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06/03/2009 | CANADA | N°2009_CSC_12

Canada | Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (6 mars 2009)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339

Date : 20090306

Dossier : 31952

Entre :

Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

Appelant

et

Sukhvir Singh Khosa

Intimé

‑ et ‑

Commission de l'immigration et du statut de réfugié

Intervenante

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugemen

t :

(par. 1 à 68)

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 69 à 137)

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 138)

Motifs dissidents :

...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339

Date : 20090306

Dossier : 31952

Entre :

Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

Appelant

et

Sukhvir Singh Khosa

Intimé

‑ et ‑

Commission de l'immigration et du statut de réfugié

Intervenante

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 68)

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 69 à 137)

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 138)

Motifs dissidents :

(par. 139 à 161)

Le juge Binnie (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella et Charron)

Le juge Rothstein

La juge Deschamps

Le juge Fish

* Le juge Bastarache n'a pas participé au jugement.

______________________________

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339

Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration Appelant

c.

Sukhvir Singh Khosa Intimé

et

Commission de l'immigration et du statut de réfugié Intervenante

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa

Référence neutre : 2009 CSC 12.

No du greffe : 31952.

2008 : 20 mars; 2009 : 6 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale (les juges Desjardins, Décary et Malone), 2007 CAF 24, [2007] 4 R.C.F. 332, 276 D.L.R. (4th) 369, 360 N.R. 183, 59 Imm. L.R. (3d) 122, [2007] A.C.F. no 139 (QL), 2007 CarswellNat 212, qui a infirmé une décision du juge en chef Lutfy, 2005 CF 1218, 266 F.T.R. 138, 48 Imm. L.R. (3d) 253, [2005] A.C.F. no 1465 (QL), 2005 CarswellNat 2651, rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de l'immigration, [2004] D.S.A.I. no 1268 (QL). Pourvoi accueilli, le juge Fish est dissident.

Urszula Kaczmarczyk et Cheryl D. Mitchell, pour l'appelant.

Garth Barriere et Daniel B. Geller, pour l'intimé.

Joseph J. Arvay, c.r., et Joel M. Rubinoff, pour l'intervenante.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Abella et Charron rendu par

[1] Le juge Binnie — La question soulevée dans le pourvoi est celle de savoir si, et dans quelle mesure, l'exercice par les juges des pouvoirs de contrôle judiciaire qui leur sont conférés par une loi (comme ceux établis aux art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7) est régi par les principes de common law que notre Cour a récemment analysés dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

[2] L'intimé, M. Khosa, s'est adressé en vain à la Section d'appel de l'immigration (« SAI ») de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour obtenir le droit de demeurer au Canada malgré sa déclaration de culpabilité pour négligence criminelle ayant causé la mort par suite d'une course automobile sur une voie publique. Une mesure de renvoi valide avait été prise pour le renvoyer en Inde. Les membres majoritaires de la SAI n'ont pas cru à l'existence de « motifs d'ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l'affaire, la prise de mesures spéciales » contre la mesure de renvoi au sens de l'al. 67(1)c) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (« LIPR »). Appliquant la norme de contrôle de la « décision manifestement déraisonnable », le juge saisi de la demande de contrôle judiciaire en première instance a rejeté la contestation par M. Khosa de la décision de la SAI. Toutefois, la Cour d'appel fédérale à la majorité a appliqué la norme de la « décision raisonnable simpliciter » et annulé la décision de la SAI. Dans l'arrêt Dunsmuir (rendu après le prononcé des décisions des deux juridictions inférieures), la distinction entre le caractère « manifestement déraisonnable » et le caractère « raisonnable simpliciter » a été abandonnée pour être remplacée par une conception de la « raisonnabilité » davantage axée sur le contexte et qui, cependant, « n'ouvre pas la voie à une plus grande immixtion judiciaire » (par. 48).

[3] Le ministre a demandé l'autorisation de se pourvoir devant notre Cour pour faire valoir que, de toute façon, l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales établit une norme de contrôle légale qui écarte totalement la common law. Sous cet angle, l'arrêt Dunsmuir ne serait pas vraiment pertinent pour l'examen du présent pourvoi. Pourtant, il est clair que, si les juridictions inférieures ont fait des choix différents quant à la norme de contrôle de common law applicable, ni le juge de première instance ni aucun des juges de la Cour d'appel n'ont considéré que l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales écartait la common law en matière de contrôle judiciaire. Le tribunal de première instance a estimé que cette disposition traite essentiellement des motifs de contrôle des mesures administratives, et non des normes de contrôle. La Cour d'appel fédérale a adopté le même point de vue. Je pense que cette approche est la bonne, bien que l'al. 18.1(4)d) fournisse, comme nous le verrons, une indication législative du « degré de déférence » applicable aux conclusions de fait de la SAI.

[4] L'arrêt Dunsmuir nous enseigne que le contrôle judiciaire devrait accorder moins d'importance à la formulation de différentes normes de contrôle et s'intéresser davantage au fond, en particulier à la nature de la question soumise au tribunal administratif en cause. Pour rendre sa décision en l'espèce, la SAI devait appliquer des considérations de politique générale aux faits dont elle avait elle‑même constaté la pertinence et soupesé l'importance. C'est à la SAI et non aux tribunaux judiciaires que le législateur avait confié la tâche de déterminer si M. Khosa avait établi l'existence de « motifs d'ordre humanitaire justifiant » la levée de la mesure de renvoi le concernant, dont toutes les parties reconnaissaient la validité. Je conclus que, selon les principes généraux du droit administratif, y compris le récent arrêt Dunsmuir de notre Cour, le juge des requêtes a eu raison de manifester à l'égard de la décision de la SAI une déférence plus grande que celle considérée appropriée par les juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale. À mon avis, la décision des membres majoritaires de la SAI faisait partie des issues raisonnables possibles et les juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale ont eu tort d'intervenir pour l'annuler. Le pourvoi est donc accueilli et la décision de la Section d'appel de l'immigration est rétablie.

I. Les faits

[5] L'intimé, Sukhvir Singh Khosa, est un citoyen de l'Inde. Il a immigré au Canada avec sa famille en 1996 alors qu'il était âgé de 14 ans. Il a le statut de résident permanent. Le soir du 13 novembre 2000, M. Khosa et une personne du nom de Bahadur Singh Bhalru ont conduit leur automobile respective à plus de 100 kilomètres à l'heure sur Marine Drive dans un secteur résidentiel et commercial de Vancouver. À leur procès criminel, la cour a conclu qu'ils faisaient une « course de rue ». M. Khosa était disposé à plaider coupable à une accusation de conduite dangereuse, mais pas à l'accusation plus grave de négligence criminelle ayant causé la mort, dont il a finalement été déclaré coupable. L'intimé n'a jamais cessé de nier avoir participé à une course de rue, bien qu'il ait admis qu'il roulait vite et que son comportement au volant était exceptionnellement dangereux. Dans le cadre de l'appel relatif à la peine, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a fait l'observation suivante :

[traduction] . . . la participation des intimés à une course est un facteur important. Se livrant à une compétition entre eux, ils roulaient à une vitesse excessive sur une grande artère bordée d'immeubles tant résidentiels que commerciaux. Ils l'ont fait à un moment où il était raisonnable de s'attendre à la présence d'autres véhicules et de piétons.

. . .

Le caractère « spontané » de la course doit [. . .] être pris en compte comme facteur atténuant. La course n'était pas planifiée, ne mettait pas en cause des véhicules modifiés à cette fin et elle a été d'une durée relativement courte. Le comportement des intimés était inacceptable, mais il s'agissait davantage d'une erreur de jugement commise par témérité que de la création délibérée d'un danger pour le public.

(2003 BCCA 645, 190 B.C.A.C. 42, par. 33 et 36)

Quant à la « culpabilité morale » de l'intimé et de son coaccusé, la Cour d'appel a ajouté :

[traduction] Le ministère public concède que plusieurs facteurs viennent mitiger la culpabilité morale des intimés en l'espèce. M. Khosa et M. Bhalru sont jeunes tous les deux, ils n'ont pas de casier judiciaire et ils n'avaient jamais commis auparavant d'infraction relative à la conduite d'un véhicule; ils ont exprimé des remords pour les conséquences de leurs actes et ils ont de bonnes possibilités de réadaptation. . . [par. 38]

[6] L'intimé a été condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour, assortie de conditions, comprenant l'obligation de demeurer en détention à domicile, une interdiction de conduire et des heures de service communautaire. Au moment de l'audience devant la SAI, il s'était conformé à toutes ces conditions.

II. Historique judiciaire

A. Section d'appel de l'immigration, [2004] D.S.A.I. no 1268 (QL)

(1) La majorité

[7] La SAI à la majorité a reconnu (au par. 12) que, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire de prendre des « mesures spéciales » pour des motifs d'ordre humanitaire aux termes de l'al. 67(1)c) de la LIPR, elle devait tenir compte des facteurs établis dans Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL), et approuvés par notre Cour dans Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, par. 40, 41 et 90, à savoir :

(1) la gravité de l'infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi;

(2) la possibilité de réadaptation;

(3) le temps passé au Canada et le degré d'établissement;

(4) le soutien que peut fournir la famille et la collectivité;

(5) la présence au Canada de la famille de la personne exposée au renvoi et les bouleversements que son expulsion occasionnerait à sa famille;

(6) l'importance des difficultés que causerait à la personne exposée au renvoi le retour dans son pays de nationalité.

[8] Les membres majoritaires de la SAI ont estimé que les quatre derniers facteurs énoncés dans Ribic ne constituaient pas une raison vraiment impérieuse de prendre ou non des mesures. Quant aux deux premiers facteurs, l'infraction en question était « extrêmement grave » (par. 14) et ils se sont dits particulièrement préoccupés par le refus de M. Khosa d'accepter sans réserve la conclusion selon laquelle il avait participé à une course de rue. La SAI à la majorité a jugé que ce refus « dénote que l'appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite » (par. 15). En ce qui concerne la possibilité de réadaptation de M. Khosa, les membres majoritaires de la SAI ont jugé qu'il y avait trop peu de preuve qui leur permettrait de conclure dans un sens ou dans l'autre (par. 15 et 23). Toutefois, même si M. Khosa avait une bonne possibilité de réadaptation, « les facteurs pertinents soupesés ne feraient pas pencher la balance en faveur de [M. Khosa] » (par. 23). Les « mesures spéciales » demandées ont donc été refusées.

(2) La dissidence

[9] La membre dissidente de la SAI aurait également rejeté l'appel, mais elle aurait sursis à l'exécution de la mesure de renvoi pendant trois ans, jusqu'à ce que l'affaire soit examinée à nouveau. Elle a reconnu la gravité de l'infraction dont M. Khosa avait été déclaré coupable, mais elle a estimé que cette gravité était atténuée par des facteurs auxquels ses collègues n'avaient pas accordé d'importance. La preuve de remords et la possibilité de réadaptation jouaient en faveur de la prise de mesures. Concernant l'instance criminelle, elle a fait remarquer qu'il avait été jugé à propos de n'infliger aucune peine carcérale à M. Khosa. L'infraction dont M. Khosa a été déclaré coupable n'est pas un crime d'intention. Il n'y avait aucune preuve de prédisposition à la criminalité. La course a été spontanée et de courte durée. Il avait respecté toutes les conditions qui lui avaient été imposées. Vu les circonstances, elle a conclu qu'il y avait lieu de prendre des mesures pour des motifs d'ordre humanitaire.

B. Cour fédérale, 2005 CF 1218, [2005] A.C.F. no 1465 (QL)

[10] Le juge en chef Lutfy a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Khosa. Il a conclu qu'une grande déférence s'imposait en raison du vaste pouvoir discrétionnaire conféré à la SAI et de l'expertise de cette dernière dans l'application des facteurs énumérés dans Ribic dans le cadre des appels prévus par l'al. 67(1)c) de la LIPR. La norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. La question de savoir si, au regard des facteurs énoncés dans Ribic, les membres majoritaires de la SAI ont commis une erreur dans leur appréciation de la preuve « repose essentiellement, sinon totalement, sur les faits » (par. 29).

[11] Selon le juge en chef Lutfy, l'élément crucial de l'argumentation de M. Khosa était que les membres majoritaires de la SAI avaient commis une erreur en accordant une importance excessive à son refus de reconnaître que sa conduite incontestablement dangereuse se situait dans le contexte d'une course de rue, mais le juge a refusé d'apprécier à nouveau la preuve, affirmant ce qui suit (par. 36) :

Lorsqu'ils [les membres majoritaires] ont apprécié l'expression de remords par M. Khosa, ils ont choisi d'accorder davantage de poids que d'autres ne l'auraient peut‑être fait à son déni de participation à une « course ». La conclusion de la SAI sur la question des remords semble différer de celle des cours criminelles. La SAI a toutefois eu l'occasion, ce qui n'a pas été le cas pour les cours criminelles, d'apprécier le témoignage de M. Khosa.

[12] Par conséquent, le juge en chef Lutfy a estimé que rien ne permettait de conclure que « l'avis majoritaire était manifestement déraisonnable ou, selon les termes de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qu'il était fondé sur une conclusion de fait erronée "tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments" dont on disposait » (par. 39).

C. Cour d'appel fédérale, 2007 CAF 24, [2007] 4 R.C.F. 332

(1) La majorité

[13] Le juge Décary (avec l'accord du juge Malone) n'a pas souscrit à l'opinion du juge en chef Lutfy sur la norme de contrôle applicable. Selon lui, la norme applicable était celle de la « décision raisonnable ». Par conséquent, « [p]uisque le juge de première instance n'a pas suivi la norme de contrôle applicable, il m'incombe, au stade de l'appel, de me pencher sur la décision de la Commission en appliquant la norme de contrôle applicable, c'est‑à‑dire celle de la décision raisonnable » (par. 14).

[14] En ce qui concerne le deuxième facteur énoncé dans Ribic, le juge Décary a affirmé que la « possibilité de réadaptation » est une notion de droit pénal au sujet de laquelle la SAI ne détient pas de connaissances particulières. Celle‑ci doit être réticente à remettre en question les conclusions des juridictions pénales sur des aspects qui relèvent nettement de leur domaine de spécialisation. La majorité « prend simplement acte des constats des tribunaux de la Colombie‑Britannique sur ce point, constats qui sont favorables à [M. Khosa], sans expliquer pourquoi elle tire la conclusion opposée [. . .] La totalité de la preuve se rapportant à la conduite de [M. Khosa] après l'imposition de sa peine va incontestablement dans le sens des constats des juridictions pénales. Or, la Commission passe sous silence cette preuve ainsi que ces constats » (par. 17). En ce qui a trait à la question de la « course de rue », le juge Décary a dit ce qui suit :

Il ressort manifestement du procès‑verbal de l'audience que le président de l'audience — qui est l'auteur de la décision des membres majoritaires de la SAI — et l'avocat de la Couronne ont été quelque peu obnubilés par le fait que l'infraction se rapportait à une course de rue, à telle enseigne que, à plusieurs reprises, l'audience a pris l'allure d'un procès quasi‑pénal, pour ne pas dire d'un nouveau procès pénal. [par. 18]

Pour ces motifs, le juge Décary a conclu que les membres majoritaires avaient agi de façon déraisonnable.

(2) La dissidence

[15] La juge Desjardins a estimé que le juge des requêtes avait eu raison d'appliquer la norme de la « décision manifestement déraisonnable ». Elle a souligné que la SAI possède l'expertise requise pour appliquer les facteurs établis dans Ribic dans les affaires régies par l'al. 67(1)c) de la LIPR, et qu'il s'agit d'un exercice « contextue[l] et fortement tributaire des faits » (par. 36). La juge Desjardins a également insisté sur le large pouvoir discrétionnaire que l'al. 67(1)c) de la LIPR confère à la SAI. À son avis, le juge en chef Lutfy n'avait commis aucune erreur susceptible de contrôle. Elle aurait rejeté l'appel.

III. Les dispositions législatives pertinentes

[16] Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

3. (1) En matière d'immigration, la présente loi a pour objet :

. . .

h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

67. (1) Il est fait droit à l'appel sur preuve qu'au moment où il en est disposé :

. . .

c) sauf dans le cas de l'appel du ministre, il y a — compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché — des motifs d'ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l'affaire, la prise de mesures spéciales.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande.

(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l'office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu'un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l'expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

(3) Sur présentation d'une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

a) ordonner à l'office fédéral en cause d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu'elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l'office fédéral.

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral, selon le cas :

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l'exercer;

b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

(5) La Cour fédérale peut rejeter toute demande de contrôle judiciaire fondée uniquement sur un vice de forme si elle estime qu'en l'occurrence le vice n'entraîne aucun dommage important ni déni de justice et, le cas échéant, valider la décision ou l'ordonnance entachée du vice et donner effet à celle‑ci selon les modalités de temps et autres qu'elle estime indiquées.

IV. Analyse

[17] Le pourvoi illustre bien pourquoi le changement de cap effectué dans Dunsmuir arrivait à point. En substituant la norme de contrôle du raisonnable simpliciter à celle du manifestement déraisonnable, les juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale se sont crus autorisés à instruire à nouveau d'importants aspects de l'affaire, même si les questions à trancher concernaient la politique d'immigration et non le droit. Ils ont manifestement estimé que la décision de la SAI était injuste envers M. Khosa. Or, le législateur a jugé bon de confier la tâche de rendre cette décision particulière à la SAI, et non aux juges.

[18] Dans les cas où le législateur a édicté des dispositions relatives au contrôle judiciaire, il faut en premier lieu procéder à l'analyse de ces dispositions. Notre Cour avait déjà affirmé que le législateur peut, dans le respect des limites fixées par la Constitution, édicter des textes législatifs établissant une norme de contrôle particulière : voir R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779. Néanmoins, la portée que le législateur a voulu donner aux dispositions législatives relatives au contrôle judiciaire doit être déterminée conformément à la règle habituelle voulant que les termes d'une loi soient interprétés en fonction de leur objet compte tenu du texte, du contexte et des objectifs de la loi.

[19] De façon générale, la plupart des dispositions législatives relatives au contrôle judiciaire, sinon toutes, sont rédigées comme s'inscrivant dans le contexte de la common law en matière de contrôle judiciaire. Même les lois les plus exhaustives, comme l'Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, de la Colombie‑Britannique, ne peuvent être interprétées sensément que dans le contexte de la common law parce que, par exemple, l'al. 58(2)a) de cette loi prévoit qu'[traduction] « aucune conclusion de fait ou de droit ni mesure discrétionnaire du tribunal au sujet d'une affaire qui relève de sa compétence exclusive en vertu d'une clause privative ne doit être modifiée à moins d'être manifestement déraisonnable ». Le législateur n'a pas choisi l'expression « manifestement déraisonnable » au hasard. De toute évidence, il a voulu qu'elle soit interprétée dans le contexte de la jurisprudence de common law, bien qu'un certain nombre d'indices sur le caractère manifestement déraisonnable soient donnés au par. 58(3). Malgré l'arrêt Dunsmuir, la norme du « manifestement déraisonnable » subsistera en Colombie‑Britannique, mais le contenu de cette expression et le degré précis de déférence qu'elle commande dans les divers champs d'action d'une administration provinciale importante continueront nécessairement d'être mesurés à l'aide des principes généraux du droit administratif. Cela dit, l'art. 58 a enjoint et enjoint encore aujourd'hui aux tribunaux de la Colombie‑Britannique d'accorder aux décideurs administratifs un degré élevé de déférence sur les questions de fait et il faut donner effet à cette intention clairement exprimée par le législateur.

A. Une différence de perspective

[20] Dans Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140, le juge Rand a fait observer : [traduction] « Une loi doit toujours s'entendre comme s'appliquant dans une certaine optique. » Cela s'applique tant à l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales qu'à toute autre disposition législative.

[21] Selon la perspective qu'adopte mon collègue, le juge Rothstein, en l'absence d'une clause privative ou d'une directive législative contraire, qu'elle soit expresse ou implicite, la cour saisie d'une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'art. 18.1 doit procéder « comme elle le fait normalement en appel » (par. 117). Le juge Rothstein écrit ce qui suit :

Selon moi, lorsqu'il a voulu imposer une norme de contrôle empreinte de déférence au par. 18.1(4), le législateur a utilisé des termes clairs et non équivoques. Il faut nécessairement en déduire que dans les cas où le législateur n'a pas prévu une norme empreinte de déférence, il voulait que la cour de révision applique la norme de la décision correcte, comme elle le fait normalement en appel. [Je souligne.]

À mon avis, une telle déduction n'est ni nécessaire ni souhaitable. Mon collègue affirme que « s'il est possible de dégager la question de droit de l'examen des questions de fait ou de politique, la déférence ne saurait se présumer lorsque le législateur n'a pas donné d'indication en ce sens en édictant une clause privative » (par. 90), et cite Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 13. Il s'agissait évidemment, dans Housen, d'un appel normal dans une poursuite civile pour négligence.

[22] Selon ce raisonnement, la cour de révision applique la norme de contrôle de la décision correcte à moins que le législateur ait indiqué (expressément ou par déduction nécessaire) une autre façon de procéder.

[23] Le juge Rothstein explique, au par. 87, qu'une « rupture avec l'origine conceptuelle de la norme de contrôle » s'est produite dans l'arrêt Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557. Pezim est une décision unanime dans laquelle la Cour s'en est remise à l'expertise d'un tribunal administratif spécialisé quant à l'interprétation des dispositions de la Securities Act, S.B.C. 1985, ch. 83, en dépit de l'existence d'un droit d'appel et de l'absence de clause privative.

[24] Le juge Rothstein écrit aussi que la base conceptuelle du droit relatif au contrôle judiciaire s'est « estompée encore davantage » dans l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, dans lequel la Cour a considéré simplement la clause privative comme « l'un des multiples facteurs à prendre en considération pour déterminer le degré de déférence (la norme de contrôle) qui s'imposait » (par. 92). À son avis, « [i]l n'appartient pas à la cour d'attribuer au tribunal administratif une expertise sur des questions de droit en l'absence d'une clause privative et, ce faisant, de déterminer à la place du législateur les circonstances qui commandent ou non la déférence » (par. 91).

[25] Je ne partage pas l'opinion du juge Rothstein selon laquelle, en l'absence d'une directive législative expresse ou nécessairement implicite, la cour de révision n'a pas à faire preuve de déférence à l'endroit d'un décideur administratif dans les affaires ayant trait au rôle, à la fonction et à l'expertise propres à ce décideur. Dans Dunsmuir, notre Cour a reconnu que, sans égard à l'existence d'une clause privative, il est maintenant admis qu'une certaine déférence s'impose lorsqu'une décision particulière a été confiée à un décideur administratif plutôt qu'aux tribunaux judiciaires. Cette déférence s'étend non seulement aux questions touchant aux faits et à la politique, mais aussi à l'interprétation, par le tribunal administratif, de sa loi constitutive et des dispositions législatives connexes étant donné « qu'une disposition législative peut donner lieu à plus d'une interprétation valable, et un litige, à plus d'une solution, et que la cour de révision doit se garder d'intervenir lorsque la décision administrative a un fondement rationnel » (Dunsmuir, par. 41). Le principe de la déférence « reconnaît que dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l'application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l'égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » (Dunsmuir, par. 49, citant le professeur David J. Mullan, « Establishing the Standard of Review : The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, p. 93). En outre, la déférence « peut également s'imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l'application d'une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé » (Dunsmuir, par. 54).

[26] L'arrêt Dunsmuir contredit la thèse selon laquelle il faut, en l'absence d'une disposition législative expresse ou nécessairement implicite, que la cour de révision « applique la norme de la décision correcte, comme elle le fait normalement en appel » (le juge Rothstein, par. 117). L'arrêt Pezim a été cité et appliqué dans de nombreuses décisions au cours des 15 dernières années. Ce qu'il nous enseigne se reflète dans Dunsmuir. Avec égard, je suis d'avis de rejeter la tentative de mon collègue de retourner à l'époque où certains tribunaux judiciaires s'attribuaient, en matière administrative, certaines compétences et connaissances qu'ils se sont en fait avérés ne pas posséder.

B. L'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales

[27] Compte tenu de nos conceptions différentes du contrôle judiciaire, il n'est pas étonnant que le juge Rothstein et moi divergions d'opinion sur le rôle et la fonction de l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

[28] À mon avis, le sens de l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales doit être suffisamment élastique pour s'appliquer aux décisions de centaines de « types » différents de décideurs administratifs, du ministre au fonctionnaire le moins expérimenté, exerçant dans des contextes décisionnels variés les pouvoirs distincts qui leur sont conférés par des lois particulières. Certaines de ces attributions de pouvoir par le législateur comportent des clauses privatives, d'autres non. Certaines prévoient un droit d'appel auprès des tribunaux judiciaires, d'autres non. Le législateur ne peut avoir eu l'intention de créer, par l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, une norme de contrôle unique et rigide, à l'image du lit de Procuste, qui s'appliquerait sans égard au contexte à tous les « offices fédéraux », c'est‑à‑dire à tous les décideurs administratifs fédéraux en général, selon la définition de cette expression qui figure à l'art. 2. Une application souple et contextuelle de l'art. 18.1 épargne au législateur la nécessité d'établir des normes de contrôle sur mesure pour chacun des décideurs fédéraux.

[29] Le ministre a tort de s'appuyer sur l'arrêt Owen. Cette affaire portait sur la tâche hautement spécifique du contrôle judiciaire des décisions des commissions d'examen chargées, par l'art. 672.38 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, d'examiner le cas des personnes déclarées non criminellement responsables pour cause de troubles mentaux. Ces commissions doivent rendre la décision « la moins sévère et la moins privative de liberté » à l'égard des personnes déclarées non criminellement responsables qui représentent un « risque important pour la sécurité du public » (art. 672.54). En appel, la loi (art. 672.78) autorise la cour d'appel à annuler l'ordonnance rendue par une commission d'examen pour différents motifs, plus précisément si

a) la décision est déraisonnable et ne peut pas s'appuyer sur la preuve;

b) il s'agit d'une erreur de droit (sauf si aucun tort important ni aucune erreur judiciaire ne s'est produit);

c) il y a eu erreur judiciaire.

[30] Dans Owen, la Cour a statué que, si le législateur a révélé clairement son intention, c'est la norme de contrôle qu'il a ainsi établie qu'il convient d'appliquer en l'absence de contestation constitutionnelle (par. 32). Ce principe a été confirmé dans Dunsmuir, où les juges majoritaires ont affirmé que « la détermination de la norme de contrôle applicable [est] fonction de l'intention du législateur » (par. 30).

[31] Néanmoins, dans l'affaire Owen, même dans le contexte d'une procédure ayant un objectif précis concernant un office déterminé, la norme de contrôle a été établie en fonction des règles de common law en matière de contrôle judiciaire, comme cela ressort clairement du paragraphe qui suit :

Le premier volet du critère correspond à ce que les tribunaux appellent la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter, c'est‑à‑dire que la Cour d'appel devrait se demander si l'évaluation du risque et l'ordonnance de la Commission étaient déraisonnables en ce sens qu'elles n'étaient étayées par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé . . . [par. 33]

Et du paragraphe suivant :

Il faut alors recourir à la jurisprudence en matière de contrôle judiciaire au regard de la norme de la décision raisonnable simpliciter . . . [par. 34]

Voir également Centre de santé mentale de Penetanguishene c. Ontario (Procureur général), 2004 CSC 20, [2004] 1 R.C.S. 498.

[32] Dans Pinet c. St. Thomas Psychiatric Hospital, 2004 CSC 21, [2004] 1 R.C.S. 528, la Cour a examiné le deuxième volet de l'al. 672.78(1)b) (« erreur de droit ») suivant les principes ordinaires du droit administratif (en appliquant clairement la norme de la décision correcte, au par. 25). Quant à la disposition d'exception (soit que la décision peut être annulée en raison d'une erreur de droit sauf si « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire ne s'est produit »), la Cour a conclu dans Pinet que la partie sollicitant la confirmation de la décision de la Commission d'examen en dépit de l'erreur de droit doit « convaincre la cour d'appel que, n'eût été l'erreur de droit, une commission d'examen bien au fait du droit applicable et agissant raisonnablement serait nécessairement arrivée à la même conclusion » (par. 28). Rien de cela n'est exprimé clairement dans la disposition législative, mais la Cour a nécessairement eu recours à la common law pour combler les failles de la loi. Voir également Mazzei c. Colombie‑Britannique (Directeur des Adult Forensic Psychiatric Services), 2006 CSC 7, [2006] 1 R.C.S. 326.

[33] Le recours au droit général en matière de contrôle judiciaire est d'autant plus essentiel dans le cas d'une disposition comme l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales qui, contrairement à l'art. 672 du Code criminel, ne se limite pas à des questions particulières soumises à un tribunal administratif précis, mais vise toute la pléiade des décideurs fédéraux. L'article 18.1 doit conserver la souplesse qui en permet l'application dans une immense variété de circonstances.

C. Question d'interprétation législative

[34] La Loi sur les Cours fédérales résulte de la décision prise par le législateur en 1971 de retirer aux cours supérieures des provinces leur compétence en matière de brefs de prérogative, jugements déclaratoires et injonctions visant des offices fédéraux et d'attribuer cette compétence (légèrement modifiée) à une nouvelle cour fédérale. Donald S. Maxwell, c.r., sous‑ministre de la Justice à cette époque, a fourni l'explication suivante au Comité permanent de la justice et des questions juridiques de la Chambre des communes :

L'article 18 se base sur la prémisse que nous désirons enlever la juridiction et les affaires de prérogatives aux tribunaux supérieurs des provinces et les placer dans notre cour fédérale supérieure.

. . .

. . . Là, nous pensons qu'ils ne sont pas entièrement satisfaisants. Nous pensons que l'on devrait améliorer ces redressements des brefs de certiorari et de prohibition. C'est ce que nous essayons de faire dans l'article 28.

(Voir Procès‑verbaux et témoignages du Comité, no 26, 2e sess., 28e lég., 7 mai 1970, p. 25‑26.)

Ce transfert de compétence a été reconnu et accepté dans Pringle c. Fraser, [1972] R.C.S. 821; Howarth c. Commission nationale des libérations conditionnelles, [1976] 1 R.C.S. 453, p. 470‑472, et Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, p. 637, sous réserve qu'un tel transfert ne dépossède pas les cours supérieures provinciales de leur compétence de statuer sur la constitutionnalité et l'applicabilité d'un texte législatif : Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307. Les modifications apportées à la Loi en 1990 (lors de l'ajout de l'art. 18.1) en ont éclairci et simplifié la formulation et l'application, mais n'ont pas eu pour effet d'exclure la common law. Dans R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), l'auteur fait remarquer que les [traduction] « tribunaux judiciaires supposent facilement qu'un texte législatif portant réforme est censé s'intégrer à l'ensemble des règles de common law existantes » (p. 432; voir aussi les p. 261‑262).

[35] Mon collègue le juge Rothstein écrit qu'il « est contraire à l'arrêt Owen d'affirmer (ou de laisser entendre) qu'il faut procéder à l'analyse relative à la norme de contrôle faite dans Dunsmuir même dans les cas où le législateur a prévu la norme de contrôle applicable » (par. 100). Ces propos tiennent pour acquise la question en litige, soit celle de savoir si, selon l'interprétation que l'on donne de l'art. 18.1, le législateur y a précisé ou non la norme de contrôle applicable.

[36] Selon moi, l'art. 18.1 énonce en termes généraux les motifs qui autorisent la Cour à prendre une mesure, sans lui en imposer l'obligation. La question de savoir si la cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d'accorder réparation dépendra de son appréciation des rôles respectifs des cours de justice et des organismes administratifs ainsi que des « circonstances de chaque cas » : voir Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, p. 575. De plus, [traduction] « [e]n un sens, des considérations relatives à la prépondérance des inconvénients jouent chaque fois que la cour exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser d'accorder réparation » (D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), p. 3‑99). Ce pouvoir discrétionnaire doit bien sûr être exercé judiciairement, mais les principes généraux de contrôle judiciaire traités dans Dunsmuir fournissent des éléments du fondement judiciaire approprié de l'exercice de ce pouvoir.

[37] Mon collègue le juge Rothstein a exprimé son désaccord sur ce point également. Il cite plusieurs décisions portant sur différentes applications du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Il en tire l'inférence négative que les autres applications du pouvoir discrétionnaire sont exclues du par. 18.1(4). J'estime, avec égard, que pareille inférence négative n'est pas justifiée. Les décisions qui traitent de problèmes totalement différents ne sauraient remplacer une analyse adéquate du par. 18.1(4). Le pouvoir discrétionnaire de la cour ressort clairement de la version anglaise du par. 18.1(4) que voici :

18.1 . . .

(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

. . .

[38] La version française du par. 18.1(4), qui a également force de loi, pose donc un problème :

18.1 . . .

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral, selon le cas :

. . .

En règle générale, l'indicatif présent (« sont prises ») ne doit pas être interprété comme conférant un pouvoir discrétionnaire : voir l'art. 11 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, et P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 91, note de bas de page 123. On a souligné à juste titre, dans le contexte du bilinguisme législatif, que [traduction] « Les Canadiens qui ne lisent que l'une des versions de la loi le font à leur péril » : M. Bastarache et autres, The Law of Bilingual Interpretation (2008), p. 32. Néanmoins, le texte du par. 18.1(4) ne doit pas être interprété uniquement en fonction des règles d'interprétation des lois bilingues, mais aussi dans le cadre plus vaste de la règle moderne selon laquelle il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

[39] Le texte anglais du par. 18.1(4) confère une faculté (« may grant »); il attribue clairement un pouvoir discrétionnaire à la cour. Par contre, à première vue, les mots « sont prises » employés dans le texte français ne confèrent pas de pouvoir discrétionnaire. Il est donc difficile de dégager le sens commun de ces deux versions. Cependant, cette distinction linguistique doit être résolue, car les juges ne peuvent appliquer différemment le par. 18.1(4) à différents endroits du pays selon la langue dans laquelle ils lisent cette disposition. Dans R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, par. 26, la Cour a cité en l'approuvant la démarche suivante :

. . . sauf disposition légale contraire, toute divergence entre les deux versions officielles d'un texte législatif est résolue en dégageant, si c'est possible, le sens qui est commun aux deux versions. Si cela n'est pas possible, ou si le sens commun ainsi dégagé paraît contraire à l'intention du législateur révélée par recours aux règles ordinaires d'interprétation, on doit entendre le texte dans le sens qu'indiquent ces règles.

(Citant Côté, à la p. 410.)

(Voir aussi Bastarache et autres, p. 32.) L'analyse linguistique du texte doit servir et non gouverner la recherche de l'intention du législateur : voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1071‑1072 (le juge Lamer, dissident en partie, mais non sur ce point). Une vision étroite des différences entre les deux textes risque de mener à une interprétation incompatible avec la règle moderne parce que, isolément, les considérations linguistiques ne doivent pas élever un argument sur le texte au‑dessus du contexte pertinent et de l'objet du régime législatif : voir Sullivan, p. 116.

[40] En l'occurrence, la version anglaise ne peut être interprétée comme obligeant la cour à accorder réparation : le mot « may » confère indéniablement une faculté. Dans l'ouvrage de Bastarache et autres, on dit que [traduction] « la version la plus claire révèle le sens commun » (p. 67), mais on ne peut affirmer en l'espèce que le texte français est ambigu. Par conséquent, la question linguistique doit être située dans le cadre des règles modernes d'interprétation législative selon lesquelles il faut respecter non seulement le texte, mais aussi le contexte et l'objet de la loi. Aucun élément du contexte ou de l'objet de la disposition en cause ici ne donne à croire que le législateur a voulu éliminer le caractère discrétionnaire rattaché depuis longtemps au contrôle judiciaire. Répétons que le principal objet de cette disposition était simplement de confier le contrôle judiciaire des décisions des décideurs fédéraux à la Cour fédérale. Selon le droit public canadien général (tant ancien que récent), les jugements déclaratoires et les brefs de prérogative et recours extraordinaires originaux, ainsi que leurs variantes établies plus tard par des textes de loi, sont généralement considérés comme de nature discrétionnaire, comme l'explique le juge Beetz dans Harelkin. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire a été confirmé à plusieurs reprises par la Cour : voir Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, p. 830‑831; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, p. 92‑93; et Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 77‑80. Les Cours fédérales elles‑mêmes ont reconnu à de nombreuses reprises, malgré le problème posé par le texte français du par. 18.1(4), le caractère discrétionnaire rattaché à l'exercice de leur compétence en matière de contrôle judiciaire (à très juste titre selon moi) dans des décisions rendues tant en français (voir, p. ex., Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287, le juge Létourneau, par. 40, et Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212 (C.A.), la Cour, par. 73) qu'en anglais (voir, p. ex., Thanabalasingham c. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2006 FCA 14, 263 D.L.R. (4th) 51, le juge Evans, par. 9; Charette c. Canada (Commissioner of Competition), 2003 FCA 426, 29 C.P.R. (4th) 1, le juge Sexton, par. 61, et Pal c. Canada (Minister of Employment and Immigration) (1993), 24 Admin. L.R. (2d) 68, la juge Reed, par. 9). Je conclus que, malgré la question soulevée par son texte bilingue, le par. 18.1(4) doit recevoir une interprétation qui préserve le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale d'accepter ou de refuser d'accorder réparation, pouvoir qui doit bien sûr être exercé judiciairement et en conformité avec les principes applicables. À mon avis, ces principes incluent ceux énoncés dans Dunsmuir.

[41] À partir de ces observations générales, j'examinerai maintenant les alinéas du par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales qui, selon moi, autorisent la cour à intervenir sans toutefois l'y obliger.

[42] L'alinéa 18.1(4)a) permet la prise de mesures si l'office fédéral

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l'exercer;

Aucune norme de contrôle n'est précisée. Suivant l'arrêt Dunsmuir, les questions touchant la compétence commandent l'application de la norme de la décision correcte (motifs majoritaires, par. 59). La Loi sur les Cours fédérales ne précise pas dans quelles circonstances la cour peut à bon droit refuser d'accorder réparation malgré la preuve d'une erreur touchant la compétence. Pour résoudre cette question, et certaines autres, il faut recourir à la common law. Voir Harelkin, p. 575‑576.

[43] L'intervention judiciaire est aussi autorisée dans les cas où l'office fédéral

b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;

Aucune norme de contrôle n'est précisée. Par contre, suivant Dunsmuir, les questions de procédure (sous réserve d'une dérogation législative valide) doivent être examinées par un tribunal judiciaire selon la norme de la décision correcte. En pareil cas, la prise de mesures est régie par les principes de common law, qui prévoient notamment l'abstention d'accorder réparation si l'erreur procédurale est un vice de forme et n'entraîne aucun dommage important ni déni de justice (Pal, par. 9). C'est ce que confirme le par. 18.1(5). On a pu croire que la Cour fédérale, du fait qu'elle tire son origine d'une loi, devait bénéficier d'une attribution de pouvoir spécifique pour « valider la décision » (par. 18.1(5)) le cas échéant.

[44] L'intervention judiciaire est autorisée si l'office fédéral

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

Les erreurs de droit sont généralement assujetties à la norme de la décision correcte. Dans Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 37, par exemple, la Cour a statué que les questions générales de droit international et de droit pénal soulevées dans cette affaire devaient être tranchées suivant la norme de la décision correcte. Selon l'arrêt Dunsmuir (au par. 54), un décideur spécialisé ne commet pas d'erreur de droit justifiant une intervention si son interprétation de sa loi constitutive ou d'une loi étroitement liée est raisonnable. L'alinéa c) prévoit donc un motif d'intervention, mais la common law empêchera les juges d'intervenir dans certains cas, lorsqu'un organisme administratif spécialisé interprète sa loi constitutive ou une loi intimement liée à celle‑ci. Cette nuance n'apparaît pas à la simple lecture de l'al. c), mais c'est le principe de common law qui doit guider l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au par. 18.1(4). Encore une fois, le libellé général de la Loi sur les Cours fédérales est complété par la common law.

[45] L'intervention judiciaire est de plus autorisée si l'office fédéral

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

Le législateur devait connaître la grande importance accordée dans certaines décisions judiciaires à la soi‑disant « conclusion de fait touchant la compétence »; voir, p. ex., Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756, et Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227. Il est clair que le législateur a voulu mettre fin à la tendance de certains tribunaux judiciaires à s'arrêter à un « fait préliminaire » sur lequel la décision de l'organisme administratif était censée reposer pour annuler une décision. Dans Bell, le « fait attributif de compétence » était de savoir si le logement visé par la plainte de discrimination à la location formulée par un locataire éventuel était un « logement indépendant ». La Cour a écarté la conclusion de la Commission des droits de la personne, dont la décision « reposait » sur ce fait préalable. Dans cette perspective, l'al. 18.1(4)d) visait à confirmer par une disposition législative ce qu'avait déclaré le juge Dickson dans Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, à savoir que les juges devraient « éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l'assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu'il existe un doute à cet égard » (p. 233).

[46] De façon plus générale, il ressort clairement de l'al. 18.1(4)d) que le législateur voulait qu'une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence. Ce qui est tout à fait compatible avec l'arrêt Dunsmuir. Cette disposition législative précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales.

[47] L'alinéa e) vise une question mixte de fait et de droit, à savoir les cas où l'office fédéral

e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;

La common law ne permettrait pas à un organisme décisionnel établi par la loi de se fonder sur un témoignage faux ou frauduleux. On s'attendrait à ce que la cour exerce aussi son pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur en application de l'alinéa e).

[48] L'alinéa 18.1(4)f) permet l'intervention judiciaire si l'office fédéral

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

La portée des mots « contraire à la loi » s'étend nécessairement à la « loi » qui n'est pas incluse dans la Loi sur les Cours fédérales, et notamment aux principes généraux de droit administratif. L'alinéa f) démontre, à supposer que cela soit encore nécessaire, que le législateur ne voulait pas que le par. 18.1(4) soit considéré comme un code indépendant, mais plutôt interprété et appliqué dans le contexte de la common law, et notamment des éléments mentionnés tout récemment par la Cour dans Dunsmuir.

[49] Dans Federal Courts Practice 2009 (2008), B. J. Saunders et autres affirment, aux p. 112‑113 :

[traduction] Motifs de contrôle

Le paragraphe 18.1(4) énumère les motifs dont le demandeur doit faire la preuve pour que sa demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Les motifs sont exprimés en termes généraux et correspondent, de façon générale, aux motifs permettant d'obtenir réparation en exerçant les recours de prérogative et les recours extraordinaires mentionnés au par. 18(1).

L'alinéa 18.1(4)f) garantit à la Cour la liberté nécessaire à l'élaboration de nouveaux motifs de contrôle. [Je souligne.]

[50] Je reconnais évidemment d'emblée que le législateur peut, en utilisant des termes clairs et explicites, exclure l'application de la common law dans ce domaine comme dans d'autres. Plusieurs provinces et territoires ont édicté en matière de contrôle judiciaire des dispositions législatives qui, non seulement guident les tribunaux judiciaires, mais comportent aussi l'avantage additionnel de rendre la loi plus compréhensible et accessible pour la population en général. La diversité de ces lois rend toute généralisation difficile. Certaines législatures (comme celle de la Colombie‑Britannique), ont adopté une forme qui s'approche davantage de la codification que celle choisie par le législateur dans la Loi sur les Cours fédérales. La plupart des ressorts canadiens semblent favoriser une approche législative qui énonce expressément les motifs de contrôle, mais non la norme de contrôle1. Dans d'autres provinces, certaines lois mentionnent expressément la norme du caractère « manifestement déraisonnable »2. Toutefois, peu de ces lois définissent le contenu de la norme de contrôle indiquée, ce qui laisse croire que les législateurs ont voulu qu'il soit précisé au moyen de la common law.

[51] Comme je l'ai mentionné dès le départ, le législateur a le pouvoir de préciser une norme de contrôle en manifestant clairement son intention, comme l'a établi l'arrêt Owen. Toutefois, si le texte de la loi le permet, les cours de justice a) n'interpréteront pas les motifs de contrôle comme des normes de contrôle; b) appliqueront les principes établis dans Dunsmuir pour déterminer comment procéder au contrôle judiciaire dans une situation donnée et c) présumeront l'existence d'un pouvoir discrétionnaire d'accepter ou de refuser d'accorder réparation compte tenu de la retenue judiciaire préconisée par l'arrêt Dunsmuir en matière administrative (et d'autres facteurs, tels le fait que le demandeur a tardé à présenter sa demande ou n'a pas épuisé les autres recours possibles, la mauvaise foi, ou le caractère théorique ou prématuré de la demande).

D. Analyse de la norme de contrôle

[52] Suivant l'arrêt Dunsmuir, « [l]orsqu'elles s'acquittent de leurs fonctions constitutionnelles de contrôle judiciaire, les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité non seulement de maintenir la primauté du droit, mais également d'éviter toute immixtion injustifiée dans l'exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur » (par. 27).

[53] Le processus de contrôle judiciaire comporte deux étapes. Premièrement, selon Dunsmuir, « [i]l n'est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle » (par. 57). La « jurisprudence peut permettre de cerner certaines des questions » qui appellent l'application de la norme de la décision correcte ou de celle de la raisonnabilité (par. 57). Et c'est le cas en l'espèce. L'arrêt Dunsmuir rend théorique le débat devant les juridictions inférieures sur la distinction entre le caractère manifestement déraisonnable et la raisonnabilité. On ne nous a cité aucun précédent qui donnerait à croire que la norme de la « décision correcte » est celle qu'il convient d'appliquer aux décisions rendues par la SAI en vertu de l'al. 67(1)c) de la LIPR. Par conséquent, la « jurisprudence » semble suggérer l'adoption de la norme de la « raisonnabilité ».

[54] La seconde étape de l'analyse vient renforcer cette conclusion lorsque les catégories établies par la jurisprudence ne sont pas concluantes. Il faut alors considérer les facteurs suivants : (1) l'existence ou l'absence d'une clause privative, (2) la raison d'être de la SAI suivant sa loi habilitante, (3) la nature de la question en cause devant la SAI, et (4) l'expertise de la SAI en ce qui concerne la politique d'immigration (Dunsmuir, par. 64). Il faut considérer ces facteurs globalement, en gardant à l'esprit qu'ils ne seront pas nécessairement tous pertinents dans tous les cas. Une démarche contextuelle s'impose. Les facteurs ne doivent pas être considérés comme des critères inscrits sur une liste de vérification qui doivent être analysés un par un, classés et appréciés dans chaque cas pour déterminer si la déférence s'impose ou non. L'évaluation doit être globale. Toutefois, compte tenu des arguments qui nous ont été présentés, je me propose de commenter chacun des différents facteurs relevés dans Dunsmuir qui, à mon avis, font tous ressortir la norme de raisonnabilité.

[55] Pour ce qui est de l'existence d'une clause privative, le par. 162(1) de la LIPR prévoit que « [c]hacune des sections a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait — y compris en matière de compétence — dans le cadre des affaires dont elle est saisie ». Une clause privative constitue un indice important de l'intention du législateur. Bien que les clauses privatives dissuadent l'intervention judiciaire, un droit d'appel prévu par la loi peut s'en accommoder, selon son libellé. En l'espèce, la loi ne prévoit aucun droit d'appel.

[56] Pour ce qui est de la raison d'être de la SAI suivant sa loi habilitante, la SAI tranche des appels très variés sous le régime de la LIPR, y compris les appels des résidents permanents ou des personnes protégées contre les mesures de renvoi prises contre eux, ceux des personnes ayant déposé une demande de parrainage au titre du regroupement familial, ceux des résidents permanents contre une décision rendue hors du Canada sur leur obligation de résidence et ceux du ministre contre une décision rendue par la Section de l'immigration dans le cadre de son enquête (art. 63). Une décision de la SAI n'est susceptible de contrôle que sur autorisation de la Cour fédérale (art. 72).

[57] Reconnaissant que le renvoi peut entraîner des difficultés, le législateur a prévu à l'al. 67(1)c) un pouvoir de prendre des mesures exceptionnelles. Selon la nature de la question que pose l'al. 67(1)c), la SAI « fait droit à l'appel sur preuve qu'au moment où il en est disposé [. . .] il y a [. . .] des motifs d'ordre humanitaire justifiant [. . .] la prise de mesures spéciales ». Il revient à la SAI de déterminer non seulement en quoi consistent les « motifs d'ordre humanitaires », mais aussi s'ils « justifient » la prise de mesures dans un cas donné. L'alinéa 67(1)c) exige que la SAI procède elle‑même à une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique. Comme la Cour l'a fait remarquer dans Prata c. Ministre de la Main‑d'œuvre et de l'Immigration, [1976] 1 R.C.S. 376, p. 380, une mesure de renvoi

établit que, s'il ne peut bénéficier d'aucun privilège particulier, [l'individu visé par une mesure de renvoi légitime] n'a aucun droit à demeurer au Canada. Par conséquent, [l'individu faisant appel d'une mesure de renvoi légitime] ne cherche pas à faire reconnaître un droit, mais il tente plutôt d'obtenir un privilège discrétionnaire. [Je souligne.]

[58] L'intimé n'a soulevé aucune question de pratique ou de procédure. Il a reconnu que la mesure de renvoi avait été validement prise contre lui en application du par. 36(1) de la LIPR. Sa contestation visait directement le refus de la SAI de lui accorder un « privilège discrétionnaire ». La décision de la SAI de ne pas prendre de mesure reposait sur une évaluation des faits au dossier. La SAI a eu l'avantage de tenir les audiences et d'évaluer la preuve, y compris le témoignage de l'intimé lui‑même. Les membres de la SAI possèdent une expertise considérable pour trancher les appels sous le régime de la LIPR. Considérés ensemble, ces facteurs font clairement ressortir que la norme de contrôle de la raisonnabilité s'applique. Aucun motif ne permettrait d'aboutir à un résultat différent. Le paragraphe 18.1(4) ne comporte aucun élément qui s'opposerait à l'adoption de la norme de contrôle de la « raisonnabilité » à l'égard des décisions rendues en vertu de l'al. 67(1)c). Par conséquent, je conclus que la norme de contrôle applicable est celle de la « raisonnabilité ».

E. Application de la norme de la « raisonnabilité »

[59] La raisonnabilité constitue une norme unique qui s'adapte au contexte. L'arrêt Dunsmuir avait notamment pour objectif de libérer les cours saisies d'une demande de contrôle judiciaire de ce que l'on est venu à considérer comme une complexité et un formalisme excessifs. Lorsque la norme de la raisonnabilité s'applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu'elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle‑ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d'une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l'issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d'intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l'issue qui serait à son avis préférable.

[60] Compte tenu de la déférence considérable due à la SAI et de la portée étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par la LIPR, je crois que rien ne permettait à la Cour d'appel fédérale d'annuler le refus de la SAI de prendre des mesures spéciales en l'espèce.

[61] Mon collègue le juge Fish reconnaît que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, mais il accueillerait l'appel. Il affirme :

Le refus de M. Khosa de reconnaître qu'il participait à une course de rue peut certes indiquer qu'il « ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite », mais il ne peut raisonnablement servir à contredire — et encore moins à surpasser, selon la prépondérance des probabilités, — tous les éléments de preuve en sa faveur concernant ses remords, sa réadaptation et son risque de récidive. [par. 149]

Je ne crois pas qu'il rentre dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve.

[62] Le juge Fish et moi n'avons pas la même vision des issues que pouvait raisonnablement choisir la SAI dans les circonstances. Mon opinion est fondée sur ce que j'ai déjà dit au sujet du rôle et de la fonction de la SAI et sur le fait que M. Khosa ne conteste pas la validité de la mesure de renvoi prise contre lui. Il demande la prise de mesures exceptionnelles et discrétionnaires dont il ne peut bénéficier qu'en convainquant la SAI même de l'existence de « motifs d'ordre humanitaire justifiant [. . .] la prise de mesures spéciales ». Or, il n'a pas réussi à convaincre la majorité des membres de la SAI. Il ne s'agit pas de savoir si nous souscrivons ou non à une décision de la SAI. C'est à la SAI et non aux juges que le législateur a confié la tâche de rendre une décision.

[63] Dans Dunsmuir, la majorité a conclu :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [par. 47]

Dunsmuir accentue ainsi, en ce qui concerne les tribunaux administratifs, l'importance des motifs, qui constituent pour le décideur le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision. Certes, les juges majoritaires dans Dunsmuir citent et approuvent la proposition selon laquelle le bon degré de déférence « n'exige pas de la cour de révision [traduction] "la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l'appui d'une décision" » (par. 48 (je souligne)). Néanmoins, je ne crois pas que la mention des motifs « qui pourraient être donnés » (mais ne l'ont pas été) doive être interprétée comme atténuant l'importance de motiver adéquatement une décision administrative, que la Cour a soulignée dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 43. Cet arrêt portait justement sur une demande de réparation fondée sur des « motifs d'ordre humanitaire » concernant une mesure de renvoi.

[64] En l'espèce, tant les motifs des membres majoritaires de la SAI que ceux de la membre dissidente indiquent clairement les considérations à l'appui de leurs deux points de vue et les raisons de leur désaccord quant à l'issue. Pour ce qui est des faits, la SAI était principalement divisée quant à l'interprétation de l'expression de remords par M. Khosa, comme l'a souligné le juge en chef Lutfy. Selon les membres majoritaires de la SAI :

Le fait que [M. Khosa] continue de nier que c'est sa participation à une « course de rue » qui a eu des conséquences tragiques est une source de complications pour le tribunal. [. . .] Je garde en même temps à l'esprit que [M. Khosa] a montré quelques remords à l'audience pour son excès de vitesse sur la voie publique et note que le juge de première instance a constaté de même [. . .] Cette expression de remords est un facteur favorable à l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, elle ne ressort pas, à mon sens, comme une caractéristique irrésistible en l'espèce étant donné les admissions mitigées de [M. Khosa] à l'audience. [Je souligne; par. 15.]

Par contre, selon la membre dissidente de la SAI :

. . . [M. Khosa] a [. . .] accepté très tôt la responsabilité de ses actes. Il était prêt à plaider coupable à une accusation de conduite dangereuse causant la mort . . .

J'estime que [M. Khosa] est contrit et éprouve des remords. À l'audience, [M. Khosa] a manifesté son regret, sa voix tremblait et était remplie d'émotions. . .

. . .

Les commissaires majoritaires ont accordé une grande importance au fait que [M. Khosa] nie avoir pris part à une course alors que les tribunaux pénaux ont établi que tel était le cas. Bien qu'ils aient conclu que cela n'était « pas fatal » au présent appel, ils ont aussi établi que le fait que l'appelant continue de nier qu'il faisait une course « dénote que l'appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite » et que ce fait « joue contre l'appelant ». Les commissaires majoritaires concluent que [M. Khosa] éprouve des remords, mais que ces remords ne ressortent pas comme une « caractéristique irrésistible en l'espèce étant donné les admissions mitigées de [M. Khosa] ».

Or, j'estime que les remords de [M. Khosa], même s'il nie avoir participé à une course, sont authentiques et indiquent qu'il sera à l'avenir plus réfléchi et évitera d'agir avec une telle insouciance. [par. 50‑51 et 53‑54]

Il semble évident qu'un litige factuel de ce genre doit être tranché par la SAI dans l'application de la politique d'immigration et qu'il ne doit pas être réévalué par les tribunaux judiciaires.

[65] Quant à la transparence et à l'intelligibilité des motifs, les membres majoritaires ont pris en considération chacun des facteurs énoncés dans la décision Ribic. Ils ont fait remarquer à juste titre que cette énumération n'était pas exhaustive et que l'importance qu'il faut accorder à chaque facteur varie d'une affaire à l'autre (par. 12). Ils ont examiné la preuve et décidé que, dans les circonstances de l'espèce, la plupart des facteurs ne militaient fortement ni pour ni contre la prise de mesures. Prenant acte des constats des juridictions pénales sur la gravité de l'infraction et la possibilité de réadaptation (les premier et deuxième facteurs énoncés dans Ribic), les membres majoritaires ont conclu que l'infraction dont l'intimé a été reconnu coupable était grave et que ses possibilités de réadaptation étaient difficiles à établir (par. 23).

[66] L'importance qu'il convenait d'accorder à la preuve de remords présentée par l'intimé et à ses possibilités de réadaptation dépendait de l'appréciation de son témoignage au regard de toutes les circonstances de l'espèce. Le mandat de la SAI diffère de celui des juridictions pénales. M. Khosa n'a pas témoigné à son procès criminel, mais il l'a fait devant la SAI. La SAI ne devait pas apprécier ses possibilités de réadaptation pour les besoins de la détermination de la peine, mais déterminer plutôt si ses possibilités de réadaptation étaient telles que, seules ou combinées à d'autres facteurs, elles justifiaient la prise de mesures spéciales relativement à une mesure de renvoi valide. La SAI devait tirer ses propres conclusions fondées sur sa propre appréciation de la preuve. C'est ce qu'elle a fait.

[67] Comme je l'ai mentionné, les juridictions inférieures ont reconnu que la plainte de M. Khosa n'était pas dénuée de fondement. Le juge en chef Lutfy a constaté que la majorité a « choisi d'accorder davantage de poids que d'autres ne l'auraient peut‑être fait à son déni de participation à une "course" » (par. 36). Pour décrire la préoccupation des membres de la majorité au sujet de la course de rue, le juge Décary a dit qu'elle les avait « quelque peu obnubilés » (par. 18). Mon collègue le juge Fish décrie aussi le poids accordé à ce facteur dans les motifs des juges majoritaires (par. 141). Toutefois, comme il a été souligné dans Dunsmuir, « certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (par. 47). Vu la déférence dont il faut à juste titre faire preuve envers les décisions rendues par la SAI en vertu de l'al. 67(1)c) de la LIPR, je ne puis souscrire à l'opinion de mon collègue, le juge Fish, selon laquelle la décision de la majorité de refuser en l'espèce la prise de mesures spéciales discrétionnaires contre une mesure de renvoi valide ne faisait pas partie de la gamme des issues raisonnables.

V. Dispositif

[68] Le pourvoi est accueilli et la décision de la SAI est rétablie.

Version française des motifs rendus par

[69] Le juge Rothstein — J'ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Binnie, qui est d'avis d'accueillir le pourvoi. Bien que je souscrive au résultat auquel il arrive, je ne puis me rallier au point de vue des juges majoritaires concernant l'application, dans le cadre de l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (« LCF »), de l'analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir.

I. Introduction

[70] La question fondamentale en l'espèce est de savoir si la LCF établit, expressément ou par déduction nécessaire, les normes applicables en matière de contrôle judiciaire et, le cas échéant, si ces normes supplantent l'analyse relative à la norme de contrôle applicable en common law élaborée récemment dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. Les juges majoritaires sont d'avis que le par. 18.1(4) de la LCF doit être tenu pour inclure implicitement cette analyse. À mon sens, les cours de justice doivent donner effet au libellé de la loi et ne peuvent y superposer une analyse en common law qui fait double emploi. Dans les cas où le législateur a expressément ou implicitement prévu les normes de contrôle applicables, les cours de justice doivent respecter l'intention du législateur, sous réserve des questions touchant la constitutionnalité.

[71] Le paragraphe 18.1(4) de la LCF est ainsi formulé :

(4) [Motifs] Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral, selon le cas :

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l'exercer;

b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

[72] Il ressort clairement du libellé de l'al. 18.1(4)d) que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait appelle un degré élevé de déférence. Les tribunaux judiciaires ne doivent intervenir que si la décision de l'office fédéral est fondée sur une conclusion de fait erronée qu'il a « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ». Contrairement à l'al. d), les autres dispositions du par. 18.1(4) n'indiquent pas que les tribunaux judiciaires devraient appliquer une norme de contrôle empreinte de déférence pour l'examen des critères qui y sont énoncés. Lorsqu'il a voulu imposer une norme de contrôle empreinte de déférence pour l'application du par. 18.1(4), le législateur a utilisé des termes clairs et non équivoques. Il s'ensuit nécessairement que le législateur ne voulait pas qu'une norme empreinte de déférence soit appliquée dans les cas où il ne l'a pas précisé. Comme je l'expliquerai, le texte et le contexte du par. 18.1(4), et notamment l'absence de libellé commandant la déférence, montrent que la norme de la décision correcte doit être appliquée aux questions touchant la compétence, la justice naturelle, le droit et la fraude. Le libellé de l'al. 18.1(4)d) indique que seules les questions de fait sont assujetties à une norme empreinte de déférence.

[73] Dans Dunsmuir, la Cour a réitéré qu'il faut déterminer « la norme de contrôle applicable en fonction de l'intention du législateur » (par. 30). J'estime, avec égard, que la position des juges majoritaires voulant que l'arrêt Dunsmuir s'applique même dans les cas où le législateur a précisé la norme de contrôle applicable va à l'encontre de cette recherche de l'intention du législateur.

[74] La norme de contrôle judiciaire se veut un moyen de résoudre la tension créée par les clauses privatives entre la primauté du droit et la suprématie législative : voir U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048. Les clauses privatives « rigoureuses » ou « intégrales » qui excluent censément le contrôle judiciaire d'une question soumise à une cour de révision créent cette tension entre les ordres judiciaire et législatif, qu'on a voulu résoudre au moyen de la déférence et de la norme de contrôle : voir Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers' Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 17, pour une description de la nature des clauses privatives. Selon moi, l'application de l'arrêt Dunsmuir en dehors du contexte d'une clause privative rigoureuse marque une rupture avec les origines conceptuelle et jurisprudentielle de l'analyse relative à la norme de contrôle.

[75] J'estime qu'un examen du fondement conceptuel de l'analyse relative à la norme de contrôle applicable en common law permet de répondre clairement à la question de savoir si l'analyse décrite dans Dunsmuir s'applique au contrôle judiciaire prévu à l'art. 18.1 de la LCF. Comme nous le verrons dans la partie II, la norme de contrôle est devenue le moyen de résoudre la tension entre les ordres judiciaire et législatif créée par les clauses privatives. La volonté du législateur de mettre certaines décisions administratives à l'abri du processus d'examen judiciaire entrait en conflit avec le pouvoir constitutionnel de surveillance des tribunaux judiciaires, d'où la nécessité de trouver une solution juridique qui permette de les concilier. Cette solution a pris la forme de la déférence et de la norme de contrôle. La rupture avec cette assise conceptuelle a embrouillé le rôle de la clause privative en tant qu'indication par le législateur de l'expertise relative de l'organisme administratif et, ce faisant, la Cour s'est écartée de la recherche de l'intention du législateur, déterminante dans ce domaine. Dans la partie III, je fais mention de la jurisprudence de notre Cour portant sur la reconnaissance judiciaire des normes de contrôle fixées par voie législative. Il ressort clairement de cette jurisprudence que les cours de justice doivent appliquer les normes de contrôle fixées par la loi, sauf s'il y a contestation constitutionnelle. Dans la partie IV, j'explique que, compte tenu de l'origine conceptuelle des normes de contrôle et de la jurisprudence sur les normes de contrôle d'origine législative, le par. 18.1(4) de la LCF régit entièrement la question des normes de contrôle et déloge les principes de common law en la matière, exception faite des cas où il existe une clause privative rigoureuse. Dans la partie V, je conclus par un examen sommaire de la décision rendue par la Section d'appel de l'immigration (« SAI ») en l'espèce. À l'instar de la majorité, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.

II. Le rôle de la norme de contrôle : résoudre la tension entre les ordres judiciaire et législatif découlant des clauses privatives

A. La tension entre les ordres judiciaire et législatif

[76] En l'absence d'une clause privative, les tribunaux judiciaires ont toujours exercé un pouvoir de surveillance. Dans les provinces, les cours supérieures provinciales possèdent une compétence inhérente et la plupart, sinon toutes, sont aussi investies d'une compétence d'origine législative en matière de contrôle judiciaire. Sous le régime fédéral, la LCF a transféré cette compétence inhérente des cours supérieures des provinces aux Cours fédérales. Les droits d'appel établis par un texte législatif, le cas échéant, permettent également aux parties intéressées d'interjeter appel d'une décision administrative devant un tribunal judiciaire. Cette compétence résiduelle en matière de contrôle judiciaire signifie que les tribunaux judiciaires ont conservé le pouvoir d'assurer la primauté du droit, malgré l'essor du pouvoir délégué de rendre une décision administrative. Les juges La Forest et Iacobucci l'ont reconnu dans Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554. Voici ce qu'y dit le juge La Forest :

En l'absence d'autres dispositions indiquant une intention de limiter le contrôle judiciaire, les cours de justice conservent leur pouvoir habituel de surveillance. Le tribunal administratif est certes habilité à prendre des décisions sur ces questions, mais ces décisions ne sont pas à l'abri de la surveillance générale des cours de justice. [p. 584]

Le législateur savait très bien que les parties continueraient de s'adresser aux tribunaux judiciaires pour obtenir réparation si elles estimaient qu'une décision administrative était injuste.

[77] Cependant, la question est de savoir si la création de tribunaux administratifs spécialisés devait automatiquement restreindre le pouvoir de contrôle des tribunaux judiciaires, plus particulièrement à l'égard des questions de droit. Dans les cas où il a édicté des clauses privatives rigoureuses empêchant le contrôle judiciaire d'une décision comportant une erreur de droit, le législateur n'a laissé aucun doute quant à son intention. À mon avis, la simple création d'un tribunal administratif ne permet pas de conclure à pareille limitation du pouvoir de contrôle judiciaire, lorsque le législateur n'a pas tenté de soustraire les décisions de ce tribunal au contrôle judiciaire. Dans ce cas, la mise sur pied d'un tribunal administratif ne crée pas en soi de tension avec le rôle de surveillance des tribunaux judiciaires.

[78] Par contre, les juges majoritaires semblent croire que le contrôle judiciaire des décisions administratives crée d'emblée une tension entre les ordres judiciaire et législatif et que l'analyse relative à la norme de contrôle vise à résoudre cette tension. Dans l'arrêt Dunsmuir, les juges Bastarache et LeBel, s'exprimant au nom de la majorité, ont donné l'explication suivante :

Le contrôle judiciaire s'intéresse à la tension sous‑jacente à la relation entre la primauté du droit et le principe démocratique fondamental, qui se traduit par la prise de mesures législatives pour créer divers organismes administratifs et les investir de larges pouvoirs. Lorsqu'elles s'acquittent de leurs fonctions constitutionnelles de contrôle judiciaire, les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité non seulement de maintenir la primauté du droit, mais également d'éviter toute immixtion injustifiée dans l'exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur. [Je souligne; par. 27.]

Je comprends de ce raisonnement que le législateur a retiré (ou tenté de retirer) aux cours de justice leur pouvoir décisionnel dans certains domaines en créant des tribunaux administratifs. Vue sous cet angle, la norme de contrôle devient un exercice nécessaire de mise en équilibre de l'exercice constitutionnel du contrôle judiciaire par les cours et de la volonté du législateur de déléguer certains pouvoirs aux organismes administratifs.

[79] Selon moi, en l'absence d'une clause privative rigoureuse comme celle dont il était question dans Dunsmuir, d'importantes raisons justifient que l'on s'interroge sur l'application de ce point de vue. De manière générale, il est vrai que la création de décideurs administratifs spécialisés témoigne de l'intention du législateur de remplacer les cours de justice ou de les déloger en tant que principaux décideurs dans plusieurs domaines. Selon le professeur W. A. Bogart, [traduction] « [l]e législateur voulait essentiellement réglementer certains domaines, mais souhaitait qu'une autre partie, un organisme administratif, veille à l'application des règlements pour des considérations touchant notamment l'expertise, l'efficacité, l'accès et l'indépendance par rapport au processus politique » (« The Tools of the Administrative State and the Regulatory Mix », dans C. M. Flood et L. Sossin, dir., Administrative Law in Context (2008), 25, p. 31). Ce n'est toutefois qu'en édictant des clauses privatives que le législateur a manifesté son intention d'écarter, ou à tout le moins de restreindre, le rôle de contrôle des tribunaux judiciaires.

[80] L'exemple le plus évident est le domaine des relations de travail. Les commissions des relations de travail ont été mises sur pied pendant les Première et Seconde Guerres mondiales, en partie pour enrayer l'agitation ouvrière : voir R. J. Charney et T. E. F. Brady, Judicial Review in Labour Law (feuilles mobiles), p. 2‑1 à 2‑17. Afin d'empêcher les tribunaux judiciaires de s'immiscer dans les affaires des commissions, le législateur a édicté des clauses privatives rigoureuses. Aux dires de la professeure Audrey Macklin, [traduction] « [c]omme il était excédé par l'hostilité judiciaire envers les objectifs de la législation en matière de relations de travail, le gouvernement a non seulement établi un régime administratif parallèle de commissions des relations de travail, mais a aussi adopté des dispositions législatives visant à empêcher entièrement le contrôle judiciaire de la légalité des mesures administratives » : « Standard of Review : The Pragmatic and Functional Test », dans Administrative Law in Context, 197, p. 199. Bien qu'il existe différents types de clauses privatives, les clauses privatives rigoureuses qui ont été édictées dans le contexte des relations de travail visaient généralement à empêcher le contrôle non seulement des conclusions de fait du tribunal administratif, mais aussi de ses conclusions touchant le droit et sa compétence : voir Pasiechnyk, par. 17 (examen de ce qui constitue une clause privative « intégrale » ou « véritable »).

[81] Les clauses privatives, qui avaient pour objectif d'empêcher le contrôle judiciaire, ont créé une tension entre les deux piliers fondamentaux du régime de droit public : la suprématie législative et l'application de la loi par les tribunaux judiciaires : voir D. Dyzenhaus, « Disobeying Parliament? Privative Clauses and the Rule of Law », dans R. W. Bauman et T. Kahana, dir., The Least Examined Branch : The Role of Legislatures in the Constitutional State (2006), 499, p. 500. Les clauses privatives rigoureuses exprimaient l'intention du législateur de rendre les décisions administratives inattaquables et de les mettre ainsi à l'abri de tout examen judiciaire, ce qui est contraire à la primauté du droit et à son principe de responsabilité dont l'accès aux cours de justice constitue un élément essentiel. La professeure Mary Liston s'est exprimée ainsi à cet égard :

[traduction] En ce qui concerne le principe de responsabilité inhérent à la primauté du droit, le risque venait de ce que ces autorités pouvaient faire la loi puisqu'elles jugeaient en dernier ressort de la validité quant au fond de leurs propres décisions. Du point de vue institutionnel, les clauses privatives ont engendré les suprématies concurrentes et irréconciliables de l'ordre législatif et de l'ordre judiciaire du gouvernement.

(« Governments in Miniature : The Rule of Law in the Administrative State », dans Administrative Law in Context, 77, p. 104)

Aux prises avec ces « suprématies » concurrentes, les cours de justice ont dû trouver une solution juridique permettant de résoudre ou du moins d'atténuer cette tension. Au Canada, les cours de justice ont choisi la déférence.

B. Les origines de l'analyse relative à la norme de contrôle : résoudre la tension créée par les clauses privatives

[82] La déférence est apparue comme un moyen de concilier l'intention du législateur de soustraire certaines décisions administratives au contrôle judiciaire et le pouvoir de surveillance des tribunaux judiciaires dans un système fondé sur la primauté du droit. Le recours à la déférence remonte à l'arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227 (« S.C.F.P. »). Dans le cadre du contrôle d'une décision en matière de relations de travail, le juge Dickson, plus tard juge en chef de notre Cour, a déclaré que la clause privative « révèle clairement la volonté du législateur que les différends du travail dans le secteur public soient réglés promptement et en dernier ressort par la Commission [des relations de travail dans les services publics] » (p. 235). La décision de la Commission ne pouvait être modifiée tant qu'elle n'était pas « à ce point déraisonnable que [la Commission] [. . .] a, au cours de cette enquête, fait "quelque chose qui retire l'exercice de ce pouvoir de la protection offerte par la clause privative ou limitative" » (p. 237).

[83] La déférence visait à traduire dans les faits la reconnaissance par le législateur de l'expertise relative du tribunal administratif concernant une partie ou la totalité des questions. La clause privative précisait le domaine de spécialisation du tribunal qui commandait la déférence aux yeux du législateur. Le professeur Dyzenhaus a fourni les précisions suivantes :

[traduction] . . . S.C.F.P. représente beaucoup plus qu'une concession. Dès que l'idée de la déférence a été lancée, il était clair qu'il y avait cession du pouvoir judiciaire d'interprétation au tribunal administratif, dans son domaine de spécialisation, à savoir le domaine de compétence visé par la clause privative. La cession n'était pas complète, puisque le tribunal administratif ne pouvait rendre des décisions manifestement déraisonnables. Cependant, cette mesure revêtait une grande importance parce que les juges devaient s'en remettre à l'interprétation du droit faite par les tribunaux administratifs, exception faite des questions de compétence et des questions constitutionnelles ou analogues. [Je souligne; p. 512.]

[84] Il ressort clairement de l'arrêt S.C.F.P. que l'existence et la forme de la déférence dépendaient de la clause privative pertinente. Le pouvoir d'interprétation a été cédé aux tribunaux administratifs uniquement dans leur « domaine de spécialisation, à savoir le domaine de compétence visé par la clause privative ». Une clause privative rigoureuse qui protégeait les conclusions de droit ainsi que les conclusions factuelles et les décisions discrétionnaires des tribunaux administratifs témoignait de la reconnaissance par le législateur de l'expertise du tribunal administratif dans ces domaines. Le juge Dickson a souligné le lien étroit entre la fréquence des clauses privatives édictées dans le contexte des relations de travail et l'expertise du tribunal. Il s'est exprimé ainsi : « On veut protéger les décisions d'une commission des relations de travail, lorsqu'elles relèvent de sa compétence, pour des raisons simples et impérieuses. La commission est un tribunal spécialisé chargé d'appliquer une loi régissant l'ensemble des relations de travail » (p. 235). En d'autres termes, l'expertise du tribunal constituait un motif impérieux d'imposer une clause privative. Toutefois, il ne s'agissait pas d'un motif indépendant justifiant en soi la déférence.

[85] L'évolution de la déférence a également été marquée par l'arrêt Bibeault, dans lequel notre Cour a adopté la méthode pragmatique et fonctionnelle de détermination de la norme de contrôle. Cette méthode pragmatique et fonctionnelle, désormais appelée simplement l'analyse relative à la norme de contrôle, visait à faire « porter l'enquête de la Cour directement sur l'intention du législateur plutôt que sur l'interprétation d'une disposition législative isolée » (p. 1089). Dans le cadre du contrôle judiciaire d'une décision rendue par un décideur protégé par une clause privative rigoureuse, cette analyse plus approfondie a pris en compte « non seulement le libellé de la disposition législative qui confère la compétence au tribunal administratif, mais également l'objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d'être de ce tribunal, le domaine d'expertise de ses membres, et la nature du problème soumis au tribunal » (p. 1088). Le juge Beetz a insisté sur l'objectif primordial qui consiste à donner effet à l'intention du législateur tout en permettant aux tribunaux judiciaires d'exercer leur pouvoir de surveillance dans un système fondé sur la primauté du droit (voir la p. 1090).

[86] Le raisonnement du juge Gonthier dans Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, fait également ressortir le fait que c'est la clause privative qui révèle les circonstances commandant la déférence et qui circonscrit le domaine de spécialisation relative de l'organisme administratif. Le juge Gonthier a expliqué ce qui suit :

Si le législateur affirme clairement que la décision d'un tribunal administratif est finale et exécutoire, les tribunaux judiciaires de première instance ne peuvent toucher à ces décisions à moins que le tribunal administratif n'ait commis une erreur qui porte atteinte à sa compétence. [. . .] Les décisions qui sont ainsi protégées doivent, en ce sens, faire l'objet d'une forme de retenue non discrétionnaire parce que le législateur a voulu qu'elles soient définitives et sans appel et cette intervention du législateur découle, à son tour, de la volonté de laisser à des tribunaux spécialisés le soin de trancher certains litiges. [Je souligne; p. 1744.]

Les propos du juge Gonthier cernent bien le rôle essentiel de la clause privative. La clause privative révèle la volonté du législateur « de laisser à des tribunaux spécialisés le soin » de rendre des décisions qui soient définitives et inattaquables. C'est dans ces circonstances que les tribunaux judiciaires doivent mettre en balance leur pouvoir constitutionnel de préserver la primauté du droit et l'intention du législateur de leur retirer compétence. Suivant le raisonnement du juge Gonthier, l'expertise constituait la raison d'être de la clause privative. L'expertise seule ne révélait pas l'intention du législateur de rendre les décisions inattaquables. Pour manifester son intention de soustraire les décideurs spécialisés au contrôle judiciaire, le législateur édictait une clause privative.

C. Rupture avec les origines de la norme de contrôle : l'expertise comme motif justifiant à lui seul la déférence

[87] Toutefois, avec l'arrêt Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, s'est produite une rupture avec l'origine conceptuelle de la norme de contrôle que j'ai décrite. Cette cause portait sur le contrôle judiciaire de la décision d'un tribunal administratif qui n'était pas protégée par une clause privative et qui était, en fait, susceptible d'appel aux termes de la loi. En se fondant sur le « principe de la spécialisation des fonctions » énoncé dans l'arrêt Bell Canada, la Cour dans Pezim a attribué une expertise relative au tribunal, y compris sur les questions de droit, compte tenu du mandat que lui confiait la loi. Dans Pezim, la Cour a examiné la loi constitutive de la British Columbia Securities Commission et elle a conclu que la « [Securities Act de la C.‑B.] fait bien ressortir l'étendue de l'expertise et de la spécialisation de la Commission » (p. 593). En attribuant ainsi une expertise au tribunal, même à l'égard de questions de droit, la Cour a rompu avec la jurisprudence antérieure qui s'appuyait sur les clauses privatives comme indication manifeste de la reconnaissance de l'expertise relative du tribunal administratif par le législateur.

[88] Mon collègue le juge Binnie écrit au par. 26 de ses motifs que l'arrêt « Pezim a été cité et appliqué dans de nombreuses décisions au cours des 15 dernières années . » Pour cette raison, il rejette ce qu'il perçoit comme une tentative de ma part de « retourner à l'époque » antérieure à Dunsmuir. Avec égard, je ne crois pas que la longévité de l'arrêt Pezim devrait faire obstacle aux efforts déployés récemment par la Cour pour redonner sa clarté conceptuelle à l'application de la norme de contrôle. Le fait que Pezim a été cité dans d'autres décisions n'empêche pas la Cour de réexaminer son raisonnement lorsque des motifs impérieux l'exige : R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683, par. 46. À mon avis, le fait que l'arrêt Pezim s'écarte des assises conceptuelles de la norme de contrôle constitue un tel motif impérieux. Dans Dunsmuir, la Cour a reconnu que le « temps est venu de réévaluer [. . .] l'épineuse question de la démarche qu'il convient d'adopter pour le contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs » (par. 1). Ce réexamen devrait inclure un retour aux assises conceptuelles de la norme de contrôle.

[89] Nul ne conteste que, dans le cadre d'un appel ou d'un contrôle judiciaire, les cours de révision devraient faire preuve de déférence à l'égard des décisions rendues par les juridictions de première instance et les organismes administratifs sur des questions de fait : voir les motifs concordants de la juge Deschamps dans Dunsmuir, au par. 161. Les raisons, exposées dans Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 13, qui justifient la déférence à l'égard des conclusions factuelles des juges de première instance s'appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire des décisions administratives. À l'instar des juges de première instance, les tribunaux administratifs sont mieux placés pour tirer des conclusions de fait, notamment dans le domaine de l'élaboration de politiques. La déférence s'impose dans le cas de questions mixtes de fait et de droit, lorsque la question de droit ne peut être isolée des conclusions sur les questions de fait ou de politique.

[90] Cependant, s'il est possible de dégager la question de droit de l'examen des questions de fait ou de politique, la déférence ne saurait se présumer lorsque le législateur n'a pas donné d'indication en ce sens en édictant une clause privative. La règle fondamentale en appel veut que la norme de contrôle applicable aux questions de droit soit celle de la décision correcte : Housen, par. 8. Il en est ainsi pour deux raisons. Premièrement, « le principe de l'universalité impose [. . .] le devoir de veiller à ce que les mêmes règles de droit soient appliquées dans des situations similaires » : Housen, par. 9. Le manque de cohérence dans l'application des règles de droit mine l'intégrité de la primauté du droit. Depuis la formulation par Dicey de sa théorie du constitutionnalisme britannique, la quasi‑totalité des théories de la primauté du droit exigent que tous les membres d'une collectivité politique soient régis ou guidés par les mêmes lois générales : voir A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (10e éd. 1959), p. 193; L. L. Fuller, The Morality of Law (éd. rév. 1969), p. 81‑91 (défendant le principe de la concordance entre les actes officiels et les règles établies); J. Raz, The Authority of Law : Essays on Law and Morality (1979), p. 215‑217 ([traduction] « [p]uisque le jugement de la cour établit de manière concluante le droit applicable dans le cas dont elle est saisie, le droit ne peut servir de guide aux parties que si les juges l'appliquent correctement »). La norme de la décision correcte applicable aux questions de droit vise, dans une certaine mesure, à garantir cette universalité. Deuxièmement, en matière de création du droit, l'expertise des cours d'appel et de révision est supérieure à celle des juges de première instance et des décideurs administratifs. Notre Cour a souligné ce qui suit dans l'arrêt Housen :

[A]lors que le rôle premier des tribunaux de première instance consiste à résoudre des litiges sur la base des faits dont ils disposent et du droit établi, celui des cours d'appel est de préciser et de raffiner les règles de droit et de veiller à leur application universelle. Pour s'acquitter de ces rôles, les cours d'appel ont besoin d'un large pouvoir de contrôle à l'égard des questions de droit. [par. 9]

[91] Dans le contexte administratif, à la différence du contexte d'un appel, le législateur peut décider que l'expertise du décideur administratif est supérieure à celle de la cour de révision, y compris sur les questions de droit. Il reconnaît cette supériorité en édictant une clause privative rigoureuse. C'est dans ces circonstances que la cour doit procéder à l'analyse relative à la norme de contrôle pour déterminer le degré de déférence dont doit bénéficier le tribunal administratif. Il n'appartient pas à la cour d'attribuer au tribunal administratif une expertise sur des questions de droit en l'absence d'une clause privative et, ce faisant, de déterminer à la place du législateur les circonstances qui commandent ou non la déférence.

[92] La distinction entre les rôles des ordres judiciaire et législatif s'est estompée encore davantage lorsque la clause privative a été incorporée dans la méthode pragmatique et fonctionnelle exposée dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. Dans cet arrêt, la Cour a énoncé les quatre facteurs à prendre en considération dans l'analyse relative à la norme de contrôle : la clause privative, l'expertise, l'objet de la loi dans son ensemble et de la disposition en cause et la nature du problème. Plutôt que d'être considérée comme l'expression manifeste de l'intention du législateur concernant la déférence, la clause privative était désormais considérée simplement comme l'un des multiples facteurs à prendre en considération pour déterminer le degré de déférence (la norme de contrôle) qui s'imposait. Selon la professeure Macklin, [traduction] « [s]i la clause privative était un moyen de communiquer l'intention du législateur concernant le rôle des tribunaux judiciaires, bornons-nous à dire que ce message a été, sinon perdu, du moins reformulé pendant sa transmission » (p. 225).

D. L'intention du législateur

[93] À mon avis, en reconnaissant l'expertise comme motif indépendant justifiant en soi la déférence à l'égard des questions normalement considérées comme du ressort des cours de révision (questions de droit, de compétence, de fraude, de justice naturelle, etc.) on s'écarte de la recherche de l'intention du législateur, qui est déterminante dans ce domaine. Comme notre Cour l'a réaffirmé dans Dunsmuir, l'analyse relative à la norme de contrôle en common law a pour objet de donner effet à l'intention du législateur (les juges Bastarache et LeBel, par. 30) : voir aussi Pushpanathan, par. 26 (« [l]a détermination de la norme de contrôle que la cour de justice doit appliquer est centrée sur l'intention du législateur qui a créé le tribunal dont la décision est en cause »); S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 149 (l'analyse relative à la norme de contrôle vise à « déterminer l'intention du législateur, qui doit nous guider »).

[94] Lorsque la reconnaissance de l'expertise relative reposait sur la clause privative, l'intention du législateur était manifeste. Les ruptures avec ces assises conceptuelles ont amené les tribunaux judiciaires à évaluer souvent artificiellement l'expertise relative. Par exemple, il semble plutôt arbitraire que les tribunaux judiciaires puissent examiner la nature d'un tribunal telle que la décrit sa loi habilitante, mais qu'ils ne procèdent pas toujours à un examen complet de son expertise réelle. La cour de révision devrait‑elle être tenue d'examiner les titres de compétence des décideurs administratifs en ce qui concerne les questions à l'égard desquelles l'expertise des tribunaux judiciaires est normalement considérée supérieure? Par exemple, faut‑il accorder de l'importance au fait que les décideurs ont ou non une formation en droit? Dans le contexte particulier de l'interprétation législative, la cour de révision doit‑elle vérifier attentivement si le tribunal administratif examine et interprète régulièrement des dispositions particulières de sa loi habilitante et possède de ce fait une expertise relative à leur égard? Voir L. Sossin, « Empty Ritual, Mechanical Exercise or the Discipline of Deference? Revisiting the Standard of Review in Administrative Law » (2003), 27 Advocates' Q. 478, p. 491 (où il est question de l'appréciation de l'expertise par les tribunaux judiciaires).

[95] Loin de souscrire à l'avis que les cours de justice devraient vérifier l'expertise réelle des décideurs administratifs, j'estime que cette tâche appartient au législateur. À mon sens, la discordance entre l'expertise qu'on attribue à un organisme administratif et son expertise réelle n'est qu'une manifestation de la séparation conceptuelle plus large entre l'expertise du tribunal et la clause privative. Le législateur qui crée un organisme administratif est mieux placé pour apprécier les compétences, les domaines de spécialisation et les activités courantes des tribunaux administratifs, commissions et autres décideurs qu'il a lui‑même constitués. S'il est d'avis que le décideur administratif possède une expertise supérieure à celle des cours de justice sur des questions qui sont normalement du ressort de ces dernières (questions de droit, de compétence, de fraude, de justice naturelle, etc.), le législateur peut l'exprimer en édictant une clause privative.

[96] À mon humble avis, la méthode préconisée par la majorité en ce qui concerne la norme de contrôle applicable en common law cherche deux points de repère — l'intention manifeste du législateur et l'expertise que la cour attribue à l'organisme administratif — qui peuvent concorder ou non. Dans Dunsmuir, les juges majoritaires ont tenté de concilier ces démarches, mais ils ne sont pas allés jusqu'au bout. Le professeur David Mullan souligne que [traduction] « l'expertise n'est plus considérée comme le facteur unique le plus important » dans Dunsmuir et que la clause privative est perçue comme « une très bonne indication » de l'obligation de faire preuve de déférence : « Dunsmuir v. New Brunswick, Standard of Review and Procedural Fairness for Public Servants : Let's Try Again! » (2008), 21 C.J.A.L.P. 117, p. 125‑126. Je crois qu'il est temps que les cours de justice reconnaissent que les clauses privatives et l'expertise des tribunaux administratifs représentent les deux côtés d'une seule médaille.

E. Limites de l'analyse relative à la norme de contrôle en common law

[97] La norme de contrôle occupe une si grande place dans la jurisprudence et la doctrine en droit administratif qu'on pourrait espérer en tirer maintenant une méthode d'analyse probante et prévisible quant aux circonstances dans lesquelles les cours devraient faire montre de déférence à l'égard des décisions administratives. Or, l'arrêt Dunsmuir démontre que ce n'est pas encore le cas. Dans Dunsmuir, six juges de notre Cour ont déclaré que la norme de contrôle applicable à la décision de l'arbitre était celle de la raisonnabilité, tandis que trois juges ont conclu que la norme de la décision correcte s'appliquait. Chacun des deux groupes a concentré son attention sur des aspects différents du processus décisionnel de l'arbitre. Les juges majoritaires ont accordé plus de poids à l'existence d'une clause privative rigoureuse, à l'expertise présumée de l'arbitre quant à l'interprétation de sa loi habilitante, au fait que la loi avait pour objet le règlement rapide et exécutoire des différends, et au fait que la question de droit n'était pas étrangère au domaine d'expertise de l'arbitre. Les juges minoritaires ont plutôt insisté sur le lien entre les règles de common law régissant le congédiement et celles fixées par la Loi relative aux relations de travail dans les services publics, L.R.N.‑B. 1973, ch. P‑25. Ayant pris la common law comme point de départ de leur analyse, un domaine auquel ne s'étendait pas l'expertise attribuée à l'arbitre, les juges minoritaires estimaient que la norme de la décision correcte s'appliquait.

[98] On constate donc que l'analyse relative à la norme de contrôle en common law ne permet toujours pas de savoir avec certitude quelle norme s'appliquera dans un cas donné. Il demeure difficile de prédire comment les tribunaux judiciaires apprécieront les quatre facteurs se rapportant à la norme de contrôle applicable et le coût des litiges s'en trouve accru. Pour ma part, je crois qu'il est primordial de reconnaître que l'analyse relative à la norme de contrôle en common law ne constitue pas une panacée en ce qui concerne la prise de décisions rigoureuses et objectives sur la portée du contrôle des décisions administratives par les tribunaux judiciaires. Lorsqu'il s'agit de concilier le rôle constitutionnel des tribunaux judiciaires avec des clauses privatives rigoureuses, il pourrait être difficile de faire mieux pour l'instant. Toutefois, l'application de cette analyse à l'extérieur du cadre des clauses privatives est, à mon avis, d'une efficacité fort douteuse.

III. La reconnaissance judiciaire des normes de contrôle légales

A. Le respect de l'intention du législateur

[99] Notre Cour a examiné des dispositions législatives semblables au par. 18.1(4) dans des causes antérieures et a conclu qu'il n'était pas nécessaire de procéder à une analyse relative à la norme de contrôle en common law dans les cas où le législateur a établi des normes de contrôle. Dans R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779, notre Cour a statué que les cours de justice doivent donner effet aux règles législatives qui établissent une norme de contrôle, sous réserve des limites constitutionnelles.

[100] Les juges majoritaires tentent maintenant de nuancer cette conclusion tirée dans Owen. À mon humble avis, ils nient l'évidence. Ils font valoir que, même si cela n'est pas mentionné, la « common law en matière de contrôle judiciaire » a joué dans l'arrêt Owen. Aux dires du juge Binnie, « même dans le contexte d'une procédure ayant un objectif précis concernant un office déterminé, la norme de contrôle a été établie en fonction des règles de common law en matière de contrôle judiciaire » (par. 31). Soit dit en tout respect, il est contraire à l'arrêt Owen d'affirmer (ou de laisser entendre) qu'il faut procéder à l'analyse relative à la norme de contrôle faite dans Dunsmuir même dans les cas où le législateur a prévu la norme de contrôle applicable.

[101] Les juges majoritaires laissent néanmoins entendre que, si l'analyse relative à la norme de contrôle faite dans Dunsmuir ne s'appliquait pas dans l'arrêt Owen, c'était uniquement en raison de la spécificité de l'art. 672.38 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (voir le par. 29). Cette disposition précise la norme de contrôle applicable au contrôle judiciaire des décisions rendues par les commissions d'examen chargées de se prononcer sur la remise en liberté des personnes déclarées non criminellement responsables. Les juges majoritaires comparent cette disposition à l'art. 18.1 de la LCF, faisant observer que « [l]e recours au droit général en matière de contrôle judiciaire est d'autant plus essentiel dans le cas d'une disposition comme l'art. 18.1 de la [LCF] qui, contrairement à l'art. 672 du Code criminel, ne se limite pas à des questions particulières soumises à un tribunal administratif précis » (par. 33). Par conséquent, les juges majoritaires affirment que, même si l'on nie la présence d'une analyse relative à la norme de contrôle en common law dans l'arrêt Owen, le caractère général de l'art. 18.1 de la LCF en dicte l'application en l'espèce.

[102] Le problème que pose ce raisonnement tient à ce que cette nuance entraverait grandement la capacité du législateur d'accroître la certitude et la prévisibilité du processus relatif à la norme de contrôle judiciaire. Logiquement, pour que l'analyse relative à la norme de contrôle qui a été faite dans Dunsmuir puisse être écartée, il faudrait, selon l'approche des juges majoritaires, que le législateur édicte des dispositions précisant la norme de contrôle applicable à chaque tribunal ou décideur administratif et peut‑être même à chacun des différents types de décisions qu'il rend. J'estime, en toute déférence, que ce raisonnement attribue à notre Cour un rôle d'une portée nettement excessive. Il porte atteinte à la prérogative du législateur d'établir, dans les limites imposées par la Constitution, les normes de contrôle applicables aux décideurs d'origine purement législative.

[103] Le juge Binnie mentionne l'Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, de la Colombie‑Britannique, en soulignant que « la plupart des dispositions législatives relatives au contrôle judiciaire, sinon toutes, sont rédigées comme s'inscrivant dans le contexte de la common law en matière de contrôle judiciaire » (par. 19). Bien que je souscrive à cette constatation, je ne suis pas d'accord avec lui sur les conclusions qu'il faut en tirer. Du point de vue des juges majoritaires, le contexte de la common law permettrait que l'analyse relative à la norme de contrôle en common law demeure pertinente. Au sujet de l'al. 58(2)a) de l'Administrative Tribunals Act de la Colombie‑Britannique, le juge Binnie a dit ce qui suit :

Malgré l'arrêt Dunsmuir, la norme du « manifestement déraisonnable » subsistera en Colombie‑Britannique, mais le contenu de cette expression et le degré précis de déférence qu'elle commande dans les divers champs d'action d'une administration provinciale importante continueront nécessairement d'être mesurés à l'aide des principes généraux du droit administratif. [Je souligne; par. 19.]

[104] Les juges majoritaires permettraient le recours à la common law à plusieurs égards. Premièrement, le juge Binnie affirme que la jurisprudence sur le « contenu » de l'expression « manifestement déraisonnable » sera pertinente. Je reconnais que la common law constituera un outil d'interprétation nécessaire dans les circonstances où des expressions de la common law sont utilisées par le législateur sans être clairement définies : voir R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 434‑436; R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914; Waldick c. Malcolm, [1991] 2 R.C.S. 456.

[105] Toutefois, les juges majoritaires permettraient le recours à la common law pour un autre motif. Selon le juge Binnie, « le degré précis de déférence qu'elle [la norme du manifestement déraisonnable] commande dans les divers champs d'action d'une administration provinciale importante continuer[a] nécessairement d'être mesur[é] à l'aide des principes généraux du droit administratif » (par. 19). On ne sait pas exactement de quels principes du droit administratif il s'agit. Si ce renvoi aux principes généraux de droit administratif signifie qu'il existe une échelle de mesure sur laquelle on peut situer le caractère manifestement déraisonnable, ces propos sont inconciliables avec la codification de normes de contrôle distinctes par le législateur de la Colombie‑Britannique.

[106] En édictant l'Administrative Tribunals Act, le législateur de la Colombie‑Britannique a expressément codifié les normes de contrôle applicables. Toutefois, une législation sur un sujet particulier peut être exhaustive sans que le législateur ait nécessairement utilisé des termes qui écartent explicitement l'application de la common law. Dans Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l'Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298, notre Cour a examiné la question de savoir si le devoir de juste représentation en common law trouvait application lorsque le législateur avait créé une obligation légale. La juge L'Heureux‑Dubé, qui a rédigé les motifs unanimes de la Cour, a fait valoir que, puisque le contenu de la disposition législative était « identique au devoir de common law [. . .] ce devoir n'ajoute rien; il fait simplement double emploi » (p. 1316). La Cour a ajouté ce qui suit :

. . . le devoir de juste représentation reconnu par la common law n'est « ni nécessaire ni approprié » lorsque le devoir prévu par la loi s'applique. Le Parlement a codifié le devoir de common law et prévu une nouvelle façon, qui lui est supérieure, de remédier à un manquement. Il est donc raisonnable de conclure que bien que la Loi n'écarte pas expressément le devoir de juste représentation reconnu par la common law, elle le fait cependant par déduction nécessaire . . . [Souligné dans l'original; p. 1319.]

Par conséquent, bien qu'il convienne d'avoir recours à la common law dans les cas où le législateur a utilisé des expressions ou des principes de common law sans les définir adéquatement, il ne convient pas d'y avoir recours lorsque le régime législatif ou les dispositions législatives écartent, expressément ou implicitement, l'analyse applicable en common law, comme le fait le par. 18.1(4) de la LCF.

B. La préoccupation injustifiée des juges majoritaires concernant la rigidité des normes prévues par la loi

[107] Les juges majoritaires s'inquiètent de la rigidité des régimes législatifs généraux dans le contexte du contrôle judiciaire. Au sujet de l'Administrative Tribunals Act, le juge Binnie fait valoir la nécessité d'une analyse en common law qui tiendrait compte des « divers champs d'action d'une administration provinciale importante » (par. 19). Dans le contexte fédéral, il estime que le « législateur ne peut avoir eu l'intention de créer [. . .] une norme de contrôle unique et rigide, à l'image du lit de Procuste, qui s'appliquerait sans égard au contexte » (par. 28). En mettant l'accent sur la diversité des décideurs visés par la LCF et l'Administrative Tribunals Act, les juges majoritaires laissent entendre dans leurs motifs que les normes prescrites sont trop rigides, voire arbitraires.

[108] En toute déférence, l'allusion au lit de Procuste comme symbole de rigidité n'est pas opportune dans le contexte du contrôle judiciaire. Apposer cette image aux règles législatives donne l'impression que, par contraste, la norme de contrôle en common law s'applique comme un paradigme fluide qui s'adapte parfaitement au contexte. Or, il n'en est rien. Il ne s'agit pas d'un domaine dans lequel le législateur impose la stricte conformité dans un contexte où il existe toute une gamme de normes de common law. Depuis que le nombre de normes a été réduit à deux dans Dunsmuir, la flexibilité de l'analyse contextuelle en common law est déjà limitée. Peu importe le type de décideur administratif, du ministre au fonctionnaire le moins expérimenté (par. 28), l'analyse fondée sur Dunsmuir ne peut mener qu'à deux conclusions possibles : l'application de la norme de la décision raisonnable ou de la décision correcte. De plus, comme l'indiquent clairement les juges majoritaires, chacune de ces normes est unique et n'inclut pas de variables s'étalant le long d'un spectre (par. 59).

[109] Qui plus est, les préoccupations des juges majoritaires concernant la rigidité des lois ne sont fondées que si l'on reconnaît que l'analyse devrait ou doit être centrée sur le type de décideur administratif en cause. Les juges majoritaires soutiennent que le législateur ne peut avoir eu l'intention d'assujettir toute une gamme de décideurs aux mêmes normes de contrôle. Toutefois, il ressort d'un examen de la LCF et de l'Administrative Tribunals Act que le législateur voulait dans chaque cas que l'accent soit mis sur la nature de la question examinée (s'agit‑il, par exemple, d'une question de fait, de droit, etc.) plutôt que sur la nature du décideur. Il y a donc diversité, mais en fonction du type de question examinée.

[110] Malgré l'accent mis par le législateur sur le type de question examinée, les décideurs administratifs ne sont toujours pas tous assujettis aux mêmes normes de contrôle. Dans les cas où la loi habilitante du décideur comporte une clause privative destinée à empêcher le contrôle judiciaire de certaines questions, ou de toutes les questions, la déférence sera de mise et l'analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir sera effectuée. C'est précisément ainsi que le législateur s'y est pris dans le contexte de la LCF lorsqu'il voulait que certains décideurs bénéficient d'une plus grande déférence.

[111] Le Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2, par exemple, comporte une clause privative rigoureuse qui soustrait les conclusions de droit et de fait tirées par le Conseil canadien des relations industrielles au contrôle judiciaire prévu par la LCF. Le paragraphe 22(1) est ainsi libellé :

22. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, les ordonnances ou les décisions du Conseil sont définitives et ne sont susceptibles de contestation ou de révision par voie judiciaire que pour les motifs visés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de la Loi sur les Cours fédérales et dans le cadre de cette loi.

Le paragraphe 22(1) mentionne expressément le par. 18.1(4) de la LCF pour permettre explicitement le contrôle judiciaire fondé sur des motifs touchant la compétence, l'équité procédurale, la fraude ou les faux témoignages, mais exclut la révision des erreurs de droit ou de fait. Lorsque la clause privative s'applique, c'est‑à‑dire dans les cas visés aux al. 18.1(4)c), d) ou f), la cour de justice doit composer avec la tension créée entre son rôle constitutionnel en matière de contrôle judiciaire et la suprématie législative. Dans ces cas, l'analyse décrite dans Dunsmuir s'applique. En revanche, dans les cas où le par. 22(1) prévoit expressément la révision par voie judiciaire des questions de compétence, de justice naturelle et de fraude, cette analyse n'a pas sa place et c'est la norme de la décision correcte qui s'applique.

[112] Par contre, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 — la loi sous‑jacente en l'espèce — ne contient pas de clause privative de ce genre. Le paragraphe 162(1) prévoit uniquement que « [c]hacune des sections a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait — y compris en matière de compétence — dans le cadre des affaires dont elle est saisie. » Contrairement à ce que les juges majoritaires laissent entendre dans leurs motifs, il est clair, selon moi, que cette clause privative vise uniquement à différencier les divers niveaux et tribunaux du système d'immigration et de conférer à chacun la compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait. Il ne s'agit pas d'une clause privative destinée à restreindre ou empêcher le contrôle judiciaire.

[113] Ces exemples montrent que le législateur était conscient de la question des normes de contrôle au par. 18.1(4). Lorsqu'il veut que la décision d'un tribunal administratif bénéficie de la déférence de la cour dans le cadre du contrôle judiciaire prévu à l'art. 18.1, le législateur l'indique expressément soit dans le par. 18.1(4) même, comme il l'a fait à l'al. d) concernant les questions de fait, soit dans la loi sous‑jacente, comme le Code canadien du travail. Lorsqu'il ne l'indique pas, les cours de justice procèdent au contrôle judiciaire suivant la norme de la décision correcte.

[114] Je tiens à souligner que le législateur de la Colombie‑Britannique s'est lui aussi attardé à ces préoccupations. L'Administrative Tribunals Act de cette province prévoit des normes de contrôle commandant une plus grande déférence lorsque la loi sous‑jacente contient une clause privative. En imposant des normes de contrôle différentes selon qu'une clause privative protège ou non la décision administrative, le législateur fait la distinction entre les décisions d'expert qu'il souhaitait protéger et celles qu'il ne jugeait pas nécessaire de protéger (art. 58 et 59). L'honorable Geoff Plant a fait cette précision lorsqu'il a présenté l'Administrative Tribunals Act en deuxième lecture :

[traduction] Pour les tribunaux spécialisés, comme le Farm Industry Review Board et l'Employment Standards Tribunal, ce projet de loi prévoit généralement que les cours de justice doivent faire montre de déférence à l'égard des décisions du tribunal, à moins que ce dernier n'ait rendu une décision manifestement déraisonnable ou agi de façon inéquitable. Pour les autres tribunaux — comme les comités de révision en santé mentale —, le projet de loi dispose que les cours de justice doivent, sous réserve d'exceptions limitées, contrôler les décisions du tribunal suivant la norme de la décision correcte.

(Debates of the Legislative Assembly, 5e sess., 37e lég., 18 mai 2004, p. 11193)

[115] Le procès‑verbal des débats de la législature de la Colombie‑Britannique fait également clairement ressortir l'intention du législateur de codifier des normes de contrôle qui excluent une analyse relative à la norme de contrôle en common law faisant double emploi. La raison de principe justifiant cette démarche était manifeste. La loi visait à recentrer le contrôle judiciaire sur le fond de l'affaire plutôt que sur un processus alambiqué de détermination et d'application de la norme de contrôle.

[traduction] Les cours de justice assimilent souvent la détermination de la norme de contrôle applicable dans chaque cas à la recherche de l'intention du législateur. [. . .] Ainsi, la recherche de cette intention constitue souvent un exercice long et coûteux, qui a parfois un effet perturbateur.

. . .

. . . Les dispositions de ce projet de loi qui codifient les normes de contrôle applicables redirigeront l'attention accordée devant un tribunal administratif à un débat en grande partie théorique sur les subtilités du droit vers des questions qui sont beaucoup plus importantes dans l'immédiat pour les parties. [Je souligne.]

(Debates of the Legislative Assembly, p. 11193)

[116] À mon avis, la législature de la Colombie‑Britannique jugerait inquiétant que, malgré les efforts qu'elle a faits pour codifier les normes de contrôle et recentrer le contrôle judiciaire sur le fond, notre Cour impose à nouveau une analyse semblable à celle décrite dans Dunsmuir qui ferait double emploi dans les causes régies par l'Administrative Tribunals Act.

IV. L'interprétation législative de la Loi sur les Cours fédérales

A. Paragraphe 18.1(4)

[117] Le paragraphe 18.1(4) est reproduit au par. 71 des présents motifs. Selon moi, lorsqu'il a voulu imposer une norme de contrôle empreinte de déférence au par. 18.1(4), le législateur a utilisé des termes clairs et non équivoques. Il faut nécessairement en déduire que dans les cas où le législateur n'a pas prévu une norme empreinte de déférence, il voulait que la cour de révision applique la norme de la décision correcte, comme elle le fait normalement en appel.

[118] Je juge utile de commencer l'analyse du par. 18.1(4) par un examen de l'al. d), qui prévoit le contrôle judiciaire dans les cas où l'office fédéral

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

Dans cet alinéa, le législateur a expressément donné aux tribunaux judiciaires la directive de faire preuve d'une grande déférence à l'égard du décideur initial. En effet, les mots « de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose » sont clairs et non équivoques. Ils indiquent que les tribunaux judiciaires ne doivent intervenir relativement aux conclusions de fait que dans le cas des erreurs les plus flagrantes.

[119] Selon le juge Binnie, « il ressort clairement de l'al. 18.1(4)d) que le législateur voulait qu'une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence » (par. 46). Il me semble que la reconnaissance de l'intention du législateur d'imposer une norme empreinte d'une grande déférence devrait mener à la conclusion que cette disposition est suffisamment éloquente et écarte l'analyse relative à la norme de contrôle en common law. Pourtant, le juge Binnie laisse entendre que cette disposition n'est pas concluante pour la détermination de la norme de contrôle applicable, mais qu'elle complète simplement la common law. Il affirme que l'al. 18.1(4)d) « précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait » et « est tout à fait compatible avec l'arrêt Dunsmuir » (par. 46). En y superposant l'analyse décrite dans Dunsmuir, les juges majoritaires indiquent que les conclusions de fait sont assujetties à la norme de contrôle de la raisonnabilité. La question qui se pose alors est de savoir si la norme de la raisonnabilité appelle le même degré de déférence que les conclusions tirées de façon « arbitraire » et « abusive ». On pourrait soutenir que la norme de la raisonnabilité commande un degré de déférence moins élevé que celui que le législateur voulait imposer en utilisant ces termes. Que ce soit le cas ou non, rien ne justifie le recours à une analyse en common law qui fait double emploi dans les cas où la loi prévoit expressément la norme de contrôle applicable : voir Gendron.

[120] Contrairement à l'al. d), les autres dispositions du par. 18.1(4) ne comportent aucun élément qui donne à croire que les tribunaux judiciaires devraient faire preuve de déférence lorsque le contrôle porte sur les critères qui y sont énumérés. Le législateur a reconnu que les offices fédéraux sont mieux placés que les cours de révision pour trancher les questions de fait. Par contre, la loi tient pour avéré que l'expertise des cours de justice est supérieure à celle des décideurs administratifs en ce qui concerne le droit, la compétence, la justice naturelle, la fraude ou les faux témoignages.

[121] Aucune disposition de la LCF ne laisse entendre que les cours de révision devraient faire preuve de déférence à l'égard des questions de droit. L'alinéa 18.1(4)c) prévoit le contrôle judiciaire dans les cas où l'office fédéral

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

Je ne vois aucune différence importante entre les termes en cause dans Owen — « il s'agit d'une erreur de droit » — qui ont amené notre Cour à conclure à l'application de la norme de la décision correcte, et le libellé de l'al. 18.1(4)c) — « a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier ». D'ailleurs, dans Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, notre Cour a jugé à l'unanimité que le libellé du par. 18.1(4) était assez clair pour que, « [p]our les besoins de ces dispositions, la norme de révision de la décision correcte s'applique à l'égard des questions de droit » (par. 37). À l'instar du cas qui nous occupe, l'arrêt Mugesera portait sur le contrôle judiciaire d'une décision rendue par la SAI.

[122] Les juges majoritaires tentent maintenant de nuancer l'arrêt Mugesera en déclarant que les « erreurs de droit sont généralement assujetties à la norme de la décision correcte » (par. 44 (je souligne)). Pourtant, la Cour n'a pas nuancé l'application de la norme de la décision correcte dans Mugesera lorsqu'elle a interprété l'al. 18.1(4)c). Voici ce qu'elle a dit au par. 37 :

L'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale régit la demande de contrôle judiciaire visant une décision administrative rendue sous le régime de la Loi sur l'immigration. Les alinéas 18.1(4)c) et d) disposent plus particulièrement que les mesures prévues ne peuvent être prises que si l'office fédéral a commis une erreur de droit ou fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée. Pour les besoins de ces dispositions, la norme de révision de la décision correcte s'applique à l'égard des questions de droit.

Qui plus est, contrairement à ce que les juges majoritaires en l'espèce laissent entendre, dans Mugesera, la Cour n'a pas limité l'application de la norme de la décision correcte aux « questions générales de droit international et de droit pénal soulevées dans cette affaire » (par. 44). Concernant l'interprétation législative de l'al. 18.1(4)c), la Cour a manifestement conclu qu'il commandait l'application de la norme de contrôle de la décision correcte aux questions de droit. La Cour n'a pas jugé nécessaire de superposer la common law aux exigences fixées par la loi elle‑même.

[123] Néanmoins, les juges majoritaires soutiennent que « [l]'alinéa c) prévoit donc un motif d'intervention, mais la common law empêchera les juges d'intervenir dans certains cas, lorsqu'un organisme administratif spécialisé interprète sa loi constitutive ou une loi intimement liée à celle‑ci » (par. 44 (en italique dans l'original)). En toute déférence, la loi ne fournit aucun fondement pour étayer cette position. Les juges majoritaires invoquent le pouvoir de réparation discrétionnaire conféré par le par. 18.1(4). Selon le juge Binnie, « [c]ette nuance n'apparaît pas à la simple lecture de l'al. c), mais c'est le principe de common law qui doit guider l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au par. 18.1(4) » (par. 44). Comme je l'expliquerai, le pouvoir discrétionnaire de réparation prévu au par. 18.1(4) porte sur le refus de prendre des mesures, et non sur le contrôle comme tel. Le fondement de l'exercice du pouvoir de réparation discrétionnaire n'a absolument aucun lien avec l'analyse relative à la norme de contrôle en common law.

[124] Les alinéas 18.1(4)a), b) et e) prévoient la prise de mesures lorsque l'office fédéral

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l'exercer;

b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;

. . .

e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;

Aucun élément de ces dispositions n'indique que le législateur voulait que la cour de révision fasse preuve de déférence à l'égard des décisions administratives portant sur des questions touchant la compétence, la justice naturelle, l'équité procédurale et la fraude ou les faux témoignages.

[125] Quant à l'al. 18.1(4)f), il prévoit l'intervention de la cour lorsque l'office fédéral

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

Selon les juges majoritaires, l'al. 18.1(4)f) « s'étend nécessairement à la "loi" qui n'est pas incluse dans la Loi sur les Cours fédérales » (par. 48) et, partant, démontre « que le législateur ne voulait pas que le par. 18.1(4) soit considéré comme un code indépendant, mais plutôt interprété et appliqué dans le contexte de la common law, et notamment des éléments mentionnés tout récemment par la Cour dans Dunsmuir » (par. 48). Les juges majoritaires s'appuient sur l'affirmation suivante des auteurs de l'ouvrage Federal Courts Practice 2009 (2008), B. J. Saunders et autres : [traduction] « L'alinéa 18.1(4)f) garantit à la Cour la liberté nécessaire à l'élaboration de nouveaux motifs de contrôle » (par. 49 (souligné par le juge Binnie)).

[126] Nul ne conteste le fait que le par. 18.1(4) ne se veut pas un code indépendant. Lorsqu'une erreur de droit est alléguée comme fondement au contrôle judiciaire d'une décision administrative quelconque, la cour doit déterminer si le décideur a enfreint une disposition législative ou une règle de common law susceptible de s'appliquer. Sur ce point, je conviens que l'al. 18.1(4)f) reconnaît la possibilité de motifs de contrôle additionnels. Cependant, ce n'est pas la question qui se pose en l'espèce. Dans le présent pourvoi, la question est de savoir si le législateur a édicté, concernant la norme de contrôle, des règles exhaustives qui écartent l'analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir. En s'appuyant sur l'examen des « motifs de contrôle » prévus au par. 18.1(4) proposé par Saunders et autres, le juge Binnie ne traite pas de la question de savoir si cette disposition établit aussi des normes de contrôle, ce qui est troublant, car les mêmes commentateurs concluent que le par. 18.1(4) établit des normes de contrôle relativement aux questions de fait et de droit. À la page 145 de leur ouvrage, sous le titre [traduction] « Motifs de contrôle — Normes de contrôle — Généralités », ils écrivent ce qui suit, en commentant l'arrêt Mugesera :

[traduction] En vertu des alinéas 18.1(4)c) et d) de la Loi sur les Cours fédérales, les questions de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte. En ce qui concerne les questions de fait, l'alinéa 18.1(4)d) ne permet à la cour de révision d'intervenir que si elle est convaincue que l'office « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».

[127] L'alinéa 18.1(4)f) prévoit uniquement le contrôle judiciaire des erreurs de droit d'un office fédéral qui ne sont pas des erreurs entachant « une décision ou une ordonnance » déjà visées par l'al. 18.1(4)c) : voir Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30 (C.A.), par. 44 (« cette disposition semble viser un motif qui n'est pas par ailleurs expressément énoncé au paragraphe 18.1(4) »). Le refus d'un tribunal administratif de rendre une décision ou une ordonnance ne serait pas, par exemple, visé par l'al. c). Les mots « a agi de toute autre façon contraire à la loi » renvoient donc aux erreurs de droit qui ne sont pas régies par l'al. 18.1(4)c). Ils ne donnent pas ouverture à une analyse relative à la norme de contrôle comme celle décrite dans Dunsmuir. Soit dit en tout respect, les juges majoritaires font abstraction de l'interprétation évidente du par. 18.1(4) et y recherchent un sens qui en est absent.

B. L'article 18 et la genèse de la Loi sur les Cours fédérales

[128] Selon les juges majoritaires, l'adjonction de l'art. 18.1 à la LCF n'a « pas eu pour effet d'exclure la common law » (par. 34). Cette assertion semble avoir servi de prémisse à l'application de l'analyse relative à la norme de contrôle en common law. En toute déférence, il est exagéré de prétendre que tous les éléments de la common law continuent de s'appliquer au par. 18.1(4) simplement parce qu'il comporte quelques lacunes — par exemple, l'absence des critères relatifs à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de refuser la prise de mesures — qui sont comblées par la common law. Pour les motifs exposés, je conclus que la LCF régit entièrement la question de la norme de contrôle applicable et, partant, écarte l'application de la common law à cet égard.

[129] La genèse de la Loi sur les Cours fédérales et de ses modifications n'est pas contestée. L'article 18 a été édicté dans le but de transférer la compétence en matière de contrôle judiciaire des décisions des offices fédéraux des cours supérieures des provinces aux Cours fédérales, tout en laissant aux cours provinciales le pouvoir résiduel de statuer sur la constitutionnalité et l'applicabilité des lois. L'article 18, qui traite des brefs de prérogatives est maintenu, mais aucune demande de contrôle judiciaire ne peut être fondée sur cette disposition. Le paragraphe (3) est ainsi libellé :

Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d'une demande de contrôle judiciaire.

Or, c'est l'art. 18.1 qui régit la présentation d'une demande de contrôle judiciaire et l'exercice par la Cour de sa compétence.

[130] Les modifications apportées en 1990 visaient à clarifier la procédure pour dissiper la confusion qui régnait alors sur la question de savoir laquelle de la Section de première instance ou de la Section d'appel avait compétence pour connaître des demandes particulières de contrôle judiciaire. Les modifications visaient également à simplifier la procédure pour l'obtention d'une réparation, les parties ne devant plus déposer une déclaration ou un avis introductif d'instance, mais présenter désormais une demande de contrôle judiciaire : D. Sgayias et autres, Federal Court Practice 1998 (1997), p. 69‑70. En tant que dispositions portant réforme, les modifications n'ont pas eu d'incidence sur la norme de contrôle.

C. L'incidence du pouvoir discrétionnaire de réparation prévu au par. 18.1(4)

[131] Je souscris à l'analyse que le juge Binnie fait du texte bilingue et à sa conclusion selon laquelle « malgré la question soulevée par son texte bilingue, le par. 18.1(4) doit recevoir une interprétation qui préserve le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale d'accepter ou de refuser d'accorder réparation » (par. 40). La question pertinente est de savoir sur quel fondement doit reposer l'exercice de ce pouvoir. Le contrôle judiciaire donne ouverture à une réparation en equity. L'attribution d'un pouvoir discrétionnaire au par. 18.1(4) reconnaît la possibilité qu'il n'y ait parfois pas lieu d'accorder une réparation en equity. Ce pouvoir de réparation discrétionnaire permet au juge de révision de refuser de prendre des mesures spéciales dans certains cas. Il ne vise toutefois pas le contrôle proprement dit.

[132] Selon les juges majoritaires, la LCF ne précise pas « dans quelles circonstances la cour peut à bon droit refuser d'accorder réparation » (par. 42). Il est vrai que la loi ne prévoit pas les critères à appliquer par les cours de révision pour déterminer si elles doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire de refuser de prendre des mesures spéciales. En ce qui a trait à cette lacune précise, je partage l'avis des juges majoritaires qu'il « faut recourir à la common law » (par. 42). La question est de savoir quel élément de la common law est pertinent au refus de la cour de révision d'accorder réparation à l'issue du contrôle judiciaire.

[133] Le juge Binnie tente de rattacher le pouvoir discrétionnaire de la cour de refuser de prendre des mesures aux principes généraux en matière de contrôle judiciaire. Il affirme, au par. 36, que l'exercice par la cour du pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 18.1(4) « dépendra de son appréciation des rôles respectifs des cours de justice et des organismes administratifs ainsi que des "circonstances de chaque cas" : voir Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, p. 575. » Il cite les propos de Brown et Evans selon lesquels : [traduction] « En un sens, des considérations relatives à la prépondérance des inconvénients jouent chaque fois que la cour exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser d'accorder réparation » (par. 36); D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), p. 3‑99. Le juge Binnie conclut que ce « pouvoir discrétionnaire doit bien sûr être exercé judiciairement, mais les principes généraux de contrôle judiciaire traités dans Dunsmuir fournissent des éléments du fondement judiciaire approprié de l'exercice de ce pouvoir » (par. 36).

[134] En établissant un lien entre le pouvoir de réparation discrétionnaire et les « principes généraux de contrôle judiciaire » décrits dans Dunsmuir, le juge Binnie mélange la norme de contrôle (la déférence) et la prise de mesures. Ce faisant, il interprète en fait la loi comme prévoyant implicitement la possibilité de recourir à l'analyse relative à la norme de contrôle en common law. Il utilise cette lacune particulière concernant l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'accorder réparation pour présumer qu'il existe une lacune plus importante se rapportant à la norme de contrôle.

[135] J'estime, avec égard, que le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 18.1(4) n'est pas de cette nature. En common law, le pouvoir discrétionnaire de refuser d'accorder réparation dans le cadre du contrôle judiciaire a traditionnellement été exercé en fonction de la conduite des parties, d'un retard excessif et de l'existence d'autres recours possibles : Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326, p. 364. Comme le confirme l'arrêt Harelkin, à la p. 575, les tribunaux judiciaires peuvent exercer leur pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder réparation aux demandeurs si ceux‑ci « sont responsables d'un retard déraisonnable ou d'une faute ou s'il existe un autre recours approprié, même s'ils ont fait la preuve de l'incompétence du tribunal d'instance inférieure ou de l'omission d'accomplir un devoir public ». Comme dans le cas des injonctions interlocutoires, les cours de justice exercent leur pouvoir discrétionnaire d'accorder réparation dans le cadre d'un contrôle judiciaire en tenant compte de l'intérêt public, de tout effet disproportionné sur les parties et des intérêts des tiers. Voilà le type d'analyse de la « prépondérance des inconvénients » que mentionnent Brown et Evans.

[136] Le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 18.1(4) vise donc le refus d'accorder réparation dans les circonstances où une telle mesure n'est pas justifiée; il ne met pas en jeu la question de la norme de contrôle applicable. Soit dit en tout respect, les juges majoritaires font fausse route en l'utilisant pour étayer leur position selon laquelle ce pouvoir discrétionnaire permet l'analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir. À mon sens, l'analyse de la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir devrait s'appliquer uniquement en présence d'une clause privative rigoureuse. En l'absence d'une telle clause, elle ne s'applique pas dans le contexte du par. 18.1(4) de la LCF.

V. Dispositif

[137] Lorsqu'elle a déterminé si l'intimé pouvait bénéficier des mesures spéciales prévues à l'al. 67(1)c) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la SAI a reconnu devoir exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte des critères énoncés dans Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL) (approuvés par notre Cour dans Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84). Les membres majoritaires de la SAI ont mentionné expressément les facteurs énumérés dans Ribic et, à mon avis, ils ont tenu compte des facteurs qu'ils jugeaient pertinents pour l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire. L'application concrète des facteurs énoncés dans Ribic au cas dont la SAI était saisie et l'exercice de son pouvoir discrétionnaire relèvent des faits. Selon moi, la SAI n'a pas tiré ses conclusions de fait de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

[138] La juge Deschamps — Je suis d'accord avec le juge Rothstein pour dire que, puisque le par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, établit des normes de contrôle légales, ces normes écartent la common law. Par conséquent, je souscris aux parties III, IV et V de ses motifs et, comme lui, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

Le juge Fish (dissident) —

I

[139] Le pourvoi soulève deux questions. La première a trait à la norme de contrôle à laquelle sont assujetties les décisions de la Section d'appel de l'immigration (« SAI »). Sur ce point, je suis d'accord avec le juge Binnie pour dire que la norme applicable est celle de la « décision raisonnable ».

[140] La deuxième question est de savoir si, en l'espèce, la décision des membres majoritaires de la SAI résiste à un examen judiciaire effectué suivant cette norme. Contrairement au juge Binnie, et en toute déférence, j'y répondrais par la négative.

[141] Essentiellement, j'estime que la SAI a fondé sa décision sur un élément qui l'a « obnubilée », comme la Cour d'appel l'a si bien dit, et qui allait à l'encontre des éléments éminemment prépondérants de la preuve non contredite dont elle disposait. Ce motif m'amène à conclure, comme les juges majoritaires de la Cour d'appel, que la décision de la SAI ne peut être maintenue.

[142] Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

II

[143] En 2000, à l'âge de 18 ans, Sukhvir Singh Khosa a causé la mort de Irene Thorpe en conduisant de façon téméraire lorsqu'il a perdu la maîtrise de son véhicule et quitté la voie publique à une vitesse plus de deux fois supérieure à la limite autorisée. Il vivait alors au Canada depuis quatre ans. Lorsque la SAI a statué sur son appel en 2004, M. Khosa avait 22 ans et il était marié. Quatre autres années se sont écoulées depuis.

[144] S'il était renvoyé du Canada, M. Khosa serait séparé de son épouse et de sa famille immédiate. Une telle mesure l'obligerait à retourner dans un pays qu'il n'a visité qu'une seule fois après avoir émigré à l'âge de 14 ans et où il a très peu de famille.

[145] La SAI devait, en l'espèce, examiner « les autres circonstances de l'affaire » pour décider s'il existait « des motifs d'ordre humanitaire justifiant » qu'elle accueille l'appel contre une mesure de renvoi : Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, al. 67(1)c). Pour ce faire, elle était tenue de considérer les divers facteurs établis dans Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL), et approuvés par notre Cour dans l'arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, par. 90. En l'espèce, la SAI a attaché énormément d'importance aux remords, à la réadaptation et au risque de récidive.

[146] La preuve relative à ces facteurs produite devant la SAI était essentiellement composée des éléments non contestés et non contredits suivants :

· La juge qui a prononcé la sentence a conclu que [traduction] « par sa manière de se comporter immédiatement après avoir appris le décès de Mme Thorpe, et depuis l'accident, [M. Khosa] a montré du remords » (R. c. Khosa, 2003 BCSC 221, [2003] B.C.J. No. 280 (QL), par. 56).

· M. Khosa a accepté très tôt la responsabilité de ses actes, exprimé le désir d'assister aux funérailles de la femme qu'il avait tuée et s'est dit prêt — avant même son interpellation ou son enquête préliminaire — à plaider coupable à une accusation de conduite dangereuse causant la mort.

· La juge qui a prononcé la sentence a constaté que [traduction] « [p]endant la période de plus de deux ans écoulée depuis l'accident, M. Khosa n'a pas quitté la maison sauf pour aller au travail, à l'école ou au temple sikh. Il ne boit habituellement pas. Il ne prend pas de drogues. Il n'a aucun antécédent criminel. Il n'a aucun dossier d'infraction au code de la route. Il s'est conformé à toutes les conditions de sa mise en liberté sous caution et il est peu probable qu'il récidive » (par. 55 (je souligne)).

· M. Khosa n'a pas pris le volant depuis l'accident, même s'il a eu le droit de conduire pendant quelques mois.

· L'agent de probation de M. Khosa a conclu, à la suite de ses rapports étroits et prolongés avec M. Khosa, que ce dernier [traduction] « semble faire des efforts honnêtes pour mener une vie équilibrée, se comporter de manière responsable et contribuer à son milieu ». L'agent de probation a ajouté que M. Khosa « démontre une attitude très positive envers la surveillance communautaire [et] se conforme de son plein gré aux attentes, exigences et restrictions incluses dans l'ordonnance de sursis ». Quant à la moralité de M. Khosa, l'agent de probation le percevait comme « un jeune homme bien intégré à la société, pour qui le travail, la famille, la collectivité et la religion revêtent une grande importance » (dossier de l'appelant, p. 355).

· M. Khosa n'avait jamais été condamné auparavant pour une infraction criminelle ni pour une infraction au code de la route.

· M. Khosa s'était conformé à toutes les conditions incluses dans son ordonnance de sursis.

· Des lettres de plusieurs employeurs décrivaient M. Khosa comme une personne consciencieuse et fiable.

[147] Malgré tous ces éléments de preuve indiquant qu'il était extrêmement improbable que M. Khosa récidive et qu'il avait accepté la responsabilité de ses actes, les membres majoritaires de la SAI se sont arrêtés à un élément : le refus de M. Khosa de reconnaître qu'il participait à une « course de rue » au moment de l'accident. Bien que les membres majoritaires de la SAI aient mentionné brièvement que M. Khosa « a montré quelques remords à l'audience » ([2004] D.S.A.I. no 1268 (QL), par. 15) et fait une vague allusion aux jugements des cours criminelles concernant sa culpabilité (par. 14), la dénégation de M. Khosa est en fait le seul élément dont ils ont tenu compte. Ce fait isolé constituait manifestement l'élément décisif, voire l'unique élément sur lequel ils se sont appuyés pour décider qu'il n'y avait lieu d'accorder aucune mesure à M. Khosa pour des motifs d'ordre humanitaire.

[148] C'est trop peu pour qu'on puisse raisonnablement aller aussi loin.

III

[149] Le refus de M. Khosa de reconnaître qu'il participait à une course de rue peut certes indiquer qu'il « ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite », mais il ne peut raisonnablement servir à contredire — et encore moins à surpasser, selon la prépondérance des probabilités, — tous les éléments de preuve en sa faveur concernant ses remords, sa réadaptation et son risque de récidive.

[150] Je juge tout particulièrement préoccupant le traitement superficiel réservé par la SAI aux conclusions tirées par la juge qui a prononcé la sentence concernant les remords et le risque de récidive. Il est entendu que les conclusions des cours criminelles ne lient pas nécessairement un tribunal administratif qui a une finalité distincte définie par la loi et dispose d'une preuve assujettie à des règles différentes, mais la SAI avait l'obligation de tenir compte de ces conclusions et d'expliquer pourquoi elle n'adhérait pas à la décision de la juge chargée de la détermination de la peine. Les membres majoritaires de la SAI ne mentionnent qu'accessoirement les conclusions favorables tirées par les cours criminelles et n'expliquent pas du tout leur décision de s'en écarter.

[151] Qui plus est, le refus de M. Khosa de reconnaître sa participation à une course de rue n'a, au mieux, qu'une faible valeur probante relativement à ses remords, à sa réadaptation et à son risque de récidive. Au regard tout particulièrement de l'abondante preuve contraire qui n'a été ni contredite, ni expliquée, le refus de M. Khosa de reconnaître sa participation à une course de rue ne peut raisonnablement étayer l'inférence qu'en ont tirée les membres majoritaires de la SAI.

[152] Il importe également de noter que la course de rue ne constituait pas un élément essentiel de l'infraction de négligence criminelle ayant causé la mort commise par M. Khosa (R. c. Khosa, 2003 BCCA 644, 190 B.C.A.C. 23, par. 85). Si M. Khosa refusait d'accepter le verdict de culpabilité pour ce chef d'accusation, tout en étant prêt à reconnaître sa culpabilité à l'infraction moins grave de conduite dangereuse ayant causé la mort, c'est semble‑t‑il uniquement parce qu'il croyait à tort que la première infraction exigeait que sa participation à une course soit tenue pour avérée (dossier de l'appelant, p. 145). Le pourvoi ne concerne donc pas une personne visée par une procédure d'expulsion qui clame son innocence, comme l'ont laissé entendre les membres majoritaires de la SAI (au par. 14), mais plutôt un immigrant qui conteste une conclusion accessoire de la cour criminelle.

[153] Quelle que soit l'interprétation juste du refus de M. Khosa de reconnaître sa participation à une course de rue, il ne fait aucun doute que les membres majoritaires de la SAI étaient « quelque peu obnubilés » — pour reprendre de nouveau l'expression utilisée par les juges majoritaires de la Cour d'appel — par cet élément de preuve et ont fondé en grande partie sur ce seul fait leur refus de prendre des mesures spéciales pour des motifs d'ordre humanitaire.

[154] La membre de la SAI qui a rédigé les motifs majoritaires a mentionné la dénégation de M. Khosa à maintes reprises. Vers la fin de ses motifs, elle a déclaré que, puisque M. Khosa « refuse de reconnaître sa conduite et d'accepter la responsabilité [de sa participation à] une course automobile sur la voie publique, [. . .] il y a trop peu de preuve qui me permettrait de conclure que [M. Khosa] ne représente pas un risque pour le public » (par. 23 (je souligne)). J'estime que cette conclusion n'est pas simplement incorrecte, mais déraisonnable. Suffisamment d'éléments de preuve montraient que M. Khosa ne représentait pas un risque pour le public. Les membres majoritaires de la SAI ont tout simplement fait fi de la quasi‑totalité de cette preuve.

[155] Plus loin, pour justifier leur décision de refuser toute mesure spéciale plutôt que de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi, les membres majoritaires de la SAI se sont exprimés en ces termes : « Le défaut de [M. Khosa] de reconnaître ou d'accepter sa responsabilité à l'égard de la conduite précise qu'il a adoptée laisse entendre qu'il ne servirait à rien de surseoir à la mesure de renvoi en cause » (par. 24). Là encore, la SAI transforme une dénégation limitée, particulière et accessoire en refus général d'accepter la responsabilité de ses actes.

[156] L'importance démesurée accordée par les membres majoritaires à la course et leur défaut de tenir compte des éléments de preuve contraires ne « cadrent [pas] bien avec les principes de justification, de transparence et d'intelligibilité » qui doivent être respectés pour qu'une décision résiste à l'application de la norme de la raisonnabilité (motifs du juge Binnie, par. 59).

[157] Avec égard, je suis donc forcé de conclure au caractère déraisonnable de l'appréciation par la SAI de la possibilité de réadaptation, des remords et du risque de récidive de M. Khosa.

IV

[158] Étant donné que la conclusion de la SAI sur ces facteurs particuliers a joué un rôle capital dans sa décision finale de ne prendre aucune mesure spéciale pour des motifs d'ordre humanitaire, sa décision ne peut être maintenue.

[159] Certes, la membre de la SAI qui a rédigé les motifs majoritaires a ajouté que, même si elle en arrivait à la conclusion que M. Khosa ne représentait pas un risque pour le public, elle était « d'avis que les facteurs pertinents soupesés ne feraient pas pencher la balance en faveur de [M. Khosa ] et [elle a] refus[é], pour cette raison, de prendre des mesures spéciales » (par. 23). Ce type de déclaration péremptoire ne saurait toutefois mettre la décision de la SAI à l'abri d'un contrôle lorsque, comme en l'espèce, le reste des motifs démontre qu'elle repose sur une conclusion déraisonnable d'importance capitale.

[160] Je reconnais que les décisions de la SAI commandent la déférence. Toutefois, je crois que la déférence s'arrête là où commence la déraisonnabilité.

V

[161] Pour tous ces motifs, et comme je l'ai indiqué dès le départ, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la décision de la Cour d'appel de renvoyer l'affaire à la SAI pour réexamen par une formation différemment constituée.

Pourvoi accueilli, le juge Fish est dissident.

Procureur de l'appelant : Procureur général du Canada, Vancouver.

Procureur de l'intimé : Garth Barriere, Vancouver.

Procureurs de l'intervenante : Arvay Finlay, Vancouver.

* Le juge Bastarache n'a pas participé au jugement.

1 Voir, p. ex., au fédéral, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, par. 147(1), la Loi sur les produits agricoles au Canada, L.R.C. 1985, ch. 20 (4e suppl.), par. 10(1.1), et la Loi sur l'assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23, par. 115(2); à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, la Urban and Rural Planning Act, 2000, S.N.L. 2000, ch. U‑8, par. 46(1); au Nouveau‑Brunswick, la Loi sur l'hygiène et la sécurité au travail, L.N.‑B. 1983, ch. O‑0.2, par. 26(5), et la Loi sur la location de locaux d'habitation, L.N.‑B. 1975, ch. R‑10.2, par. 27(1); à l'Î.‑P.‑É., la Judicial Review Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. J‑3, par. 4(1); au Québec, le Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 846, et la Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., ch. P‑34.1, art. 74.2; en Ontario, la Loi sur la procédure de révision judiciaire, L.R.O. 1990, ch. J.1, art. 2; au Manitoba, la Loi sur les comptables généraux accrédités, C.P.L.M., ch. C46, par. 22(2), la Loi sur la Commission de régie du jeu, C.P.L.M., ch. G5, par. 45(2), et le Code des droits de la personne, C.P.L.M., ch. H175, par. 50(1); et dans le Territoire du Yukon, la Loi sur les relations de travail dans le secteur de l'éducation, L.R.Y. 2002, ch. 62, par. 95(1), la Loi sur les boissons alcoolisées, L.R.Y. 2002, ch. 140, par. 118(1), et la Loi sur les services de réadaptation, L.R.Y. 2002, ch. 196, art. 7.

2 Voir, p. ex., la Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6, par. 47.1(3); l'Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, art. 58; la Loi sur les professions de la santé, L.Y. 2003, ch. 24, art. 29. La Loi de 1998 sur le retour à l'école, L.O. 1998, ch. 13, par. 18(3), parle de la « rectitude ».


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit administratif - Contrôle judiciaire - Norme de contrôle - Refus de la Section d'appel de l'immigration de prendre des mesures spéciales pour des « motifs d'ordre humanitaires » relativement à une mesure de renvoi - Norme de contrôle applicable à la décision de la Section d'appel de l'immigration - L'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, écarte‑t‑il la common law en matière de contrôle judiciaire? - Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 67(1)c).

K, un citoyen de l'Inde, a immigré au Canada avec sa famille en 1996, à l'âge de 14 ans. En 2002, il a été déclaré coupable de négligence criminelle causant la mort et condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour. Une mesure de renvoi valide a été prise contre lui pour l'obliger à retourner en Inde.

K a interjeté appel de la mesure de renvoi, mais la Section d'appel de l'immigration (« SAI ») de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a décidé à la majorité, compte tenu des facteurs énumérés dans Ribic et après examen de la preuve, de ne pas prendre de « mesures spéciales » pour des motifs d'ordre humanitaire en application de l'al. 67(1)c) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (« LIPR »). Les juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale ont appliqué la norme de la « décision raisonnable » simpliciter et annulé la décision de la SAI. Ils ont conclu que les membres majoritaires de la SAI avaient été quelque peu obnubilés par le fait que l'infraction était reliée à une course de rue. Concernant la « possibilité de réadaptation », les membres majoritaires de la SAI ont simplement pris acte des constats des juridictions pénales, qui étaient favorables à K, sans expliquer pourquoi ils ont tiré la conclusion opposée. En définitive, la cour a conclu que les membres majoritaires de la SAI avaient agi de façon déraisonnable en refusant de prendre des mesures spéciales.

Arrêt (le juge Fish est dissident) : Le pourvoi est accueilli.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Abella et Charron : L'arrêt Dunsmuir de notre Cour, rendu après les décisions des juridictions inférieures en l'espèce, a reconnu que, sans égard à l'existence d'une clause privative, il est maintenant admis qu'une certaine déférence s'impose lorsqu'une décision particulière a été confiée à un décideur administratif dans les affaires ayant trait à son rôle, à sa fonction et à son expertise. Une certaine déférence est de mise peu importe que la cour ait eu l'avantage de recevoir ou non une directive législative expresse ou nécessairement implicite. Ces principes généraux de contrôle judiciaire ne sont pas délogés par l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales qui traite essentiellement des motifs de contrôle des mesures administratives, et non des normes de contrôle. [25]

Le législateur a le pouvoir de préciser une norme de contrôle en manifestant clairement son intention. Toutefois, si le texte de la loi le permet, les cours de justice a) n'interpréteront pas les motifs de contrôle comme des normes de contrôle; b) appliqueront les principes établis dans Dunsmuir pour déterminer comment procéder au contrôle judiciaire dans une situation donnée et c) présumeront l'existence d'un pouvoir discrétionnaire d'accepter ou de refuser d'accorder réparation compte tenu notamment de l'arrêt Dunsmuir, y compris de la retenue judiciaire qu'il préconise en matière administrative. [51]

Le recours à la souplesse du droit général en matière de contrôle judiciaire est d'autant plus essentiel dans le cas d'une disposition comme l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales qui ne se limite pas à des questions particulières soumises à un tribunal administratif précis, mais vise toute la pléiade des décideurs fédéraux exerçant dans des contextes décisionnels variés les pouvoirs distincts qui leur sont conférés par des lois particulières. [28] [33]

L'article 18.1 énonce en termes généraux les motifs qui autorisent la cour à prendre une mesure, sans lui en imposer l'obligation. Malgré les sens différents des termes pertinents des versions française et anglaise du par. 18.1(4), cette disposition doit recevoir une interprétation qui permet à la cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de réparation, en fonction de son appréciation des rôles respectifs des cours de justice et des organismes administratifs ainsi que des circonstances de chaque cas. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé judiciairement, mais le fondement judiciaire de son exercice inclut les principes généraux traités dans Dunsmuir. [36]

Dunsmuir établit qu'il n'existe désormais que deux normes de contrôle : la norme de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. On n'a mentionné aucun précédent qui donnerait à croire que la norme de la « décision correcte » est celle qu'il convient d'appliquer aux décisions rendues par la SAI en vertu de l'al. 67(1)c) de la LIPR, et les facteurs de détermination de la norme de contrôle font ressortir la norme de la raisonnabilité. Ces facteurs incluent : (1) l'existence d'une clause privative; (2) la raison d'être de la SAI suivant sa loi habilitante — la SAI tranche des appels très variés sous le régime de la LIPR et ses décisions ne sont susceptibles de contrôle que sur autorisation de la Cour fédérale; (3) la nature de la question en cause devant la SAI — le législateur a prévu un pouvoir de prendre des mesures exceptionnelles à l'al. 67(1)c) et cette disposition exige que la SAI procède elle‑même à une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique; et (4) l'expertise de la SAI en ce qui concerne la politique d'immigration. Il faut considérer ces facteurs globalement, en gardant à l'esprit qu'ils ne seront pas nécessairement tous pertinents dans tous les cas. [53‑57]

Lorsque la norme de la raisonnabilité s'applique, comme en l'espèce, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent soupeser à nouveau la preuve ni substituer la solution qu'elles jugent eux‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle‑ci fait partie des issues possibles acceptables. En l'occurrence, c'est à la SAI et non aux tribunaux judiciaires que le législateur avait confié la tâche de déterminer si K avait établi l'existence de « motifs d'ordre humanitaire justifiant » la levée de la mesure de renvoi le concernant. [4] [59]

Tant les motifs des membres majoritaires de la SAI que ceux de la membre dissidente indiquent clairement les considérations à l'appui de leurs deux points de vue et les raisons de leur désaccord quant à l'issue. Pour ce qui est des faits, la SAI était principalement divisée quant à l'interprétation de l'expression de remords par K. C'est le genre de litige factuel qui doit être tranché par la SAI et non par les tribunaux judiciaires. Les membres majoritaires ont pris en considération chacun des facteurs énoncés dans Ribic, examiné la preuve et décidé que, dans les circonstances, il n'y avait pas lieu d'accorder réparation. Bien que la SAI ait dûment pris acte des constats des juridictions pénales sur la gravité de l'infraction et la possibilité de réadaptation (le premier et le deuxième facteurs énoncés dans Ribic), le mandat de la SAI diffère de celui des juridictions pénales. Elle ne devait pas apprécier les possibilités de réadaptation pour les besoins de la détermination de la peine, mais déterminer plutôt si ses possibilités de réadaptation étaient telles que, seules ou combinées à d'autres facteurs pertinents, elles justifiaient la prise de mesures spéciales relativement à une mesure de renvoi valide. La SAI devait tirer ses propres conclusions fondées sur sa propre appréciation de la preuve et c'est ce qu'elle a fait. [64‑66]

Vu la déférence dont il faut à juste titre faire preuve envers les décisions rendues par la SAI en vertu de l'al. 67(1)c) de la LIPR, rien ne permettait à la Cour d'appel fédérale d'annuler le refus de la SAI de prendre des mesures spéciales en l'espèce. Il est impossible d'affirmer que cette décision ne faisait pas partie de la gamme des issues raisonnables. [60] [67]

Le juge Rothstein : Dans les cas où le législateur a expressément ou implicitement prévu les normes de contrôle applicables, les cours de justice doivent respecter l'intention du législateur, sous réserve des questions touchant la constitutionnalité. En ce qui concerne le par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, il ressort clairement du libellé de l'al. d) que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait appelle un degré élevé de déférence. Les tribunaux judiciaires ne doivent intervenir à l'égard de la décision d'un office fédéral fondée sur une conclusion de fait erronée que si cette conclusion a été « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ». Contrairement à l'al. d), les autres dispositions du par. 18.1(4) n'indiquent pas que les tribunaux judiciaires devraient appliquer une norme de contrôle empreinte de déférence pour l'examen des critères qui y sont énoncés. Lorsqu'il a voulu imposer une norme de contrôle empreinte de déférence au par. 18.1(4), le législateur a utilisé des termes clairs et non équivoques comme il l'a fait à l'al. d) concernant les questions de fait. Il faut nécessairement en déduire que, dans les cas où le législateur n'a pas prévu une norme empreinte de déférence, il voulait que la cour de révision applique la norme de la décision correcte, comme elle le fait normalement en appel. [70] [72] [113] [117]

Bien qu'il convienne d'avoir recours à la common law dans les cas où le législateur a utilisé des expressions ou des principes de common law sans les définir adéquatement, il ne convient pas d'y avoir recours lorsque le régime législatif ou les dispositions législatives écartent, expressément ou implicitement, l'analyse applicable en common law, comme le fait le par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales. Les cours de justice doivent donner effet au libellé de la loi et ne peuvent y superposer une analyse en common law qui fait double emploi. L'analyse de la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir devrait s'appliquer uniquement en présence d'une clause privative rigoureuse. En l'absence d'une telle clause, elle ne s'applique pas dans le contexte du par. 18.1(4). L'application de l'arrêt Dunsmuir en dehors du contexte d'une clause privative rigoureuse marque une rupture avec les origines conceptuelle et jurisprudentielle de l'analyse relative à la norme de contrôle. [70] [74] [106] [136]

La déférence est apparue comme un moyen de concilier l'intention du législateur de soustraire certaines décisions administratives au contrôle judiciaire et le pouvoir de surveillance des tribunaux judiciaires dans un système fondé sur la primauté du droit. La création de décideurs administratifs spécialisés témoigne de l'intention du législateur de remplacer les cours de justice ou de les déloger en tant que principaux décideurs dans plusieurs domaines, mais ce n'est qu'en édictant des clauses privatives, précisant le domaine de spécialisation du tribunal qui commande la déférence aux yeux du législateur, que le législateur a manifesté son intention d'écarter, ou à tout le moins de restreindre, le rôle de contrôle des tribunaux judiciaires. Même si l'expertise du tribunal constituait un motif impérieux d'imposer une clause privative, il ne s'agissait pas d'un motif indépendant justifiant en soi la déférence. En attribuant en conséquence une expertise au tribunal, même à l'égard de questions de droit, la Cour a rompu avec la jurisprudence antérieure qui s'appuyait sur les clauses privatives comme indication manifeste de la reconnaissance de l'expertise relative du tribunal administratif par le législateur. [79] [82‑84] [87]

Nul ne conteste que, dans le cadre d'un appel ou d'un contrôle judiciaire, les cours de révision devraient faire preuve de déférence à l'égard des décisions rendues par les juridictions de première instance et les organismes administratifs sur des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, lorsque la question de droit ne peut être isolée des conclusions sur les questions de fait ou de politique. Cependant, s'il est possible de dégager la question de droit de l'examen des questions de fait ou de politique, la déférence ne saurait se présumer lorsque le législateur n'a pas donné d'indication en ce sens en édictant une clause privative. Il n'appartient pas à la cour d'attribuer au tribunal administratif une expertise sur des questions de droit en l'absence d'une clause privative et, ce faisant, de déterminer à la place du législateur les circonstances qui commandent ou non la déférence. En reconnaissant l'expertise comme motif indépendant justifiant en soi la déférence à l'égard des questions normalement considérées comme du ressort des cours de révision, on s'écarte de la recherche de l'intention du législateur, qui est déterminante dans ce domaine. [89-93]

Les préoccupations concernant la rigidité des normes légales ne sont pas fondées. Il ressort d'un examen de la Loi sur les Cours fédérales que le législateur voulait que l'accent soit mis sur la nature de la question examinée plutôt que sur la nature du décideur administratif. Malgré l'accent mis par le législateur sur le type de question examinée, les décideurs administratifs ne sont toujours pas tous assujettis aux mêmes normes de contrôle. Dans les cas où la loi habilitante du décideur comporte une clause privative destinée à empêcher le contrôle judiciaire de certaines questions, ou de toutes les questions, la déférence sera de mise et l'analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir sera effectuée. [109‑110]

Le paragraphe 18.1(4) confère aux Cours fédérales le pouvoir discrétionnaire d'accepter ou de refuser d'accorder réparation dans le cadre du contrôle judiciaire. Le pouvoir discrétionnaire de réparation prévu au par. 18.1(4) porte sur le refus de prendre des mesures, et non sur le contrôle comme tel. Le pouvoir discrétionnaire de refuser d'accorder réparation dans le cadre du contrôle judiciaire a traditionnellement été exercé en fonction de la conduite des parties, d'un retard excessif et de l'existence d'autres recours possibles, un fondement qui n'a absolument aucun lien avec l'analyse relative à la norme de contrôle en common law. C'est faire fausse route que de s'appuyer sur le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 18.1(4) pour affirmer qu'il permet l'analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir. [131] [135-136]

La décision de la SAI de ne pas accorder réparation en l'espèce doit être confirmée. L'application des facteurs énoncés dans Ribic au cas dont elle était saisie et l'exercice de son pouvoir discrétionnaire relevaient des faits. La SAI n'a pas tiré ses conclusions de fait de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait. [137]

La juge Deschamps : Il y a accord avec le juge Rothstein pour dire que, puisque le par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales établit des normes de contrôle légales, ces normes écartent la common law. [138]

Le juge Fish (dissident) : La norme de contrôle applicable est celle de la « décision raisonnable » et la décision de la SAI ne résiste pas à un examen judiciaire effectué suivant cette norme. La SAI devait examiner « les autres circonstances de l'affaire » pour décider s'il existait « des motifs d'ordre humanitaire justifiant » qu'elle accueille l'appel contre une mesure de renvoi. La SAI a attaché énormément d'importance à trois facteurs : les remords de K, sa possibilité de réadaptation et son risque de récidive. Malgré une abondante preuve démontrant qu'il était extrêmement improbable que K récidive et qu'il avait accepté la responsabilité de ses actes, la SAI s'est concentrée sur un fait unique — le déni par K de sa participation à une « course de rue » — et a fondé en grande partie son refus d'accorder réparation sur ce seul fait. Le déni de K peut certes indiquer qu'il « ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite », mais on ne peut affirmer qu'il contredit — et encore moins qu'il surpasse, selon la prépondérance des probabilités — tous les éléments de preuve en sa faveur concernant ses remords, sa réadaptation et son risque de récidive. Le traitement superficiel réservé par la SAI aux conclusions favorables de la juge qui a prononcé la sentence concernant les remords et le risque de récidive de K est particulièrement préoccupant. Les conclusions des cours criminelles ne lient pas nécessairement un tribunal administratif qui a une finalité distincte définie par la loi et dispose d'une preuve assujettie à des règles différentes, mais la SAI avait l'obligation de tenir compte de ces conclusions et d'expliquer pourquoi elle n'adhérait pas à la décision de la juge chargée de la détermination de la peine. Le refus de K de reconnaître sa participation à une course de rue n'a, au mieux, qu'une faible valeur probante relativement à ses remords, à sa réadaptation et à son risque de récidive. La conclusion de la SAI qu'il y a « trop peu de preuve » qui permettrait de conclure que K ne représente pas un risque pour le public n'est pas simplement incorrecte, mais déraisonnable. Les décisions de la SAI commandent la déférence, mais la déférence s'arrête là où commence la déraisonnabilité. [139‑140] [145] [147] [149‑151] [153‑154] [160]


Parties
Demandeurs : Canada (Citoyenneté et Immigration)
Défendeurs : Khosa

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190
distinction d'avec l'arrêt : R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779
arrêts mentionnés : R. c. Khosa, 2003 BCCA 645, 190 B.C.A.C. 42
Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL)
Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84
Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235
Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557
Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982
Centre de santé mentale de Penetanguishene c. Ontario (Procureur général), 2004 CSC 20, [2004] 1 R.C.S. 498
Pinet c. St. Thomas Psychiatric Hospital, 2004 CSC 21, [2004] 1 R.C.S. 528
Mazzei c. Colombie‑Britannique (Directeur des Adult Forensic Psychiatric Services), 2006 CSC 7, [2006] 1 R.C.S. 326
Pringle c. Fraser, [1972] R.C.S. 821
Howarth c. Commission nationale des libérations conditionnelles, [1976] 1 R.C.S. 453
Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602
Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307
Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561
R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821
Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49
Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3
Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287
Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212
Thanabalasingham c. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2006 FCA 14, 263 D.L.R. (4th) 51
Charette c. Canada (Commissioner of Competition), 2003 FCA 426, 29 C.P.R. (4th) 1
Pal c. Canada (Minister of Employment and Immigration) (1993), 24 Admin. L.R. (2d) 68
Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100
Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756
Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227
Prata c. Ministre de la Main‑d'œuvre et de l'Immigration, [1976] 1 R.C.S. 376
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
Citée par le juge Rothstein
Arrêt non suivi : Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557
arrêt appliqué : R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779
arrêt examiné : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190
arrêt analysé : Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982
arrêts mentionnés : U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers' Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554
Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227
Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722
R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235
S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539
R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914
Waldick c. Malcolm, [1991] 2 R.C.S. 456
Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l'Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298
Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100
Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30
Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561
Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326
Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL)
Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.
Citée par le juge Fish (dissident)
Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL)
Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84
R. c. Khosa, 2003 BCSC 221, [2003] B.C.J. No. 280 (QL)
R. c. Khosa, 2003 BCCA 644, 190 B.C.A.C. 23.
Lois et règlements cités
Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, art. 58, 59.
Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2, art. 22(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 672, 672.38, 672.54, 672.78.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 846.
Code des droits de la personne, C.P.L.M., ch. H175, art. 50(1).
Judicial Review Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. J‑3, art. 4(1).
Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, art. 11.
Loi de 1998 sur le retour à l'école, L.O. 1998, ch. 13, art. 18(3).
Loi sur l'assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23, art. 115(2).
Loi sur l'hygiène et la sécurité au travail, L.N.‑B. 1983, ch. O‑0.2, art. 26(5).
Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)h), 36(1)a), 63, 67(1)c), 72, 162(1).
Loi sur la Commission de régie du jeu, C.P.L.M., ch. G5, art. 45(2).
Loi sur la location de locaux d'habitation, L.N.‑B. 1975, ch. R‑10.2, art. 27(1).
Loi sur la procédure de révision judiciaire, L.R.O. 1990, ch. J.1, art. 2.
Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., ch. P‑34.1, art. 74.2.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 147(1).
Loi sur les boissons alcoolisées, L.R.Y. 2002, ch. 140, art. 118(1).
Loi sur les comptables généraux accrédités, C.P.L.M., ch. C46, art. 22(2).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, art. 2, 18, 18.1.
Loi sur les produits agricoles au Canada, L.R.C. 1985, ch. 20 (4e suppl.), art. 10(1.1).
Loi sur les professions de la santé, L.Y. 2003, ch. 24, art. 29.
Loi sur les relations de travail dans le secteur de l'éducation, L.R.Y. 2002, ch. 62, art. 95(1).
Loi sur les services de réadaptation, L.R.Y. 2002, ch. 196, art. 7.
Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6, art. 47.1(3).
Urban and Rural Planning Act, 2000, S.N.L. 2000, ch. U‑8, art. 46(1).
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Proposition de citation de la décision: Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (6 mars 2009)


Origine de la décision
Date de la décision : 06/03/2009
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2009 CSC 12 ?
Numéro d'affaire : 31952
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2009-03-06;2009.csc.12 ?
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