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24/10/2008 | CANADA | N°2008_CSC_56

Canada | R. c. Rojas, 2008 CSC 56 (24 octobre 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Rojas, [2008] 3 R.C.S. 111, 2008 CSC 56

Date : 20081024

Dossier : 32080, 32087

Entre :

Miguel Rojas

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

Et entre :

Hugo Rojas

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein

Motifs de ju

gement :

(par. 1 à 48)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Rothstein)

______________________________

R. c. Rojas, ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Rojas, [2008] 3 R.C.S. 111, 2008 CSC 56

Date : 20081024

Dossier : 32080, 32087

Entre :

Miguel Rojas

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

Et entre :

Hugo Rojas

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 48)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Rothstein)

______________________________

R. c. Rojas, [2008] 3 R.C.S. 111, 2008 CSC 56

Miguel Rojas Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Ontario Intervenant

- et -

Hugo Rojas Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Rojas

Référence neutre : 2008 CSC 56.

Nos du greffe : 32080, 32087.

2008 : 22 avril; 2008 : 24 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Southin, Ryan et Lowry) (2006), 225 B.C.A.C. 32, 371 W.A.C. 32, 208 C.C.C. (3d) 13, 37 C.P.C. (6th) 252, [2006] B.C.J. No. 870 (QL), 2006 CarswellBC 948, 2006 BCCA 193, qui a confirmé les déclarations de culpabilité des accusés pour meurtre au deuxième degré. Pourvois rejetés.

Gil D. McKinnon, c.r., pour l’appelant Miguel Rojas.

Matthew A. Nathanson et Andrew Nathanson, pour l’appelant Hugo Rojas.

Ursula Botz, pour l’intimée.

John S. McInnes, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la Cour rendu par

La juge Charron —

1. Exposé sommaire

[1] À l’issue d’un procès conjoint devant juge et jury, Hugo et Miguel Rojas ont été déclarés coupables du meurtre au deuxième degré de David Bahamonde. Ils ont porté ce verdict en appel, arguant de plusieurs erreurs de droit dans l’exposé du juge au jury. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ne leur a pas donné raison, et elle a confirmé les déclarations de culpabilité ((2006), 225 B.C.A.C. 32, 2006 BCCA 193). Hugo et Miguel Rojas se pourvoient contre cet arrêt, mais seulement à l’égard des deux erreurs suivantes invoquées devant la juridiction inférieure.

[2] Premièrement, ils soutiennent que le juge du procès a eu tort de permettre au jury de tenir compte de déclarations extrajudiciaires admissibles contre un seul d’entre eux pour renforcer la crédibilité d’un témoin douteux à l’égard de faits impliquant le coaccusé. Deuxièmement, ils prétendent que le juge a donné une directive erronée au jury en lui disant que les déclarations disculpatoires n’ont pas nécessairement le même poids que les déclarations inculpatoires.

[3] Pour ce qui est du premier moyen d’appel, je suis d’avis que les directives du juge du procès au jury concernant l’évaluation de la crédibilité du témoin douteux David Miranda ne sont entachées d’aucune erreur. Le juge a fermement mis le jury en garde contre l’utilisation de ce témoignage en l’absence de confirmation indépendante, conformément aux principes énoncés dans Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811. Les aspects les plus importants du témoignage de M. Miranda consistaient dans des déclarations inculpatoires que chacun des appelants lui aurait faites. C’est donc à bon droit que le juge du procès a invité le jury à chercher confirmation du témoignage de M. Miranda relatif à ces déclarations dans des éléments de preuve indépendants. Le juge a ensuite signalé au jury certains aspects de ce témoignage à l’égard desquels il existait de possibles éléments de preuve confirmatoires ou contradictoires. À aucun moment, le juge n’a dit au jury qu’il pouvait s’appuyer sur les déclarations de Hugo pour confirmer le témoignage de David Miranda sur des faits impliquant Miguel, ou vice‑versa. Au contraire, le juge a à plusieurs reprises précisé au jury de ne pas utiliser les déclarations d’un accusé contre l’autre. Dans les circonstances, les appelants ont donc tort d’invoquer l’arrêt R. c. Perciballi, [2002] 2 R.C.S. 761, 2002 CSC 51, de notre Cour, et c’est à juste titre que la Cour d’appel a rejeté leur argument.

[4] Le deuxième moyen d’appel soulève la question de savoir si, dans les cas où des déclarations d’un accusé comportent à la fois des éléments inculpatoires et des éléments disculpatoires, le juge du procès peut ou devrait indiquer au jury que les passages incriminants sont probablement vrais, [traduction] « car sinon pourquoi l’intéressé aurait‑il dit de telles choses? », mais que les éléments constituant des excuses n’ont pas nécessairement le même poids. Cette directive sur les « déclarations mixtes » tire son origine de l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre R. c. Duncan (1981), 73 Cr. App. R. 359, et, pour cette raison, elle est souvent appelée « directive Duncan ». Pour les raisons que je vais exposer, j’estime qu’il est dangereux de donner au jury des directives indiquant qu’il faut accorder plus de poids aux déclarations inculpatoires qu’aux déclarations disculpatoires, et qu’il vaut mieux, par conséquent, éviter de telles directives.

[5] Toutefois, l’effet d’une directive sur les déclarations mixtes du type de celle donnée dans Duncan peut varier substantiellement d’une affaire à l’autre, suivant la teneur précise de la directive et son contexte. Il faut donc dans chaque cas déterminer si la directive est entachée d’une erreur qui justifie l’infirmation de la décision, eu égard à l’ensemble de l’exposé au jury et de la preuve soumise au procès. En l’espèce, je suis d’accord avec la Cour d’appel pour conclure que, considérée dans son contexte, la directive n’était pas erronée.

[6] Par conséquent, je rejetterais les pourvois.

2. La preuve présentée au procès

[7] La juge Ryan de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a procédé à une analyse assez approfondie de la preuve présentée au procès. Comme les présents pourvois ne portent que sur les déclarations extrajudiciaires des appelants, je m’en tiendrai à ces éléments.

[8] Hugo et Miguel Rojas sont frères. Ils ont été accusés de meurtre au deuxième degré après la découverte du corps de David Bahamonde sur la banquette arrière d’un véhicule en flammes. Selon la thèse du ministère public, les deux frères avaient tué M. Bahamonde le 3 février 2001, dans l’appartement situé à l’étage de leur maison de la rue Fell, à Burnaby. Le mobile était inconnu.

[9] La preuve contre Hugo et Miguel était en grande partie circonstancielle, à l’exception de plusieurs déclarations faites par les deux frères à David Miranda, un locataire habitant au rez‑de‑chaussée de la maison de la rue Fell, dans les jours qui ont suivi le meurtre. Le ministère public s’est appuyé de façon particulière sur les déclarations incriminantes suivantes, qui ont été faites à David Miranda par chaque accusé.

[10] David Miranda a témoigné avoir rencontré Hugo et Miguel dans la soirée du 3 février, alors que ceux‑ci arrivaient chez eux. Hugo est entré dans la maison, et Miguel a alors confié à David Miranda qu’il allait partir plus tard ce soir‑là, [traduction] « [c]ar on vient de descendre quelqu’un », et lui a demandé de ne parler de cela à personne, même pas à sa petite amie. David Miranda est ensuite parti pour la soirée avec cette dernière.

[11] David Miranda a également témoigné que, le jour suivant, il est retourné à la maison de la rue Fell et il a parlé avec Hugo, qui lui a dit : [traduction] « . . . je crois que mon frère t’a déjà dit quelque chose [. . .] Maintenant, tu es dans le coup. [. . .] Je veux que tu ailles brûler une auto. . . » Hugo a expliqué à David Miranda que son frère avait conduit la voiture en question et qu’il craignait qu’un expert en criminalistique parvienne à identifier les cheveux de ce dernier. David Miranda a d’abord répondu qu’il ne voulait pas le faire, mais il a finalement consenti à acheter de l’essence pour Christian Quintanilla, qui avait accepté de mettre le feu à la voiture. David Miranda a témoigné qu’il ne savait pas que le corps de la victime se trouvait à l’intérieur du véhicule.

[12] David Miranda a déclaré que la semaine suivante, alors qu’il se trouvait à la maison de la rue Fell avec Hugo, il lui a demandé des explications au sujet du cadavre dans la voiture. Hugo lui aurait montré un endroit dans l’appartement, à l’étage, en lui disant [traduction] « [o]n l’a descendu -- on l’a descendu ici, on l’a fait juste ici. . . ». David Miranda a dit avoir vu des éraflures sur le mur et une tache blanche sur le tapis.

[13] Pour établir que Miguel Rojas s’était trouvé en présence de la victime le jour du meurtre, le ministère public a également mis en preuve l’enregistrement vidéo d’une déclaration faite par Miguel à la police avant son arrestation, dans laquelle ce dernier disait avoir parlé à la victime le jour du meurtre mais ignorer qui l’avait tuée. Il niait être mêlé de quelque façon à la mort de la victime. Invité à formuler une hypothèse sur les raisons pour lesquelles la victime aurait pu être tuée, Miguel Rojas a mentionné avoir entendu dire que quelqu’un devait de l’argent à David Bahamonde et il supposait que cette dette était peut‑être liée à la drogue.

[14] D’autres déclarations extrajudiciaires ont été mises en preuve. Christian Quintanilla a témoigné que, lorsqu’il a vu Hugo dans une boîte de nuit peu après avoir incendié la voiture, celui‑ci lui a dit : [traduction] « Dis‑moi que tout va bien. Dis‑moi juste que tout va bien. » Il a entendu Hugo dire à Miguel : « Ce type est en train de parler. . . » Christian Quintanilla a aussi entendu sa petite amie demander à Hugo Rojas pourquoi il n’avait pas dit à Christian qu’il y avait un cadavre dans la voiture. Hugo a répondu : [traduction] « Quoi? Es‑tu en train de me traiter de meurtrier? Je ne suis pas un — es‑tu en train de me traiter de meurtrier? [. . .] Je ne lui ai jamais demandé de faire quoi que ce soit. Je ne lui ai jamais demandé de brûler une voiture. Je ne lui ai jamais demandé de faire quoi que ce soit. »

[15] Ni Hugo ni Miguel Rojas n’ont témoigné au procès. L’avocat de Miguel a invoqué les déclarations disculpatoires de l’enregistrement vidéo réalisé par la police, et celui de Hugo a fait valoir que les déclarations faites par Hugo à Christian Quintanilla étaient disculpatoires et propres à soulever un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Pour sa part, le ministère public a accordé une très grande importance aux déclarations incriminantes des deux accusés à David Miranda. Il a donc beaucoup été question des déclarations extrajudiciaires des deux frères dans l’exposé du juge au jury. J’analyserai les passages pertinents de cet exposé et de la décision de la Cour d’appel par rapport à chacun des moyens d’appel.

3. Analyse

3.1 La mise en garde de type Vetrovec

[16] Dans son exposé au jury, le juge du procès a fait une mise en garde spéciale au sujet des témoignages de David Miranda et de Christian Quintanilla, conformément aux principes énoncés dans Vetrovec. Dans cet arrêt, notre Cour a réexaminé les règles de la corroboration formulées dans R. c. Baskerville, [1916] 2 K.B. 658 (C.C.A.). Le juge Dickson (plus tard Juge en chef), qui s’exprimait au nom de la Cour, a écarté le sens technique de la corroboration et privilégié une solution de « bon sens » à l’égard du témoignage de complices (p. 828), laquelle consiste à se demander avant tout s’il existe des éléments de preuve tendant à confirmer que le témoin dit la vérité. Il a indiqué que, dans certains cas, il faut faire aux jurés une « mise en garde claire et précise » au sujet du danger d’accepter le témoignage non confirmé d’un complice (p. 831). Le juge Dickson a ajouté que le juge du procès peut donner au jury des exemples d’éléments de preuve susceptibles de confirmer le témoignage.

[17] Les appelants ne contestent qu’un seul aspect des directives du juge du procès en ce qui a trait au témoignage de David Miranda. En bref, ils soutiennent que la directive de type Vetrovec a en fait permis au jury d’utiliser de façon inacceptable des déclarations extrajudiciaires admissibles à l’encontre d’un seul accusé pour évaluer la crédibilité du témoignage du complice à l’égard de l’autre accusé. On peut résumer de la façon suivante les éléments pertinents de la directive de type Vetrovec formulée au sujet du témoignage de David Miranda.

[18] Le juge du procès a fait au jury une ferme mise en garde de type Vetrovec à l’égard de ce témoignage. Il a indiqué aux jurés que les déclarations de David Miranda à propos des aveux faits par Hugo et Miguel Rojas revêtaient [traduction] « une importance particulière, parce que [ces aveux] sont la seule preuve directe que soit Hugo Rojas, soit Miguel Rojas, ou encore les deux ont tué David Bahamonde » (d.a., p. 549‑550). Le juge du procès a expliqué que, en raison de son rôle dans l’incendie de la voiture, David Miranda était un complice. Ce dernier avait reconnu qu’il était disposé à mettre le feu au véhicule pour détruire des éléments de preuve et qu’il avait menti à la police pour dissimuler son rôle dans cet événement. Le juge du procès a dit aux jurés que, vu les nombreuses raisons de mettre en doute la véracité du témoignage de David Miranda, il leur fallait examiner les autres éléments de preuve pour voir si certains pouvaient confirmer les aspects importants du témoignage. Le juge a ensuite donné au jury plusieurs exemples d’éléments de preuve indépendants étayant ou ébranlant le témoignage de David Miranda, notamment la preuve criminalistique, les relevés de communications par téléphone cellulaire et les preuves de tentatives de nettoyage effectuées dans la maison de la rue Fell.

[19] Les déclarations extrajudiciaires admissibles à l’encontre d’un seul des deux accusés figuraient au nombre des éléments importants du témoignage de David Miranda à l’égard desquels le juge du procès a demandé au jury de chercher une preuve confirmatoire indépendante. Ce sont ces parties de la directive de type Vetrovec qui sont en cause à l’égard de ce moyen d’appel. Les directives contestées sont commodément résumées de façon suivante dans le mémoire du ministère public :

[traduction]

‑ Au paragraphe 85, le juge du procès fait état du témoignage de M. Miranda relatif à l’endroit désigné par Hugo Rojas lorsqu’il a dit [traduction] « on l’a fait juste ici ». En ce qui a trait aux éléments de preuve susceptibles d’avoir une valeur confirmatoire, le juge a indiqué que la preuve criminalistique se rapportant à la découverte, à l’étage du 149, rue Fell, de sang et d’A.D.N. sanguin correspondant à l’A.D.N. de David Bahamonde « semble généralement s’accorder, quant au lieu, » avec le témoignage de M. Miranda sur ce point.

‑ Aux paragraphes 87 et 88, le juge du procès fait état du témoignage de M. Miranda selon lequel Miguel Rojas lui a dit, le samedi 3 février, qu’il allait à Calgary ou à Edmonton. En ce qui a trait aux éléments de preuve susceptibles d’avoir une valeur confirmatoire, le juge a indiqué que cet aspect du témoignage de M. Miranda « peut s’accorder avec » la preuve circonstancielle constituée par les relevés téléphoniques établissant que la ligne terrestre des Rojas au 149, rue Fell, avait reçu deux appels provenant de Calgary et avec les relevés relatifs au téléphone cellulaire d’Armando Sanchez indiquant des appels en provenance ou à destination de Calgary.

‑ Au paragraphe 90, le juge du procès fait état du témoignage de M. Miranda selon lequel Hugo Rojas lui a dit : « il y a encore quelque chose là », sur le dessus du cadre de porte, et l’a enlevé à l’aide d’un couteau de cuisine. En ce qui a trait aux éléments de preuve susceptibles d’avoir une valeur confirmatoire, le juge a indiqué que le témoignage de M. Miranda sur ce point « semble s’accorder » avec le témoignage des agents de l’identité judiciaire relatifs à la présence d’indices d’un nettoyage des murs de l’appartement situé à l’étage du 149, rue Fell.

‑ Au paragraphe 92, le juge du procès fait état du témoignage de M. Miranda selon lequel Hugo Rojas l’a appelé le soir du dimanche 4 février, lui a demandé de venir au 149, rue Fell, et lui a parlé de mettre le feu à la voiture. En ce qui a trait aux éléments de preuve susceptibles d’avoir une valeur confirmatoire, le juge a indiqué que les relevés téléphoniques confirmant un appel fait à partir de la ligne terrestre des Rojas à 18 h 49 ce soir‑là vers le téléphone cellulaire de Karen Ramirez « pourraient confirmer » le témoignage de M. Miranda sur ce point. [Soulignement omis; m.i., par. 51.]

[20] Le juge du procès a aussi précisé aux jurés qu’il ne leur avait pas signalé tous les éléments de preuve susceptibles d’avoir une valeur confirmatoire, mais qu’ils pouvaient se servir des exemples qu’il leur avait donnés pour chercher d’autres éléments susceptibles de confirmer ou de contredire le témoignage de M. Miranda. Le juge leur a ensuite donné pour instruction de se demander si d’autres éléments de preuve qu’ils jugeaient fiables confirmaient suffisamment des [traduction] « aspects importants » du témoignage pour les convaincre qu’il était véridique et qu’ils pouvaient y ajouter foi : d.a., p. 547‑548.

[21] Le principal reproche des appelants à l’égard de cet aspect de la directive de type Vetrovec est le fait que, s’il était confirmé par une preuve indépendante, le témoignage de David Miranda au sujet de déclarations incriminantes attribuées à un des accusés pourrait avoir pour effet d’étayer la crédibilité générale de ce témoin et, par conséquent, de renforcer son témoignage contre l’autre accusé. Ce résultat, prétend‑on, constitue une utilisation non autorisée de ces déclarations extrajudiciaires, qui sont admissibles uniquement à l’encontre de la personne qui les a faites. Selon les appelants, le juge du procès devait demander au jury de procéder, pour chaque accusé, à une évaluation distincte de la crédibilité de M. Miranda. À l’appui de cet argument, ils invoquent les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Perciballi (2001), 54 O.R. (3d) 346, que notre Cour a adoptés, en grande partie, lorsqu’elle a statué sur cette affaire ([2002] 2 R.C.S. 761, 2002 CSC 51).

[22] La juge Ryan a résumé ainsi les faits de l’affaire Perciballi et la décision rendue (par. 82) :

[traduction] L’avocat a comparé cet aspect de l’exposé aux directives données au jury dans l’arrêt R. c. Perciballi [. . .] Dans cette affaire, le ministère public alléguait qu’un coaccusé, Antonio Portante, était l’auteur de l’un des deux appels téléphoniques de diversion faits à la police pour faciliter un vol qualifié dans une voiture blindée. La seule preuve à charge contre M. Portante consistait dans la déclaration d’un témoin selon qui M. Portante s’était trouvé dans un restaurant situé à proximité du téléphone payant utilisé pour l’appel, et dans le témoignage d’un complice, M. DeFrancesca, qui disait avoir fait le deuxième appel. Le frère d’Antonio Portante, Angelo, un autre coaccusé, avait fait une déclaration extrajudiciaire dans laquelle il affirmait qu’Antonio Portante était l’auteur d’un des deux appels. La déclaration d’Angelo Portante était admissible contre lui pour démontrer qu’il était au courant des détails du complot. Elle n’était pas admissible contre Antonio Portante, car elle constituait du ouï‑dire à l’égard de ce dernier. Le juge du procès a néanmoins permis au ministère public de soutenir devant le jury que la déclaration d’Angelo Portante confirmait le témoignage de M. DeFrancesco. La Cour d’appel de l’Ontario a annulé la déclaration de culpabilité d’Antonio Portante, statuant que l’utilisation de cette preuve accomplissait indirectement ce que le ministère public ne pouvait faire directement, c’est‑à‑dire qu’elle permettait au jury d’utiliser la déclaration d’Angelo Portante contre Antonio Portante. Selon l’avocat de Miguel Rojas, c’est ce qui s’est produit en l’espèce dans le cas de la déclaration de Hugo Rojas.

[23] La juge Ryan a conclu que le principe énoncé dans Perciballi ne s’appliquait pas en l’espèce, pour la raison suivante (par. 83) :

[traduction] J’estime pour ma part que ce qui était en jeu dans ces deux affaires est tout à fait différent. Dans Perciballi, le juge du procès a permis au jury d’utiliser la déclaration extrajudiciaire du coaccusé pour confirmer la véracité du témoignage du complice contre l’accusé. En l’espèce, c’est le contraire qui s’est produit — on a dit au jury qu’il existait, à l’encontre de Hugo Rojas, des éléments de preuve tendant à confirmer le témoignage de David Miranda selon lequel Hugo Rojas lui avait fait certaines déclarations extrajudiciaires.

[24] Je souscris à l’analyse de la juge Ryan de la Cour d’appel sur ce point. Il est vrai qu’on pourrait élargir le raisonnement fondant le jugement majoritaire rendu dans Perciballi pour exiger que la crédibilité d’un témoin unique fasse l’objet de l’examen préconisé par les appelants en l’espèce. Autrement dit, pour déterminer si David Miranda a dit la vérité au sujet des déclarations attribuées à Miguel Rojas, le jury ne devrait pas tenir compte du fait que la preuve confirmant la véracité du témoignage de M. Miranda au sujet des déclarations de Hugo Rojas a pu renforcer sa crédibilité générale, et vice‑versa. De fait, dans les motifs dissidents qu’il a exposés dans Perciballi, le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario a fait valoir avec éloquence que, poussée à l’extrême, la décision des juges majoritaires aurait précisément cet effet. Je ne suis pas persuadée que le principe énoncé dans Perciballi entraîne inévitablement ce résultat.

[25] À mon humble avis, c’est une chose que de dire expressément au jury, comme on l’a fait dans Perciballi, de tenir compte d’une déclaration extrajudiciaire admissible à l’égard d’un seul des accusés pour rendre sa décision concernant l’autre accusé — une telle directive entraînerait une utilisation inacceptable de la déclaration extrajudiciaire. La situation est toutefois très différente lorsque l’ensemble de la preuve soumise au jury, y compris des éléments se rapportant à un seul des coaccusés, influe d’une façon ou d’une autre sur l’évaluation de la crédibilité générale du témoin. Un tel résultat est inévitable vu la nature intangible de toute évaluation de la crédibilité. Bien qu’imparfaite, l’analogie suivante peut nous éclairer. Il est bien établi que tant le ministère public que le juge doivent s’abstenir de toute remarque sur le fait qu’un accusé ne témoigne pas, car cela compromettrait le droit de l’accusé au silence et irait à l’encontre de la présomption d’innocence. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que le silence d’un accusé à son procès soit dépourvu de pertinence. Au contraire, le fait qu’un accusé ne témoigne pas peut très bien avoir une incidence sur l’évaluation globale de la preuve du ministère public et sur la crédibilité de tout témoin dont les déclarations ne sont pas contredites.

[26] En l’espèce, les appelants soutiennent que le procès n’a pas été équitable, car l’évaluation du témoignage de David Miranda aurait fort bien pu être différente s’il y avait eu des procès séparés. Le jury constitué pour chaque procès n’aurait alors pas entendu la totalité de la preuve qui a été présentée au procès conjoint. La réponse à cet argument des appelants est simple : les accusés n’ont pas été jugés séparément. Le fait de tenir un procès conjoint pour des personnes accusées d’avoir participé à une même entreprise criminelle répond à un intérêt sociétal important. En répétant plusieurs fois au jury que celui‑ci devait rendre une décision distincte à l’égard de chaque accusé après avoir examiné minutieusement la preuve admissible à l’égard de cet accusé, le juge du procès a amplement paré au risque de préjudice évoqué en l’espèce.

3.2 La directive concernant les déclarations mixtes

[27] Le deuxième moyen d’appel se rapporte aux directives qui ont été données au jury au sujet du poids à attribuer aux diverses déclarations extrajudiciaires des appelants. Vu l’importance de ces éléments de preuve, le juge du procès a expliqué à plusieurs reprises au jury l’utilisation qui pouvait en être faite, et ce, au début du procès, pendant les témoignages relatifs à ces déclarations et dans son exposé final. Bien que les appelants n’aient élevé aucune objection à leur égard lors du procès, ils contestent les observations suivantes du juge du procès dans son exposé final :

[traduction] Puisque certaines des déclarations attribuées à chacun des accusés renferment des éléments disculpatoires ou des dénégations tendant à les disculper, vous devez prendre en compte le fait que, compte tenu de la façon dont les gens se comportent ordinairement, il arrivera souvent que des déclarations incriminantes tels des aveux ou des confessions soient probablement vraies, car sinon pourquoi les gens feraient‑ils de telles déclarations? En revanche, les excuses n’ont pas nécessairement la même valeur persuasive. [Je souligne; d.a., p. 572.]

[28] Des précisions s’imposent sur les origines de la directive contestée, sur sa raison d’être et sur son évolution dans la jurisprudence canadienne.

[29] Le texte souligné tire son origine de l’arrêt Duncan de la Cour d’appel d’Angleterre. Monsieur Duncan, qui était accusé du meurtre de la femme avec laquelle il vivait, n’avait pas témoigné à son procès. Toutefois, dans plusieurs déclarations extrajudiciaires faites à un voisin et à la police, il avait avoué le meurtre, mais sans pouvoir expliquer le mobile de son geste. Il avait dit qu’il devait avoir perdu son sang‑froid lorsque la victime l’avait nargué. La cour devait donc se demander si cette assertion au sujet d’un possible mobile pouvait être utilisée pour établir la véracité de son contenu et si elle pouvait permettre d’invoquer la provocation comme moyen de défense. La Cour d’appel a expliqué ainsi les règles de preuve fondamentales qui étaient en jeu (p. 363) :

[traduction] (1) En général, une déclaration extrajudiciaire n’est pas admissible pour prouver la véracité de son contenu. (2) Elle peut être admissible dans deux situations : (a) elle constitue une exception à la règle du ouï‑dire, auquel cas elle fait preuve de la véracité de son contenu; (b) elle n’est pas assujettie à la règle du ouï‑dire, c’est‑à‑dire qu’elle est présentée pour une fin autre que la preuve de la véracité de la déclaration — dans Subramaniam c. Public Prosecutor, [1956] 1 W.L.R. 965, par exemple, une déclaration a été jugée pertinente pour déterminer s’il y avait eu ou non contrainte. La seule exception applicable à la règle du ouï‑dire, en l’espèce, est celle qui concerne l’admissibilité des aveux contraires à l’intérêt de l’accusé ou celle des confessions.

[30] Pour résumer, les éléments inculpatoires des déclarations étaient admissibles en application de l’exception à la règle du ouï‑dire, alors que les éléments disculpatoires étaient intéressés et inadmissibles. Toutefois, le ministère public avait reconnu que lorsque la déclaration est invoquée à titre d’aveu contraire à l’intérêt de l’accusé il faut la présenter en totalité. La Cour d’appel s’est dite d’accord avec cette concession, soulignant que [traduction] « [t]oute autre façon de faire serait manifestement inéquitable » (p. 363). Il fallait donc ensuite déterminer si les éléments disculpatoires des déclarations mixtes pouvaient constituer une preuve de la véracité de leur contenu, ou s’ils étaient admissibles uniquement pour indiquer le contexte dans lequel avaient été faits les aveux contraires à l’intérêt de l’accusé. Le ministère public défendait la seconde thèse.

[31] La Cour d’appel d’Angleterre n’a pas acquiescé à l’argument du ministère public, précisant qu’il pourrait s’avérer extrêmement difficile d’expliquer la différence entre les éléments de déclarations mixtes qui constituaient une véritable confession et ceux qui étaient disculpatoires. Elle a donc statué que la totalité de la déclaration était admissible pour établir la véracité de son contenu, mais elle fait des recommandations quant aux explications à donner au jury (p. 365) :

[traduction] Lorsqu’une déclaration « mixte » est soumise au jury dans une affaire où l’accusé n’a pas témoigné, il nous semble que la méthode la plus simple et, par conséquent, la plus susceptible de produire un résultat équitable, consiste à indiquer au jury que, pour décider de la véracité d’une déclaration, il doit examiner la totalité de celle‑ci — tant les éléments incriminants que les excuses ou les explications. Il n’est pas utile, c’est le moins qu’on puisse dire, d’essayer d’expliquer au jury que les éléments disculpatoires des déclarations n’équivalent pas à une preuve des faits qui y sont énoncés. En outre, lorsque cela s’avère approprié (c’est‑à‑dire dans la plupart des cas), le juge peut — et devrait — souligner que les passages incriminants sont probablement vrais (car sinon pourquoi l’intéressé aurait‑il dit de telles choses?), alors que les excuses n’ont pas le même poids. [Je souligne.]

Cette instruction a subséquemment été entérinée par la Chambre des lords dans R. c. Sharp, [1988] 1 W.L.R. 7, et, plus récemment, dans R. c. Aziz, [1995] 2 Cr. App. R. 478.

[32] Les tribunaux canadiens ont exprimé des opinions divergentes sur l’utilité de la directive relative aux déclarations mixtes. Bien que la formulation de la directive ait varié suivant les affaires, certaines versions ont été approuvées en appel : voir R. c. Ryznar, [1986] 6 W.W.R. 210 (C.A. Man.), et R. c. Harrison (2001), 156 C.C.C. (3d) 117, 2001 BCCA 272. Dans d’autres cas, la cour a jugé que la « directive Duncan » constituait une erreur donnant ouverture à l’infirmation de la décision : voir R. c. Leblanc (2001), 162 C.C.C. (3d) 74 (C.A. Qué.), et R. c. Samuels (2005), 196 C.C.C. (3d) 403 (C.A. Ont.).

[33] Récemment, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a examiné une directive de type Duncan dans l’arrêt R. c. David (2006), 213 C.C.C. (3d) 64, 2006 BCCA 412, rendu peu de temps après l’audition de la présente affaire par cette dernière. L’avocat de Miguel Rojas nous a informés que la Cour d’appel a consenti à ce que les avocats lui déposent des observations complémentaires au sujet des incidences de l’arrêt David sur l’appel de leurs clients. Après avoir reçu ces observations, la Cour d’appel a indiqué qu’elle ne formulerait aucun nouveau commentaire.

[34] La juge Ryan, qui a rédigé le jugement de la Cour d’appel dans David, a passé en revue les arrêts divergents rendus par des juridictions d’appel au sujet des directives à formuler en matière de déclarations mixtes. Elle a conclu qu’aucune de ces décisions n’était déterminante pour la question dont la cour était saisie, mais que néanmoins certaines [traduction] « leçons [pouvaient] être tirées des arrêts Harrison, Rojas et Samuels » (par. 42). Elle s’est exprimée ainsi (par. 42) :

[traduction] Même si une cour d’appel examinera chaque cas pour déterminer si une directive semblable a porté atteinte à l’équité du procès, il est dangereux pour le juge du procès de dire au jury qu’il doit attribuer un poids différent aux déclarations inculpatoires et aux déclarations disculpatoires. Le juge devrait laisser aux avocats le soin d’exposer ces arguments de « bon sens » dans leur plaidoirie finale.

Compte tenu de la formulation et du contexte de la directive, la Cour d’appel a conclu dans David que [traduction] « ce qui aurait autrement pu constituer une suggestion quant à la façon dont le jury pouvait soupeser la preuve » est en fait devenu « une règle de droit qu’il était tenu d’appliquer » (par. 44). Elle a donc accueilli ce moyen d’appel et ordonné un nouveau procès.

[35] Comme on peut le constater, la directive Duncan plonge ses racines dans les règles de preuve fondamentales régissant l’admissibilité des déclarations extrajudiciaires. Comme l’a indiqué la Cour d’appel d’Angleterre : [traduction] « En général, une déclaration extrajudiciaire n’est pas admissible pour prouver la véracité de son contenu » (p. 363). Cette règle générale d’exclusion s’applique autant aux déclarations inculpatoires qu’aux déclarations disculpatoires. Toutefois, les confessions relèvent d’une exception reconnue à la règle du ouï‑dire, et l’admissibilité des aveux d’un accusé tient justement au fait que des aveux contraires à son intérêt ont de bonnes chances d’être vrais. Ainsi que l’a expliqué le juge Cory dans R. c. Hodgson, [1998] 2 R.C.S. 449, par. 17 :

. . . la raison pour laquelle une déclaration de l’accusé peut être admise à titre d’exception à la règle du ouï‑dire est que les déclarations qui sont faites librement par une personne et qui sont contre son intérêt sont probablement vraies.

[36] Les déclarations extrajudiciaires disculpatoires faites par un accusé sont également visées par la règle générale d’exclusion du ouï‑dire. Lorsque l’accusé témoigne, de telles déclarations sont généralement inadmissibles, parce qu’elles sont considérées comme intéressées et dépourvues de valeur probante. Lorsqu’il ne témoigne pas, une autre raison d’exclure de telles déclarations s’ajoute. Cette raison a été formulée en ces termes par le juge McIntyre dans R. c. Simpson, [1988] 1 R.C.S. 3, p. 22 :

En règle générale, les déclarations extrajudiciaires d’un accusé — sous réserve qu’elles soient jugées volontaires lorsqu’elles ont été faites à quelqu’un en situation d’autorité — sont recevables comme preuve contre lui, mais non à son avantage. Cette règle est fondée sur la proposition juste qu’un accusé ne devrait pas être libre de faire des déclarations non solennelles, puis d’en forcer l’admission comme preuve par l’intermédiaire d’autres témoins et, ainsi, de soumettre sa défense au jury sans avoir à prêter serment et aussi sans subir de contre‑interrogatoire.

[37] Évidemment, la règle générale excluant les déclarations extrajudiciaires disculpatoires comporte des exceptions, dont l’une — l’exception relative aux déclarations mixtes — est pertinente en l’espèce. Tout comme en Angleterre, il est établi depuis longtemps au Canada que la déclaration extrajudiciaire d’un accusé qui renferme à la fois des éléments inculpatoires et des éléments disculpatoires doit être mise en preuve dans son intégralité et que les éléments disculpatoires sont admissibles quant au fond en faveur de l’accusé : R. c. Hughes, [1942] R.C.S. 517, p. 521. L’exception relative aux déclarations mixtes procède manifestement d’un souci d’équité envers l’accusé, mais elle repose aussi, plus pragmatiquement, sur le fait qu’il est souvent difficile de discerner, dans une déclaration, les éléments inculpatoires des éléments disculpatoires.

[38] En reconnaissant à la fois le fondement de l’admission de déclarations inculpatoires et l’admissibilité exceptionnelle des déclarations non vérifiées d’un accusé, la directive Duncan reflète ainsi fidèlement l’état du droit. En Angleterre, on considère en outre qu’elle a permis d’atteindre le [traduction] « juste équilibre », comme la Chambre des lords l’a expliqué dans Aziz, p. 485 :

[traduction] De plus, je ne puis accepter l’argument voulant que la règle de droit, telle qu’elle est énoncée dans Sharp, favorise indûment les accusés qui ne témoignent pas. Au contraire, comme les arrêts Duncan et Sharp l’ont bien fait ressortir, il est loisible au juge de formuler un commentaire négatif sur la qualité des éléments disculpatoires d’une déclaration mixte qui n’a pas été mise à l’épreuve par contre‑interrogatoire. Le juste équilibre a été trouvé. [Je souligne.]

Au Canada, tout comme en Angleterre, les juges sont autorisés à formuler des commentaires au sujet de la preuve, à condition d’indiquer clairement qu’il appartient au jury de trancher les questions de fait : R. c. Gunning, [2005] 1 R.C.S. 627, 2005 CSC 27, par. 27. Le ministère public demande donc instamment à notre Cour d’adopter la directive Duncan.

[39] Tout en respectant le point de vue contraire exprimé par nos collègues anglais, je ne puis accepter l’argument du ministère public. Dans certaines circonstances, il peut s’avérer utile, pour aider le jury dans sa tâche, de lui expliquer pourquoi le droit lui permet d’entendre une preuve donnée. Ce sera le cas, notamment, lorsque l’élément de preuve n’est admis que pour une fin bien précise. Le jury sera sans doute plus susceptible de se conformer à une directive limitative s’il comprend le fondement de la règle. Mais, dans la plupart des cas, on ne parviendra probablement qu’à embrouiller inutilement le jury ou à empiéter indûment sur son rôle de juge des faits en lui expliquant la raison d’être d’une règle de preuve. Par exemple, je ne vois pas au nom de quel principe il faudrait expliquer au jury qu’il entend la confession d’un accusé parce que la cour croit hors de tout doute raisonnable à son caractère volontaire. De même, on risquerait simplement d’empiéter indûment sur les fonctions du jury en lui disant qu’il entend une preuve de faits similaires parce que le juge estime que les similitudes sont telles qu’elles « écarte[nt] toute coïncidence ».

[40] De même, je vois peu d’avantage à exposer au jury le fondement de l’exception relative aux déclarations mixtes. Ne serait‑ce que pour la raison pragmatique qu’il est souvent très difficile de différencier les aveux des excuses, je conclus, comme l’a fait la juge Ryan de la Cour d’appel dans la présente affaire et dans David, qu’il est dangereux pour le juge du procès de donner au jury une directive donnant à penser que les déclarations inculpatoires et les déclarations disculpatoires doivent être soupesées différemment. Il vaut mieux laisser aux avocats le soin de ces commentaires relevant du « bon sens » (David, par. 42). Par conséquent, j’estime que les tribunaux de première instance canadiens ne devraient pas adopter la directive Duncan.

[41] Toutefois, la question de savoir si une directive de type Duncan a compromis l’équité d’un procès dépendra entièrement de la formulation employée et de son contexte. Par exemple, comme l’illustre la conclusion de la Cour d’appel dans David, lorsque la directive est formulée comme une présomption de droit, l’effet préjudiciable peut être difficile à surmonter. En l’espèce, comme je vais l’expliquer, eu égard à la formulation non contraignante de la directive contestée, à l’ensemble de l’exposé et à la nature des déclarations en cause, je suis d’avis que la directive était davantage malencontreuse que fatale.

[42] La directive Duncan concernait des déclarations extrajudiciaires faites par Hugo et Miguel Rojas à David Miranda, à Christian Quintanilla et à la police. Le juge l’a formulée dans le contexte des directives particulières suivantes relatives aux déclarations extrajudiciaires.

[43] Premièrement, le juge du procès a indiqué au jury que toute déclaration d’un accusé ne vaut qu’à l’encontre de son auteur, à moins qu’elle n’ait été faite en présence de l’autre accusé, dont le silence peut être interprété comme l’acceptation de cette déclaration comme la sienne. Deuxièmement, le juge a dit au jury qu’il ne pouvait tenir compte d’une déclaration extrajudiciaire incriminante attribuée à l’accusé à moins d’être convaincu hors de tout doute raisonnable que la déclaration avait bien été faite par lui. Troisièmement, le juge a précisé au jury que, s’il était convaincu hors de tout doute raisonnable que la déclaration avait bien été faite, il devait alors déterminer si elle était vraie. (Je signale que la deuxième et la troisième directives peuvent faire problème, parce qu’il s’avère souvent difficile de distinguer entre des déclarations inculpatoires et des déclarations disculpatoires. Lorsque de telles directives sont données, il devient important de dissiper tout à fait l’idée que des déclarations disculpatoires doivent être prouvées hors de tout doute raisonnable pour pouvoir être prises en considération par le jury. Cette difficulté peut être évitée si les directives données quant à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable se rapportent uniquement aux éléments de l’infraction et au verdict final, et non à des éléments de preuve particuliers : R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345.)

[44] Quatrièmement, le juge a demandé au jury d’examiner toutes les dénégations et explications pour décider de la véracité des déclarations. Cinquièmement, il a donné une directive de type Duncan, formulée en ces termes :

[traduction] Puisque certaines des déclarations attribuées à chacun des accusés renferment des éléments disculpatoires ou des dénégations tendant à les disculper, vous devez prendre en compte le fait que, vu la façon dont les gens se comportent ordinairement, il arrivera souvent que des déclarations incriminantes tels des aveux ou des confessions soient probablement vraies, car sinon pourquoi les gens feraient‑ils de telles déclarations? En revanche, les excuses invoquées par une personne pour justifier son comportement n’ont pas nécessairement la même valeur persuasive. Cependant, une dénégation ou autre déclaration disculpatoire peut soulever un doute raisonnable. Il en est ainsi parce que toute déclaration ou partie de déclaration attribuée à un accusé qui est disculpatoire, au sens où elle nie qu’il ait commis l’infraction, ou fournit une explication tendant à l’innocenter, constitue une preuve favorable à l’accusé, et vous n’avez pas à être convaincus hors de tout doute raisonnable qu’il l’a faite ou que la dénégation ou l’explication sont vraies. Si la preuve indique que les accusés Hugo ou Miguel Rojas pouvaient raisonnablement avoir fait la déclaration disculpatoire et qu’on peut raisonnablement croire que celle‑ci pouvait être vraie, elle peut soulever un doute raisonnable en faveur de Hugo Rojas, de Miguel Rojas, ou des deux. [Je souligne; d.a., p. 572-573.]

[45] Le juge du procès a ensuite rappelé au jury qu’il n’avait pas à accepter ou à rejeter tout ce qu’un témoin avait dit, et que Hugo comme Miguel Rojas avaient droit au bénéfice de tout doute raisonnable, notamment d’un doute raisonnable au sujet de la véracité d’aveux ou de confessions (ou de parties de ceux‑ci) qui leur étaient attribués. Enfin, il a insisté sur le fait qu’il appartenait au jury de déterminer le poids ou l’importance à accorder à toute déclaration ou partie de déclaration, s’il arrivait à la conclusion qu’elle avait bien été faite et qu’elle était vraie.

[46] Dans son exposé au jury, le juge a par ailleurs fait état à plusieurs reprises de la charge de la preuve qui incombait au ministère public et de la règle du doute raisonnable. Il a expliqué aux jurés, en parlant expressément de la déclaration de Miguel Rojas à la police, que dans la mesure où cette déclaration était disculpatoire elle constituait un élément de preuve qui lui était favorable et que le jury n’avait pas à être convaincu hors de tout doute raisonnable qu’elle était vraie (d.a., p. 557‑558). Il faut simplement, a‑t‑il souligné, que la preuve soulève un doute raisonnable.

[47] Je suis convaincue que, considérée dans son contexte, la directive Duncan n’a pu induire le jury en erreur. Il ressortait clairement de l’exposé que le fardeau de la preuve n’avait pas été déplacé sur Hugo ou Miguel Rojas, qu’il suffisait que les déclarations disculpatoires soulèvent un doute raisonnable et que l’accusé avait droit au bénéfice d’un tel doute. Dans ses explications au sujet du poids relatif susceptible d’être attribué aux déclarations, le juge du procès n’a pas outrepassé ses attributions. Il était clair que l’évaluation de la crédibilité des déclarations relevait entièrement du jury. Je suis donc d’accord avec la Cour d’appel pour conclure que, en l’espèce, la directive Duncan ne constituait pas une erreur justifiant l’infirmation de la décision.

[48] Par ces motifs, je suis d’avis de rejeter les pourvois.

Pourvois rejetés.

Procureur de l’appelant Miguel Rojas : Gil D. McKinnon, Vancouver.

Procureur de l’appelant Hugo Rojas : Matthew A. Nathanson, Vancouver.

Procureur de l’intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.


Sens de l'arrêt : Les pourvois sont rejetés

Analyses

Droit criminel - Directives au jury - Directive de type Vetrovec - Procès conjoint de deux personnes accusées de meurtre - Témoignage d’un complice sur des déclarations extrajudiciaires lui ayant été faites par les deux accusés - La directive de type Vetrovec a‑t‑elle en fait permis au jury d’utiliser de façon inacceptable des déclarations admissibles à l’encontre d’un seul accusé pour évaluer la crédibilité du témoignage du complice à l’égard de l’autre accusé? - Le juge du procès aurait‑il dû demander au jury de procéder, pour chaque accusé, à une évaluation distincte de la crédibilité du complice?.

Droit criminel - Directives au jury - Directive de type Duncan - Procès conjoint de deux personnes accusées de meurtre - Déclarations extrajudiciaires des deux accusés comportant à la fois des éléments inculpatoires et des éléments disculpatoires - Directive du juge du procès au jury indiquant que les déclarations incriminantes sont probablement vraies alors que les excuses invoquées par une personne pour justifier son comportement n’ont pas nécessairement la même valeur persuasive - Cette directive était‑elle erronée? - La directive a‑t‑elle induit le jury en erreur?.

Deux frères, HR et MR, ont été accusés de meurtre au deuxième degré. La preuve qui a été présentée contre eux durant leur procès conjoint devant jury était en grande partie circonstancielle, à l’exception de plusieurs déclarations faites par eux à M dans les jours qui ont suivi le meurtre. M, un locataire de la maison où vivaient les deux accusés et où la victime a été tuée, a témoigné avoir rencontré HR et MR le soir du meurtre, alors que ceux‑ci arrivaient chez eux. HR est entré dans la maison, et MR a alors confié à M qu’il allait partir plus tard ce soir‑là, « [c]ar on vient de descendre quelqu’un. » M a également témoigné que, le lendemain, il est retourné à la maison et il a parlé avec HR, qui lui a dit : « . . . je crois que mon frère t’a déjà dit quelque chose [. . .] Maintenant, tu es dans le coup. [. . .] Je veux que tu ailles brûler une auto. . . » HR a expliqué à M que son frère avait conduit la voiture en question et qu’il craignait qu’un expert en criminalistique parvienne à identifier les cheveux de ce dernier. M a déclaré avoir acheté de l’essence pour qu’on mette le feu à la voiture. M a témoigné qu’il ne savait pas que le corps de la victime se trouvait à l’intérieur du véhicule. M a déclaré que la semaine suivante, alors qu’il se trouvait à la maison avec HR, il lui a demandé des explications au sujet du cadavre dans la voiture. HR lui aurait montré un endroit dans l’appartement, à l’étage, en lui disant « [o]n l’a descendu -- on l’a descendu ici, on l’a fait juste ici. . . ». Un enregistrement vidéo d’une déclaration faite par MR à la police avant son arrestation a été mis en preuve. Dans sa déclaration, MR disait avoir parlé à la victime le jour du meurtre, mais ignorer qui l’avait tuée. Il niait être mêlé de quelque façon que ce soit à la mort de la victime. D’autres déclarations extrajudiciaires, comprenant à la fois des éléments inculpatoires et des éléments disculpatoires, ont été mises en preuve. Les deux accusés ont été déclarés coupables. En appel, ils ont invoqué plusieurs erreurs de droit dans l’exposé du juge au jury. La Cour d’appel a maintenu les déclarations de culpabilité. Les accusés ont fait valoir deux moyens d’appel devant notre Cour : (1) le juge du procès aurait eu tort de permettre au jury de tenir compte de déclarations extrajudiciaires admissibles contre un seul des accusés pour renforcer la crédibilité d’un témoin douteux à l’égard de faits impliquant le coaccusé; (2) le juge aurait formulé une directive erronée au jury en lui disant que les déclarations disculpatoires n’ont pas nécessairement le même poids que les déclarations inculpatoires.

Arrêt : Les pourvois sont rejetés.

Les directives du juge du procès au jury concernant l’évaluation de la crédibilité de M ne sont entachées d’aucune erreur. Le juge a fermement mis le jury en garde contre l’utilisation de ce témoignage en l’absence de confirmation indépendante et a signalé au jury certains aspects de ce témoignage à l’égard desquels il existait de possibles éléments de preuve confirmatoires ou contradictoires. À aucun moment, le juge n’a dit au jury qu’il pouvait s’appuyer sur les déclarations de HR pour confirmer le témoignage de M sur des faits impliquant MR, ou vice‑versa. Au contraire, le juge a à plusieurs reprises précisé au jury de ne pas utiliser les déclarations d’un accusé contre l’autre et de rendre une décision distincte à l’égard de chaque accusé après avoir examiné minutieusement la preuve admissible à l’égard de cet accusé. Vu la nature intangible de toute évaluation de la crédibilité, il est inévitable que l’ensemble de la preuve soumise au jury à l’occasion d’un procès conjoint, y compris des éléments se rapportant à un seul des coaccusés, influe d’une façon ou d’une autre sur l’évaluation de la crédibilité générale du témoin. Cela ne constitue pas, comme on le prétend, une utilisation inacceptable des déclarations extrajudiciaires. [3] [25‑26]

Dans les cas où des déclarations d’un accusé comportent à la fois des éléments inculpatoires et des éléments disculpatoires, le juge du procès devrait s’abstenir d’indiquer au jury que les passages incriminants sont probablement vrais, « car sinon pourquoi l’intéressé aurait‑il dit de telles choses? », mais que les éléments constituant des excuses n’ont pas nécessairement le même poids. Il est dangereux de donner au jury des directives indiquant qu’il faut accorder plus de poids aux déclarations inculpatoires qu’aux déclarations disculpatoires. Toutefois, l’effet d’une directive sur les « déclarations mixtes » (ou directive de type Duncan) peut varier substantiellement, suivant la teneur précise de la directive et son contexte. Il faut donc dans chaque cas déterminer si la directive est entachée d’une erreur qui justifie l’infirmation de la décision, eu égard à l’ensemble de l’exposé au jury et de la preuve soumise au procès. En l’espèce, considérée dans son contexte, la directive de type Duncan n’était pas erronée. Il ressortait clairement de l’exposé que le fardeau de la preuve n’avait pas été déplacé sur HR ou MR, qu’il suffisait que les déclarations disculpatoires soulèvent un doute raisonnable et que l’accusé avait droit au bénéfice d’un tel doute. Il ressortait en outre clairement que l’évaluation de la crédibilité des déclarations relevait entièrement du jury. [4‑5] [47]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Rojas

Références :

Jurisprudence
Arrêt approuvé : R. c. David (2006), 213 C.C.C. (3d) 64, 2006 BCCA 412
arrêts mentionnés : Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811
R. c. Perciballi, [2002] 2 R.C.S. 761, 2002 CSC 51, conf. (2001), 54 O.R. (3d) 346
R. c. Duncan (1981), 73 Cr. App. R. 359
R. c. Baskerville, [1916] 2 K.B. 658
R. c. Sharp, [1988] 1 W.L.R. 7
R. c. Aziz, [1995] 2 Cr. App. R. 478
R. c. Ryznar, [1986] 6 W.W.R. 210
R. c. Harrison (2001), 156 C.C.C. (3d) 117, 2001 BCCA 272
R. c. Leblanc (2001), 162 C.C.C. (3d) 74
R. c. Samuels (2005), 196 C.C.C. (3d) 403
R. c. Hodgson, [1998] 2 R.C.S. 449
R. c. Simpson, [1988] 1 R.C.S. 3
R. c. Hughes, [1942] R.C.S. 517
R. c. Gunning, [2005] 1 R.C.S. 627, 2005 CSC 27
R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345.

Proposition de citation de la décision: R. c. Rojas, 2008 CSC 56 (24 octobre 2008)


Origine de la décision
Date de la décision : 24/10/2008
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2008 CSC 56 ?
Numéro d'affaires : 32087, 32080
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-10-24;2008.csc.56 ?
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