonctions. Il cherchait également à satisfaire un intérêt personnel, ce qui va à l’encontre de l’art. 9 du Code de déontologie des policiers du Québec, (1990) 122 G.O. 28, 2531, lequel prescrit aux policiers d’exercer leurs fonctions avec désintéressement.

62 Bien que ce geste puisse être suffisant pour exposer M. Boulanger à des mesures disciplinaires, l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire nécessite davantage, comme nous l’avons vu. Elle exige, plus précisément, que M. Boulanger ait agi dans l’intention d’user de sa charge publique dans un objectif autre que l’intérêt public, par exemple, dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus qui, joint à ses actes, représente un écart grave et marqué par rapport aux normes qu’une personne dans sa situation serait censée observer.

63 J’aborde maintenant la mens rea. Il s’agit de savoir si les faits prouvent l’existence de l’intention d’user de sa charge publique dans un but autre que l’intérêt public, par exemple dans un dessein de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus. Selon la juge du procès, la preuve étaye la conclusion que M. Boulanger et l’agent Stephens étaient tous deux de bonne foi (par. 100). Elle a conclu, plus précisément, que le rapport concordait avec la preuve prépondérante relative à l’accident et n’avait pas été falsifié et que l’accusé n’avait pas demandé ou obtenu le rapport complémentaire dans l’intention de tromper l’assureur (par. 97‑99). En fait, elle a expressément qualifié la conduite de M. Boulanger d’erreur de jugement (par. 108). De plus, comme le juge Dalphond l’a relevé, les faits démontrent qu’il n’y a eu aucune tentative de dissimulation.

64 Il est vrai que M. Boulanger savait qu’il retirerait un avantage du rapport de l’agent Stephens. Mais cela ne suffit pas pour établir un état d’esprit coupable. Par exemple, comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas d’inconduite lorsque l’intéressé rend une décision sachant qu’elle favorise ses intérêts personnels, s’il a pris la décision honnêtement en croyant sincèrement qu’il exerce correctement le pouvoir que lui confère sa charge ou son emploi publics : voir Dytham. M. Boulanger n’avait pas comme objectif privé de miner l’intérêt public. S’il avait demandé à l’agent Stephens de mettre certaines choses dans le rapport, cela reviendrait à user de sa charge d’une manière qui trahit la confiance du public. Mais il ne l’a pas fait. L’agent Stephens a témoigné que le rapport exposait sa propre opinion au sujet de la responsabilité d’Alexandra Boulanger dans l’accident (jugement de première instance, par. 51). Il a ajouté qu’il n’a jamais senti de pression ni d’obligation pour la rédaction du rapport (jugement de première instance, par. 52). Comme nous l’avons indiqué, la juge du procès a conclu que le rapport concordait avec la preuve prépondérante relative à l’accident et n’avait pas été falsifié et que M. Boulanger n’avait pas demandé ou obtenu le rapport complémentaire dans l’intention de tromper l’assureur (par. 97‑99). Dans ces circonstances, il ne ressort pas clairement que l’intention de M. Boulanger était de trahir la confiance du public dont il jouissait.

65 À titre de vérification, on peut se demander si l’intention de M. Boulanger atteint le degré de culpabilité habituellement requis en common law pour qu’il y ait abus de confiance — par exemple s’il a agi dans un dessein de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus. La malhonnêteté, la corruption et l’abus n’ont pas été clairement prouvés. On peut dire la même chose de la partialité. La partialité s’entend de la « disposition à accorder une préférence injustifiée » : Trésor de la langue française, t. 12, 1986, p. 1053. L’intention de M. Boulanger est de faire rédiger un rapport complet par l’agent Stephens, et non de dévier dans un sens ou dans l’autre.

66 Je conclus que les faits présentés soulèvent un doute raisonnable quant à l’existence de la mens rea requise pour prononcer une déclaration de culpabilité en vertu de l’art. 122 du Code criminel.

67 Il ressort clairement des faits dont la juge du procès a été saisie que l’actus reus n’a pas été établi. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’accusé aurait dû laisser son assureur communiquer directement avec l’agent Stephens (par. 70). Toutefois, on ne peut dire que la conduite de l’accusé représente un écart marqué par rapport à celle qu’il aurait dû adoptée. Comme l’a indiqué la juge du procès, il s’agit plutôt d’une erreur de jugement de la part de M. Boulanger (par. 108). Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, je conclus que les actions de M. Boulanger n’atteignent pas le degré de gravité requis pour établir l’actus reus de l’abus de confiance par un fonctionnaire.

4. Conclusion

68 Je conclus qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité et de prononcer l’acquittement.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l’appelant : Rochefort & Associés, Montréal.

Procureur de l’intimée : Substitut du procureur général du Québec, Longueuil.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’acquittement est prononcé

Analyses

Droit criminel - Abus de confiance par un fonctionnaire - Éléments de l’infraction - Les actions de l’accusé atteignent‑elles le degré de gravité requis pour établir l’actus reus de l’infraction? - L’accusé avait‑il l’intention d’user de sa charge publique dans un but autre que l’intérêt public? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 122.

À la suite de l’accident de voiture dans lequel sa fille était impliquée, l’accusé, le directeur de la sécurité publique, a demandé au policier chargé du dossier de préparer un deuxième rapport, plus détaillé. Par suite de ce rapport, il a été conclu que la responsabilité de sa fille n’était pas engagée, ce qui lui a évité de payer la franchise d’assurance de 250 $. Il a été accusé de l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire sous le régime de l’art. 122 du Code criminel. La juge du procès l’a déclaré coupable, au motif qu’il s’était servi de sa charge pour obtenir un avantage personnel. Dans un jugement majoritaire, la Cour d’appel a confirmé la déclaration de culpabilité.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’acquittement est prononcé.

L’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire est établie lorsque le ministère public prouve hors de tout doute raisonnable que (1) l’accusé est un fonctionnaire; (2) l’accusé agissait dans l’exercice de ses fonctions; (3) l’accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge ou de son emploi; (4) la conduite de l’accusé représente un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l’accusé; (5) l’accusé a agi dans l’intention d’user de sa charge ou de son emploi publics à des fins autres que l’intérêt public, par exemple dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus. [58]

En l’espèce, l’infraction n’a pas été établie. L’accusé est un fonctionnaire et, en demandant à l’un de ses subordonnés de préparer un rapport complémentaire, il agissait dans le cadre de ses fonctions. Il cherchait également à satisfaire un intérêt personnel, ce qui va à l’encontre du Code de déontologie des policiers du Québec, qui exige de lui qu’il exerce ses fonctions avec désintéressement. Bien que ce geste puisse être suffisant pour l’exposer à des mesures disciplinaires, il n’établit pas nécessairement l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire. Les faits dont la juge du procès a été saisie soulèvent un doute raisonnable quant à l’existence de la mens rea requise pour prononcer une déclaration de culpabilité en vertu de l’art. 122. La juge du procès a conclu que le rapport du policier concordait avec la preuve prépondérante relative à l’accident et n’avait pas été falsifié et que l’accusé n’avait pas demandé ou obtenu le rapport complémentaire dans l’intention de tromper l’assureur. Certes, l’accusé savait qu’il retirerait un avantage du rapport du policier, mais cela ne suffit pas pour établir un état d’esprit coupable. L’intention de l’accusé est de faire rédiger un rapport complet par le policier, et non de dévier dans un sens ou dans l’autre. De plus, il est clair que l’actus reus n’a pas été établi. Il est vrai que l’accusé aurait dû laisser son assureur communiquer directement avec le policier, mais sa conduite ne représente pas un écart marqué par rapport à celle qu’il aurait dû adopter. Comme l’a indiqué la juge du procès, il s’agit plutôt d’une erreur de jugement de sa part. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, les actions de l’accusé n’atteignent pas le degré de gravité requis pour établir l’actus reus de l’infraction. [61‑67]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Boulanger

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Anonymous (1704), 6 Mod. 96, 87 E.R. 853
R. c. Bembridge (1783), 3 Dougl. 327, 99 E.R. 679, 22 How. St. Tr. 1
R. c. Young (1758), 1 Burr. 557, 97 E.R. 447
R. c. Williams (1762), 3 Burr. 1317, 97 E.R. 851
R. c. Borron (1820), 3 B. & Ald. 432, 106 E.R. 721
R. c. Wyat (1705), 1 Salk. 380, 91 E.R. 331
R. c. Kennett (1781), 5 Car. & P. 282, 172 E.R. 976
R. c. Pinney (1832), 5 Car. & P. 254, 172 E.R. 962
R. c. Hollond (1794), 5 T.R. 607, 101 E.R. 340
R. c. Llewellyn‑Jones (1966), 51 Cr. App. R. 4, conf. par (1967), 51 Cr. App. R. 204
R. c. Dytham (1979), 69 Cr. App. R. 387
Shum Kwok Sher c. HKSAR, [2002] 5 HKCFAR 381
R. c. G, [2004] 1 A.C. 1034, [2003] UKHL 50
Attorney General’s Reference (No. 3 of 2003), [2004] 3 W.L.R. 451, [2004] EWCA Crim 868
R. c. Arnoldi (1893), 23 O.R. 201
R. c. McMorran (1948), 91 C.C.C. 19
R. c. Campbell (1967), 3 C.C.C. 250, conf. par (1967), 2 C.R.N.S. 403
Leblanc c. La Reine, [1979] C.A. 417, conf. par [1982] 1 R.C.S. 344
R. c. Hébert, [1986] R.J.Q. 236
Perreault c. La Reine, [1992] R.J.Q. 1829, autorisation d’appel rejetée, [1993] 1 R.C.S. viii
R. c. Fisher (2001), 139 O.A.C. 96
R. c. Power (1993), 122 N.S.R. (2d) 110
R. c. Pilarinos (2002), 168 C.C.C. (3d) 548
R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3
R. c. Rajic (1993), 80 C.C.C. (3d) 533
R. c. Hundal, [1993] 1 R.C.S. 867.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 118 « charge » ou « emploi », « fonctionnaire », 121(1)c), 122, 139, 220, 221, 334, 346, 380.
Code criminel, S.C. 1953-54, ch. 51, art. 103.
Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 135.
Code de déontologie des policiers du Québec, (1990) 122 G.O. 28, 2531, art. 9.
Doctrine citée
Burbidge, George Wheelock. A Digest of the Criminal Law of Canada (Crimes and Punishments). Toronto : Carswell, 1890.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. II, 1re sess., 22e lég., 19 janvier 1954, p. 1344.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XXXIV, 2e sess., 7e Parl., 12 avril 1892, p. 1347.
Finn, Paul. « Official Misconduct », [1978] 2 Crim. L.J. 307.
Grande‑Bretagne. Royal Commission on the Criminal Code. Report of the Royal Commission on the Criminal Code (Eng.) 1880 and Imperial Criminal Code and criminal bills. London : H.M.S.O., 1888.
Mewett, Alan W. « The Criminal Law, 1867‑1967 » (1967), 45 R. du B. can. 726.
Stephen, Sir James Fitzjames. A Digest of the Criminal Law (Crimes and Punishments), 4th ed. London : MacMillan and Co., 1887.
Stephen, Sir James Fitzjames. A Digest of the Criminal Law (Indictable Offences), 9th ed., by Lewis Frederick Sturge. London : Sweet & Maxwell, 1950.
Stuart, Don. Canadian Criminal Law : A Treatise, 4th ed. Scarborough, Ont. : Carswell, 2001.
Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789‑1960), t. 12. Paris : Centre national de la recherche scientifique, 1986, « partialité ».

Proposition de citation de la décision: R. c. Boulanger, 2006 CSC 32 (13 juillet 2006)


Origine de la décision
Date de la décision : 13/07/2006
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2006 CSC 32 ?
Numéro d'affaire : 30853
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-07-13;2006.csc.32 ?
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