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21/11/2008 | CANADA | N°2008_CSC_66

Canada | Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d'assurances, 2008 CSC 66 (21 novembre 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances, [2008] 3 R.C.S. 453, 2008 CSC 66

Date : 20081121

Dossier : 32062

Entre :

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada,

Grand Trunk Western Railroad Incorporated et

St. Clair Tunnel Company

Appelantes

et

Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances,

Axa Assurances Inc., Compagnie d’assurance

Continental Casualty du Canada, Reliance Insurance


Company, Aviva Canada Inc. et

St. Paul Fire and Marine Insurance Company

Intimées

Traduction française officielle

Coram : La juge ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances, [2008] 3 R.C.S. 453, 2008 CSC 66

Date : 20081121

Dossier : 32062

Entre :

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada,

Grand Trunk Western Railroad Incorporated et

St. Clair Tunnel Company

Appelantes

et

Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances,

Axa Assurances Inc., Compagnie d’assurance

Continental Casualty du Canada, Reliance Insurance

Company, Aviva Canada Inc. et

St. Paul Fire and Marine Insurance Company

Intimées

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 68)

Motifs dissidents :

(par. 69 à 131)

Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel et Abella)

Le juge Rothstein (avec l’accord des juges Deschamps et Charron)

______________________________

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances, [2008] 3 R.C.S. 453, 2008 CSC 66

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada,

Grand Trunk Western Railroad Incorporated et

St. Clair Tunnel Company Appelantes

c.

Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances,

Axa Assurances Inc., Compagnie d’assurance

Continental Casualty du Canada, Reliance Insurance

Company, Aviva Canada Inc. et

St. Paul Fire and Marine Insurance Company Intimées

Répertorié : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances

Référence neutre : 2008 CSC 66.

No du greffe : 32062.

2008 : 14 mai; 2008 : 21 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg, Cronk et Lang) (2007), 48 C.C.L.I. (4th) 161, 222 O.A.C. 129, 85 O.R. (3d) 186, 59 C.L.R. (3d) 169, [2007] I.L.R. ¶1‑4591, [2007] O.J. No. 1077 (QL), 2007 CarswellOnt 1706, 2007 ONCA 209, qui a infirmé une décision du juge Ground (2004), 15 C.C.L.I. (4th) 1, [2004] O.T.C. 851, [2004] O.J. No. 4086 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Deschamps, Charron et Rothstein sont dissidents.

Guy Pratte, Richard H. Shaban et Sharon C. Vogel, pour les appelantes.

Earl A. Cherniak, c.r., David Liblong et Kirk F. Stevens, pour les intimées.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel et Abella rendu par

[1] Le juge Binnie — Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à interpréter une police d’assurance « tous risques » négociée par les appelantes (collectivement appelés le « CN ») avec les assureurs intimés à l’égard de la construction, à l’automne 1993, d’un tunnel ferroviaire sous la rivière St. Clair, entre Sarnia, en Ontario, et Port Huron, au Michigan. Le CN a payé une prime de 890 000 $. Le tunnelier, pièce d’équipement imposante avec une tête de coupe de 32 pieds (9,5 mètres) de diamètre et un corps de 278 pieds (83 mètres) de longueur, a été arrêté quand des déblais se sont infiltrés dans la tête de coupe et ont menacé l’intégrité du roulement principal qui faisait avancer la machine. Le projet a été retardé de 229 jours et, de ce fait, son coût a considérablement augmenté. Des réparations ont été effectuées et le forage du tunnel a finalement été mené à terme le 8 décembre 1994.

[2] Le CN avait négocié avec les assureurs une police d’assurance des constructeurs qui l’assurait contre [traduction] « TOUS LES RISQUES de pertes ou de dommages matériels directs [. . .] à l’égard de [. . .] [t]ous les biens réels et personnels de quelque nature et qualité notamment le tunnelier », mais excluait à la fois « les frais engagés pour remédier [. . .] à une conception défectueuse ou inadéquate » et « le vice inhérent ».

[3] Les ingénieurs concepteurs prévoyaient que le tunnelier devrait résister à une pression de 6 000 tonnes métriques exercée par le poids de la terre et de l’eau qui se trouveraient au‑dessus de lui à mesure qu’il avancerait sous la rivière. Le tunnelier a été conçu pour être adapté à cette pression. Le juge de première instance a conclu que, en dépit de sa défaillance, la conception innovante du tunnelier était [traduction] « adaptée », selon les connaissances en ingénierie de l’époque, à tous les risques prévisibles que posait le forage du tunnel ((2004), 15 C.C.L.I. (4th) 1, par. 76). Il a reconnu qu’au bout du compte la conception s’était avérée déficiente, mais a estimé qu’elle n’était ni [traduction] « défectueuse » ni « inadéquate » au regard de l’état de la technique au moment où elle avait été achevée. Il a conclu que la conception parait non seulement à tous les risques raisonnablement prévisibles, mais aussi à tous les risques prévisibles, aussi éloignés ou improbables soient‑ils. (Il n’a pas utilisé l’expression « état de la technique », mais comme je l’expliquerai ultérieurement, c’est ainsi que j’interprète ses motifs.) Il a donc condamné les assureurs à verser au CN la somme de 29 582 638,90 $, y compris l’intérêt avant jugement, plus des dépens de 1 150 837,35 $.

[4] La Cour d’appel de l’Ontario, à la majorité, a accueilli l’appel ((2007), 48 C.C.L.I. (4th) 161, 2007 ONCA 209). À son avis, une erreur de conception peut dépendre de la négligence du concepteur, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Une conception doit [traduction] « “prendre en compte”, “être adapté à”, “prévoir” et “résister à” tous les risques prévisibles » (par. 62 (je souligne)) aussi éloignés ou improbables soient‑ils. Si, dans ces circonstances, une défaillance était attribuable à la « conception », la clause d’exclusion s’appliquerait. À mon avis, cette conclusion fait fi des adjectifs « défectueuse ou inadéquate » qui figurent dans la clause d’exclusion et en étend considérablement la portée.

[5] À mon avis, le CN bénéficiait d’une meilleure protection aux termes de la police « tous risques » que celle que les juges majoritaires de la Cour d’appel étaient disposés à lui reconnaître. À la conclusion du contrat, toutes les parties savaient qu’il s’agissait du plus gros tunnelier à pression de terre jamais construit. On a fait appel à d’éminents experts pour obtenir ce qui a été décrit comme une machine [traduction] « à la fine pointe de la technologie » (pièce 6, d.a., p. 744). La police « tous risques » était rédigée de façon à couvrir les dommages matériels causés à une machine innovante presque aussi longue qu’un terrain de football, dont les performances avaient jusque‑là été hors d’atteinte. La police n’excluait pas toutes les pertes attribuables à « la conception », mais seulement celles imputables à une « conception défectueuse ou inadéquate ». La conception exploitait au maximum l’état de la technique, mais laissait subsister un risque résiduel. Une défaillance n’est pas assimilable à une faute ou à une irrégularité. Selon moi, les assureurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de prouver que la perte tombait sous le coup de la clause d’exclusion. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

I. Les faits

[6] Au début des années 1990, le CN a établi une procédure détaillée et complexe pour la conception et la construction d’un tunnelier sur mesure. Un comité technique composé d’entrepreneurs et d’experts‑conseils spécialisés en matière de forage de tunnels a été créé pour donner des conseils sur les paramètres de conception. Le travail de ce comité était chapeauté par un comité de direction, chargé des grandes orientations. Un comité d’examen technique et de surveillance conseillait le CN à propos du projet dans son ensemble. La conception d’un tunnelier répondant aux attentes représentait un véritable défi.

A. Le tunnelier

[7] Le tunnelier a une forme cylindrique. L’avant de la machine fore le tunnel de manière telle que la surface au‑dessus ne peut ni s’affaisser ni se soulever, tandis que l’arrière évacue les déblais et pose les voussoirs. La tête de coupe ressemble à une étoile. C’est elle qui porte divers outils de coupe. Lorsque le tunnelier est en marche, la tête de coupe tourne pendant que le bouclier avant demeure immobile, grâce à des roulements à rouleaux.

[8] Le roulement principal engendre une poussée hydraulique qui propulse l’outil de coupe contre le front de taille. Pour protéger le roulement contre les dommages que pourrait causer le sol et d’autres matières excavées, les concepteurs ont prévu un système d’étanchéité unique et de haute technicité, dont la fonction est d’empêcher l’« infiltration de débris » dans le roulement principal et la fuite des lubrifiants sous pression. Dans le cas du présent tunnelier, le système était constitué de 26 joints d’étanchéité distincts, lubrifiés par l’injection constante de graisse sous pression. Les 26 joints formaient un manchon : pour atteindre le roulement principal, les déblais devaient traverser les 26 joints. Selon les meilleurs ingénieurs‑conseils, l’agencement des joints d’étanchéité du tunnelier offrait une marge de sécurité proche de la redondance. Chacun des 26 joints fonctionnait indépendamment des autres.

[9] Les tolérances de conception étaient précises et exigeantes. Ainsi, un jeu de six (plus ou moins trois) millimètres devait être maintenu entre la tête de coupe rotative et le bouclier fixe. Un jeu plus grand (environ 9 millimètres) qui serait survenu durant l’utilisation aurait permis aux débris de pénétrer et au lubrifiant de s’échapper. Un jeu trop petit (moins de 3 millimètres) pouvait entraîner l’écrasement des joints d’étanchéité. Les joints ainsi déformés seraient devenus inefficaces : ils n’auraient pu rattraper les fluctuations du jeu à mesure de l’avancement du tunnelier. Cette tolérance était minuscule par rapport à la dimension de la tête de coupe (3 millimètres par rapport à 9 500 millimètres).

B. Le constructeur du tunnelier

[10] Lovat Tunnel Equipment Inc., une société possédant une vaste expérience dans la construction de tunneliers, a été sélectionnée par le CN pour construire le tunnelier. Lovat était responsable de la conception détaillée et de la construction de la machine qui était environ 25 p. 100 plus grosse que le plus gros tunnelier construit jusque‑là par Lovat. De fait, il s’agissait à l’époque du plus gros tunnelier de son genre au monde.

[11] Lovat a retenu les services de Wardrop Engineering Inc. pour déterminer dans quelle mesure les pièces en acier — y compris la jupe, la tête de coupe, la bride de la tête de coupe, les roulements (y compris les joints d’étanchéité) et le bouclier fixe — fléchiraient sous les pressions de service prévues. La conception posait des problèmes tout à fait particuliers parce que, malgré toute l’expérience acquise par Lovat lors de la conception et de la construction de 124 tunneliers, toutes ces machines étaient des modèles uniques, chacune conçue pour une application précise.

[12] Les analyses et simulations informatiques de Wardrop permettaient de prévoir, d’une part, comment les éléments du tunnelier allaient réagir aux charges et contraintes attendues, notamment si, et dans quelle mesure, les composantes critiques de la machine allaient fléchir dans les conditions présumées et, d’autre part, les effets qu’allaient entraîner ces flexions sur la capacité de fonctionnement de la machine.

[13] Depuis plus de 300 ans, les ingénieurs connaissent la loi de Hooke selon laquelle l’acier de construction fléchit (c.‑à‑d. plie) sous la charge ou la pression. Une flexion différentielle se produit lorsque deux composantes adjacentes (c.‑à‑d. la tête de coupe mobile et le bouclier fixe) se rapprochent ou s’éloignent l’une de l’autre. Cela aussi est prévu et acceptable, dans les limites des tolérances admises. La flexion différentielle est dite excessive lorsque le rapprochement ou l’éloignement de structures va au‑delà des tolérances admises entraînant ainsi une défaillance. (Ce genre de défaillance s’est avérée être à l’origine du problème du tunnelier.)

[14] Au terme d’une analyse approfondie, Wardrop a émis l’avis que le tunnelier, tel qu’il avait été conçu, était [traduction] « capable de résister aux charges appliquées ». Les composantes du tunnelier [traduction] « fléchiraient » sous diverses charges, mais sans se rompre ni se déformer. Wardrop n’a pas modélisé la flexion relative prévue de toutes les composantes assemblées parce qu’elle estimait, tout comme Lovat, que, à la lumière de l’expertise disponible, une telle analyse montrerait une plus grande rigidité et, partant, une flexion réduite. Wardrop a écrit ce qui suit :

[traduction] Nous pensons que l’analyse plus détaillée indiquerait une flexion réduite de la plaque d’appui, du fait de la rigidité accrue du palier de poussée, de la tête de coupe et de l’interface de la plaque d’appui.

(Rapport Wardrop, p. 4)

[15] En outre, Lovat et Wardrop ont fait un « exercice de superposition » (superposant des calculs plutôt que des images), qui combinait les calculs de flexion des diverses composantes, pour voir si celles‑ci allaient afficher une flexion différentielle inacceptable. Les résultats de cette analyse complémentaire ont convaincu Lovat et Wardrop qu’il n’y aurait aucune flexion différentielle excessive. Même s’il ne l’a pas exprimé en ces termes, le juge de première instance a conclu en substance que le tunnelier avait été conçu conformément à l’état de la technique.

C. La défaillance du tunnelier

[16] Le tunnelier a commencé à percer le tunnel en novembre 1993. Quelque deux mois plus tard, après le creusement d’environ 14 p. 100 de la longueur prévue, mais avant que la rivière soit atteinte, les ingénieurs ont découvert que des déblais avaient atteint les chambres du roulement principal. Les travaux ont été interrompus. Un puits vertical a été creusé de la surface au niveau du tunnelier qui a été amené à la base de ce puits et réparé. Lovat a nettoyé le roulement principal et a apporté des modifications destinées à renforcer le tunnelier. Ainsi, la configuration des joints d’étanchéité a été changée et une « bague d’usure » en bronze a été ajoutée au bouclier. Ces modifications ont coûté 742 685,87 $. On a ensuite repris les travaux sans constater aucune autre pénétration de déblais.

D. La bataille des experts

[17] Pour l’expert du CN, Leslie G. Hampson, la flexion différentielle excessive du système d’étanchéité était imprévisible, inattendue, incompatible avec l’expérience antérieure, et ne pouvait être constatée que rétrospectivement. Le mécanisme précis de la défaillance n’avait d’ailleurs pas été établi. Les conditions externes n’étaient pas plus hostiles que prévu. Une certaine flexion différentielle était inévitable et prévisible, mais tel n’était pas le cas d’une flexion différentielle excessive, suffisante pour écraser certains des joints d’étanchéité et laisser pénétrer des déblais. À l’appui de son opinion quant à l’existence des limites de l’état de l’expertise technique à quelque moment que ce soit, M. Hampson a donné quelques exemples de défaillances techniques antérieures :

[traduction] On compte de célèbres exemples d’échecs sur le chemin des progrès technologiques tels les fissures de fatigue qui prenaient naissance aux hublots dans la structure de l’avion Comet 1 et l’effondrement du pont au-dessus de Tacoma Narrows découlant de fortes oscillations dues au vent. Les concepteurs d’avions et de ponts ont énormément appris de ces accidents — mais il fallait d’abord que surviennent ces échecs.

(Deuxième rapport de M. Hampson, p. 6)

[18] L’expert de l’assureur, M. Norbert K. Becker, n’était pas d’accord. Selon lui, les ingénieurs de Lovat savaient ou auraient dû savoir que le système d’étanchéité de la machine était vulnérable, en raison des [traduction] « énormes sollicitations » qui allaient lui être transmises par la tête de coupe. Le risque de défaillance du système d’étanchéité attribuable à une flexion différentielle excessive aurait pu être éliminé si le système en question avait été modifié dès le départ (ainsi qu’il l’a été au moment de la réparation du tunnelier). L’expert a conclu que la conception structurale de la machine n’était pas adaptée aux risques aisément prévisibles. Selon M. Becker, la conception du tunnelier était défectueuse et inadéquate.

[19] Après avoir entendu une preuve substantielle et contradictoire, le juge de première instance a retenu l’opinion de M. Hampson et donné des motifs détaillés pour justifier sa préférence, invoquant notamment la plus grande expertise de M. Hampson relativement aux questions en cause.

[20] La demande d’indemnisation présentée à Lovat par le CN en vertu de la garantie a été réglée par la voie de l’arbitrage (motifs de première instance, par. 169).

II. Clauses pertinentes du contrat d’assurance

[20a] [traduction]

PARTIE I ‑ ASSURANCE DES CONSTRUCTEURS

1. NATURE ET ÉTENDUE DE L’ASSURANCE :

La présente police, sous réserve des restrictions, exclusions et conditions stipulées ci‑après, couvre, à l’égard des événements qui surviennent pendant la durée de la présente police, TOUS LES RISQUES de pertes ou de dommages matériels directs, y compris les frais d’avarie commune et de sauvetage, à l’égard de :

a) tous les biens réels et personnels de quelque nature et qualité, notamment le [tunnelier] . . .;

. . .

3. EXCLUSIONS : La présente police ne couvre pas :

. . .

d) les frais engagés pour remédier

(i) à des matériaux défectueux ou inadéquats;

(ii) à une construction ou à une exécution défectueuse ou inadéquate;

(iii) à une conception défectueuse ou inadéquate

l’assurance devant néanmoins produire ses effets en ce qui concerne les sinistres entraînés par voie de conséquence s’ils sont couverts par ailleurs et ne sont pas autrement exclus . . . :

e) l’usure normale, le vice inhérent, l’entretien normal et la remise en bon état normale; mais la présente exclusion ne s’applique pas à la perte qui en résulte et n’est pas autrement exclue par la présente police;

. . .

PARTIE II ‑ RETARD DANS L’OUVERTURE

1. NATURE ET ÉTENDUE DE L’ASSURANCE :

La présente partie de la police couvre la perte résultant directement d’un retard, par rapport à la date prévue, dans le début de l’utilisation et/ou de l’occupation des installations à construire, dû à une perte ou à un dommage causé à tout bien utilisé ou devant être utilisé dans le cadre des travaux de construction ou de façon accessoire à ces travaux, imputable à un risque couvert en vertu de la partie I de la présente police . . .

(Je souligne.)

III. Décisions des juridictions inférieures

A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (2004), 15 C.C.L.I. (4th) 1

[21] Après avoir examiné attentivement la jurisprudence, le juge Ground a conclu que [traduction] « selon le droit en vigueur en Ontario, la norme applicable pour déterminer si une conception était défectueuse ou inadéquate est la suivante : le bien assuré doit être conçu pour être adapté à tous les risques prévisibles, aussi improbables et éloignés soient‑ils » (par. 54). Il était clair que [traduction] « Lovat avait l’entière responsabilité » de la conception détaillée et de l’intégrité structurale de la machine « et que, en ce qui concerne la flexion des composantes du tunnelier, toutes les analyses détaillées et les calculs ont été faits par Wardrop au nom de Lovat, ou par Lovat à l’aide des résultats obtenus par Wardrop dans le cadre de son analyse par éléments finis » (par. 69). Il n’existait aucune preuve d’une défaillance similaire des 124 tunneliers déjà construits par Lovat, bien qu’un grand nombre ait été doté de systèmes d’étanchéité similaires.

[22] Le juge de première instance n’était pas d’accord avec les assureurs qui prétendaient que, vu la défaillance de la machine en novembre 1993 et la modification par laquelle on a réussi à empêcher que cela se reproduise, le risque aurait dû être prévu et les problèmes réglés dès le départ. Il a conclu ainsi :

[traduction] L’ensemble de la preuve concorde pour établir que les experts ou les autres personnes concernées, qui avaient une expérience considérable dans la conception et la fabrication de tunneliers et les projets de forage de tunnels, n’ont exprimé aucune crainte quant à la possibilité que la flexion différentielle nuise au système d’étanchéité. En outre, la conception du tunnelier et les analyses des diverses composantes n’ont pas révélé la possibilité de la défaillance survenue. Il me semble dès lors injustifié sur le plan de la logique de conclure que, parce qu’une défaillance est réellement survenue et qu’elle a été corrigée, il aurait fallu la prévoir dès le départ. [par. 75]

B. Cour d’appel de l’Ontario (2007), 48 C.C.L.I. (4th) 161, 2007 ONCA 209

(1) La position majoritaire (les juges Rosenberg et Cronk)

[23] Les juges Rosenberg et Cronk ont accueilli l’appel, concluant que la conception du tunnelier était bel et bien défectueuse au sens de la clause d’exclusion. Ils ont convenu qu’il incombait aux assureurs d’établir que la perte était visée par la clause d’exclusion de la police. Ils ont accepté pour l’essentiel le critère juridique formulé par le juge de première instance, mais non la façon dont il a été appliqué aux faits :

[traduction] À notre avis, la formulation de la norme de prévisibilité retenue par le juge de première instance reconnaissait à bon droit que, pour satisfaire à cette norme, il faut prouver que tous les risques prévisibles ont été cernés et qu’il y a été paré dans la conception en cause. La simple reconnaissance d’un risque prévisible ne suffit pas. La «—prise en compte » d’un risque prévisible signifie que le risque a été cerné et que des mesures sont prises dans la conception pour parer au risque en question. Suivant la norme de prévisibilité, l’absence de défectuosité et le caractère adéquat de la conception ne sauraient sans cela être établis. À notre avis, le fait d’élaborer des mesures pour parer à un risque prévisible ne rend pas non plus ce risque imprévisible. Cela signifie simplement que la conception applicable a prévu le risque, c’est‑à‑dire que le risque a été cerné et qu’il y a été paré dans la conception en vue d’en prévenir la réalisation, et que la norme de prévisibilité est ainsi respectée. Dans ce contexte, nous convenons que la norme de prévisibilité exige que la conception pertinente « prenne en compte », « soit adaptée à », « prévoie » et « résiste à » tous les risques prévisibles. [Je souligne; par. 62.]

(Une différence fondamentale entre leur opinion et la formulation de celle du juge de première instance semble résider dans le fait qu’il a conclu que [traduction] « le tunnelier doit être conçu pour résister à tous les risques prévisibles » (par. 174 (je souligne)), tandis que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont jugé qu’il faut prouver, avec le recul, que la conception a effectivement résisté à tous les risques prévisibles.) Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont souligné que le juge de première instance n’avait guère vu de différence entre les opinions des experts sur l’origine de la défaillance du tunnelier. La question controversée était celle de savoir si le risque de flexion différentielle excessive était prévisible ou non au moment de la conception du tunnelier. Selon les juges Rosenberg et Cronk, les conclusions du juge de première instance à propos de la prévisibilité étaient entachées d’une erreur justifiant l’infirmation à quatre égards. Premièrement, en acceptant l’opinion d’expert de M. Hampson selon laquelle la flexion différentielle excessive n’était pas prévisible, le juge de première instance a omis de tenir compte de l’aveu de M. Lovat, qui a déclaré avoir su à l’avance que si les brides d’étanchéité du tunnelier et le bouclier fixe ne fléchissaient pas dans la même mesure, il y aurait une flexion différentielle dans l’espace critique permettant aux joints d’étanchéité de fonctionner. [traduction] « [S]elon Rick Lovat, ce type de risque était connu de Lovat ou de ses mandataires qui les avaient étudiés » (par. 89).

[24] Deuxièmement, le juge de première instance s’est fondé sur le fait que le comité technique formé d’experts constitué par le CN avait accepté l’analyse de Wardrop et la conception de Lovat. Or, il ressortait des conclusions du juge lui‑même que le comité de conception avait posé bien peu de questions à propos du système d’étanchéité ou du risque de flexion différentielle.

[25] Troisièmement, le juge de première instance n’a pas fait de distinction entre la prévisibilité du risque de la défaillance survenue et la prévisibilité du mécanisme précis par lequel ce risque pouvait se manifester par un dommage matériel à la machine. Il a amalgamé la prévisibilité du type de risque et l’ampleur de ce risque. La défaillance de la machine n’était pas imputable à une cause extérieure au tunnelier, mais à la conception elle‑même.

[26] Quatrièmement, accorder une indemnisation dans une affaire où un risque connu s’est matérialisé équivaudrait à faire de la police d’assurance une garantie. La police d’assurance, en l’espèce, n’était pas censée être une garantie que la machine répondrait à l’usage auquel on la destinait ou une garantie contre le risque d’erreur de conception.

[27] En ce qui concerne l’argument subsidiaire du CN selon lequel, même si la clause d’exclusion relative à la conception défectueuse ou inadéquate s’appliquait, il pouvait tout de même être indemnisé pour la perte ou le dommage entraîné par voie de conséquence, le juge de première instance avait conclu à juste titre que [traduction]—« l’assurance contre un retard dans l’ouverture prévue dans la partie II couvre la perte financière indirecte seulement dans la mesure où la perte financière découle d’une perte ou d’un dommage assuré subi par le bien assuré » (par. 138). Comme aucune indemnisation n’était possible en vertu de partie I, il ne pouvait y avoir une indemnisation en vertu de la partie II pour des pertes connexes. La décision de première instance a été annulée et l’action a été rejetée.

(2) La dissidence (la juge Lang)

[28] La juge Lang a conclu que, même dans le cas où elle reconnaîtrait l’existence des erreurs de fait reprochées au juge de première instance par ses collègues, l’exception ne s’appliquerait pas en l’espèce. Selon la norme relative à la prévisibilité formulée dans Foundation Co. of Canada Ltd. c. American Home Assurance Co. (1995), 25 O.R. (3d) 36 (Div. gén.), la conception devait prendre en compte tous les risques prévisibles. Cela a été fait. Mais contrairement au critère énoncé dans Foundation, celui énoncé par les juges majoritaires en l’espèce exige que la conception soit effectivement adaptée à tous les risques prévisibles. Selon la juge Lang, le critère établi par les juges majoritaires était contestable parce que

[traduction] si une conception doit effectivement être adaptée à tous les risques prévisibles, comme le disent mes collègues, cela veut dire que la conception doit répondre à une norme de perfection pour ce qui est de ces risques. [par. 194]

Les assureurs n’avaient fait témoigner aucun expert ayant des titres de compétence équivalents à ceux de l’expert du CN, M. Hampson, pour tenter d’établir que l’analyse clé de Wardrop était fondée sur des données erronées ou qu’une analyse de superposition différente aurait révélé que la conception risquait de causer une flexion différentielle excessive (par. 200). Il n’existait aucune preuve acceptée par le juge de première instance selon laquelle tout autre concepteur aurait effectué des tests supplémentaires ou différents.

[29] La juge Lang a rejeté toute distinction entre les causes internes imprévisibles de la perte et les causes externes imprévisibles. Elle aurait rejeté l’appel et l’appel incident, mais aurait néanmoins fixé au 31 mars 1995 la date à laquelle l’intérêt avant jugement commençait à courir, avec dépens au CN.

IV. Analyse

[30] Certains principes généraux régissant l’interprétation des polices d’assurance ont été énoncés par le juge Estey dans Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888, p. 901 :

Même indépendamment de la doctrine contra proferentem dans la mesure où elle est applicable à l’interprétation des contrats, les règles normales d’interprétation amènent une cour à rechercher une interprétation qui, vu l’ensemble du contrat, tend à traduire et à présenter l’intention véritable des parties au moment où elles ont contracté. Dès lors, on ne doit pas utiliser le sens littéral lorsque cela entraînerait un résultat irréaliste ou qui ne serait pas envisagé dans le climat commercial dans lequel l’assurance a été contractée.

Voir également Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., [1993] 1 R.C.S. 252, p. 268‑269, la juge McLachlin, et Zurich Insurance Co. c. 686234 Ontario Ltd. (2002), 62 O.R. (3d) 447 (C.A.), p. 458.

[31] Ce qui était assuré, en l’espèce, étaient les risques de « pertes ou de dommages matériels » à l’égard des biens de [traduction] « quelque nature et qualité, notamment le [tunnelier] » ainsi que toute perte financière indirecte imputable à un retard dans l’ouverture du tunnel. Le tunnelier a subi un dommage matériel et le retard qui en a résulté a entraîné des pertes financières importantes. Les assureurs sont donc tenus à l’indemnisation prévue par la police à moins qu’ils ne parviennent à établir que le dommage matériel est le résultat d’une [traduction] « conception défectueuse ou inadéquate » ou d’un vice inhérent. Autrement dit, la perte peut avoir été causée par la conception mais, à moins que les assureurs ne prouvent que celle‑ci était « défectueuse ou inadéquate », l’exclusion ne dégage pas les assureurs de leur obligation d’indemnisation. Les assureurs faisaient face dans une large mesure à la même difficulté pour établir qu’il fallait appliquer l’exception liée au « vice inhérent ».

[32] La principale question qui a opposé les juges majoritaires de la Cour d’appel et le juge de première instance était celle de savoir comment devrait être déterminée l’étendue de l’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » dans le cadre d’une police d’assurance « tous risques » qui doit être interprétée dans son ensemble : Parsons c. Standard Five Insurance Co. (1880), 5 R.C.S. 223, p. 238; Consolidated Bathurst, p. 899. Dans Reid Crowther & Partners, la juge McLachlin a noté que « les dispositions concernant la garantie doivent recevoir une interprétation large, et les clauses d’exclusion une interprétation restrictive » (p. 269).

[33] Le CN fait valoir que les clauses de la police doivent aussi être interprétées selon le principe contra proferentem. Or, s’il est vrai que le libellé de l’exception est assez courant pour une police « tous risques », il demeure que la police dans son ensemble avait été négociée entre des parties bien averties. Il s’agissait d’une « police sur mesure » plutôt que d’une police type. L’expression « conception défectueuse ou inadéquate » nécessite une interprétation, mais je ne crois pas qu’elle soit ambiguë. Le principe contra proferentem s’applique uniquement, le cas échéant, [traduction] « lorsque toutes les autres règles d’interprétation ne permettent pas de trouver la solution » : Stevenson c. Reliance Petroleum Ltd., [1956] R.C.S. 936, p. 953. Or, en l’espèce, d’autres règles d’interprétation sont adéquates.

[34] Il incombait aux assureurs de prouver que la perte tombait sous le coup de l’exception : Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164. Ils disent l’avoir fait. La conception a permis la pénétration de déblais dans la tête de coupe. Rien dans la preuve n’indiquait la présence, dans le tunnel, de conditions imprévues « extérieures » au tunnelier. La conception du tunnelier était « adaptée » aux risques prévisibles et les a « pris en compte », mais en fin de compte elle n’y a pas « résisté ». Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’incapacité à « résister » aux risques prévisibles (et prévus) constituait la preuve prima facie d’une « conception défectueuse ou inadéquate ». La conclusion du juge de première instance selon laquelle la cause du dommage matériel subi par le tunnelier [traduction] « était la flexion différentielle excessive de composantes du tunnelier, à laquelle le tunnelier ne pouvait résister et qui a endommagé le système d’étanchéité, ce qui a permis à des déblais et à d’autres matières étrangères de pénétrer dans le roulement principal » (par. 66) a été un élément crucial de la conclusion des juges majoritaires en Cour d’appel.

[35] Toutefois, au par. 75 de ses motifs, le juge de première instance a aussi adopté la conclusion de M. Hampson, qui a écrit :

[traduction] [Il] n’est pas réaliste de penser que tous les problèmes potentiels peuvent et devraient toujours être cernés, ou que les problèmes mis en évidence rétrospectivement auraient dans tous les cas dû être décelés. M. Becker [l’expert de la défense] ne présente aucune preuve donnant à penser que l’approche technique de Lovat n’était pas rigoureuse, mis à part l’argument quelque peu tautologique selon lequel, parce que la défaillance s’est produite, elle aurait dû être évitée.

. . .

Il y a certainement des défaillances causées par l’incompétence, l’ignorance, l’inconscience, la confiance aveugle, les erreurs et les renseignements inexacts. Cependant, il y a aussi des défaillances de composantes qui ne pouvaient pas être prévues et sur lesquelles on ne se serait pas focalisé eu égard à l’information disponible au moment considéré. Selon moi, le tunnelier St Clair appartient à cette catégorie. On ne saurait trop insister sur la valeur du regard posé rétrospectivement sur un problème — mais cela est bien différent de la prévisibilité dans le monde réel. [Je souligne; troisième rapport de M. Hampson, p. 5.]

Selon mon interprétation, cela signifie qu’à tout moment il est possible de prévoir des risques, mais que lorsqu’il s’agit de parer à ces risques pour un projet innovateur, il y a inévitablement un écart entre l’état de la technique au jour de leur examen et l’omniscience, c’est‑à‑dire un état de connaissance et de technique parfaites. Cet écart dissimule des risques parmi d’autres risques qui ne sont pas prévisibles [traduction] « eu égard à l’information disponible au moment considéré [. . .] dans le monde réel ». Comme l’a souligné la juge Lang avec beaucoup de bon sens à mon avis, une conception n’est pas « défectueuse ou inadéquate » du simple fait qu’elle n’atteint pas la perfection quant à tous les risques prévisibles (par. 194).

[36] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reproché au juge de première instance d’avoir confondu la prévisibilité d’un type de risque et la prévisibilité du mécanisme particulier par lequel le risque s’est finalement réalisé sous la forme d’un dommage matériel subi par le tunnelier. Il est vrai que les experts ne sont pas arrivés à expliquer le « mécanisme », c’est‑à‑dire la façon dont les déblais sont parvenus à pénétrer dans un manchon de 26 joints d’étanchéité (qu’ils ont appelé, non sans ironie, la « ligne Maginot ») tout en laissant certains des joints intacts. Cependant, l’absence de preuve d’un mécanisme précis, selon mon interprétation des motifs du juge de première instance, ne constituait pas un élément essentiel de ses conclusions. Ses motifs (qui témoignaient aux dires mêmes de la Cour d’appel d’une [traduction] « maîtrise impressionnante du dossier de première instance » (par. 92)) indiquaient clairement qu’il savait parfaitement que la question clé était celle de savoir si la flexion différentielle excessive était un risque prévisible. L’équipe de concepteurs savait que l’incapacité de maintenir la tolérance de 3 millimètres pouvait provoquer la défaillance soudaine du tunnelier. Les motifs du juge de première instance visaient en grande partie à expliquer comment Lovat et Wardrop avaient abordé ce risque et en avaient tenu compte.

[37] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont traité la question du « risque prévisible » de manière très générale. Les ingénieurs savent que le métal fléchit sous l’effet de la pression; un tel risque est donc prévisible. Cependant, le juge de première instance a adopté une approche plus contextuelle, et a conclu que dans le contexte de ce projet bien précis, compte tenu de l’état de la technique, le risque de défaillance dans le contexte de ce mandat, dans les circonstances, n’était tout simplement pas un risque prévisible (ou prévu) par les experts, même en tant que risque éloigné ou improbable. Il a, à juste titre, axé son analyse sur la prévisibilité du risque, et non sur le mécanisme particulier de la défaillance.

A. Le principe formulé dans l’arrêt Queensland

[38] On a fait valoir que chaque fois qu’il est prouvé qu’une perte est imputable à la conception, la défaillance constitue une preuve prima facie que la conception était défectueuse ou inadéquate parce que le produit, tel qu’il a été conçu, s’est avéré impropre à l’usage auquel on le destinait. Ainsi que la Haute Cour de l’Australie l’a fait observer dans Queensland Government Railways c. Manufacturers’ Mutual Insurance, Ltd., [1969] 1 Lloyd’s Rep. 214, l’exception concerne la [traduction] « conception défectueuse », non « le concepteur fautif ». Dans cette affaire, trois piliers de béton d’un pont ferroviaire en construction avaient été emportés par la crue des eaux. La police d’assurance excluait [traduction] « les pertes ou les dommages résultant d’une conception défectueuse ». Un arbitre a attribué l’effondrement à l’incapacité des piliers à résister aux forces transversales du courant de la rivière auxquelles ils ont été exposés. L’arbitre a aussi conclu qu’il était raisonnable pour l’ingénieur concepteur de se fonder sur le fait qu’un pont déjà construit à cet endroit avait tenu bon pendant 50 ans, et que la conception était conforme à l’état de la technique de l’époque. Ces faits ont amené la Haute Cour à infirmer à l’unanimité (5‑0) la sentence arbitrale et à confirmer l’application de l’exception. Le juge en chef Barwick, en son propre nom et au nom de trois autres juges, a déclaré ce qui suit :

[traduction] Concevoir une chose qui ne fonctionnera pas pour la simple raison qu’au moment de la conception, on n’en sait pas assez au sujet des problèmes en jeu et des solutions qui permettraient d’atteindre le résultat souhaité, constitue un exemple assez fréquent de conception défectueuse. [p. 217]

Le juge en chef Barwick n’a pas fondé sa décision sur la prévisibilité du risque d’une crue des eaux [traduction] « plus haute que toute autre jamais enregistrée » (p. 215) bien que le juge Windeyer, dans une opinion concordante, ait considéré une telle crue comme un risque prévisible (p. 219). Le juge en chef Barwick s’est plutôt centré sur la question de [traduction] « l’état de la technique ». Il a écrit :

[traduction] L’arbitre est arrivé à la conclusion que les travaux effectués à l’Université du Queensland dans le cadre de l’enquête sur l’effondrement des piliers « avaient entraîné un élargissement des connaissances en ingénierie » et que, à l’époque où le pont a été conçu,

. . . les connaissances et la pratique en ingénierie ne permettaient pas d’apprécier correctement l’ampleur des forces puissantes auxquelles les piliers d’un pont peuvent devoir résister. [p. 216]

[39] Le professeur Craig Brown a écrit ceci au sujet de l’arrêt Queensland dans Insurance Law in Canada (feuilles mobiles), vol. 2 :

[traduction] Dans Queensland, le tribunal a également souligné que le mot « défectueux » peut vouloir dire soit « causé par les actions inadéquates d’une personne » soit « défectueux, peu importe que le défaut soit ou non causé par les actions inadéquates d’une personne ». Le tribunal a appliqué la seconde définition. Ainsi, il a été plaidé dans d’autres affaires que lorsqu’un sinistre assurable survient, il y a une inférence prima facie que l’exclusion relative à une exécution ou une conception défectueuse s’applique. En d’autres mots, que si la conception n’a pas produit le résultat escompté, elle était forcément défectueuse. On se trouverait cependant ainsi à inverser le fardeau de la preuve quant à l’application de l’exclusion, alors que la police ne contient aucune clause à cet effet. On se trouverait en outre à imposer une responsabilité absolue à l’entrepreneur ou au concepteur et à supprimer dans une large mesure la couverture prévue. Or, il ne peut y avoir de responsabilité absolue parce que l’exclusion est de nature comparative, c’est‑à‑dire qu’elle suppose une comparaison avec une norme et une conclusion selon laquelle la conception ne satisfaisait pas à cette norme. [p. 20‑32 et 20-33]

En fait, dans Queensland, le tribunal a affirmé que la défaillance non seulement parle par elle‑même, mais également, dès lors qu’il est démontré qu’elle est attribuable à la conception, décharge l’assureur de son fardeau de preuve.

[40] En toute déférence, je ne partage pas l’opinion exprimée dans Queensland selon laquelle une conception peut être qualifiée de « défectueuse » alors qu’elle est conforme à l’état de la technique, ainsi que l’a estimé le juge de première instance en l’espèce. (Bien que le juge de première instance n’ait pas utilisé l’expression « état de la technique », je pense que c’est ce qui ressort des extraits de l’opinion de M. Hampson, mentionnés plus haut, qui ont été retenus par le juge de première instance.)

[41] Les tribunaux canadiens ont traditionnellement assimilé la « conception défectueuse » à la négligence du concepteur : Poole‑Pritchard Canadian Ltd. c. Underwriting Members of Lloyds (1969), 71 W.W.R. 684 (C.S. Alb.); Homeco Investments Ltd. c. Canadian General Insurance Co., [1984] O.J. No. 920 (QL) (H.C.J.); Lakeland Development Co. c. Anglo Gibraltar Insurance Group (1993), 10 C.L.R. (2d) 17 (C. Ont. (Div. gén.)). Bien sûr, je conviens que l’exception, comme il a été dit dans Queensland, vise la conception défectueuse et non la faute du concepteur — bien qu’il puisse parfois être difficile de démêler les deux concepts étant donné que pour chaque conception, il doit nécessairement y avoir un concepteur. En dépit de cette difficulté, la conception doit être au centre de l’analyse.

[42] L’arrêt Queensland a été cité par la Cour d’appel de l’Alberta dans Simcoe & Erie General Insurance Co. c. Willowbrook Homes (1964) Ltd., [1980] I.L.R. ¶ 1‑1236. Dans cette affaire, des murs sur un chantier de construction qui avaient été étayés en conformité avec les normes de l’industrie se sont néanmoins effondrés sous la pression causée par une tempête de vent. Les tempêtes de vent étaient un risque prévisible. La protection était exclue parce que, même si, selon la preuve, la conception était conforme à la pratique de l’industrie, une telle pratique ne pouvait pas exonérer l’entrepreneur de sa faute car [traduction] « un entrepreneur pourrait décider de courir le risque de ne faire aucun étayage. Il pourrait difficilement s’attendre, dans un tel cas, à ce que la “conception” ou l’“exécution” ne soit pas considérée comme “défectueuse ou inadéquate” » (p. 882). Ce qui avait été fait dans Willowbrook Homes ne correspondait certainement pas à l’état de la technique.

[43] Queensland a aussi été cité dans Collavino Inc. c. Employers Mutual Liability Insurance Co. of Wisconsin (1984), 5 C.C.L.I. 94 (H.C.J. Ont.). Dans cette affaire, un pont sur chevalets n’avait pas résisté au passage normal des glaces. Non seulement ce passage des glaces était‑il prévisible, mais la conception avait été rejetée par les ingénieurs‑conseils avant la construction, notamment parce qu’[traduction] « [i]l est nécessaire de procéder à un examen des piliers en fonction de la pression des glaces » (p. 96). En dépit de l’avertissement des ingénieurs, l’examen recommandé n’avait pas été effectué et les plans n’avaient pas été modifiés. L’assureur a eu gain de cause.

[44] Queensland a été cité une fois de plus dans B.C. Rail Ltd. c. American Home Assurance Co. (1991), 79 D.L.R. (4th) 729 (C.A.C.‑B.). Un remblai supportant une section d’une voie ferrée s’était affaissé par suite d’une supposition erronée faite par le concepteur à propos des conditions du sol sous‑jacent. La cour a conclu qu’en raison de cette supposition erronée (que le concepteur n’avait pas vérifiée par [traduction] « des analyses de sol, des carottes de forage, des tests sismiques ou de niveaux d’eau avant d’entreprendre la réalisation de la conception » (p. 738)), la conception était défectueuse et l’exclusion s’appliquait.

[45] Bien que l’arrêt Queensland ait été cité dans les décisions dont je viens de faire état, celles‑ci peuvent toutes aussi bien s’expliquer sur la base d’une norme de négligence. Dans la présente espèce, il n’y avait aucune preuve de négligence. Au contraire, les travaux de Lovat et Wardrop étaient conformes à l’état de la technique.

[46] L’arrêt Queensland a également été cité par les tribunaux anglais (voir Kier Construction Ltd. c. Royal Insurance (UK) Ltd. (1992), 30 Con. L.R. 45 (Q.B.), et Hitchens (Hatfield) Ltd. c. Prudential Assurance Co., [1991] 2 Lloyd’s Rep. 580 (C.A.)), mais les analyses qu’on trouve dans ces décisions ne sont guère éclairantes au regard des questions particulières qu’il faut trancher dans la présente cause.

[47] En l’espèce, les assureurs ne s’en tiennent pas strictement à l’approche adoptée dans Queensland. Ils reconnaissent qu’il ne suffit pas que la défaillance survienne et qu’il faut qu’elle survienne dans des conditions qui étaient prévisibles, aussi éloignées ou improbables fussent‑elles. Toutefois, ils estiment que dans un cas où le tunnelier tombe en panne (comme en l’espèce) dans des conditions prévisibles, la conjonction de la défaillance et de la prévisibilité du risque qui a causé le dommage matériel au bien assuré suffirait pour prouver que la conception était prima facie « défectueuse ». Ils estiment ne pas avoir à établir précisément comment la défaillance s’est produite, ni à prouver la négligence de l’équipe de conception. L’exception, répètent‑ils, vise la conception défectueuse et non la faute du concepteur.

[48] L’argument des assureurs est séduisant, mais j’estime qu’il ne devrait pas être retenu. Le CN était en droit de s’assurer contre la possibilité qu’une conception aboutisse à une défaillance, même si elle n’était pas inadéquate ou défectueuse selon l’état de la technique. Les assureurs ne peuvent pas se dégager de leur fardeau de preuve en se fondant uniquement sur l’avantage du regard rétrospectif.

B. La norme établie par l’arrêt Foundation

[49] Dans l’arrêt Foundation, l’assureur avait invoqué l’exclusion relative à la « conception défectueuse » après qu’un batardeau (une digue provisoire permettant la mise à sec par pompage du lit d’un cours d’eau) se fut effondré pendant la construction des piles d’un pont. L’effondrement avait été provoqué par un affaissement localisé et soudain dans le lit sous‑jacent de la rivière, imputable à un mélange inattendu de gaz et de déblais contenant une proportion élevée d’argile gonflante. On aurait pu éviter l’effondrement en enfonçant les pieux davantage, mais cette précaution supplémentaire n’avait pas semblé nécessaire, car la présence combinée de gaz et de certaines conditions du sol (surfaces de glissement) était imprévisible et n’avait pas été découverte lors des analyses du sous‑sol avant la construction. En première instance, la juge Wilson a conclu qu’il était peu probable que d’autres tests, consistant par exemple à faire un autre trou de forage dans chaque batardeau, [traduction] « auraient permis de déceler le problème potentiel » (p. 46). Elle a cité Queensland, mais a refusé de l’appliquer. Elle a plutôt insisté sur la nécessité que le risque précis soit prévisible et que la conception soit confrontée à une norme ou un élément de comparaison connus. Dans un bref jugement manuscrit, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté le pourvoi de l’assureur ([1997] O.J. No. 2332 (QL)). La cause de l’effondrement était connue. L’assureur n’avait pas réussi à prouver l’existence d’une « conception défectueuse ».

[50] L’arrêt Foundation a été appliqué par la juge Lang (alors juge de première instance) dans Algonquin Power (Long Sault) Partnership c. Chubb Insurance Co. of Canada (2003), 50 C.C.L.I. (3d) 107 (C.S.J. Ont.). Dans cette affaire, un barrage hydro‑électrique avait subi une défaillance structurale après avoir été ébranlé par des conditions du sous‑sol qui auraient dû être prises en compte (mais ne l’avaient pas été) dans la conception. La juge de première instance a conclu que la conception du barrage était fondée sur des hypothèses erronées quant aux conditions du sol sous‑jacent, hypothèses qui n’avaient pas été vérifiées convenablement. Le risque était manifestement prévisible, la conception était défectueuse et l’assureur a eu gain de cause.

C. La norme est celle de l’état de la technique

[51] La notion de « conception défectueuse ou inadéquate » suppose l’existence d’une norme comparative à laquelle la conception en cause ne répond pas, comme l’ont dit la juge Wilson dans Foundation et la juge Lang, dissidente en cour d’appel dans la présente affaire. Je suis d’accord avec cette dernière pour dire qu’une conception n’est pas défectueuse ou inadéquate du simple fait qu’elle ne répond pas à une norme de perfection quant à tous les risques prévisibles.

[52] Les assureurs soutiennent qu’une conception qui ne fonctionne pas lorsque survient un risque prévisible entraînerait en soi l’application de l’exemption. Ainsi, pour reprendre les exemples donnés par M. Hampson (et cités par le juge de première instance), les assureurs diraient que la conception du de Havilland Comet I, le premier avion commercial propulsé par des turboréacteurs, était « défectueuse ou inadéquate » en raison du défaut qu’elle recélait et qui fut mis au jour par une série d’écrasements survenus dans des conditions de vol prévisibles au cours des quelques années qui ont suivi sa mise en marché en 1952. Il s’est avéré que la défaillance découlait du fait que la conception n’était pas adaptée à la fatigue du métal provoquée par la tension, un facteur qu’il n’était tout simplement pas possible de prévoir compte tenu de l’état des connaissances en ingénierie. Ce n’est qu’ultérieurement que [traduction] « [l]e recours aux méthodes de la mécanique de la rupture, inutilisées en 1954, [. . .] a permis d’analyser ces fissures dues à la fatigue » (P. A. Withey, « Fatigue Failure of the de Havilland Comet I », Engineering Failure Analysis, vol. 4, no 2, juin 1997, p. 147).

[53] Comme deuxième exemple, M. Hampson a cité le cas de la défaillance du pont de Tacoma Narrows. Ce pont suspendu d’un mille de long situé dans l’état de Washington s’est effondré quatre mois après son ouverture en 1940 par suite de vibrations ou d’oscillations dans la structure provoquées par le vent. La catastrophe n’était pas prévisible compte tenu de l’état de la technique d’alors : J. Koughan, The Collapse of the Tacoma Narrows Bridge, Evaluation of Competing Theories of its Demise, and the Effects of the Disaster of Succeeding Bridge Designs (1996). Évidemment, les conditions éoliennes constituent un risque prévisible dans le contexte de la conception de ponts suspendus. Je comprends donc que selon l’interprétation des assureurs de l’exception stipulée dans la police, même si [traduction] « les connaissances et la pratique en ingénierie ne permettaient pas d’apprécier correctement l’ampleur des forces puissantes » qui se sont exercées sur l’avion Comet et sur le pont suspendu de Tacoma, la preuve d’une telle défaillance dans des conditions de risque prévisible devrait profiter à la compagnie d’assurance. À mon avis, cette approche ne donne pas à la couverture tous risques une interprétation « large, et [aux] clauses d’exclusion une interprétation restrictive » : Reid Crowther & Partners, p. 269. Compte tenu de l’état de la technique d’ingénierie propre à chacune de ces réalisations, ces conceptions innovantes n’étaient pas « inadéquates » au sens où on l’entendrait dans ce que le juge Estey a appelé « le climat commercial dans lequel l’assurance a été contractée ». J’estime que l’interprétation des assureurs produirait un « résultat irréaliste » (Consolidated Bathurst, p. 901). Je suis d’avis que la présence des mots « défectueuse ou inadéquate » signifie que les assureurs ne peuvent se contenter de prouver une défaillance survenue dans les circonstances de la réalisation d’un risque prévisible. Les mots « défectueuse ou inadéquate », et plus particulièrement le mot « inadéquate », exigent que les assureurs prouvent que la conception ne satisfaisait pas à une norme « réaliste ». Une telle norme ne peut exiger rien de plus que la preuve de la conformité de la conception à l’état de la technique. À mon avis, le respect d’une norme de perfection quant à tous les risques prévisibles n’était pas requis compte tenu du libellé utilisé par les parties et il incombait aux assureurs d’établir que l’exclusion s’appliquait.

[54] Pour les motifs exposés dans Willowbrook Homes, la norme de l’« industrie » n’est pas assez élevée. Les entrepreneurs et les concepteurs essaient parfois de prendre des raccourcis pour réduire les coûts. Le cas des nombreuses maisons en copropriété de Vancouver qui « prenaient l’eau » illustre bien la difficulté de lier l’exception de la police «—tous risques » à une norme de l’«—industrie ».

[55] Queensland a souligné — et mon collègue insiste sur ce point — que la question porte sur une « conception—» défectueuse ou inadéquate et non sur un concepteur « fautif ». Cela est vrai jusqu’à un certain point, mais ne scelle manifestement pas l’argument des assureurs. Il est parfaitement possible d’évaluer la conception (comme entité distincte du concepteur) en se demandant si elle satisfait à la norme d’une conception ordinaire, raisonnable et prudente, compte tenu de ce à quoi on pouvait s’attendre dans les circonstances. Cependant, une conception qui survit au critère de la négligence n’est pas pour autant d’une qualité suffisante pour empêcher les assureurs de bénéficier de l’exception. Ces derniers ont le droit d’invoquer l’exemption à moins que la conception n’ait satisfait aux normes les plus élevées du moment et que la défaillance n’ait été due qu’au fait que les connaissances en ingénierie étaient insuffisantes pour arriver au résultat souhaité. Le Oxford English Dictionary Online définit comme suit l’expression « état de la technique » (« state of the art ») :

[traduction] [L’]état actuel de développement d’un domaine pratique ou technique; implique souvent (particulièrement en attribut) l’utilisation des techniques les plus récentes pour un produit ou une activité.

[56] Dans les cas où, comme en l’espèce, le risque est défini en termes généraux (« flexion du métal sous la pression ») et où la conception pare à ce risque avec une diligence et une expertise répondant à l’état de la technique, je ne crois pas que les assureurs soient en droit d’invoquer l’exclusion seulement parce qu’il s’avère, avec le recul, que [traduction] « les connaissances et la pratique en ingénierie ne permettaient pas d’apprécier correctement » (pour citer à nouveau Queensland) le problème de conception. À mon avis, une interprétation plus restrictive de l’exclusion est davantage compatible avec l’intention des parties compte tenu du sens ordinaire des mots utilisés, à savoir « défectueuse ou inadéquate ». Si les assureurs souhaitaient négocier une exclusion des coûts associés à une simple « défaillance de la conception » ou « défaillance de la conception dans des conditions de risques prévisibles », ils avaient le droit de tenter une telle négociation, mais ces expressions ne se retrouvent pas dans le libellé de la police et j’estime qu’il faut se garder de donner un tel effet à la clause d’exclusion figurant dans la police en cause en l’espèce.

[57] Par conséquent, le raisonnement reposait sur les témoignages des experts quant à l’état de la technique. Le juge du procès a préféré celui de M. Hampson, l’expert du CN, selon lequel [traduction] « il n’est pas réaliste de penser que tous les problèmes potentiels peuvent et devraient toujours être cernés, ou que les problèmes mis en évidence rétrospectivement auraient dans tous les cas dû être décelés » (Troisième rapport de M. Hampson, p. 5). Il faut prouver davantage pour qu’une conception se classe parmi celles qui sont « défectueuses et inadéquates ».

D. Application de la norme aux faits de l’espèce

[58] Selon le juge de première instance, l’analyse et la prise en compte du risque avaient été effectuées conformément à l’état de la technique. Il a accepté l’opinion de l’expert du CN selon laquelle une modélisation informatique et une analyse additionnelles n’auraient pas permis de déceler le risque. Il a noté que [traduction] « [n]i l’un ni l’autre des experts ne peut expliquer pourquoi tous les joints d’étanchéité ont failli à leur tâche alors qu’ils n’ont pas tous été endommagés » (par. 67). Quoi qu’il en soit, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont affirmé que [traduction] « la norme de prévisibilité exige que la conception pertinente [. . .] “résiste” à tous les risques prévisibles » (par. 62). Toutefois, à mon avis, le fait que le tunnelier n’ait pas « résisté » ne libère pas les assureurs de leur fardeau d’établir l’existence d’une « conception défectueuse ou inadéquate ». Le CN a acheté la police «—tous risques » en cause parce qu’il reconnaissait que malgré tous les efforts déployés pour arriver à une conception réussie et conforme à l’état de la technique dans une situation nouvelle et difficile, il existait un facteur de risque inévitable rattaché à une conception innovante contre lequel il désirait s’assurer. Il a donc contracté une assurance « tous risques ». J’accepte le point de vue exprimé par le juge de première instance et la juge Lang, dissidente, selon lequel la perte était couverte et n’était pas exclue dans les circonstances de l’espèce.

[59] Les assureurs ont eux‑mêmes reconnu dans leur mémoire (par. 58) que, s’il est vrai qu’une perte doit découler d’un cas fortuit, [traduction] « le principe de la fortuité est subsumé sous l’exigence que le risque soit “extérieur” au bien [assuré] ». Par conséquent, l’absence de conditions « externes » imprévisibles ne permet pas d’établir le caractère « défectueux ou inadéquat » de la conception. Les éléments « internes » de la conception sont toujours appelés à fonctionner dans des conditions « externes », avec lesquelles ils sont inextricablement liés. Toutes les décisions précitées concernaient la défaillance « interne » d’une conception par rapport à des facteurs « externes », dont certains étaient imprévisibles et d’autres prévisibles.

E. Erreurs reprochées au juge de première instance

[60] Comme je l’ai déjà mentionné, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accepté [traduction] « l’affirmation des assureurs selon laquelle les conclusions du juge de première instance à propos de la prévisibilité sont entachées d’erreurs justifiant l’infirmation » (par. 81) à quatre égards. Il est donc nécessaire de se pencher sur ces quatre « erreurs ».

[61] Premièrement, les juges majoritaires ont reproché au juge de première instance d’avoir omis, dans les motifs de son jugement, [traduction] « de prendre en considération le témoignage de Rick Lovat sur la prévisibilité du risque de défaillance » (par. 82). Or, le juge de première instance a expressément fait état du témoignage selon lequel [traduction] « M. Lovat savait que la structure du tunnelier en cause en l’espèce devait être assez rigide pour maintenir l’écart approprié entre les éléments fixes et les éléments rotatifs protégés par le système d’étanchéité » (par. 22; deuxième rapport de M. Becker, p. 11) et « Lovat avait correctement testé (de manière indépendante) les éléments essentiels de la machine à l’origine de la défaillance — les joints d’étanchéité » (par. 21; deuxième rapport de M. Hampson, p. 6). Une bonne partie de la preuve présentée lors du procès visait à déterminer si les tests auxquels la conception a été soumise avaient permis d’évaluer adéquatement si et dans quelles circonstances une flexion différentielle deviendrait « excessive », c.‑à‑d. que la conception serait incapable de maintenir la tolérance permise de 3 millimètres. J’estime que le juge de première instance a bien compris la signification du témoignage de M. Lovat et qu’il était d’avis que, si la flexion différentielle constituait un risque connu dans la conception du système d’étanchéité du tunnelier, ce risque avait été correctement étudié durant la conception et que, selon l’état de la technique à l’époque, il était impossible de prévoir que cette conception, dans ces circonstances, présentait un risque de flexion différentielle excessive, aussi éloigné ou improbable soit‑il. Il a rejeté le témoignage contraire de l’expert cité par les assureurs (par. 75).

[62] Deuxièmement, le juge de première instance aurait exagéré l’appui donné par les comités d’examen technique à l’évaluation du risque de flexion différentielle effectuée par Lovat et Wardrop (par. 97‑98). Le juge de première instance a simplement affirmé ce qui suit :

[traduction] Aucun des comités n’a soulevé, comme une question nécessitant une inspection ou une analyse plus poussée, la possibilité qu’une flexion différentielle excessive rende le système d’étanchéité dysfonctionnel. Les comités semblent avoir considéré que les analyses par éléments finis effectuées par Wardrop dans le but de déterminer l’ampleur de la flexion différentielle et l’examen de ces analyses mené par Lovat répondaient à toute éventuelle crainte au sujet de la flexion différentielle. [par. 75]

Cette remarque était fondée sur le témoignage de Rick Lovat, vice‑président de Lovat à l’époque, selon lequel le comité technique, le comité d’examen technique et les ingénieurs‑conseils Hatch-Mott MacDonald (« Hatch ») avaient examiné les plans du système d’étanchéité du tunnelier et n’avaient exprimé aucune crainte. Hatch a aussi examiné le rapport de Wardrop.

[63] Il est vrai que, comme l’a reconnu le juge de première instance, les comités d’examen technique ne se sont pas mêlés des questions détaillées de conception. Cependant, ils ont participé de façon générale à la conception du projet. Le fait que les comités n’ont pas estimé qu’une flexion différentielle excessive dans la tête de coupe constituait un problème particulier justifiant leur intervention semble renforcer, et non affaiblir, la conclusion du juge de première instance selon laquelle un tel risque n’était pas prévisible dans les circonstances du projet en cause en l’espèce. Son argument de nature plus générale, je le rappelle, est exposé plus loin dans le paragraphe cité par les juges majoritaires de la Cour d’appel :

[traduction] L’ensemble de la preuve concorde pour établir que les experts ou les autres personnes concernées, qui avaient une expérience considérable dans la conception et la fabrication de tunneliers et les projets de forage de tunnels, n’ont exprimé aucune crainte quant à la possibilité que la flexion différentielle nuise au système d’étanchéité. En outre, la conception du tunnelier et les analyses des diverses composantes n’ont pas révélé la possibilité de la défaillance survenue. Il me semble dès lors injustifié sur le plan de la logique de conclure que, parce qu’une défaillance est réellement survenue et qu’elle a été corrigée, il aurait fallu la prévoir dès le départ.

L’argument du juge de première instance, tel que je le comprends, fait penser à Sherlock Holmes : il était significatif que les chiens de garde n’aient pas aboyé.

[64] Troisièmement, au par. 102 de leurs motifs, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reproché au juge de première instance de ne pas avoir

[traduction] fait une distinction entre la prévisibilité du type de risque de défaillance qui s’est produite en l’espèce et la prévisibilité du mécanisme par lequel ce risque pouvait se matérialiser. Cette erreur se trouvait au coeur de l’analyse du juge de première instance en ce qui a trait à la prévisibilité.

À divers moments de son analyse, le juge de première instance a pourtant souligné que [traduction] « selon le droit en vigueur en Ontario, le risque qui a causé la défaillance doit être prévisible, c’est-à-dire prévisible même s’il est aussi improbable et éloigné », pour que la cour puisse conclure que la conception était « défectueuse ou inadéquate ». En outre, il a cité Foundation à l’appui de la proposition selon laquelle [traduction] « [t]ous les risques prévisibles doivent être pris en considération dans une conception » (par. 67 et 49 (je souligne)). Le juge de première instance est arrivé à la conclusion que le «—mécanisme » de la défaillance n’avait jamais été expliqué de manière satisfaisante, mais l’existence de ce mystère n’a pas joué un rôle essentiel dans sa conclusion quant à l’obligation d’indemnisation qui incombait aux assureurs.

[65] Quatrièmement, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’analyse du juge de première instance sur la prévisibilité a transformé la police tous risques en une [traduction] « garantie que le bien assuré — le tunnelier — accomplirait ce à quoi on le destinait » ce qui équivalait à [traduction] « une garantie contre le risque d’erreur de conception » (par. 118). Je ne suis pas d’accord. Le juge de première instance n’a pas fait peser sur les assureurs le risque que le tunnelier ne remplisse pas sa fonction. Une part importante de la perte subie par l’assuré n’était pas couverte. L’obligation d’indemnisation qui incombait aux assureurs concernait uniquement les dommages matériels subis par le bien assuré — le tunnelier — et les pertes indirectes imputables au retard. L’obligation d’indemnisation ne dépendait pas de la question de savoir si le tunnelier « convenait à sa destination », mais de celle de savoir si, vu les faits, il était prévisible que le risque se réalise sous la forme d’un dommage matériel. La preuve d’expert était contradictoire sur ce point. Le juge de première instance a préféré la preuve de l’assuré à celle des assureurs. Contrairement aux juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime que la conclusion du juge de première instance n’était entachée d’aucune erreur manifeste et dominante.

F. L’exception liée au vice inhérent

[66] Le juge de première instance a conclu que [traduction] « [l]e critère de la preuve prima facie qui a été rejeté par nos tribunaux en ce qui concerne la conception défectueuse ou inadéquate devrait également être rejeté en ce qui concerne le vice inhérent » (par. 61). Les juges majoritaires de la Cour d’appel, tout comme la juge dissidente, étaient eux aussi d’avis que l’exception liée au vice inhérent ne s’appliquait pas. Tous les éléments de preuve présentés au soutien de l’application de l’exception relative au « vice inhérent » ont déjà été examinés dans le contexte de l’analyse de celle relative à la conception « défectueuse ou inadéquate ». Cet argument n’a pas été sérieusement plaidé devant notre Cour et je suis d’accord avec la Cour d’appel (unanime sur ce point) pour le rejeter.

G. L’exception liée à la perte ou au dommage entraîné par voie de conséquence

[67] Le CN soutient subsidiairement que même si sa perte n’est pas couverte par la partie I de la police, il peut être indemnisé pour le dommage entraîné par voie de conséquence en vertu de la partie II. Les tribunaux inférieurs ont rejeté cet argument. Compte tenu de la conclusion sur la couverture garantie par la partie I, cette question est maintenant théorique.

V. Dispositif

[68] Le pourvoi est accueilli, le jugement de la Cour d’appel est annulé et le jugement de première instance est rétabli sauf en ce qui concerne la date à laquelle l’intérêt avant jugement a commencé à courir qui est fixée au 31 mars 1995 (conformément aux motifs de la juge Lang). Les appelantes ont droit aux dépens devant notre Cour et devant la Cour d’appel de l’Ontario. Les dépens adjugés en leur faveur en première instance demeurent fixés à 1 150 837,35 $.

Version française des motifs des juges Deschamps, Charron et Rothstein rendus par

Le juge Rothstein (dissident) —

I. Introduction

[69] J’ai lu les motifs exposés par le juge Binnie et accueillant le pourvoi. Avec égards pour l’opinion de mon collègue, j’estime que le pourvoi devrait être rejeté.

[70] Contrairement au juge Binnie, je ne pense pas que l’expression « conception défectueuse ou inadéquate » (faulty or improper design) implique l’introduction d’une norme de « l’état de la technique » à laquelle devrait être comparée la conception attaquée. Comme il est expliqué dans l’arrêt Queensland Government Railways c. Manufacturers’ Mutual Insurance, Ltd., [1969] 1 Lloyd’s Rep. 214 (H.C. Aust.), la distinction pertinente est celle qui peut être faite entre une conception défectueuse et une qui ne l’est pas (p. 217). En fait, il faut se demander si les dommages subis par le bien assuré sont ou non imputables au fait que la conception ne convenait pas à sa destination, dans les conditions d’utilisation prévisibles du bien.

[71] Le présent pourvoi soulève une question d’interprétation contractuelle. Il ne s’agit pas de mettre en balance les intérêts des assureurs et ceux des assurés; il n’y a pas lieu non plus de créer un critère s’apparentant à celui de la négligence alors que rien dans l’expression « conception défectueuse ou inadéquate » figurant dans le contrat d’assurance ne suppose l’entrée en jeu du droit de la responsabilité délictuelle.

[72] En l’espèce, il s’est avéré que des déblais pénétraient dans la tête de coupe et traversé les joints d’étanchéité protégeant le roulement principal du tunnelier. Le juge de première instance a estimé qu’une flexion différentielle supérieure à celle qui était prévue s’était exercée sur la tête de coupe et avait provoqué la défaillance ((2004), 15 C.C.L.I. (4th) 1, par. 66). Les travaux ont été interrompus, et des modifications ont été apportées pour corriger le problème de flexion différentielle excessive. Le tunnelier a ensuite pu terminer les travaux. La police d’assurance excluait les coûts engagés pour remédier à une « conception défectueuse ou inadéquate ». Les assureurs ont démontré que la conception originale, qui avait permis que des déblais traversent les joints d’étanchéité protégeant le roulement principal en raison d’une flexion excessive de la tête de coupe, était défectueuse ou inadéquate. La clause d’exclusion s’appliquait donc.

II. Interprétation des contrats d’assurance

[73] L’interprétation des contrats d’assurance, comme celle de tous les contrats, doit donner effet à l’intention des parties telle qu’elle se dégage des mots qu’elles ont employés : voir Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888, p. 899, le juge Estey, citant Pense c. Northern Life Assurance Co. (1907), 15 O.L.R. 131 (C.A.), p. 137, conf. par (1908), 42 R.C.S. 246. Dans Consolidated Bathurst, le juge Estey a expliqué que cette démarche constitue la première étape de l’interprétation d’un contrat d’assurance.

[74] La deuxième étape consiste à appliquer la règle contra proferentem lorsque des termes sont jugés ambigus. Toutefois, cette règle ne s’applique que dans les cas où les autres règles d’interprétation ne permettent pas au tribunal d’établir le sens des mots en cause : voir Consolidated Bathurst, p. 900‑901, citant Stevenson c. Reliance Petroleum Ltd., [1956] R.C.S. 936, p. 953.

[75] En outre, lorsque la règle contra proferentem est applicable, elle sert uniquement à écarter un doute et non pas à en créer un ou à amplifier une ambiguïté lorsque les circonstances ne soulèvent aucune difficulté réelle : voir Consolidated Bathurst, p. 889, citant Cornish c. Accident Insurance Co. (1889), 23 Q.B.D. 453 (C.A.), p. 456. Il en va de même pour les autres règles d’interprétation : on n’y a pas recours pour créer une ambiguïté lorsqu’il n’en existe aucune.

[76] Selon moi, il n’est pas nécessaire d’aller au‑delà de la première étape pour statuer sur le présent pourvoi. L’expression « conception défectueuse ou inadéquate » n’est pas ambiguë; elle ne se prête pas à plusieurs interprétations. En l’absence d’ambiguïté, le tribunal doit donner effet aux termes employés par les parties, en considérant le contrat dans son ensemble : Non‑Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera, [2000] 1 R.C.S. 551, 2000 CSC 24, par. 71.

III. Les polices d’assurance « tous risques »

[77] En l’espèce, il incombe à l’assuré de démontrer que la perte est couverte par la police d’assurance, sans égard aux exclusions prévues par la police. Il revient ensuite à l’assureur de prouver qu’une clause d’exclusion s’applique. Il est donc nécessaire de considérer la protection conférée par la police d’assurance avant d’examiner ses clauses d’exclusion.

[78] Sous réserve des exclusions énumérées à la partie I de la police, le contrat d’assurance stipule que la police couvre [traduction] « TOUS LES RISQUES de pertes ou de dommages matériels directs [. . .] à l’égard de [. . .] tous les biens réels et personnels de quelque nature et qualité, notamment le tunnelier ».

[79] L’énoncé classique du sens des mots « tous risques » dans une police d’assurance tous risques se trouve dans British and Foreign Marine Insurance Co. c. Gaunt, [1921] 2 A.C. 41 (H.L.). Lord Birkenhead y a écrit ceci aux p. 46‑47 :

[traduction] Lorsqu’on interprète ces polices, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de polices « tous risques ». Bien sûr, ces mots ne signifient pas que tous les dommages, quelle que soit leur cause, sont assurés, car ceux qui résultent inévitablement de l’usure normale et de la dépréciation inévitable ne sont pas couverts. Il existe peu de doctrine et de jurisprudence sur ce point, mais on trouve un exposé suffisamment exact du droit dans la décision rendue par le juge Walton dans Schloss Brothers c. Stevens au sujet d’une police au libellé semblable. Le juge a indiqué que les mots « tous risques terrestres et maritimes » employés dans la police en cause « visaient à couvrir toute perte accidentelle quelle qu’en soit la cause, survenant au cours du transit. [. . .] Il doit y avoir un sinistre. » Autrement dit, pour être couverts par des polices comme celles qui nous intéressent, les dommages doivent résulter de circonstances fortuites ou d’un sinistre.

[80] Lord Sumner a ajouté ce qui suit, à la p. 57 :

[traduction] L’expression « tous risques » comporte évidemment des limites. Il y a les risques et il y a les risques assurés. Par conséquent, l’expression ne vise pas le vice inhérent, l’usure normale ou la capture par les forces britanniques. Elle vise un risque, non une certitude; il s’agit de quelque chose qui arrive de l’extérieur à l’objet assuré, non du comportement naturel de l’objet assuré, compte tenu de sa nature, dans les circonstances entourant son transport.

[81] Les assureurs reconnaissent qu’une police tous risques peut assurer le risque de conception défectueuse ou inadéquate. D’ailleurs, lorsque les parties ne sont pas certaines, au moment de la conclusion du contrat, que la conception répondra aux attentes, cette incertitude peut être considérée comme un risque de dommage aux biens visé par la portée étendue d’une police tous risques. Ils soutiennent toutefois que, dans les cas où la conception défectueuse ou inadéquate est exclue, il faut considérer qu’il s’agit d’un risque non couvert par la police.

[82] À mon avis, cette description de la protection offerte par une police d’assurance tous risques ne prête pas à controverse. La question à trancher est plutôt celle de savoir si la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » s’applique.

IV. L’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate »

[83] Il faut donc examiner l’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate ». Le mot « conception » (design) ne fait pas problème. Il en va toutefois autrement des adjectifs « défectueuse ou inadéquate » (faulty or improper). On trouve les définitions suivantes du mot « faulty » dans le Oxford English Dictionary Online :

[traduction]

1. Qui présente des défauts, des imperfections ou des défectuosités; défectueux, imparfait, de mauvaise qualité, à l’égard a. de choses matérielles,

. . .

b. de choses immatérielles.

. . .

2. S’agissant de personnes, de leurs qualités, etc. : qui présente des imperfections ou des défauts; susceptible de commettre des fautes ou de manquer à son devoir.

. . .

Le mot « improper » est défini de la façon suivante :

[traduction]

. . .

2. Qui ne concorde pas avec la nature de la chose ou du but visé; impropre, inadéquat, inapproprié, mal adapté.

. . .

3. Non conforme aux bonnes manières, à la pudeur ou aux convenances; déplacé, malséant; inconvenant, indécent. Se dit aussi d’une personne.

. . .

[84] Les adjectifs « faulty » et « improper » ont tous deux des connotations de blâme dans certaines acceptions, mais non dans d’autres. Comme la présente affaire porte sur une chose inanimée — la conception du tunnelier — et non sur la conduite d’une personne, les définitions pertinentes sont celles qui n’impliquent aucune notion de blâme.

[85] La Haute Cour d’Australie a fait une observation similaire dans Queensland, à l’égard d’une exclusion visant [traduction] « les pertes ou dommages découlant d’une conception défectueuse ». Dans cette affaire, la crue des eaux d’une rivière avait emporté les piliers d’un pont. S’exprimant au nom de la majorité, le juge en chef Barwick a rejeté l’argument selon lequel l’exclusion relative à la « conception défectueuse » s’appliquerait du simple fait que les ingénieurs concepteurs n’avaient pas satisfait à certaines normes. Il a conclu que l’expression « conception défectueuse » a une portée plus large que l’expression [traduction] « négligence dans la conception ». Il s’est exprimé ainsi à la p. 217 :

[traduction] Selon nous, il était erroné de restreindre la notion de conception défectueuse à un « manquement personnel ou au non‑respect de normes auxquelles on s’attendrait que satisfassent des ingénieurs concepteurs » de la part de ceux responsables des piliers. Concevoir une chose qui ne fonctionne pas par la suite pour la simple raison que, au moment de la conception, on n’en sait pas assez au sujet des problèmes en jeu et des solutions qui permettraient d’atteindre le résultat souhaité, constitue un exemple assez fréquent de conception défectueuse. La distinction pertinente est celle qu’on peut faire entre la conception « défectueuse », c.‑à‑d. celle qui comporte des défauts, et la conception exempte de défauts. Nous n’avons pas relevé de motifs suffisants pour conclure que l’exclusion stipulée dans la police ne vise pas les pertes résultant d’une conception défectueuse dans un cas où, comme en l’espèce, l’effondrement des piliers résulte d’un défaut de conception, mais où il a été jugé qu’il n’y avait pas eu négligence. L’exclusion ne vise pas les pertes découlant d’une « négligence dans la conception »; elle vise les pertes découlant d’une « conception défectueuse », expression dont la portée est plus large.

[86] À mon humble avis, l’approche adoptée dans Queensland constitue le point de départ approprié. Il en ressort que l’expression « conception défectueuse ou inadéquate » s’attache à la chose qui a été conçue, et non au travail des ingénieurs concepteurs. Quelle que soit la norme à laquelle leur travail répond ou ne répond pas, ou bien la chose conçue accomplit ce qu’on attend d’elle, ou bien elle ne l’accomplit pas.

[87] En l’espèce, l’expression « conception défectueuse » désigne une conception qui comporte des défauts, qui est imparfaite ou de mauvaise qualité compte tenu de sa destination, tandis que l’expression « conception inadéquate » désigne une conception impropre ou qui ne convient pas à sa destination. Autrement dit, une conception défectueuse ou inadéquate est une conception qui ne permet pas d’utiliser le bien pour l’usage auquel il était destiné.

[88] L’arrêt Queensland a été cité dans de nombreuses décisions canadiennes. Dans Simcoe & Erie General Insurance Co. c. Willowbrook Homes (1964) Ltd., [1980] I.L.R. ¶ 1‑1236 (C.A. Alb.), un mur de béton d’un immeuble en construction s’était effondré au cours d’une forte tempête de vent. L’assureur a pu établir que la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » s’appliquait, parce que, peu importe si cette clause exigeait ou non un élément de faute de la part des concepteurs, l’étayage n’était pas raisonnablement adéquat pour l’usage auquel il était destiné. L’étayage avait par la suite été doublé pour le reste de la construction.

[89] Dans Collavino Inc. c. Employers Mutual Liability Insurance Co. of Wisconsin (1984), 5 C.C.L.I. 94 (H.C.J. Ont.), il est question d’un pont sur chevalets traversant la rivière North West, au Labrador, qui avait été endommagé par le passage des glaces en 1979. Le tribunal a tiré la conclusion suivante (p. 97) :

[traduction] Le dommage survenu me semble indiquer que le pont sur chevalets n’était pas conçu pour résister à la débâcle du printemps. Après qu’on y eut apporté quelques changements, il a résisté à la débâcle de l’année suivante. Aucun élément de preuve ne donne à croire que la débâcle de 1979 ait été en quoi que ce soit inhabituelle.

Appliquant Queensland et Willowbrook, le tribunal a statué que la conception du pont sur chevalets l’excluait de la couverture, en vertu d’une exception relative aux [traduction] « erreurs, omissions ou déficiences dans la conception ».

[90] L’arrêt Queensland a également été appliqué par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans B.C. Rail Ltd. c. American Home Assurance Co. (1991), 79 D.L.R. (4th) 729. Dans cette affaire, un remblai supportant une partie de voie ferrée s’était affaissé parce que l’ingénieur qui l’avait conçu avait fait une supposition erronée sur la nature du sol sous‑jacent. Même si la clause d’exclusion visait les [traduction] « erreurs de conception » plutôt que la « conception défectueuse », la Cour d’appel a suivi les arrêts Queensland et Willowbrook pour conclure que l’exclusion s’appliquait à la conception en tant que telle et non au travail de conception. Il n’était dès lors pas nécessaire de trouver un élément de faute dans le travail du concepteur ayant fait la supposition erronée. Selon la cour, la question qui devait être tranchée était celle de savoir si la conception elle‑même était défectueuse.

[91] Le juge Binnie est d’avis que toutes ces décisions peuvent s’expliquer sur la base d’une norme de négligence (par. 45). Or, dans aucune de ces affaires le tribunal n’a conclu à la négligence.

[92] Un autre courant jurisprudentiel aborde différemment l’approche adoptée dans Queensland. Prenons d’abord Foundation Co. of Canada Ltd. c. American Home Assurance Co. (1995), 25 O.R. (3d) 36 (Div. gén.). Dans cette affaire, un effondrement causé par [traduction] « la combinaison imprévisible et rare d’une poche de gaz et de surfaces de glissement » avait endommagé un batardeau (p. 47). La police d’assurance dans Foundation excluait les coûts engagés pour remédier à une conception [traduction] « défectueuse ou déficiente ». La juge Wilson, qui a présidé le procès, a estimé que les faits de cette affaire faisaient ressortir [traduction] « les limites des principes formulés dans Queensland » (p. 47). Elle a indiqué que les conceptions en cause dans Queensland, Willowbrook et Collavino étaient [traduction] « inadéquates pour répondre aux exigences de circonstances extrêmes, mais prévisibles » (p. 46). (Dans B.C. Rail, il s’agissait de circonstances prévisibles non extrêmes.) La juge Wilson a donc conclu que, si une conception ne tient pas compte de tous les risques prévisibles, l’exclusion pour conception « défectueuse ou déficiente » s’applique.

[93] La juge Wilson a également conclu que l’expression « conception défectueuse » suppose une comparaison avec une norme à laquelle la conception ne répond pas. À la page 47, elle écrit que la conclusion selon laquelle [traduction] « une conception est défectueuse ou déficiente est nécessairement de nature comparative. Elle suppose que l’on compare la conception en question à une norme, pour conclure qu’elle n’y satisfait pas. » La juge a rejeté une comparaison avec la [traduction] « norme de l’industrie », celle‑ci pouvant ne pas être suffisamment rigoureuse en raison de considérations de coût, et elle a mis en garde contre les conséquences d’une telle norme sur la sécurité publique. Elle a reconnu que la conformité d’une conception aux normes de l’industrie peut constituer un argument [traduction] « persuasif » pour réfuter des allégations de « conception défectueuse ou déficiente », mais qu’elle n’est pas déterminante. À la page 48, la juge Wilson a aussi jugé que la norme de négligence n’est elle non plus pas assez rigoureuse, parce qu’une norme exigeant simplement qu’une conception réponde aux risques raisonnablement prévisibles [traduction] « laisse une marge potentielle d’erreur trop importante ». Elle a estimé que tous les risques prévisibles doivent être pris en compte. Il importe de signaler que c’est là le critère qu’elle avait formulé avant de traiter de la question de la norme comparative.

[94] L’approche adoptée dans Foundation a été reprise dans Algonquin Power (Long Sault) Partnership c. Chubb Insurance Co. of Canada (2003), 50 C.C.L.I. (3d) 107 (C.S.J. Ont.). Dans cette affaire, des dommages avaient été causés à un barrage par suite d’une infiltration d’eau dans le sous‑sol rocheux sur lequel il était érigé. La juge Lang (maintenant juge de la Cour d’appel) a conclu qu’une exclusion pour conception défectueuse était inapplicable si la conception en cause convenait à sa destination et si le concepteur avait tenu compte de tous les risques potentiels prévisibles (par. 176). Elle a aussi conclu que, contrairement au risque d’effondrement dans Foundation, le risque d’infiltration était prévisible et ne constituait pas un [traduction] «—phénomène inattendu, rare et inconnu » (par. 186).

V. Les normes appliquées par les juridictions inférieures

[95] Dans la présente affaire, en première instance, le juge Ground a adopté la norme établie dans Algonquin Power et dans Foundation, soit celle selon laquelle pour ne pas être défectueuse ou inadéquate, une conception doit être adaptée à tous les risques prévisibles, aussi éloignés et improbables soient‑ils (par. 54). Selon la formulation qu’il a employée tout au long du jugement, la conception doit [traduction] « être adaptée à [tous les risques prévisibles] [. . .] ou [les] prévoir » (par. 68) ou y « résister » (par. 174).

[96] Les juges Rosenberg et Cronk de la Cour d’appel de l’Ontario ont conclu que le juge de première instance avait bien formulé la norme :

[traduction] À notre avis, la formulation de la norme de prévisibilité retenue par le juge de première instance reconnaissait à bon droit que, pour satisfaire à cette norme, il faut prouver que tous les risques prévisibles ont été cernés et qu’il y a été paré dans la conception en cause. La simple reconnaissance d’un risque prévisible ne suffit pas. La « prise en compte » d’un risque prévisible signifie que le risque a été cerné et que des mesures sont prises dans la conception pour parer au risque en question. Suivant la norme de prévisibilité, l’absence de défectuosité et le caractère adéquat de la conception ne sauraient sans cela être établis. À notre avis, le fait d’élaborer des mesures pour parer à un risque prévisible ne rend pas non plus ce risque imprévisible. Cela signifie simplement que la conception applicable a prévu le risque, c’est‑à‑dire que le risque a été cerné et qu’il y a été paré dans la conception en vue d’en prévenir la réalisation, et que la norme de prévisibilité est ainsi respectée. Dans ce contexte, nous convenons que la norme de prévisibilité exige que la conception pertinente « prenne en compte », « soit adaptée à », « prévoie » et « résiste à » tous les risques prévisibles.

((2007), 48 C.C.L.I. (4th) 161, 2007 ONCA 209, par. 62)

Je constate que les juges majoritaires ont formulé le critère de la prévisibilité énoncé par la juge Wilson dans Foundation sans faire mention de la nécessité de confronter la conception en cause à une norme.

[97] Pour la juge Lang, dissidente, il suffit que la conception en cause [traduction] « prenne en compte tous les risques prévisibles » (par. 195). Elle a conclu que la norme comparative introduite dans Foundation [traduction] « requiert une analyse comparative, une analyse qui considère la composante humaine de la conception et qui cherche à déterminer ce que le concepteur a prévu ou aurait dû prévoir » (par. 195). Elle souligne au soutien de cette formulation qu’elle est [traduction] « plus favorable à l’assureur » et qu’elle « établit un juste équilibre dans la répartition du risque » (par. 196‑197).

[98] La juge Lang affirme que le critère utilisé dans Queensland a été rejeté dans Foundation (par. 176). Avec égards, j’estime pour ma part que, dans cette dernière décision, la juge Wilson n’a pas écarté l’approche empruntée dans Queensland. Elle indique clairement dans ses conclusions qu’elle a appliqué le critère énoncé dans B.C. Rail et dans Queensland (p. 56). Selon moi, il faut considérer que ses conclusions viennent affiner le critère pour les situations où une conception s’est heurtée à un événement [traduction] « imprévisible et rare », situations dans lesquelles la conception ne serait pas jugée « défectueuse ».

VI. Analyse

[99] Je suis d’accord avec le juge Binnie lorsqu’il dit que l’expression « défectueuse ou inadéquate » n’est pas ambiguë (par. 33). Conformément au principe énoncé dans Consolidated Bathurst, puisqu’il n’y a pas d’ambiguïté, d’une part, il n’y a pas lieu d’appliquer la règle contra proferentem et, d’autre part, nous ne sommes pas en présence de deux interprétations possibles, l’une produisant un résultat raisonnable et l’autre non. En outre, il ne s’agit pas d’un cas où l’application de la clause d’exclusion ferait en sorte que l’assureur n’assumerait aucun risque. La police couvrait les risques externes fortuits tels les incendies, les poches de méthane et les erreurs d’opérateurs.

[100] Nous nous retrouvons donc avec l’expression non ambiguë « conception défectueuse ou inadéquate ». Cette clause d’exclusion exige que la conception d’un bien convienne à sa destination. On trouve dans la décision Foundation et dans l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel en l’espèce certaines indications sur le critère applicable. La conception doit prévoir tous les risques prévisibles et doit pouvoir y résister. Cela signifie qu’elle doit pouvoir résister à des exemples extrêmes de risques prévisibles. Une conception n’a pas à résister à des conditions rares et imprévisibles (Foundation, p. 47), mais elle doit pouvoir parer à des risques prévisibles (C.A., par. 62).

[101] En théorie, il est possible d’affirmer que tout est prévisible, au sens d’imaginable. Les juges doivent toutefois envisager la question de la prévisibilité dans une optique pratique. En effet, il peut y avoir des circonstances si rares et inattendues qu’il n’est pas réaliste, en pratique, de penser qu’elles étaient prévisibles. Par exemple, les assureurs ont évoqué le cas d’un avion frappé par une météorite. En théorie, on pourrait prétendre que la conception d’un appareil non équipé d’un déflecteur de météorites était défectueuse ou inadéquate. Mais, concrètement, un tel événement est si rare et inattendu dans le contexte de l’usage auquel est destiné un avion commercial, qu’il appartiendrait à la catégorie des risques imprévisibles.

[102] De par sa nature, l’analyse de la prévisibilité implique que certaines conditions seront clairement prévisibles, alors que d’autres, par exemple la météorite, seront clairement imprévisibles. Seuls les cas limites poseront problème : le juge du procès devra alors déterminer si le risque était prévisible compte tenu de l’usage auquel le bien était destiné. Dans Queensland, il ressortait de la preuve que le risque de crue des eaux était prévisible, tout comme l’était le risque de débâcle dans Collavino. Dans Foundation, il n’était pas prévisible, selon la preuve, qu’un effondrement soudain soit provoqué par la présence simultanée d’une poche de gaz et de surfaces de glissement.

[103] Cela dit, la présente espèce ne constitue pas un cas limite. Le risque de flexion différentielle de la tête de coupe avait été cerné; il était donc prévisible.

[104] Après le creusement de seulement 14 p. 100 de la longueur prévue du tunnel, des déblais ont été détectés dans les hublots d’inspection donnant sur le roulement principal. On a trouvé des joints d’étanchéité usés et détruits. L’inspection a révélé des dommages au système d’étanchéité, notamment à l’extérieur de l’anneau d’étanchéité, en raison du contact métal sur métal des éléments tournants et du bouclier. Ces dommages étaient dus à une flexion différentielle excessive de la tête de coupe dans la région des éléments d’étanchéité.

[105] Le tunnelier a été réparé de manière à rendre les joints d’étanchéité moins vulnérables à la flexion différentielle excessive de la tête de coupe. Les travaux ont ensuite été achevés sans que le problème survienne de nouveau. On a constaté après coup qu’il y avait encore eu une flexion différentielle excessive de la tête de coupe, mais que, grâce aux modifications apportées au tunnelier, cette flexion excessive n’avait pas endommagé les joints d’étanchéité.

[106] Le juge de première instance a statué que [traduction] « la conception du tunnelier était déficiente en ce que celui‑ci s’était révélé incapable de fonctionner conformément aux spécifications dans des conditions attendues ou normales » (par. 67). Une certaine flexion différentielle était attendue, mais celle qui s’est produite dépassait les valeurs prévues lors de la conception.

[107] La possibilité qu’un défaut de conception entraîne des dommages au tunnelier constituait un risque du point de vue des parties lorsqu’elles ont conclu le contrat. La police couvrait donc ce risque sous réserve de l’applicabilité de la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate ».

[108] En l’espèce, le tunnelier n’a pas fait ce qu’on attendait de lui parce qu’il a été incapable de fonctionner dans les conditions d’utilisation attendues et prévisibles. Tel qu’il était originalement conçu, il ne pouvait fonctionner correctement dans les conditions de sol que, de manière prévisible, il allait rencontrer. Ce type de risque était visé par la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate ».

[109] Le juge Binnie affirme que l’expression « conception défectueuse ou inadéquate » suppose une norme comparative et que l’état de la technique constitue la norme appropriée. Selon lui, « une conception [peut] abouti[r] à une défaillance, même si elle n’[est] pas inadéquate ou défectueuse selon l’état de la technique » (par. 48). Pour ma part, je ne peux conclure que l’expression « conception défectueuse ou inadéquate » — qui ne recèle aucune ambiguïté — suppose que la conception doit être comparée au regard de la norme de l’état de la technique. À mon sens, rien ne justifie l’introduction d’une telle norme comparative dans cette expression. Ces mots appellent une seule comparaison : celle entre une conception qui, compte tenu de tous les risques prévisibles, est défectueuse ou inadéquate par rapport à sa destination, et une conception qui ne l’est pas.

[110] En parlant de normes comparatives, on fausse le sens des mots employés. Voilà pourquoi je ne puis souscrire à la formulation de la norme figurant dans les motifs dissidents de la juge Lang de la Cour d’appel. Cette formulation met l’accent sur le concepteur plutôt que sur la conception. Dans le présent pourvoi, il ne s’agit pas de décider si le concepteur a agi de manière inappropriée ou a commis une faute. Il faut plutôt se demander si la conception elle‑même était défectueuse ou inadéquate.

[111] Nous nous trouvons en l’espèce devant un contrat dont les termes expriment l’intention des parties. L’introduction d’une norme comparative fondée sur l’état de la technique a essentiellement pour effet de transformer une action dont le fondement doit être contractuel en une action fondée sur la responsabilité délictuelle ou sur quelque chose d’apparenté qui est tout à fait étranger au contrat. Cela ressort clairement des raisons invoquées par le juge Binnie pour expliquer son recours à la norme de l’état de la technique comme élément de comparaison de la conception. La norme de l’« industrie » n’est pas assez élevée (par. 54), mais la norme de la perfection est trop élevée (par. 51). Il faut donc appliquer celle de « l’état de la technique » (par. 53).

[112] Le recours à une norme comparative s’attache au caractère adéquat du travail effectué par les ingénieurs concepteurs plutôt qu’au caractère adéquat de la conception du tunnelier par rapport à sa destination, compte tenu de tous les risques prévisibles. Les ingénieurs ont‑ils conçu le tunnelier conformément à l’état de la technique?

[113] Rien dans la formulation de la clause d’exclusion ne donne à penser que l’accent est mis sur le caractère adéquat du travail des ingénieurs concepteurs, et encore moins que la norme par rapport à laquelle leur travail devrait être évalué est celle de l’état de la technique. La clause exclut la « conception défectueuse ou inadéquate », non le « travail de conception négligent, défectueux ou inadéquat ».

[114] Le juge Binnie soutient que son interprétation de la clause d’exclusion « est la plus compatible avec l’intention qu’avaient les parties » (par. 56). En toute déférence, je ne suis pas d’accord.

[115] L’intention commune des parties doit d’abord et avant tout être déterminée en fonction du libellé du contrat. Or, rien dans ce libellé n’étaye le point de vue selon lequel les parties avaient pensé que la conception devait être conforme à l’état de la technique lorsqu’elles ont conclu le contrat. À défaut d’un autre élément de preuve au soutien de cette thèse, la décision d’inférer du contrat que les parties avaient l’intention commune d’adopter une norme de l’état de la technique n’est pas fondée.

[116] Lorsqu’un contrat d’assurance exclut sans équivoque la couverture relative à une « conception défectueuse ou inadéquate », l’introduction de concepts relevant de la responsabilité délictuelle ou s’y apparentant pour étendre la couverture au‑delà de ce qui est stipulé au contrat est dénuée de fondement juridique. C’est encore plus vrai lorsque des entreprises bien averties ont délibérément négocié la couverture dans une police sur mesure.

[117] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont décrit le critère exposé dans la décision Foundation sans faire mention d’une norme comparative. Selon moi, il s’agit de la bonne approche. Le critère des risques prévisibles n’exige pas le recours à une norme comparative.

[118] Il importe de signaler que, au moment où le tunnelier a été conçu et construit, il s’agissait du plus gros tunnelier à pression de terre jamais construit dans le monde (motifs du juge de première instance, par. 6). Comme l’a indiqué le juge Binnie, au par. 6 de ses motifs, le CN

a établi une procédure détaillée et complexe pour la conception et la construction d’un tunnelier sur mesure. Un comité technique composé d’entrepreneurs et d’experts‑conseils spécialisés en matière de forage de tunnels a été créé pour donner des conseils sur les paramètres de conception. Le travail de ce comité était chapeauté par un comité de direction, chargé des grandes orientations. Un comité d’examen technique et de surveillance conseillait le CN à propos du projet dans son ensemble. La conception d’un tunnelier répondant aux attentes représentait un véritable défi.

[119] J’ai peine à croire que, si les parties avaient eu l’intention que les assureurs de biens garantissent que la conception d’un tunnelier innovateur requérant un apport technique aussi substantiel ne serait ni défectueuse ni inadéquate, la police n’aurait pas prévu expressément cette protection. Or, celle‑ci a plutôt été expressément exclue. Vu l’existence de la clause en question, les parties devaient avoir l’intention que le CN assume le risque présenté par la mise au point d’une machine aussi exceptionnelle.

[120] Le raisonnement des juges majoritaires a pour effet de transformer la police en garantie. Autrement dit, si les ingénieurs concepteurs se conforment en tous points à l’état de la technique, mais que le tunnelier ne fonctionne pas parce qu’ils n’ont pas prévu le degré de flexion différentielle que supporterait la tête de coupe, la conception n’est ni défectueuse ni inadéquate. Toutefois, comme l’ont signalé les juges Rosenberg et Cronk de la Cour d’appel au par. 118, une police d’assurance tous risques n’est pas une garantie que le bien sera exempt de défectuosité ou conviendra à sa destination. Voir aussi Triple Five Corp. c. Simcoe & Erie Group (1994), 159 A.R. 1 (B.R.), par. 297, et Mellon c. Federal Ins. Co., 14 F.2d 997 (S.D.N.Y. 1926), p. 1002. À mon avis, interpréter la police comme une garantie conduit à un « résultat irréaliste » compte tenu du « climat commercial dans lequel l’assurance a été contractée » (pour citer Consolidated Bathurst, p. 901).

[121] Selon le juge Binnie, « une conception n’est pas défectueuse ou inadéquate du simple fait qu’elle ne répond pas à une norme de perfection » (par. 51). Cela ressemblerait à la norme prima facie qui, selon certains, a été établie par Queensland.

[122] Dans Insurance Law in Canada (feuilles mobiles), le professeur Brown, à la p. 20‑32, écrit que, à la suite de l’arrêt Queensland,

[traduction] [i]l a [. . .] été plaidé dans d’autres affaires que lorsqu’un sinistre assurable survient, il y a une inférence prima facie que l’exclusion relative à une exécution ou une conception défectueuse s’applique. En d’autres mots, que si la conception n’a pas produit le résultat escompté, elle était forcément défectueuse. On se trouverait cependant ainsi à inverser le fardeau de la preuve quant à l’application de l’exclusion, alors que la police ne contient aucune clause à cet effet. On se trouverait en outre à imposer une responsabilité absolue à l’entrepreneur ou au concepteur et à supprimer dans une large mesure la couverture prévue.

Cet auteur pourrait fort bien avoir raison de dire que la conclusion suivant laquelle [traduction] « si [une] conception ne produit pas le résultat escompté, elle était forcément défectueuse » constitue une inversion du fardeau de la preuve en ce qui concerne l’application de l’exclusion et impose une responsabilité absolue. En outre, le juge Binnie pourrait fort bien avoir raison de dire que cela crée une norme de perfection. Toutefois, en l’espèce, nous ne sommes pas en présence d’une telle situation.

[123] Le critère de la prévisibilité appliqué précédemment — qui découle de la version affinée par Foundation du critère énoncé dans Queensland — n’est ni une norme prima facie, ni une norme de perfection. Le critère de la prévisibilité ne suppose pas qu’il faille tenir compte dans la conception de tout ce dont on peut tenir compte. La survenance de certains risques est rare et imprévisible; on ne peut s’attendre à ce que la conception en tienne compte.

[124] Le juge Binnie cite les cas du de Havilland Comet I et du pont de Tacoma Narrows comme des exemples de conceptions qui ont subi une défaillance en raison de lacunes dans les connaissances en ingénierie quant aux problèmes auxquels il était prévisible qu’elles soient confrontées et quant aux solutions pour y parer. L’existence de tels risques explique pourquoi les assureurs veulent prévoir des exclusions relatives aux « conception[s] défectueuse[s] ou inadéquate[s] ». Dès lors qu’une clause de ce type est stipulée dans la police, de tels risques seront exclus selon le critère de la prévisibilité.

[125] Comme je l’ai déjà expliqué, la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » ne signifie pas que le tunnelier devait résister à tous les risques. L’exclusion ne se serait pas appliquée aux conceptions qui auraient convenu à leur destination, mais qui n’auraient pas atteint le résultat souhaité par suite de la survenance de circonstances rares et imprévisibles. Cependant, le tunnelier devait surmonter les événements inévitables et prévisibles découlant de l’usage auquel il était destiné.

[126] Pour que les assureurs soient justifiés d’invoquer la clause d’exclusion, il leur incombait de démontrer que la défaillance du tunnelier était attribuable à une conception défectueuse ou inadéquate, c.‑à‑d. que le tunnelier n’a pas pu surmonter des risques prévisibles. La défaillance aurait pu être causée par d’autres facteurs — l’erreur d’un opérateur, un incendie ou d’autres risques. Cependant, une fois qu’il a été établi, après enquête, que la cause de la défaillance résidait dans l’incapacité de la conception originale de surmonter les événements inévitables et prévisibles découlant de l’usage auquel le tunnelier était destiné, les assureurs s’étaient acquittés de leur fardeau.

[127] Les assureurs ont prouvé l’existence d’un problème de conception : ils ont montré que la cause de la défaillance était une flexion différentielle supérieure à celle que prévoyait la conception. Il s’ensuit que la clause d’exclusion était applicable.

[128] Je conclus que l’exception relative à la conception défectueuse ou inadéquate s’applique et que la protection prévue à la partie I de la police ne couvre pas l’événement survenu en l’espèce.

VII. La clause relative aux pertes entraînées par voie de conséquence

[129] Le CN soutient que, si l’exclusion relative à la conception défectueuse ou inadéquate est applicable en vertu de la partie I de la police, il peut tout de même se faire indemniser pour les pertes purement financières résultant du retard dans l’ouverture du tunnel en vertu de la partie II de la police. Il invoque des dispositions qui, selon lui, ont pour effet d’empêcher l’application de la clause d’exclusion relative à la conception défectueuse ou inadéquate. Voici ces dispositions :

[traduction]

PARTIE I ‑ ASSURANCE DES CONSTRUCTEURS

. . .

3. EXCLUSIONS : La présente police ne couvre pas :

a) les pertes d’usage ou d’occupation, quelle qu’en soit la cause, sauf disposition contraire expresse;

. . .

d) les frais engagés pour remédier

. . .

(iii) à une conception défectueuse ou inadéquate;

l’assurance devant néanmoins produire ses effets en ce qui concerne les sinistres entraînés par voie de conséquence s’ils sont couverts par ailleurs et ne sont pas autrement exclus . . .;

[130] À l’instar du juge de première instance et de la Cour d’appel, j’estime que la partie II de la police n’offre pas cette protection. La protection prévue par cette partie ne vise les pertes financières résultant d’un retard que si celui‑ci découle de pertes matérielles assurées aux termes de la partie I de la police. Or, comme la partie I ne couvre pas la conception défectueuse ou inadéquate, les dommages et pertes financières en résultant ne peuvent être couverts par la partie II.

VIII. Conclusion

[131] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens devant notre Cour et devant les juridictions inférieures.

Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Deschamps, Charron et Rothstein sont dissidents.

Procureurs des appelantes : Borden Ladner Gervais, Toronto.

Procureurs des intimées : Lerners, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2008 CSC 66 ?
Date de la décision : 21/11/2008
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Assurance - Assurance « tous risques » - Clauses d’exclusion - Portée de l’exclusion relative à une « conception défectueuse ou inadéquate » - Critère applicable à l’égard de cette exclusion - Plus gros tunnelier sur mesure jamais construit - Souscription par la société de chemin de fer à une police d’assurance des constructeurs - Exclusion par la police des frais engagés pour remédier à une « conception défectueuse ou inadéquate » - Flexion différentielle prévue, mais la conception était adaptée au degré prévu de flexion différentielle - Échec du tunnelier en raison d’une flexion différentielle excessive de composantes de l’appareil - La clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » s’applique‑t‑elle? - La flexion différentielle excessive était‑elle prévisible?.

Au début des années 1990, le CN a établi une procédure détaillée et complexe pour la conception et la construction du plus gros tunnelier sur mesure en son genre au monde, en vue de la construction d’un tunnel sous une rivière. Le CN avait souscrit à une police d’assurance des constructeurs qui l’assurait contre tous les risques de pertes ou de dommages matériels directs à l’égard de tous les biens réels et personnels de quelque nature et qualité notamment le tunnelier, ainsi que toute perte financière indirecte imputable à un retard dans l’ouverture du tunnel. Les frais engagés pour remédier à une conception défectueuse ou inadéquate étaient exclus.

La conception d’un tunnelier répondant aux attentes représentait un véritable défi, notamment parce que l’acier de construction fléchit (c.‑à‑d. plie) sous la pression. Bien qu’il soit acceptable qu’il y ait une flexion différentielle (que des composantes adjacentes se rapprochent ou s’éloignent l’une de l’autre) dans les limites des tolérances admises, une flexion différentielle excessive (qui va au‑delà des tolérances admises) pourrait entraîner une défaillance. Le tunnelier en cause devait résister à une pression de 6 000 tonnes métriques exercée par le poids de la terre et de l’eau qui se trouvaient au‑dessus de lui à mesure qu’il avançait sous la rivière. De plus, il fallait empêcher l’« infiltration de débris » dans le roulement principal. Pour relever le défi de conception, une société possédant une vaste expérience dans la construction de tunneliers a été sélectionnée pour concevoir et construire le tunnelier. Un comité technique composé d’entrepreneurs et d’experts‑conseils spécialisés en matière de forage de tunnels a été créé pour donner des conseils sur les paramètres de conception. Le travail de ce comité était chapeauté par un comité de direction, chargé des grandes orientations. Un comité d’examen technique et de surveillance conseillait le CN à propos du projet dans son ensemble.

Le tunnelier avait une tête de coupe de 32 pieds (9,5 mètres) de diamètre et un corps de 278 pieds (83 mètres) de longueur. La tête de coupe tournait grâce à des roulements à rouleaux pendant que le roulement principal engendrait une poussée hydraulique qui propulsait l’outil de coupe contre le front de taille. Pour protéger le roulement contre les dommages, les concepteurs avaient prévu un système de 26 joints d’étanchéité distincts lubrifiés par l’injection constante de graisse sous pression dont la fonction était d’empêcher l’« infiltration de débris » dans le roulement principal et la fuite des lubrifiants. Pour atteindre le roulement principal, les déblais devaient traverser les 26 joints d’étanchéité. Les tolérances de conception des joints étaient précises et exigeantes. Un jeu de six millimètres (plus ou moins trois millimètres) devait être maintenu entre la tête de coupe rotative et le bouclier fixe. Selon les meilleurs ingénieurs‑conseils, il n’y aurait aucune flexion différentielle excessive et l’agencement des joints d’étanchéité offrait une marge de sécurité proche de la redondance.

Après le creusement de 14 p. 100 de la longueur prévue du tunnel, des déblais ont été détectés. L’inspection a révélé que certains joints d’étanchéité avaient été usés et détruits en raison de la flexion différentielle excessive de la tête de coupe. Les travaux ont été interrompus, le roulement principal a été nettoyé et des modifications ont été apportées. On a ensuite repris les travaux sans constater aucune autre pénétration de déblais, mais le retard de 229 jours a considérablement augmenté le coût du projet. Les experts ne sont pas arrivés à expliquer la façon dont les déblais sont parvenus à pénétrer dans les 26 joints d’étanchéité tout en laissant certains d’entre eux intacts.

Les assureurs ont refusé d’honorer la police, invoquant la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate ». Le juge de première instance a jugé les assureurs responsables. Il a conclu que, en dépit de sa défaillance, la conception innovante était adaptée à tous les risques prévisibles, aussi improbables et éloignés soient‑ils, et qu’elle n’était ni défectueuse ni inadéquate au regard de l’état de la technique au moment où elle avait été achevée. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé cette décision, concluant que la conception du tunnelier était bel et bien défectueuse au sens de la clause d’exclusion puisque la norme de prévisibilité exigeait aussi que la conception pertinente résiste effectivement à tous les risques prévisibles.

Arrêt (les juges Deschamps, Charron et Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel et Abella : Dans les cas où, comme en l’espèce, le risque est défini en termes généraux (« flexion du métal sous la pression ») et où la conception pare à ce risque avec une diligence et une expertise répondant à l’état de la technique, un assureur n’est pas en droit d’invoquer l’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » uniquement parce que les connaissances et la pratique en ingénierie du moment ne permettaient pas d’apprécier correctement le problème de conception. Une défaillance n’est pas assimilable à une faute ou à une irrégularité. Les dispositions des polices d’assurance doivent recevoir une interprétation large, et les clauses d’exclusion une interprétation restrictive. Cela ne doit pas entraîner un résultat irréaliste qui ne serait pas envisagé dans le climat commercial dans lequel l’assurance a été contractée. L’interprétation plus restrictive de l’exclusion est davantage compatible avec l’intention des parties compte tenu du sens ordinaire des mots utilisés dans la police. [5] [30] [32] [56]

À la conclusion du contrat, toutes les parties savaient qu’il s’agissait du plus gros tunnelier à pression de terre jamais construit. On a fait appel à d’éminents experts pour obtenir une machine à la fine pointe de la technologie, mais, malgré tous les efforts déployés, il subsistait un risque résiduel inévitable rattaché à la conception innovante. Reconnaissant l’existence de ce risque, le CN a contracté la police d’assurance « tous risques ». La police n’excluait pas tous les coûts attribuables à « la conception », mais seulement ceux imputables à une « conception défectueuse ou inadéquate ». Même si le tunnelier a failli à la tâche, les assureurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de prouver que la perte tombait sous le coup de la clause d’exclusion. [5]

L’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate » concerne la conception défectueuse et non la faute du concepteur. Elle suppose l’existence d’une norme comparative à laquelle la conception en cause ne répond pas.

Une telle norme ne peut exiger rien de plus que la preuve de la conformité de la conception à l’état de la technique. Selon cette norme, la perte peut avoir été causée par la conception, mais l’exclusion ne s’applique pas, à moins que la conception soit défectueuse ou inadéquate. Comme il y a inévitablement un écart entre l’état actuel de la technique et l’omniscience, la norme de la perfection quant à tous les risques prévisibles est trop élevée. La norme de l’industrie n’est cependant pas assez élevée. Une conception n’aura pas satisfait à la norme raisonnablement exigible dans les circonstances lorsque le risque qui s’est matérialisé était à la fois prévisible et évitable grâce à l’utilisation d’une conception conforme aux normes de l’état de la technique.

[31] [35] [41] [51] [53‑54] [65]

Comme l’a conclu le juge de première instance, même si la flexion différentielle constituait un risque connu dans la conception du tunnelier, ce risque avait été correctement étudié durant la conception. Selon l’état de la technique, il était impossible de prévoir que cette conception, dans ces circonstances, présentait un risque de flexion différentielle excessive, aussi éloigné ou improbable soit‑il. Contrairement à ce que concluent les juges majoritaires de la Cour d’appel, le fait que le tunnelier n’ait pas résisté ne libère pas l’assureur de son fardeau d’établir le caractère défectueux. L’assureur ne peut pas se dégager de son fardeau de preuve en se fondant uniquement sur l’avantage du regard rétrospectif. Le CN était en droit de s’assurer contre la possibilité que la conception aboutisse à une défaillance, même si elle n’était pas défectueuse ou inadéquate selon l’état de la technique. La conception n’a pas produit le résultat escompté, mais, comme elle exploitait au maximum l’état de la technique, les assureurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de prouver que la perte tombait sous le coup de la clause d’exclusion. [5] [48] [58] [61]

S’il est vrai que le libellé de l’exclusion peut avoir besoin d’être interprété, il n’est pas ambigu. En outre, il s’agissait d’une police sur mesure négociée entre des parties bien averties. Le principe contra proferentem ne s’appliquait pas. [33]

Les juges Deschamps, Charron et Rothstein (dissidents) : L’exclusion relative à la conception défectueuse ou inadéquate s’applique. Elle s’attache à la chose qui a été conçue, et non au travail des ingénieurs concepteurs. Quelle que soit la norme à laquelle leur travail répond ou ne répond pas, une conception est défectueuse ou inadéquate si elle ne permet pas d’utiliser le bien pour l’usage auquel il était destiné. Bien qu’on ne puisse s’attendre à ce qu’une conception puisse résister à des « conditions rares et imprévisibles », elle doit prévoir et résister à tous les risques prévisibles, notamment aux exemples extrêmes de ces risques prévisibles. En l’espèce, les assureurs ont prouvé l’existence d’un problème de conception. La flexion différentielle était prévisible, mais la conception a été incapable de surmonter le degré de flexion différentiel survenu dans des conditions normales. Ce type de risque était visé par la clause d’exclusion relative à la « conception défectueuse ou inadéquate ». Comme la partie I de la police ne couvre pas la conception défectueuse ou inadéquate, les dommages et pertes financières en résultant ne peuvent être couverts par la partie II. [86‑87] [100] [103] [106] [108] [126‑128] [130]

L’expression « conception défectueuse ou inadéquate » n’implique pas l’introduction d’une norme de « l’état de la technique » à laquelle devrait être comparée la conception attaquée. La distinction pertinente est celle qui peut être faite entre une conception défectueuse et une qui ne l’est pas. L’introduction d’une norme comparative a essentiellement pour effet de transformer une action dont le fondement doit être contractuel en une action fondée sur la responsabilité délictuelle ou sur quelque chose d’apparenté qui est tout à fait étranger au contrat. Cela met en outre l’accent sur caractère adéquat du travail effectué par les ingénieurs concepteurs plutôt que sur le caractère adéquat de la conception du tunnelier par rapport à sa destination, compte tenu de tous les risques prévisibles, alors que rien dans la formulation de la clause d’exclusion ne donne à penser que faille changer ainsi l’accent. La décision d’inférer du contrat que les parties avaient l’intention commune d’adopter une norme de l’état de la technique n’est pas fondée. [70] [111‑113] [115]

Comme l’expression « conception défectueuse ou inadéquate » n’est pas ambiguë, il est inutile d’appliquer la règle contra proferentem qui ne s’applique que dans les cas où les autres règles d’interprétation ne permettent pas au tribunal d’établir le sens des mots en cause. [74] [76]


Parties
Demandeurs : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada
Défendeurs : Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d'assurances

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêt non suivi : Queensland Government Railways c. Manufacturers’ Mutual Insurance, Ltd., [1969] 1 Lloyd’s Rep. 214
arrêt examiné : Foundation Co. of Canada Ltd. c. American Home Assurance Co. (1995), 25 O.R. (3d) 36, conf. par [1997] O.J. No. 2332 (QL)
arrêts mentionnés : Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888
Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., [1993] 1 R.C.S. 252
Zurich Insurance Co. c. 686234 Ontario Ltd. (2002), 62 O.R. (3d) 447
Parsons c. Standard Fire Insurance Co. (1880), 5 R.C.S. 233
Stevenson c. Reliance Petroleum Ltd., [1956] R.C.S. 936
Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164
Poole‑Pritchard Canadian Ltd. c. Underwriting Members of Lloyds (1969), 71 W.W.R. 684
Homeco Investments Ltd. c. Canadian General Insurance Co., [1984] O.J. No. 920 (QL)
Lakeland Development Co. c. Anglo Gibraltar Insurance Group (1993), 10 C.L.R. (2d) 17
Simcoe & Erie General Insurance Co. c. Willowbrook Homes (1964) Ltd., [1980] I.L.R. ¶ 1‑1236
Collavino Inc. c. Employers Mutual Liability Insurance Co. of Wisconsin (1984), 5 C.C.L.I. 94
B.C. Rail Ltd. c. American Home Assurance Co. (1991), 79 D.L.R. (4th) 729
Kier Construction Ltd. c. Royal Insurance (U.K.) Ltd. (1992), 30 Con. L.R. 45
Hitchens (Hatfield) Ltd. c. Prudential Assurance Co., [1991] 2 Lloyd’s Rep. 580
Algonquin Power (Long Sault) Partnership c. Chubb Insurance Co. of Canada (2003), 50 C.C.L.I. (3d) 107.
Citée par le juge Rothstein (dissident)
Queensland Government Railways c. Manufacturers’ Mutual Insurance, Ltd., [1969] 1 Lloyd’s Rep. 214
Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888
Pense c. Northern Life Assurance Co. (1907), 15 O.L.R. 131, conf. par (1908), 42 R.C.S. 242
Stevenson c. Reliance Petroleum Ltd., [1956] R.C.S. 936
Cornish c. Accident Insurance Co. (1889), 23 Q.B.D. 453
Non‑Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera, [2000] 1 R.C.S. 551, 2000 CSC 24
British and Foreign Marine Insurance Co. c. Gaunt, [1921] 2 A.C. 41
Simcoe & Erie General Insurance Co. c. Willowbrook Homes (1964) Ltd., [1980] I.L.R. ¶ 1‑1236
Collavino Inc. c. Employers Mutual Liability Insurance Co. of Wisconsin (1984), 5 C.C.L.I. 94
B.C. Rail Ltd. c. American Home Assurance Co. (1991), 79 D.L.R. (4th) 729
Foundation Co. of Canada Ltd. c. American Home Assurance Co. (1995), 25 O.R. (3d) 36
Algonquin Power (Long Sault) Partnership c. Chubb Insurance Co. of Canada (2003), 50 C.C.L.I. (3d) 107
Triple Five Corp. c. Simcoe & Erie Group (1994), 159 A.R. 1
Mellon c. Federal Ins. Co., 14 F.2d 997 (1926).
Doctrine citée
Brown, Craig. Insurance Law in Canada. Scarborough, Ont. : Carswell, 2002 (loose‑leaf updated 2008, release 1).
Koughan, James. The Collapse of the Tacoma Narrows Bridge, Evaluation of Competing Theories of its Demise, and the Effects of the Disaster of Succeeding Bridge Designs (1996) (online : http://web.archive.org/web/20010813084722/%20http:/www.me.utexas.edu/~uer/papers/paper_jk.html).
Oxford English Dictionary Online, « faulty », « improper », « state of the art » (http://dictionary.oed.com).
Withey, P. A. « Fatigue Failure of the de Havilland Comet I », Engineering Failure Analysis, vol. 4, No. 2, June 1997, p. 147.

Proposition de citation de la décision: Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d'assurances, 2008 CSC 66 (21 novembre 2008)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-11-21;2008.csc.66 ?
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