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07/06/2007 | CANADA | N°2007_CSC_26

Canada | R. c. Hape, 2007 CSC 26 (7 juin 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, 2007 CSC 26

Date : 20070607

Dossier : 31125

Entre :

Lawrence Richard Hape

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 122)

Motifs concordants :

(par. 123 à 180)<

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Motifs concordants :

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish et Charron)

Le juge Bastarache (avec l’accord des juges Abel...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, 2007 CSC 26

Date : 20070607

Dossier : 31125

Entre :

Lawrence Richard Hape

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 122)

Motifs concordants :

(par. 123 à 180)

Motifs concordants :

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish et Charron)

Le juge Bastarache (avec l’accord des juges Abella et Rothstein)

Le juge Binnie

(par. 181 à 192)

______________________________

R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, 2007 CSC 26

Lawrence Richard Hape Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Ontario Intervenant

Répertorié : R. c. Hape

Référence neutre : 2007 CSC 26.

No du greffe : 31125.

2006 : 12 octobre; 2007 : 7 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Feldman et LaForme) (2005), 201 O.A.C. 126, [2005] O.J. No. 3188 (QL), qui a confirmé les déclarations de culpabilité de l’accusé inscrit par le juge Juriansz, [2002] O.J. No. 5044 (QL). Pourvoi rejeté.

Alan D. Gold et Vanessa Arsenault, pour l’appelant.

John North et Robert W. Hubbard, pour l’intimée.

Michal Fairburn, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish et Charron rendu par

Le juge LeBel —

I. Introduction

A. Aperçu

1 Dans le présent pourvoi, notre Cour doit décider si la Charte canadienne des droits et libertés s’applique aux fouilles, perquisitions et saisies effectuées à l’étranger par des policiers canadiens. L’appelant, Lawrence Richard Hape, un homme d’affaires canadien, a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation de blanchiment d’argent suivant l’art. 9 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. Au procès, le ministère public a présenté des éléments de preuve documentaire recueillis aux îles Turks et Caicos lors de fouilles et de perquisitions effectuées dans les locaux de la société d’investissement de l’appelant. Ce dernier a demandé le rejet de ces éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Il a fait valoir que la Charte s’appliquait aux actes des policiers canadiens qui avaient effectué les fouilles, les perquisitions et les saisies et que les éléments de preuve avaient été obtenus au mépris de son droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garanti à l’art. 8. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de confirmer les déclarations de culpabilité et de rejeter le pourvoi.

B. Contexte

2 Au printemps 1996, soupçonnant l’appelant de se livrer à des activités de blanchiment d’argent, la GRC a entrepris une enquête. En octobre 1996, le sergent Nicholson, un agent d’infiltration, a communiqué avec l’appelant et a prétendu vouloir blanchir des narcodollars. Le 2 février 1998, il lui a remis la somme de 252 000 $CAN débloquée pour l’opération, étant entendu qu’elle serait blanchie par l’entremise de la société d’investissement de l’appelant, la British West Indies Trust Company (« BWIT »), située aux îles Turks et Caicos, puis virée sur un compte que la GRC avait ouvert au Pays‑Bas à l’insu de l’appelant. Le 11 novembre 1998, le sergent Nicholson a versé à l’appelant la somme supplémentaire de 80 000 $US pour un virement sur le même compte. La GRC espérait mettre la main sur des documents confirmant les virements et déterminer si la BWIT participait à des activités de blanchiment d’argent.

3 Les agents de la GRC ont demandé l’autorisation de mener une partie de leur enquête aux îles Turks et Caicos. Le commissaire Lessemun, du service de police de l’archipel, était responsable des enquêtes criminelles. En novembre 1997, il a rencontré le sergent‑détective Boyle et le caporal Flynn de la GRC, tous deux chargés de l’enquête. Il a autorisé la GRC à poursuivre l’enquête sur le territoire de l’archipel, mais il a précisé aux agents qu’il en conserverait la responsabilité et que la GRC serait soumise à son autorité. Comme l’appelant était très connu dans l’archipel et que le commissaire Lessemun craignait que les policiers locaux ne soient pas tous dignes de confiance, les policiers canadiens n’ont eu affaire qu’à M. Lessemun pendant la planification et la préparation de l’opération.

4 Les enquêteurs ont prévu une entrée clandestine dans les locaux de la BWIT pour le mois de mars 1998. Les experts techniques de la GRC ont prêté leur concours à la planification entreprise au Canada à partir de renseignements techniques fournis par le commissaire Lessemun. En février 1998, ils se sont rendus aux îles Turks et Caicos pour obtenir de l’information sur les serrures de porte et le système d’alarme antivol du bureau.

5 Tard dans la nuit les 7 et 8 février 1998, les agents de la GRC et le commissaire Lessemun se sont introduits clandestinement sur le terrain de la BWIT. De l’extérieur, les experts techniques ont examiné les serrures de porte et le système d’alarme antivol de l’immeuble. Ils ont filmé le tout à l’aide d’une caméra vidéo. Tout au long de cette perquisition périphérique, le commissaire Lessemun a accompagné les agents de la GRC et a fait le guet.

6 Au cours de la journée du 9 février 1998, deux experts techniques de la GRC se sont rendus à l’accueil de la BWIT pour observer les serrures et le système d’alarme à l’intérieur. Après avoir obtenu l’accès au bureau sous un faux prétexte, ils ont conversé avec la réceptionniste pendant quelques minutes.

7 La GRC n’avait pas obtenu de mandat l’autorisant à s’introduire dans la propriété de la BWIT en février 1998. Ses enquêteurs en étaient conscients, mais ils ont témoigné qu’ils s’étaient fiés au commissaire Lessemun, à son expertise et à ses dires quant aux exigences juridiques applicables à une enquête aux îles Turks et Caicos.

8 Les experts techniques de la GRC sont rentrés au Canada où ils ont reçu du commissaire Lessemun des renseignements techniques supplémentaires pour la planification de l’entrée clandestine devant avoir lieu en mars 1998. Le 11 mars 1998, une réunion préparatoire a eu lieu aux Bahamas en vue de la fouille et de la perquisition clandestines. Sept agents de la GRC participant à l’enquête ainsi que trois policiers américains y ont assisté, mais aucun agent des îles Turks et Caicos.

9 Le 14 mars 1998, après que les experts techniques de la GRC eurent déverrouillé les portes, les enquêteurs sont entrés clandestinement à deux reprises dans les locaux de la BWIT, la première fois aux petites heures du matin, la seconde, peu avant minuit. Le commissaire Lessemun est entré dans les locaux muni de ce que les agents de la GRC ont tenu pour un mandat. Il s’est alors posté à l’extérieur de l’immeuble pour assurer la sécurité du périmètre et empêcher qu’un policier patrouillant dans le secteur ne vienne compromettre l’opération. À l’intérieur, les enquêteurs de la GRC ont téléchargé sur des minidisques durs les données contenues dans les systèmes informatiques de la société et copié par balayage optique de nombreux dossiers de clients, registres de la société et documents bancaires.

10 Au procès, les agents de la GRC ont déclaré avoir cru qu’un mandat distinct avait été décerné pour chacune des deux introductions clandestines du 14 mars 1998. L’agent Boyle a dit avoir vu un mandat pour la première. Le sergent McDonagh, un expert technique, a affirmé que le commissaire Lessemun lui avait montré, après la première introduction mais avant la seconde, un document qu’il avait cru être le mandat autorisant la première introduction. Il avait pris des notes sur la teneur du document. Selon les témoignages de l’agent Boyle et du sergent McDonagh, le commissaire Lessemun leur avait laissé entendre qu’un mandat avait été obtenu pour la seconde introduction, mais ni l’un ni l’autre n’avait noté l’avoir vu ni ne s’en rappelait. Aucun mandat n’a été présenté en preuve lors du procès. Le ministère public a tenté de déposer en preuve une copie de deux mandats décernés aux îles Turks et Caicos, l’un daté du 13 mars 1999, l’autre du lendemain. Les prétendus mandats, obtenus par Robert Conway Lessemun, autorisaient l’introduction dans les locaux de la BWIT pour y rechercher des fichiers informatiques et des dossiers reliant Richard Hape au blanchiment de narcodollars. Les copies n’ayant pas été authentifiées, l’avocat de l’appelant s’est opposé à leur admission en preuve.

11 En février 1999, les agents de la GRC sont retournés aux îles Turks et Caicos. Le 16 février et les trois jours qui ont suivi, six agents de la GRC accompagnés du commissaire Lessemun et de trois autres policiers de l’archipel sont entrés dans les locaux de la BWIT et ont saisi plus de cent caisses de dossiers. Selon son témoignage, l’agent Boyle aurait pris connaissance d’un document autorisant l’entrée et la saisie et l’aurait fait lire à ses collègues. Encore une fois, aucun mandat n’a été déposé en preuve au procès.

12 Une fois la fouille et la perquisition terminées, les agents de la GRC ont entrepris de charger les caisses de documents à bord de l’avion qui les ramenait au Canada. Le commissaire Lessemun les a avertis que les dossiers saisis ne pouvaient quitter le pays. Les caisses ont donc été déchargées. Au procès, on a laissé entendre qu’un tribunal de l’archipel avait empêché le transfert des documents, mais aucune ordonnance judiciaire n’a été admise en preuve.

13 En mars et en octobre 1999, les agents de la GRC sont retournés aux îles Turks et Caicos. En présence de policiers de l’archipel, ils ont copié sur supports électroniques rapportés ensuite au Canada des milliers de documents saisis. Un certain nombre de ces documents ont été déposés en preuve au procès de l’appelant.

14 Des accusations de blanchiment d’argent ont été portées quant aux deux opérations dont avaient fait l’objet les fonds remis à l’appelant par le sergent Nicholson. L’appelant a par ailleurs été accusé, ainsi que Ross Beatty, de complot pour blanchir de l’argent. Le juge Juriansz de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, maintenant juge à la Cour d’appel de cette province, a présidé seul un procès long et complexe. Avant le début de l’instruction, l’appelant a invoqué la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives prévue à l’art. 8 de la Charte pour obtenir l’exclusion de la preuve documentaire recueillie dans les locaux de la BWIT. Sa demande a été rejetée, et les documents ont été admis en preuve.

C. Historique des procédures judiciaires

(1) Cour supérieure de justice de l’Ontario

15 L’appelant a présenté une preuve concernant l’application de l’art. 8 de la Charte. Au motif que la Charte ne s’appliquait pas aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées à l’étranger et que l’appelant n’avait pas établi sa qualité pour présenter la demande, le ministère public a demandé à la cour de statuer sur ces deux points avant de présenter une preuve s’il le jugeait indiqué. Le 17 janvier 2002, le juge Juriansz a statué sur la demande ([2002] O.J. No. 3714 (QL)).

16 Le juge a examiné trois arrêts de notre Cour portant sur l’application extraterritoriale de la Charte : R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207, et R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597. Il a fait observer que tous portaient sur l’application du droit à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b) et que l’application extraterritoriale éventuelle de l’art. 8 pouvait soulever des questions différentes. Se fondant sur la décision majoritaire dans l’arrêt Cook, il a estimé que sa tâche consistait à déterminer si l’application de la Charte aux activités des agents de la GRC aux îles Turks et Caicos constituerait une [traduction] « atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et [produirait] donc [. . .] [un] effet extraterritorial inacceptable » (par. 20).

17 En plaidoirie, l’appelant s’est opposé à ce que l’on considère que l’enquête de la GRC avait été [traduction] « fondée sur la collaboration » avec les autorités des îles Turks et Caicos au sens de l’arrêt Terry, les policiers de l’endroit ayant peu participé aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies, voire pas du tout. Le juge a rejeté l’argument selon lequel une telle enquête suppose nécessairement l’égalité relative des participations (par. 24).

18 Le juge Juriansz a tiré plusieurs conclusions de fait déterminantes quant à l’application de la Charte. Il a indiqué que le commissaire Lessemun, qui avait toujours accompagné les policiers canadiens, avait participé à l’enquête en faisant le guet, en fournissant des renseignements et en obtenant des mandats. Les îles Turks et Caicos avaient assuré la direction de l’enquête policière. La GRC avait dû obtenir l’autorisation de faire enquête sur le territoire, et ses agents avaient agi sous l’autorité du commissaire Lessemun. Le fait que les agents de la GRC avaient été empêchés de quitter les îles Turks et Caicos en emportant avec eux les dossiers saisis a été déterminant quant à la conclusion selon laquelle les agents de la GRC étaient restés soumis aux autorités policières du pays. Le juge a conclu que tous les actes de la GRC aux îles Turks et Caicos avaient été accomplis dans le cadre d’une « enquête fondée sur la collaboration » avec les autorités locales (par. 26).

19 Le juge Juriansz s’est ensuite demandé si l’application de la Charte à l’« enquête fondée sur la collaboration » produirait un effet extraterritorial inacceptable. Il a conclu que la régularité et la légalité des entrées clandestines dans les locaux de la BWIT relevaient du droit criminel et de la procédure pénale des îles Turks et Caicos et se trouvaient donc soumises au contrôle des tribunaux de ce pays. En conséquence, il a estimé que l’exercice de la compétence canadienne fondée sur la nationalité concurremment avec celle des îles Turks et Caicos fondée sur la territorialité risquait de faire naître un conflit. C’est pourquoi il a statué que la Charte ne s’appliquait pas et a rejeté la demande sans se prononcer sur les questions de savoir si l’appelant avait qualité pour présenter la demande fondée sur la Charte ou si les fouilles, les perquisitions et les saisies avaient respecté les exigences de l’art. 8.

20 Le 18 janvier 2002, le juge Juriansz s’est prononcé sur la demande d’arrêt des procédures présentée sur le fondement de l’art. 7 et du par. 24(1) de la Charte. L’appelant alléguait que les actes des policiers avaient contrevenu aux principes de justice fondamentale et que l’instruction du procès compromettrait l’intégrité du système de justice. Subsidiairement, il demandait que soit exclus de la preuve 26 documents saisis dans les locaux de la BWIT. Le juge Juriansz a repris les conclusions de fait qu’il avait déjà tirées relativement à l’art. 8. Il a fait état de la croyance des agents de la GRC selon laquelle des mandats avaient autorisé les entrées clandestines de mars 1998 et de février 1999 et leurs actes étaient légaux suivant le droit applicable dans l’archipel. Aucun élément de preuve contraire n’avait été présenté. Il incombait à l’appelant d’établir que les agents de la GRC avaient contrevenu aux lois des îles Turks et Caicos. Refusant d’ordonner l’arrêt des procédures, le juge Juriansz a expliqué :

[traduction] Comme le demandeur n’a pas prouvé que le comportement des policiers avait porté atteinte à un droit garanti par la Charte ou avait été par ailleurs illégal, et compte tenu du comportement des policiers dans son ensemble, j’arrive à la conclusion qu’il n’y a pas manifestement lieu d’ordonner l’arrêt des procédures.

S’appuyant sur les arrêts Harrer et Terry, le juge Juriansz a opiné que la question décisive était celle de savoir si l’admission de la preuve rendrait le procès inéquitable. Il a estimé que la fiabilité des documents n’était pas affaiblie par leur mode d’obtention puisqu’ils étaient authentiques et n’avaient pas été obtenus par mobilisation de l’appelant contre lui‑même. Étant donné que le procès n’aurait pas été rendu inéquitable par l’admission des éléments de preuve, il a refusé de les écarter.

21 Le 10 juin 2002, le juge Juriansz a conclu que l’appelant était hors de tout doute raisonnable coupable des deux chefs d’accusation de blanchiment d’argent ([2002] O.J. No. 5044 (QL)). L’appelant a été acquitté de l’accusation de complot pour blanchir des fonds.

(2) Cour d’appel de l’Ontario

22 L’appelant a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Ontario. Il a invoqué de nombreux moyens, dont le caractère erroné de la décision du juge Juriansz au sujet de l’application des art. 7 et 8 de la Charte. Il n’a pas été question de l’art. 7 lors de la plaidoirie devant la Cour d’appel, et la question de l’équité du procès n’a pas été plaidée devant notre Cour. L’appelant a également contesté sa peine de 30 mois d’emprisonnement. Le ministère public a formé un appel incident quant au refus du juge du procès de rendre une ordonnance de confiscation.

23 La Cour d’appel a débouté l’appelant : (2005), 201 O.A.C. 126. Elle a conclu que la preuve étayait la conclusion de fait du juge du procès selon laquelle l’enquête avait été soumise à l’autorité des îles Turks et Caicos. Citant les arrêts Terry et Cook, elle a statué que le juge du procès avait correctement appliqué le droit à ses conclusions de fait. Elle a également rejeté l’appel incident du ministère public. L’appelant a obtenu l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour.

II. Analyse

A. Questions en litige

24 La seule question que pose le présent pourvoi est celle de l’application de l’art. 8 de la Charte aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées à l’étranger par des agents de la GRC. Cette question soulève à son tour celle de l’application extraterritoriale de la Charte. Pour trancher, notre Cour doit également se pencher sur la question plus générale de l’interaction entre les droits criminel et constitutionnel canadiens et le droit international public. En outre, même si notre Cour n’a pas été saisie de la question, il me paraît opportun de formuler quelques remarques sur le recours à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte pour écarter un élément de preuve obtenu à l’étranger.

B. Thèses des parties

(1) L’appelant

25 L’appelant soutient que la Charte s’appliquait aux actes des agents de la GRC lors des fouilles, des perquisitions et des saisies effectuées dans les locaux de la BWIT même s’ils n’ont pas été accomplis au Canada. Il prétend que les autorités canadiennes sont assujetties à la Charte même hors des frontières. En l’espèce, il appert de la preuve que les interventions policières en cause représentaient le fruit d’une enquête entièrement planifiée par la GRC, dont elles faisaient partie intégrante. Au dire de l’appelant, le commissaire Lessemun a seulement servi de guide aux policiers canadiens. Il n’a pris aucune décision, même s’il a eu la responsabilité ultime de l’opération et a assuré sa légalité. Les fouilles, les perquisitions et les saisies ont été effectuées par la GRC et ce sont ces actes qui doivent faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Vu le rôle négligeable des autorités des îles Turks et Caicos, l’application de la Charte ne porte aucunement atteinte à l’autorité souveraine de cet État. Selon l’appelant, les juridictions inférieures ont eu tort d’écarter l’application de la Charte au motif que la GRC avait agi dans le cadre d’une enquête fondée sur la collaboration avec les agents d’un État étranger.

26 À l’audience, son avocat a plaidé que suivant l’arrêt Cook, l’application de la Charte aurait un effet extraterritorial inacceptable dans le cas où elle viserait un policier étranger ou une procédure pénale étrangère. Selon l’appelant, hormis ces deux situations, l’application extraterritoriale de la Charte ne porterait pas atteinte à l’autorité souveraine d’un autre État. S’il lui était matériellement impossible de respecter la Charte, l’agent canadien intervenant à l’étranger pourrait soit demander à un agent étranger de poser l’acte incompatible avec la Charte, soit l’accomplir lui‑même, puis tenter de convaincre le tribunal que l’élément de preuve obtenu ne devrait pas être écarté en vertu du par. 24(2) de la Charte.

(2) Le ministère public

27 Le ministère public rétorque que la Charte ne s’applique pas, car les fouilles, les perquisitions et les saisies ont eu lieu en l’espèce sous l’autorité de la police étrangère. Soumettre aux exigences de la Charte les actes des agents de la GRC accomplis aux îles Turks et Caicos créerait un effet extraterritorial inacceptable. Le juge du procès a tiré la conclusion de fait que l’enquête avait été menée sous l’autorité du service de police de l’archipel. L’appelant n’a pas démontré que cette conclusion était entachée d’une erreur manifeste et dominante. Il demande alors à notre Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de substituer son opinion à celle du juge du procès.

28 La participation de policiers canadiens à une enquête internationale n’emporte pas en soi l’application de la Charte. Les actes accomplis à l’étranger n’y sont pas assujettis, sauf s’ils justifient l’application de l’exception établie dans l’arrêt Cook, c’est‑à‑dire lorsque aucun conflit ne résulte de l’exercice de la compétence du Canada fondée sur la nationalité concurremment avec celle de l’État étranger fondée sur la territorialité. Le pouvoir sous‑tendant tous les actes de la GRC aux îles Turks et Caicos découlait du droit de cet État. Il ressort de la preuve que la GRC n’a exercé aucun ascendant sur la police locale. De plus, l’appelant n’a jamais établi que la GRC avait contrevenu au droit des îles Turks et Caicos.

29 On ne saurait assujettir à la Charte ni soumettre ultérieurement à un contrôle constitutionnel une fouille ou une perquisition effectuée aux îles Turks et Caicos conformément aux lois de ce pays. Dans l’arrêt Cook, la Charte a été appliquée à des faits très différents de ceux de la présente affaire. En effet, les policiers canadiens auraient pu interroger l’accusé et satisfaire aisément aux exigences de la Charte dans le respect de la procédure étrangère. En l’espèce, l’application de la Charte aux mesures d’enquête prises aux îles Turks et Caicos aurait nécessairement soumis les autorités étrangères aux exigences canadiennes, portant ainsi atteinte à l’autorité souveraine de l’archipel.

30 Même si l’art. 8 de la Charte ne s’applique pas aux fouilles et aux perquisitions à l’étranger, les activités d’enquête et d’application du droit canadien menées à l’étranger n’échappent pas à tout contrôle. Lorsque, s’il était admis, un élément de preuve serait de nature à rendre le procès inéquitable, le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de l’écarter sur le fondement de l’art. 7 de la Charte.

(3) L’intervenant

31 Le procureur général de l’Ontario intervient dans le présent pourvoi. Il fait surtout valoir qu’il est compliqué et difficile d’appliquer l’art. 8 de la Charte aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées à l’étranger. Il insiste sur la nécessité d’examiner la nature et la portée des droits garantis à l’art. 8 dans le ressort d’accueil. Il attire également l’attention de notre Cour sur la nécessité pratique d’une collaboration internationale en matière d’enquêtes criminelles et sur l’importance de ne pas entraver indûment ces enquêtes en soumettant les ressorts étrangers aux exigences canadiennes.

C. La portée de la Charte

32 L’issue du présent pourvoi tient à la portée véritable de la Charte, en particulier sur le plan territorial. L’analyse doit avoir comme point de départ le texte du par. 32(1) de la Charte :

32. (1) La présente charte s’applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

Suivant ce libellé, la Charte limite le pouvoir tant législatif qu’exécutif du Canada et de chacune des provinces. Déterminer la portée de la Charte soulève deux difficultés. Premièrement, le par. 32(1) précise quels acteurs sont liés par la Charte. Le Parlement et le gouvernement fédéral ainsi que les législatures et les gouvernements provinciaux doivent se conformer à ses exigences. Deuxièmement, le par. 32(1) précise les pouvoirs, les fonctions ou les activités de ces organes et de leurs mandataires auxquels s’applique la Charte. Les limitations imposées par la Constitution visent « tous les domaines relevant » du Parlement ou des législatures provinciales. Toute mesure de l’organe en cause ou d’un mandataire prise dans un domaine qui relève de son pouvoir législatif doit respecter la Charte.

33 L’article 32 ne limite pas expressément l’application territoriale de la Charte. La souveraineté de l’État aurait permis aux rédacteurs de préciser la portée de l’application de la Charte. S’ils l’avaient fait, les tribunaux du pays auraient été tenus de donner effet à cette volonté claire de définir la sphère d’application de la Charte. Or, ils n’ont pas exprimé cette volonté. Par conséquent, les tribunaux doivent non seulement interpréter les dispositions substantielles de la Charte, mais déterminer aussi la portée de son application. Lorsque la question de l’application soulève celle de l’extraterritorialité, ce qui suppose nécessairement un rapport entre États, les obligations du Canada suivant le droit international et le principe de la courtoisie entre les nations figurent au nombre des instruments qui assistent les tribunaux dans la solution de ce type de problème. Comme je l’explique ci‑après, l’assujettissement à la Charte de mesures prises à l’étranger suppose l’application extraterritoriale du droit canadien. Le droit international énonce en détail les principes de la compétence de l’État, et c’est à partir de ces principes qu’il convient de statuer sur le présent pourvoi.

D. La relation entre le droit interne et le droit international

34 Pour comprendre la manière dont le droit international contribue à l’interprétation du par. 32(1), il faut considérer sa relation avec le droit interne canadien, de même que ses principes relatifs à la souveraineté territoriale, à la non‑intervention et aux revendications d’une compétence extraterritoriale.

(1) La relation entre le droit international coutumier et la common law

35 Comme je l’explique plus loin, certaines règles de fond du droit international coutumier déterminent les actes qu’un État peut accomplir légitimement à l’étranger. Elles sont d’une grande utilité pour circonscrire l’application territoriale du par. 32(1) de la Charte. Le recours au droit international coutumier pour interpréter une telle disposition commande l’examen de la méthode que privilégie le Canada pour la réception du droit international en droit interne.

36 La tradition juridique britannique recourt à la méthode de l’adoption pour la réception du droit international coutumier. Les règles prohibitives du droit international coutumier peuvent être incorporées directement au droit interne en application de la common law, sans que le législateur n’ait à intervenir. Ce principe veut que les tribunaux puissent adopter les règles du droit international coutumier et les intégrer aux règles de common law sur lesquelles ils fondent leurs décisions, à condition qu’aucune disposition législative valide n’entre clairement en conflit avec elles : I. Brownlie, Principles of Public International Law (6e éd. 2003), p. 41. Reconnu depuis longtemps en common law anglaise, c’est dans l’arrêt de principe Trendtex Trading Corp. c. Central Bank of Nigeria, [1977] 1 Q.B. 529 (C.A.), que le principe a été confirmé le plus fermement. Lord Denning y a examiné la doctrine de l’adoption et celle de la transformation, suivant laquelle le Parlement doit mettre en œuvre une règle de droit international pour qu’un tribunal interne puisse l’appliquer. À son avis, la doctrine de l’adoption est celle qu’il convient d’appliquer en droit anglais. Les règles du droit international et leurs modifications sont automatiquement incorporées, à moins qu’elles n’entrent en conflit avec une loi. Je cite un extrait de ses motifs (p. 554) :

[traduction] Il est certain que le droit international évolue. Tout comme la terre, selon l’expression employée par Galilée : « Et pourtant elle bouge ». Le droit international évolue et les tribunaux ont tenu compte de cette évolution sans que le Parlement n’ait à intervenir. . .

. . . Constatant que les règles du droit international ont changé — et continuent d’évoluer — et que les tribunaux ont donné effet à ces changements sans qu’une seule loi du Parlement n’ait dû être adoptée, il s’ensuit inexorablement, selon moi, que les règles du droit international applicables à un moment donné font partie de notre droit anglais. Il s’ensuit aussi qu’une décision de notre cour sur la règle de droit international applicable il y a 50 ou 60 ans ne lie plus notre cour aujourd’hui. Il n’y a pas de stare decisis en droit international. Si elle est aujourd’hui convaincue qu’une règle de droit international n’est plus la même qu’il y a 50 ou 60 ans, la cour peut prendre acte de la nouvelle règle — et l’incorporer au droit anglais — sans attendre que la Chambre des lords ne le fasse.

37 Au Canada, notre Cour a appliqué implicitement ou explicitement cette doctrine dans plusieurs arrêts, dont The Ship « North » c. The King (1906), 37 R.C.S. 385, p. 394, où le juge Davies a écrit : [traduction] « [L]orsqu’elle exerce sa compétence, la Cour de l’Amirauté se doit de prendre connaissance d’office du droit des nations [. . .] En l’espèce, le juge a à juste titre pris connaissance et tenu compte du droit de prise en chasse [. . .] qui fait partie du droit des nations. » Dans Reference as to Whether Members of the Military or Naval Forces of the United States are Exempt from Criminal Proceedings in Canadian Criminal Courts, [1943] R.C.S. 483, p. 502, le juge Kerwin a affirmé que les exceptions à la compétence territoriale fondées sur l’immunité de juridiction [traduction] « s’appuient sur la raison et sont considérées par les pays civilisés comme des règles de droit international applicables en l’absence d’une disposition contraire du droit interne ». Voir également Reference as to Powers to Levy Rates on Foreign Legations and High Commissioners’ Residences, [1943] R.C.S. 208 (« Affaire des légations étrangères »). Dans l’arrêt Saint John (Municipality of) c. Fraser‑Brace Overseas Corp., [1958] R.C.S. 263, le juge Rand a reconnu la doctrine de l’adoption, appliquant les principes du droit international pour soustraire un État souverain étranger et ses biens au paiement des taxes municipales au Canada (p. 268‑269) :

[traduction] Si, en 1767, dans Heathfield c. Chilton [(1767), 4 Burr. 2015, 98 E.R. 50], lord Mansfield pouvait affirmer que « le droit des nations s’appliquera autant en Angleterre que partout ailleurs », vu l’existence des Nations Unies et l’incidence multiple des progrès techniques à l’échelle planétaire, force nous est d’en convenir à tout le moins au Canada en ce XXe siècle.

Récemment, dans l’arrêt Bouzari c. Islamic Republic of Iran (2004), 71 O.R. (3d) 675, la Cour d’appel de l’Ontario a mentionné la doctrine de l’adoption et affirmé au par. 65 des ses motifs que [traduction] « les règles du droit international coutumier sont directement incorporées au droit interne canadien, sauf disposition législative expressément contraire » (autorisation d’appel refusée, [2005] 1 R.C.S. vi). Voir aussi l’arrêt Mack c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 737 (C.A.), par. 32 (autorisation d’appel refusée, [2003] 1 R.C.S. xiii).

38 Dans d’autres affaires qui s’y prêtaient, notre Cour n’a cependant ni appliqué ni examiné la doctrine de l’adoption du droit international coutumier : voir p. ex. les arrêts Gouvernement de la République démocratique du Congo c. Venne, [1971] R.C.S. 997; Renvoi relatif au plateau continental de Terre‑Neuve, [1984] 1 R.C.S. 86; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1.

39 Malgré ce silence de notre Cour dans certaines affaires récentes, la doctrine de l’adoption n’a jamais été rejetée au Canada. En fait, un fort courant jurisprudentiel la reconnaît formellement ou, du moins, l’applique. À mon avis, conformément à la tradition de la common law, il appert que la doctrine de l’adoption s’applique au Canada et que les règles prohibitives du droit international coutumier devraient être incorporées au droit interne sauf disposition législative contraire. L’incorporation automatique des règles prohibitives du droit international coutumier se justifie par le fait que la coutume internationale, en tant que droit des nations, constitue également le droit du Canada à moins que, dans l’exercice légitime de sa souveraineté, celui‑ci ne déclare son droit interne incompatible. La souveraineté du Parlement permet au législateur de contrevenir au droit international, mais seulement expressément. Si la dérogation n’est pas expresse, le tribunal peut alors tenir compte des règles prohibitives du droit international coutumier pour interpréter le droit canadien et élaborer la common law.

(2) Le respect de la souveraineté des États étrangers : un principe du droit international coutumier et de la common law canadienne

40 Le respect de la souveraineté des autres États représente l’un des principes fondateurs du droit international coutumier et il s’avère déterminant quant à la légitimité d’une revendication d’une compétence extraterritoriale. Il découle de la maxime qui fonde l’ordre juridique international : tous les États sont souverains et égaux. Le paragraphe 2(1) de la Charte des Nations Unies, R.T. Can. 1945 no 7, reconnaît comme l’un des principes de l’organisation « l’égalité souveraine de tous ses Membres ». En 1970, l’Assemblée générale a réaffirmé l’importance et le caractère fondamental du principe de l’égalité souveraine dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, Rés. AG 2625 (XXV), 24 octobre 1970, qui a étendu l’application du principe aux États non membres de l’ONU. Un éminent expert en droit international, Antonio Cassese, écrit que parmi les divers principes reconnus dans la Charte des Nations Unies et la Déclaration de 1970,

[traduction] il s’agit incontestablement du seul principe qui suscite l’adhésion sans réserve et obtient l’appui de tous les groupements d’États, indépendamment des orientations idéologiques, des allégeances politiques et des circonstances. On peut conclure sans se tromper que l’égalité souveraine constitue la pierre angulaire de l’ensemble des normes juridiques internationales, le postulat fondamental sur lequel reposent toutes les relations internationales.

Voir A. Cassese, International Law (2e éd. 2005), p. 48.

41 Le principe de l’égalité souveraine englobe deux notions distinctes mais complémentaires : la souveraineté et l’égalité. La « souveraineté » s’entend des différents pouvoirs, droits et obligations que confère la qualité d’État en droit international. La compétence — le pouvoir d’exercer son autorité à l’égard de personnes, d’actes et d’événements — est un attribut de la souveraineté. Les deux notions sont distinctes, mais la compétence peut être considérée comme la caractéristique quintessentielle de la souveraineté. En outre, la souveraineté confère à l’État le pouvoir d’utiliser et d’aliéner son territoire, le droit à l’immunité devant les tribunaux étrangers et le droit à l’immunité diplomatique. Dans l’affaire du Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche (1931), C.P.J.I. sér. A/B, no 41, p. 57, le juge Anzilotti a donné la définition suivante de cette notion dans son avis individuel : « L’indépendance [. . .] n’est, au fond, que la condition normale des États d’après le droit international : elle peut être aussi bien qualifiée comme souveraineté (suprema potestas) ou souveraineté extérieure, si l’on entend par cela que l’État n’a au‑dessus de soi aucune autre autorité, si ce n’est celle du droit international » (en italique dans l’original).

42 La souveraineté comporte aussi une dimension interne que l’on peut définir comme [traduction] « le pouvoir de tout État de déterminer sa mission, de s’organiser et d’exercer sur son territoire le “monopole de la contrainte physique légitime” en toute liberté et autonomie » : L. Wildhaber, « Sovereignty and International Law », dans R. St.J. Macdonald et D. M. Johnston, dir., The Structure and Process of International Law : Essays in Legal Philosophy, Doctrine and Theory (1983), 425, p. 436.

43 La souveraineté n’est certes pas absolue, mais ses seules limites découlent de la volonté de l’État ou du droit international coutumier ou conventionnel, trouvant parfois leur origine dans l’évolution récente du droit humanitaire, des droits de la personne et du droit pénal à l’échelon international, particulièrement en matière de crimes contre l’humanité (R. Jennings et A. Watts, dir., Oppenheim’s International Law (9e éd. 1996), vol. 1, p. 125; K. Kittichaisaree, International Criminal Law (2001), p. 6 et 56; H. M. Kindred et P. M. Saunders, International Law, Chiefly as Interpreted and Applied in Canada (7e éd. 2006), p. 836; Cassese, p. 59). Néanmoins, malgré l’apparition et la montée de valeurs conflictuelles en droit international, la souveraineté demeure l’un des principes fondateurs des relations entre les États indépendants.

44 L’égalité est une notion de droit suivant laquelle tous les États sont en principe membres à parts égales de la communauté internationale : Cassese, p. 52. Elle représente à la fois la conséquence nécessaire et le pendant de la souveraineté. Si tous les États n’étaient pas considérés comme égaux, les plus faibles sur les plans économique et politique pourraient être empêchés d’exercer leur souveraineté. Selon un auteur, l’égalité reconnue aux États dans leurs relations mutuelles vise à [traduction] « faire en sorte que des iniquités de fait ne mènent pas à l’injustice, qu’un État ne soit pas désavantagé par rapport à un autre et qu’un État puissant ne puisse dicter sa volonté à un plus faible » (V. Pechota, « Equality : Political Justice in an Unequal World », dans Macdonald et Johnston, 453, p. 454). Même si, dans les faits, les États ne sont pas égaux sous tous les rapports, en principe, l’égalité constitue un axiome du système juridique international moderne.

45 Pour préserver la souveraineté et l’égalité, les droits et les pouvoirs des États se doublent d’obligations corrélatives au sommet desquelles figure la non‑intervention. L’exercice de la souveraineté tient au droit d’un État d’échapper à toute ingérence étrangère et à l’obligation des autres États de s’abstenir de s’ingérer dans ses affaires. Le principe de la non‑intervention est indissociable de la notion d’égalité souveraine et du droit de tout État d’agir à son gré sur son territoire, sous réserve des restrictions imposées par le droit international. (Pour une analyse de ces principes, se reporter aux observations de l’arbitre Huber dans l’Affaire de l’île de Palmas (Pays‑Bas c. États‑Unis) (1928), 2 R.I.A.A. 829, p. 838‑839.)

46 L’égalité souveraine demeure un fondement de l’ordre juridique international. Ses principes fondamentaux — dont la non‑intervention et le respect de la souveraineté territoriale des autres États — doivent être assimilés à tout le moins à des règles de droit international coutumier fermement établies, comme en a décidé la Cour internationale de Justice dans l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui‑ci (Nicaragua c. États‑Unis d’Amérique), [1986] C.I.J. Rec. 14, p. 106, en reconnaissant la non‑intervention comme un principe de droit coutumier. Comme la Cour internationale de Justice l’a alors signalé, l’assimilation de ces principes à la coutume internationale est étayée tant par la pratique des États que par l’opinio juris, soit les deux éléments essentiels du droit international coutumier. Les principes du droit international coutumier lient tous les États, sauf s’ils sont écartés par une autre coutume ou un traité international. Ainsi, sauf disposition incompatible, les principes de la non‑intervention et de la souveraineté territoriale peuvent être incorporés à la common law du Canada. Ces principes doivent également être pris en compte pour déterminer la portée extraterritoriale de la Charte.

(3) La courtoisie comme principe d’interprétation

47 La courtoisie est liée au principe de l’égalité souveraine et s’entend des mesures informelles que prennent les États et des règles qu’ils observent dans leurs rapports mutuels par politesse, convenance et bonne volonté, et non par stricte obligation légale : Oppenheim’s International Law, p. 50‑51. Les cours de justice l’invoquent généralement davantage à titre de principe d’interprétation qu’en tant que règle de droit, car elle ne découle pas d’obligations formelles. Dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S 1077, dans le contexte du droit international privé, le juge La Forest a défini la courtoisie comme « la déférence et le respect que des États doivent avoir pour les actes qu’un autre État a légitimement accomplis sur son territoire » (p. 1095). Dans l’Affaire des légations étrangères, le juge en chef Duff et le juge Hudson ont renvoyé dans leurs motifs à l’arrêt The Parlement Belge (1880), 5 P.D. 197 (C.A.), p. 214‑215, où le lord juge Brett avait fait observer que le principe de la courtoisie internationale [traduction] « incite tout État souverain à respecter l’indépendance et la dignité de tout autre État souverain ».

48 Lorsqu’un texte législatif ou constitutionnel est susceptible d’avoir une incidence sur la souveraineté d’un autre État, le principe de la courtoisie influencera son interprétation. Prenons l’exemple de l’extradition. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, « [c]ontrairement à la procédure criminelle, la procédure en matière d’extradition est fondée sur des concepts de réciprocité, de courtoisie et de respect des différences dans d’autres ressorts » (p. 844). Dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, portant également sur l’extradition, les juges Cory et Iacobucci ont conclu au nom des juges majoritaires (par. 123) :

Il est certain que la Charte s’applique aux procédures d’extradition. Néanmoins, l’art. 32 de la Charte précise qu’elle ne s’applique qu’aux représentants de l’État canadien. Du reste, en vertu des principes de la courtoisie internationale, la Charte ne saurait en règle générale recevoir d’application extraterritoriale . . .

En affirmant que la Charte ne peut avoir de portée extraterritoriale, les juges Cory et Iacobucci avaient précisément en tête son application aux autorités étrangères.

49 Dans d’autres contextes, notre Cour a également souligné l’importance de la courtoisie dans l’interprétation d’une règle de droit canadienne qui touche un autre État souverain. Dans l’arrêt Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392, le juge Dickson, plus tard Juge en chef, a dit au nom de notre Cour (p. 400‑401) :

Comme l’a fait remarquer ce grand juriste qu’était le juge en chef Marshall des États‑Unis, dans The Schooner Exchange v. M’Faddon & Others [(1812), 7 Cranch’s Reports 116], aux pp. 136 et 137, le pouvoir d’une nation dans les limites de son propre territoire est forcément exclusif et absolu, et n’est susceptible d’aucune restriction qu’elle ne s’impose pas elle‑même, mais l’intérêt commun incite les souverains aux relations mutuelles et à l’échange de bons offices entre eux.

C’est sur cette courtoisie entre nations que repose l’assistance juridique internationale.

Aussi, dans l’arrêt Terry, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a fait observer que notre Cour « a confirmé à maintes reprises les limites territoriales imposées aux lois canadiennes par les principes de la souveraineté des États et de la courtoisie internationale » (par. 16). Voir également les arrêts Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, et Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, p. 183.

50 Il importe de bien comprendre la nature et les limites de la courtoisie. Le droit international est un ordre juridique positif, alors que la courtoisie — assimilable à un principe d’interprétation — se fonde sur la volonté que les États agissent avec civilité les uns envers les autres. Néanmoins, de nombreuses règles de droit international promeuvent le respect mutuel et, à l’inverse, la courtoisie entre les États exige l’observation de certaines règles de droit. Ainsi, [traduction] « courtoisie et droit international s’appuient l’un l’autre » : M. Akehurst, « Jurisdiction in International Law » (1972‑1973), 46 Brit. Y.B. Int’l L. 145, p. 215. Le principe de la courtoisie ajoute à l’égalité souveraine et contribue au fonctionnement du système juridique international. Les actes de courtoisie sont justifiés en ce qu’ils facilitent les rapports entre les États et la collaboration générale. Toutefois, la courtoisie n’a plus sa place lorsqu’elle est de nature à miner les relations pacifiques entre États et l’ordre mondial.

51 Le principe de la courtoisie ne saurait justifier un État de tolérer la violation du droit international par un autre État. Les exigences du maintien du droit international priment en effet la courtoisie : voir p. ex. l’arrêt Abbasi c. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, [2002] E.W.J. No. 4947 (QL), [2002] EWCA Civ. 1598, portant sur un ressortissant britannique capturé par l’armée américaine en Afghanistan qui avait été détenu plusieurs mois à Guantanamo Bay sans pouvoir consulter un avocat ni s’adresser à un tribunal.

52 À une époque où l’activité criminelle revêt souvent un caractère transnational et où personnes et biens franchissent aisément et rapidement les frontières, le principe de la courtoisie incite les États à collaborer les uns avec les autres pour élucider les crimes transfrontaliers même lorsque aucun traité ne les y oblige légalement. L’État qui sollicite une assistance doit cependant le faire avec courtoisie et avec égard pour la souveraineté de l’autre État. L’entraide juridique repose sur ces deux piliers. La courtoisie veut que l’État qui demande de l’aide en matière criminelle respecte les moyens employés par l’autre État sur son territoire. Ce respect cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne. À défaut d’une telle atteinte, les tribunaux canadiens doivent interpréter le droit canadien et considérer le droit étranger invoqué d’une manière qui respecte l’esprit de la collaboration et de la courtoisie internationales.

(4) Le respect du droit international comme principe d’interprétation du droit interne

53 Une dernière règle générale s’applique pour trancher les questions en litige dans la présente affaire. Selon un principe d’interprétation législative bien établi, une loi est réputée conforme au droit international. Cette présomption se fonde sur le principe judiciaire selon lequel les tribunaux sont légalement tenus d’éviter une interprétation du droit interne qui emporterait la contravention de l’État à ses obligations internationales, sauf lorsque le libellé de la loi commande clairement un tel résultat. Dans Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 422, R. Sullivan explique que la présomption comporte deux volets. D’une part, l’organe législatif est présumé agir conformément aux obligations du Canada en tant que signataire de traités internationaux et membre de la communauté internationale. Appelé à choisir entre diverses interprétations possibles, le tribunal doit éviter celles qui emporteraient la violation de ces obligations. D’autre part, l’organe législatif est présumé respecter les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel. Le tribunal privilégie donc l’interprétation qui reflète ces valeurs et ces principes, lesquels font partie du contexte d’adoption des lois. La présomption est toutefois réfutable. La souveraineté du Parlement exige que le tribunal donne effet à une loi qui exprime l’intention non équivoque du législateur de manquer à une obligation internationale. Voir également P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 466‑467.

54 Notre Cour a reconnu et appliqué la présomption de conformité à maintes occasions. Dans l’arrêt Daniels c. White, [1968] R.C.S. 517, p. 541, le juge Pigeon a écrit :

[traduction] [I]l s’agit ici d’un cas où il y a lieu d’appliquer la règle d’interprétation selon laquelle le Parlement n’est pas censé légiférer de manière à violer un traité ou de quelque manière incompatible avec la courtoisie internationale ou les règles établies du droit international. [. . .] [L]orsqu’une loi ne présente pas d’ambiguïté, il faut respecter ses dispositions, même si elles sont contraires au droit international . . . [Je souligne.]

Voir aussi les arrêts Zingre, p. 409‑410, Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 137, et Schreiber c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 269, 2002 CSC 62, par. 50. La présomption s’applique également au droit international coutumier et aux obligations issues de traités.

55 Notre Cour s’est également inspirée du droit international pour interpréter la Charte. Dans tous les cas possibles, elle a tenté d’assurer la cohérence entre son interprétation de la Charte, d’une part, et les obligations internationales du Canada et les principes applicables du droit international, d’autre part. À titre d’exemple, dans l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1056, le juge en chef Dickson, auteur du jugement majoritaire, a cité les remarques suivantes tirées de ses motifs dissidents dans Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 349 :

Le contenu des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne est, à mon avis, un indice important du sens de l’expression « bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte ». Je crois qu’il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne.

Le juge en chef Dickson a ajouté que les obligations internationales du Canada devaient aussi jouer un rôle dans la détermination de ce qu’est un objectif urgent et réel pour les besoins de l’article premier de la Charte. (Voir également Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503; Suresh; États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4.)

56 Lorsque le libellé exprès de la Charte le permet, la détermination de la portée de celle‑ci doit tendre à assurer le respect des obligations du Canada en droit international. À la lumière des principes examinés — application directe de la coutume internationale, souveraineté territoriale et non‑intervention comme règles coutumières; courtoisie et présomption de conformité comme outils d’interprétation — , j’aborde maintenant la question que soulève précisément le présent pourvoi, celle de l’interprétation de l’art. 32 de la Charte et de l’application de la Charte aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées à l’étranger.

E. Le pouvoir constitutionnel du Parlement d’adopter des lois de portée extraterritoriale

(1) Principes de compétence en droit international

57 Pour statuer sur l’application extraterritoriale de la Charte, il faut examiner les principes du droit international relatifs à la compétence et le pouvoir du Parlement d’adopter des dispositions de portée extraterritoriale. Nous l’avons vu, la compétence se différencie du principe de la souveraineté des États, tout en faisant partie intégrante. Les principes en matière de compétence découlent de l’égalité souveraine et de l’obligation corollaire de non‑intervention. De façon générale, la compétence renvoie au pouvoir de l’État d’exercer son autorité et ses attributions publiques à l’égard de personnes, d’actes et d’événements : Cassese, p. 49.

58 La compétence revêt diverses formes, et les différences entre celles‑ci importent en l’espèce. La compétence normative (aussi appelée compétence législative ou fondamentale) confère le pouvoir d’établir des règles, des prescriptions ou des droits opposables à des personnes, physiques ou morales. La législature qui adopte une loi exerce sa compétence législative. La compétence d’exécution permet de recourir à des moyens coercitifs pour faire respecter règles, prescriptions ou droits. Pour reprendre les propos de S. Coughlan et autres dans « Global Reach, Local Grasp : Constructing Extraterritorial Juridiction in the Age of Globalization » (2007), 6 C.J.L.T. 29, p. 32, [traduction] « la compétence d’exécution s’entend du pouvoir de l’État de prendre des mesures pour donner effet à ses lois (y compris le pouvoir de la police ou d’autres acteurs étatiques de faire enquête, qui pourrait être appelé compétence d’enquête » (en italique dans l’original). La compétence juridictionnelle consiste dans le pouvoir des tribunaux d’un État de régler des différends ou d’interpréter la loi au moyen de décisions ayant force obligatoire. Voir Cassese, p. 49; Brownlie, p. 297.

59 Le droit international — et en particulier le principe coutumier primordial de l’égalité souveraine — délimite la compétence de l’État, tandis que le droit interne établit de quelle manière et dans quelle mesure l’État se prévaudra de sa compétence ainsi délimitée. Un État peut exercer l’une ou l’autre de ses compétences sur plusieurs fondements reconnus en droit international. La première assise de sa compétence est la territorialité : arrêt Libman, p. 183. La souveraineté territoriale investit l’État du pouvoir absolu d’exercer ses compétences normative, d’exécution et juridictionnelle dans les affaires prenant naissance sur son territoire et à l’égard des personnes qui résident à l’intérieur de ses frontières, sous la seule réserve du respect du droit international coutumier et conventionnel. Le principe de la territorialité se rattache à deux assises connexes de la compétence : la territorialité objective et la territorialité subjective. Suivant le principe de la territorialité objective, un État peut revendiquer sa compétence à l’égard d’un acte criminel qui débute ou se déroule à l’étranger, mais qui prend fin ou dont un élément constitutif se produit à l’intérieur de ses frontières, rattachant ainsi suffisamment l’événement à son territoire : Brownlie, p. 299. Voir également l’arrêt Libman, p. 212‑213. La territorialité subjective s’entend de la compétence à l’égard d’un acte qui survient ou débute dans un État, mais dont les conséquences se produisent dans un autre.

60 La territorialité ne constitue pas la seule assise valable de la compétence. Dans l’Affaire du « Lotus » (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10, p. 20, la Cour permanente de justice internationale a signalé :

S’il est vrai que le principe de la territorialité du droit pénal est à la base de toutes les législations, il n’en est pas moins vrai que toutes ou presque toutes ces législations étendent leur action à des délits commis hors du territoire; et cela d’après des systèmes qui changent d’État à État. La territorialité du droit pénal n’est donc pas un principe absolu du droit international et ne se confond aucunement avec la souveraineté territoriale.

Lorsqu’un différend ne déborde pas du territoire d’un État, la compétence ne soulève aucun doute. Toutefois, un différend ou un événement a le plus souvent des répercussions dans plusieurs États. La compétence peut alors être revendiquée sur un autre fondement que la territorialité (dont la nature est forcément extraterritoriale). L’assise invoquée le plus fréquemment est la nationalité. Un État peut se déclarer compétent à l’égard d’un acte commis à l’étranger au motif que certains de ses ressortissants y ont pris part. Il peut par exemple tenter de traduire en justice et de punir l’un de ses ressortissants pour un crime commis dans un autre État. Le principe de la nationalité peut certes justifier l’exercice de la compétence normative ou juridictionnelle pour soumettre à une sanction nationale un acte perpétré à l’étranger, mais sa justification de l’exercice extraterritorial de la compétence d’exécution ne va pas sans soulever de difficultés. En droit international, un État peut réglementer et juger les actes de ses ressortissants à l’étranger à condition d’appliquer ses règles lorsque les ressortissants se trouvent à l’intérieur de ses frontières. Lorsque les ressortissants d’un État se trouvent à l’étranger, le pouvoir qu’il peut exercer à leur égard s’avère très restreint. J’y reviendrai.

61 D’autres assises de la compétence extraterritoriale —— moins largement reconnues —— sont invoquées à l’occasion pour justifier la compétence d’un État. L’une d’elles est le principe de la compétence universelle suivant lequel un État peut revendiquer la compétence à l’égard d’actes commis dans un autre État par des étrangers à l’encontre d’autres étrangers. La revendication de la compétence universelle ne s’appuie pas sur un lien territorial ou national entre le crime ou son auteur et l’État : L. Reydams, Universal Jurisdiction : International and Municipal Legal Perspectives (2003), p. 5. C’est pourquoi cette compétence ne vise que les actes criminels les plus graves, y compris les crimes ressortissant au droit international. Tout État qui détient une personne accusée d’un crime en droit international peut la traduire en justice et lui infliger une peine : Brownlie, p. 303.

62 L’interaction entre formes et assises se situe au cœur de la question de l’exercice extraterritorial de la compétence. Il faut se rappeler, premièrement, qu’un État ne saurait exercer sa compétence en portant atteinte à la souveraineté d’un autre État et, deuxièmement, que plusieurs États peuvent légitimement faire valoir leur compétence. Un État peut avoir le pouvoir légal d’exercer sa compétence au-delà de ses frontières, mais reste à savoir si cet exercice est opportun et souhaitable : Coughlan et autres, p. 31. Lorsque deux États ou plus peuvent à bon droit faire valoir leur compétence, la courtoisie commande que seul celui avec lequel l’événement a un lien réel et important exerce sa compétence. Comme l’a reconnu le juge La Forest dans l’arrêt Libman, ce qui constitue un « lien réel et important » fondant la compétence peut « coïncider avec les exigences de la courtoisie internationale » (p. 213).

63 Suivant un exemple classique, le Parlement pourrait adopter au Canada une loi déclarant que tout ressortissant canadien fumant dans une rue de Paris commet un acte criminel, exerçant ainsi sa compétence normative extraterritoriale sur le fondement de la nationalité. La France pourrait prétendre à juste titre qu’il s’agit d’une atteinte à sa souveraineté territoriale parce que le lien du Canada avec le fait de fumer dans l’avenue des Champs‑Élysées est moins important et tangible que le sien. La compétence territoriale de la France se heurterait à celle, fondée sur la nationalité, que ferait valoir le Canada. La simple interdiction prévue dans le Code criminel du Canada pourrait être jugée relativement inoffensive par la France. Cependant, l’indignation de cette dernière pourrait s’accroître si un ressortissant du Canada était traduit devant une cour de justice canadienne pour avoir passé outre à l’interdiction lors d’un séjour à Paris. Elle grandirait encore davantage si des policiers canadiens arpentaient les rues de Paris pour y arrêter les contrevenants canadiens ou si un tribunal constitué de magistrats canadiens y jugeait ces derniers.

64 Cet exemple illustre les subtilités de la compétence extraterritoriale. Il n’est pas rare qu’un État adopte une loi ayant une portée extraterritoriale et qu’il exerce, en d’autres termes, sa compétence normative extraterritoriale. Cela ne se produit habituellement que lorsque le lien important et réel avec l’État se révèle évident. De même, l’exercice par un État de sa compétence à l’égard d’un différend survenu à l’étranger ne portera pas nécessairement atteinte à la courtoisie (compétence juridictionnelle extraterritoriale), pour autant que les mesures d’application se prennent à l’intérieur de ses propres frontières. Les conflits les plus aigus portent la plupart du temps sur la mise en application extraterritoriale des lois d’un État, même lorsque seuls des ressortissants de cet État sont visés. L’exercice de la compétence normative extraterritoriale par l’adoption de dispositions visant un événement à l’étranger est nécessaire mais non suffisant pour justifier l’exercice de la compétence d’exécution à l’étranger : F. A. Mann, « The Doctrine of International Jurisdiction Revisited After Twenty Years », dans W. M. Reisman, dir., Jurisdiction in International Law (1999), 139, p. 154.

65 Dans l’Affaire du « Lotus », la Cour permanente de justice internationale a conclu que la compétence « ne pourrait être exercée hors du territoire, sinon en vertu d’une règle permissive découlant du droit international coutumier ou d’une convention » (p. 18‑19) (voir aussi l’arrêt Cook, par. 131). Cette décision confirme que la compétence extraterritoriale est régie par le droit international et ne relève donc pas de la seule volonté des États individuels. S’il est vrai que le droit international reconnaît la compétence extraterritoriale — normative, d’exécution ou juridictionnelle — , il lui impose des limites strictes fondées sur les principes de l’égalité souveraine, de la non‑intervention et de la territorialité. Le principe de non‑intervention veut qu’un État s’abstienne d’invoquer sa compétence d’exécution extraterritoriale dans un domaine où, suivant le principe de la souveraineté territoriale, l’autre État peut exercer son pouvoir décisionnel en toute liberté et autonomie (voir l’avis de la Cour internationale de justice dans l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, p. 108). Par conséquent, il est bien établi qu’un État peut faire appliquer ses lois à l’étranger seulement s’il obtient le consentement de l’État en cause ou, à titre exceptionnel, si le droit international l’y autorise par ailleurs. Voir Brownlie, p. 306; Oppenheim’s International Law, p. 463. Le principe du consentement se révèle fondamental pour toute revendication de la compétence d’exécution extraterritoriale.

(2) L’extraterritorialité en droit canadien

66 Notre Cour, par la voix de la juge McLachlin, a reconnu ces principes dans l’arrêt Terry (par. 15) :

Le principe voulant que les lois d’un État ne s’appliquent qu’à l’intérieur de ses frontières n’est pas absolu : Affaire du « Lotus » (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10, à la p. 20. Les États peuvent invoquer une compétence pour prescrire des infractions commises ailleurs, afin de s’attaquer à des problèmes particuliers, comme c’est le cas, par exemple, des dispositions du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, touchant les infractions commises à bord d’un aéronef (par. 7(1) et (2)) et celles concernant les crimes de guerre et autres crimes commis contre l’humanité (par. 7(3.71)). Un État peut, de la même manière, permettre formellement au Canada et à d’autres États de faire appliquer leurs lois sur son territoire à des fins limitées.

L’article 3 du Statut de Westminster de 1931 (R.‑U.), 22 Geo. 5, ch. 4, conférait au Canada le pouvoir d’adopter des lois de portée extraterritoriale. Ce pouvoir a été exercé à plusieurs occasions, notamment en matière pénale. Par exemple, le par. 6(1) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, qui porte sur les crimes de compétence universelle, prévoit que quiconque commet à l’étranger un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre est coupable d’un acte criminel. Suivant son art. 8, l’auteur de l’infraction peut être poursuivi au Canada si, a) à l’époque, il était lui‑même citoyen canadien ou citoyen d’un État participant à un conflit armé contre le Canada, ou si la victime était citoyen canadien ou ressortissant d’un État allié du Canada dans un conflit armé ou si, b) après la commission de l’infraction, l’auteur se trouve au Canada. Ces dispositions illustrent des cas d’exercice d’une véritable compétence normative extraterritoriale, et toute poursuite intentée sur leur fondement constituerait un exercice légitime de la compétence juridictionnelle extraterritoriale. Il importe cependant de préciser qu’elles n’autorisent nullement le Canada à faire respecter ces prohibitions pénales en territoire étranger et à y arrêter les contrevenants. Par ailleurs, l’art. 7 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, dispose que certains actes commis à l’étranger — dont l’attaque contre une personne jouissant de la protection internationale ou un membre du personnel de l’ONU, la torture et l’enlèvement — sont réputés avoir été commis au Canada. Même s’il est commis à l’étranger, l’acte est réputé l’avoir été au Canada, notamment lorsqu’il est perpétré à bord d’un aéronef immatriculé au Canada ou contre un citoyen canadien ou que son auteur est citoyen canadien ou réside habituellement au Canada.

67 Les limites de l’application extraterritoriale du droit canadien demeurent par ailleurs reconnues. Le paragraphe 6(2) du Code criminel prévoit : « Sous réserve des autres dispositions de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, nul ne doit être déclaré coupable d’une infraction commise à l’étranger ou absous en vertu de l’article 730 à l’égard de celle‑ci. » En règle générale, les dispositions pénales canadiennes ont donc une portée territoriale, sauf disposition expresse contraire. De plus, comme l’a fait remarquer la juge McLachlin dans l’arrêt Terry, les traités bilatéraux d’entraide juridique négociés sous le régime de la Loi sur l’entraide juridique en matière criminelle, L.R.C. 1985, ch. 30 (4e suppl.), prévoient que les mesures sollicitées auprès de l’État qui prête assistance doivent être prises conformément aux lois de celui‑ci, et non à celles de l’État requérant (par. 18).

68 La Constitution autorise clairement le Parlement à adopter des lois régissant la conduite de non‑Canadiens à l’étranger. Les principes coutumiers contraignants de l’égalité souveraine et de la non‑intervention, la courtoisie entre les nations et les règles du droit international qui sont compatibles avec le droit interne éclairent l’application de ce pouvoir. Le principe de la souveraineté du Parlement lui permet indéniablement d’adopter des lois contraires à ces principes mais s’il le fait, il contrevient au droit international et manque à la courtoisie entre les nations. Il ressort toutefois de l’analyse qui précède des principes de compétence en droit international coutumier, de l’interdiction de porter atteinte à la souveraineté d’un autre État et de s’immiscer dans ses affaires intérieures, ainsi que de la jurisprudence de notre Cour, que le Canada ne peut mettre à exécution ses règles de droit à l’étranger qu’avec le consentement de l’État d’accueil.

69 En tant que loi suprême du Canada, la Charte demeure sujette aux mêmes limites d’application que les autres textes législatifs ou réglementaires du pays. Qu’il soit de nature législative ou constitutionnelle, le droit canadien ne peut tout simplement pas être appliqué à l’étranger sans le consentement de l’État en cause. Cette conclusion découle non seulement des principes du droit international, mais aussi du texte même de la Charte, dont l’art. 32 précise qu’elle ne s’applique qu’aux domaines relevant du Parlement ou des législatures provinciales. S’il n’obtient pas le consentement de l’autre État, le Canada ne peut exercer sa compétence d’exécution lorsque l’objet de cette dernière se trouve sur le territoire de cet autre État. Comme il ne peut alors être donné effet au droit canadien, le domaine échappe à la compétence du Parlement et des législatures provinciales.

F. La portée extraterritoriale de la Charte

70 Vu le contexte et les outils d’interprétation qu’offre l’analyse qui précède, j’aborde maintenant la question précise que soulève le présent pourvoi, soit l’application de la Charte aux enquêtes de policiers canadiens à l’étranger.

(1) La jurisprudence de notre Cour : les arrêts Harrer, Terry, Cook et Schreiber

71 Dans une série d’arrêts, notre Cour a déjà examiné la question de l’application extraterritoriale de la Charte à la collecte d’éléments de preuve à l’étranger. Dans le premier arrêt — Harrer — , l’accusée avait été interrogée par des agents de la police fédérale des États‑Unis au sujet de son implication possible dans l’évasion de son petit ami détenu au Canada. Elle avait ensuite été jugée au Canada sur la foi des déclarations qu’elle avait faites auparavant aux policiers américains. Lors de son interrogatoire, elle n’avait pas été informée une deuxième fois de son droit à l’assistance d’un avocat comme l’exigeait la Charte mais non le droit américain. Au procès, le ministère public avait tenté de mettre en preuve les déclarations de l’accusée recueillies par les policiers américains. La juge du procès avait écarté — à tort, selon notre Cour — celle faite après le moment où la seconde mise en garde aurait dû intervenir. Le juge La Forest a souligné que suivant le par. 32(1), seuls les gouvernements du Canada, des provinces et des territoires étaient assujettis à la Charte. Les policiers américains n’ayant pas agi pour ces gouvernements, la Charte ne s’appliquait pas directement à l’interrogatoire. Il écrit au par. 15 :

[I]l est évident que le Canada ne peut pas imposer l’application de ses exigences procédurales, aux procédures engagées par d’autres États sur leur propre territoire. De plus, je ne vois aucune raison d’écarter des éléments de preuve qui sont recueillis dans d’autres pays, d’une manière non conforme à nos procédures si, dans le contexte de l’affaire en question, leur admission ne rendrait pas le procès inéquitable. Si nous insistions pour que les autorités étrangères suivent nos procédures internes relativement à l’obtention de la preuve et faisions du respect de ces procédures une condition de l’admissibilité au Canada de la preuve ainsi recueillie, cela ferait obstacle à la coopération qui doit exister entre les services policiers et organismes chargés des poursuites des différents pays du monde.

Dans ses motifs concordants, la juge McLachlin a convenu que l’art. 32 écartait l’application de la Charte aux autorités étrangères. Le juge La Forest et elle ont indiqué que les éléments de preuve obtenus à l’étranger peuvent être écartés lorsque leur admission compromettrait l’équité du procès instruit au Canada. J’y reviendrai.

72 L’arrêt Terry, le deuxième de la série, porte lui aussi sur un accusé d’abord interrogé par des policiers américains puis traduit en justice au Canada. L’accusé avait été arrêté aux États‑Unis en vertu d’un mandat d’extradition. La police canadienne avait demandé aux autorités américaines d’informer l’accusé des droits qui lui étaient reconnus aux États‑Unis. Les policiers américains avaient eu recours à la « mise en garde Miranda » prévue en droit américain, mais l’accusé n’avait pas été informé, dès sa mise sous garde, de son droit à l’assistance d’un avocat comme l’exigeait la Charte. La déclaration obtenue par les policiers américains avait été admise en preuve lors du procès au Canada. L’accusé avait été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré. Au nom de notre Cour, la juge McLachlin a conclu à l’admissibilité de la déclaration et a confirmé la déclaration de culpabilité. Elle a fait observer que malgré la collaboration entre les services de police canadiens et américains, les seconds ne pouvaient être assujettis aux exigences du droit canadien. Les normes établies par la Charte ne pouvaient être imposées aux autorités américaines dans leur ressort, car cela aurait porté atteinte au principe de souveraineté des États et dérogerait à la courtoisie internationale. L’extrait suivant de ses motifs se révèle particulièrement pertinent en l’espèce (par. 19) :

La Charte peut encore moins régir la conduite de policiers étrangers qui coopèrent officieusement avec la police canadienne. La décision personnelle d’un policier ou d’un organisme étranger d’aider la police canadienne ne peut diminuer l’exclusivité de la souveraineté d’un État étranger sur son territoire, où seules ses lois régissent le maintien de l’ordre. Les personnes qui recueillent des éléments de preuve dans un pays étranger sont tenues de respecter les règles de ce pays, et aucune autre règle. Par conséquent, toute enquête fondée sur la collaboration entre des autorités policières canadiennes et américaines sera régie par les lois du pays où l’activité en question se déroule . . .

La juge McLachlin a confirmé l’opinion exprimée par notre Cour dans l’arrêt Harrer selon lequel un élément de preuve recueilli à l’étranger peut être écarté lorsque son mode d’obtention compromet l’équité du procès garantie à l’al. 11d) de la Charte ou viole les principes de justice fondamentale.

73 La question de l’application extraterritoriale de la Charte s’est posée de nouveau dans l’affaire Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841. Citoyen canadien, M. Schreiber était titulaire de comptes bancaires en Suisse. Le ministère fédéral de la Justice avait sollicité l’assistance des autorités suisses dans le cadre d’une enquête criminelle canadienne. La Suisse avait accepté de prêter son concours, et la saisie de documents et de dossiers relatifs aux comptes de M. Schreiber avait été ordonnée. Aucun mandat de perquisition ni aucune autre autorisation judiciaire n’avait été obtenu au Canada avant la demande. Notre Cour devait alors décider si les conditions d’obtention d’un mandat de perquisition au Canada auraient dû être remplies au préalable. Les juges majoritaires ont répondu par la négative.

74 Auteure de la décision majoritaire, la juge L’Heureux‑Dubé a conclu que l’envoi d’une lettre de demande à un État étranger n’était pas assujetti aux exigences de l’art. 8 de la Charte, l’art. 32 limitant l’application de la Charte aux mesures prises par le Parlement, le gouvernement du Canada, une législature provinciale ou le gouvernement d’une province. La seule mesure autorisée et prise par le gouvernement et, de ce fait, susceptible d’un examen fondé sur la Charte, était l’envoi de la lettre de demande. Cette mesure ne faisait pas entrer en jeu l’art. 8 de la Charte, et « [t]outes les mesures de contrainte étatique portant atteinte à la vie privée de l’intimé ont été prises en Suisse, par les autorités de ce pays. Ni les actions des autorités suisses ni les lois autorisant ces actions ne sont susceptibles d’examen en vertu de la Charte » (par. 31).

75 Dans ses motifs concordants, le juge en chef Lamer a conclu que la Charte s’appliquait aux actes des fonctionnaires canadiens qui avaient rédigé et envoyé la lettre de demande. Au sujet de la conformité à l’art. 8 de la Charte des fouilles, des perquisitions et des saisies effectuées en Suisse, il a conclu qu’aucune violation n’était survenue en raison de l’absence d’attente raisonnable de M. Schreiber en matière de vie privée. Il a alors exposé le raisonnement suivant (par. 22‑23) :

Le fait que les documents se trouvaient en Suisse et qu’ils ont été obtenus d’une manière conforme au droit suisse est d’une importance cruciale en l’espèce.

. . . un Canadien résidant dans un pays étranger doit s’attendre à ce que sa vie privée soit régie par les lois de ce pays, et, de ce fait, son attente raisonnable en matière de vie privée correspondra généralement au degré de protection offert par ces lois. D’ailleurs, cela est encore plus vrai dans le cas des personnes qui décident de mener des affaires financières dans un État étranger et d’y conserver des documents. Il est à juste titre permis de supposer qu’une telle personne a choisi de façon éclairée l’endroit où elle fait des affaires et où, en conséquence, elle crée des documents afférents à ses activités, en particulier des documents bancaires.

76 Dans ses motifs dissidents, le juge Iacobucci a conclu que M. Schreiber avait conservé à l’égard de ses comptes une attente raisonnable en matière de vie privée et qu’« en conséquence, l’art. 8 s’applique avec toute sa vigueur et avec toute sa panoplie de garanties et mesures préventives » aux mesures prises par les autorités canadiennes pour obtenir la fouille, la perquisition et la saisie (par. 48).

77 L’arrêt Cook est le plus récent en matière d’application extraterritoriale de la Charte. Dans cette affaire, l’accusé, un Américain, avait été arrêté aux États‑Unis par les autorités de ce pays en vertu d’un mandat décerné par suite de la demande d’extradition des autorités canadiennes. Pendant sa détention aux États‑Unis, des policiers de Vancouver l’avaient interrogé sans l’informer convenablement au préalable de son droit à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b) de la Charte. Lors de son procès au Canada, l’une de ses déclarations avait été admise en preuve dans le seul but de miner sa crédibilité en contre‑interrogatoire. Les juges majoritaires de notre Cour ont statué que la Charte s’appliquait aux actes des détectives canadiens, de sorte qu’il y avait eu violation de l’al. 10b). La preuve aurait dû être écartée en application du par. 24(2). En conséquence, un nouveau procès a été ordonné.

78 Auteurs de la décision majoritaire, les juges Cory et Iacobucci ont estimé que la Charte ne pouvait s’appliquer que rarement à un acte accompli à l’étranger. Ils ont proposé deux critères pour identifier ces cas (par. 25) : « premièrement, l’acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte; deuxièmement, l’application de la Charte aux actes des détectives canadiens aux États‑Unis ne constitue pas [. . .] une atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produit donc pas d’effet extraterritorial inacceptable ». Au vu des faits, ils ont conclu à l’absence d’atteinte à l’autorité souveraine des États‑Unis.

79 Les juges majoritaires ont analysé la question de la compétence au regard du droit international. À leur avis, l’égalité souveraine « interdit généralement l’application extraterritoriale de la loi nationale puisque, dans la plupart des cas, l’exercice par un État de sa compétence au‑delà de ses frontières constituerait, suivant le droit international, une ingérence dans la compétence territoriale exclusive d’un autre État » (par. 26). La nationalité de la personne soumise au droit interne peut cependant être invoquée comme assise valable de la compétence, concurremment avec la territorialité par l’État étranger. Les juges majoritaires ont estimé que la Charte ne pouvait s’appliquer aux actes des autorités étrangères, mais ils ont distingué les faits de l’espèce de ceux des affaires Harrer et Terry parce que l’interrogatoire avait été mené par des policiers canadiens, et non par des autorités étrangères. Comme les policiers étaient des ressortissants canadiens, le par. 32(1) rendait la Charte applicable à leurs actes à l’étranger, leur nationalité fondant la compétence du Canada, à condition qu’il n’y ait pas d’atteinte à l’autorité souveraine des États‑Unis. Ils ont conclu que « la Charte s’applique à l’étranger dans les cas où l’acte reproché est visé par le par. 32(1) de la Charte en raison de la nationalité des autorités policières de l’État qui participent aux actes du gouvernement, et où l’application des normes imposées par la Charte n’entre pas en conflit avec la compétence territoriale concurrente de l’État étranger » (par. 48). Ils ont néanmoins précisé que leur conclusion ne valait que pour les faits de l’espèce, reconnaissant expressément que l’issue aurait été différente si « les autorités canadiennes [avaient] particip[é], à l’étranger, à une enquête menée par des autorités étrangères conformément à des procédures étrangères » (par. 54).

80 Dans ses motifs concordants, le juge Bastarache est arrivé au même résultat, mais à l’issue d’une analyse différente. Il a d’abord conclu que le libellé du par. 32(1) soumettait à la Charte les actes des policiers canadiens, la police appartenant à l’appareil gouvernemental et exerçant ses pouvoirs en vertu de la loi. Lorsqu’un policier canadien se rend dans un autre pays, le pouvoir de contrainte que lui confère la loi entre en conflit avec la compétence de l’État étranger; il demeure cependant toujours soumis à la Charte, qu’il exerce ou non le pouvoir de contrainte de l’État. Il a ajouté que lorsqu’il y a collaboration entre fonctionnaires canadiens et étrangers pour les besoins d’une enquête à l’étranger, « ce qui est essentiel [. . .] c’est de déterminer qui dirigeait l’aspect de l’enquête qui est présumé avoir porté atteinte à la Charte » (par. 126). Lorsque l’autorité étrangère est à l’origine de l’atteinte entachant l’obtention de la preuve, la Charte ne s’applique pas. Lorsque l’atteinte leur est principalement imputable, les autorités canadiennes sont soumises à la Charte, de même que la preuve qu’elles ont recueillie. Le juge Bastarache a alors examiné les critères de compétence en droit international, dont la territorialité, le principe de la territorialité objective et l’importance d’un lien réel et important en présence de revendications concurrentes de compétence. Suivant son analyse, les circonstances de l’espèce faisaient ressortir un lien réel et important entre la poursuite criminelle au Canada et l’enquête à l’étranger à laquelle avaient participé les policiers canadiens. Il a ensuite examiné la question de savoir si l’application de la Charte empiétait sur la compétence de l’État étranger. Son raisonnement a été le suivant (par. 143) :

[L]es droits garantis par les articles applicables de la Charte ne sont pas de nature impérative, leur application est plutôt subordonnée au déploiement des activités d’enquête expressément prévues. Donc, si une règle d’enquête en vigueur dans l’État étranger va directement à l’encontre d’une disposition de la Charte, il n’y a toujours pas de conflit parce que la Charte ne rend aucune enquête obligatoire; elle prévoit simplement que s’il y a enquête, celle‑ci doit respecter certaines conditions. Il s’ensuit en outre que l’application de la Charte aux fonctionnaires canadiens n’a aucune incidence sur le système de droit étranger. Au pis aller, le fonctionnaire canadien peut être obligé de cesser de jouer un rôle principal ou directeur dans l’enquête afin de se conformer à la Charte.

81 Dissidente, la juge L’Heureux‑Dubé a rédigé des motifs auxquels a souscrit la juge McLachlin. Selon elle, il convenait de se demander si la personne qui invoque la Charte est vraiment titulaire d’un droit qui y est garanti avant de déterminer si l’acte de l’État y a porté atteinte. Dans l’affirmative, l’analyse portait ensuite sur l’acte de l’État. Après examen des arrêts Harrer, Terry et Schreiber, la juge a relevé deux principes fondamentaux quant à l’application extraterritoriale de la Charte. Premièrement, l’acte censé avoir porté atteinte à un droit garanti par la Charte devait avoir été accompli par l’un des acteurs étatiques mentionnés au par. 32(1). Deuxièmement, même l’acte de l’un de ces derniers échapperait à l’application de la Charte s’il avait été accompli à l’étranger en collaboration avec des fonctionnaires étrangers. Pour déterminer si l’enquête avait été menée en collaboration, il fallait rechercher si les fonctionnaires canadiens avaient été investis d’une autorité légale là où les actes avaient eu lieu. Lorsque les acteurs étatiques agissaient sous l’autorité d’un gouvernement étranger, l’art. 32 ne s’appliquait pas puisqu’il ne vise que les domaines « relevant » du Parlement ou de la législature d’une province. La juge L’Heureux‑Dubé a ajouté (par. 93‑94) :

Je suis d’avis que la Charte ne s’applique à aucune enquête où les fonctionnaires canadiens n’ont plus les attributs juridiques du « gouvernement »; ce qui est le cas à chaque fois qu’une enquête est assujettie à la souveraineté d’un autre gouvernement.

Lorsque des fonctionnaires canadiens sont assujettis, dans le cadre de leur travail, à la souveraineté d’un système de droit étranger, l’enquête en est nécessairement une de collaboration. Les fonctionnaires étrangers qui permettent aux Canadiens de travailler avec eux, ou qui leur permettent d’opérer sur un territoire soumis à l’autorité légale de leur gouvernement, sont tenus de suivre les lois et les règles de procédure de leur propre pays. Il en va de même pour les fonctionnaires canadiens qui collaborent avec eux.

82 Les juges dissidentes ont conclu que la Charte ne s’appliquait pas à l’interrogatoire, de sorte que la déclaration obtenue avait à juste titre été admise en preuve lors du procès.

(2) Doutes au sujet de la jurisprudence

83 Depuis l’arrêt Cook, la jurisprudence relative à l’application extraterritoriale de la Charte soulève des difficultés et suscite des critiques d’ordre à la fois pratique et théorique. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont affirmé essentiellement que la Charte s’applique aux actes des autorités canadiennes chargées de l’application de la loi accomplis pour le compte du gouvernement lorsque le respect des exigences de la Charte n’entre pas en conflit avec la compétence territoriale concurrente de l’État étranger. Dans un cas comme celui considéré en l’espèce, cette conclusion s’avère problématique. Premièrement, les juges majoritaires ne distinguent pas entre compétence normative et compétence d’exécution. Deuxièmement, son application à d’autres situations (p. ex. les fouilles, les perquisitions et les saisies) présente des difficultés pratiques et théoriques. Troisièmement, il ne tient pas compte du texte du par. 32(1).

84 Pour ce qui est du premier reproche, la décision majoritaire passe sous silence la distinction importante entre l’établissement de la norme et son application. Elle ne tient pas non plus compte du principe selon lequel le droit canadien ne peut être appliqué dans un autre État qu’avec le consentement de ce dernier quelle que soit l’importance des différences entre les lois du Canada et celles de l’État étranger, et qu’il y ait conflit ou non. Par définition, une enquête criminelle à l’étranger met en cause des lois et des procédures étrangères. Le choix d’un système juridique relève du pouvoir inhérent de l’État et il s’agit d’un exercice de sa souveraineté territoriale. Si les exigences de la Charte étaient appliquées à l’étranger sans le consentement de l’État en cause, il y aurait toujours, de ce fait même, atteinte à la souveraineté de cet État. L’arrêt Cook va également à l’encontre de l’exigence du consentement que notre Cour a reconnue dans l’arrêt Terry.

85 Le raisonnement de notre Cour dans cet arrêt ne met donc pas l’accent sur le facteur pertinent. Il s’attache en effet à l’existence d’un conflit entre les revendications concurrentes de compétence au lieu de considérer le problème sous l’angle de l’application extraterritoriale du droit canadien. La question qui se pose alors est celle de l’applicabilité de la Charte à l’enquête menée à l’étranger par des policiers canadiens. Pouvoir normatif et pouvoir d’exécution sont nécessaires à l’application de la Charte, et celle‑ci est normative en ce qu’elle prévoit ce que l’État (ou son mandataire) peut ou ne peut faire dans l’exercice du pouvoir public. Le pouvoir normatif n’est pas en cause dans le présent pourvoi, mais de toute manière, la Charte ne saurait s’appliquer que si l’on peut faire respecter ses dispositions. Ce principe exige du mandataire de l’État, lorsqu’il accomplit un acte, qu’il s’acquitte de ses obligations constitutionnelles de façon à donner effet aux dispositions canadiennes applicables à l’exercice du pouvoir public en cause. Cependant, je le répète, le droit canadien ne peut être appliqué à l’étranger sans le consentement de l’État d’accueil. Comme il n’est pas possible de faire respecter la Charte à l’étranger, et que cela est nécessaire pour qu’elle s’applique, l’application extraterritoriale de la Charte est impossible.

86 En ce qui concerne le deuxième reproche, les faits de la présente espèce illustrent les difficultés théoriques et pratiques du respect des exigences de la Charte à l’étranger dans une autre situation que celle considérée dans l’affaire Cook. Aux îles Turks et Caicos, il semble qu’une autorisation judiciaire ne soit pas exigée pour soumettre des lieux privés à une perquisition périphérique comme celle qui a eu lieu les nuits des 7 et 8 février 1998. En droit canadien, un mandat aurait dû être obtenu au préalable dans la plupart des cas. Pour respecter la Charte, les agents de la GRC auraient dû obtenir un mandat dont le droit local ne prévoyait pas la délivrance. Dans les circonstances, requérir du système juridique étranger qu’il élabore une procédure seulement pour satisfaire aux exigences de la Charte à cet égard porterait manifestement atteinte à la souveraineté des îles Turks et Caicos.

87 Les obstacles théoriques et pratiques à l’application extraterritoriale de la Charte ressortent ainsi davantage de l’examen fondé — en l’espèce — sur la garantie contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives prévue à l’art. 8 que de celui fondé — dans les affaires susmentionnées — sur le droit à l’assistance d’un avocat. En raison de leur caractère coercitif et attentatoire, la fouille, la perquisition et la saisie diffèrent en soi considérablement de l’interrogatoire policier. Le pouvoir de s’immiscer dans la vie privée d’une personne, y compris ses biens, et de saisir articles et renseignements personnels, constitue un attribut de la souveraineté étatique. Seul l’État doté de la compétence territoriale peut autoriser ces actes. Du point de vue théorique, l’application de la Charte est exclue, car elle implique nécessairement l’exercice de la compétence d’exécution, qui est au cœur de la territorialité. Les principes de l’égalité souveraine, de la non‑intervention et de la courtoisie excluent alors l’application des normes et du droit canadiens aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées à l’étranger.

88 Sur le plan pratique, il appert également que la Charte ne peut s’appliquer à ces mesures. Comment au juste les exigences de la Charte pourraient‑elles alors avoir effet? Dans l’arrêt Schreiber, le juge en chef Lamer a laissé entendre qu’il suffisait, pour les besoins de la Charte, que ces mesures respectent le droit interne de l’État étranger puisque, en matière de vie privée, une personne ne peut raisonnablement s’attendre qu’à une protection équivalente à celle accordée dans cet autre pays. Si les policiers canadiens et leurs homologues étrangers n’avaient qu’à se conformer au droit étranger, on peut se demander quelle serait l’utilité d’appliquer la Charte puisqu’il n’en résulterait aucune protection supplémentaire dans le cas d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie. De plus, dans certains cas, le respect du droit étranger irait directement à l’encontre du libellé exprès de la Charte garantissant les droits en cause.

89 Inversement, il est dans les faits impossible d’appliquer toutes les exigences de la Charte aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées en sol étranger. Reprenons à titre d’exemple le cas où la Charte exige l’obtention d’un mandat, alors que le droit étranger ne prévoit aucune procédure à cet égard. Le droit canadien ne peut obliger les autorités judiciaires de l’État étranger à établir une procédure spéciale pour les besoins d’une enquête menée en collaboration. Doit‑on alors interdire une fouille, une perquisition ou une saisie pour cette raison alors qu’elle est autorisée par le droit du ressort où elle serait effectuée? Il serait par ailleurs irréaliste d’exiger des différents participants à une enquête menée en collaboration qu’ils se conforment à des procédures et à des exigences juridiques différentes. Les fouilles, les perquisitions et les saisies requièrent une planification minutieuse. L’enquête menée en collaboration est vouée à l’échec si les participants n’observent pas tous les mêmes règles. Tel serait son sort si la Charte ne s’appliquait qu’aux policiers canadiens, et elle ne peut manifestement pas s’appliquer aux autorités étrangères : arrêts Harrer et Terry.

90 Il est tout aussi vain d’envisager que l’enquête menée à l’étranger ne soit assujettie ni au droit de l’État d’accueil ni aux dispositions de la Charte. Quelle serait l’origine des règles alors applicables? Comment un policier canadien pourrait‑il connaître ses obligations au début de l’enquête? La seule solution raisonnable reste l’application du droit de l’État où les actes ont lieu, sous réserve du droit constitutionnel à un procès équitable et des limites de la courtoisie susceptibles d’empêcher un policier canadien de prendre part à une mesure qui, même si elle est autorisée par le droit de l’État d’accueil, ferait en sorte que le Canada manque à ses obligations internationales quant au respect des droits de la personne.

91 Une solution possible au problème de l’application du droit canadien à l’étranger se retrouve dans le contrôle subséquent de l’enquête par une instance judiciaire canadienne et l’exclusion éventuelle d’une preuve recueillie en violation de la Charte. En effet, cette méthode ne porterait pas atteinte à la souveraineté de l’État étranger puisqu’il s’agirait uniquement de l’exercice de la compétence juridictionnelle extraterritoriale. Cependant, si la souveraineté d’un État étranger n’est pas en jeu lorsque, dans une instance criminelle canadienne, un élément de preuve est écarté au motif qu’il n’a pas été obtenu conformément à la Charte, il demeure que la raison d’être de la Charte n’est pas seulement de soumettre après coup l’action gouvernementale à un examen. Son rôle premier consiste à limiter à l’avance l’exercice du pouvoir du gouvernement et du législateur de façon à prévenir toute violation des droits qu’elle confère. Les agents canadiens doivent savoir à quelles exigences ils sont tenus de satisfaire au cours d’une enquête pour assurer la recevabilité des éléments de preuve recueillis dans ce cadre. Le tribunal saisi d’une allégation de violation de la Charte par un acteur étatique doit pouvoir tenir compte de la possibilité qu’avait cet acteur étatique de respecter les exigences de la Charte. L’impossibilité de respecter la Charte pendant que l’enquête, parce qu’elle se déroulait à l’étranger, indique nettement que la Charte ne s’applique pas dans les circonstances. Quoi qu’il en soit, l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte, qui disposent qu’un élément de preuve peut être écarté pour préserver l’équité du procès, assurent après coup le contrôle de l’enquête. L’examen que prévoient ces dispositions se rattache à l’obligation du tribunal de contrôler sa propre procédure et diffère foncièrement de la démarche qui consiste à déterminer, au procès, si l’acte d’un policier canadien a porté atteinte à un droit constitutionnel spécifique.

92 Les problèmes juridiques découlant de la tenue d’un interrogatoire à l’étranger illustrent l’importance d’examiner la possibilité d’assurer à l’avance le respect de la Charte. Certains droits constitutionnels exigent seulement que l’accusé se voie communiquer une information particulière, comme le motif de son arrestation ou de sa détention (al. 10a)). Dans le contexte d’une enquête, le respect d’autres droits garantis par la Charte exige davantage. Par exemple, en cas d’arrestation ou de détention, l’al. 10b) garantit à chacun le droit d’être informé du droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat, mais aussi d’avoir effectivement recours sans délai à l’assistance d’un avocat. Par conséquent, s’il est vrai que l’obligation faite à un policier canadien d’informer d’un droit un suspect qu’il interroge à l’étranger ne porterait pas sensiblement atteinte à la souveraineté territoriale de l’État étranger, il en irait autrement si l’accusé décidait d’exercer ce droit. Dès lors, le policier canadien ne serait plus en mesure de s’acquitter de manière indépendante de ses obligations découlant de la Charte. La juge L’Heureux‑Dubé l’a rappelé dans l’arrêt Cook, « [l]orsque l’enquête est assujettie à la souveraineté d’un gouvernement étranger, c’est ce dernier qui possède l’autorité légale pour régler les détails du déroulement de l’enquête » (par. 94). Pour devenir effectifs, les droits garantis par la Charte doivent être susceptibles d’exercice.

93 En troisième et dernier lieu, la jurisprudence actuelle ne prend pas suffisamment en compte le libellé du par. 32(1) de la Charte. En précisant les deux éléments qui justifiaient l’application de la Charte dans l’affaire Cook, les juges majoritaires ont d’abord fait remarquer que « l’acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte » (par. 25). Ils ont eu tort de tenir pour acquis l’objet précis de cette détermination. L’analyse relative à l’application de la Charte aux enquêtes à l’étranger vise à déterminer si l’acte considéré tombe sous le coup du par. 32(1). Interprété en fonction des principes obligatoires du droit international coutumier, le texte du par. 32(1) doit en fin de compte orienter l’analyse. Selon moi, on ne saurait logiquement décider d’abord que l’acte tombe sous le coup de la disposition pour rechercher ensuite si l’on doit néanmoins écarter l’application de la Charte à cause d’un « effet extraterritorial inacceptable ». J’estime plutôt qu’il faut tenir compte des conséquences extraterritoriales de l’application de la Charte pour décider en premier lieu si l’acte en question tombe sous le coup du par. 32(1). L’analyse débute et prend fin en fonction du par. 32(1) de la Charte.

94 Le paragraphe 32(1) oblige le Parlement, le gouvernement du Canada et les législatures et gouvernements des provinces à se conformer à la Charte. Mon collègue a raison d’affirmer au par. 161 de ses motifs que le par. 32(1) détermine les acteurs auxquels s’applique la Charte, et non le lieu où elle s’applique, mais il y a plus. La disposition précise les circonstances dans lesquelles elle s’applique à ces acteurs. Leur seule participation ne suffit pas, malgré l’avis du juge Bastarache. Il faut en outre que l’acte appartienne à l’un des « domaines relevant » du Parlement ou des législatures des provinces. L’enquête criminelle menée en territoire étranger ne saurait appartenir à un domaine relevant du Parlement ou des législatures provinciales, car ceux‑ci n’ont pas le pouvoir d’autoriser l’application de la loi à l’étranger. Tout comme l’organisation politique ou le système judiciaire, l’enquête criminelle reste intrinsèquement liée aux organes de l’État ainsi qu’à l’intégrité territoriale et aux affaires intérieures de l’État. Lorsqu’elle a lieu en territoire canadien, elle relève clairement du Parlement et des législatures provinciales, et lorsqu’elle a lieu à l’étranger, il est tout aussi clair qu’elle ne relève pas d’eux.

95 Mon collègue le juge Binnie reconnaît les difficultés d’ordre pratique et théorique que présente l’application de l’arrêt Cook (par. 183). Il estime néanmoins qu’il faut s’en tenir à la démarche qui y est privilégiée au motif que notre Cour pourrait un jour être saisie de questions relatives au droit international et à son interaction avec le droit canadien. Il renvoie à la « guerre au terrorisme », au déploiement de policiers canadiens dans des pays déchirés par des conflits et à l’affaire Maher Arar. En toute déférence, je ne crois pas que ces sujets soient pertinents en l’espèce ou qu’ils fassent partie du dossier. Il n’est pas toujours possible de prévoir les questions nouvelles dont seront saisis les tribunaux, mais on peut être assuré que le droit se développera et évoluera dans la mesure nécessaire et au moment opportun. Jusqu’à ce que ces affaires nouvelles se présentent dans les faits, nous ne devons pas nous dérober à l’obligation de repenser le droit et de l’affiner lorsque l’application de la jurisprudence a fait ressortir ses lacunes sur les plans pratique et théorique.

(3) La mondialisation de l’activité criminelle et la nécessité de la collaboration internationale

96 Les principes de droit international et de courtoisie dont j’ai fait état démontrent que les exigences de la Charte ne peuvent s’appliquer à une enquête menée dans un autre pays par des policiers canadiens et étrangers de telle sorte que l’enquête doive se dérouler conformément au droit canadien. Par ailleurs, il n’y a pas d’obstacle à la compétence juridictionnelle extraterritoriale suivant laquelle un élément de preuve obtenu à l’étranger peut être écarté par un tribunal canadien, car l’exercice de cette compétence ne fait qu’attacher des conséquences intérieures à des événements survenus à l’étranger. La question devient alors la suivante : la Charte peut‑elle empêcher des policiers canadiens de prendre part à une enquête étrangère qui ne satisfait pas à ses exigences?

97 Lorsqu’elle s’applique, la Charte limite le pouvoir coercitif de l’État et l’oblige à respecter certaines conditions dans l’exercice de ce pouvoir. En conséquence, lorsque ces conditions ne peuvent être remplies, la Charte interdit à l’État d’exercer son pouvoir coercitif. Comme la Charte n’autorise pas l’action de l’État, mais ne fait que la circonscrire, ne pourrait‑on pas prétendre qu’elle « s’applique » à l’enquête extraterritoriale en empêchant un policier canadien de participer à une enquête à l’étranger qui ne respecte pas le droit canadien? Le droit international n’offre qu’un élément de réponse. L’interdiction faite à un policier canadien de prendre part à l’enquête assurerait certes le respect du droit international et de la Charte, mais l’enquête ne pourrait avoir lieu. L’inconvénient serait majeur. La réponse complète réside donc à la fois dans le droit international et dans la nécessité que l’activité criminelle transfrontalière fasse l’objet d’enquêtes et de poursuites.

98 La criminalité transnationale s’accroît dans notre monde moderne où personnes, biens et fonds circulent avec fluidité d’un pays à l’autre. Certains des crimes les plus coûteux, abusifs ou dangereux sont commis à l’échelle mondiale, au mépris des frontières nationales. La collaboration entre les États s’impose pour la détection et la répression de cette activité criminelle. Dans une enquête menée en collaboration, le Canada ne peut pas simplement cesser de collaborer lorsque l’autre pays insiste pour suivre sa propre procédure d’enquête et d’application de la loi plutôt que la nôtre. Notre pays manquerait non seulement à son engagement envers les autres États et la communauté internationale en matière de lutte contre la criminalité transnationale, mais aussi à son obligation envers les Canadiens de veiller à ce que les crimes ayant un lien avec le Canada fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites. Dans l’arrêt Harrer, la juge McLachlin fait les remarques suivantes (par. 55) :

Il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce [que les forces policières d’un autre pays] se conforment aux particularités de la loi canadienne. Insister sur la conformité à la loi canadienne reviendrait à insister pour que la Charte soit appliquée dans ce pays étranger de préférence à la loi nationale. Cela rendrait difficile, voire impossible, la poursuite des infractions qui revêtent des aspects internationaux. Et cela minerait l’éthique de réciprocité qui sous‑tend les efforts internationaux de lutte contre la criminalité transnationale : Argentina c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, à la p. 551, le juge La Forest. Nous vivons à une époque où les personnes, les biens et l’information circulent d’un pays à l’autre très rapidement. Les autorités chargées d’appliquer la loi doivent, pour faire leur travail, arrêter des personnes et intercepter des biens et des communications là où ils se trouvent. Souvent elles travaillent avec des agents de police dans des pays étrangers; souvent elles ne sont que les destinataires de renseignements recueillis ailleurs de façon indépendante [. . .] Nous devons composer avec le fait que des pays différents appliquent des règles différentes à la collecte des éléments de preuve, lesquelles règles doivent être respectées dans une certaine mesure si nous devons conserver la capacité de poursuivre ceux que les crimes et les voyages emmènent au‑delà de nos frontières.

99 L’individu qui se livre à une activité criminelle non confinée au territoire canadien ne peut être assuré de bénéficier à l’étranger des droits garantis par la Charte. Notre Cour a déjà affirmé qu’une personne doit s’attendre à être régie par les lois du pays où elle se trouve et dans lequel elle effectue des opérations financières — c’est la décision d’aller à l’étranger ou d’y exercer ses activités qui déclenche l’application du droit étranger : Terry, par. 24 et 26; Schreiber, par. 23. La collaboration entre les États s’impose pour que la criminalité transnationale ne demeure pas impunie en profitant des brèches que les problèmes de compétence ménagent dans les frontières nationales. Dans une affaire de trafic de drogues — États‑Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469 — , le juge La Forest a fait la remarque suivante (p. 1485) :

La communauté criminelle internationale ne respecte les frontières nationales que lorsqu’elles peuvent permettre de contrecarrer les efforts des autorités judiciaires et des organismes chargés d’appliquer la loi. Le trafic de drogues qui nous intéresse en l’espèce est une entreprise de niveau international dont les enquêtes et les poursuites y relatives ainsi que la répression, exigent le recours à des outils efficaces de coopération internationale.

Pour favoriser cette collaboration, et dans l’esprit de la courtoisie, le Canada ne peut exiger que la Charte s’applique dans d’autres pays et, à défaut, refuser sa coopération. Lorsque les autorités canadiennes sont les invitées de l’État étranger dont elles sollicitent l’assistance pour les besoins d’une enquête criminelle, les règles de l’État d’accueil priment.

100 Une pondération s’impose clairement pour « établir un juste équilibre entre les intérêts de l’individu visé et l’intérêt de l’État qui est d’assurer un système de justice applicable et équitable » : arrêt Harrer, par. 14. On ne peut écarter complètement les droits individuels au nom de la collaboration transfrontalière. L’article 7 et l’al. 11d) disposent que toute personne traduite en justice au Canada a droit à un procès équitable et qu’il ne sera porté atteinte à sa vie, à sa liberté ou à sa sécurité qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Lorsque, au procès, le ministère public dépose en preuve un élément recueilli à l’étranger, les droits constitutionnels régissant la procédure judiciaire au Canada font en sorte qu’un juste équilibre soit établi et que les droits d’un accusé ayant fait l’objet d’une enquête à l’étranger soient dûment pris en considération.

101 Qui plus est, on peut soutenir que la courtoisie ne saurait justifier les autorités canadiennes de participer à des activités contraires aux obligations internationales du Canada. En règle générale, un policier canadien peut prendre part à une enquête à l’étranger, mais il doit alors se soumettre aux lois de l’État d’accueil. La règle autorisant un policier canadien à participer à une enquête même s’il n’y a aucune obligation en ce sens est issue du principe de courtoisie. La règle de l’application du droit étranger découle des principes d’égalité souveraine et de non‑intervention. Or le principe de courtoisie peut cesser de justifier la participation d’un policier canadien à une activité d’enquête permise par le droit étranger lorsque cette participation emporterait le manquement du Canada à ses obligations internationales en matière de droits de la personne. En pareil cas, la règle « permissive » ne peut plus s’appliquer, et la participation du policier canadien peut être frappée d’interdiction. Je n’écarte pas la possibilité que, dans un pourvoi ultérieur, la participation de policiers canadiens à des actes à l’étranger qui contreviendraient aux obligations internationales du Canada au chapitre des droits de la personne puisse fonder l’octroi d’une réparation suivant le par. 24(1) en raison de l’incidence de ces actes sur un droit garanti par la Charte au Canada.

(4) Une méthode de pondération

102 En raison des considérations qui précèdent, l’application de la Charte aux enquêtes menées à l’étranger soulève plusieurs questions. Il faudra examiner chacune d’elles attentivement afin de définir une méthode raisonnée, apte à déterminer si la Charte s’applique et de dissiper l’incertitude actuelle.

103 D’abord, les tribunaux doivent s’en remettre à l’art. 32 pour déterminer si les acteurs en cause sont des mandataires du gouvernement et si les activités en cause ressortissent à la compétence législative du Parlement ou de la législature d’une province. Il convient de commencer par l’examen des termes employés au par. 32(1) de la Charte, en gardant présentes à l’esprit les deux composantes distinctes de la disposition. La question préliminaire consiste à déterminer si nous sommes en présence d’un acteur étatique, c’est‑à‑dire un mandataire du gouvernement ou un fonctionnaire investi d’un pouvoir légal ou exerçant une charge publique (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 34‑13 à 34‑15 et 34‑16 à 34‑18). Le policier est clairement un acteur étatique auquel s’applique à première vue la Charte : « Aux termes de cette disposition, la Charte s’applique à la police canadienne parce que celle‑ci fait partie du gouvernement du Canada ou d’une province » (arrêt Cook, par. 124). L’examen ne prend pas fin pour autant. Il ressort du par. 32(1) que la Charte s’applique aux acteurs étatiques « pour tous les domaines » relevant du Parlement ou des législatures provinciales. Le second volet de l’analyse fondée sur le par. 32(1) est alors essentiel.

104 Bien que, sur le fondement de la nationalité, le Canada ait une certaine compétence à l’égard de ses mandataires à l’étranger, cette compétence doit s’exercer dans un domaine relevant du Parlement ou de la législature d’une province. La compétence du Canada se trouve donc limitée par la compétence territoriale de l’État étranger. Par exemple, le fonctionnaire consulaire canadien en poste à l’étranger jouit à l’égard des lois locales d’une certaine immunité fondée sur la compétence nationale, mais il ne s’ensuit pas pour autant que seules les lois canadiennes lui sont opposables pendant son séjour dans l’État d’accueil. Dans l’arrêt Cook, le juge Bastarache a affirmé avec justesse que le policier canadien qui se rend aux États‑Unis demeure un policier canadien, mais que son pouvoir d’exercer les attributions conférées par l’État est nécessairement limité. Le Canada n’a pas compétence dans tous les domaines à l’égard des actes permis à l’agent dans l’autre État. Lorsque survient une telle limitation de la compétence du Canada, elle vaut aussi pour l’application de la Charte.

105 Ni le Parlement ni les législatures provinciales n’ont le pouvoir d’autoriser l’application des lois canadiennes à des événements qui relèvent de la seule compétence territoriale d’un autre pays. À l’étranger, le Canada ne peut pas davantage dicter la procédure à suivre dans le cadre d’une enquête criminelle qu’il n’a la capacité d’y légiférer en matière de fiscalité. L’enquête criminelle met en jeu la compétence d’exécution et, selon les principes de droit international analysés précédemment, celle‑ci ne peut être exercée dans un autre pays sans que l’État étranger y consente ou qu’une autre règle du droit international le permette. Lorsqu’un crime possède un lien avec plus d’un pays, le droit international reconnaît le caractère concurrent de la compétence à l’égard de la poursuite, mais pas l’égard de l’enquête, qui ressortit fondamentalement à la compétence territoriale en raison de la souveraineté des États. Toute tentative du Canada de régir le déroulement de l’enquête sans le consentement de l’État étranger porterait atteinte au principe de la non‑intervention. Et, je le répète, sans le pouvoir de faire respecter ses dispositions, la Charte ne saurait recevoir d’application.

106 Il peut arriver que la preuve établisse le consentement de l’État étranger à l’exercice, sur son territoire, de la compétence d’exécution du Canada. La Charte peut s’appliquer aux actes d’agents canadiens lors d’une enquête à l’étranger si l’État d’accueil y consent. L’enquête appartient alors à un domaine relevant du Parlement et tombe sous le coup du par. 32(1). Il est clair que l’existence d’un consentement n’est pas prouvée ni même alléguée en l’espèce, de sorte qu’il n’y pas lieu de déterminer à quelles conditions et de quelle manière elle peut être établie. Je ferai seulement observer que rares seront les cas dans lesquels l’on pourra prouver l’assujettissement au droit canadien d’une enquête à l’étranger.

107 Le tribunal qui n’est pas convaincu que l’État étranger a consenti à l’application du droit canadien dans son territoire doit passer à la dernière étape de l’analyse et déterminer la manière de garantir l’équité d’un procès au Canada. Il ne s’agit plus de savoir si les actes accomplis à l’étranger par les mandataires de l’État ont respecté la Charte, mais bien s’ils ont des conséquences sur l’équité du procès au Canada.

108 L’alinéa 11d) de la Charte et des siècles d’application de la common law garantissent un procès équitable à toute personne accusée au Canada d’une infraction prévue en droit canadien. De plus, l’art. 7 dispose que chacun a droit à la liberté et qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Notre Cour a effectivement statué que le droit à un procès équitable est un principe de justice fondamentale : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 603. Lorsqu’un élément de preuve est obtenu — où que ce soit — d’une manière qui ne respecte pas certaines conditions de base, son admission en preuve au Canada peut emporter la violation de l’une ou l’autre de ces dispositions de la Charte, ou des deux. Le tribunal détient le pouvoir discrétionnaire d’écarter un élément de preuve susceptible de rendre le procès inéquitable. Consacré depuis longtemps en common law, ce pouvoir est désormais constitutionnalisé à l’al. 11d) de la Charte. Cependant, l’admission en preuve d’un élément obtenu dans des circonstances non conformes aux exigences de la Charte ne rendra pas automatiquement le procès inéquitable ni ne constituera d’emblée une atteinte aux principes de justice fondamentale : Harrer, par. 14.

109 Il faut examiner toutes les circonstances de l’obtention d’un élément de preuve pour décider si son admission rendrait inéquitable le procès instruit au Canada. La manière dont est recueilli un élément de preuve peut le rendre non crédible : p. ex, la mobilisation de l’accusé contre lui‑même. La preuve peut avoir été obtenue sous la torture ou un autre moyen contraire aux valeurs fondamentales de la Charte, auquel cas son admission compromettrait l’équité du procès au Canada : Harrer, par. 46. Dans cet arrêt, le juge La Forest a ajouté à ce propos (par. 16‑18) :

Le fait que l’élément de preuve ait été recueilli dans un autre pays, conformément au droit de ce pays, peut être un facteur à prendre en considération pour déterminer ce qui est équitable. La légalité de cet élément de preuve dans le pays en question aura nécessairement des conséquences pour les divers intervenants, y compris la police et l’accusé. De façon plus particulière, l’élément de preuve aura un poids encore plus grand s’il est conforme aux règles de droit d’un pays ayant un système juridique similaire au nôtre, car nous savons que le fait que des pays aient établi un équilibre différent entre des valeurs opposées n’est pas un obstacle à l’équité . . .

Cependant, ce n’est pas le droit étranger qui s’applique dans les procès au Canada. Par exemple, il est possible qu’un élément de preuve ait été recueilli conformément au droit du pays étranger visé, mais qu’un tribunal canadien juge néanmoins que, dans les circonstances de l’espèce, admettre cet élément entraînerait un procès inéquitable. Par ailleurs, il se peut également que les exigences procédurales d’un pays étranger en matière d’obtention de la preuve soient plus rigoureuses que les nôtres, ou encore que certains pays aient des règles tout simplement différentes des nôtres, sans pour autant que ces règles soient inéquitables. Enfin, il est toujours possible que nous jugions que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’élément de preuve n’a pas été obtenu d’une manière suffisamment condamnable pour qu’il soit nécessaire de l’écarter. Pour prendre sa décision à cet égard, le tribunal doit tenir compte de l’ensemble du contexte.

En fin de compte, le tribunal rend une décision qui est fondée sur des principes mais déterminée par les faits.

110 Les juges La Forest et McLachlin ont tous deux conclu que l’admission de l’élément de preuve n’aurait pas rendu le procès inéquitable dans les circonstances de l’espèce. La juge McLachlin a en particulier fait état, au nombre des circonstances à considérer, des attentes de l’accusée là où l’élément avait été recueilli, et elle a estimé que le comportement des policiers n’avait été ni inéquitable ni abusif. Elle a fait observer que « [l]’injustice découle en grande partie du fait que l’accusé s’attend à ce que les policiers canadiens respectent la loi canadienne. Lorsque la [preuve] est recueillie à l’étranger, les attentes ne sont pas les mêmes » (par. 49).

111 On peut raisonnablement s’attendre au respect de certaines exigences fondamentales dans toute société libre et démocratique. Lorsqu’il n’est pas satisfait à ces exigences pour l’obtention d’un élément de preuve, le procès canadien qui s’appuie sur cet élément peut devenir inéquitable. Dans ce cas, « [i]l se peut que [. . .] même si le suspect était soumis à la loi étrangère, utiliser [l’élément] de preuve constituerait une injustice criante au point de rejeter les valeurs qui sous‑tendent notre système judiciaire et de tolérer des procédures qui sont totalement condamnées au Canada » (Harrer, par. 51). Le fait que l’élément de preuve a été obtenu conformément ou non au droit de l’État étranger peut aussi devenir pertinent. Toutefois, lorsque les règles généralement reconnues sont respectées, une différence au chapitre des exigences procédurales ou le choix du pays étranger de faire les choses différemment n’entraîne pas d’iniquité. En outre, le non‑respect d’une règle particulière dans un cas donné n’équivaut pas nécessairement à une injustice. Comme l’a souligné le juge La Forest dans l’arrêt Harrer, « il faut être conscient qu’une règle constitutionnelle peut être adoptée pour faire en sorte que nos mécanismes d’obtention de la preuve soient conçus de manière à assurer, dans le cours normal des choses, le respect d’un droit garanti » (par. 15). La règle vise non seulement l’équité dans le cas considéré, mais aussi l’équité systémique, un objectif qui ne vaut pas pour l’enquête dans un autre État menée conformément aux exigences de ce dernier. La règle vise plutôt à préserver les valeurs fondamentales de la procédure judiciaire au Canada.

112 Même si le droit à un procès équitable s’applique seulement dans notre pays après l’enquête menée en collaboration à l’étranger, il incite le policier canadien à encourager son homologue étranger à observer des normes rigoureuses afin d’éviter l’exclusion d’un élément de preuve ou l’arrêt des procédures : Terry, par. 26. Dans le même ordre d’idées, la juge L’Heureux‑Dubé a opiné que lors d’une enquête à l’étranger, le policier canadien doit, dans la mesure du possible, s’efforcer de respecter la lettre et l’esprit de la Charte même lorsque les droits qu’elle garantit ne s’appliquent pas directement : Cook, par. 103.

G. Résumé de la méthode à appliquer

113 Je résumerai maintenant la méthode grâce à laquelle on peut déterminer si la Charte s’applique à une enquête à l’étranger. La première étape consiste à se demander si l’acte considéré tombe sous le coup du par. 32(1) et est soumis à la Charte. En raison de la présence des deux alinéas du par. 32(1), deux sous‑questions se posent alors. Premièrement, l’acte a‑t‑il été accompli par un acteur étatique canadien? Deuxièmement, dans l’affirmative, il peut se révéler nécessaire, selon les faits de l’espèce, de déterminer si une exception au principe de souveraineté justifie l’application de la Charte aux activités extraterritoriales de l’acteur étatique. Dans la plupart des cas, aucune ne vaudra, et la Charte n’aura pas d’effet. Le tribunal passe alors à la seconde étape — déterminer si la preuve obtenue à l’issue de l’enquête à l’étranger doit être écartée au motif qu’elle est de nature à compromettre l’équité du procès.

H. Application aux faits

114 J’appliquerai maintenant cette méthode aux faits de l’espèce.

115 En ce qui a trait à la première étape, il ne fait aucun doute que les agents de la GRC ayant pris part aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées en l’espèce sont des acteurs étatiques pour les besoins du par. 32(1). Cependant, puisque les mesures ont été prises aux îles Turks et Caicos, elles n’appartiennent pas à un domaine relevant du Parlement. Nul consentement n’ayant été établi, force est donc de conclure que la Charte ne s’applique pas. On ne saurait prétendre que les îles Turks et Caicos ont consenti en l’espèce à l’exercice extraterritorial de la compétence d’exécution du Canada. Voici néanmoins quelques remarques au sujet du déroulement de l’enquête.

116 Le juge du procès a tiré plusieurs conclusions de fait importantes, et l’appelant n’a pas tenté d’établir qu’elles reposaient sur une erreur manifeste et dominante :

· le commissaire Lessemun a autorisé la GRC à poursuivre l’enquête dans l’archipel, mais il a précisé qu’il en aurait la responsabilité et que la GRC serait soumise à son autorité (par. 4).

· les agents de la GRC étaient sous l’autorité du commissaire Lessemun et ils en étaient conscients (par. 25);

· les agents de la GRC étaient soumis aux autorités des îles Turks et Caicos (par. 25);

· en l’espèce, les policiers canadiens agissaient sous l’autorité du commissaire Lessemun (par. 29);

· la régularité et la légalité des entrées clandestines dans les locaux privés aux îles Turks et Caicos relevaient du droit criminel et de la procédure pénale de ce pays et étaient assujetties au contrôle des tribunaux locaux (par. 29).

Comme le montrent ces conclusions, les îles Turks et Caicos ont toujours fait clairement valoir leur compétence territoriale à l’égard de l’enquête menée dans son territoire. Elles ont conservé la responsabilité de l’enquête du début à la fin, rappelant maintes fois aux agents de la GRC qu’à chacune des étapes, les mesures étaient prises sous leur seule autorité. Comme l’a conclu le juge du procès, les agents de la GRC étaient bien conscients du fait qu’ils étaient soumis, dans l’archipel, à l’autorité du commissaire Lessemun. Même si une grande partie de l’opération a été planifiée au Canada et que l’apport canadien a été important sur le plan des ressources humaines et techniques, le droit et la procédure des îles Turks et Caicos se sont appliqués à la totalité de l’opération, soit aux perquisitions périphériques de février 1998, aux entrées clandestines de mars 1998 et aux visites de février 1999. Au procès, l’agent Boyle a expliqué :

[traduction] Je — je ne pense pas qu’il y aurait eu moyen, et nous aurions certainement — je ne — je ne croyais pas que [le commissaire Lessemun] aurait pu nous être subordonné de quelque manière. Nous — nous relevions — lui seul décidait de ce que nous étions autorisés à faire dans l’archipel. Nous demandions son assistance en tant que policier des îles Turks et Caicos.

. . .

. . . je n’avais aucun pouvoir. Aucun de nos agents, ni moi ni les autres agents de la GRC, n’avait le pouvoir de faire enquête ou d’effectuer des fouilles et des perquisitions dans l’archipel.

Enfin, des demandes de mandat ont été présentées aux tribunaux des îles Turks et Caicos, et les autorités de l’archipel ont empêché le transfert au Canada des documents saisis.

117 L’appelant conteste la conclusion du juge du procès selon laquelle les policiers de la GRC et ceux des îles Turks et Caicos ont participé à une « enquête menée en collaboration ». Cette qualification importe peu. Ce n’est pas l’identité des participants à l’enquête qui revêt un caractère déterminant, mais plutôt le fait que celle‑ci a eu lieu en sol étranger, sans consentement à l’exercice de la compétence extraterritoriale du Canada. Lorsqu’une enquête se déroule dans un autre pays, le droit étranger s’applique. Une opération à laquelle collaborent des policiers de différents pays « ne rend pas les lois d’un pays applicables dans un autre » : Terry, par. 18.

118 En somme, même si des acteurs étatiques canadiens étaient en cause, les fouilles, les perquisitions et les saisies ont eu lieu aux îles Turks et Caicos et n’appartenaient donc pas à un domaine relevant du Parlement. La Charte ne s’applique pas.

119 Le dernier moyen dont dispose l’appelant consisterait à établir que le juge du procès a eu tort d’admettre les éléments de preuve, car le procès en a été rendu inéquitable. Le juge du procès a conclu que les éléments ne devaient pas être écartés pour ce motif, et l’appelant n’a pas invoqué la question de l’équité du procès dans le présent pourvoi. J’examinerai néanmoins la question brièvement.

120 L’existence de mandats autorisant les entrées du 14 mars 1998 n’a pas été clairement établie au procès. Aucun document n’a été présenté à l’appui et je dois considérer que les fouilles et les perquisitions ont été effectuées sans mandat. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je ne puis toutefois conclure que l’admission des documents obtenus grâce aux fouilles et aux perquisitions ont rendu le procès inéquitable. Les éléments de preuve en cause sont des documents saisis aux bureaux de la BWIT. Comme l’a fait observer le juge Juriansz, il ne s’agit pas d’une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même. Les agents de la GRC n’ont pas agi de manière abusive ou inéquitable. Ils ont suivi les instructions du commissaire Lessemun et ont véritablement et raisonnablement cru respecter le droit des îles Turks et Caicos. Ils pensaient que des mandats de perquisition avaient été délivrés et que l’enquête était conforme au droit local. Ils ont toujours agi de bonne foi. Leurs actes n’ont pas été abusifs. Le mode d’obtention de la preuve ne diminue en rien sa valeur. De plus, en choisissant d’exercer ses activités aux îles Turks et Caicos, l’appelant aurait dû raisonnablement s’attendre à ce que le droit de l’archipel s’applique à l’enquête. Bien qu’aucun mandat n’ait été admis en preuve au procès, je ne puis conclure que les fouilles, les perquisitions et les saisies ont été effectuées sans que les exigences du droit local soient respectées. Peu d’éléments de preuve ont été présentés concernant le régime juridique des îles Turks et Caicos. Le droit étranger doit être prouvé. Rien ne permet de conclure que les exigences procédurales applicables aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies dans l’archipel ne sont pas équivalentes à celles qui s’appliquent généralement à ces mesures dans les sociétés libres et démocratiques.

121 Je ne crois pas qu’il s’agit en l’espèce d’un cas où l’admission des éléments de preuve porterait atteinte au droit de l’appelant à un procès équitable.

III. Dispositif

122 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les déclarations de culpabilité.

Version française des motifs des juges Bastarache, Abella et Rothstein rendus par

123 Le juge Bastarache — Le présent pourvoi ne vise qu’une situation, soit celle où des mesures d’enquête sont prises par des policiers canadiens aux îles Turks et Caicos. Dans l’arrêt R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, notre Cour n’aurait pas tranché clairement, soutient‑on, la question de l’applicabilité de la Charte canadienne des droits et libertés dans la situation considérée en l’espèce, de sorte que des éclaircissements s’imposeraient.

124 J’ai pris connaissance des motifs du juge LeBel et j’y souscris en grande partie. Nous sommes tous deux d’avis que les policiers canadiens doivent respecter les droits fondamentaux de la personne lorsqu’ils font enquête à l’étranger. En outre, nous jugeons nécessaire qu’ils participent effectivement à la lutte contre la criminalité transnationale et nous reconnaissons que cela exige souvent qu’ils se conforment à des règles de droit et de procédure étrangères. Nous convenons également que la courtoisie internationale exige le respect de la procédure pénale établie par l’État étranger, mais qu’il peut arriver que celle‑ci porte atteinte aux droits fondamentaux de la personne. Essentiellement, nous convenons de la nécessité d’établir un équilibre entre, d’une part, la participation efficace des policiers canadiens à la lutte contre la criminalité transnationale et, d’autre part, la protection des droits fondamentaux de la personne.

125 Toutefois, nous divergeons d’opinions quant au rôle de la Charte dans cette démarche. Selon mon collègue, c’est en fonction du droit international que s’établit le mieux cet équilibre. Pour ma part, je préfère m’en tenir à la Charte, comme notre Cour a tenté de le faire dans l’arrêt Cook. Je reconnais cependant que la position des juges majoritaires dans cet arrêt pose certains problèmes qui doivent être réglés. Une constitution délimite l’action gouvernementale. La Charte, elle, limite les actes des membres de l’appareil gouvernemental canadien afin d’assurer le respect des droits fondamentaux de la personne. La Charte est un instrument souple qui se prête à une interprétation contextuelle et qui permet d’apporter à un droit fondamental une restriction fondée sur un motif raisonnable. À mon sens, on peut l’appliquer à un policier canadien faisant enquête à l’étranger sans que cela ne porte atteinte au principe de courtoisie internationale.

126 En l’espèce, j’estime que la Charte s’appliquait aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies de la GRC aux îles Turks et Caicos, mais je suis d’avis de rejeter le pourvoi, car M. Hape n’a pas prouvé la violation de l’art. 8 de la Charte.

I. Contexte

127 Je fais généralement miens le résumé des faits et l’historique judiciaire de mon collègue. Toutefois, il me paraît utile, pour les besoins de ma propre analyse, d’exposer plus en détail les conclusions du juge du procès relatives à la Charte et à son art. 8.

128 Le juge du procès s’est appuyé sur l’arrêt Cook pour statuer sur la requête présentée par M. Hape en application de la Charte. Il a d’abord relevé la conclusion des juges majoritaires selon laquelle la Charte s’appliquait aux actes des policiers canadiens à l’étranger, mais — citant à l’appui un passage de mes motifs concordants — qu’il fallait tenir compte de la mesure dans laquelle les policiers avaient dirigé l’enquête ([2002] O.J. No. 3714 (QL)).

129 Il a ajouté que suivant les motifs majoritaires et concordants, la stricte conformité à l’art. 32 ne suffisait pas, les juges majoritaires ayant opiné que la Charte ne pouvait s’appliquer que si elle ne portait pas « atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produi[sai]t donc pas d’effet extraterritorial inacceptable » (par. 20).

130 Il s’est penché sur la même exigence, mais formulée différemment par les juges majoritaires : [traduction] « l’application des normes imposées par la Charte “n’entre pas en conflit avec la compétence territoriale concurrente de l’État étranger” » (par. 21). Puis il a cité le par. 54 de l’arrêt Cook en entier où, à son avis, les juges majoritaires revenaient sur cette restriction.

131 Il a relevé dans le même paragraphe l’accent mis sur les mots « enquête fondée sur la collaboration » employés par la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207 : « toute enquête fondée sur la collaboration entre des autorités policières canadiennes et américaines sera régie par les lois du pays où l’activité en question se déroule ».

132 Il a rejeté la thèse de la défense voulant qu’une « enquête fondée sur la collaboration » suppose l’égalité relative des participations. Il a conclu qu’une telle enquête n’exigeait pas un niveau particulier de participation de part et d’autre, mais uniquement la collaboration à une même entreprise (par. 24).

133 Il a statué que les agents de la GRC avaient participé à une « enquête fondée sur la collaboration » :

[traduction] De toute façon, le commissaire Lessemun a toujours accompagné les policiers canadiens et il a participé à l’enquête en faisant le guet, en fournissant des renseignements et, selon ce que croyaient les policiers canadiens, en obtenant des mandats. L’apport du Canada a peut‑être été plus grand sur le plan de l’effectif, de l’expertise et du matériel, mais les îles Turks et Caicos avaient la responsabilité de l’enquête policière dans le territoire. La GRC avait obtenu l’autorisation de faire enquête dans l’archipel. J’ajoute foi au témoignage de l’agent Boyle selon lequel les agents de la GRC étaient sous l’autorité du commissaire Lessemun et en étaient conscients. Le fait que les agents de la GRC n’ont pu quitter l’archipel en emportant avec eux les dossiers saisis comme ils l’avaient projeté indique clairement qu’ils étaient soumis à l’autorité des îles Turks et Caicos.

Je conclus que tous les actes de la GRC aux îles Turks et Caicos ont été accomplis dans le cadre d’une « enquête fondée sur la collaboration ». [par. 25‑26]

134 Le juge du procès s’est ensuite demandé — comme il estimait devoir le faire — si l’application de la Charte à cette « enquête fondée sur la collaboration » produirait un effet extraterritorial inacceptable. Il a répondu par l’affirmative :

[traduction] Les juges Cory et Iacobucci, majoritaires dans l’affaire Cook, indiquent aux par. 15 et 54 que l’effet extraterritorial est inacceptable lorsque les normes du droit pénal canadien sont appliquées à la procédure et aux fonctionnaires étrangers. Dans cette affaire, les policiers canadiens avaient pu dire ce qu’ils avaient voulu à l’accusé. Leur entretien avec M. Cook, même s’il avait eu lieu dans une prison américaine, n’avait pas été assujetti aux règles de droit et de procédure américaines. Au cours de cet entretien, les policiers canadiens auraient pu informer l’accusé de son droit à l’assistance d’un avocat conformément aux exigences canadiennes sans porter atteinte au droit pénal américain — substantiel ou procédural.

La présente espèce se distingue de l’affaire Cook en ce que les policiers canadiens agissaient sous l’autorité du commissaire Lessemun. En outre, la régularité et la légalité des entrées dans les locaux privés aux îles Turks et Caicos, qu’elles aient eu lieu ou non en vertu de mandats, relèvent du droit pénal — substantiel ou procédural — de l’archipel et sont assujetties au contrôle des tribunaux de ce pays. [par. 28-29]

Le juge du procès a donc conclu que la Charte ne s’appliquait pas.

135 La Cour d’appel a essentiellement fait sienne la décision concernant l’art. 8, concluant que le juge du procès avait tenu compte des arrêts applicables (Terry et Cook) et avait eu raison de conclure, à la lumière de ces arrêts, que la Charte ne s’appliquait pas ((2005), 201 O.A.C. 126).

II. Thèses des parties

136 L’appelant soutient que les actes des policiers canadiens sont assimilables à ceux considérés dans l’arrêt Cook. Il ajoute que les tribunaux inférieurs ont eu tort de conclure à la non‑application de la Charte au motif que les agents de la GRC avaient agi dans le cadre d’une « enquête fondée sur la collaboration ». Il fait valoir que dans l’arrêt Terry, notre Cour a employé cette expression pour préciser que la Charte ne s’applique pas aux autorités étrangères, et non qu’elle ne peut s’appliquer aux autorités canadiennes. L’appelant demande l’annulation de sa déclaration de culpabilité au motif qu’il a été porté atteinte aux droits que lui garantit l’art. 8 (même s’il n’a formulé aucun argument concernant la violation alléguée de l’art. 8 ou du par. 24(2)).

137 L’intimée est d’avis que le juge du procès a correctement appliqué le critère de la « collaboration » pour statuer sur l’application de la Charte et que l’appelant ne conteste que la conclusion de fait suivant laquelle les agents de la GRC collaboraient avec les autorités des îles Turks et Caicos et relevaient d’elles. Elle soutient qu’à défaut d’une erreur manifeste et dominante, la décision du juge du procès commande la déférence et elle signale qu’une telle erreur n’a pas été établie. Elle fait également valoir qu’appliquer la Charte en l’espèce équivaut à la substituer aux règles de droit et de procédure de l’État étranger, ce qui, suivant l’arrêt Cook, porterait atteinte à l’autorité souveraine de ce dernier.

138 L’intervenant, le procureur général de l’Ontario, soutient que la collaboration fait en soi obstacle à l’application de la Charte en l’espèce et il appuie les jugements des tribunaux inférieurs. Dans le cas où la Charte serait jugée applicable, il fait valoir à titre subsidiaire qu’avant de décider si l’application de la Charte produit un « effet extraterritorial inacceptable », il faut déterminer la nature et la portée du droit garanti par l’art. 8 dans le ressort où ont eu lieu les fouilles et les perquisitions. Essentiellement, il met notre Cour en garde contre l’adhésion à une approche qui permettrait l’application sans discernement de l’art. 8 aux enquêtes policières canadiennes à l’étranger. Il prétend que c’est la protection prévue par le droit de l’État étranger qui vaut en l’espèce et qu’elle peut être assurée en recourant à la démarche préconisée par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, ou en se fondant sur des arrêts antérieurs où notre Cour a dit que la portée de l’art. 8 est déterminée au moyen d’une analyse contextuelle. L’intervenant fait en outre observer que l’application sans discernement de l’art. 8 à l’étranger nuirait à la collaboration internationale dans la lutte contre la criminalité transnationale.

III. Analyse

139 Il ressort de la jurisprudence de notre Cour (en particulier de l’arrêt Cook, mais aussi des observations du juge La Forest dans l’arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, aux par. 11 et 12, et du juge en chef Lamer dans l’arrêt Schreiber, au par. 16) que la Charte s’applique au-delà des limites territoriales. Les conditions et les modalités de cette application à l’étranger sont cependant moins certaines.

A. Arrêt Cook : Solution(s) proposée(s) par les juges majoritaires

140 Les juges majoritaires énoncent deux éléments leur permettant de conclure que la Charte s’applique aux actes des policiers canadiens sur le fondement de la nationalité (par. 25) : premièrement, l’acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte; deuxièmement, l’application de la Charte ne porte pas atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produit donc pas d’effet extraterritorial inacceptable. Nombre de juristes estiment désormais qu’il s’agit des critères applicables pour déterminer si la Charte a une portée extraterritoriale ou non.

141 Après avoir appliqué ces deux critères aux faits de l’espèce, les juges majoritaires ont conclu que l’al. 10b) de la Charte s’appliquait aux actes des deux policiers de Vancouver accomplis aux États‑Unis. En ce qui concerne le premier, notre Cour a statué que les policiers en cause étaient des Canadiens, de sorte que l’acte reproché (l’omission d’informer convenablement du droit à l’assistance d’un avocat) tombait sous le coup du par. 32(1). J’estime que la même conclusion vaut pour les actes des agents de la GRC en l’espèce.

142 Or, à la lecture des motifs majoritaires, le moment auquel il est satisfait au deuxième critère — l’absence d’atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger — demeure incertain. Je ne crois pas que la décision majoritaire apporte une réponse définitive. En fait, plusieurs réponses semblent possibles. J’examinerai chacune d’elles.

(1) La collaboration

143 Le renvoi aux observations de la juge McLachlin dans l’arrêt Terry et l’accent mis sur la « collaboration » au par. 54 de l’arrêt Cook donnent à penser que la collaboration porte atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger lorsqu’elle s’accompagne de l’application des règles de droit et de procédure canadiennes et que le critère décisif pour décider de l’application de la Charte réside donc dans la « collaboration » ou la « non‑collaboration » entre fonctionnaires canadiens et étrangers. On peut également en conclure qu’il n’y avait pas eu de collaboration dans l’affaire Cook. J’estime toutefois qu’il y a nécessairement eu « collaboration », du moins sous forme de consentement, entre policiers américains et canadiens pour que l’interrogatoire ait lieu (voir R. A. Harvie et H. Foster, « Let the Yanks Do It? The Charter, The Criminal Law and Evidence on a “Silver Platter” » (2001), 59 Advocate 71, p. 75‑76).

144 Dans l’arrêt Cook, citant les remarques de la juge McLachlin dans l’arrêt Terry, les juges majoritaires laissent entendre au par. 54 que toute collaboration écarte totalement l’application de la Charte. En l’espèce, le juge du procès ne s’est pas contenté de conclure à la collaboration entre la GRC et le service de police des îles Turks et Caicos pour écarter l’application de la Charte. Il a ajouté qu’appliquer la Charte à l’« enquête fondée sur la collaboration » dans cette affaire équivalait à imposer les normes canadiennes aux autorités étrangères et, partant, constituait une atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger. Notre Cour doit maintenant décider si, dans l’arrêt Cook, notre Cour a effectivement dégagé un critère fondé sur la « collaboration » pour déterminer l’applicabilité de la Charte.

145 À mon sens, la notion d’« enquête fondée sur la collaboration » n’est d’aucune utilité pour déterminer si l’application du droit canadien produit un effet extraterritorial inacceptable. La première raison en est que dans la plupart des enquêtes menées à l’étranger, sinon toutes, les autorités canadiennes doivent collaborer avec celles de l’État étranger. Les policiers canadiens qui enquêtent en sol étranger doivent, pour s’acquitter de leur mission, collaborer avec les fonctionnaires étrangers et se conformer aux lois du ressort. I. Brownlie énonce ce principe de droit international dans Principles of Public International Law (6e éd. 2003), p. 306 :

[traduction] Le principe directeur veut qu’un État ne puisse prendre de mesures pour appliquer ses propres lois sur le territoire d’un autre État sans le consentement de ce dernier. L’arrestation, l’assignation, l’enquête policière ou fiscale, l’exécution d’ordonnances de production de documents ne peuvent avoir lieu sur le territoire de l’autre État qu’en application d’un traité ou de quelque autre consentement.

Ce principe est repris par S. Coughlan et autres dans « Global Reach, Local Grasp : Constructing Extraterritorial Jurisdiction in the Age of Globalization » (2007), 6 C.J.L.T. 29, p. 32 : [traduction] « [U]n fonctionnaire, tel un policier, ne peut exercer ses pouvoirs d’application de la loi sur le territoire d’un autre État sans l’autorisation de ce dernier ».

146 En outre, dans un article sur l’applicabilité du Quatrième Amendement à l’extérieur des États‑Unis, E. Bentley dit ce qui suit :

[traduction] [L]es fouilles, les perquisitions et les saisies effectuées à l’étranger supposent nécessairement la collaboration de l’État étranger, et les policiers américains sont alors habituellement relégués au second rôle. Dans la plupart des cas — l’affaire Verdugo constituant un bon exemple — , « il incombe aux policiers étrangers de déterminer la portée de la fouille ou de la perquisition projetée et son caractère non abusif » et aux policiers américains de « se conformer aux exigences de l’État d’accueil ». Il en est ainsi pour des raisons juridiques et pratiques.

Il est bien établi en droit international que les opérations de police relèvent du seul pouvoir d’un État sur son territoire et que les policiers envoyés en mission dans un autre pays pour y effectuer une fouille ou une perquisition doivent obtenir au préalable l’autorisation de l’État d’accueil et observer ses lois. . .

Outre le droit international, des considérations d’ordre pratique empêchent les États‑Unis de se livrer unilatéralement à des opérations de police à l’étranger. Les policiers américains qui se rendent dans un autre pays doivent s’efforcer d’accomplir leur mission tout en s’abstenant d’exercer les pouvoirs dont ils sont investis aux États‑Unis en matière de fouille, de perquisition et de saisie. Pour que leur enquête progresse, ils doivent généralement obtenir la collaboration des autorités de l’endroit à quelque échelon. Ils doivent surmonter d’autres obstacles : les particularités du régime juridique et politique étranger, sa culture différente en matière d’application de la loi et les tensions diplomatiques.

Par conséquent, les opérations de police à l’extérieur des États‑Unis se déroulent dans un cadre de collaboration internationale complexe en ce qui concerne les différentes exigences de forme.

(« Toward an International Fourth Amendment : Rethinking Searches and Seizures Abroad After Verdugo‑Urquidez » (1994), 27 Vand. J. Transnat’l L. 329, p. 365‑366 et 368)

147 Si le critère de la « collaboration » est retenu, rares seront les cas où la Charte pourra s’appliquer. Examinons à cet égard la situation aux États‑Unis. Bentley explique comment le critère américain de l’« opération conjointe » utilisé pour déterminer la portée de la protection constitutionnelle à l’étranger (qui s’apparente à celui de la collaboration en ce qu’il consiste à déterminer si la participation des policiers américains est suffisante pour que le Quatrième Amendement joue à l’étranger) n’a pas été appliqué avec cohérence par les tribunaux américains et, partant, n’a donné lieu qu’à une protection constitutionnelle minime (p. 400‑402) :

[traduction] À ce jour, je le rappelle, les tribunaux ont dans quelques cas seulement jugé la participation des États‑Unis à une fouille et à une perquisition suffisante pour faire jouer le Quatrième Amendement à l’étranger. Au nombre des actes écartés, mentionnons les suivants : demander une fouille et une perquisition à l’étranger sans y participer ou susciter par ailleurs l’intérêt des autorités étrangères au point de les amener à effectuer une fouille et une perquisition et à transmettre les éléments de preuve recueillis aux autorités américaines; refiler un tuyau incitant la police étrangère à faire enquête; communiquer les renseignements demandés par un gouvernement étranger; participer à une fouille ou à une perquisition à l’étranger à la demande des autorités policières de l’État en cause; prendre part à de l’écoute électronique à l’étranger, à condition que des policiers américains ne soient pas à l’origine de la mesure, ne l’encadrent pas ni ne la dirigent; utiliser des renseignements issus d’une écoute électronique illégale à l’étranger pour obtenir un mandat de perquisition aux États‑Unis; dans quelques cas, donner l’impulsion à une fouille ou à une perquisition à l’étranger, puis y participer.

Difficile de discerner dans ces décisions un critère cohérent quant au caractère conjoint de l’enquête. La plupart des tribunaux ont appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Stonehill c. United States — ou quelque variante — selon lequel la participation des policiers fédéraux à une descente doit avoir été suffisamment importante pour qu’il s’agisse d’une opération conjointe. Toutefois, ils n’ont pas circonscrit ce critère avec cohérence, l’appliquant plutôt dans chaque cas de manière ponctuelle et apparemment axée sur le résultat recherché [. . .] Peu importe les éléments privilégiés, les tribunaux sont arrivés au même résultat : la participation des États‑Unis a été jugée insuffisante sauf lorsque le contraire était indéniable. Il appert des quelques cas où le tribunal a reconnu le caractère conjoint de l’enquête que le Quatrième Amendement ne s’applique à l’étranger que lorsque les policiers américains lancent la fouille ou la perquisition et participent activement à son déroulement.

La Cour suprême ne saurait avoir voulu cette quasi-suppression de l’obligation découlant du Quatrième Amendement lorsqu’elle a formulé la doctrine dont est issu le critère de l’opération conjointe. [Italiques omis.]

148 Le critère de la collaboration pose selon moi un deuxième problème : la collaboration comme telle entre fonctionnaires canadiens et autorités étrangères ne permet pas de conclure à l’existence d’un effet extraterritorial inacceptable. La collaboration ne produit pas nécessairement un tel effet. Voilà pourquoi j’estime qu’il faut voir dans les observations de la juge McLachlin dans l’arrêt Terry la reconnaissance d’un état de fait et non l’énoncé d’un critère permettant de conclure à un effet extraterritorial inacceptable.

(2) La prise en compte de certains « éléments » pour déterminer s’il y a atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger

149 Dans l’arrêt Cook, les juges majoritaires énumèrent un certain nombre de faits démontrant que, dans cette affaire, il n’y a pas eu d’empiétement sur la compétence territoriale des États‑Unis : (1) l’arrestation et l’interrogatoire avaient fait suite à une demande d’extradition présentée par le Canada; (2) l’infraction avait été commise uniquement au Canada et son auteur devait y être poursuivi; (3) les autorités américaines étaient restées à l’écart de l’enquête; (4) seuls les policiers canadiens avaient mené l’interrogatoire (par. 50). Harvie et Foster (aux p. 75-76) y voient le véritable critère énoncé par la majorité, lui reprochant d’être peu clair et difficile d’application par les tribunaux inférieurs et de donner lieu à une [traduction] « analyse ardue et compliquée ».

150 J’ai du mal à comprendre comment ces éléments peuvent constituer un « critère ». Cela revient à dire laconiquement que l’on saura ce qu’est une atteinte lorsqu’on en verra une. Quoi qu’il en soit, tel est le genre de « critère » que notre Cour aurait établi dans l’arrêt Cook selon l’appelant, qui soutient que cet arrêt s’applique en l’espèce au regard des faits. De toute évidence, il est nécessaire de doter d’un fondement plus rationnel la règle régissant l’application de la Charte à l’étranger.

(3) L’identité des instigateurs de l’enquête comme élément déterminant de l’atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger

151 D’aucuns ont laissé entendre que des éléments énoncés par les juges majoritaires dans l’arrêt Cook se dégage le principe que la Charte s’applique lorsque l’enquête canadienne est menée à l’étranger sans que les autorités étrangères ne procèdent à une enquête indépendante (Harvie et Foster, p. 76). Dans « Charter Without Borders? The Supreme Court of Canada, Transnational Crime and Constitutional Rights and Freedoms » (2004), 27 Dal. L.J. 235, p. 242, R. J. Currie affirme que dans l’arrêt Cook, les juges majoritaires ont reconnu l’application de la Charte à l’interrogatoire parce que [traduction] « même si ce dernier avait eu lieu aux États‑Unis, l’application de la Charte ne portait pas atteinte à la souveraineté de ce pays puisqu’elle visait les actes de policiers canadiens accomplis dans le cadre d’une enquête canadienne dont le but ultime était la tenue d’un procès criminel au Canada ». Selon Coughlan et autres, [traduction] « l’applicabilité de la Charte dans ce genre d’affaire [Cook] paraît dépendre du fait que les policiers canadiens mènent leur propre enquête avec le consentement des autorités étrangères ou qu’ils agissent sous l’autorité de la police étrangère » (p. 57, note 58).

152 Notre Cour a confirmé ce point de vue dans l’arrêt Cook : « Il se peut bien qu’un cas différent se présente où, par exemple, les autorités canadiennes participent, à l’étranger, à une enquête menée par des autorités étrangères conformément à des procédures étrangères » (par. 54 (je souligne)). On peut conclure de l’emploi du terme « menée » que l’enquête est entreprise par les autorités étrangères. Par conséquent, il sera satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Cook si l’enquête est entreprise par des Canadiens et que la preuve recueillie doit être utilisée au Canada. Les faits de la présente affaire donnent à penser que l’enquête a effectivement été entreprise par les policiers canadiens et que les autorités des îles Turks et Caicos se sont contentées de faciliter leur enquête.

153 À mon avis, il n’y a pas de fondement rationnel à la décision de ne pas appliquer la Charte aux policiers canadiens qui participent activement à une enquête uniquement parce que ce ne sont pas eux qui l’ont entreprise.

(4) La « direction » de l’enquête par les autorités étrangères comme élément déterminant de l’application extraterritoriale de la Charte

154 L’approche que je proposais dans l’arrêt Cook apportait une solution à l’indétermination de la démarche des juges majoritaires axée sur certains « éléments » ou sur la « collaboration ». Le juge du procès semble avoir déduit de mes motifs concordants que je préconisais un critère fondé sur la « direction » de l’enquête et avoir jugé ce critère facile à concilier avec les motifs majoritaires. Voici comment cette interprétation du critère de la « direction » a été résumée : [traduction] « D’une part, il n’y a pas d’atteinte à la Charte si la preuve est obtenue par les policiers de l’État d’accueil ou sous leur autorité. D’autre part, la Charte s’applique si les autorités canadiennes sont les principales responsables de l’obtention de la preuve » (Harvie et Foster, p. 74). Le critère de la « direction » resserrerait donc celui de la « collaboration » examiné précédemment. Or, dans la plupart des enquêtes menées à l’étranger, les policiers de l’endroit « dirigent » l’enquête puisque les policiers canadiens doivent s’acquitter de leur mission avec leur consentement et sous leur autorité, en se conformant généralement à la procédure de l’État étranger.

(5) L’imposition des normes canadiennes comme élément déterminant de l’atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger

155 Dans l’arrêt Cook, les juges majoritaires ont également laissé entendre que la Charte ne s’applique pas lorsque les normes du droit pénal canadien seraient imposées aux fonctionnaires étrangers ou qu’elles supplanteraient les règles de procédure de l’État étranger (par. 54). Telle est selon moi la conclusion que le juge du procès a tirée à l’issue de son analyse, dont il ressort principalement que les agents de la GRC ont agi sous l’autorité des îles Turks et Caicos. En effet, au par. 30 de ses motifs, où il se penche sur les prétentions de la défense fondées sur l’art. 8, le juge du procès signale la reconnaissance tacite par la défense de [traduction] « la conclusion inéluctable que le droit pénal étranger — substantiel ou procédural — s’applique ».

156 Ce critère contribue sans doute à régler la question dans le cas où les policiers canadiens agissent de façon indépendante : ils doivent s’acquitter de leurs obligations habituelles suivant la Charte. Il repose sur deux prémisses : (1) si la Charte s’applique, les exigences canadiennes s’appliquent intégralement; (2) certaines enquêtes à l’étranger seront assujetties au droit canadien. Si comme dans l’affaire Cook, les policiers canadiens peuvent s’acquitter de leurs obligations constitutionnelles de façon indépendante (et non avec le consentement de l’État étranger, selon le juge LeBel), il n’y aura pas d’atteinte. En revanche, si l’aide ou l’autorisation des autorités étrangères est requise, l’observation intégrale des exigences canadiennes à l’égard de certains droits garantis par la Charte, comme si l’enquête se déroulait au Canada, donnera toujours lieu à une atteinte. Par exemple, satisfaire aux exigences découlant de l’art. 8 aura pour effet d’imposer aux îles Turks et Caicos les normes canadiennes en matière de mandats et d’exiger de leurs fonctionnaires qu’ils accomplissent certains actes. Il en résultera un effet extraterritorial inacceptable.

157 Or, cette démarche rend incohérente l’application des garanties juridiques de la Charte en ce que certains droits, dont ceux prévus à l’al. 10b), pourraient s’appliquer, comme dans l’affaire Cook, mais non ceux garantis à l’art. 8, ni peut‑être même ceux que confère l’art. 9. Une telle application « morcelée » de la Charte paraît assez irrationnelle. Bien que les juges majoritaires dans l’arrêt Cook aient appuyé la conclusion contraire en affirmant que la Charte ne s’appliquera que dans de « rares circonstances » (par. 25), je préfère le point de vue opposé du juge en chef Lamer dans l’arrêt Schreiber, à savoir que « [les agents canadiens] sont clairement assujettis au droit canadien, y compris la Charte, à l’intérieur du Canada et, dans la plupart des cas, à l’extérieur du Canada » (par. 16, cité dans l’arrêt Cook, par. 46).

B. Solution de rechange à l’approche des juges majoritaires dans l’arrêt Cook

158 Il appert donc que les différentes avenues proposées par notre Cour dans l’arrêt Cook pour déterminer s’il y a atteinte ou non à l’autorité souveraine d’un État étranger comportent des failles. Une solution pourrait être de se tourner vers les motifs dissidents de la juge L’Heureux‑Dubé dans cette affaire et, au nom de la courtoisie internationale, de s’abstenir d’appliquer la Charte au-delà des limites territoriales. Mais il y a une autre possibilité.

159 Le paragraphe 32(1) est libellé comme suit :

32. (1) La présente charte s’applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

Ce libellé n’étend pas l’application de la Charte aux actes des fonctionnaires étrangers. Toutefois, il n’écarte pas son application aux policiers canadiens en mission à l’étranger. On ne peut donc conclure que la Charte a quelque effet juridique sur un policier étranger ou sur l’application du droit étranger.

160 Contrairement au juge LeBel, je ne crois pas que le domaine échappe à la compétence du Parlement et des législatures provinciales suivant le par. 32(1) s’il n’est pas possible de faire appliquer le droit canadien à l’extérieur du Canada (par. 69). À mon sens, la compétence que confère le par. 32(1) vise tous les actes des policiers canadiens précisément parce que l’art. 32 ne distingue pas entre les mesures prises au Canada et celles prises à l’étranger. Il ne serait pas fondé non plus, à mon avis, de faire une distinction dès le moment où le policier canadien foule le sol étranger. Comme je l’ai souligné dans l’arrêt Cook, « [l]a qualité d’agent de l’État [du policier] ne change pas à la frontière, même s’il perd tous les pouvoirs coercitifs conférés par l’État d’origine [. . .] [V]u sous l’angle du système de droit d’origine, le policier est toujours le représentant du gouvernement d’origine » (par. 120). Ce n’est pas parce qu’on ne peut lui donner d’effet dans un pays étranger que le droit canadien ne peut s’appliquer à un fonctionnaire canadien. J’insiste entre autres sur le fait que certaines lois canadiennes s’appliquent en fonction de la nationalité indépendamment du lieu de perpétration du crime : voir le par. 7(4.1) (crimes sexuels commis à l’étranger) et les par. 7(3.7) à 7(3.75) (crimes contre l’humanité) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.

161 Je ne crois pas qu’il faille interpréter l’expression « domaines relevant du Parlement ou des législatures provinciales » de manière restrictive comme le fait mon collègue au par. 69 de ses motifs pour définir les obligations des policiers canadiens en mission à l’étranger. Une telle interprétation atténuée du par. 32(1) de la Charte me gêne. Ce paragraphe précise l’identité de l’acteur et non le lieu où il agit. En l’espèce, le domaine est une enquête criminelle canadienne nécessitant l’intervention de policiers canadiens à l’étranger, et il est clair qu’il « relève » du Parlement ou des législatures provinciales. Je m’étonne que mon collègue considère que l’enquête tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte dans un cas (au Canada), mais pas dans l’autre (à l’étranger). Si leurs activités d’enquête à l’étranger ne « relèvent » pas du Parlement ou des législatures provinciales, les policiers canadiens n’ont aucun pouvoir d’enquête à l’étranger. Or, ils possèdent de toute évidence ce pouvoir, comme notre Cour l’a dit dans l’arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178.

162 Il faut en outre reconnaître que l’application de la Charte comme telle aux actes de fonctionnaires canadiens à l’étranger ne porte pas automatiquement atteinte à l’autorité souveraine de l’État en cause. Dans l’affaire Cook, où j’ai retenu le critère de la « direction », j’ai conclu qu’assujettir les fonctionnaires canadiens à la Charte ne portait pas atteinte à l’autorité souveraine ni ne créait de « conflit », car la Charte ne rend aucun acte obligatoire, mais impose certaines limites aux fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions :

[L]es droits garantis par les articles applicables de la Charte ne sont pas de nature impérative, leur application est plutôt subordonnée au déploiement des activités d’enquête expressément prévues. Donc, si une règle d’enquête en vigueur dans l’État étranger va directement à l’encontre d’une disposition de la Charte, il n’y a toujours pas de conflit parce que la Charte ne rend aucune enquête obligatoire; elle prévoit simplement que s’il y a enquête, celle‑ci doit respecter certaines conditions. Il s’ensuit en outre que l’application de la Charte aux fonctionnaires canadiens n’a aucune incidence sur le système de droit étranger.

. . .

Ainsi qu’il ressort de l’analyse qui précède, il n’est nullement question de « conflit » entre les règles de procédure de l’État étranger et les règles de procédure canadiennes. Si la procédure obligatoire de l’État étranger accorde une protection inférieure à celle de la norme imposée par la Charte, les policiers canadiens ne peuvent pas diriger la partie de l’enquête qui y est soumise, ni y jouer le rôle principal. Pour l’essentiel, même à la demande des autorités de l’État étranger, ils ne peuvent pas exercer les pouvoirs que prétendent leur conférer les méthodes d’enquête de cet État. Voilà qui n’est pas plus compliqué que l’obligation imposée par la Charte sur le territoire du Canada. [Je souligne; par. 143 et 150.]

Si l’on enjoint clairement aux autorités canadiennes de s’abstenir de prendre la direction d’une enquête non conforme à la Charte, la question de savoir si l’application de la Charte porte atteinte à l’autorité souveraine d’un État étranger ne se pose jamais. Si le critère de la « direction » n’est pas retenu comme le prescrit l’arrêt Cook, nous devons déterminer les cas dans lesquels la simple collaboration des policiers canadiens avec les autorités étrangères sera attentatoire.

163 Le juge LeBel reconnaît que le droit international ne fait pas obstacle à ce que le Canada limite son champ d’action et celui de ses fonctionnaires (par. 97 de ses motifs). Il concède en outre que sa conclusion repose en dernière analyse sur la considération d’intérêt public qu’est la participation du Canada à la lutte contre la criminalité transnationale :

Comme la Charte n’autorise pas l’action de l’État, mais ne fait que la circonscrire, ne pourrait‑on pas prétendre qu’elle « s’applique » à l’enquête extraterritoriale en empêchant un policier canadien de participer à une enquête à l’étranger qui ne respecte pas le droit canadien? Le droit international n’offre qu’un élément de réponse. L’interdiction faite à un policier canadien de prendre part à l’enquête assurerait certes le respect du droit international et de la Charte, mais l’enquête ne pourrait avoir lieu. L’inconvénient serait majeur. La réponse complète réside donc à la fois dans le droit international et dans la nécessité que l’activité criminelle transfrontalière fasse l’objet d’enquêtes et de poursuites.

Je ne conteste pas l’importance de cette considération d’intérêt public ni la nécessité que le Canada participe à la lutte contre la criminalité transnationale. Toutefois, je ne vois pas en quoi la Charte nous empêche de tenir compte de cet impératif social majeur si l’on oblige les policiers canadiens à respecter les valeurs fondamentales du Canada. J’examine maintenant plus à fond les exigences auxquelles les fonctionnaires canadiens doivent satisfaire pour se conformer à la Charte. Pour les besoins du présent pourvoi, je m’en tiendrai aux garanties juridiques prévues aux art. 7 à 14 de la Charte.

164 Les dispositions de la Charte conférant des garanties juridiques sont très différentes de celles du Code criminel, y compris celles qui interdisent aux fonctionnaires canadiens de se livrer à des actes contraires aux droits fondamentaux de la personne. Par exemple, suivant le par. 269.1(1) du Code criminel, est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement « le fonctionnaire qui — ou la personne qui, avec le consentement exprès ou tacite d’un fonctionnaire ou à sa demande — torture une autre personne ».

165 Les dispositions de la Charte prévoyant des garanties juridiques sont également très différentes de celles du Code criminel ou d’autres lois qui établissent la procédure à suivre dans un cas donné. Par exemple, le Code criminel précise les circonstances dans lesquelles un mandat de perquisition ou d’arrestation est nécessaire (voir, p. ex., les art. 487 à 489 et le par. 495(2)) et celles où il ne l’est pas (voir, p. ex., l’art. 462 et les par. 117.02(1) et (2), 199(2), 254(2) à (4) et 495(1)). En outre, suivant le critère de l’arrêt Waterfield, la common law confère au policier le pouvoir, dans certaines circonstances, d’effectuer une fouille ou une perquisition et de détenir une personne sans obtenir au préalable un mandat (R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311, R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52 et Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2).

166 Dans la Charte, les garanties juridiques ne dictent ni n’interdisent aucun acte aux fonctionnaires canadiens. Il s’agit plutôt de principes fondamentaux — formulés de façon générale concernant le traitement des personnes — qui permettent de déterminer la légitimité d’une règle de procédure pénale ou d’une mesure prise par un fonctionnaire canadien. Les principes consacrés par ces dispositions sont larges, et les tribunaux en tirent des principes directeurs. Prenons l’art. 8 selon lequel « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ». De ce principe général les tribunaux en ont dégagé d’autres précisant ce qu’est une fouille ou une perquisition non « abusive ». Notre Cour a notamment statué que : (1) l’art. 8 vise à protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (2) ce droit au respect de la vie privée ne confère cependant qu’une « attente raisonnable en matière de vie privée » (R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8); (3) l’autorisation préalable, lorsqu’elle peut être obtenue, est nécessaire pour que la fouille, la perquisition ou la saisie ne soit pas abusive (arrêt Hunter); (4) l’auteur de l’autorisation préalable doit être une personne neutre et impartiale qui est en mesure d’agir de façon judiciaire (arrêt Hunter); (5) il doit être convaincu par un témoignage objectif sous serment qu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et que la perquisition permettra de découvrir des éléments de preuve liés à l’infraction (arrêt Hunter); et, (6) pour qu’elle ne soit pas abusive, la fouille ou la perquisition doit être autorisée par la loi, la loi ne doit avoir elle‑même rien d’abusif et la fouille ou la perquisition ne doit pas être effectuée d’une manière abusive (R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51).

167 Il incombe au tribunal d’interpréter les principes généraux de la Charte, d’en tirer de nouveaux principes et de les appliquer aux faits de chaque espèce. Jusqu’à maintenant, ce processus incessant a produit un ensemble de règles applicables dans notre système de justice. L’application de ces principes à des faits et les règles qui s’en dégagent ne doivent toutefois pas être confondues avec les principes plus abstraits que consacre la Charte.

168 Par exemple, selon l’interprétation dont a fait l’objet l’al. 10b), un policier exerçant au Canada doit informer une personne sans délai, dès sa mise sous garde, de son droit à l’assistance d’un avocat et lui donner convenablement accès à un avocat si elle se prévaut de ce droit. Sauf s’il agit de façon indépendante comme dans l’affaire Cook, le policier qui enquête à l’étranger doit se soumettre aux autorités et à la procédure étrangère. Lorsqu’une personne est détenue et interrogée par un policier étranger, le policier canadien qui participe à l’interrogatoire n’est pas tenu de faire la mise en garde qu’exige l’al. 10b); la détention et l’interrogatoire ressortissent au droit local. Il n’a pas non plus à donner à son homologue étranger un « cours accéléré » sur la manière de faire cette mise en garde au nom de l’État canadien. La Charte ne saurait être appliquée comme un simple code de procédure pénale.

169 À mon avis, pour se conformer aux principes fondamentaux qui se dégagent de la Charte, le policier canadien n’a qu’à s’enquérir des droits et des garanties d’une personne en détention suivant la loi étrangère et à les comparer à ceux prévus par la Charte pour déterminer s’ils respectent les droits fondamentaux de la personne. Il n’est pas nécessaire que les garanties soient identiques. Si la garantie étrangère diffère de celle énoncée clairement à l’al. 10b) (p. ex., le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat n’est pas accordé sans délai en cas d’arrestation ou de détention), il y a de prime abord violation de cet alinéa. Toutefois, la divergence due au régime de droit différent et à la démarche distincte adoptée par un État démocratique sera généralement justifiée au regard, d’une part, du contexte international, de la nécessité de combattre la criminalité transnationale et de l’obligation de respecter l’autorité souveraine des autres États et, d’autre part, de l’impossibilité pour un fonctionnaire canadien d’observer alors la procédure de son propre pays. Dans ce contexte, l’article premier de la Charte assure une certaine souplesse. Les différences minimes et techniques entre les garanties au Canada et celles à l’étranger pourront être écartées sans difficulté, mais les plus importantes seront plus difficiles à justifier.

170 Considérons une autre affaire dont les faits s’apparentent davantage à ceux de la présente espèce : R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3. Soupçonnant un individu de se livrer à la culture illégale de la marijuana en Colombie‑Britannique, les policiers avaient soumis sa résidence à une perquisition périphérique sans avoir de motifs raisonnables justifiant une perquisition sans mandat suivant l’al. 10(1)a) de Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1. La perquisition n’ayant pas été autorisée par la loi, notre Cour a conclu que la common law ne conférait pas aux policiers le pouvoir de l’effectuer, car le droit que la common law reconnaissait au détenteur d’un bien de ne pas subir d’intrusion policière ne pouvait être restreint que par une disposition législative claire. La perquisition a donc été jugée illégale et, partant, contraire à l’art. 8 de la Charte. Il convient toutefois de signaler que cet arrêt n’établit pas la règle générale que la Charte interdit toute perquisition périphérique sans mandat. Il ne dit pas non plus que le policier canadien qui effectue une telle perquisition en conformité avec les lois de l’État étranger est tenu d’obtenir au Canada un mandat qui sera exécuté, par exemple, aux îles Turks et Caicos (ce qui, je le rappelle, serait contraire aux exigences du droit international) ni qu’un fonctionnaire de cet archipel doit obtenir une autorisation que n’exige pas le droit qui s’y applique.

171 Suivant les principes qui sous‑tendent l’art. 8 de la Charte, la perquisition périphérique effectuée sans mandat peut être conforme à la Charte si elle est autorisée par une disposition législative. Dans la présente affaire, une perquisition périphérique a été effectuée sans mandat, ce qu’autorisaient les lois des îles Turks et Caicos. Les principes qui sous‑tendent la Charte exigent en outre que la perquisition autorisée par la loi ne soit pas abusive. Il faut dès lors tenir compte de la courtoisie internationale et déterminer que la loi étrangère n’est pas incompatible avec les droits fondamentaux de la personne. En dernière analyse, la question qui se pose en réalité est celle de savoir s’il était abusif ou non que les policiers canadiens participent à la perquisition autorisée par la loi aux îles Turks et Caicos.

172 J’estime que la Charte est assez souple pour conférer une latitude raisonnable dans l’appréciation d’une procédure différente. Même dans les sociétés libres et démocratiques, les méthodes d’enquête peuvent différer. Afin de favoriser la collaboration continue des pays dans la lutte contre la criminalité transnationale, il convient de respecter certaines différences. Dans l’arrêt Harrer, la juge McLachlin a dit au par. 55 :

Nous vivons à une époque où les personnes, les biens et l’information circulent d’un pays à l’autre très rapidement. Les autorités chargées d’appliquer la loi doivent, pour faire leur travail, arrêter des personnes et intercepter des biens et des communications là où ils se trouvent. Souvent elles travaillent avec des agents de police dans des pays étrangers; souvent elles ne sont que les destinataires de renseignements recueillis ailleurs de façon indépendante. On obtient alors des éléments de preuve recueillis selon des règles qui peuvent différer de celles en vigueur au Canada. Nous devons composer avec le fait que des pays différents appliquent des règles différentes à la collecte des éléments de preuve, lesquelles règles doivent être respectées dans une certaine mesure si nous devons conserver la capacité de poursuivre ceux que les crimes et les voyages emmènent au‑delà de nos frontières. Insister sur le respect intégral des règles canadiennes reviendrait à insister sur l’application universelle d’un modèle canadien de procédures, ce qui, dans la réalité, peut rarement se faire — insistance qui rendrait difficile, voire impossible, la poursuite de nombreuses infractions.

173 La Charte admet l’exception légitime, parfois intégrée directement au droit, comme à l’art. 8, ou reconnue en application de l’article premier ou du par. 24(2). À l’instar de mon collègue, je conviens que la nécessité de la participation à la lutte contre la criminalité transnationale, de l’observation de la procédure étrangère et du respect de l’autorité souveraine des États étrangers justifient, jusqu’à un certain point, qu’un policier canadien prenne part à une enquête qui n’est pas entièrement conforme aux exigences canadiennes. Pour le juge LeBel, la justification disparaîtrait lorsque les autorités canadiennes manquent à leurs obligations internationales (par. 101). La proposition est valable en théorie, mais j’ai du mal à voir comment, en pratique, les policiers canadiens détermineront le moment auquel il leur faudra mettre fin à leur participation. Doit‑on exiger d’eux qu’ils se familiarisent avec le droit international coutumier, dont la teneur est incertaine et suscite le débat? D’un point de vue pratique, j’estime préférable d’inscrire l’obligation de respect des droits fondamentaux de la personne qui incombe aux fonctionnaires canadiens travaillant à l’étranger dans un cadre qu’ils sont déjà censés connaître, à savoir la Charte. Le juge LeBel propose d’appliquer les exigences du droit international aux actes de ces fonctionnaires mais, ce faisant, il établit un nouvel ensemble d’exigences, ce qui — il semble le reconnaître lui‑même au par. 90 — est problématique :

Il est tout aussi vain d’envisager que l’enquête menée à l’étranger ne soit assujettie ni au droit de l’État d’accueil ni aux dispositions de la Charte. Quelle serait l’origine des règles alors applicables? Comment un policier canadien pourrait‑il connaître ses obligations au début de l’enquête?

La démarche que je privilégie me semble d’application beaucoup plus aisée. De plus, elle est conforme à celle qu’a adoptée notre Cour en matière d’extradition et d’expulsion : voir p. ex. États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462 et États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7. Je préconise en somme que les policiers canadiens soupèsent la protection des droits fondamentaux de la personne qu’offre la procédure étrangère au regard des principes qui sous‑tendent la Charte, comme si la Charte s’appliquait. Un écart minime peut être justifié par la nécessité que les policiers canadiens participent à la lutte contre la criminalité transnationale et par la courtoisie internationale. Un écart important devra être justifié plus avant, mais les règles de droit et de procédure de pays démocratiques bénéficieront toujours d’une présomption favorable.

174 En résumé, la personne qui conteste un acte d’un fonctionnaire canadien enquêtant à l’étranger devra démontrer que l’écart entre la protection des droits fondamentaux de la personne par le droit étranger et celle prévue par la Charte est incompatible avec les valeurs fondamentales canadiennes. Il incombera alors au gouvernement de justifier sa participation à l’acte en cause. Dans biens des cas, l’écart entre la protection assurée par les principes qui sous‑tendent la Charte et celle offerte par la procédure étrangère sera simplement justifié par la nécessité que le Canada participe à la lutte contre la criminalité transnationale et respecte l’autorité souveraine des États étrangers. C’est pourquoi le tribunal peut appliquer la présomption réfutable du respect de la Charte lorsqu’un fonctionnaire canadien a agi conformément aux règles de droit et de procédure étrangères. Il n’y aura atteinte à un droit garanti par la Charte que si une incompatibilité importante entre les règles de droit et de procédure étrangères et les principes fondamentaux de la Charte est établie. À mon sens, c’est le moyen le plus rationnel et le plus pratique d’établir un juste équilibre entre la participation efficace des policiers canadiens à la répression de la criminalité transnationale et le respect des droits fondamentaux de la personne.

175 D’aucuns pourraient soutenir qu’appliquer ainsi la Charte à l’étranger revient en fin de compte à l’appliquer après coup. Pour eux, la Charte ne s’applique jamais à l’étranger, mais la preuve présentée à un tribunal au Canada peut être écartée en application de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte. À mon avis, la première faille de cette thèse est qu’elle vaut dans le cas d’une réparation demandée sur le fondement du par. 24(2) (exclusion de la preuve), mais non du par. 24(1). Notre Cour n’a pas encore été saisie de la question, mais elle pourrait devoir trancher un jour si une déclaration ou quelque autre réparation lui était demandée au motif qu’un fonctionnaire canadien a violé la Charte à l’étranger. Je juge prématuré d’exclure une telle réparation avant qu’elle n’ait été dûment demandée à notre Cour. La seconde faille de l’approche fondée sur l’art. 7 et l’al. 11d) est qu’elle limite l’application des principes fondamentaux énoncés aux autres dispositions de la Charte. D’un point de vue analytique, pour décider d’écarter ou non — lors du procès au Canada — une preuve recueillie lors d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie à l’étranger, mieux vaut se fonder sur les principes d’application de l’art. 8 de la Charte que sur ceux issus de l’art. 7.

C. Conclusion : La démarche appropriée en ce qui concerne l’application extraterritoriale de la Charte

176 Le principal objet du présent pourvoi est la détermination des obligations constitutionnelles des policiers canadiens qui enquêtent à l’étranger. À mon avis, l’arrêt Cook établit à tout le moins que les autorités canadiennes doivent satisfaire aux exigences applicables au Canada lorsqu’elles agissent de façon indépendante, soit lorsque l’État étranger ne participe aucunement à l’opération ni ne l’assujettit à ses lois. Lorsque l’État d’accueil participe à l’opération et soumet les autorités canadiennes à ses lois, la Charte continue de s’appliquer aux policiers canadiens. Toutefois, ces derniers ne violeront pas la Charte s’ils se conforment aux lois de l’État d’accueil, sous réserve de l’exception susmentionnée. J’estime que tel est le résultat voulu par notre Cour dans les arrêts Harrer et Terry. Cette position est également compatible avec celle du juge en chef Lamer dans l’arrêt Schreiber — l’attente d’une personne en matière de vie privée est fonction des garanties juridiques accordées dans l’État d’accueil — , où il a fondé sa conclusion sur une analyse contextuelle de la Charte et fait preuve d’une certaine déférence à l’égard du législateur étranger en cause.

177 Je ne puis convenir avec le juge LeBel de l’inapplicabilité de la Charte ou de l’impossibilité de la respecter à l’extérieur du pays. Si, comme il le soutient, l’art. 8 de la Charte ne peut s’appliquer à un domaine visé au par. 32(1), je ne comprends pas pourquoi l’art. 7 de la Charte s’applique à la même enquête canadienne pour la contrôler après coup (par. 91). À mon sens, il n’y a pas de distinction valable entre appliquer la Charte aux fonctionnaires canadiens après coup ou préventivement.

178 La Charte s’applique à l’extérieur du territoire canadien, mais les obligations qu’elle crée dépendent de la nature du droit en jeu et de la mesure policière, de la participation des autorités étrangères et de l’application des lois étrangères. Dans le cas d’actes accomplis à l’extérieur du Canada, la perquisition doit être effectuée conformément aux lois de l’État d’accueil. La participation de policiers canadiens à une opération à l’étranger suppose nécessairement le consentement de l’État d’accueil. Par conséquent, je ne crois pas que le critère du consentement permette vraiment de déterminer si la Charte s’applique. Il faut plutôt se demander si le droit étranger s’applique. L’affaire Cook constitue un rare cas où il ne s’appliquait pas. Toutefois, l’application du droit étranger n’exclut pas celle des garanties prévues par la Charte. Comme le reconnaît le juge LeBel (par. 109), la violation flagrante des droits fondamentaux de la personne (la torture, par exemple) demeure inacceptable même lorsqu’elle est autorisée par les lois de l’autre État.

179 Il ressort des faits de l’espèce que les autorités canadiennes ont agi sous l’autorité du commissaire Lessemun, que l’enquête était assujettie aux lois de l’État étranger et que l’inobservation de ces lois ou leur incompatibilité avec les droits fondamentaux de la personne n’ont pas été établies. M. Hape n’a présenté aucune preuve de différences préoccupantes entre, d’une part, la protection des droits fondamentaux de la personne et les dispositions régissant les fouilles, les perquisitions et les saisies aux îles Turks et Caicos et, d’autre part, les garanties prévues par la Charte au Canada. Par conséquent, la saisie des documents n’était pas abusive dans le contexte, et la preuve n’aurait pas dû être écartée.

IV. Conclusion

180 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les déclarations de culpabilité.

Version française des motifs rendus par

181 Le juge Binnie — La présente affaire soulève des questions assez simples relativement à une enquête menée dans une affaire de blanchiment d’argent. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Comme le signalent mes collègues, la fouille, la perquisition et la saisie des documents bancaires de l’appelant ont eu lieu aux îles Turks et Caicos sous l’autorité du service de police de l’archipel conformément aux pouvoirs conférés par le droit étranger en la matière. Nulle atteinte au droit de l’appelant à un procès équitable au Canada n’a été établie. En choisissant d’exercer ses activités financières aux îles Turks et Caicos, l’appelant est présumé avoir accepté le degré de protection que prévoit le droit de l’archipel en matière de vie privée. Il appert du dossier que la superposition du droit canadien et du droit des îles Turks et Caicos en matière de fouilles, de perquisitions et de saisies poserait des problèmes insurmontables. L’appelant est débouté parce qu’il n’a pu prouver le respect en l’espèce des exigences établies par les juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, par. 25 :

. . . premièrement, l’acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte; deuxièmement, l’application de la Charte aux actes [des policiers canadiens aux îles Turks et Caicos] ne constitue pas, dans ce cas particulier, une atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produit donc pas d’effet extraterritorial inacceptable. [Je souligne.]

182 Mon collègue le juge LeBel conclut essentiellement que tout effet extraterritorial est inacceptable (par. 85), infirmant dans les faits l’arrêt Cook et limitant davantage l’application extraterritoriale éventuelle de la Charte canadienne des droits et libertés. Avec égards, je ne crois pas que la présente affaire non plus que la plaidoirie très ciblée de l’avocat chevronné de l’appelant (des 12 pages de son mémoire, trois sont consacrées à l’argumentation juridique et il n’y cite que quatre arrêts de jurisprudence) offrent l’assise voulue pour un tel revirement.

183 Même si — mes collègues LeBel et Bastarache le montrent — l’application de l’arrêt Cook n’est pas sans soulever de difficultés d’ordre pratique et théorique, la notion d’effet extraterritorial inacceptable offre suffisamment de souplesse pour les surmonter dans des circonstances qui présentent un plus grand défi que celles de la banale enquête policière menée en l’espèce ou dans les quatre affaires invoquées par l’appelant, à savoir R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, et Cook. Certes, les enquêtes de routine effectuées par des policiers canadiens aux États‑Unis (Harrer, Terry et Cook), en Suisse (Schreiber) et aux îles Turks and Caicos (en l’espèce) n’étaient pas sans importance, mais les tribunaux canadiens seront bientôt saisis de questions à la portée beaucoup plus grande, en particulier dans le contexte de la « guerre au terrorisme » et des mesures qui en découlent. Selon moi, il nous faut éviter de formuler prématurément des énoncés qui limitent l’application de la Charte à l’égard des fonctionnaires canadiens exerçant leurs activités à l’étranger relativement à des citoyens canadiens.

184 Au cours des 12 années qui se sont écoulées depuis l’arrêt Harrer, des questions graves et de la plus haute importance ont été soulevées quant à la mesure dans laquelle, le cas échéant, une charte des droits inscrite dans la Constitution continue de régir à l’étranger les autorités chargées de la sûreté de l’État et du respect de la loi. Aux États‑Unis, les questions se posent dans le contexte du « transfert spécial » de suspects par des autorités américaines non militaires à des pays étrangers, et entre pays étrangers, ainsi qu’en fonction des droits des personnes détenues dans des camps qui seraient dirigés par du personnel américain non militaire à l’extérieur des États‑Unis (et non dans des installations militaires comme celles de Guantanamo). Bon nombre d’observateurs de ce pays soutiennent que des normes différentes s’appliquent aux civils et aux militaires, ainsi qu’aux citoyens et aux non‑citoyens. Aussi, ces dernières années, des forces de sécurité canadiennes, y compris des policiers, ont été déployées dans divers « points chauds » du globe comme Haïti, l’Iraq et l’Afghanistan. En fait, depuis 1989, la GRC a géré le déploiement de plus de 2 000 policiers canadiens dans au moins 12 pays déchirés par des conflits, dont le Kosovo, le Timor oriental, la Guinée, la Sierra Leone, la Bosnie‑Herzégovine, l’Éthiopie, Haïti, la Jordanie, l’Iraq, la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire et l’Afghanistan (Gendarmerie royale du Canada, Revue de la Sous‑direction du maintien de la paix internationale, 2004/2005 (2006)). En outre, des membres de la « Sous‑direction des opérations internationales » de la GRC participent à 25 missions dans le monde (Gendarmerie royale du Canada, GRC Fiches documentaires — Sous‑direction des opérations internationales (2005)) dans un contexte susceptible de donner lieu à des contestations fondées sur la Charte. Des défenseurs des droits de la personne (dont Amnistie Internationale Canada et l’association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique) ont récemment poursuivi le gouvernement fédéral devant les tribunaux canadiens afin d’obtenir que les garanties prévues par la Charte (ainsi que par les instruments internationaux relatifs aux droits de la personne et au droit humanitaire) bénéficient également aux personnes détenues par les Forces canadiennes en Afghanistan. On ne sait pas à quel point des citoyens canadiens figurent parmi ces détenus, mais il semble qu’il y aurait des Canadiens parmi les talibans. Selon l’allégation formulée contre le ministre de la Défense nationale et le procureur général du Canada (deux civils), on aurait confié des détenus à la garde de responsables de la sécurité au sein du gouvernement afghan sans obtenir les assurances voulues au préalable (Cour fédérale, dossier T‑324‑07). Nous ignorons si ces allégations ont quelque fondement, mais nous serons probablement appelés à les examiner un jour ou l’autre. Dans l’affaire Maher Arar — arrestation extraterritoriale d’un citoyen canadien aux États‑Unis, emprisonné et torturé par la suite en Syrie — , l’enquête a soulevé de graves questions au sujet du comportement des policiers canadiens. Les mesures prises par d’autres organismes canadiens que la GRC peuvent soulever d’autres questions, notamment en ce qui concerne le traitement de citoyens canadiens à l’étranger. Je donne ces exemples uniquement pour illustrer le genre de questions dont notre Cour pourrait un jour être saisie, bénéficiant alors d’une argumentation approfondie et savante sur l’application extraterritoriale de la Charte. Traditionnellement, les tribunaux de common law ont refusé de rendre des décisions de grande portée lorsque les faits dont ils étaient saisis ne l’exigeaient pas, tenant ainsi compte de la mise en garde du poète :

Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que dans les rêves de la philosophie.

(Hamlet, acte I, scène v, lignes 166‑167)

185 Le juge LeBel insiste beaucoup sur le potentiel réparateur du par. 24(2) de la Charte qui, dans certaines circonstances, permet d’écarter un élément de preuve lors du procès au Canada. Or, les allégations formulées aujourd’hui devant nos tribunaux ne donneront pas nécessairement lieu à un procès au Canada. En fait, même le droit à un simple procès pourrait être compromis comme il l’est aux États‑Unis. De si graves questions concernant la Charte ne doivent être tranchées qu’à l’issue d’une plaidoirie et d’un débat exhaustifs devant notre Cour, ce à quoi nous n’avons pas eu droit (et ne pouvions nous attendre) en l’espèce.

186 Mon collègue le juge LeBel tire des conclusions très générales de son analyse de certains volets du droit international, et son interprétation du par. 32(1) de la Charte est davantage atténuée que celle des juges majoritaires dans l’arrêt Cook. Il conclut :

Comme il n’est pas possible de faire respecter la Charte à l’étranger, et que cela est nécessaire pour qu’elle s’applique, l’application extraterritoriale de la Charte est impossible. [Je souligne; par. 85.]

Je reconnais bien sûr que la question de la mise en application est fondamentale, mais à ce stade, les difficultés s’y rapportant ne me paraissent pas décisives. Mon collègue ajoute qu’« [o]n ne peut écarter complètement les droits individuels au nom de la collaboration transfrontalière » (par. 100 (je souligne)). Afin de combler le vide créé par la non‑application de la Charte, le juge LeBel propose, pour circonscrire le pouvoir de l’État, de s’en remettre aux « obligations internationales [du Canada] en matière de droits de la personne ». La teneur de ces obligations est moindre et leur portée est plus discutable que celles des garanties de la Charte. Plus précisément, le juge LeBel dit qu’il pourrait y avoir réparation lorsque « la participation d’un policier canadien à une activité d’enquête permise par le droit étranger [. . .] emporterait le manquement du Canada à ses obligations internationales en matière de droits de la personne » (par. 101). Ainsi, ces obligations deviendraient la norme « extraterritoriale » applicable en lieu et place des garanties de la Charte, même entre l’État canadien et les citoyens canadiens.

187 À mon humble avis, notre Cour ne saurait déterminer en l’espèce si un citoyen canadien lésé par le comportement extraterritorial d’une autorité canadienne devrait se voir refuser une réparation fondée sur la Charte (sauf s’il fait l’objet d’un procès pénal au Canada) et ne pouvoir invoquer que les obligations du Canada en droit international. Le ministère public et l’intervenant le procureur général de l’Ontario n’ont pas demandé pareille limitation. Ni les parties ni l’intervenant n’ont demandé la révision de l’arrêt Cook, encore moins son infirmation. Les avocats n’ont pas du tout écarté la pertinence de la Charte en faisant valoir qu’un fonctionnaire canadien pourrait devoir répondre de ses actes à l’étranger vis‑à‑vis d’un citoyen canadien, reconnaissant (à juste titre, selon moi) qu’il est très différent de nier l’« effet extraterritorial inacceptable » de l’application de la Charte et de nier tout effet extraterritorial en résultant.

188 Mon collègue le juge LeBel écrit par ailleurs au par. 101 :

Je n’écarte pas la possibilité que, dans un pourvoi ultérieur, la participation de policiers canadiens à des actes à l’étranger qui contreviendraient aux obligations internationales du Canada au chapitre des droits de la personne puisse fonder l’octroi d’une réparation suivant le par. 24(1) en raison de l’incidence de ces actes sur un droit garanti par la Charte au Canada.

Or, la portée de cette exception éventuelle demeure incertaine, car les actes en cause seraient nécessairement accomplis à l’étranger et, selon mon collègue, ne devraient pas être jugés au regard des exigences canadiennes parce que « l’application extraterritoriale de la Charte est impossible » (par. 85).

189 Je suis donc d’avis de statuer sur le pourvoi en fonction des arrêts Harrer, Terry, Schreiber et Cook. Je m’en tiendrais pour l’instant au principe de l’« effet extraterritorial inacceptable » établi dans l’arrêt Cook et laisserais la voie libre à une évolution ultérieure quant à la question de l’application extraterritoriale de la Charte. Certaines affaires qui franchissent actuellement les différents paliers du système judiciaire offrent une assise factuelle stimulante et une perspective nouvelle qui nous permettraient de mieux saisir les conséquences possibles des différents points de vue. Un énoncé constitutionnel de grande portée comme celui de mon collègue le juge LeBel (« l’application extraterritoriale de la Charte est impossible ») n’était même pas envisagé par les parties et l’intervenant en l’espèce, qui étaient tous représentés par des avocats compétents et chevronnés. Notre Cour devrait refuser de se prononcer prématurément sur des questions aussi importantes.

190 Après avoir pris connaissance des motifs qui précèdent, mon collègue a confirmé notre désaccord en ajoutant :

Il n’est pas toujours possible de prévoir les questions nouvelles dont seront saisis les tribunaux, mais on peut être assuré que le droit se développera et évoluera dans la mesure nécessaire et au moment opportun. [par. 95]

191 Le droit constitutionnel ne « se développera et [n]’évoluera » que si notre Cour offre la souplesse voulue. C’est précisément l’incertitude quant aux affaires à venir — certaines d’entre elles cheminant actuellement devant les tribunaux inférieurs — qui m’amène à croire que notre Cour ne doit pas, en l’espèce, substituer la rigidité à la souplesse et supprimer prématurément (et sans nécessité) les possibilités qu’offrent actuellement les principes flexibles énoncés dans l’arrêt Cook relativement à l’application de la Charte.

192 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les déclarations de culpabilité.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant : Gold & Associates, Toronto.

Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Toronto.

Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2007 CSC 26 ?
Date de la décision : 07/06/2007
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Application - Fouilles, perquisitions et saisies effectuées à l’étranger par des policiers canadiens - La Charte canadienne des droits et libertés s’applique‑t‑elle à ces mesures? - Dans la négative, la preuve obtenue à l’étranger doit‑elle être écartée au motif que son admission rendrait le procès inéquitable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 11d), 24(2), 32.

Législation - Interprétation - Charte canadienne des droits et libertés - Portée de l’application extraterritoriale de la Charte - Présomption de conformité au droit international.

Soupçonnant un homme d’affaires canadien de blanchiment d’argent, des agents de la GRC ont entrepris une enquête à son sujet. Ils ont demandé aux autorités des îles Turks et Caicos la permission de mener une partie de leur enquête dans l’archipel, la société d’investissement de l’accusé y étant établie. Responsable des enquêtes criminelles, le commissaire L du service de police de l’endroit a autorisé la GRC à poursuivre son enquête sur le territoire, mais il a précisé aux agents qu’il en conserverait la responsabilité et que la GRC serait soumise à son autorité. Sur une période d’un an, les agents de la GRC ont fouillé et perquisitionné les locaux de l’accusé dans l’archipel, toujours en présence de L. Au procès, le ministère public a déposé les éléments de preuve documentaire alors recueillis. Les agents de la GRC ont témoigné qu’ils avaient été conscients qu’aucun mandat n’autorisait la perquisition périphérique des locaux de l’accusé, mais qu’ils s’étaient fiés à l’expertise et au dire de L quant aux exigences juridiques applicables à une enquête dans l’archipel. Ils ont ajouté avoir cru que des mandats avaient été décernés pour les entrées clandestines et avoir pris connaissance d’un document qu’ils ont cru être un mandat autorisant les entrées à découvert. Cependant, aucun mandat n’a été mis en preuve au procès. L’accusé a demandé que la preuve documentaire soit écartée en application du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés au motif qu’elle avait été obtenue au mépris de son droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives garanti à l’art. 8 de la Charte. Il a soutenu que la Charte s’appliquait aux agents de la GRC lorsqu’ils avaient soumis ses locaux à la fouille, la perquisition et la saisie, même si l’opération s’était déroulée à l’étranger. Le juge du procès a conclu que la Charte ne s’appliquait pas, il a rejeté la requête et il a reconnu l’accusé coupable des deux chefs de blanchiment d’argent. La Cour d’appel a confirmé les déclarations de culpabilité.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish et Charron : La Charte ne s’applique généralement pas aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies hors frontières. En fait, la seule solution raisonnable consiste à appliquer le droit de l’État où ont eu lieu les actes, sous réserve du droit constitutionnel à un procès équitable et des limites de la courtoisie susceptibles d’empêcher un policier canadien de prendre part à une mesure qui, même si elle est autorisée par le droit de l’autre État, ferait en sorte que le Canada manque à ses obligations internationales quant au respect des droits de la personne. [88] [90]

La Constitution autorise clairement le Parlement à adopter des lois régissant la conduite de Canadiens ou de non‑Canadiens à l’étranger, mais les principes coutumiers contraignants de l’égalité souveraine et de la non‑intervention, la courtoisie entre les nations et les règles du droit international compatibles avec le droit interne éclairent l’application de ce pouvoir. Le principe de la souveraineté du Parlement lui permet d’adopter des lois contraires à ces principes mais s’il le fait, il contrevient au droit international et manque à la courtoisie entre les nations. Selon un principe d’interprétation législative bien établi, une loi est réputée conforme au droit international, de sorte que lorsque le libellé exprès de la Charte le permet, la détermination de la portée de celle‑ci doit tendre à assurer le respect des obligations du Canada en droit international. [53] [56] [68]

Le droit canadien, y compris la Charte, ne peut être appliqué à l’étranger sans le consentement de l’État en cause. Cette conclusion découle non seulement du droit international, mais aussi du texte même de la Charte. Le paragraphe 32(1) oblige le Parlement, le gouvernement du Canada ainsi que les législatures et les gouvernements des provinces à se conformer à la Charte. Il détermine non seulement les acteurs auxquels s’applique la Charte, mais précise les circonstances dans lesquelles elle s’applique à ces acteurs. Leur participation ne suffit pas. L’acte considéré doit aussi appartenir à l’un des « domaines relevant » du Parlement ou des législatures provinciales, ce qui ne saurait être le cas de l’enquête criminelle menée à l’étranger, car ceux‑ci n’ont pas le pouvoir d’autoriser l’application de la loi dans un autre pays. En droit international, l’exercice de la souveraineté tient au droit d’un État d’échapper à toute ingérence étrangère et à l’obligation des autres États de s’abstenir de s’ingérer dans ses affaires. Il peut arriver que la preuve établisse le consentement de l’État étranger à l’exercice, sur son territoire, de la compétence d’exécution du Canada. La Charte peut s’appliquer aux actes d’agents canadiens lors d’une enquête à l’étranger si l’État d’accueil y consent. L’enquête appartient alors à un domaine relevant du Parlement et tombe sous le coup du par. 32(1). [45] [69] [94] [106]

Les exigences de la Charte ne peuvent s’appliquer à une enquête menée dans un autre pays par des policiers canadiens et étrangers, mais il n’y a pas d’obstacle à la compétence juridictionnelle extraterritoriale suivant laquelle un élément de preuve alors obtenu peut être écarté par un tribunal canadien, car l’exercice de cette compétence ne fait qu’attacher des conséquences intérieures à des événements survenus à l’étranger. L’individu qui, au Canada, se livre à une activité criminelle non confinée au territoire canadien doit s’attendre à être régi par les lois du pays où il se trouve et dans lequel il effectue des opérations financières, mais on ne peut écarter complètement les droits individuels au nom de la collaboration transfrontalière. Lorsque, au procès, le ministère public dépose en preuve un élément recueilli à l’étranger, les droits constitutionnels régissant la procédure judiciaire au Canada font en sorte qu’un juste équilibre soit établi et que les droits d’un accusé ayant fait l’objet d’une enquête à l’étranger soient dûment pris en considération. De plus, à une époque où l’activité criminelle revêt souvent un caractère transnational, la courtoisie ne saurait justifier les autorités canadiennes de participer à une activité d’enquête permise par le droit étranger lorsque cette participation emporterait le manquement du Canada à ses obligations internationales en matière de droits de la personne. Le respect envers le droit étranger cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne. [52] [96] [99‑101]

La méthode grâce à laquelle on peut déterminer si la Charte s’applique à une enquête à l’étranger peut être résumée comme suit. La première étape consiste à se demander si l’acte considéré tombe sous le coup du par. 32(1) et est soumis à la Charte. Vu les deux alinéas du par. 32(1), deux sous‑questions se posent alors. Premièrement, l’acte a‑t‑il été accompli par un acteur étatique canadien? Deuxièmement, dans l’affirmative, il peut se révéler nécessaire, selon les faits de l’espèce, de déterminer si une exception au principe de souveraineté justifie l’application de la Charte aux activités extraterritoriales de l’acteur étatique. Dans la plupart des cas, aucune ne vaudra, et la Charte n’aura pas d’effet. Le tribunal passe alors à la seconde étape — déterminer si la preuve obtenue à l’issue de l’enquête à l’étranger doit être écartée au motif qu’elle est de nature à compromettre l’équité du procès. [113]

Dans la présente affaire, les policiers étaient clairement des acteurs étatiques auxquels s’appliquait à première vue la Charte, mais les mesures prises aux îles Turks et Caicos n’appartenaient pas à un domaine relevant du Parlement. On ne saurait prétendre que les îles Turks et Caicos ont consenti en l’espèce à l’exercice extraterritorial de la compétence d’exécution du Canada. Il ressort des conclusions du juge du procès que cet État a conservé la responsabilité de l’enquête du début à la fin, rappelant maintes fois aux agents de la GRC qu’à chacune des étapes, les mesures étaient prises sous sa seule autorité. [103] [115‑116]

Il ne s’agit pas d’un cas où l’admission des éléments de preuve porterait atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable. Les documents saisis dans les locaux de l’accusé ne constituent pas une preuve obtenue par mobilisation contre soi‑même. Les agents de la GRC n’ont pas agi de manière abusive ou inéquitable : ils sont demeurés sous l’autorité du service de police des îles Turks et Caicos et ont véritablement et raisonnablement cru respecter le droit applicable dans l’archipel. Ils ont toujours agi de bonne foi. Leurs actes n’ont pas été abusifs. Le mode d’obtention de la preuve ne diminue en rien sa valeur. De plus, en choisissant d’exercer ses activités aux îles Turks et Caicos, l’accusé devait raisonnablement s’attendre à ce que le droit de l’archipel régisse l’enquête. Même si aucun mandat n’a été admis en preuve au procès, il n’a pas été établi que les fouilles, les perquisitions et les saisies ont été effectuées sans que les exigences du droit étranger ne soient respectées. Rien ne permet de conclure que les exigences procédurales applicables à ces mesures dans l’archipel ne sont pas équivalentes à celles qui s’appliquent généralement à leur égard dans les sociétés libres et démocratiques. [120‑121]

Les juges Bastarache, Abella et Rothstein : Le libellé du par. 32(1) n’étend pas l’application de la Charte aux actes des fonctionnaires étrangers, mais il n’écarte pas son application aux policiers canadiens en mission à l’étranger. Le paragraphe 32(1) précise l’identité de l’acteur et non le lieu où il agit. Comme il ne distingue pas entre les mesures prises au Canada et celles prises à l’étranger, il vise tous les actes des policiers canadiens. Ceux qui enquêtent à l’étranger doivent satisfaire aux exigences applicables au Canada lorsque l’État étranger ne participe aucunement à l’opération ni ne l’assujettit à ses lois. Lorsque l’État d’accueil participe à l’opération et soumet les autorités canadiennes à ses lois, la Charte continue de s’appliquer aux policiers canadiens, qui n’y portent pas atteinte s’ils se conforment aux règles de droit et de procédure de l’État d’accueil et que celles‑ci sont en adéquation avec les principes fondamentaux issus de la Charte. Même si elle a une application extraterritoriale, la Charte crée des obligations qui dépendent de la nature du droit en jeu et de la mesure policière, de la participation des autorités étrangères et de l’application des lois étrangères. Étant donné que la participation de policiers canadiens à une opération à l’étranger suppose nécessairement le consentement de l’État d’accueil, le critère du consentement ne permet pas vraiment de déterminer si la Charte s’applique. [159‑161] [176] [178]

La personne qui conteste un acte d’un fonctionnaire canadien enquêtant à l’étranger devra démontrer que l’écart entre la protection des droits fondamentaux de la personne par le droit étranger et celle prévue par la Charte est incompatible avec les valeurs fondamentales canadiennes. Il incombera alors au gouvernement de justifier sa participation à l’acte en cause. Dans biens des cas, l’écart entre la protection assurée par les principes qui sous‑tendent la Charte et celle offerte par la procédure étrangère sera simplement justifié par la nécessité que le Canada participe à la lutte contre la criminalité transnationale et respecte l’autorité souveraine des États étrangers. C’est pourquoi le tribunal peut appliquer la présomption réfutable du respect de la Charte lorsque le fonctionnaire canadien a agi conformément aux règles de droit et de procédure étrangères. Il n’y aura atteinte à un droit garanti par la Charte que si une incompatibilité importante entre les règles de droit et de procédure étrangères et les principes fondamentaux de la Charte est établie. C’est le moyen le plus rationnel et le plus pratique d’établir un juste équilibre entre la participation efficace des policiers canadiens à la répression de la criminalité transnationale et le respect des droits fondamentaux de la personne. [174]

En l’espèce, la Charte s’appliquait aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies de la GRC aux îles Turks et Caicos, mais l’accusé n’a pas prouvé la violation de l’art. 8 de la Charte. Les autorités canadiennes ont agi sous l’autorité de L, et l’enquête était assujettie aux lois de l’État étranger. L’accusé n’a présenté aucune preuve de différences préoccupantes entre, d’une part, la protection des droits fondamentaux de la personne et les dispositions régissant les fouilles, les perquisitions et les saisies aux îles Turks et Caicos et, d’autre part, les garanties prévues par la Charte. La saisie des documents n’était donc pas abusive dans le contexte. [126] [179]

Le juge Binnie : Le pourvoi doit être rejeté parce que l’accusé n’a pu prouver le respect en l’espèce des exigences établies dans l’arrêt Cook, à savoir, premièrement, que l’acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte et, deuxièmement, que l’application de la Charte aux actes des policiers canadiens aux îles Turks et Caicos ne constitue pas, dans ce cas particulier, une atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produit donc pas d’effet extraterritorial inacceptable. La fouille, la perquisition et la saisie des documents bancaires de l’accusé a eu lieu sous l’autorité du service de police de l’archipel conformément aux pouvoirs conférés par le droit étranger en la matière. Nulle atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable au Canada n’a été établie. En choisissant d’exercer ses activités financières aux îles Turks et Caicos, l’accusé est présumé avoir accepté le degré de protection assuré par le droit de l’archipel en matière de vie privée. Il appert du dossier que la superposition du droit canadien et du droit des îles Turks et Caicos en matière de fouilles, de perquisitions et de saisies poserait des problèmes insurmontables. [181]

Conclure que tout effet extraterritorial est inacceptable revient à infirmer dans les faits l’arrêt Cook et à limiter davantage l’application extraterritoriale éventuelle de la Charte. Il faut s’abstenir de formuler prématurément des énoncés qui limitent l’application de la Charte à l’égard des fonctionnaires canadiens exerçant leurs activités à l’étranger relativement à des citoyens canadiens. Il convient de s’en tenir au principe de l’« effet extraterritorial inacceptable » établi dans l’arrêt Cook et de laisser la voie libre à une évolution ultérieure quant à la question de l’application extraterritoriale de la Charte. [182‑183] [189]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Hape

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge LeBel
Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597
arrêts examinés : R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207
Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841
arrêts mentionnés : Trendtex Trading Corp. c. Central Bank of Nigeria, [1977] 1 Q.B. 529
The Ship « North » c. The King (1906), 37 R.C.S. 385
Reference as to Whether Members of the Military or Naval Forces of the United States of America are Exempt from Criminal Proceedings in Canadian Criminal Courts, [1943] R.C.S. 483
Reference as to Powers to Levy Rates on Foreign Legations and High Commissioners’ Residences, [1943] R.C.S. 208
Saint John (Municipality of) c. Fraser‑Brace Overseas Corp., [1958] R.C.S. 263
Bouzari c. Islamic Republic of Iran (2004), 71 O.R. (3d) 675, autorisation de pourvoi refusée, [2005] 1 R.C.S. vi
Mack c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 737, autorisation de pourvoi refusée, [2003] 1 R.C.S. xiii
Gouvernement de la République démocratique du Congo c. Venne, [1971] R.C.S. 997
Renvoi relatif au plateau continental de Terre‑Neuve, [1984] 1 R.C.S. 86
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1
Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche (1931), C.P.J.I. sér. A/B, no 41
Affaire de l’île de Palmas (Pays-Bas c. États-Unis) (1928), 2 R.I.A.A. 829
Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui‑ci (Nicaragua c. États‑Unis d’Amérique), [1986] C.I.J. Rec. 14
Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077
The Parlement Belge (1880), 5 P.D. 197
Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779
États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462
Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392
Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177
Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178
Abbasi c. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, [2002] E.W.J. No. 4947 (QL), [2002] EWCA Civ. 1598
Daniels c. White, [1968] R.C.S. 517
Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437
Schreiber c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 269, 2002 CSC 62
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313
Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7
Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4
Affaire du « Lotus » (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10
États‑Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577.
Citée par le juge Bastarache
Arrêt examiné : R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597
arrêts mentionnés : R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207
Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841
R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178
R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311
R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52
Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8
R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51
R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3
États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462
États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7.
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué : R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597
arrêts mentionnés : R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207
Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7 à 14, 8, 9, 10a), b), 11d), 24, 32.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 6(2), 7, 7(3.7) à 7(3.75), (4.1), 117.02(1), (2), 199(2), 254(2) à (4), 269.1(1), 462, 487 à 489, 495(1), (2).
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 9.
Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, art. 6(1), 8.
Statut de Westminster de 1931 (R.‑U.), 22 Geo. 5, ch. 4 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 27], art. 3.
Traités et autres instruments internationaux
Charte des Nations Unies, R.T. Can. 1945 no 7, art. 2(1).
Nations Unies. Assemblée générale. Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, Rés. AG 2625 (XXV), 24 octobre 1970.
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: R. c. Hape, 2007 CSC 26 (7 juin 2007)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-06-07;2007.csc.26 ?
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