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22/07/2011 | CANADA | N°2011_CSC_38

Canada | Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38 (22 juillet 2011)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710

Date : 20110722

Dossier : 33196

Entre :

Succession Rolland Bastien

Appelante

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Nation huronne‑wendat, Assembly of Manitoba Chiefs,

Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration

régionale crie, Assemblée des Premières Nations, Chiefs

of Ontario et Union of Nova Scotia Indians

Intervenants

Traduction française officielle : Motifs du ju

ge Cromwell

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 65?)
...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710

Date : 20110722

Dossier : 33196

Entre :

Succession Rolland Bastien

Appelante

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Nation huronne‑wendat, Assembly of Manitoba Chiefs,

Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration

régionale crie, Assemblée des Premières Nations, Chiefs

of Ontario et Union of Nova Scotia Indians

Intervenants

Traduction française officielle : Motifs du juge Cromwell

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 65?)

Motifs concordants :

(par. 66 à 111)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Charron)

La juge Deschamps (avec l’accord du juge Rothstein)

Bastien (Succession) c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710

Succession Rolland Bastien Appelante

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Nation huronne‑wendat, Assembly of Manitoba Chiefs,

Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration

régionale crie, Assemblée des Premières Nations, Chiefs

of Ontario et Union of Nova Scotia Indians Intervenants

Répertorié : Bastien (Succession) c. Canada

2011 CSC 38

No du greffe : 33196.

2010 : 20 mai; 2011 : 22 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Nadon, Blais et Pelletier), 2009 CAF 108, 400 N.R. 349, 2009 DTC 5086 (p. 5851), [2009] A.C.F. no 434 (QL), 2009 CarswellNat 849, qui a confirmé une décision du juge Angers, 2007 CCI 625, 2008 D.T.C. 2399, [2008] 5 C.T.C. 2533, [2007] A.C.I. no 541 (QL), 2007 CarswellNat 5407. Pourvoi accueilli.

Michel Beaupré et Michel Jolin, pour l’appelante.

Pierre Cossette et Bernard Letarte, pour l’intimée.

Peter W. Hutchins et Lysane Cree, pour l’intervenante la Nation huronne‑wendat.

Jeffrey D. Pniowsky et Sacha R. Paul, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.

John Hurley et François Dandonneau, pour l’intervenant le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration régionale crie.

Maxime Faille et Graham Ragan, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.

David C. Nahwegahbow et James Hopkins, pour l’intervenant Chiefs of Ontario.

Brian A. Crane, c.r., et Guy Régimbald, pour l’intervenante Union of Nova Scotia Indians.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell rendu par

Le juge Cromwell —

I. Aperçu

[1] Feu Rolland Bastien bénéficiait, en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, d’une exemption fiscale à l’égard de ses biens meubles situés sur une réserve. Il a tiré un revenu en intérêts de dépôts à terme qu’il détenait auprès d’une caisse populaire (une coopérative d’épargne et de crédit québécoise) située sur une réserve. Il est admis que ce revenu constitue un bien meuble pour l’application de l’exemption fiscale. La question en litige consiste à savoir si ce bien meuble — le revenu en intérêts — était situé sur une réserve et, de ce fait, exempté de taxation. La Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel fédérale ont conclu que l’exemption ne s’appliquait pas à ce bien. Selon elles, les revenus de la caisse populaire étaient générés hors réserve, sur le « marché ordinaire » (ou « marché commercial »), et les intérêts qu’elle a versés à M. Bastien n’étaient par conséquent pas situés sur la réserve. La succession de M. Bastien conteste cette conclusion.

[2] Soit dit en toute déférence, le revenu en intérêts versé à M. Bastien était situé sur une réserve et, de ce fait, exempté de taxation. On détermine l’emplacement d’un bien meuble immatériel, comme le revenu en intérêts en cause en l’espèce, en effectuant une analyse en deux étapes. D’abord, on relève les facteurs potentiellement pertinents qui tendent à rattacher le bien à un emplacement, puis on détermine le poids qui doit leur être accordé pour établir l’emplacement du bien, en tenant compte de trois éléments : l’objet de l’exemption fiscale, le genre de bien et la nature de l’imposition du bien. En l’espèce, pratiquement tous les facteurs potentiellement pertinents rattachent le revenu en intérêts à la réserve. M. Bastien a obtenu les certificats de dépôt sur la réserve et c’est là que le paiement du revenu en intérêts devait être effectué; le seul établissement de la caisse populaire qui a émis les certificats de dépôt était situé sur la réserve. Le capital qui a généré le revenu en intérêts a été gagné sur la réserve, là où vivait M. Bastien. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

II. Les faits, l’historique judiciaire et la question en litige

1. Les faits

[3] La Loi sur les Indiens prévoit que les biens meubles d’un Indien situés sur une réserve sont exemptés de taxation. Cette exemption s’applique à l’égard de l’impôt sur le revenu : Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, p. 38‑39. Les dispositions pertinentes sont l’al. 87(1)b) et le par. 87(2) de la Loi sur les Indiens, tels qu’ils étaient libellés à l’époque où le revenu en intérêts a été versé à M. Bastien :

87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :

. . .

b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

(2) Nul Indien ou bande n’est assujetti à une taxation concernant la propriété, l’occupation, la possession ou l’usage d’un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens.

[4] Cette exemption fiscale prévue à l’art. 87 relativement aux biens situés sur une réserve fait partie d’un régime plus général de protection. Selon l’art. 89, les biens meubles et immeubles d’un Indien (ou d’une bande) situés sur une réserve sont insaisissables. Par conséquent, le fait qu’un bien soit situé ou non sur une réserve est pertinent à la fois quant à son assujettissement à l’impôt et quant à son exigibilité. Les mots « situés sur une réserve » devraient être interprétés uniformément dans toutes les dispositions de la Loi comme signifiant « à l’intérieur des limites de [la réserve] » : Union of New Brunswick Indians c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), [1998] 1 R.C.S. 1161, par. 13, R. c. Lewis, [1996] 1 R.C.S. 921, p. 955‑959. Suivant l’art. 90, certains biens meubles sont réputés situés sur une réserve même si, physiquement, ils peuvent être situés ailleurs. Cette disposition s’applique, de façon générale, aux biens meubles achetés à l’usage et au profit d’Indiens (avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement) et aux biens meubles donnés aux Indiens en vertu d’un traité ou d’un accord avec Sa Majesté. Aucune autre disposition de la Loi sur les Indiens ne précise comment déterminer l’emplacement d’un bien pour l’application de ce régime de protection.

[5] Feu Rolland Bastien était un Indien inscrit qui appartenait à la Nation huronne‑wendat. Il est né et décédé dans la réserve de Wendake, près de Québec. Son épouse et ses enfants qui lui ont succédé sont également des Hurons et vivent dans la réserve. De 1970 à 1997, année où il a vendu son entreprise à ses enfants, M. Bastien a exploité une entreprise de fabrication de mocassins dans la réserve de Wendake : Les Industries Bastien enr. Il a investi une partie des revenus provenant de l’exploitation et de la vente de son entreprise dans des dépôts à terme offerts par deux caisses populaires situées sur des réserves indiennes : la Caisse populaire Desjardins du Village Huron (« Caisse »), située sur la réserve de Wendake, et la Caisse populaire Desjardins de Pointe‑Bleue, située sur la réserve de Mashteuiatsh. Seul le revenu provenant des placements à la Caisse située sur la réserve de Wendake est en cause dans le présent pourvoi. Depuis la fondation de la Caisse en 1965, son siège social, son seul établissement et son seul bien immobilisé corporel sont situés sur la réserve (Entente partielle sur les faits, D.A., vol. II, p. 200).

[6] En 2001, M. Bastien détenait des certificats de dépôt à la Caisse et ces placements généraient des intérêts qui étaient déposés dans un compte d’épargne avec opérations détenu à la Caisse. Selon M. Bastien, ce revenu était un bien exempté de taxation. Toutefois, en 2003, le ministre du Revenu national a établi un avis de cotisation qui incluait le revenu de placements de M. Bastien dans le calcul de son revenu pour l’année d’imposition 2001. Le ministre a confirmé l’avis de cotisation et la succession de M. Bastien a été déboutée en appel à la Cour de l’impôt, puis à la Cour d’appel fédérale.

2. L’historique judiciaire

[7] À la Cour de l’impôt (2007 CCI 625, [2007] A.C.I. no 541 (QL)), le juge Angers a appliqué l’arrêt Recalma c. Canada, 1998 CanLII 7621, de la Cour d’appel fédérale. D’après lui, l’emplacement d’un revenu de placements doit être établi en fonction de quatre facteurs : son lien avec la réserve; son effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones; le risque que l’imposition porte atteinte aux biens des Autochtones; et la mesure dans laquelle le revenu de placements peut être considéré comme provenant d’une activité du marché ordinaire. Le juge Angers estimait que ce quatrième facteur, soit la provenance des revenus, était le plus important. Il a conclu que la Caisse tirait ses revenus d’activités sur le marché ordinaire, qui n’étaient pas étroitement liées à la réserve. Par conséquent, à son avis, le revenu de placements n’était pas exempté de taxation.

[8] La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion (2009 CAF 108, 2009 DTC 5086 (p. 5851)). Le juge Nadon a statué que l’affaire était régie par les décisions rendues antérieurement par la cour dans Recalma, Lewin c. Canada, 2002 CAF 461 (CanLII), et Sero c. Canada, 2004 CAF 6, [2004] 2 R.C.F. 613. Le juge Nadon a souligné que ce qui importait le plus était de savoir si le revenu de placements — soit le profit généré par le capital placé dans une institution financière — avait été produit sur le territoire de la réserve ou hors réserve. En d’autres termes, le juge Nadon a conclu que, si les fonds avaient été placés en tout ou en partie sur le marché ordinaire, l’exemption fiscale ne pouvait pas s’appliquer. À son avis, c’était le cas et l’appel devait être rejeté.

[9] Dans des motifs concourants, le juge Pelletier a ajouté (avec l’accord du juge Blais) quelques commentaires sur la nature des activités commerciales des caisses populaires. Selon lui, les caisses populaires participent maintenant pleinement au marché des capitaux, du moins dans la mesure où leurs besoins en liquidités le permettent ou leurs fonds excédentaires l’exigent. C’est à la nature du marché des capitaux que l’on doit attribuer le plus de poids pour déterminer où est situé un revenu de placements. Ce marché ne se limite pas à une réserve, à une province, ni même à un pays.

3. La question en litige

[10] La Cour est saisie d’une seule question : le revenu en intérêts tiré par M. Bastien des dépôts à terme qu’il détenait à la Caisse était-il exempté de taxation à titre de bien meuble situé sur une réserve?

III. Analyse

[11] L’appelante prétend que l’analyse de la Cour de l’impôt et celle de la Cour d’appel fédérale étaient erronées à deux égards connexes. Premièrement, elles n’ont pas accordé suffisamment d’importance à la nature contractuelle du véhicule de placement lorsqu’elles ont déterminé s’il était situé ou non sur une réserve. Monsieur Bastien a conclu, avec la Caisse située sur la réserve, un contrat stipulant un taux de rendement précis sur son placement dont le produit lui serait versé sur la réserve; suivant l’appelante, la façon dont la Caisse générait ses revenus en traitant avec des tiers n’était pas pertinente pour la détermination du lieu où était situé le revenu de placements de M. Bastien. L’appelante invoque l’art. 1440 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, aux termes duquel un contrat n’a d’effet qu’entre les parties contractantes et n’en a point quant aux tiers. Deuxièmement, l’appelante soutient que les cours d’instance inférieure ont commis une erreur en accordant un poids déterminant au fait que les revenus provenaient du marché ordinaire; l’appelante affirme que tous les facteurs pertinents auraient dû être pris en compte et qu’ils pointaient tous vers la réserve comme emplacement du revenu en intérêts.

[12] Pour sa part, l’intimée souscrit essentiellement au raisonnement de la Cour d’appel fédérale. Pour être exempté de taxation, le revenu en intérêts doit être étroitement lié à une réserve, c’est‑à‑dire que les activités génératrices de revenus de l’émetteur doivent être exclusivement situées sur une réserve. En l’espèce, comme les activités génératrices de revenus de la Caisse se déroulaient sur le marché ordinaire, le revenu en intérêts que la Caisse versait à M. Bastien ne pouvait pas être exempté de taxation. De plus, l’intimée prétend que la règle de la relativité des contrats ne devrait pas empêcher les tribunaux de tirer des conclusions de fait quant au lieu où sont exercées les activités génératrices de revenus de l’émetteur. Cette règle ne devrait pas impliquer non plus que le lieu où est situé le revenu de placements est le lieu du contrat.

[13] Je suis essentiellement d’accord avec l’appelante. J’expliquerai pourquoi en examinant d’abord le libellé de l’exemption établie par la loi, en précisant l’analyse servant à déterminer l’emplacement du bien pour l’application de l’exemption et, enfin, en appliquant cette analyse aux faits de l’espèce.

1. Le libellé de la loi

[14] L’exemption fiscale (l’al. 87(1)b)) s’applique aux « biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve ». Les tribunaux doivent interpréter les mots « sur une réserve » en tenant dûment compte « du fond et du sens manifeste et ordinaire des termes employés, plutôt que de recourir à la dialectique judiciaire » : Nowegijick, p. 41; voir également Lewis, p. 959; Union of New Brunswick Indians, par. 13‑14; McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846, par. 19. Rappelons que la loi prévoit à la fois une exemption fiscale et une protection contre les saisies (art. 89) à l’égard des biens « situés sur une réserve » et que cette expression devrait être interprétée de la même façon partout où elle est utilisée dans la Loi sur les Indiens : Union of New Brunswick Indians, par. 13.

[15] Les mots « sur une réserve » renvoient dans toutes les dispositions de la Loi à un bien qui est situé à l’intérieur des limites de la réserve. Toutefois, différents critères juridiques sont utilisés pour déterminer si divers genres de biens sont situés sur une réserve à des fins précises. Par exemple, dans God’s Lake, il était notamment question de savoir si un compte bancaire détenu dans une banque située à l’extérieur d’une réserve était insaisissable. La Cour s’est appuyée sur les règles traditionnelles de la common law et sur les dispositions de la Loi sur les sociétés de fiducie et de prêt, L.C. 1991, ch. 45. Selon ces sources, il était clair que le compte était situé dans la succursale qui se trouvait à l’extérieur de la réserve : par. 13. Toutefois, lorsque la question porte sur l’emplacement, aux fins d’imposition, d’un bien immatériel généré par une opération comme le versement de prestations, l’analyse est davantage axée sur les faits et requiert l’appréciation des facteurs potentiellement pertinents pour la détermination du lieu de l’opération. Or, peu importe le genre de bien dont il s’agit ou à quel point il est difficile d’en déterminer l’emplacement, il est primordial que l’objectif consiste toujours à donner effet au libellé de la loi et, pour cela, l’analyse doit demeurer centrée sur la question de savoir si le bien est situé sur une réserve.

2. La détermination de l’emplacement du revenu

[16] Lorsque l’emplacement d’un bien n’est pas facile à déterminer d’un point de vue objectif, en raison de la nature du bien ou du type d’exemption dont il est question, les tribunaux doivent appliquer la méthode des facteurs de rattachement décrite dans Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, pour déterminer où le bien est situé. Même si elle peut parfois sembler relever davantage de la métaphysique que du droit, la recherche de l’emplacement d’un bien est ce qu’exige la Loi sur les Indiens. Vu la complexité de cet exercice, il n’est généralement pas possible d’appliquer un test simple, standardisé, pour décider où se situe un bien immatériel. Le juge Gonthier l’a reconnu dans Williams, à la p. 891, dans le contexte de l’application de l’exemption fiscale prévue par l’art. 87 aux prestations d’assurance‑chômage :

Puisque l’opération en vertu de laquelle un contribuable reçoit des prestations d’assurance‑chômage ne constitue pas un bien matériel, la méthode par laquelle on pourrait en déterminer le situs ne saute pas aux yeux. Dans un sens, le problème est que l’opération n’a pas de situs. Toutefois, dans un autre sens, le problème est qu’elle en compte trop. Il y a le situs du débiteur, le situs du créancier, le situs du versement du paiement, le situs de l’emploi donnant droit au revenu en question et le situs de l’utilisation du paiement, et d’autres sans doute. Il faut ensuite déterminer quel est le lieu pertinent ou encore quelle est la combinaison de ces facteurs qui détermine le lieu de l’opération.

[17] L’emplacement d’un tel bien étant toujours théorique, il existe un risque qu’on lui en attribue un de façon arbitraire. Une autre possibilité serait de toujours appliquer la même règle stricte, mais cette solution a ses limites. Le juge Gonthier a exprimé des réserves quant à l’utilisation d’un critère unique. En effet, lorsqu’un ou deux facteurs exercent une influence déterminante, il y a possibilité de manipulation ou d’abus, et on peut craindre qu’une telle analyse ne serve pas l’objet de l’exemption établie dans la Loi sur les Indiens : Williams, p. 892.

[18] En réponse à ce problème, le juge Gonthier a établi, dans Williams, un test en deux étapes. À la première étape, le tribunal détermine quels facteurs de rattachement du bien meuble immatériel à un emplacement peuvent être pertinents. De l’avis du juge Gonthier, « [u]n facteur de rattachement n’est pertinent que dans la mesure où il identifie l’emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens » (p. 892). Par conséquent, même dans ce cadre relativement métaphysique, l’accent est manifestement mis sur l’attribution d’un emplacement physique au bien en cause. Les facteurs de rattachement mentionnés dans Williams comprennent notamment la résidence du débiteur et celle de la personne qui reçoit les prestations, l’endroit où celles‑ci sont versées et l’emplacement de l’emploi ayant donné droit aux prestations : Williams, p. 893. Comme l’a indiqué le juge Gonthier, la pertinence des facteurs de rattachement potentiellement pertinents varie selon le genre de bien et la nature de l’imposition. Par exemple, « la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance‑chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension » (p. 892). Pour tenir compte de cette réalité et faire en sorte que l’analyse serve à déterminer l’emplacement du bien pour l’application de la Loi sur les Indiens, le tribunal procède, à la deuxième étape, à une analyse téléologique de ces facteurs dans le but de déterminer quel poids accorder à chacun. Dans le cadre de cette analyse, il prend en considération l’objet de l’exemption prévue par la Loi sur les Indiens, le genre de bien en cause et la nature de l’imposition du bien (p. 892).

[19] L’arrêt Williams propose donc une analyse clairement structurée, mais centrée sur un examen minutieux des faits de chaque espèce au regard de l’objet de l’exemption. Comme le juge Gonthier l’a souligné, à la p. 893, la méthode élaborée dans Williams « conserve la souplesse de la méthode cas par cas, mais à l’intérieur d’un cadre qui identifie correctement le poids à accorder à divers facteurs de rattachement ». La démarche suivie dans Williams s’applique en l’espèce parce que nous traitons de la question de l’emplacement d’une opération — le versement d’intérêts en vertu d’un contrat — aux fins d’imposition.

[20] En l’espèce et dans d’autres affaires, la Cour de l’impôt et la Cour d’appel fédérale ont élaboré et appliqué une jurisprudence qui adapte l’analyse proposée dans Williams à l’imposition des intérêts et d’autres revenus de placements. Comme c’est la première fois depuis Williams que la Cour traite de cette question, il est opportun de formuler de nouveau et de confirmer l’analyse à effectuer pour l’application de l’exemption de l’art. 87 à des revenus en intérêts. J’examinerai donc plus en détail l’analyse exigée par l’arrêt Williams en m’intéressant successivement à l’objet de l’exemption, au genre de bien, à la nature de l’imposition du bien et aux facteurs de rattachement potentiellement pertinents.

(i) L’objet de l’exemption

[21] Dans Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, le juge La Forest a examiné l’objet de l’exemption fiscale et de la protection contre les saisies accordées par la Loi sur les Indiens. En ce qui concerne l’exemption fiscale, il a spécifié qu’elle « empêch[e] qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes » (p. 130-131). Il a résumé son examen de l’objet des dispositions en soulignant que, depuis la Proclamation royale de 1763 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), « la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non‑Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens ». Il a ajouté une précision importante : l’objet de l’exemption est de protéger les biens réservés à l’usage des Indiens et non « pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » (p. 131). Le juge La Forest a de plus affirmé :

Ces dispositions n’ont pas pour but d’accorder des privilèges aux Indiens à l’égard de tous les biens qu’ils peuvent acquérir et posséder, peu importe l’endroit où ils sont situés. Leur but est plutôt simplement de protéger des ingérences et des entraves de la société en général les droits de propriété des Indiens sur leurs terres réservées pour veiller à ce que ceux‑ci ne soient pas dépouillés de leurs droits. [Je souligne; p. 133.]

[22] Toutefois, le juge La Forest a pris soin de préciser que, même en ce qui concerne les accords purement commerciaux, les protections contre la taxation et les saisies s’appliquent toujours aux biens situés sur une réserve. Voici ce qu’il dit, à la p. 139 :

. . . si une bande indienne concluait un accord purement commercial avec un particulier, les protections des art. 87 et 89 ne s’appliqueraient pas à l’égard des biens acquis conformément à cet accord, sous réserve évidemment du cas où les biens seraient situés sur une réserve. Il faut se rappeler que les protections des art. 87 et 89 s’appliqueront toujours aux biens situés sur une réserve. [Je souligne.]

[23] Dans Williams, la Cour est revenue sur l’objet des exemptions. Le juge Gonthier a confirmé que les exemptions « visent à préserver les droits des Indiens sur leurs terres réservées et à assurer que la capacité des gouvernements d’imposer des taxes, ou celle des créanciers de saisir, ne porte pas atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur leurs terres réservées » (p. 885). Réitérant la limite décrite par le juge La Forest dans Mitchell, le juge Gonthier a ajouté que « les articles en question ne visent pas à conférer un avantage économique général aux Indiens » (p. 885) et qu’il « appartient à l’Indien de décider s’il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s’il veut s’intégrer davantage dans l’ensemble du monde des affaires » (p. 887). Compte tenu de ce qui précède, le juge Gonthier a conclu que le critère de l’art. 87 exigeant que les biens personnels soient « situés sur une réserve » a pour objet de « déterminer si l’Indien détient les biens en question en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve » (p. 887). Dans Union of New Brunswick Indians et God’s Lake, la Cour a confirmé l’objet des exemptions tel que l’avaient décrit les arrêts Mitchell et Williams.

[24] Il est utile de faire deux remarques additionnelles.

[25] La première remarque est que l’application des dispositions relatives à l’exemption selon l’approche téléologique doit trouver sa source dans le texte de loi. Elle « ne permet pas [. . .] à une cour de justice de faire abstraction des termes de la Loi » et la cour ne peut « autrement contourner l’intention de la législature » exprimée dans ces termes : Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, p. 371. Comme la professeure Sullivan l’a souligné judicieusement, même lorsque les objectifs généraux de la loi sont clairs, [traduction] « il ne s’ensuit pas que la poursuite inconditionnelle de ces objectifs donnera effet à l’intention du législateur » : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 297; voir également Nowegijick, p. 34. Une analyse téléologique doit guider l’évaluation des facteurs de rattachement par le tribunal. Il faut cependant reconnaître qu’il n’existe pas toujours une correspondance parfaite entre la signification du texte et son objectif général sous‑jacent.

[26] La deuxième remarque, qui est liée à la première, a trait à l’expression « Indien en tant qu’Indien » (ou « Indien à titre d’Indien »). Dans Mitchell et Williams, la Cour a mentionné que l’exemption avait pour objet de préserver les biens détenus par les Indiens en tant qu’Indiens : Mitchell, p. 131; Williams, p. 887. Dans certaines décisions ultérieures, cette affirmation a servi de fondement à l’incorporation, dans l’analyse fondée sur l’art. 87, de la question de savoir si le revenu en cause a un effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones. Par exemple, dans Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269, la Cour d’appel fédérale a attribué l’importance de ce facteur au juge La Forest dans Mitchell, en soulignant qu’il « a qualifié l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt essentiellement d’effort pour préserver le mode de vie traditionnel des collectivités indiennes en protégeant les biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens sur une réserve » (par. 14). Dans Recalma, la Cour d’appel fédérale a mentionné que la question de savoir si le revenu de placements avait un effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones était un facteur pertinent (par. 11). Depuis Recalma, ce facteur a été invoqué devant la Cour de l’impôt et la Cour d’appel fédérale : voir, p. ex., Lewin c. La Reine, 2001 CanLII 502 (C.C.I.), par. 36 et 63‑64.

[27] La mention, dans Mitchell, puis dans Williams, des droits d’un « Indien en tant qu’Indien » et le rattachement de l’exemption fiscale au mode de vie traditionnel ont été critiqués : C. MacIntosh, « From Judging Culture to Taxing “Indians” : Tracing the Legal Discourse of the “Indian Mode of Life” » (2009), 47 Osgoode Hall L.J. 399, p. 425. J’estime toutefois que ni l’une ni l’autre de ces décisions ne dévie d’une analyse axée sur l’emplacement du bien pour l’application de l’exemption fiscale. Les dispositions relatives à l’exemption doivent être interprétées en fonction de leur objet, mais elles ne peuvent pas, comme la professeure MacIntosh le fait remarquer, [traduction] « être désarrimées de leur libellé exprès » (p. 425). Une interprétation téléologique va trop loin si elle s’écarte de la détermination de l’emplacement du bien exigée par la loi, pour la remplacer par l’appréciation de ce qui constitue ou non un mode de vie « indien » sur une réserve. J’estime que ni l’arrêt Mitchell ni l’arrêt Williams ne commande cette démarche.

[28] À mon avis, Recalma et certains des jugements qui ont suivi sont allés trop loin dans ce sens. L’exemption trouve sa source dans les promesses faites aux Indiens que leur mode de vie ne serait pas perturbé : voir, p. ex., R. H. Bartlett, « The Indian Act of Canada » (1977‑1978), 27 Buff. L. Rev. 581, p. 612‑613; Mitchell, p. 135‑136. Toutefois, une interprétation téléologique de l’exemption n’exige pas que l’on freine l’évolution de ce mode de vie. Les observations formulées dans Mitchell et Williams relativement à la protection des biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens doivent être plutôt interprétées en fonction de la nécessité d’établir un lien entre le bien et la réserve de telle sorte que l’on puisse affirmer que le bien est situé sur la réserve pour l’application de la Loi sur les Indiens. Bien que la relation entre le bien et la vie sur la réserve puisse, dans certains cas, être un facteur qui tend à renforcer ou à affaiblir le lien entre le bien et la réserve, l’application de l’exemption ne dépend pas de la question de savoir si le bien fait partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens. Voir M. O’Brien, « Income Tax, Investment Income, and the Indian Act : Getting Back on Track » (2002), 50 Rev. fisc. can. 1570, p. 1576 et 1588; B. Maclagan, « Section 87 of the Indian Act : Recent Developments in the Taxation of Investment Income » (2000), 48 Rev. fisc. can. 1503, p. 1515; M. Marshall, « Business and Investment Income under Section 87 of the Indian Act : Recalma v. Canada » (1998), 77 R. du B. can. 528, p. 536‑539; T. E. McDonnell, « Taxation of an Indian’s Investment Income » (2001), 49 Rev. fisc. can. 954, p. 957‑958.

[29] Dans Sero, la juge Sharlow a reconnu que cet aspect de Recalma peut prêter le flanc à la critique. Elle a ajouté ce qui suit :

[I]l ne me semble pas clair que, lorsque l’on détermine le situs d’un revenu de placement aux fins de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, il soit pertinent d’examiner dans quelle mesure le revenu de placement est bénéfique pour le « mode traditionnel de vie des Indiens ». Ce critère m’apparaît difficile d’application car il est permis de croire que le « mode traditionnel de vie des Indiens » a peu ou rien à voir avec les réserves. [par. 25]

[30] Ces commentaires sont justes. L’article 87 protège contre la taxation les biens meubles des Indiens qui sont situés sur une réserve. Lorsqu’on détermine l’emplacement de biens meubles pour l’application de l’art. 87, il n’est pas nécessaire que les biens meubles fassent partie intégrante de la vie de la réserve ni qu’ils soient bénéfiques pour le mode traditionnel de vie des Indiens pour être exemptés de taxation.

(ii) Le genre de bien

[31] Ce facteur touche la nature du bien en cause. En l’espèce, il s’agit d’un revenu de placements tiré de dépôts à terme. Rappelons que les parties conviennent que le revenu de placements de M. Bastien est un « bien meuble » (« personal property ») visé par l’exemption prévue à l’art. 87. Toutefois, pour déterminer quel poids accorder aux différents facteurs de rattachement potentiellement pertinents, un examen plus approfondi de la nature des dépôts à terme s’impose.

[32] Un dépôt à terme est un véhicule de placement de base dont l’existence est attestée par un certificat de dépôt. Règle générale, l’investisseur prête une somme d’argent à une institution financière et ne peut la retirer qu’à la date d’échéance du certificat ou doit renoncer à une partie ou à l’ensemble des intérêts s’il retire les fonds avant cette date. Pour sa part, l’institution financière verse à l’investisseur un taux d’intérêt préétabli. Les dépôts à terme sont semblables à des comptes d’épargne, car l’investisseur est créancier de l’institution financière, au même titre que le titulaire d’un compte d’épargne. Comme détenteur d’un certificat de dépôt, l’investisseur ne participe pas au marché des actions; il a simplement droit au versement des intérêts, au taux convenu, pendant la période convenue, et au remboursement de son capital à la fin de cette période. Voir N. L’Heureux, É. Fortin et M. Lacoursière, Droit bancaire (4e éd. 2004), p. 408.

[33] Les dépôts à terme en cause étaient des « dépôts d’argent » au sens de la Loi sur l’assurance‑dépôts du Québec, L.R.Q., ch. A‑26, et du Règlement d’application de la Loi sur l’assurance‑dépôts, (1993) 125 G.O.Q. II, 4243, r. 1. Toutefois, le Règlement exclut de la définition d’un « dépôt d’argent » les fonds ayant servi à l’acquisition de parts du capital‑actions d’une coopérative d’épargne et de crédit ou à l’acquisition de parts d’un fonds d’investissement (art. 1). Cette exclusion fait ressortir le fait que le détenteur du certificat ne participe pas au marché des actions.

[34] En résumé, le revenu de placements en cause ici constitue un bien meuble pour l’application de l’art. 87 de la Loi sur les Indiens. Le contrat prévoit un droit à une somme d’argent payable à certaines conditions.

(iii) La nature de l’imposition

[35] Si ce n’était de l’exemption, le revenu en intérêts que M. Bastien a tiré de ses dépôts à terme serait inclus dans son revenu pour le calcul de l’impôt sur le revenu. J’explique brièvement de quoi il s’agit.

[36] D’un point de vue fiscal, un revenu en intérêts peut être tiré d’une entreprise ou d’un bien. G. Lord et autres expliquent ainsi la différence entre les deux :

Ainsi, le revenu de biens est le revenu généré par un ou plusieurs biens par opposition au revenu d’entreprise qui suppose une activité reliée à l’exercice d’une profession, d’un métier, d’un commerce ou d’une industrie.

(G. Lord et autres, Les principes de l’imposition au Canada (13e éd. 2002), p. 154)

[37] Comme le revenu en intérêts de M. Bastien ne faisait pas partie de ses activités commerciales, il constituait un revenu tiré d’un bien. Pour l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), le terme « biens » désigne des « biens de toute nature », y compris les « droits de quelque nature qu’ils soient » et, « à moins d’une intention contraire évidente, l’argent » : par. 248(1). Du point de vue de l’impôt sur le revenu, M. Bastien a échangé des biens (le principal) contre le droit de recouvrer sa créance (le dépôt à terme) à une date ultérieure précise, dans le but d’obtenir une somme d’argent (les intérêts). Par application des art. 3 et 9 et de l’al. 12(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu, le revenu tiré d’un bien doit être ajouté au revenu annuel du contribuable. Je ne crois pas que le fait que l’impôt est payable sur les intérêts courus plutôt que sur les intérêts payés soit pertinent pour déterminer l’emplacement du revenu de placements.

(iv) Les facteurs de rattachement

[38] L’arrêt Williams exige que le tribunal détermine quels facteurs de rattachement sont pertinents relativement au genre de biens en cause : p. 892. Le juge Gonthier a relevé plusieurs facteurs de rattachement potentiellement pertinents, notamment : « la résidence du débiteur, la résidence de la personne qui reçoit les prestations, l’endroit où celles-ci sont versées et l’emplacement du revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations » : p. 893. Bien qu’il soit utile d’examiner les divers facteurs de rattachement mentionnés dans cette décision, il faut se rappeler que les facteurs pertinents quant à la réception des prestations d’assurance‑chômage alors en cause ne sont pas nécessairement les mêmes dans le cas d’un revenu en intérêts. Le genre de bien est important quand il s’agit de déterminer quels facteurs de rattachement sont pertinents.

[39] Le juge Gonthier a d’abord examiné, à la p. 893, le « critère traditionnel » de la résidence du débiteur, qui avait été appliqué dans Nowegijick, à la p. 34. Toutefois, étant donné que le débiteur dans l’affaire Williams était la Couronne fédérale et que des considérations spéciales entraient en jeu pour la détermination de l’emplacement de la Couronne, il a conclu que la résidence du débiteur était un facteur auquel il fallait accorder une importance limitée dans le contexte de prestations d’assurance‑chômage : p. 894. Pour les mêmes motifs, il a conclu que l’endroit où les prestations étaient versées avait également une importance limitée. D’autres facteurs potentiellement pertinents ont été examinés, dont la résidence de la personne qui recevait les prestations et l’endroit où le revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations avait été gagné : p. 894. Soulignant que les prestations d’assurance‑chômage sont fonction des cotisations découlant de l’emploi antérieur, le juge Gonthier a affirmé qu’il « y a un lien étroit entre l’emploi antérieur et les prestations » (p. 896). Selon lui, la façon dont les cotisations et les prestations d’assurance‑chômage étaient traitées sur le plan fiscal renforçait davantage ce lien : p. 896. Compte tenu de l’importance de ce facteur de rattachement, le juge Gonthier a conclu que le lieu de la résidence de la personne qui recevait les prestations au moment de leur réception ne pouvait avoir d’importance que s’il indiquait un emplacement différent de celui de l’emploi qui l’avait rendue admissible aux prestations. Fait important, il a également conclu que, compte tenu des nombreux liens entre le revenu d’emploi et la réserve, le revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations était clairement situé sur la réserve, quel que soit le critère appliqué : « [l]’employeur était situé sur la réserve, le travail a été accompli sur la réserve, l’appelant habitait la réserve et c’est sur la réserve qu’il a été payé » (p. 897). Le juge Gonthier a également pris soin de souligner qu’il ne tentait pas de définir un critère pour déterminer l’emplacement de la réception d’un revenu d’emploi, ni de déterminer la pertinence, pour les besoins de l’analyse, du lieu de la résidence de la personne qui reçoit les prestations au moment de leur réception : p. 897‑898.

[40] Le juge Gonthier a rejeté l’idée que l’emplacement des prestations d’assurance‑chômage puisse être déterminé simplement par l’application des principes du droit international privé utilisés pour déterminer l’emplacement d’une dette. Il a souligné que l’objet du droit international privé n’a que peu sinon rien en commun avec celui qui sous‑tend l’exemption établie par la Loi sur les Indiens et que l’emplacement du bien pour l’application de l’exemption fiscale doit être déterminé en fonction des objets de la Loi sur les Indiens et non de ceux du droit international privé : p. 891. Toutefois, comme le juge Gonthier l’a reconnu et la jurisprudence ultérieure l’a confirmé, cela ne signifie pas que l’ensemble des règles de droit existantes concernant l’emplacement de différents genres de biens n’a aucune pertinence pour l’application de la Loi sur les Indiens. Bien que, dans Williams, le juge Gonthier ait refusé de considérer la résidence du débiteur comme facteur déterminant pour l’unique raison que telle est la règle applicable en droit international privé, il a souligné qu’elle peut demeurer un facteur de rattachement important, voire le seul facteur, pourvu que le poids qu’on lui accorde soit déterminé en fonction de l’objet de l’exemption établie par la Loi sur les Indiens, du genre de bien et de la nature de l’imposition en cause.

[41] D’autres arrêts illustrent la pertinence constante, quant à l’exemption fiscale établie par la Loi sur les Indiens, des principes de droit généraux concernant l’emplacement des biens. Dans Union of New Brunswick Indians, il s’agissait de déterminer si des Indiens vivant au Nouveau‑Brunswick devaient acquitter la taxe sur les ventes provinciale à l’égard de biens achetés à l’extérieur de la réserve pour consommation à l’intérieur de la réserve. La Cour, à la majorité, a appliqué la règle voulant que la taxe soit payée au point de vente et elle a conclu que la taxe n’était pas perçue à l’égard d’un bien situé sur une réserve. De même, dans God’s Lake, dans le contexte de l’interprétation de l’insaisissabilité des biens situés sur une réserve, la Cour a appliqué les principes traditionnels de common law et des dispositions législatives pour conclure que des fonds déposés dans un compte bancaire hors réserve n’étaient pas situés sur la réserve. La Cour a pris soin de distinguer le cas des opérations fiscales où l’emplacement est difficile à déterminer objectivement des cas où il s’agit simplement de déterminer où est situé un bien potentiellement exigible : par. 18. Toutefois, il est important de souligner que la règle relative à l’emplacement d’un compte bancaire n’est pas un principe de droit international privé, mais une règle de droit d’application générale qui, dans cette affaire, était incorporée dans une loi. Évidemment, le critère juridique servant à déterminer l’emplacement d’un compte bancaire pour l’application de la protection contre les saisies diffère de celui servant à déterminer le lieu d’une opération, comme le versement d’intérêts, aux fins d’imposition. Il serait néanmoins difficile de justifier, par exemple, la conclusion qu’un compte bancaire est situé sur une réserve pour l’application de la protection contre les saisies, mais qu’une obligation contractuelle, ayant pris naissance sur la réserve, de payer des intérêts sur la réserve sur ce même compte bancaire n’est pas située sur la réserve pour l’application de l’exemption fiscale.

[42] Ces arrêts attestent la pertinence, pour l’application de la Loi sur les Indiens, des règles de droit générales concernant l’emplacement d’un bien. Par conséquent, les dispositions législatives et la jurisprudence relatives à l’emplacement d’un revenu peuvent s’avérer utiles pour décider s’il est situé sur une réserve : voir O’Brien, p. 1589‑1591. Bien que ces règles ne puissent pas être transposées machinalement d’un contexte à un autre, elles doivent être prises en compte et se voir accorder le poids qu’elles méritent, compte tenu de l’objet de l’exemption, du genre de bien et de la nature de l’imposition en cause.

(v) Application de l’analyse décrite dans Williams au revenu en intérêts de M. Bastien

[43] J’estime que les facteurs de rattachement relevés dans Williams sont potentiellement pertinents en l’espèce. Examinés et appréciés en fonction de l’objet de l’exemption, du genre de bien et de la nature de l’imposition du bien, tous ces facteurs indiquent que le revenu en intérêts en l’espèce est situé sur la réserve.

[44] J’examinerai d’abord la question de l’emplacement du débiteur, un facteur traditionnellement pris en compte pour déterminer l’emplacement de l’obligation de payer. En l’espèce, le débiteur est la Caisse dont le siège social, le seul établissement et le seul bien immobilisé corporel sont situés sur la réserve de Wendake. Le revenu — les intérêts que la Caisse a convenu de verser à M. Bastien — découle d’une obligation contractuelle entre le contribuable et la Caisse en vertu d’un contrat conclu sur la réserve. Selon celui-ci, le revenu devait être versé (et était versé) par la Caisse sous forme de dépôts dans le compte détenu par le contribuable sur la réserve : voir art. 1566 du Code civil du Québec. Par conséquent, l’emplacement du débiteur et le lieu où le paiement doit être fait sont manifestement situés sur la réserve. Contrairement à l’affaire Williams, où la prise en compte de l’emplacement du débiteur impliquait la question complexe de l’emplacement de la Couronne fédérale, la présente affaire ne comporte pas de complication semblable. Le seul établissement de la Caisse est situé sur la réserve et son obligation, en vertu tant du contrat que du Code civil, consistait à faire un paiement sur la réserve. Comme je l’ai déjà souligné, dans God’s Lake, la Cour a utilisé des règles de droit d’application générale relatives à l’emplacement d’un compte bancaire pour les besoins de la protection contre les saisies et, bien que leur utilisation dans cette affaire ne règle pas la question de l’emplacement du revenu en intérêts en cause maintenant, elle tend à renforcer la conclusion qu’en l’espèce le revenu en intérêts est situé sur la réserve. Même si les dispositions sur lesquelles repose la décision de la Cour dans God’s Lake ne s’appliquent pas en l’espèce parce qu’elles ont trait aux banques et non aux caisses populaires, tant le contrat conclu entre les parties que l’art. 1566 du Code civil prévoient que le versement du revenu en intérêts doit être effectué sur la réserve.

[45] Vu l’objet de l’exemption, le genre de bien et la nature de l’imposition du bien, les facteurs de rattachement de l’emplacement du débiteur, du lieu où l’obligation juridique de payer doit être exécutée et de l’emplacement des dépôts à terme générant le revenu devraient, à mon avis, se voir accorder un poids important dans les circonstances. On sait déjà que le bien résulte d’une obligation contractuelle qui, en vertu tant du contrat que des dispositions du Code civil (art. 1566), doit être exécutée sur la réserve. Les dépôts mêmes et le compte dans lequel les intérêts sur les dépôts sont versés sont situés sur la réserve. Le seul établissement du débiteur est situé sur la réserve. Par conséquent, le genre de bien justifie qu’on accorde un poids important aux facteurs de rattachement du lieu de la conclusion du contrat, du lieu de l’exécution du contrat et de la résidence du débiteur pour déterminer où est situé le revenu en intérêts. La nature de l’imposition — le revenu est un revenu tiré d’un bien — renforce ce point de vue. Il en va de même de l’objet de l’exemption, qui est de protéger les biens des Indiens situés sur une réserve.

[46] L’analyse doit également tenir compte d’autres facteurs de rattachement potentiellement pertinents. En l’espèce, ces facteurs renforcent, plutôt que de la contredire, la conclusion que le revenu en intérêts est un bien situé sur une réserve.

[47] Prenons la résidence de M. Bastien, la personne qui a reçu le paiement. Elle était évidemment située sur la réserve. En ce qui concerne le capital qui a été investi en vue de produire les revenus en intérêts, il a aussi été gagné sur la réserve. À cet égard, on peut établir un parallèle avec l’affaire Williams. Dans Williams, le revenu d’emploi qui a donné droit aux prestations d’assurance‑chômage avait été gagné sur la réserve. Le juge Gonthier a souligné qu’il existait un lien étroit entre les prestations et l’emploi y ayant donné droit, parce que les prestations étaient fonction des cotisations découlant de l’emploi antérieur : p. 896. En l’espèce, bien que le revenu en intérêts ait été tiré du prêt à la Caisse, ce sont les revenus d’entreprise de M. Bastien, qui ont été générés sur la réserve et à l’égard desquels le ministre n’a pas établi d’avis de cotisation, qui ont produit le capital investi pour produire ce revenu. Ces autres facteurs de rattachement potentiellement pertinents ne jouent pas en faveur d’un autre emplacement que la réserve et tendent à renforcer, plutôt qu’à affaiblir, le lien entre le revenu en intérêts et la réserve.

[48] La Cour de l’impôt et la Cour d’appel fédérale ont accordé une grande importance au fait que les activités génératrices de revenus de la Caisse se situaient en général sur les marchés commerciaux hors réserve. Bien que ce facteur puisse avoir de l’importance relativement à d’autres types de placements, on lui a accordé beaucoup trop d’importance en ce qui concerne les dépôts à terme en cause ici. Je fais miens les commentaires suivants, formulés par Maclagan, aux p. 1516‑1517 :

[traduction] Dans le cas d’un titre à revenu fixe, sur le plan du droit, aucune activité génératrice de revenus n’est requise de qui que ce soit, hormis celle qui a lieu lorsqu’un contribuable achète les titres. [. . .] La simple acquisition d’un placement à rendement fixe génère le droit de recevoir un certain revenu fixe. L’activité génératrice de revenus qui importe est la production du capital initial et l’acquisition des valeurs. Évidemment, l’émetteur doit verser le revenu à l’investisseur, mais ce paiement peut être fait par prélèvement sur le capital, au moyen d’autres emprunts ou avec des revenus indépendants . . . [Je souligne.]

[49] Les principes de droit généraux concernant la relativité des contrats renforcent ce point de vue. Dans Will‑Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, [2000] 1 R.C.S. 915, au par. 31, la Cour, à la majorité, a précisé que la Loi de l’impôt sur le revenu ne s’applique pas en vase clos et qu’elle s’appuie implicitement sur le droit commun et, plus particulièrement, sur le droit des contrats et le droit des biens. Selon moi, il en va de même des dispositions relatives à l’exemption figurant dans la Loi sur les Indiens.

[50] Je vais donc examiner le droit commun concernant la relativité des contrats. La règle est énoncée comme suit à l’art. 1440 du Code civil du Québec :

1440. Le contrat n’a d’effet qu’entre les parties contractantes; il n’en a point quant aux tiers, excepté dans les cas prévus par la loi.

[51] Monsieur Bastien a consenti un simple prêt à la Caisse située sur la réserve. Les actes et les contrats de la Caisse qui ont généré des revenus après que M. Bastien a investi dans des dépôts à terme ne peuvent être imputés à celui-ci et n’affaiblissent en rien les nombreux liens manifestes entre son revenu en intérêts et la réserve. Par conséquent, le facteur potentiellement pertinent de l’emplacement des activités génératrices de revenus de l’émetteur n’a aucune importance en l’espèce.

[52] Soit dit en toute déférence, les décisions rendues dans la foulée de l’arrêt Recalma ont parfois élevé à tort le facteur du « marché ordinaire » au rang de facteur déterminant. Plus précisément, dans plusieurs décisions, on s’est demandé si l’activité économique du débiteur se situait sur le marché ordinaire, même si le revenu de placements versé au contribuable indien ne l’était pas. Il faut appliquer ce facteur avec prudence, pour éviter qu’il n’amenuise sérieusement la portée de l’exemption.

[53] L’expression « marché commercial » a été utilisée dans Mitchell. À une occasion, elle l’a été afin de mettre l’accent sur la distinction entre un bien qui est détenu en vertu d’un traité ou d’un accord et un bien qui ne l’est pas. Cette distinction est importante pour l’application de l’art. 90 de la Loi sur les Indiens, en vertu duquel certains biens meubles sont réputés situés sur une réserve pour l’application des exemptions fiscales. Dans Mitchell, le juge La Forest fait une distinction entre un bien qui, suivant l’art. 90, est réputé situé sur une réserve — c’est‑à‑dire un bien soit acheté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage ou au profit d’Indiens, soit donné aux Indiens en vertu d’un traité ou accord — et un bien autrement acquis, qui n’est donc pas réputé situé sur une réserve. Par conséquent, l’expression « marché commercial », dans ce contexte, n’était pas un facteur qui a servi à déterminer l’emplacement d’un bien, mais un élément qui a aidé à déterminer si un bien, qui était en fait situé ailleurs, était réputé situé sur une réserve par application de l’art. 90. Le juge La Forest a déclaré ce qui suit (à la p. 138) :

Lorsque les bandes indiennes s’engagent dans le marché commercial, il faut s’attendre à ce qu’elles puissent parfois conclure des accords purement commerciaux avec les Couronnes provinciales de la même façon qu’avec des parties privées. [. . .] Les Indiens ont un droit absolu à ces biens; ils leur sont dus en tant qu’Indiens. La situation des biens personnels acquis par des Indiens au cours d’opérations commerciales ordinaires est nettement différente; il s’agit simplement de biens que toute autre personne aurait pu acquérir et je ne vois aucune raison pour laquelle dans ces circonstances les Indiens ne devraient pas être traités de la même façon que toute autre personne.

À la lecture de l’al. 90(1)b) [biens meubles donnés aux Indiens en vertu d’un traité ou accord], il ne fait aucun doute que cette disposition ne s’appliquerait pas aux biens personnels qu’une bande indienne pourrait acquérir par suite d’un accord commercial ordinaire conclu avec un particulier. Les biens de cette nature ne seront protégés que lorsqu’il sera démontré qu’ils sont situés sur une réserve. Par conséquent, toute opération effectuée sur le marché commercial relativement aux biens acquis de cette façon sera régie par les lois d’application générale. [Je souligne.]

(Voir également : O’Brien, p. 1576; D. K. Biberdorf, « Aboriginal Income and the “Economic Mainstream” » dans l’Association canadienne d’études fiscales, Report of Proceedings of the Forty‑Ninth Tax Conference (1998), 25:1‑25:23, p. 25:8‑25:9; Maclagan, p. 1507‑1508.)

[54] On a vu que, dans Mitchell, le juge La Forest a également mentionné que l’objet de la loi n’est pas de permettre aux Indiens « d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » : p. 131. Toutefois, il a affirmé clairement que, même si un Indien acquérait un bien dans le cadre d’un accord purement commercial conclu avec un particulier, l’exemption s’appliquerait quand même si le bien était situé sur une réserve. Comme l’a souligné le juge La Forest, « [i]l faut se rappeler que les protections des art. 87 et 89 s’appliqueront toujours aux biens situés sur une réserve » : p. 139.

[55] Le « marché ordinaire » était un facteur important dans le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans Folster. Madame Folster a contesté un avis de cotisation lui refusant l’exemption d’impôt pour son revenu d’emploi. Elle vivait dans une réserve et travaillait comme infirmière dans un hôpital situé sur un terrain adjacent à la réserve et financé par le gouvernement fédéral au profit des Indiens. La majorité des patients étaient des Autochtones et l’hôpital avait déjà été situé sur la réserve, mais avait été déménagé. Le juge Linden a conclu ce qui suit :

Par conséquent, lorsqu’un autochtone décide d’entrer sur ce qu’on appelle le « marché » canadien, il n’y a aucun texte législatif qui l’exempte du paiement d’un impôt sur son revenu d’emploi, d’où l’exigence voulant que le bien meuble soit « situé sur une réserve ». La règle du situs fixe une limite interne à la portée de la disposition créant l’exemption fiscale en rattachant l’admissibilité à l’exemption à un bien détenu par un Indien sur une réserve. Par conséquent, comme je l’explique plus loin, lorsque les fonctions de l’emploi d’un Indien font partie intégrante d’une réserve, il existe une raison légitime d’appliquer la disposition créant l’exemption d’impôt au revenu provenant de l’exercice de ces fonctions. [Je souligne; par. 14.]

[56] Ce paragraphe pose problème parce qu’il peut être interprété comme mettant en contraste, à tort, les activités du « marché ordinaire » et les activités sur une réserve. Dans Folster, le juge Linden était conscient de ce danger lorsqu’il a souligné que l’utilisation du terme « marché » semble « impliquer, à tort, que les échanges et le commerce sont d’une façon ou d’une autre étrangers aux Premières nations » (par. 14, note 27). Il a également pris soin de préciser, dans Recalma, que le facteur du « marché ordinaire » n’est pas un critère distinct servant à déterminer l’emplacement des placements, mais simplement un élément qui « aide » à l’analyse de cette question (par. 9). Malgré ce conseil judicieux, le facteur du « marché ordinaire » est parfois devenu un critère déterminant. Ainsi, dans Southwind c. Canada, 1998 CanLII 7300 (C.A.F.), la cour a souligné que le terme « commerce général »

vise à distinguer les activités commerciales des Autochtones qui traitent avec des personnes situées principalement à l’extérieur de la réserve, plutôt que sur la réserve. [Il] a pour but d’isoler les activités commerciales dont profite un Autochtone en particulier plutôt que l’ensemble de sa communauté . . . [par. 14]

[57] De même, dans Lewin, le juge Tardif de la Cour de l’impôt a fait la déclaration suivante, à laquelle la Cour d’appel fédérale a souscrit :

Ainsi, les revenus de la Caisse populaire de la réserve étaient principalement constitués d’activités économiques extérieures à la réserve, tels que prêts hypothécaires hors réserve, prêts personnels hors réserve, placements auprès de la Fédération des caisses, achats d’obligations municipales, etc.

S’il s’était agi d’une institution financière constituée pour les seules fins, préoccupations et besoins des Indiens vivant sur le territoire de la réserve et dont l’essentiel des revenus avait été principalement réinvesti sur le territoire de la réserve pour consolider, développer et améliorer le mieux‑être social, culturel et économique des Indiens résidant sur la réserve, il aurait pu en être autrement. [par. 35‑36]

[58] Puis, dans Sero, la juge Sharlow a écrit ce qui suit :

La Banque Royale exerce ses activités sur le « marché commercial » pour reprendre l’expression retenue dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis. La source des revenus d’intérêt tirés par Mme Sero et M. Frazer se trouve dans ce marché commercial et non pas sur une réserve. Je ne vois aucune raison d’établir une distinction factuelle entre ces affaires et les arrêts Recalma et Lewin. [par. 22]

[59] Il en va de même pour la décision à l’origine du présent pourvoi dans laquelle le juge de la Cour de l’impôt a tiré la conclusion suivante :

En l’espèce, il est vrai que la réserve était le lieu [de] résidence de feu Rolland Bastien, la source du capital, l’emplacement de la Caisse populaire, l’endroit où le revenu de placement, ou une bonne partie de celui‑ci a été utilisé, l’emplacement du véhicule de placement, et l’endroit où le revenu de placement a été versé. Cependant, ce sont des facteurs de moindre importance dans la détermination du situs d’un revenu de placement où l’accent est mis principalement sur le lien du revenu de placement avec la réserve et sur la mesure dans laquelle ce revenu peut être considéré comme provenant d’une activité du marché ordinaire. [par. 37]

La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion (par. 39).

[60] Je suis d’avis qu’il ne faut pas, en l’espèce, accorder un poids déterminant au facteur du « marché ordinaire ». La question à trancher est celle de l’emplacement du revenu en intérêts de M. Bastien. Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas de savoir d’où l’institution financière tire les profits dont elle se sert pour s’acquitter de son obligation contractuelle envers M. Bastien. Pourtant, l’accent mis sur le « marché ordinaire » par les cours d’instance inférieure les a amenées à centrer leur analyse sur les activités génératrices de revenus de la Caisse plutôt que sur celles de M. Bastien. L’exemption fiscale protège les biens meubles d’un Indien qui sont situés sur une réserve. Par conséquent, lorsque le véhicule de placement est, comme en l’espèce, une créance contractuelle, il faut mettre l’accent sur les activités de placement de l’investisseur indien et non pas sur celles de l’institution financière débitrice : voir McDonnell, p. 957; Maclagan, p. 1522; O’Brien, p. 1576 et 1580.

[61] Si, comme l’exige Williams, on met l’accent sur les facteurs de rattachement pertinents quant à l’emplacement du revenu en intérêts que M. Bastien a tiré de sa relation contractuelle avec la Caisse, on constate qu’il ne fallait pas accorder d’importance aux autres activités commerciales de la Caisse. Le placement de M. Bastien faisait de lui un créancier de la Caisse et non un participant aux marchés ordinaires plus vastes dans lesquels la Caisse était active.

[62] Évidemment, lorsqu’il détermine l’emplacement des revenus pour l’application de l’exemption fiscale, le tribunal devrait examiner tant le fond que la forme de l’opération génératrice de revenus. Il s’agit de déterminer si le rattachement du revenu à la réserve est assez fort pour qu’on puisse affirmer qu’il y est situé. Dans le cadre de l’analyse, aucun poids ne doit être accordé aux liens artificiels ou trompeurs. Par exemple, si, sur le fond, les revenus de placements sont générés par les activités de placement hors réserve d’un Indien, alors ce facteur donnera fortement à penser qu’une importance moindre devrait être accordée à la forme juridique du véhicule de placement. On ne trouve rien de tel dans le présent dossier. Les manœuvres irrégulières de la part de contribuables indiens visant à échapper à l’impôt sur le revenu peuvent être traitées de la même manière que dans le cas de contribuables non indiens.

[63] En l’espèce, l’application de l’exemption fiscale aux revenus en intérêts est largement compatible avec l’objet qui consiste à protéger les biens des Indiens situés sur la réserve. Elle donne à M. Bastien la possibilité de placer ses biens de façon qu’ils soient à l’abri de l’impôt, tout en étant protégés contre d’éventuelles saisies.

3. Conclusion

[64] Tous les facteurs potentiellement pertinents en l’espèce rattachent les revenus de placements à la réserve. Dans les circonstances, le fait que la Caisse a généré ses revenus sur le « marché ordinaire », à l’extérieur de la réserve, n’a aucune pertinence sur le plan juridique quant à la nature du revenu qu’elle était tenue de verser à M. Bastien. Cela vaut à la fois sur le plan de la forme et sur le plan du fond. Le revenu de placements de M. Bastien devrait donc bénéficier de l’exemption fiscale prévue à l’art. 87 de la Loi sur les Indiens.

IV. Dispositif

[65] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.

Les motifs des juges Deschamps et Rothstein ont été rendus par

[66] La juge Deschamps — Dès l’époque préconfédérative, la Couronne s’est engagée à ne pas taxer les terres et les biens meubles des Indiens situés sur une réserve. La Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, comporte actuellement une disposition à cet effet. Plusieurs aspects de cette exemption ont été étudiés par les tribunaux. La Cour est maintenant saisie de deux dossiers où les Indiens soutiennent que le bien qu’ils détiennent est situé sur une réserve et par conséquent exempt d’impôt (voir aussi l’arrêt Dubé c. Canada, 2011 CSC 39, [2011] 2 R.C.S. 764, rendu en même temps que celui-ci). Pour l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), le bien en question est un droit constaté par un contrat de placement. Ce droit prévoit le paiement d’intérêts. En vertu du par. 12(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu, les intérêts courus durant les années d’imposition doivent être inclus au calcul du revenu du contribuable. L’application de cette disposition est la source d’avis de cotisation dans ces deux affaires.

[67] Un bien intangible, tel un droit prévu par un contrat, n’a pas d’existence physique et ne peut à proprement parler être physiquement situé dans l’espace. L’opération de qualification juridique requise par la Loi sur les Indiens consiste donc à attribuer à ce bien un emplacement. Comme cette opération est requise par la loi mais qu’il n’existe pas d’assises matérielles, l’emplacement constitue une pure fiction juridique. Le débat concernant l’emplacement des biens intangibles pour l’application de la Loi sur les Indiens n’est pas nouveau. Le fait qu’il ne soit pas clos montre bien la difficulté d’élaborer une grille d’analyse qui permette à la fois de respecter l’objet de l’exemption et de donner à la Loi sur les Indiens une interprétation libérale. Les deux affaires dont la Cour est saisie présentent des faits si différents qu’elles mettent en relief les risques d’une analyse qui s’arrêterait à des éléments formels sans s’interroger sur les circonstances de l’assujettissement à l’impôt ou de l’admissibilité à l’exemption. Avec égards pour l’opinion exprimée par mon collègue le juge Cromwell, j’estime que son analyse donne trop de poids à des facteurs de rattachement qui, dans certaines circonstances, peuvent être artificiels et rend essentiellement un seul facteur — la résidence du débiteur — déterminant. À mon avis, une telle analyse ne respecte ni le contexte de l’exemption ni son objet.

[68] Il est utile de citer les passages pertinents des dispositions protégeant les biens des Indiens et, plus particulièrement, ceux précisant que les biens meubles et immeubles des Indiens situés ou réputés situés sur une réserve sont exemptés de taxation et insaisissables. Ces passages de la Loi sur les Indiens sont rédigés ainsi :

87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, […] les biens suivants sont exemptés de taxation :

a) le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées;

b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

89. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, les biens d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve ne peuvent pas faire l’objet d’un privilège, d’un nantissement, d’une hypothèque, d’une opposition, d’une réquisition, d’une saisie ou d’une exécution en faveur ou à la demande d’une personne autre qu’un Indien ou une bande.

90. (1) Pour l’application des articles 87 et 89, les biens meubles qui ont été :

a) soit achetés par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes;

b) soit donnés aux Indiens ou à une bande en vertu d’un traité ou accord entre une bande et Sa Majesté,

sont toujours réputés situés sur une réserve.

[69] L’étendue de la protection fiscale dont bénéficient les Autochtones a varié avec le temps. La protection législative initiale remonte à 1850 et s’étendait aux terres indiennes et aux Indiens résidant sur celles-ci (Acte pour protéger les sauvages dans le Haut Canada, contre la fraude, et les propriétés qu’ils occupent ou dont ils ont jouissance, contre tous empiètements et dommages, S. Prov. C. 1850, 13 & 14 Vict., ch. 74, art. 4). Cette protection a été modifiée par l’Acte des Sauvages, 1876, S.C. 1876, ch. 18 (art. 64 et 65), qui précisait que l’exemption visait dorénavant les biens meubles et immeubles d’un Indien, mais n’exigeait plus que ce dernier réside lui-même sur la réserve. Cet aspect important a été repris en 1951, lors de l’adoption de la Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29, art. 86, maintenant art. 87.

[70] Cette protection exceptionnelle contre la taxation a été liée à l’obligation fiduciaire de la Couronne de protéger les terres des Autochtones à la suite de la renonciation de ceux-ci à faire usage de la force contre les non Autochtones. La Proclamation royale de 1763 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), prévoyait en effet ce qui suit : « il est juste, raisonnable et essentiel pour Notre intérêt et la sécurité de Nos colonies de prendre des mesures pour assurer aux nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection, la possession entière et paisible des parties de Nos possessions et territoires qui ont été ni concédées ni achetées et ont été réservées pour ces tribus ou quelques-unes d’entre elles comme territoires de chasse » (voir aussi B. Slattery, « Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727, p. 753, et Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, p. 131). Cet engagement de la Couronne a aussi été repris dans certains traités qui comportaient des cessions de terres par des Autochtones : « Nous les assurâmes que le traité ne mènerait à aucune intervention forcée dans leur manière de vivre, qu’il n’ouvrait aucune voie pour l’imposition de taxes » (Traité no 8 (1899), cité dans R. H. Bartlett, « The Indian Act of Canada » (1977-1978), 27 Buff. L. Rev. 581, p. 613).

[71] Dans Mitchell, se fondant sur l’origine et l’évolution historique de l’exemption, le juge La Forest a résumé ainsi l’engagement de la Couronne mis en œuvre par les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens : « la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés » (p. 131 (je souligne)). L’objet de l’exemption a été reformulé ainsi dans Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877 (p. 885), puis repris dans Union of New Brunswick Indians c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [1998] 1 R.C.S. 1161 (par. 8) :

L’exemption prévue à l’art. 87 visait à « préserver les droits des Indiens sur leurs terres réservées et à assurer que la capacité des gouvernements d’imposer des taxes, ou celle des créanciers de saisir, ne porte pas atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur leurs terres réservées ». Cette disposition « ne vis[e] pas à conférer un avantage économique général aux Indiens ».

[72] Pour reprendre l’expression du juge La Forest dans Mitchell, une conception moderne des relations de la Couronne et des Autochtones inviterait la Cour à fonder l’exemption sur l’honneur de la Couronne et sur son obligation de respecter leur capacité de voir au développement économique des réserves. C’est d’ailleurs cette philosophie qui imprègne l’arrêt Union of New Brunswick Indians, comme en témoignent en particulier les propos suivants de la Juge en chef : « Le fait que l’exemption soit étroitement liée à la réserve accroît les avantages rattachés à la réserve et encourage la privatisation des activités économiques dans les réserves et l’esprit d’entreprise » (par. 44).

[73] L’exigence que le bien soit situé ou réputé situé sur la réserve est liée à l’objet de l’exemption. Du point de vue historique, la réserve constituait un lieu qui était réservé aux Autochtones non affranchis, un lieu où ils résidaient et possédaient leurs biens, un lieu où la protection de la Couronne leur était promise. L’accent mis sur cette exigence aide non seulement à vérifier si on se conforme à l’objet de l’exemption mais aussi à cerner le corollaire de l’exigence : ce que l’exemption prévue aux art. 87 et 89 ne vise pas. C’est exactement sur ce point que s’est attardé le juge La Forest dans Mitchell :

Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s’appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l’objet de la Loi n’est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens. Un examen des décisions portant sur ces articles confirme que les Indiens qui acquièrent et aliènent des biens situés à l’extérieur des terres réservées à leur usage le font aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens. [p. 131]

[74] Ce rappel de l’approche interprétative et de l’objet de l’exemption permet de mieux cibler les facteurs applicables pour déterminer l’emplacement d’un droit à des intérêts.

[75] Pendant plusieurs années, en dépit de sa position officielle selon laquelle les biens intangibles n’étaient pas exempts d’impôt pour l’application du par. 87(1) de la Loi sur les Indiens, le ministère du Revenu national étendait tout de même cette exemption à certains biens de cette nature selon des critères reposant sur des catégories. Par exemple, un revenu d’emploi était situé là où les services étaient rendus — pour un professeur, le lieu où était située l’école; pour un employé de bureau, le lieu où était situé le bureau, et ainsi de suite (voir Bulletin d’interprétation no IT-62 de Revenu Canada, Impôt (1972); voir aussi M. Dockstator, « The Nowegijick Case : Implications for Indian Tax Planning Strategies », [1985] 4 C.N.L.R. 1, p. 14).

[76] Dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, la Cour a confirmé l’applicabilité de l’exemption aux biens intangibles. Dans le cas d’un revenu d’emploi, elle a retenu le critère du lieu de résidence du débiteur en se référant aux principes de droit international privé et au jugement du juge en chef adjoint Thurlow dans La Reine c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103 (1re inst.). Le juge Thurlow s’était exprimé ainsi (p. 109) :

Un droit incorporel, comme le droit à un traitement, n’a véritablement pas de situs. Mais lorsque, pour une fin déterminée, la loi a jugé nécessaire de lui en attribuer un, et en l’absence de toute disposition contraire dans le contrat ou dans tout autre document, les tribunaux ont établi que le situs d’une simple dette contractuelle est la résidence du débiteur ou le lieu où il se trouve. Voir Cheshire, Private International Law, 7e édition, pages 420 et suivantes.

[77] Le critère du lieu de résidence du débiteur n’est cependant pas retenu pour tous les biens intangibles. Dans Mitchell, après avoir fait une revue de la jurisprudence relative aux biens tangibles et avoir noté que, lorsque le bien n’est pas conservé en permanence sur la réserve, il faut en déterminer l’emplacement prépondérant, le juge La Forest énonce que, pour l’application des art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens, il faut dégager un lien discernable entre le bien en question et l’occupation de la réserve (p. 133).

[78] Le critère du lien discernable est appliqué de manière souple. Il peut être utilisé tant pour les biens tangibles que pour les biens intangibles. C’est d’ailleurs la recherche d’un lien discernable qui ressort de l’analyse de l’emplacement du bien dans Mitchell. Le juge La Forest s’est reporté au bien initialement taxé — l’électricité sur la réserve — plutôt qu’à la résidence du débiteur, bien qui correspondait au critère retenu dans Nowegijick (Mitchell, p. 147) et aurait entraîné le refus de l’exemption.

[79] Dans Williams, l’exemption aurait été refusée si le critère du lieu de résidence du débiteur choisi dans Nowegijick avait été utilisé : le débiteur était le gouvernement fédéral. Cependant, M. Williams a fait valoir que la justification fondée sur la règle appliquée en droit international privé n’était pas juridiquement satisfaisante et il a plaidé que les affaires National Indian Brotherhood et Nowegijick n’écartaient pas la possibilité de tenir compte d’autres facteurs. Ses arguments ont été acceptés. La Cour a souligné que la raison pour laquelle le droit international privé rattache une dette à la résidence du débiteur est le fait que c’est à cet endroit que la dette peut normalement être exécutée, mais que par ailleurs les objets du droit international privé ont peu, sinon rien en commun avec ceux de la Loi sur les Indiens. Plus précisément, le juge Gonthier a écrit ce qui suit (Williams, p. 891) :

On ne voit pas en quoi le lieu d’exécution normal d’une dette est pertinent pour décider si l’imposition de la réception du paiement de la dette représenterait une atteinte aux droits détenus par un Indien à titre d’Indien sur une réserve. Le critère du situs en vertu de la Loi sur les Indiens doit être interprété conformément aux objets de cette loi et non à ceux du droit international privé.

[80] La Cour s’est montrée sensible au fait qu’il est souhaitable de concevoir des critères dont l’application est prévisible, et d’éviter les facteurs de rattachement abstraits sans rapport avec l’objet de l’exemption. Selon l’expression du juge Gonthier, « [u]n facteur de rattachement n’est pertinent que dans la mesure où il identifie l’emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens. Dans des catégories particulières de cas, un facteur de rattachement peut donc avoir beaucoup plus de poids qu’un autre » (p. 892). La Cour s’est mise en garde contre les risques de manipulations et d’abus qui pourraient découler d’une analyse axée sur trop peu de facteurs — ou à l’inverse sur un trop grand nombre. En effet, de telles approches pourraient ne pas donner effet à l’objet de l’exemption.

[81] Dans Williams, le bien que l’Indien prétendait exempt de taxation était constitué de prestations d’assurance-chômage. La Cour a d’abord examiné la nature du bien et les conséquences fiscales. Après avoir conclu que les prestations constituaient un bien personnel (maintenant appelé « meuble ») au sens de la Loi sur les Indiens, la Cour a souligné que, en raison de la formulation de la disposition (art. 56 de la Loi de l’impôt sur le revenu), les conséquences fiscales se rattachent à l’opération elle-même — la réception des prestations — plutôt qu’à l’argent entre les mains du contribuable. Cependant, comme la notion de réception était utilisée dans la disposition fiscale pour déterminer le moment pertinent aux fins d’imposition, le lieu de la réception des prestations avait peu d’importance.

[82] Compte tenu de ces conclusions sur la nature du bien et sur le texte de la disposition fiscale, il restait, dans Williams, à dégager un ou plusieurs critères de rattachement qui tiendraient compte de l’objet de l’exemption. La résidence du débiteur, celle du créancier et le lieu de l’emploi pouvaient être considérés comme pertinents (p. 893). Comme il s’agissait de prestations relevant d’une décision de politique générale, la résidence du débiteur — le gouvernement du Canada — était un facteur de rattachement dont l’importance était limitée (p. 894). Par ailleurs, comme la durée et le montant des prestations étaient étroitement liés à l’emploi, c’est le lieu de l’emploi donnant droit aux prestations qui fut considéré comme le critère le plus important (p. 900). Il n’était pas nécessaire d’établir une grille d’analyse applicable de façon générale à la détermination du situs ou lieu de réception d’un revenu d’emploi, car, dans cette affaire, tous les facteurs possibles de rattachement pointaient vers la réserve pour ce type de bien (p. 897). En effet, l’employeur y était situé, le travail y avait été accompli, l’appelant habitait la réserve et c’est sur celle-ci qu’il avait été payé.

[83] Il est intéressant de faire des rapprochements entre les arrêts Mitchell et Williams. Dans les deux affaires, l’accent est mis sur l’objet de l’exemption. Dans Mitchell, le juge La Forest reconnaît la valeur de la notion de l’emplacement prépondérant, du lien concret et discernable avec la réserve, et il accorde un poids important à l’activité à l’origine de la dette due à la bande — la fourniture de l’électricité (p. 147-148). Dans Williams, le juge Gonthier n’utilise pas directement les expressions « emplacement prépondérant » et « lien discernable », mais la grille d’analyse qu’il y établit est fondée sur des facteurs de rattachement qui correspondent précisément à ces notions. De plus, le lien important constitue l’activité à l’origine du versement des prestations — l’emploi. C’est ce lien qui est concret (voir aussi, pour la recherche d’un lien concret : McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846). C’est d’ailleurs parce qu’une créance n’a pas d’emplacement autonome que, dans les deux arrêts, la Cour a dû se reporter à des liens concrets. Ces rapprochements permettent, à plusieurs égards, d’identifier les liens les plus importants dans les deux affaires dont la Cour est présentement saisie.

[84] Dans les pourvois qui nous occupent, l’obligation d’inclure les intérêts générés par le placement dans le revenu des appelants — la Succession Rolland Bastien et Alexandre Dubé — résulte du fait que, comme contribuable, chacun détenait un « intérêt » (ce qui correspond en droit civil à la notion de droit) dans un contrat de placement et que des intérêts ont couru en leur faveur dans les années d’imposition en litige (par. 12(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu). Selon cette disposition, l’opération juridique produisant les conséquences fiscales est la détention d’un droit dans le contrat de placement générant les intérêts courus. Le contribuable doit inclure à son revenu ces intérêts courus, c’est-à-dire même s’ils n’ont pas effectivement été payés et reçus. La disposition précise que le contribuable est assujetti à l’impôt s’il « détient » un droit dans un contrat donné, mais la notion de détention n’est pas utile pour déterminer le lieu où le bien est situé. Elle sert à déterminer le moment de l’imposition. Par conséquent, tout comme dans Williams, la disposition fiscale relative au calcul du revenu est peu utile pour déterminer l’emplacement du bien au sens de la Loi sur les Indiens (p. 888).

[85] Puisque la disposition fiscale qui prescrit l’inclusion des intérêts dans le revenu est peu utile pour fixer le lieu où le bien est détenu, il faut examiner plus attentivement la nature du bien en litige. Le paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu définit le mot « biens » comme les « [b]iens de toute nature, meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, y compris [. . .] les droits de quelque nature qu’ils soient ». Or, le contrat de placement constate un droit personnel qui prévoit le paiement d’intérêts à certaines conditions. Ces intérêts constituent les fruits du capital investi. Leur montant dépend de la somme ainsi investie et du taux établi conventionnellement par les parties. En somme, c’est ce droit personnel dont l’existence juridique est constatée par le contrat qui constitue le bien meuble dont il faut situer l’emplacement au sens de la Loi sur les Indiens.

[86] Plusieurs facteurs de rattachement sont susceptibles d’être invoqués pour déterminer l’emplacement du droit à des intérêts prévu par un contrat de placement. M’inspirant de ceux énumérés dans Williams, j’examinerai les suivants : la résidence du débiteur, la résidence du créancier, l’endroit où le contrat est conclu et l’activité génératrice du capital ayant permis la conclusion du contrat de placement.

[87] À mon avis, la résidence du débiteur est un facteur qui peut avoir un certain poids dans le cas d’un droit, constaté par un contrat, qui prévoit l’accumulation d’intérêts en faveur d’un créancier. Cependant, comme il ne s’agit pas, comme cela peut être le cas en droit international privé, de déterminer le lieu d’introduction de procédures judiciaires contre un débiteur dans le but de faire exécuter le paiement d’une dette, ce facteur ne peut être prépondérant. À ce sujet, je suis d’accord avec le juge Gonthier dans Williams pour dire que la justification du critère de la résidence du débiteur en droit international privé n’est que de peu d’utilité dans le contexte de la Loi sur les Indiens. J’ajouterais que le lieu du paiement suivant le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, ou suivant une entente n’est pas très pertinent puisque la disposition fiscale n’exige pas que les intérêts soient effectivement payés. Il ne s’agit pas de l’imposition d’un paiement réellement fait.

[88] Le fait que le créancier réside sur une réserve est pertinent pour déterminer l’emplacement du droit constaté par le contrat. Les Indiens vivant sur une réserve ont avantage à favoriser le développement économique de celle-ci. Les revenus dépensés ou investis dans la réserve ne peuvent que contribuer à ce développement, car si les personnes qui ont gagné ces revenus résident sur la réserve, on peut inférer qu’elles y généreront, grâce aux sommes, une certaine activité économique qui contribuera à protéger les biens situés sur la réserve. Le critère de la résidence de l’Indien concerné sur la réserve ne doit cependant pas être vu comme un préalable à l’exemption, étant donné qu’il ne constitue plus une exigence législative depuis plus d’un siècle.

[89] Il reste maintenant à examiner l’activité qui a généré le capital ayant permis la conclusion du contrat de placement. Je vais d’abord expliquer les éléments que je ne considère pas pertinents en relation avec le contrat de placement. À mon avis, ni le capital ni les intérêts ne sont, en eux-mêmes, des facteurs utiles. Il s’agit de deux biens intangibles qui n’ont, par définition, aucun emplacement propre. Il serait artificiel de leur attribuer un emplacement juridique dans le but, par la suite, de déterminer l’emplacement juridique du droit à l’intérêt prévu dans le contrat. Il me semble qu’une telle démarche accorderait un poids démesuré à des éléments qui sont sans fondement dans les faits. Un lien de rattachement discernable doit correspondre à un élément concret, et non être le fruit de fictions juridiques croisées. De plus, il serait inefficace de chercher à déterminer le lieu de l’accumulation des intérêts. Cette accumulation ne résulte pas d’une activité, mais du seul écoulement du temps.

[90] Il me paraît insatisfaisant, sur le plan de la sécurité juridique, d’accorder un poids important au lieu de signature du contrat de placement constatant le droit aux intérêts. En effet, il s’agit d’un facteur susceptible de manipulations. Par exemple, les parties pourraient choisir de signer un contrat dans un lieu donné dans l’unique but de bénéficier d’une exemption. Une telle décision pourrait avoir un caractère artificiel. Considéré isolément, le lieu de signature du contrat ne me paraît donc pas constituer une assise juridique suffisamment objective pour déterminer l’emplacement d’un droit à des intérêts prévu dans un contrat de placement. Il pourrait s’agir d’un facteur pertinent s’il soutenait d’autres faits liant le bien à la réserve ou à un emplacement hors de la réserve. Il n’a cependant qu’une valeur minime s’il s’agit du lieu de résidence du débiteur et que ce facteur a déjà été pris en considération. Pour respecter l’objet de l’exemption, il faut que le choix de la réserve en tant que lieu de signature du contrat repose sur des motifs qui ne sont pas liés à la simple recherche d’un bénéfice personnel pour l’Indien qui aurait choisi de se livrer hors réserve à des activités commerciales ordinaires. Un tel choix irait à l’encontre des commentaires formulés dans Mitchell, puis repris dans Williams, sur ce que ne vise pas l’exemption. Dans les deux affaires qui nous occupent, les contrats ont été conclus sur une réserve et il n’y a donc pas lieu de discuter de cas où un contrat serait conclu hors réserve mais où des liens concrets et discernables avec une réserve pourraient néanmoins être établis.

[91] La recherche de facteurs de rattachement aux fins d’application de la Loi sur les Indiens doit être centrée sur des éléments concrets et discernables qui lient le bien à la réserve. Dans le cas d’un droit à des intérêts, il faut donc aller au-delà du contrat de placement et considérer la source du capital investi. L’activité ayant généré le capital permet de dégager des faits qui ne sont pas sujets à manipulation et qui possèdent le caractère concret nécessaire pour déterminer l’emplacement d’un bien intangible comme un droit à des intérêts. Je suis bien consciente qu’il peut paraître difficile de retracer l’origine d’une telle activité. Cette difficulté me paraît néanmoins surmontable, puisqu’il s’agit d’une pure détermination de faits. Le fait que le capital résulte d’une variété d’activités ne constitue pas non plus un problème inusité. Pour les biens tangibles, notre Cour a déjà approuvé la notion d’emplacement prépondérant (voir Mitchell, Union of New Brunswick Indians et God’s Lake). À mon avis, en l’absence d’une répartition claire des diverses activités, le lieu où celles-ci ont été exercées de façon prépondérante devrait servir comme critère, par analogie avec la notion d’emplacement prépondérant utilisée pour les biens tangibles.

[92] Non seulement le recours à l’activité sous-jacente tient-il compte de la nature essentiellement intangible du bien en litige, mais il permet également de bien asseoir la recherche d’une symétrie dans le traitement fiscal accordé aux Indiens. Tout comme l’emploi sur la réserve constituait l’activité génératrice des prestations dans Williams, c’est le lieu de l’activité à l’origine de l’accumulation du capital produisant les intérêts qui sera plus pertinent dans les présents pourvois. En raison de la nature du bien, c’est un facteur qu’il faudra soupeser eu égard à l’objet de l’exemption et à l’incidence de la taxation.

[93] Dans les motifs exprimés dans l’affaire Dubé (par. 29), le juge Cromwell soutient que la source du capital ne pourrait pas être un facteur déterminant pour décider de l’application de l’exemption, parce que ceci impliquerait que les contrats de placements puissent être conclus hors réserve et quand même bénéficier de l’exemption. Je ne suis pas persuadée qu’il soit justifié de tenir des propos alarmistes sur la foi d’exemples théoriques. La grille d’analyse demeure fondée sur l’existence de liens concrets et discernables avec la réserve. Dans les appels dont nous sommes saisis, les faits permettent d’appliquer sans difficulté les critères de rattachement. Ils militent en faveur de la reconnaissance de l’exemption dans le cas de la succession de M. Rolland Bastien, et de son refus dans celui de M. Alexandre Dubé.

[94] Dans l’affaire Bastien (Succession), les parties se sont entendues sur les principaux faits. Monsieur Bastien était un Indien au sens de la Loi sur les Indiens. Né en 1919 sur la réserve de Wendake, il y a résidé toute sa vie et y est décédé en 2003. Il a travaillé toute sa vie sur la réserve, y exploitant l’entreprise familiale de fabrication de mocassins fondée par son arrière-grand-père. En 1997, il a disposé de l’entreprise familiale en faveur de ses enfants Denis et Ginette, tous deux résidents de la réserve de Wendake. L’entreprise était source d’activité économique sur la réserve. Les revenus de l’entreprise n’ont jamais fait l’objet de taxation. Le capital investi provient exclusivement des revenus de l’entreprise et du produit de la vente de celle-ci. Ces sommes ont été investies dans des dépôts à terme à la Caisse populaire Desjardins du Village Huron située sur la réserve de Wendake et à la Caisse populaire Desjardins de Pointe-Bleue, située sur la réserve Mashteuiatsh près de Roberval. De son vivant, M. Bastien n’a jamais résidé sur la réserve Mashteuiatsh.

[95] Dans ce pourvoi, il est clair que tous les éléments rattachent le bien à une réserve — le lieu de résidence du débiteur, le lieu de résidence du créancier, le lieu de conclusion du contrat, et l’activité ayant généré le capital qui a permis la conclusion du contrat de placement.

[96] Dans l’affaire Dubé, les faits sont cependant moins clairs et je dois me reporter aux constatations de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt. Monsieur Dubé est un Indien au sens de la Loi sur les Indiens. Il est membre de la réserve d’Obedjiwan depuis sa naissance. Au moment de l’audience devant la Cour canadienne de l’impôt, il possédait deux résidences, l’une sur la réserve d’Obedjiwan et l’autre à Roberval, Québec. Il en a également possédé une autre à St-Félicien avant d’acheter celle de Roberval. Sa conjointe et ses enfants ont habité les résidences de St-Félicien et de Roberval pendant la période scolaire. Monsieur Dubé reconnaît les avoir habitées lui aussi. Le juge a estimé qu’il était difficile d’accepter la thèse avancée par M. Dubé qu’il habitait sur la réserve, compte tenu du fait que la famille passait 10 mois par année dans une résidence située hors de la réserve et qu’aucun gain en capital n’avait été déclaré lors de la vente de la résidence de St-Félicien.

[97] Monsieur Dubé exploite une entreprise de transport de personnes entre la réserve d’Obedjiwan et St-Félicien, et de transport à fins médicales de la réserve d’Obedjiwan à Roberval et de Roberval vers d’autres destinations. Comme aucun service bancaire n’est offert sur la réserve d’Obedjiwan, M. Dubé fait affaire avec la Caisse populaire Desjardins de Pointe-Bleue. Le juge a qualifié les revenus en intérêts de M. Dubé de substantiels, la somme déposée qui les génère dépassant un million de dollars. Interrogé à l’audience sur la source des revenus ayant permis l’accumulation de ce capital, M. Dubé a été incapable de fournir de l’information sur des dépôts qui excédaient de loin les revenus de son entreprise de transport. Le juge a résumé ainsi la preuve : « l’appelant a d’abord déclaré qu’il s’agissait de revenus d’entreprise et a par la suite affirmé qu’il ne savait pas d’où provenait l’argent et qu’il faudrait, dans ses propres mots, qu’il regarde ses affaires » (Dubé c. La Reine, 2007 CCI 393, 2008 D.T.C. 2204, par. 16). Le juge a dit ne pas être en mesure « de conclure que l’entreprise de [M. Dubé] est la source des revenus déposés » (par. 43). Par conséquent, il n’a pu établir de lien avec la réserve. De même, comme la famille vivait hors réserve, il a ajouté ne pas pouvoir conclure que les revenus étaient utilisés dans la réserve.

[98] Suivant les constatations de faits du juge de la Cour canadienne de l’impôt, il est difficile de trouver un lien concret et discernable avec la réserve. En effet, ce dernier n’a pas pu établir que l’activité à l’origine du capital produisant les intérêts avait un lien avec la réserve. À cet égard, la résidence du débiteur est certes située sur une réserve, mais, comme je l’ai expliqué ci-dessus, le lieu où le paiement des intérêts doit être fait est peu pertinent en raison de l’opération à laquelle se rattache l’incidence fiscale : les intérêts courus dans l’année doivent être inclus dans le revenu, peu importe qu’ils soient payés ou non. Le juge n’a pas retenu l’argument de M. Dubé selon lequel il résidait sur la réserve. Si les intérêts courus étaient exemptés d’impôt, cela impliquerait qu’on leur accorde un traitement préférentiel par rapport aux biens qui résultent de l’activité elle-même. Monsieur Dubé n’a pas démontré en quoi le fait que le contrat soit conclu sur la réserve favorise la réalisation de l’objet de l’exemption. Son choix paraît se fonder sur la recherche d’un bénéfice fiscal personnel. Il n’y a aucun lien avec le développement économique de la réserve. En fait, aucun élément concret ne relie à une réserve le droit prévu dans le contrat et donnant ouverture aux intérêts.

[99] Dans ces circonstances, je ne peux que conclure que l’objet de l’exemption ne serait pas soutenu par une protection de ce bien contre l’assujettissement à l’impôt. En fait, le lien est ténu. Monsieur Dubé ne réside pas sur la réserve, et l’activité économique ayant généré le bien qui fait l’objet d’un contrat de placement — à savoir le capital — n’est pas liée à la réserve. L’incidence fiscale ne milite pas en faveur de la reconnaissance de l’exemption, bien au contraire. Si, comme a conclu le juge de la Cour canadienne de l’impôt, le capital ne provient pas des activités de l’entreprise de M. Dubé, reconnaître l’exemption équivaudrait à transformer la réserve en abri fiscal pour les Indiens qui se livrent hors réserve à des activités lucratives non identifiées. Cette description correspond en tous points à celle qu’a faite le juge La Forest, dans Mitchell, des situations non visées par l’exemption (déjà citée ci-dessus). L’essor économique de la réserve ne peut justifier la reconnaissance de l’exemption dans ces circonstances.

[100] Comme j’arrive à une conclusion différente de celle du juge Cromwell, je dois préciser les points sur lesquels nous sommes en accord et ceux sur lesquels nous divergeons d’opinions. À l’instar de mon collègue, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de vérifier si le bien ou l’activité qui l’a généré sont liés au mode de vie traditionnel autochtone. Je partage aussi l’avis du juge Cromwell que l’activité qui permet à une institution financière de respecter ses obligations financières dans le cadre de contrats de placement prévoyant le paiement d’intérêts ne constitue pas un critère valable pour déterminer si un bien meuble détenu par un Indien est situé sur une réserve. Ce qui doit être examiné est l’emplacement de l’activité qui a généré le capital investi.

[101] J’éprouve cependant certaines réserves à l’égard d’autres critiques préconisant des liens artificiels — proposition qui ressort de certains commentaires doctrinaux. Pour ma part, je ne suis pas disposée à récrire le droit sur la base de ces critiques, sans tenir compte de l’expérience acquise depuis près de 30 ans, soit depuis l’arrêt Nowegijick. C’est également pour cette raison que, sur le plan des principes, je ne peux me rallier à l’opinion du juge Cromwell qui, selon moi, n’accorde pas suffisamment d’attention à l’objet de l’exemption et à cette expérience passée. J’ai aussi des réserves sur la manière dont mon collègue applique les facteurs de rattachement suggérés par l’arrêt Williams.

[102] Au niveau des principes, je ne puis accepter que des facteurs de rattachement qui peuvent être facilement manipulés reçoivent un poids considérable. C’est à mon avis ce qui résulte de l’importance accordée aux aspects contractuels de la convention de placement plutôt qu’aux liens concrets et discernables du bien avec la réserve. Le juge Cromwell retient l’argument suivant lequel la Cour canadienne de l’impôt a omis d’attacher suffisamment de poids à la nature contractuelle du dépôt à la Caisse populaire lors de la détermination de l’emplacement du bien en litige (par. 11 et 13). À mon avis, c’est avec raison que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas insisté sur cet aspect du bien.

[103] L’expérience passée, qui est bien illustrée par plusieurs décisions, montre qu’il est facile d’ériger une structure contractuelle donnant en apparence droit à l’exemption en ayant recours à un critère purement juridique. Les tribunaux ont été appelés à se prononcer dans de nombreux cas portant sur des revenus d’emploi où, dans le but de profiter d’un avantage pécuniaire, des employeurs avaient désigné un établissement sur une réserve en misant sur le fait que leurs employés pourraient bénéficier de l’exemption prévue par la Loi sur les Indiens, sans pour autant que ces emplois ne soient liés de façon concrète à la réserve (voir : Robinson c. La Reine, 2010 CCI 649 (CanLII); Horn c. Canada, 2007 CF 1052 (CanLII), conf. par 2008 CAF 352 (CanLII); Shilling c. M.R.N., 2001 CAF 178, [2001] 4 C.F. 364; Canada c. Monias, 2001 CAF 239, [2002] 1 C.F. 51; Southwind c. Canada, 1998 CanLII 7300 (C.A.F.)). Ce type de planification s’était même étendu à d’autres types d’entreprises (voir Large c. La Reine, 2006 CCI 509 (CanLII)). En effet, à la suite de Nowegijick, le message reçu par la communauté autochtone semblait être qu’il était possible, par contrat, d’organiser ses affaires de façon à bénéficier de l’exemption (voir Dockstator). Si cette approche peut paraître attrayante sur le plan financier, il est difficile d’imaginer comment elle peut être compatible avec l’objet de l’exemption. Avec égards pour l’approche proposée par le juge Cromwell, celle-ci ouvre la porte à la mise en place, sur des réserves, de structures contractuelles qui n’ont rien à voir avec l’objet de l’exemption et relancent le bal des planifications fiscales ayant pour unique but de bénéficier de l’exemption (voir, pour des revenus en intérêts : Large c. La Reine). Si, à des fins contractuelles, une telle planification est légitime, elle ne saurait toutefois être avalisée et jugée compatible avec l’objet de l’exemption prévue par la Loi sur les Indiens.

[104] L’accent sur la recherche de critères concrets doit, à mon avis, être conservé. Ce à quoi la Loi sur les Indiens donne droit c’est à la protection des biens situés sur une réserve, non à une exemption qui résulterait de mesures de planification situant fictivement des biens intangibles sur une réserve à seule fin de les soustraire à l’emprise du fisc.

[105] Par ailleurs, pour ce qui est de l’application des facteurs de rattachement suggérés par l’arrêt Williams, je ne suis pas d’accord pour faire table rase de l’expérience tirée des décisions des tribunaux canadiens depuis 20 ans.

[106] Je ne peux souscrire à la description que fait le juge Cromwell de la nature de l’opération pertinente pour les besoins de l’impôt sur le revenu. Mon collègue estime que l’opération pertinente réside dans le paiement d’intérêts (par. 15, 19 et 41). Avec égards, si l’opération qui a suscité le débat sur l’admissibilité à l’exemption dans Williams était décrite comme la réception des prestations, c’est en raison de la disposition fiscale en jeu dans cette affaire (Williams, p. 891 et suiv.). En l’espèce, le bien en litige est le droit de recevoir des intérêts en vertu du contrat de placement. Conformément au par. 12(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu, ce n’est que lors du calcul du revenu pour une année d’imposition donnée que les conséquences fiscales de ce droit sont actualisées : les intérêts courus doivent être inclus au revenu du contribuable. Comme il n’est pas nécessaire que les intérêts soient payés pour que le bien entraîne des conséquences fiscales, je ne vois pas en quoi le bien meuble dont on examine le statut en vertu de la Loi sur les Indiens pourrait être le paiement de ces intérêts. Par conséquent, le lieu où le paiement doit être fait devrait avoir peu de poids.

[107] De plus, la décision d’attacher une importance déterminante au fait que le paiement pourrait être effectué sur la réserve me paraît non seulement anachronique, mais également peu réaliste. En cette ère de transactions électroniques, que les intérêts soient, à l’échéance, versés dans un compte administré à partir d’une réserve me paraît ténu comme lien. En effet, comme tous les autres citoyens, les Indiens peuvent accéder à leurs fonds d’à peu près n’importe où. Il faudrait leur prêter des pratiques inusitées pour présumer qu’ils se rendent à une Caisse populaire située sur une réserve lorsqu’ils veulent avoir accès à leurs fonds.

[108] Je souligne d’ailleurs que la propriété du droit constaté dans un contrat ne fait pas appel à la notion d’emplacement d’un compte de dépôt comme c’était le cas dans God’s Lake pour la saisie des sommes déposées dans le compte.

[109] En somme, je ne puis pour plusieurs raisons me ranger à l’analyse du juge Cromwell. Premièrement, il accorde trop d’importance à des liens formels qui, dans certaines circonstances, ont une faible relation réelle avec la réserve. Deuxièmement, il donne essentiellement un poids déterminant à un seul facteur — la résidence du débiteur — tout en rejetant les facteurs de rattachement concrets de la résidence du créancier et de l’emplacement de l’activité générant le capital. Troisièmement, son analyse ne tient pas compte de la disposition qui règle le traitement fiscal des revenus d’intérêts. En somme, les facteurs qu’il choisit n’en sont en réalité qu’un seul, la résidence du débiteur et cette analyse n’est pas compatible avec l’objet historique de l’exemption.

[110] L’étude parallèle des deux pourvois fait bien ressortir la nécessité d’établir des liens concrets et discernables avec la réserve. Dans celui de la succession de M. Bastien, tous les facteurs de rattachement militent en faveur de la reconnaissance de l’exemption. À l’inverse, dans le pourvoi de M. Dubé le rattachement découle d’une fiction juridique qui ne peut s’appuyer sur aucun élément concret.

[111] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel dans le dossier de la succession de M. Bastien, avec dépens dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelante : Langlois Kronström Desjardins, Québec.

Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Montréal.

Procureurs de l’intervenante la Nation huronne‑wendat : Hutchins Légal inc., Montréal.

Procureurs de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Thompson Dorfman Sweatman, Winnipeg.

Procureurs de l’intervenant le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration régionale crie : Gowling Lafleur Henderson, Montréal.

Procureurs des intervenantes l’Assemblée des Premières Nations et Union of Nova Scotia Indians : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.

Procureurs de l’intervenant Chiefs of Ontario : Nahwegahbow, Corbiere Genoodmagejig, Rama.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit des Autochtones - Droit fiscal - Exemptions - Revenu en intérêts - Indien inscrit vivant dans une réserve ayant placé un revenu dans des dépôts à terme d’une caisse populaire située sur la même réserve - Revenu en intérêts tiré des dépôts à terme versé et déposé dans un compte d’épargne - Le revenu en intérêts était‑il exempté de l’impôt sur le revenu à titre de bien meuble « situé sur une réserve »? - Méthode des facteurs de rattachement pour la détermination de l’emplacement d’un bien meuble immatériel - Les activités économiques hors réserve de la caisse dans le « marché ordinaire » constituent-elles un facteur potentiellement pertinent? - Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, art. 87(1)b).

Droit fiscal - Impôt sur le revenu - Exemptions - Revenu d’un bien - Revenu en intérêts tiré de dépôts à terme par un Indien inscrit déposé dans un compte d’épargne sur une réserve - Le revenu en intérêts était‑il exempté de taxation à titre de « bien meuble d’un Indien situé sur une réserve »? - Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 3, 9 - Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, art. 87(1)b).

B était un Indien inscrit qui appartenait à la Nation huronne‑wendat. Il est né et décédé dans la réserve de Wendake, près de Québec. De 1970 à 1997, B a exploité une entreprise de fabrication de mocassins sur cette réserve. Il a investi une partie des revenus provenant de l’exploitation et de la vente de son entreprise dans des dépôts à terme à la Caisse populaire Desjardins du Village Huron. Depuis la fondation de la Caisse, son siège social, son seul établissement et son seul bien immobilisé corporel sont situés sur la réserve de Wendake. En 2001, les certificats de dépôts ont produit des intérêts qui ont été déposés dans le compte d’épargne avec opérations de B à la Caisse. B considérait ce revenu comme un bien exempté de taxation en vertu de la Loi sur les Indiens. Toutefois, en 2003, le ministre du Revenu national a établi un avis de cotisation qui incluait le revenu de placements dans le calcul du revenu de B pour l’année d’imposition 2001. L’avis de cotisation a été confirmé et la succession de B a été déboutée en appel à la Cour canadienne de l’impôt et à la Cour d’appel fédérale. Ces deux cours ont conclu que les revenus de la Caisse étaient générés hors réserve, sur le « marché ordinaire », et par conséquent que les intérêts qu’elle avait versés à B n’étaient pas situés sur la réserve.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell : Il faut interpréter les mots « sur une réserve » figurant dans l’art. 87 de la Loi sur les Indiens en tenant dûment compte du fond et du sens manifeste et ordinaire des termes employés. Lorsque l’emplacement d’un bien n’est pas facile à déterminer d’un point de vue objectif, en raison de la nature du bien ou du type d’exemption dont il est question, les tribunaux doivent appliquer la méthode des facteurs de rattachement décrite dans Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877 : à la première étape, le tribunal détermine quels facteurs de rattachement du bien meuble immatériel à un emplacement peuvent être pertinents; à la deuxième étape, il procède à une analyse téléologique de ces facteurs dans le but de déterminer quel poids accorder à chacun. Dans le cadre de cette analyse, il prend en considération l’objet de l’exemption prévue par la Loi sur les Indiens, le genre de bien en cause et la nature de l’imposition du bien. La démarche suivie dans Williams s’applique ici parce qu’il s’agit de déterminer l’emplacement d’une opération — le versement d’intérêts en vertu d’un contrat — aux fins d’imposition.

L’objet de l’exemption fiscale est de protéger les biens des Indiens situés sur une réserve. Bien que la relation entre le bien et la vie sur la réserve puisse, dans certains cas, être un facteur qui tend à renforcer ou à affaiblir le lien entre le bien et la réserve, l’application de l’exemption ne dépend pas de la question de savoir si le bien fait partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens. Le bien en cause en l’espèce est un revenu de placements tiré de dépôts à terme, un véhicule de placement de base dont l’existence est attestée par un certificat de dépôt. Comme détenteur d’un certificat de dépôt, l’investisseur ne participe pas au marché des actions; il a simplement droit au versement des intérêts, au taux convenu, pendant la période convenue, et au remboursement de son capital à la fin de cette période. Ce revenu de placements constitue un bien meuble pour l’application de l’art. 87 de la Loi sur les Indiens. Le contrat prévoit un droit à une somme d’argent payable à certaines conditions. Si ce n’était de l’exemption fiscale, le revenu en intérêts que B a tiré de ses dépôts à terme serait un revenu tiré d’un bien qui devrait être ajouté à son revenu annuel conformément aux art. 3, 9 et 12(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

Les facteurs de rattachement potentiellement pertinents relevés dans Williams sont notamment la résidence du débiteur, la résidence de la personne qui reçoit les prestations, l’endroit où celles‑ci sont versées et l’emplacement du revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations. Les règles de droit générales concernant l’emplacement d’un bien sont pertinentes pour l’application de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, les dispositions législatives et la jurisprudence relatives à l’emplacement d’un revenu peuvent s’avérer utiles pour décider s’il est situé sur une réserve. Bien que ces règles ne puissent pas être transposées machinalement d’un contexte à un autre, elles doivent être prises en compte et se voir accorder le poids qu’elles méritent, compte tenu de l’objet de l’exemption, du genre de bien et de la nature de l’imposition en cause.

Les facteurs de rattachement relevés dans Williams sont potentiellement pertinents en l’espèce. Examinés et appréciés en fonction de l’objet de l’exemption, du genre de bien et de la nature de l’imposition du bien, tous ces facteurs indiquent que le revenu en intérêts en l’espèce est situé sur la réserve. L’emplacement du débiteur, la Caisse, et le lieu où le paiement doit être fait, à la fois en vertu du contrat entre B et la Caisse et en vertu de l’art. 1566 du Code civil du Québec, sont manifestement situés sur la réserve. Le revenu découle d’une obligation prévue par un contrat conclu sur la réserve. Il faut accorder un poids important à ces facteurs de rattachement pour attribuer un emplacement au revenu en intérêts. D’autres facteurs de rattachement potentiellement pertinents renforcent, plutôt que de la contredire, la conclusion que le revenu en intérêts est un bien situé sur une réserve. La résidence de B, la personne qui a reçu le paiement, était située sur la réserve. En ce qui concerne le capital qui a été investi en vue de produire les revenus en intérêts, il a aussi été gagné sur la réserve.

Le fait que la Caisse a généré ses revenus sur le « marché ordinaire », à l’extérieur de la réserve, n’a aucune pertinence sur le plan juridique quant à la nature du revenu qu’elle était tenue de verser à B. Cela vaut à la fois sur le plan de la forme et sur le plan du fond. Bien que ce facteur puisse avoir de l’importance relativement à d’autres types de placements, les juridictions inférieures lui ont accordé beaucoup trop d’importance en ce qui concerne les dépôts à terme en cause ici. B a consenti un simple prêt à la Caisse. Les actes et les contrats de la Caisse qui ont généré des revenus après que B a investi dans des dépôts à terme ne peuvent être imputés à celui‑ci et n’affaiblissent en rien les nombreux liens manifestes entre son revenu en intérêts et la réserve. La question est celle de l’emplacement du revenu en intérêts de B, et non celle de savoir d’où l’institution financière tire les profits dont elle se sert pour s’acquitter de son obligation contractuelle envers B. L’exemption fiscale protège les biens meubles d’un Indien qui sont situés sur une réserve. Par conséquent, lorsque le véhicule de placement est, comme en l’espèce, une créance contractuelle, il faut mettre l’accent sur les activités de placement de l’investisseur indien et non sur celles de l’institution financière débitrice. Si on met l’accent sur les facteurs de rattachement pertinents quant à l’emplacement du revenu en intérêts que B a tiré de sa relation contractuelle avec la Caisse, on constate qu’il ne fallait pas accorder d’importance aux autres activités commerciales de la Caisse. Le placement de B faisait de lui un créancier de la Caisse et non un participant aux marchés ordinaires plus vastes dans lesquels la Caisse était active. Le revenu de placements de B devrait donc bénéficier de l’exemption fiscale prévue à l’art. 87 de la Loi sur les Indiens.

Les juges Deschamps et Rothstein : La recherche de facteurs de rattachement aux fins d’application de la Loi sur les Indiens doit être centrée sur des éléments concrets et discernables qui lient le bien à la réserve, que le bien soit tangible ou intangible.

En l’espèce, le bien meuble dont il faut situer l’emplacement est le droit personnel dont l’existence juridique est constatée par le contrat de placement qui prévoit le paiement d’intérêts à certaines conditions. Pour déterminer l’emplacement de ce bien intangible, la résidence du débiteur est un facteur qui peut avoir un certain poids, mais ce facteur ne peut être prépondérant, car il ne s’agit pas, comme cela peut être le cas en droit international privé, de déterminer le lieu d’introduction de procédures judiciaires. Le lieu du paiement des intérêts n’est pas très pertinent pour fixer le lieu où le bien est détenu, car la disposition fiscale qui règle le traitement fiscal des revenus d’intérêts — c’est‑à‑dire le par. 12(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu — n’exige pas que les intérêts soient effectivement payés pour que ceux‑ci soient inclus au revenu du contribuable. Le fait que le créancier réside sur une réserve est pertinent. Les Indiens vivant sur une réserve ont avantage à favoriser le développement économique de celle‑ci, et les revenus dépensés ou investis sur la réserve ne peuvent que contribuer à ce développement. Toutefois, le critère de la résidence ne doit pas être vu comme un préalable à l’exemption, étant donné qu’il ne constitue plus une exigence législative depuis plus d’un siècle. Considéré isolément, le lieu de signature du contrat ne constitue pas une assise juridique suffisamment objective pour déterminer l’emplacement d’un droit à des intérêts, car il est susceptible de manipulations et pourrait avoir un caractère artificiel. Pour respecter l’objet de l’exemption, il faut que le choix de la réserve en tant que lieu de signature du contrat repose sur des motifs qui ne sont pas liés à la simple recherche d’un bénéfice personnel pour l’Indien qui aurait choisi de se livrer hors réserve à des activités commerciales ordinaires. Enfin, dans le cas d’un droit à des intérêts, il faut aller au‑delà du contrat de placement et considérer la source du capital investi. Lorsque le capital résulte d’une variété d’activités, le lieu où celles‑ci ont été exercées de façon prépondérante devrait servir comme critère, par analogie avec la notion d’emplacement prépondérant utilisée pour les biens tangibles.

En l’espèce, le lieu de résidence du débiteur, le lieu de résidence du créancier, le lieu de conclusion du contrat et l’activité ayant généré le capital qui a permis la conclusion du contrat de placement militent tous en faveur de la reconnaissance de l’exemption en faveur de la succession de B.

Il y a accord avec la majorité quant au fait qu’il n’y a pas lieu de vérifier si le bien ou l’activité qui l’a généré sont liés au mode de vie traditionnel autochtone. De même, l’activité qui permet à une institution financière de respecter ses obligations financières dans le cadre de contrats de placement prévoyant le paiement d’intérêts ne constitue pas un critère valable pour déterminer si un bien meuble détenu par un Indien est situé sur une réserve. Il y a cependant désaccord quant à l’importance que l’analyse accorde à des liens formels qui, dans certaines circonstances, ont une faible relation réelle avec la réserve. L’approche de la majorité ne tient pas compte de la disposition qui règle le traitement fiscal des revenus d’intérêts, et n’est pas compatible avec l’objet historique de l’exemption.


Parties
Demandeurs : Succession Bastien
Défendeurs : Canada

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Cromwell
Arrêt appliqué : Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877
arrêt critiqué : Recalma c. Canada, 1998 CanLII 7621
arrêt examiné : Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85
arrêts mentionnés : Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29
Union of New Brunswick Indians c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), [1998] 1 R.C.S. 1161
R. c. Lewis, [1996] 1 R.C.S. 921
Lewin c. Canada, 2002 CAF 461 (CanLII), conf. 2001 CanLII 502
Sero c. Canada, 2004 CAF 6, [2004] 2 R.C.F. 613
McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846
Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353
Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269
Will‑Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, [2000] 1 R.C.S. 915
Southwind c. Canada, 1998 CanLII 7300.
Citée par la juge Deschamps
Arrêts mentionnés : Dubé c. Canada, 2011 CSC 39, [2011] 2 R.C.S. 764, inf. 2009 CAF 109, 393 N.R. 143, et 2007 CCI 393, 2008 D.T.C. 2204
Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85
Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877
Union of New Brunswick Indians c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), [1998] 1 R.C.S. 1161
Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29
La Reine c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103
McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846
Robinson c. La Reine, 2010 CCI 649 (CanLII)
Horn c. Canada, 2007 CF 1052 (CanLII), conf. par 2008 CAF 352 (CanLII)
Shilling c. M.R.N., 2001 CAF 178, [2001] 4 C.F. 364
Canada c. Monias, 2001 CAF 239, [2002] 1 C.F. 51
Southwind c. Canada, 1998 CanLII 7300
Large c. La Reine, 2006 CCI 509 (CanLII).
Lois et règlements cités
Acte des Sauvages, 1876, S.C. 1876, ch. 18, art. 64, 65.
Acte pour protéger les sauvages dans le Haut Canada, contre la fraude, et les propriétés qu’ils occupent ou dont ils ont jouissance, contre tous empiètements et dommages, S. Prov. C. 1850, 13 & 14 Vict., ch. 74, art. 4.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1440, 1566.
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 3, 9, 12(1)c), (4), 56, 248(1) « biens ».
Loi sur l’assurance‑dépôts, L.R.Q., ch. A‑26.
Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, art. 87, 89, 90.
Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29, art. 86.
Proclamation royale (1763), L.R.C. 1985, app. II, no 1.
Règlement d’application de la Loi sur l’assurance‑dépôts, (1993) 125 G.O.Q. II, 4243, r. 1, art. 1.
Traité no 8 (1899).
Doctrine citée
Bartlett, Richard H. « The Indian Act of Canada » (1977‑1978), 27 Buff. L. Rev. 581.
Biberdorf, Donald K. « Aboriginal Income and the “Economic Mainstream” », in Report of Proceedings of the Forty‑Ninth Tax Conference. Toronto : L’Association canadienne d’études fiscales, 1998, 25:1.
Canada. Revenu Canada, Impôt. Bulletin d’interprétation no IT‑62, « Alinéa 81(1)a) (aussi sous‑alinéa 110(1)a)(iv) et alinéa 149(1)c)) », 18 août 1972.
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Lord, Guy, et autres. Les principes de l’imposition au Canada, 13e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2002.
MacIntosh, Constance. « From Judging Culture to Taxing “Indians” : Tracing the Legal Discourse of the “Indian Mode of Life” » (2009), 47 Osgoode Hall L.J. 399.
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Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5th ed. Markham, Ont. : LexisNexis, 2008.

Proposition de citation de la décision: Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38 (22 juillet 2011)


Origine de la décision
Date de la décision : 22/07/2011
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2011 CSC 38 ?
Numéro d'affaire : 33196
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2011-07-22;2011.csc.38 ?
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