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15/07/2010 | CANADA | N°2010_CSC_25

Canada | R. c. Levigne, 2010 CSC 25 (15 juillet 2010)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3

Date : 20100715

Dossier : 33450

Entre :

Michell Rayal Levigne

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 45)

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et

Cromwell)

______________________________

R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3

Michell Rayal Levigne Appelant

c.

Sa Majesté la...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3

Date : 20100715

Dossier : 33450

Entre :

Michell Rayal Levigne

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 45)

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)

______________________________

R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3

Michell Rayal Levigne Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Levigne

2010 CSC 25

No du greffe : 33450.

2010 : 17 mai; 2010 : 15 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges McFadyen, Berger et Slatter), 2009 ABCA 359, 14 Alta. L.R. (5th) 248, 464 A.R. 200, 467 W.A.C. 200, 248 C.C.C. (3d) 337, 69 C.R. (6th) 282, [2009] A.J. No. 1192 (QL), 2009 CarswellAlta 1743, qui a annulé les acquittements prononcés à l’égard de l’accusé par le juge Clackson, 2008 CarswellAlta 2292, et y a substitué des déclarations de culpabilité. Pourvoi rejeté.

F. Kirk MacDonald, pour l’appelant.

James C. Robb, c.r., et Troy Couillard, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Fish —

I

[1] Le pourvoi concerne un cyberprédateur qui a lui‑même mordu à l’appât.

[2] L’appelant a communiqué au moyen d’un ordinateur, dans un but sexuel, avec un agent d’infiltration de la police se faisant passer pour un jeune de 13 ans. Par l’effet du par. 172.1(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, il est présumé avoir cru communiquer, dans un dessein sexuel, avec un interlocuteur n’ayant pas atteint l’âge fixé.

[3] La validité constitutionnelle de cette présomption n’est pas contestée. L’issue du pourvoi dépend plutôt de l’effet combiné de la présomption de croyance et de la règle qui y est accolée, soit l’obligation de prendre des « mesures raisonnables » édictée au par. 172.1(4) du Code.

[4] Plus précisément, la question déterminante est de savoir si, en raison de l’effet combiné des deux dispositions, le juge du procès était tenu de conclure que l’appelant croyait communiquer par ordinateur avec un interlocuteur n’ayant pas atteint l’âge fixé. À l’instar de la Cour d’appel de l’Alberta, je répondrais à cette question par l’affirmative.

[5] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

II

[6] Voici, en résumé, les faits pertinents.

[7] Pendant des semaines, du mois de mai au 30 juin 2006, l’appelant, Michell Rayal Levigne, alors âgé de 46 ans, s’est livré à des séances de clavardage à caractère sexuel avec « etownjessy13 » (ou « Jessy G », selon le journal de clavardage). « Jessy G » était en réalité le détective Randy Wickins, un agent d’infiltration qui s’est présenté à l’appelant, à maintes reprises et on ne peut plus clairement, comme un élève de 7e année âgé de 13 ans.

[8] Par exemple, au cours d’un échange au caractère sexuel explicite, « Jessy G » a demandé :

[traduction] [E]t tu sûr qu’y a pas de pb pcq j’ai 13 ans . . .?

Et M. Levigne de répondre :

[traduction] [Ç]a va être ok.[1]

[9] Au procès, M. Levigne a reconnu en contre‑interrogatoire n’avoir pris aucune mesure pour s’assurer de l’âge réel de « Jessy G » :

[traduction]

Q. . . . pouvez‑vous essayer encore une fois de répondre à ma question : vous n’avez jamais rien dit à Jesse pour confirmer son âge, n’est‑ce pas?

R. Pas que je me souvienne.

Q. Et il ne s’est jamais contredit sur le fait qu’il avait 13 ans, sauf dans son profil?

R. À part, je ne suis pas certain, à part ce qui est ici.

[10] M. Levigne a déclaré ne pas avoir cru que « Jessy G » avait 13 ans, car son profil en ligne indiquait qu’il en avait 18. Cependant, « Jessy G », au début de leurs échanges, avait informé M. Levigne que l’âge indiqué dans son profil était faux :

[traduction]

Jessy G : j’ai 13 ans espèce de vicieux

bicuradv69 : t p[rofil] [. . .] dit 18

Jessy G : yahoo ba pas me laisser faire un profil si j’dis que j’ai 13 [. . .] fait chier

Jessy G : va

bicuradv69 : ouais j’comprends . . .

[11] Tout le long de leurs sessions de clavardage, M. Levigne réitérait son désir de faire une fellation à « Jessy G ». Dans l’espoir de réaliser ce désir, il a finalement organisé une rencontre avec « Jessy G » dans un restaurant du coin. Or, dès son arrivée à ce rendez‑vous sexuel attendu, M. Levigne a été arrêté et accusé de trois infractions, dont deux seules sont pertinentes en l’espèce, soit celles prévues aux al. 172.1(1)a) et c)[2] du Code criminel. Essentiellement, les deux chefs d’accusation reprochent à M. Levigne d’avoir communiqué par ordinateur avec une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ou qu’il croyait telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée dans la disposition applicable.

[12] La seule question en litige au procès, selon le mémoire de l’appelant, [traduction] « était de savoir si, oui ou non, l’appelant croyait, pour des motifs raisonnables, qu’il correspondait avec une personne âgée de plus de 18 ans » (par. 5).

[13] Il n’est donc pas étonnant que le juge du procès ait précisé d’emblée, dans ses motifs prononcés de vive voix, que [traduction] « c’est la croyance de l’accusé qui est en cause » (2008 CarswellAlta 2292, par. 4), et non l’âge réel de la personne avec laquelle il communiquait par ordinateur.

[14] Le juge a ensuite traité, dans l’ordre inverse, de la présomption de croyance établie au par. 172.1(3) et de l’obligation de prendre des « mesures raisonnables » imposée par le par. 172.1(4). Ces dispositions sont ainsi libellées :

(3) La preuve que la personne visée aux alinéas (1)a), b) ou c) a été présentée à l’accusé comme ayant moins de dix‑huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, constitue, sauf preuve contraire, la preuve que l’accusé croyait, au moment de l’infraction présumée, qu’elle avait moins que cet âge.

(4) Le fait pour l’accusé de croire que la personne visée aux alinéas (1)a), b) ou c) était âgée d’au moins dix‑huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, ne constitue un moyen de défense contre une accusation fondée sur le paragraphe (1) que s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne.

[15] Selon le juge, le par. (4) ne s’appliquait pas [traduction] « parce que la croyance de [M. Levigne] n’est pas invoquée comme moyen de défense, mais constitue plutôt un élément essentiel de l’infraction [. . .] que le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable » (par. 6). Comme nous le verrons plus loin, ce cadre analytique ne tient pas compte de la nature particulière de l’art. 172.1 du Code. Et, à juste titre, l’avocat de l’appelant reconnaît expressément devant la Cour que [traduction] « le juge du procès a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de l’obligation de prendre des mesures raisonnables imposée par le par. 172.1(4) » (mémoire de l’appelant, par. 33).

[16] Ayant statué que le par. 172.1(4) était inapplicable, le juge du procès s’est ensuite penché sur la présomption de croyance établie au par. 172.1(3). Aux termes de cette disposition, reproduite précédemment, la preuve que l’interlocuteur de l’accusé lui avait été présenté comme n’ayant pas atteint l’âge fixé — ce qui est manifestement le cas en l’espèce — constitue, sauf preuve contraire, la preuve que l’accusé le croyait tel.

[17] Il est bien établi que, dans une disposition législative de ce genre, la « preuve contraire »

[traduction] n’impose pas à l’accusé la « charge ultime » ou la « charge de persuasion ». La « preuve contraire » dont il est question doit tendre à démontrer — sans devoir prouver — [le fait contesté]. Autrement dit, la preuve disculpatoire doit avoir une force probante, mais elle n’a pas à être solide au point de convaincre le tribunal. [Italique omis.]

(R. c. Dubois (1990), 62 C.C.C. (3d) 90 (C.A. Qué.), p. 92; propos cités et approuvés dans R. c. Gibson, 2008 CSC 16, [2008] 1 R.C.S. 397, par le juge LeBel au par. 51, et par la juge Deschamps au par. 86.)

[18] Le juge du procès a appliqué aux faits de l’espèce cette interprétation du terme « preuve contraire » qui figure au par. 172.1(3). Il a résumé la preuve de M. Levigne et a conclu en ces termes :

[traduction] . . . je ne crois pas que l’accusé [M. Levigne] n’était pas à tout le moins conscient de la possibilité qu’il converse en fait avec un enfant de 13 ans. Cependant, son témoignage laisse subsister chez moi un doute quant à savoir s’il croyait réellement que tel était le cas. Ses explications n’étaient pas convaincantes, mais il n’a pas été établi qu’il s’agissait de mensonges. Il existe une possibilité raisonnable que l’accusé, malgré toutes les indications, ait cru qu’il parlait à un adulte qui se faisait passer pour un enfant de 13 ans. Dans ces circonstances, je ne puis affirmer qu’il a agi avec insouciance ou qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire. Le ministère public n’a pas réussi à dissiper le doute raisonnable; la poursuite est donc rejetée. [par. 13]

Et, pour ce motif, le juge a acquitté M. Levigne sur les deux chefs d’accusation.

[19] Dans l’appel interjeté par le ministère public, la Cour d’appel de l’Alberta a annulé les acquittements prononcés à l’égard de M. Levigne, les a remplacés par des déclarations de culpabilité et, en vertu du sous‑al. 686(4)b)(ii) du Code criminel, a renvoyé l’affaire devant le tribunal de première instance pour la détermination de la peine : 2009 ABCA 359, 14 Alta. L.R. (5th) 248.

[20] Au nom d’une cour unanime, le juge Berger a conclu que le juge du procès avait mal apprécié l’effet combiné des par. 172.1(3) et (4), notamment en omettant d’appliquer l’obligation de prendre des « mesures raisonnables » édictée au par. 172.1(4). Le juge Berger s’est senti obligé de substituer des déclarations de culpabilité aux acquittements au lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès étant donné que, [traduction] « [d]’après la preuve non contredite, [M. Levigne] n’a pris aucune mesure pour confirmer l’âge de Jesse » (par. 9).

[21] M. Levigne demande maintenant à la Cour d’infirmer la décision de la Cour d’appel et de rétablir les acquittements ou, subsidiairement, d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

[22] Pour les motifs qui suivent, je m’abstiendrai de le faire.

III

[23] L’article 172.1 interdit l’utilisation d’un ordinateur pour communiquer avec une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ou que l’accusé croit telle en vue de faciliter la perpétration à son égard des infractions sexuelles énumérées. Rappelons‑le, il est ici question des al. 172.1(1)a) et c), qui comportent tous deux trois éléments : (1) une communication intentionnelle au moyen d’un ordinateur; (2) avec une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé « ou qu’il croit telle »; (3) dans le dessein précis de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction secondaire énumérée.

[24] Le législateur a adopté l’art. 172.1 en vue de démasquer et d’arrêter les prédateurs adultes qui rôdent dans l’Internet pour appâter des enfants et des adolescents vulnérables, généralement à des fins sexuelles illicites.

[25] En structurant ainsi la disposition, le législateur a reconnu que l’anonymat d’un profil fictif en ligne sert à la fois au prédateur, qui l’utilise comme bouclier, et à la police, qui l’utilise comme arme. Comme bouclier, parce qu’il permet aux prédateurs de dissimuler leur véritable identité lorsqu’ils poursuivent leurs vils projets; comme arme (ou, peut‑être plus exactement, comme grappin pour l’application de la loi), car il permet aux enquêteurs, en se faisant passer pour des enfants, de tendre leurs filets dans les clavardoirs, où des prédateurs embusqués sont susceptibles de s’y prendre — comme l’appelant l’a fait en l’espèce.

[26] Pour accroître l’efficacité de l’art. 172.1, on y a intégré quatre caractéristiques déterminantes, dont deux de nature substantielle et deux de nature procédurale, qui agissent en synergie.

[27] Premièrement, comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 25 :

. . . l’al. 172.1(1)c) crée une infraction préliminaire ou « inchoative », c’est‑à‑dire un crime préparatoire constitué d’actes, par ailleurs légaux, qui devraient mener à la perpétration d’un crime complet. Cette disposition érige en crime des actes qui précèdent la perpétration des infractions d’ordre sexuel auxquelles elle renvoie, et même la tentative de les perpétrer. Il n’est pas nécessaire que le délinquant rencontre ou ait l’intention de rencontrer la victime en vue de perpétrer une des infractions sous‑jacentes énumérées. Une telle interprétation est conforme à l’objectif du législateur de fermer la porte du cyberespace avant que le prédateur ne la franchisse pour traquer sa proie. [Italique omis.]

[28] Il en va de même des al. 172.1(1)a) et b).

[29] Deuxièmement, l’art. 172.1 érige en infraction le fait de communiquer au moyen d’un ordinateur à une fin prohibée avec une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé, ou que l’accusé croit telle. S’il en allait autrement, il serait impossible de monter des opérations d’infiltration comme celle qui a été menée en l’espèce.

[30] Troisièmement, aux termes du par. 172.1(3), la preuve que la personne avec laquelle l’accusé a communiqué lui a été présentée comme ayant moins que l’âge fixé, « constitue, sauf preuve contraire, la preuve que l’accusé croyait, au moment de l’infraction présumée, qu’elle avait moins que cet âge ». Cette présomption réfutable facilite les poursuites pour leurre, mais ne dispense aucunement le ministère public de prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Autrement dit, le par. 172.1(3) aide le ministère public à s’acquitter de son fardeau de preuve à l’égard de l’élément de croyance coupable, mais laisse aux accusés le bénéfice du doute raisonnable lorsque le dossier révèle une « preuve contraire ».

[31] Enfin, par application du par. 172.1(4), l’accusé ne peut faire valoir pour sa défense qu’il croyait que la personne avec laquelle il a communiqué avait atteint l’âge fixé « que s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne ». Le législateur a adopté cette disposition afin de faire obstacle aux allégations disculpatoires d’ignorance ou d’erreur dénuées de tout fondement probatoire objectif.

[32] Voici quel devrait être le résultat de l’effet combiné des par. (3) et (4), pris ensemble et interprétés à la lumière de l’objet général de l’art. 172.1 :

1. Lorsque la personne avec laquelle l’accusé communique au moyen d’un ordinateur (l’« interlocuteur ») lui a été présentée comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, l’accusé est présumé l’avoir cru telle.

2. Cette présomption est réfutable : elle sera écartée par une preuve contraire établissant notamment que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge réel de l’interlocuteur. Les mesures prises, considérées objectivement, doivent être raisonnables dans les circonstances.

3. La poursuite échouera si l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de son interlocuteur et croyait que celui‑ci avait atteint l’âge fixé. À cet égard, le fardeau de présentation de la preuve incombe à l’accusé, mais le fardeau de persuasion repose sur le ministère public.

4. Ces éléments de preuve vont à la fois constituer une « preuve contraire » au sens du par. 172.1(3) et établir que les « mesures raisonnables » exigées au par. 172.1(4) ont été prises.

5. Lorsque l’accusé s’est déchargé de son fardeau, il doit être acquitté s’il subsiste un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à savoir si l’accusé croyait en réalité que son interlocuteur avait atteint l’âge fixé.

[33] En l’espèce, comme je l’ai mentionné précédemment, le juge du procès a conclu que le par. 172.1(4) ne s’appliquait pas [traduction] « parce que la croyance de [M. Levigne] n’est pas invoquée comme moyen de défense, mais constitue plutôt un élément essentiel de l’infraction [. . .] que le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable » (par. 6).

[34] Avec égards, j’estime, comme la Cour d’appel, que le juge du procès a fait erreur sur ce point. Comme il est expliqué dans l’arrêt Legare, aux par. 38‑41 :

Il n’est ni nécessaire ni particulièrement utile pour le juge de première instance qui doit déterminer si le ministère public s’est acquitté du fardeau qui lui incombe aux termes de l’art. 172.1 de reformuler les éléments de l’infraction selon les notions d’actus reus, ou d’élément matériel, et de mens rea, ou d’élément moral exigé. Comme pour la tentative, l’art. 172.1 érige en crime des actes, par ailleurs légaux, qui visent à faciliter la perpétration d’une infraction énumérée à l’égard d’une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé. Pris isolément, ni les actes eux‑mêmes ni le seul dessein ne sont suffisants pour établir la culpabilité : ne constituent une infraction prévue à l’art. 172.1, ni le simple fait de communiquer au moyen d’un ordinateur avec une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé, ni le fait de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée sans communiquer au moyen d’un ordinateur.

Dans ce contexte inhabituel, il n’est d’aucune utilité pour rendre le verdict qui convient sur ce chef de déterminer si chacun des éléments essentiels que j’ai énoncés correspond en tout ou en partie à l’actus reus ou à la mens rea qu’exige l’al. 172.1(1)c). Plus particulièrement, en qualifiant arbitrairement l’exigence de l’al. 172.1(1)c) quant à l’âge — « une personne âgée de moins de quatorze ans ou [que l’accusé] croit telle » — d’élément matériel ou d’élément moral, on risque même d’introduire un élément de confusion en ce qui concerne les deux concepts.

Le fait que l’accusé ait communiqué avec une personne, de quelque âge que ce soit, qu’il croyait être âgée de moins de 14 ans, s’inscrit‑il dans l’actus reus? Le fait que la personne était en réalité âgée de moins de 14 ans s’inscrit‑il dans la mens rea? Je ne vois aucun avantage conceptuel ou pratique à tenter de résoudre ces questions. Il me paraît préférable, en énonçant les éléments de l’art. 172.1, d’adopter [traduction] « une formulation qui exprime fidèlement l’esprit de la loi sans imposer elle‑même inutilement le fardeau de la traduire ou de l’expliquer » : Howard’s Criminal Law (5e éd. 1990), p. 11.

Je crois que les éléments de l’infraction, tels que je les ai exposés, répondent à cet objectif. Ils respectent le principe de la légalité, en permettant d’obtenir le degré nécessaire de certitude, sont conformes à la volonté du législateur et reflètent [traduction] « la nécessité générale de recourir au droit criminel avec modération » : voir D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (5e éd. 2007), p. 86. [Italique omis.]

[35] L’arrêt Legare n’avait pas été rendu lorsque le juge du procès a écarté l’application du par. 172.1(4) pour les motifs qu’il a exposés. S’il en avait été autrement, je suis convaincu qu’il aurait reconnu que le législateur a édicté l’obligation de prendre des « mesures raisonnables » au par. 172.1(4) dans l’intention d’empêcher ainsi qu’une allégation de croyance erronée puisse être retenue sans être étayée objectivement par une preuve quelconque.

[36] Percevoir une telle allégation comme une défense d’« erreur de fait » plutôt que comme l’absence de preuve d’un élément essentiel n’est d’aucune utilité, du point de vue de l’analyse, dans le cadre d’une poursuite pour l’infraction de leurre prévue à l’art. 172.1. Le législateur y a délibérément interdit les communications aux fins prohibées avec une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé ou que l’accusé croit telle et ne peut avoir voulu exiger la prise de « mesures raisonnables » dans un cas, mais non dans l’autre. Dans les deux cas, l’accusé pourra faire valoir en défense qu’il croyait que la personne avait atteint l’âge fixé — mais seulement s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de son interlocuteur, comme l’exige le par. 172.1(4).

[37] Bien entendu, je reconnais qu’il semble absurde de déclarer l’appelant coupable parce qu’il a omis de prendre des mesures raisonnables pour vérifier l’âge réel de « Jessy G », alors que celui‑ci était en fait un adulte se faisant passer pour un enfant et non un enfant se faisant passer pour un adulte.

[38] Cependant, je le répète, l’art. 172.1 érige en infraction le fait de communiquer à une fin prohibée par cette disposition avec une personne dont l’accusé croit qu’elle n’a pas atteint l’âge fixé. Ce comportement a été jugé indésirable en soi par le législateur, qui l’a criminalisé. Il semble donc encore plus absurde d’acquitter l’accusé qui a communiqué à une fin sexuelle prohibée avec une personne dont il croyait qu’elle n’avait pas atteint l’âge fixé — le mal visé — parce qu’il n’aurait pas commis une telle erreur s’il avait pris les mesures raisonnables qu’il était légalement tenu de prendre.

IV

[39] L’appelant admet que le juge du procès a fait erreur en n’appliquant pas le par. 172.1(4) du Code criminel à la preuve dont il était saisi, mais il nous exhorte néanmoins à rétablir les acquittements prononcés à son égard ou, subsidiairement, à annuler les déclarations de culpabilité que la Cour d’appel leur a substituées et à ordonner la tenue d’un nouveau procès.

[40] À l’encontre des prétentions de l’appelant, on soutient que le juge du procès, au vu de la preuve non contestée, était tenu par les par. 172.1(3) et (4) de déclarer l’appelant coupable des infractions reprochées. Un tel résultat était inévitable, selon le ministère public, car la seule question en litige était de savoir si l’appelant croyait communiquer avec un interlocuteur n’ayant pas atteint l’âge fixé. Or, on lui avait dit en termes clairs et à maintes reprises que « Jessy G » n’avait que 13 ans et il n’avait pris aucune mesure raisonnable pour vérifier que « Jessy G » avait en réalité 18 ans, comme il prétend l’avoir cru. Il ne peut se fonder sur cette croyance parce qu’elle n’était pas raisonnable dans les circonstances et qu’il ne pouvait pas l’invoquer en défense, faute d’avoir pris les mesures raisonnables exigées au par. 172.1(4).

[41] Les « mesures raisonnables » invoquées par l’appelant n’étaient en fait ni « raisonnables » ni « des mesures [. . .] pour s’assurer de l’âge de la personne » avec laquelle il communiquait par ordinateur dans le but avoué d’assouvir ses propres désirs sexuels. Il s’agit plutôt de circonstances qui, selon l’appelant, expliquent pourquoi, comme il l’a admis en contre‑interrogatoire, il n’a effectivement pris aucune mesure pour s’assurer de l’âge véritable de « Jessy G », et ce malgré que ce dernier lui ait affirmé à plusieurs reprises n’avoir que 13 ans.

[42] Par exemple, en première instance, M. Levigne a soutenu que des modérateurs dans les clavardoirs publics en expulsent les enfants. Cependant, cet argument ne lui est pas d’un grand secours, puisque les communications avec « Jessy G » qui sont en cause ont eu lieu dans un clavardoir privé.

[43] De même, M. Levigne a invoqué le fait que le profil de « Jessy G » lui attribuait 18 ans. Or, comme nous l’avons déjà vu (au par. 10), « Jessy G » a expliqué à M. Levigne qu’il n’avait en réalité que 13 ans et qu’il avait indiqué en avoir 18 dans son profil uniquement parce qu’il n’aurait autrement pas pu l’afficher.

[44] Bref, je suis d’accord avec le juge Berger (au par. 17) selon lequel M. Levigne

[traduction] s’appuie sur des signes d’atteinte de l’âge adulte [. . . qui] n’étayent pas le caractère raisonnable de [sa] croyance ni ne satisfont à l’exigence du par. (4) selon laquelle, pour qu’un tel moyen de défense puisse tenir la route, [M. Levigne] doit avoir pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne avec laquelle il communiquait. Le dossier ne révèle rien à ce sujet.

V

[45] Pour tous ces motifs, comme je l’ai dit au début, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant : Pringle & Associates, Edmonton.

Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

[1]Ici et dans la suite des motifs, je reproduis des extraits des séances de clavardage de l’appelant avec « Jessy G », tels qu’ils figurent dans la transcription.

[2]Ici et dans la suite des motifs, il s’agit de l’al. 172.1(1)c) tel qu’il était libellé au moment du procès. Cette disposition est devenue depuis l’al. 172.1(1)b), et la limite d’âge est passée de 14 ans à 16 ans. Et « n’ayant pas atteint l’âge fixé » signifie n’ayant pas atteint l’âge de 18, 16 ou 14 ans, selon la disposition applicable de l’art. 172.1.


Synthèse
Référence neutre : 2010 CSC 25 ?
Date de la décision : 15/07/2010
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Infractions d’ordre sexuel - Leurre - Présomption selon laquelle l’accusé croyait que son interlocuteur n’avait pas atteint l’âge fixé - Obligation de prendre des mesures raisonnables pour déterminer si l’interlocuteur a atteint l’âge fixé - Accusé ayant communiqué au moyen d’un ordinateur avec un policier se faisant passer pour un jeune de 13 ans - Communication témoignant du désir de l’accusé de se livrer à une activité au caractère sexuel explicite - « Jeune » affirmant être âgé de 13 ans, malgré son profil lui attribuant 18 ans - Accusé n’ayant pris aucune mesure pour s’assurer de l’âge réel de son interlocuteur - Dispositions prises pour un rendez‑vous sexuel attendu - Accusé arrêté et inculpé de « leurre » - Acquittements de l’accusé infirmés en appel - Le juge du procès était‑il tenu, par l’effet combiné de la présomption de croyance établie à l’art. 172.1(3) du Code criminel et de l’obligation de prendre des mesures raisonnables édictée à l’art. 172.1(4), de conclure que l’accusé croyait communiquer par ordinateur avec un interlocuteur n’ayant pas atteint l’âge fixé? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 172.1.

L’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur, dans un but sexuel, avec un agent d’infiltration de la police se faisant passer pour un jeune de 13 ans, « JG ». Tout le long de leurs sessions de clavardage, l’accusé réitérait son désir de faire une fellation à JG. L’accusé a finalement organisé une rencontre avec JG dans un restaurant du coin où, dès son arrivée, l’accusé a été arrêté et accusé de « leurre » en vertu des al. 172.1(1)a) et c) du Code criminel. Par l’effet du par. 172.1(3) du Code, un accusé est présumé, sauf preuve contraire, avoir cru communiquer dans un dessein sexuel avec un interlocuteur n’ayant pas atteint l’âge fixé et, aux termes du par. 172.1(4), le fait pour l’accusé de croire que la personne avait atteint l’âge fixé ne constitue un moyen de défense que s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne. Au procès, l’accusé a reconnu n’avoir pris aucune mesure pour s’assurer de l’âge réel de JG et a déclaré ne pas avoir cru qu’il avait 13 ans, car son profil en ligne indiquait qu’il en avait 18, bien que, au début de leurs échanges, JG ait informé l’accusé que l’âge indiqué dans son profil était faux. Le juge du procès a acquitté l’accusé. Il n’a pas appliqué le par. 172.1(4) parce que la croyance de l’accusé n’était pas invoquée comme moyen de défense et, à l’égard du par. 172.1(3), a conclu qu’il existait une possibilité raisonnable que l’accusé, malgré toutes les indications, ait cru qu’il parlait à un adulte qui se faisait passer pour un enfant de 13 ans. La Cour d’appel a infirmé les acquittements et y a substitué des déclarations de culpabilité, concluant que le juge du procès avait mal apprécié l’effet combiné des par. 172.1(3) et (4) du Code, notamment en omettant d’appliquer l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de JG édictée au par. 172.1(4).

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Voici quel devrait être le résultat de l’effet combiné des par. (3) et (4), pris ensemble et interprétés à la lumière de l’objet général de l’art. 172.1. Lorsque la personne avec laquelle l’accusé communique au moyen d’un ordinateur lui a été présentée comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, l’accusé est présumé l’avoir cru telle. Cette présomption est réfutable : elle sera écartée par une preuve contraire établissant notamment que l’accusé a pris des mesures pour s’assurer de l’âge réel de l’interlocuteur. Ces mesures, considérées objectivement, doivent être raisonnables dans les circonstances. La poursuite échouera si l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de son interlocuteur et croyait que celui‑ci avait atteint l’âge fixé. À cet égard, le fardeau de présentation de la preuve incombe à l’accusé, mais le fardeau de persuasion repose sur le ministère public. Ces éléments de preuve vont à la fois constituer une « preuve contraire » au sens du par. 172.1(3) et établir que les « mesures raisonnables » exigées au par. 172.1(4) ont été prises. Lorsque l’accusé s’est déchargé de son fardeau, il doit être acquitté s’il subsiste un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à savoir si l’accusé croyait en réalité que son interlocuteur avait atteint l’âge fixé.

En l’espèce, les déclarations de culpabilité de l’accusé doivent être confirmées. Les « mesures raisonnables » invoquées par l’accusé n’étaient en fait ni « raisonnables » ni « des mesures [. . .] pour s’assurer de l’âge de la personne » avec laquelle il communiquait par ordinateur dans le but avoué d’assouvir ses propres désirs sexuels. Il s’agit plutôt de circonstances qui expliquent pourquoi il n’a effectivement pris aucune mesure pour s’assurer de l’âge véritable de JG, et ce malgré que ce dernier lui ait affirmé à plusieurs reprises n’avoir que 13 ans.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Levigne

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : R. c. Dubois (1990), 62 C.C.C. (3d) 90
R. c. Gibson, 2008 CSC 16, [2008] 1 R.C.S. 397
R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 172.1, 686(4)b)(ii).

Proposition de citation de la décision: R. c. Levigne, 2010 CSC 25 (15 juillet 2010)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2010-07-15;2010.csc.25 ?
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