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31/07/2014 | CANADA | N°2014_CSC_52

Canada | R. c. Hart


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544
Date : 20140731
Dossier : 35049

Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Nelson Lloyd Hart
Intimé
- et -
Directeur des poursuites pénales du Canada, procureur général de l'Ontario, directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, Association in Defence of the Wrongly Convicted, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Criminal Lawyers' Association of Ontario, Association c

anadienne des libertés civiles et Association des avocats de la défense de Montréal
Intervenants
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COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544
Date : 20140731
Dossier : 35049

Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Nelson Lloyd Hart
Intimé
- et -
Directeur des poursuites pénales du Canada, procureur général de l'Ontario, directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, Association in Defence of the Wrongly Convicted, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Criminal Lawyers' Association of Ontario, Association canadienne des libertés civiles et Association des avocats de la défense de Montréal
Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

Motifs de jugement :
(par. 1 à 151)

Motifs concordants :
(par. 152 à 163)

Motifs concordants :
(par. 164 à 243)

Le juge Moldaver (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella et Wagner)

Le juge Cromwell


La juge Karakatsanis



r. c. hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Nelson Lloyd Hart Intimé
et
Directeur des poursuites pénales du Canada,
procureur général de l'Ontario,
directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
Association in Defence of the Wrongly Convicted,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique,
Criminal Lawyers' Association of Ontario,
Association canadienne des libertés civiles et
Association des avocats de la défense de Montréal Intervenants
Répertorié : R. c. Hart
2014 CSC 52
N o du greffe : 35049.
2013 : 3 décembre; 2014 : 31 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d'appel de terre‑neuve‑et‑labrador
Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Aveux — Aveux issus d'une opération « Monsieur Big » — Aveu par l'accusé du meurtre de ses deux fillettes au terme d'une longue opération Monsieur Big — Y a‑t‑il lieu d'établir une nouvelle règle de preuve en common law pour statuer sur l'admissibilité d'aveux issus d'une opération « Monsieur Big »? — Y a‑t‑il lieu d'exclure les aveux de l'accusé?
Tribunaux — Procédure — Publicité des débats — Demande de l'accusé de témoigner à huis clos — Refus du juge du procès d'accéder à la demande — Était‑il dans l'intérêt de la bonne administration de la justice d'exclure le public de la salle d'audience? — L'omission d'accorder la mesure demandée commande‑t‑elle la tenue d'un nouveau procès? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 486(1) .
Les filles jumelles de H se sont noyées le 4 août 2002. Les policiers ont immédiatement soupçonné H d'être responsable de leurs décès. Or, ils ne disposaient pas de la preuve nécessaire pour l'inculper. C'est pourquoi deux ans après les noyades, des agents banalisés ont entrepris une opération « Monsieur Big » en amenant H à se joindre à une organisation criminelle fictive. H était alors sans emploi et isolé socialement; il quittait rarement la maison et, lorsqu'il le faisait, c'était en compagnie de sa femme. Après son recrutement par l'organisation, H a commencé à travailler avec les agents banalisés et s'est rapidement lié d'amitié avec eux. Au cours des quatre mois qui ont suivi, il a pris part à 63 « scénarios » avec les agents et l'organisation l'a rémunéré à raison de plus de 15 000 $. Dans le cadre de son travail, H était aussi appelé à voyager à la grandeur du Canada et il s'est notamment rendu à Halifax, Montréal, Ottawa, Toronto et Vancouver. Il séjournait souvent à l'hôtel et mangeait parfois dans de coûteux restaurants, toujours aux frais de l'organisation fictive. Avec le temps, les agents sont devenus les meilleurs amis de H, qui en est arrivé à les considérer comme ses frères. Selon l'un des agents, pendant le déroulement de l'opération, H a fait une simple déclaration dans laquelle il a avoué avoir noyé ses filles.
L'opération a atteint son point culminant lors de la rencontre — semblable à un entretien d'embauche — entre H et « Monsieur Big », lequel était censé être à la tête de l'organisation. Pendant l'entretien, Monsieur Big a interrogé H sur le décès de ses filles et il a cherché à obtenir un aveu de sa part. Après avoir initialement nié toute responsabilité, H a avoué avoir noyé les fillettes. Deux jours plus tard, il s'est rendu sur le lieu des noyades en compagnie d'un agent et il lui a montré comment il avait poussé les victimes à l'eau. Il a été arrêté peu après.
Au procès, les aveux de H ont été admis en preuve. Le juge a rejeté sa demande visant l'exclusion du public de la salle d'audience pendant son témoignage. Les juges majoritaires de la Cour d'appel ont accueilli l'appel de H et ordonné un nouveau procès. La Cour d'appel a unanimement estimé que le juge du procès avait eu tort de rejeter la demande de H de témoigner à huis clos. Ses juges majoritaires ont conclu que l'opération Monsieur Big avait porté atteinte au droit de H de garder le silence garanti par l'art. 7 de la Charte . Ils ont exclu deux des aveux de H, celui à Monsieur Big et celui fait à l'agent sur le lieu des noyades. Ils ont cependant opiné que la simple déclaration de H était admissible et ont ordonné un nouveau procès.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Moldaver et Wagner : La Cour d'appel a eu raison de statuer que, dans les circonstances de l'espèce, H aurait dû pouvoir témoigner à huis clos.
La technique d'enquête Monsieur Big est une invention canadienne. Sa première ébauche paraît remonter à plus d'un siècle, mais sa version moderne date des années 1990 et, jusqu'à 2008, la technique avait été utilisée plus de 350 fois au Canada. Réservée aux crimes graves non résolus, la technique a permis d'obtenir des aveux puis des déclarations de culpabilité dans des centaines de dossiers. Les aveux obtenus sont souvent étoffés et confirmés par d'autres éléments de preuve.
Or, la méthode a un revers. Le suspect se confie à Monsieur Big au cours d'un interrogatoire serré où il est soumis à de fortes pressions, parfois même à des menaces voilées, ce qui comporte le risque d'un aveu non digne de foi. L'aveu non digne de foi constitue une preuve convaincante de culpabilité et offre une voie claire et directe vers une déclaration en ce sens. On ne saurait ignorer que, dans d'autres contextes, des aveux non dignes de foi ont mené à des déclarations de culpabilité injustifiées.
L'aveu issu d'une opération Monsieur Big s'accompagne invariablement d'éléments qui attestent que l'accusé a participé de son plein gré à un « crime simulé » et qu'il a vivement souhaité faire partie d'une organisation criminelle. Ces éléments de preuve entachent la moralité de l'accusé et risquent de ce fait de lui porter préjudice.
Au Canada et à l'étranger, l'expérience enseigne qu'une déclaration de culpabilité injustifiée découle souvent d'une preuve non digne de foi ou préjudiciable. Lorsque ces deux caractéristiques sont réunies, l'effet est décuplé, tout comme le risque de déclaration de culpabilité injustifiée. Les déclarations de culpabilité injustifiées déconsidèrent le système de justice, et des mesures raisonnables s'imposent pour les prévenir.
L'opération Monsieur Big comporte également un risque d'abus. L'agent banalisé offre au suspect des gratifications, notamment sous forme d'argent, pour l'amener à avouer. Il fait régner un climat empreint de brutalité en montrant que celui qui trahit l'organisation criminelle s'expose à des actes de violence. L'opération peut devenir coercitive. Il faut se pencher sur le genre de stratégie policière que la société est disposée à tolérer dans la recherche de la vérité.
Dans l'état actuel du droit, les aveux obtenus grâce à une opération Monsieur Big sont couramment admis en preuve sur le fondement de l'exception à la règle du ouï‑dire qui s'applique aux déclarations de l'intéressé. On a tenté en vain d'opposer les garanties juridiques existantes aux aveux issus d'opérations Monsieur Big. La Cour a statué qu'une telle opération ne met pas en jeu le droit de l'accusé de garder le silence car il n'est pas détenu par la police au moment où il avoue. La règle des confessions, selon laquelle le ministère public est tenu de prouver le caractère « volontaire » de la déclaration de l'accusé à une personne en situation d'autorité, ne s'applique pas non plus parce que, lorsqu'il avoue, l'accusé ne sait pas que Monsieur Big est policier.
En somme, le droit actuel n'offre pas de protection suffisante à l'accusé qui avoue un crime dans le cadre d'une opération Monsieur Big. Une démarche à deux volets s'impose pour contrer les risques liés à la fiabilité, au préjudice et au comportement policier répréhensible que comporte pareille opération.
Le premier volet consacre une nouvelle règle de preuve en common law suivant laquelle, lorsque l'État amène une personne à se joindre à une organisation criminelle fictive et qu'il tente d'obtenir d'elle un aveu, l'aveu alors recueilli est présumé inadmissible. Cette présomption d'inadmissibilité est réfutée si le ministère public prouve, selon la prépondérance des probabilités, que la valeur probante de l'aveu l'emporte sur son effet préjudiciable.
La valeur probante de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big tient à sa fiabilité. Apprécier la fiabilité d'un tel aveu exige du tribunal qu'il examine d'abord les circonstances dans lesquelles il est intervenu, dont la durée de l'opération, le nombre d'interactions entre les policiers et l'accusé, la nature de la relation qui s'est tissée entre les agents banalisés et l'accusé, la nature des incitations et leur importance, le recours à des menaces, la conduite de l'interrogatoire, ainsi que la personnalité de l'accusé, y compris son âge, ses connaissances et son état de santé mentale. Le juge du procès doit se demander si les circonstances permettent de douter de la fiabilité de l'aveu et, si oui, dans quelle mesure.
Après l'examen des circonstances de l'aveu, le juge du procès doit rechercher dans l'aveu même des indices de sa fiabilité. Il doit tenir compte du caractère plus ou moins détaillé de l'aveu, du fait qu'il a mené ou non à la découverte d'autres éléments de preuve, de la mention de modalités du crime non révélées au public ou du fait qu'il décrit fidèlement ou non certaines données anodines que l'accusé n'aurait pas connues s'il n'avait pas commis le crime. Une preuve de corroboration n'est pas absolument nécessaire, mais lorsqu'elle existe, elle peut offrir une solide garantie de fiabilité. Plus les circonstances de l'aveu soulèvent des doutes, plus il importe de trouver des indices de fiabilité dans l'aveu même ou dans l'ensemble de la preuve.
Apprécier l'effet préjudiciable de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big constitue une entreprise relativement simple et plutôt familière. Le juge du procès doit être conscient du risque que l'admission de l'aveu inflige à l'accusé un préjudice moral ou un préjudice par raisonnement. En ce qui concerne le préjudice moral, le jury apprendra que l'accusé a voulu faire partie d'une organisation criminelle et qu'il a commis nombre de « crimes simulés » qu'il croyait réels. La gravité du préjudice moral pourra s'accroître dans le cas d'une opération qui aura comporté la participation de l'accusé à des crimes violents simulés ou qui aura révélé que l'accusé avait des antécédents de violence. En ce qui a trait au préjudice par raisonnement, à savoir le risque que le jury ne s'en tienne pas aux accusations sur lesquelles il doit se prononcer, un problème pourra également se poser selon la durée de l'opération et le temps requis pour en donner le détail, et selon que les parties conviennent ou non de l'existence d'un événement ou d'une conversation en particulier. En revanche, il est possible d'atténuer le risque de préjudice par l'exclusion de certains éléments particulièrement préjudiciables qui ne sont pas essentiels au récit des faits ou par la communication de directives restrictives au jury.
Enfin, le juge du procès doit mettre en balance la valeur probante de l'aveu et son effet préjudiciable, puis déterminer si le ministère public s'est acquitté de sa charge de preuve. Étant donné que, après examen de la preuve offerte, le juge du procès est le plus à même de mener à bien cette entreprise, le tribunal d'appel devra faire preuve de déférence à l'égard de sa décision d'admettre ou non l'aveu issu de l'opération Monsieur Big.
La nouvelle règle de preuve en common law répond en grande partie aux préoccupations que soulève l'opération Monsieur Big au chapitre de la fiabilité, du préjudice et du comportement policier répréhensible. Elle s'attaque sans détour aux problèmes que présente l'opération sur les plans de la fiabilité de l'aveu et du préjudice infligé par son admission. Elle tient aussi compte du comportement répréhensible des policiers par l'obligation qu'elle fait au ministère public de démontrer l'admissibilité de l'aveu et par l'attention qu'elle porte au comportement policier pour déterminer la valeur probante de l'aveu. La nouvelle règle de preuve proposée ne résout cependant pas tous les problèmes liés à l'opération Monsieur Big. Appliquée seule, elle peut donner à penser que le comportement répréhensible des policiers sera toléré si un aveu dont on peut démontrer qu'il est digne de foi est finalement obtenu.
Le second volet de la démarche remédie à cette éventualité par le recours à la doctrine de l'abus de procédure, qui vise à protéger l'intégrité du système de justice et l'équité du procès contre le comportement répréhensible de l'État.
Le juge du procès doit être conscient qu'une opération Monsieur Big peut devenir abusive. Il est évidemment impossible de recourir à une formule précise pour déterminer à quel moment une opération Monsieur Big devient abusive, mais une ligne directrice peut être avancée. Les policiers qui mènent une telle opération ne sauraient être autorisés à venir à bout de la volonté de l'accusé et à contraindre ainsi ce dernier à avouer, ce qui équivaudrait presque assurément à un abus de procédure. La violence et la menace d'y recourir constituent deux formes de contrainte inadmissible, et une opération peut être abusive pour d'autres raisons. L'opération qui mise sur les points vulnérables de l'accusé — tels ses problèmes de santé mentale, sa toxicomanie ou sa jeunesse — peut aussi devenir inacceptable.
Le juge du procès n'a évidemment pas eu recours à cette démarche à deux volets pour statuer sur l'admissibilité des aveux de H. Les parties ne l'ont pas invoquée directement non plus devant les juridictions inférieures et devant notre Cour. Néanmoins, la Cour est en mesure de décider si les aveux de H ont été admis en preuve à bon droit. Une nouvelle règle s'applique, mais les questions soulevées demeurent. La fiabilité des aveux de H, leur effet préjudiciable éventuel et la conduite des policiers lorsqu'ils ont mené l'opération Monsieur Big sont objets de litige depuis le début. Les parties se sont exprimées sur ces questions, et le dossier de la Cour est volumineux. L'instance a été longue et difficile. Plus d'une décennie s'est écoulée depuis la mort des filles de H. Ordonner un nouveau procès et laisser à un nouveau juge le soin de décider si les aveux de H sont admissibles ou non équivaut à tout reprendre depuis le début, ce qui ne servirait pas les intérêts de la justice.
Au regard de la nouvelle règle de preuve en common law, il est manifeste que la valeur probante des trois aveux attribués à H ne l'emporte pas sur leur caractère préjudiciable. Au début de l'opération, H était sans emploi et isolé socialement. L'opération a transformé sa vie, l'a sorti de la pauvreté et lui a fait nouer des amitiés factices. Ces gratifications financières et sociales l'ont irrésistiblement poussé à faire des aveux, vrais ou faux.
Les aveux ne renferment pas d'indices de fiabilité susceptibles de les rendre dignes de foi. Ils comportent des incohérences, et nul élément de corroboration ne permet de vérifier leur véracité en détail. Lorsqu'on examine les circonstances des aveux en regard de leurs incohérences et de l'absence de toute preuve de corroboration, leur fiabilité soulève de sérieux doutes.
Par ailleurs, comme tout aveu issu d'une opération Monsieur Big, les aveux de H comportent un risque manifeste de préjudice. Les jurés ont entendu de nombreux témoignages suivant lesquels, pendant quatre mois, H a consacré ses efforts à tenter de se joindre à une organisation criminelle et il a participé maintes fois à ce qu'il croyait être des actes criminels. On conçoit aisément que le jury puisse arriver à considérer H avec mépris. Voilà un homme qui se vante d'avoir tué ses fillettes de trois ans afin d'impressionner des criminels. Dans ces circonstances, le risque de préjudice est important.
Le ministère public ne s'est pas acquitté de sa charge de preuve selon la prépondérance des probabilités. L'effet préjudiciable des aveux de H l'emporte sur leur valeur probante. En somme, ces aveux ne valent pas le risque qu'ils font courir. Il serait périlleux de fonder une déclaration de culpabilité sur eux. Il n'est donc pas nécessaire de décider si le comportement des policiers a constitué un abus de procédure.
Puisque les aveux de H sont exclus de la preuve, on peut douter qu'un élément de preuve admissible permette encore à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable de déclarer H coupable de meurtre. Cependant, la décision finale quant à la suite de l'instance appartient au ministère public.
Le juge Cromwell : Les juges majoritaires font une juste analyse du cadre juridique qui devrait s'appliquer aux déclarations obtenues d'un accusé à l'issue d'une opération Monsieur Big. Il convient cependant de statuer sur l'admissibilité des déclarations de H aux agents banalisés dans le cadre d'un nouveau procès, le juge et les parties disposant alors du nouveau cadre établi dans les motifs des juges majoritaires.
La juge Karakatsanis : L'aveu à un agent de l'État présente des risques particuliers pour le système de justice pénale. De par sa conception même, l'opération Monsieur Big crée des conditions qui (1) compromettent l'autonomie du suspect, (2) minent la fiabilité de l'aveu et (3) font craindre le comportement abusif de l'État. L'aveu issu d'une opération Monsieur Big n'est cependant pas soumis aux règles qui s'appliquent habituellement aux aveux à l'État, comme la règle des confessions ou le droit de garder le silence. La règle de common law que proposent les juges majoritaires ne tient pas systématiquement compte des préoccupations plus larges que soulève l'aveu obtenu par un représentant de l'État au détriment de la dignité humaine, de l'autonomie de la personne et de l'administration de la justice. Le principe interdisant l'auto‑incrimination garanti par l'art. 7 de la Charte permet de se prémunir à tous égards et avec souplesse contre ces risques.
Le principe interdisant l'auto‑incrimination offre le bon cadre d'analyse pour plusieurs raisons. Premièrement, l'opération Monsieur Big fait directement intervenir les droits à la vie privée, à l'autonomie de la personne et à la dignité humaine que le principe vise à défendre. Deuxièmement, l'approche s'appuie sur la jurisprudence relative à l'application du principe, de sorte que point n'est besoin de créer une nouvelle règle. Troisièmement, le principe permet d'apprécier de manière globale et nuancée des considérations étroitement liées concernant la fiabilité, l'autonomie et le comportement de l'État. Enfin, il protège les droits du suspect aussi bien pendant l'opération qu'au procès.
Dans R. c. White , [1999] 2 R.C.S. 417, la Cour fait état de quatre éléments à considérer pour déterminer si la production ou l'utilisation des déclarations du suspect portent atteinte au principe interdisant l'auto‑incrimination : une relation de nature contradictoire, la contrainte, la fiabilité et l'abus du pouvoir de l'État. Même s'ils doivent être considérés ensemble, chacun s'attache à un intérêt juridique particulier.
Il appartient à l'accusé de démontrer l'atteinte prima facie au principe interdisant l'auto‑incrimination. Il doit alors établir que des craintes touchant à l'autonomie, à la fiabilité et à la conduite policière existent, ce qui sera le cas de la quasi‑totalité des opérations Monsieur Big. Dès lors, il incombera au ministère public de prouver qu'il n'a pas été porté atteinte au principe.
En ce qui concerne le premier élément, la relation entre H et l'État était de nature contradictoire. Comme dans toute opération Monsieur Big, la police a délibérément cherché à obtenir un aveu du suspect.
Quant au deuxième élément, la contrainte intéresse principalement l'autonomie et la dignité du suspect et appelle à se demander si ce dernier avait le choix ou non de se confier aux autorités. Une certaine contrainte est presque toujours exercée lors d'une opération Monsieur Big. Le tribunal doit prendre en compte l'ampleur et la durée de l'opération, toute menace explicite ou implicite, toute incitation financière, sociale ou psychologique, ainsi que les caractéristiques du suspect, y compris tout point vulnérable d'ordre mental, physique, social ou financier. Cette approche protège l'autonomie du suspect.
En l'espèce, le juge du procès a insisté sur l'absence de contrainte par la violence lors de l'opération, mais il a omis de tenir compte de l'effet sur H des incitations financières et sociales. Celles‑ci auraient eu un effet attractif sur n'importe qui , mais il faut y voir une atteinte accrue au droit à l'autonomie de H, eu égard à son extrême pauvreté et à son isolement social, ainsi qu'à sa faible scolarité. La police a abondamment eu recours à la tromperie. En exploitant ainsi ses points vulnérables, la police a privé H du choix véritable de faire ou non une déclaration incriminante à Monsieur Big.
La fiabilité s'attache pour sa part à la crédibilité de la déclaration obtenue. Le tribunal doit exercer une fonction de gardien vis‑à‑vis du risque de faux aveux et, généralement, l'existence d'un élément de corroboration constituera une condition préalable à l'admission. Cette fonction est importante, car les jurés ont souvent du mal à juger convenablement de la fiabilité en dernière analyse d'un aveu issu d'une opération Monsieur Big. Ils ont généralement du mal à croire qu'une personne puisse avouer un crime qu'elle n'a pas commis et sont peu enclins à ne pas tenir compte d'un aveu même lorsqu'ils savent que celui‑ci a été obtenu sous la contrainte. Le risque est exacerbé par la preuve de propension à la criminalité que produit l'opération. Soit l'accusé ne conteste pas l'aveu, soit il explique l'avoir fait pour préserver son nouveau mode de vie criminel. L'aveu fait à Monsieur Big présente donc un risque particulier, et le tribunal doit déterminer son seuil de fiabilité pour respecter le principe interdisant l'auto‑incrimination. En général, l'aveu ni corroboré ni vérifié n'est pas suffisamment digne de foi pour être jugé admissible. Cependant, l'inverse n'est pas nécessairement vrai. Le principe interdisant l'auto‑incrimination ne se soucie pas uniquement de la fiabilité, car même une déclaration véridique peut être exclue si elle a été obtenue par le recours à une contrainte qui a porté atteinte au droit du suspect à l'autonomie.
En l'espèce, tout poussait H à passer aux aveux, qu'il ait ou non commis le crime. Non seulement l'aveu final n'est pas corroboré, mais il contredit d'autres faits établis dans le dossier. De même, l'aveu que H aurait fait le 10 avril suscite en bonne partie les mêmes craintes de non‑fiabilité.
En ce qui concerne le quatrième et dernier élément, la conduite de l'État est examinée dans le but de déterminer si les autorités ont utilisé leur position de force de façon inéquitable, abusive ou choquante. Pour décider s'il y a eu manipulation inéquitable, inutile ou démesurée du suspect, il faut considérer attentivement la conduite adoptée par l'État tout au long de l'opération Monsieur Big . On doit aussi se pencher sur les autres tactiques policières discutables utilisées, comme faire participer le suspect à des activités dangereuses ou l'exposer à un préjudice physique ou psychologique . La doctrine de la provocation policière et les considérations qu'elle tient pour pertinentes sont utiles dans l'examen de la conduite de l'État.
La conduite de l'État était en l'espèce inadmissible, ce qui milite particulièrement en faveur de l'exclusion . Les moyens extrêmes que les policiers ont employés pour coincer H et l'exploitation des faiblesses de ce dernier lors d'une opération longue et profondément manipulatrice sont déconcertants. Il ne s'agit pas d'une opération classique où des policiers infiltrent une organisation criminelle pour être témoins d'actes criminels. Les faits s'apparentent plutôt à de la provocation policière.
Le tribunal doit examiner ces considérations globalement et déterminer leur incidence selon leur degré d'application dans le dossier. Les quatre considérations susmentionnées permettent clairement de conclure à la violation d'un droit garanti à l'art. 7. Les déclarations dont l'obtention contrevient au principe interdisant l'auto‑incrimination seront presque toujours exclues en application du par. 24(2). La présente affaire ne fait pas exception; le risque d'erreur judiciaire et la conduite policière abusive militent tous deux en faveur de l'exclusion.
La doctrine de l'abus de procédure demeure une assise indépendante pour l'octroi d'une réparation lorsque le comportement de l'État est tel qu'il risque de compromettre l'intégrité du processus judiciaire. Cette condition est remplie en l'espèce.
Jurisprudence
Citée par le juge Moldaver
Distinction d'avec l'arrêt : R. c. White , [1999] 2 R.C.S. 417; arrêts mentionnés : Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général) , [1996] 3 R.C.S. 480; R. c. Todd (1901), 4 C.C.C. 514; R. c. Hathway , 2007 SKQB 48, 292 Sask. R. 7; R. c. Copeland , 1999 BCCA 744, 131 B.C.A.C. 264; R. c. Bates , 2009 ABQB 379, 468 A.R. 158; R. c. Evans , [1993] 3 R.C.S. 653; R. c. Osmar , 2007 ONCA 50, 84 O.R. (3d) 321; R. c. McIntyre , [1994] 2 R.C.S. 480; R. c. Hebert , [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Grandinetti , 2005 CSC 5, [2005] 1 R.C.S. 27; R. c. Creek , 1998 CanLII 3209; R. c. Oickle , 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; R. c. Handy , 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908; R. c. Hodgson , [1998] 2 R.C.S. 449 ; R. c. Harrer , [1995] 3 R.C.S. 562 ; R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9; R. c. McIntyre , 1993 CanLII 1488; R. c. Abbey , 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330; R. c. Humaid (2006), 81 O.R. (3d) 456; R. c. Blackman , 2008 CSC 37, [2008] 2 R.C.S. 298; R. c. Khelawon , 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787; R. c. Bonisteel , 2008 BCCA 344, 259 B.C.A.C. 114; R. c. Mack , [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Babos , 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. Fliss , 2002 CSC 16, [2002] 1 R.C.S. 535; R. c. Singh , 2013 ONCA 750, 118 O.R. (3d) 253; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd ., [1986] 2 R.C.S. 573; Rothman c. La Reine , [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Jones , [1994] 2 R.C.S. 229; R. c. S. (R.J.) , [1995] 1 R.C.S. 451; British Columbia Securities Commission c. Branch , [1995] 2 R.C.S. 3.
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêts mentionnés : R. c. McIntyre , [1994] 2 R.C.S. 480, conf. (1993), 135 R.N.-B. (2 e ) 266; R. c. Hodgson , [1998] 2 R.C.S. 449; R. c. Grandinetti , 2005 CSC 5, [2005] 1 R.C.S. 27; R. c. Hebert , [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Oickle , 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; R. c. White , [1999] 2 R.C.S. 417 ; R. c. Jones , [1994] 2 R.C.S. 229 ; R. c. P. (M.B.) , [1994] 1 R.C.S. 555; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.) , [1985] 2 R.C.S. 486; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce) , [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Harrer , [1995] 3 R.C.S. 562 ; Rothman c. La Reine , [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. S. (R.J.) , [1995] 1 R.C.S. 451; R. c. Khelawon , 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787; R. c. Youvarajah , 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720; R. c. Osmar , 2007 ONCA 50, 84 O.R. (3d) 321, autorisation d'appel refusée, [2007] 2 R.C.S. vii; R. c. Bonisteel , 2008 BCCA 344, 259 B.C.A.C. 114; R. c. Mack , [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. O'Connor , [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Babos , 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309 ; R. c. Therens , [1985] 1 R.C.S. 613; R. c. Grant , 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 10 b ), 11 d ), 24 .
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 486(1) .
Doctrine et autres documents cités
Black's Law Dictionary , 6th ed. St. Paul, Minn. : West, 1990, « coercion ».
Colombie‑Britannique. GRC. « Opérations d'infiltration » (en ligne : http://bc.cb.rcmp‑grc.gc.ca/ViewPage.action?siteNodeId=154&languageId=4&contentId=6941).
Dawson, Wendy E. « The Use of “Mr. Big” in Undercover Operations », in Criminal Law : Special Issues , Paper 5.2. Vancouver : Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2011.
Garrett, Brandon L. « The Substance of False Confessions » (2010), 62 Stan. L. Rev. 1051.
Kassin, Saul M., et al. « Police‑Induced Confessions : Risk Factors and Recommendations » (2010), 34 Law & Hum. Behav. 3.
Keenan, Kouri T., and Joan Brockman. Mr. Big : Exposing Undercover Investigations in Canada . Halifax : Fernwood Publishing, 2010.
Martin, G. A. « The Admissibility of Confessions and Statements » (1963), 5 Crim. L.Q. 35.
Moore, Timothy E., Peter Copeland and Regina A. Schuller. « Deceit, Betrayal and the Search for Truth : Legal and Psychological Perspectives on the “Mr. Big” Strategy » (2009), 55 Crim. L.Q. 348.
Paciocco, David. « Charter Tracks : Twenty‑Five Years of Constitutional Influence on the Criminal Trial Process and Rules of Evidence » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 309.
Paciocco, David M., and Lee Stuesser. The Law of Evidence , 6th ed. Toronto : Irwin Law, 2011.
Stewart, Hamish. Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms . Toronto : Irwin Law, 2012.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (le juge en chef Green et les juges Harrington et Barry), 2012 NLCA 61, 327 Nfld. & P.E.I.R. 178, 1015 A.P.R. 178, 267 C.R.R. (2d) 29, 97 C.R. (6th) 16, [2012] N.J. No. 303 (QL), 2012 CarswellNfld 400, qui a annulé les déclarations de culpabilité de meurtre au premier degré prononcées contre l'accusé et ordonné la tenue d'un nouveau procès. Pourvoi rejeté.
Frances J. Knickle , c.r. , et Elaine Reid , pour l'appelante.
Jamie Merrigan et Robby D. Ash , pour l'intimé.
James C. Martin et Natasha A. Thiessen , pour l'intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada.
Michael Bernstein , pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Pierre L. Bienvenue , pour l'intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec.
Lesley A. Ruzicka , pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Russell Silverstein et Michael Dineen , pour l'intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted.
Michael Sobkin , pour l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Philip Campbell et Jonathan Dawe , pour l'intervenante Criminal Lawyers' Association of Ontario.
Argumentation écrite seulement par Frank Addario et Megan Savard , pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.
François Dadour et Harout Haladjian , pour l'intervenante l'Association des avocats de la défense de Montréal.
Marie Henein et Matthew Gourlay , pour l' amicus curiae .
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Moldaver et Wagner rendu par
Le juge Moldaver —
I. Introduction
[1] Lorsqu'une enquête traditionnelle ne permet pas de résoudre un crime grave, les forces policières canadiennes recourent parfois à la technique appelée « Monsieur Big » (en anglais, Mr. Big ). L'opération s'amorce par le piège que tendent au suspect des agents banalisés en l'amenant à se joindre à une organisation criminelle fictive de leur cru. Pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, le suspect se lie d'amitié avec les agents. On lui fait valoir que travailler pour l'organisation donne accès à des avantages financiers et permet de créer des liens d'amitié étroits. Il n'y a qu'un seul hic : le chef du gang — familièrement appelé Monsieur Big — décide de l'admission d'un nouveau membre au sein de l'organisation criminelle.
[2] Le candidat est finalement convoqué par Monsieur Big à une sorte d'entretien où ce dernier lui parle du crime sous enquête policière et l'interroge à ce sujet. Monsieur Big écarte toute dénégation de culpabilité et exhorte le suspect à passer aux aveux. Au fil des questions posées par son interlocuteur, il devient évident au suspect que, s'il avoue le crime, il remportera le gros lot, soit une place au sein de l'organisation. Dès lors qu'il y a aveu, l'opération prend rapidement fin, puis le suspect est arrêté et inculpé.
[3] La présente affaire nous donne l'occasion d'approfondir la question de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big et de dégager les principes qui devraient régir son admissibilité. Le recours à pareille opération au pays ne date pas d'hier, mais les cours de justice n'ont pas encore établi un cadre juridique qui tient compte des difficultés particulières que comporte l'aveu obtenu. Puisque nous entreprenons de le faire en l'espèce, il nous faut rechercher un juste équilibre qui prévient le risque de déclaration de culpabilité injustifiée inhérent à un aveu infondé, mais qui n'empêche pas la police de mettre à profit son habileté et son ingéniosité pour résoudre un crime grave.
[4] La technique Monsieur Big s'est certes révélée efficace pour obtenir des aveux et des déclarations de culpabilité dans des centaines d'affaires qui, sinon, seraient demeurées non résolues. Les aveux obtenus sont souvent étoffés et confirmés par d'autres éléments de preuve. De toute évidence, la méthode est indispensable à la découverte de la vérité.
[5] Or, la méthode a un revers. Le suspect se confie à Monsieur Big au cours d'un interrogatoire serré où il est soumis à de fortes pressions, parfois même à des menaces voilées, ce qui comporte le risque d'un aveu non digne de foi.
[6] L'absence de fiabilité de l'aveu présente un risque particulier, car l'aveu constitue une preuve convaincante de culpabilité et offre une voie claire et directe vers une déclaration en ce sens. Dans le cas d'un aveu classique, il est certes difficile au juge des faits de concevoir qu'une personne innocente avoue un crime qu'elle n'a pas commis. Et pourtant, le prononcé de déclarations de culpabilité injustifiées montre que des personnes innocentes peuvent faire de faux aveux et qu'elles le font. On ne saurait ignorer que des aveux non dignes de foi ont mené à des déclarations de culpabilité injustifiées.
[7] Ce n'est pas la seule difficulté inhérente à l'aveu issu d'une opération Monsieur Big. L'aveu s'accompagne invariablement d'éléments qui attestent que l'accusé a participé de son plein gré à « un acte criminel simulé » et qu'il a vivement souhaité faire partie d'une organisation criminelle. Ces éléments de preuve entachent la moralité de l'accusé et risquent de ce fait de lui porter préjudice. De plus, ils entachent sa crédibilité, ce qui peut constituer un obstacle difficile à surmonter s'il décide de témoigner.
[8] Au Canada et à l'étranger, l'expérience enseigne qu'une déclaration de culpabilité injustifiée découle souvent d'une preuve non digne de foi ou préjudiciable. Lorsque ces deux caractéristiques sont réunies, l'effet est décuplé, tout comme le risque de déclaration de culpabilité injustifiée. Les déclarations de culpabilité injustifiées déconsidèrent le système de justice, et nous devons prendre des mesures raisonnables pour les prévenir.
[9] Enfin, l'opération Monsieur Big comporte également un risque d'abus. L'agent banalisé offre des gratifications, notamment sous forme d'argent, pour amener le sujet à avouer. Il fait régner un climat empreint de brutalité en montrant que celui qui trahit l'organisation criminelle s'expose à des actes de violence. Il faut en outre se pencher sur le genre de stratégie policière que la société est disposée à tolérer dans la recherche de la vérité.
[10] Dans ce contexte, j'estime qu'une règle de preuve raisonnée s'impose pour décider si un aveu issu d'une opération Monsieur Big est admissible ou non. Pour les motifs qui suivent, lorsque l'État amène un accusé à se joindre à une organisation criminelle fictive qu'il a lui‑même créée, et ce, dans le dessein de lui soutirer un aveu, je propose que l'aveu alors recueilli soit présumé inadmissible. Cette présomption d'inadmissibilité pourra être réfutée si le ministère public établit, selon la prépondérance des probabilités, que la force probante de l'aveu l'emporte sur son effet préjudiciable. La force probante de l'aveu tient alors à sa fiabilité, alors que son effet préjudiciable découle de la preuve de mauvaise moralité dont il s'accompagne nécessairement s'il est admis en preuve. Si le ministère public ne peut établir que l'aveu est admissible, les autres éléments de preuve recueillis lors de l'opération Monsieur Big perdent alors toute pertinence.
[11] Le juge du procès doit également soumettre le comportement policier à un examen minutieux pour s'assurer qu'il n'y a pas eu abus de procédure. Aussi digne de foi que soit l'aveu, le tribunal ne saurait tolérer les actes de l'État — tel le recours à la violence physique — qui contraignent le suspect à avouer dans le cadre d'une opération Monsieur Big. L'accusé qui établit qu'il y a eu abus de procédure peut obtenir du tribunal une réparation appropriée, tels l'exclusion de l'aveu ou l'arrêt des procédures.
[12] Dans la présente affaire, au terme d'une longue opération Monsieur Big, l'intimé a avoué le meurtre de ses deux fillettes. Au procès, ses aveux ont été admis en preuve. Les juges majoritaires de la Cour d'appel de Terre‑Neuve concluent que deux des trois aveux n'auraient pas dû être admis en preuve, mais ils estiment que le troisième pouvait l'être, de sorte qu'ils ordonnent un nouveau procès.
[13] Par application du cadre d'analyse que je propose, je suis d'avis d'exclure de la preuve les trois aveux de l'intimé, car chacun a été recueilli grâce à des incitations quasi irrésistibles. Leur fiabilité est de ce fait douteuse, sans compter que nul élément de corroboration n'est susceptible de les rendre dignes de foi à nos yeux. Ils ont donc peu — si toutefois ils en ont — de valeur probante. Par ailleurs, la preuve de mauvaise moralité dont se doublent les aveux risque de toute évidence d'être sérieusement préjudiciable. Dès lors, l'effet préjudiciable des aveux l'emporte sur leur valeur probante.
[14] Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi.
II. Le contexte factuel
[15] Les faits sont importants en l'espèce. Je les relate ci‑après en détail.
A. Les décès de Karen et Krista Hart
[16] Les filles jumelles de l'intimé, Karen et Krista Hart, âgées de trois ans, se sont noyées le 4 août 2002. Leurs décès ont donné lieu à une enquête qui a duré trois ans et qui a débouché sur l'aveu des meurtres par l'intimé à l'issue d'une longue opération Monsieur Big.
[17] L'intimé est la dernière personne à avoir vu les fillettes vivantes. Dans la matinée du 4 août 2002, il les a amenées jouer dans les balançoires au parc situé près de leur demeure, à Gander (Terre‑Neuve) et auquel un lac est adjacent. Selon son épouse, l'intimé est rentré à la maison 30 à 45 minutes plus tard, affolé, et lui a dit que Krista était tombée à l'eau. Lorsqu'elle lui a demandé où se trouvait Karen, l'intimé a prétendu l'avoir oubliée au parc.
[18] L'intimé et son épouse se sont précipités au parc et ont appelé les services ambulanciers. Les premiers répondants ont trouvé les corps de Karen et de Krista qui flottaient à la surface du lac à plusieurs centaines de mètres l'un de l'autre. Il était alors trop tard pour sauver la vie des enfants.
[19] Le comportement inusité de l'intimé a éveillé les soupçons des policiers, qui l'ont interrogé en soirée. Il leur a dit qu'une fois au parc, après avoir extrait les fillettes de leurs sièges d'auto, celles‑ci s'étaient précipitées sur le quai, puis Krista était tombée à l'eau. Il a dit avoir paniqué parce qu'il ne savait pas nager, de sorte qu'il avait regagné sa voiture en courant pour retourner à la maison chercher son épouse, oubliant Karen sur le quai. Guère convaincus, les policiers lui ont demandé pourquoi il n'avait pas appelé les secours au moyen de l'un des téléphones portables trouvés dans sa voiture. L'intimé a expliqué que son portable n'avait plus de temps d'utilisation et que l'autre ne lui appartenait pas. Il a ajouté n'avoir jamais pensé à s'arrêter au restaurant ou à l'hôpital situés à proximité pour demander des secours plutôt que de retourner chez lui chercher sa femme. Lorsque les policiers lui ont carrément demandé s'il avait noyé les fillettes, l'intimé l'a nié.
[20] Les policiers demeuraient convaincus que l'intimé avait assassiné les fillettes et qu'il leur avait menti lors du premier interrogatoire. Ils l'ont interrogé à nouveau le 12 septembre 2002, pendant environ huit heures. Ils lui ont alors dit ne douter aucunement de sa culpabilité et ils l'ont pressé d'avouer. L'intimé a maintenu sa version des faits.
[21] Deux semaines plus tard, l'intimé a toutefois modifié son récit. Il a communiqué avec les policiers et a reconnu de son propre chef ne pas avoir dit toute la vérité lors de ses déclarations précédentes. Il leur a dit qu'il avait eu une crise d'épilepsie au parc après avoir fait descendre les fillettes de la voiture. Une fois la crise passée, il se sentait encore [ traduction ] « abruti » mais avait pu apercevoir l'une de ses filles « dans l'eau ». Sa seule idée avait été de rentrer chercher sa conjointe. Il a expliqué avoir menti parce qu'il ne voulait pas perdre son permis de conduire. L'intimé souffre d'épilepsie, et son permis de conduire a été suspendu à quelques reprises pour ce motif.
[22] La police est demeurée convaincue de la culpabilité de l'intimé, mais la preuve n'était pas suffisante pour l'inculper. L'enquête a été mise en veilleuse.
B. L'opération Monsieur Big
[23] Deux ans plus tard, la police a relancé l'enquête après avoir décidé de soumettre l'intimé à une opération Monsieur Big. Les premières mesures ont été prises en décembre 2004 lorsque des agents banalisés ont mis l'intimé sous surveillance pendant plusieurs semaines pour connaître son « mode de vie ». Ils ont constaté que l'intimé était prestataire d'aide sociale et qu'il était isolé socialement — il ne quittait la maison que rarement et toujours en compagnie de sa femme.
[24] Les agents sont entrés en scène en février 2005. L'un deux, que j'appellerai « Jim », a abordé l'intimé à l'extérieur d'un dépanneur [1] . Il lui a demandé de l'aider à retrouver sa sœur disparue. L'intimé a accepté et touché 50 $ en contrepartie. Pendant la journée, Jim lui a dit posséder une entreprise de camionnage et avoir besoin d'un conducteur. L'intimé lui a offert ses services.
[25] Au cours des quelques semaines qui ont suivi, le but de l'opération consistait à tisser des liens entre l'intimé et les agents. L'intimé a travaillé pour Jim et transporté des marchandises d'un endroit à un autre. Il a été présenté à un autre agent, que j'appellerai « Paul », dont le rôle était de faire équipe avec lui et de devenir son « meilleur ami » [2] . Au départ, l'intimé a voulu emmener sa femme lors des livraisons, mais Jim et Paul s'y sont rapidement opposés.
[26] À peu près au même moment, Jim et Paul lui ont révélé qu'ils étaient membres d'une organisation criminelle dont un [ traduction ] « patron » dirigeait les activités. Par la suite, l'intimé a participé avec eux à des activités criminelles simulées et conduit à destination des camions censés contenir de l'alcool de contrebande et des colis renfermant des cartes de crédit volées.
[27] Les avantages financiers de l'appartenance à l'organisation sont vite devenus évidents. En février et en mars, l'intimé s'est rendu à St. John's et à Halifax, où il a séjourné plusieurs nuits à l'hôtel aux frais de ses bienfaiteurs et partagé plusieurs repas avec Jim et Paul. Sur une période de deux mois, il a touché une rémunération d'environ 4 470 $.
[28] Au début d'avril, l'intimé était totalement intégré à son nouvel univers fictif. Il répétait [ traduction ] « constamment » à Jim qu'il avait de l'affection pour lui. Lors d'un repas avec Jim et Paul, il leur a dit qu'il les considérait comme ses « frères » et qu'il n'aurait voulu se trouver nulle part ailleurs dans le monde. Il a levé son verre à la santé du patron.
[29] Selon Jim, le 10 avril 2005, l'intimé a avoué le meurtre de ses filles. Ce soir‑là, les deux ont dîné ensemble. Jim a dit à l'intimé que l'organisation était impliquée dans des activités de prostitution à Montréal et que lorsqu'une prostituée se montrait déloyale, l'organisation devait sévir. Jim a révélé qu'il avait lui‑même agressé une prostituée et qu'il fallait parfois se livrer à des actes répréhensibles. L'intimé a fait savoir à Jim qu'il n'avait pas de scrupule à se salir les mains et que lui aussi avait fait des choses terribles dans le passé. Il a alors sorti de son portefeuille une photographie de ses filles et dit à Jim qu'elles étaient mortes toutes les deux. Il a confié avoir planifié leur assassinat puis avoir mis son plan à exécution [3] .
[30] L'opération s'est poursuivie encore deux mois. Jim et Paul revenaient sans cesse sur l'importance de la confiance, de l'honnêteté et de la loyauté au sein de l'organisation. Ceux qui ne se montraient pas dignes de confiance s'exposaient à des actes de violence. Une fois, Jim a giflé un autre agent en présence de l'intimé, supposément parce qu'il avait parlé de leurs activités à des tiers.
[31] À la mi‑mai 2005, la rencontre déterminante avec Monsieur Big se profilait enfin à l'horizon. Au cours d'un voyage à Vancouver, Jim a parlé à l'intimé d'une [ traduction ] « affaire importante qui assurerait sa sécurité financière ». Entre 20 000 $ et 25 000 $ lui seraient versés s'il y participait. Un peu plus tard, lors d'un voyage à Toronto, on lui a montré la somme de 175 000 $ en numéraire et on lui a dit qu'il s'agissait d'un acompte pour l'affaire dont la conclusion était imminente.
[32] Jim a informé l'intimé qu'il ne pouvait participer à l'opération que si Monsieur Big y consentait. Il a noté les numéros de permis de conduire et d'assurance sociale de l'intimé de façon que l'organisation puisse vérifier ses antécédents et savoir s'il était dans [ traduction ] « la mire des policiers » ou s'il était un « mouchard ». Au début juin, alors qu'ils étaient de passage à Montréal, Jim a dit à l'intimé que Monsieur Big avait fait les vérifications en question et découvert un problème. L'intimé n'était plus admis à travailler pour l'organisation tant que le problème n'était pas réglé. Sans connaître la nature du problème, l'intimé est devenu très inquiet à l'idée de ne pas participer à l'affaire imminente.
[33] L'intimé a rencontré Monsieur Big le 9 juin 2005. Jim lui avait dit que Monsieur Big le questionnerait sur le problème découvert lors de la vérification de ses antécédents. Il l'avait exhorté à faire preuve d'honnêteté.
[34] Au début de la rencontre, l'intimé a exprimé sa gratitude pour la métamorphose que le travail pour l'organisation avait opéré dans sa vie. Monsieur Big a fait dévier la conversation sur le sujet de la mort des fillettes de l'intimé. Il lui a dit qu'il pourrait se retrouver dans « la mire de la police » et lui a demandé pourquoi il avait tué ses enfants. L'intimé a répondu qu'il avait eu une crise d'épilepsie, laissant entendre que les décès étaient accidentels. Monsieur Big s'est montré incrédule et lui a enjoint de ne pas [ traduction ] « mentir ».
[35] Après que Monsieur Big l'y eut encore incité, l'intimé a avoué le meurtre des fillettes. Il a expliqué qu'il avait craint que la Protection de l'enfance ne lui retire leur garde pour la confier à son frère. Questionné sur la manière dont il avait procédé, il a répondu qu'elles étaient [ traduction ] « tombées » du quai lorsqu'ils étaient au parc. Monsieur Big a insisté pour qu'il donne plus de détails, et l'intimé a expliqué qu'il les avait « bousculées » de l'épaule et qu'elles étaient tombées à l'eau.
[36] Deux jours plus tard, soit le 11 juin 2005, l'intimé est retourné avec Jim au parc où ses filles s'étaient noyées. Jim a amené l'intimé à reconstituer les faits. Il s'est alors agenouillé, et l'intimé lui a montré comment il avait fait tomber les fillettes dans l'eau en lui donnant un petit coup de genou.
[37] Le 13 juin, l'intimé a été arrêté et inculpé de deux chefs d'accusation de meurtre au premier degré. Les policiers lui ont permis de passer un coup de fil, et c'est à Jim qu'il a d'abord téléphoné pour obtenir son aide.
[38] L'arrestation a eu lieu quatre mois après le début de l'opération Monsieur Big et près de trois ans après le décès des fillettes. Dans le cadre de cette opération, l'intimé et les agents ont pris part à 63 « scénarios ». L'intimé s'est rendu à Halifax, Montréal, Ottawa, Toronto et Vancouver, où il a séjourné à l'hôtel et pris maints repas dans certains des meilleurs restaurants du pays. Au total, l'intimé a touché une rémunération de 15 720 $. La police a également versé une somme indéterminée pour son hébergement à l'hôtel, le service à sa chambre, ses repas, ses visites au casino et ses déplacements. Le coût de l'opération s'élève globalement à 413 268 $.
[39] Au procès, les aveux de l'intimé recueillis dans le cadre de l'opération ont été admis en preuve, et le jury a déclaré l'intimé coupable des deux chefs d'accusation de meurtre au premier degré.
III. Historique judiciaire
A. Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Section de première instance, 2007 NLTD 74, 265 Nfld. & P.E.I.R. 266
(1) L'admissibilité des aveux issus de l'opération Monsieur Big
[40] Au procès, l'intimé a demandé que les aveux issus de l'opération Monsieur Big soient exclus de la preuve. Il a fait valoir que la conduite intimidante et menaçante des agents tout au long de l'opération avait été oppressive et qu'il en avait résulté une [ traduction ] « atteinte fondamentale » à ses droits garantis à l' art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (par. 43). Il a ajouté que cette même conduite rendait ses aveux inadmissibles suivant l'approche raisonnée qui s'applique en matière de ouï‑dire, car le comportement menaçant de la police en faisait des aveux non dignes de foi. Il a témoigné lors du voir‑dire et expliqué qu'il avait travaillé pour l'organisation criminelle fictive parce qu'elle lui permettait de gagner beaucoup d'argent et qu'il craignait Jim et Paul. Il a nié avoir avoué les meurtres à Jim le 10 avril 2005, et a soutenu avoir menti les 9 et 11 juin 2005 parce qu'il craignait Monsieur Big.
[41] Le juge du procès a rejeté la demande de l'intimé. Il a écarté son témoignage selon lequel il s'était senti menacé et intimidé par les agents. Il a plutôt estimé que l'intimé s'était lié avec eux et leur avait sans cesse demandé de lui confier de nouvelles tâches. De plus, il a conclu que l'intimé aurait pu se soustraire à l'opération à bon nombre d'occasions, mais qu'il n'avait pris aucune mesure en ce sens.
(2) Témoignage à huis clos
[42] Vers la fin du procès, l'intimé a demandé à témoigner à huis clos. Un voir‑dire a eu lieu. L'intimé y a témoigné et a expliqué qu'il ne voulait pas que le public assiste à son témoignage parce qu'il n'avait jamais su [ traduction ] « s'exprimer devant une foule », que cela le « frustrait », le rendait « incohérent » et l'« embrouillait ». Il craignait que le stress de témoigner devant public en salle d'audience ne déclenche chez lui une crise d'épilepsie.
[43] Le juge du procès a refusé le huis clos. Il a dit être [ traduction ] « réticent » à empêcher le public d'« entendre » le témoignage de l'intimé. À son avis, le « stress » ne constituait pas un motif susceptible de justifier l'exclusion du public de la salle d'audience. Il a aussi fait observer que l'intimé avait déjà témoigné en public lors du voir‑dire sur l'admissibilité de ses aveux et lors de l'enquête sur cautionnement.
B. Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Cour d'appel, 2012 NLCA 61, 327 Nfld. & P.E.I.R. 178
(1) L'admissibilité des aveux issus de l'opération Monsieur Big
[44] En Cour d'appel, l'intimé a soutenu que ses aveux auraient dû être exclus de la preuve parce qu'ils avaient été obtenus au mépris de son droit de garder le silence garanti à l' art. 7 de la Charte . Le juge en chef Green, avec l'accord du juge Harrington, a accueilli le pourvoi pour ce motif.
[45] Les juges majoritaires concluent que la protection assurée par le droit de garder le silence peut s'appliquer dans d'autres situations que celle où une personne est détenue par l'État. À leur avis, la question n'est pas celle de savoir si l'intimé était [ traduction ] « détenu » au moment où il s'est confié à Monsieur Big, mais bien s'il était alors sous le « contrôle de l'État » (par. 198). Ils reprennent les conditions énoncées par la Cour dans l'arrêt R. c. White , [1999] 2 R.C.S. 417, pour déterminer s'il y a eu atteinte ou non au droit de garder le silence garanti à l' art. 7 .
[46] Au vu des faits, les juges majoritaires statuent que l'intimé était manifestement sous le contrôle de l'État lorsqu'il est passé aux aveux. Ils s'appuient sur les conditions tirées de l'arrêt White pour conclure à l'atteinte à un droit garanti par l' art. 7 . Ils appliquent donc le par. 24(2) de la Charte et opinent que l'admission en preuve des aveux obtenus les 9 et 11 juin 2005 aurait pour résultat de déconsidérer l'administration de la justice.
[47] Dissident sur la question de l'admissibilité des aveux, le juge Barry estime que l'intimé ne bénéficiait pas du droit de garder le silence avant sa mise sous garde. Il ajoute que la conclusion du juge du procès portant que l'intimé avait maintes fois eu l'occasion de se soustraire à l'opération, mais qu'il n'avait pris aucune mesure en ce sens, est de nature factuelle et commande une grande déférence. Même au regard du critère fondé sur le « contrôle de l'État », il n'est pas d'avis qu'il y a eu atteinte à un droit garanti par l' art. 7 .
(2) Témoignage à huis clos
[48] La Cour d'appel conclut à l'unanimité au caractère déraisonnable de la décision du juge du procès de rejeter la demande de l'intimé de témoigner à huis clos. Le juge Barry, auquel se rallient les juges majoritaires, statue que l'équité exigeait en l'espèce que l'intimé puisse présenter sa preuve [ traduction ] « aussi clairement que possible » (par. 125). L'épilepsie dont souffrait l'intimé, sa déclaration selon laquelle la présence d'un auditoire l'embrouillait et l'empêchait de bien réfléchir, l'importance de toute explication de ses aveux à Monsieur Big et l'effet préjudiciable de revenir sur l'engagement de témoigner pris en présence du jury auraient dû amener le juge à faire droit à la demande.
IV. Questions en litige
[49] Le ministère public a obtenu l'autorisation d'interjeter appel sur les deux questions suivantes :
(1) Le juge du procès a‑t‑il eu tort d'admettre en preuve les aveux de l'intimé issus de l'opération Monsieur Big?
(2) A‑t‑il eu tort de refuser d'entendre le témoignage de l'intimé à huis clos?
V. Analyse
[50] Même si le pourvoi porte essentiellement sur les aveux issus de l'opération Monsieur Big, j'examine d'abord la demande de l'intimé de témoigner à huis clos. Ce volet de l'appel est relativement simple, et la question peut être tranchée brièvement.
A. Témoignage à huis clos
[51] Malgré l'importance certaine du principe de la publicité des débats judiciaires, le par. 486(1) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , confère au juge du procès un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d'exclure le public de la salle d'audience dans certains cas, notamment lorsque la mesure est dans l'intérêt de « la bonne administration de la justice ». Dans l'arrêt Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général) , [1996] 3 R.C.S. 480, la Cour énonce trois éléments à considérer avant de rendre une ordonnance en ce sens : (1) l'existence d'autres mesures raisonnables et efficaces, (2) la portée aussi circonscrite que possible de l'ordonnance et (3) l'importance des objectifs de l'ordonnance et de ses effets probables par rapport à celle de la publicité des débats et de l'activité d'expression qui sera restreinte.
[52] En l'espèce, le juge du procès a refusé le huis clos à l'intimé. Il a fait observer que le « stress » ne justifiait pas l'exclusion du public de la salle d'audience. L'intimé n'a donc pas témoigné.
[53] La décision d'un juge du procès fondée sur le par. 486(1) commande la déférence et « il ne fau[t] pas intervenir à la légère » ( Société Radio‑Canada , par. 78). Or, soit dit en tout respect, j'estime que, en l'espèce, le juge a eu tort de rejeter la demande de l'intimé et que c'est au regard du troisième élément qu'il a commis une erreur. Le témoignage de l'intimé revêtait une importance cruciale dans les circonstances de l'affaire. Pour qu'il y ait acquittement, le jury devait être convaincu de la fausseté des aveux issus de l'opération Monsieur Big ou, du moins, douter raisonnablement de leur véracité. Sur le plan tactique, il était presque nécessaire que l'intimé témoigne pour répudier ses aveux. Il a demandé à témoigner à huis clos, notamment parce qu'il craignait que le stress de témoigner devant public en salle d'audience ne déclenche chez lui une crise d'épilepsie. Dans les circonstances propres à la présente affaire, il incombait au juge de prendre des mesures raisonnables pour tenir compte de la déficience de l'intimé et faciliter son témoignage.
[54] Le juge du procès s'est malheureusement mépris sur la nature de la demande, comme en fait foi sa remarque selon laquelle il était réticent à empêcher le public d'[ traduction ] « entendre » le témoignage de l'intimé. Or, la demande ne visait pas à empêcher totalement le public d'entendre le témoignage, mais à ce que l'intimé témoigne hors de la présence du public. Ainsi, le juge aurait pu faire droit à la demande mais rendre le témoignage accessible au public par sa diffusion en circuit fermé dans une autre salle d'audience. Dans les circonstances particulières de l'espèce, accorder la mesure demandée n'aurait pas compromis, selon moi, la publicité des débats judiciaires.
[55] Conséquemment, je fais mienne la conclusion de la Cour d'appel. Cette seule erreur commande un nouveau procès.
B. Admissibilité des aveux issus de l'opération Monsieur Big
(1) Le recours à l'opération Monsieur Big au Canada
[56] La technique d'enquête Monsieur Big est une invention canadienne. Bien que sa première ébauche paraisse remonter à 1901, sa version moderne date des années 1990, et la police continue d'y recourir depuis (voir R. c. Todd (1901), 4 C.C.C. 514 (B.R. Man.), p. 523). Selon la GRC en Colombie‑Britannique, en 2008, la technique avait été utilisée plus de 350 fois au Canada [4] .
[57] Le scénario est à peu près le même chaque fois. Des agents banalisés surveillent un suspect en vue de recueillir des renseignements sur ses habitudes et sur son mode de vie. Ils l'abordent ensuite et tentent de créer des liens avec lui. Le suspect et les agents socialisent et commencent à travailler ensemble; les agents font croire au suspect qu'ils travaillent pour une organisation criminelle que dirige un certain Monsieur Big. Le suspect travaille pour l'organisation criminelle, et on lui confie des tâches simples et apparemment illégales telles que faire le guet, livrer des colis ou compter d'importantes sommes d'argent. Cette étape de l'opération peut durer plusieurs mois, ce qui a été le cas en l'espèce. Voir T. E. Moore, P. Copeland et R. A. Schuller, « Deceit, Betrayal and the Search for Truth : Legal and Psychological Perspectives on the “Mr. Big” Strategy » (2009), 55 Crim. L.Q. 348, p. 351-352; K. T. Keenan et J. Brockman, Mr. Big : Exposing Undercover Investigations in Canada (2010), p. 19.
[58] Avec le temps, on finit par offrir au suspect de plus en plus de responsabilités et d'avantages financiers. En lui faisant parcourir le pays en avion, en le logeant à l'hôtel et en l'invitant dans des restaurants coûteux, les agents montrent au suspect que travailler pour l'organisation permet de faire la grande vie et de nouer de solides amitiés. Simultanément, on rappelle constamment au suspect que son admission dans le groupe dépend au final de la décision de Monsieur Big (voir Keenan et Brockman, p. 20).
[59] Tout au long de l'opération, le suspect se fait rappeler que l'organisation exige de ses membres honnêteté, confiance et loyauté. Un climat de violence est entretenu afin d'inciter au respect de ces valeurs. Les agents préviennent le suspect que celui qui trahit la confiance de l'organisation s'expose à des actes de violence. On lui dit par exemple que l'organisation supprime les traîtres ou on le fait assister à des actes de violence simulés où un membre de l'organisation s'en prend à un autre pour le punir d'une supposée trahison (voir p. ex. Moore, Copeland et Schuller, p. 356-357). L'arrêt R. c. Hathway , 2007 SKQB 48, 292 Sask. R. 7 , offre un exemple frappant. Dans cette affaire, les agents avaient simulé l'agression d'une femme qui avait trahi l'organisation criminelle. Tandis qu'ils la battaient, ils avaient menacé de les tuer, elle, son conjoint et leur enfant. L'accusé avait observé les agents jeter le corps ensanglanté de la femme dans le coffre d'une voiture.
[60] Une fois le décor planté, l'opération atteint son point culminant lors de la rencontre — semblable à un entretien d'embauche — du suspect et de Monsieur Big. À chaque fois, Monsieur Big exprime alors son inquiétude au sujet des antécédents criminels du suspect et du crime sous enquête. Puis, progressivement, il devient évident au suspect que, s'il avoue le crime, il pourra entrer dans l'organisation criminelle et se mettre ainsi à l'abri de la police. On peut aussi lui dire que Monsieur Big dispose de preuves concluantes de sa culpabilité et que nier son crime sera interprété comme un manque de confiance. Dans un autre cas de figure, on lui dit que Monsieur Big a appris d'informateurs au sein de la police que des accusations fondées sur de nouveaux éléments de preuve étaient imminentes. L'organisation offre au suspect de le protéger par différents moyens, telles l'élimination d'un témoin ou l'obtention de l'aveu d'une autre personne, à condition qu'il avoue son crime à Monsieur Big. Tout au long de l'interrogatoire, les dénégations de culpabilité sont tenues pour mensongères, et Monsieur Big insiste pour que le suspect avoue (voir, p. ex., le mémoire de la C.L.A., par. 7‑8; Keenan et Brockman, p. 19-21).
[61] Rappelons que la technique s'est révélée très utile dans des centaines d'affaires où des déclarations de culpabilité ont pu être obtenues (voir p. ex. R. c. Copeland , 1999 BCCA 744, 131 B.C.A.C. 264, où l'aveu recueilli a permis aux forces policières de découvrir le corps de la victime).
[62] À ce jour, on n'a recensé aucun cas de déclaration de culpabilité injustifiée imputable au recours à la technique. Toutefois, en 1992, Kyle Unger a été déclaré coupable de meurtre en partie sur la foi d'un aveu issu d'une opération Monsieur Big, ainsi que d'éléments de preuve médico‑légale prélevés sur la scène du crime. En 2004, la preuve médico‑légale a été mise en doute par un comité d'examen. Le ministre de la Justice a ordonné la révision de la déclaration de culpabilité, puis le ministère public a finalement retiré les accusations après avoir conclu que la preuve n'était pas suffisante pour la tenue d'un nouveau procès (voir aussi R. c. Bates , 2009 ABQB 379, 468 A.R. 158, où l'accusé, bien que déclaré coupable à juste titre d'homicide involontaire coupable, avait exagéré sa participation au crime en avouant faussement à Monsieur Big qu'il avait abattu un trafiquant de drogues rival).
(2) L'établissement d'un test est‑il nécessaire pour déterminer si l'aveu issu d'une opération Monsieur Big est admissible ou non?
[63] Dans les affaires où la technique a été utilisée, les aveux obtenus ont généralement été admis en preuve au procès. Selon la jurisprudence actuelle, ils le sont sur le fondement de l'exception à la règle du ouï‑dire qui s'applique aux déclarations de l'intéressé (voir R. c. Evans , [1993] 3 R.C.S. 653, p. 664; R. c. Osmar , 2007 ONCA 50, 84 O.R. (3d) 321, par. 53). L'admissibilité des déclarations de l'intéressé découle de la nature contradictoire du débat judiciaire et de la croyance selon laquelle « les déclarations antérieures d'une [personne] peuvent être admises contre [elle, car elle] ne peut se plaindre de la non‑fiabilité de ses propres déclarations » ( Evans , p. 664).
[64] On a tenté en vain d'opposer les garanties juridiques existantes aux aveux issus d'opérations Monsieur Big. La Cour a statué qu'une telle opération ne met pas en jeu le droit de l'accusé de garder le silence car il n'est pas détenu par la police au moment où il avoue (voir R. c. McIntyre , [1994] 2 R.C.S. 480; R. c. Hebert , [1990] 2 R.C.S. 151). La règle applicable en la matière, à savoir que le ministère public est tenu de prouver le caractère « volontaire » de la déclaration de l'accusé à une personne en situation d'autorité, ne s'applique pas non plus parce que, lorsqu'il avoue, l'accusé ne sait pas que Monsieur Big est policier (voir R. c. Grandinetti , 2005 CSC 5, [2005] 1 R.C.S. 27).
[65] Dans l'état actuel du droit, il semble que deux avenues seulement s'offrent à l'avocat de la défense pour contester l'admissibilité de tels aveux : la doctrine de l'abus de procédure ou le pouvoir discrétionnaire prépondérant du juge du procès qui lui permet d'écarter une preuve dont l'effet préjudiciable l'emporte sur la valeur probante. Les aveux issus d'une opération Monsieur Big ont rarement été écartés au procès grâce au recours à l'un ou l'autre moyen. En effet, les parties n'ont pu citer une décision où l'aveu avait été écarté en raison d'un abus de procédure, non plus qu'une décision dans laquelle l'aveu avait été écarté au motif que son effet préjudiciable l'emportait sur sa valeur probante (voir R. c. Creek , 1998 CanLII 3209 (C.S.C.-B.)).
[66] Le pourvoi soulève la question préliminaire de savoir si le cadre législatif actuel protège adéquatement les droits de la personne qui est visée par une enquête Monsieur Big. Le ministère public soutient qu'aucune protection supplémentaire n'est requise et que le droit actuel établit un juste équilibre entre les droits de l'accusé et la nécessité de l'efficacité policière. En revanche, l'intimé et l' amicus curiae font valoir que l'aveu issu d'une telle opération présente des risques particuliers qui justifient le contrôle de son admissibilité.
[67] Je conviens avec l'intimé et l' amicus curiae que le droit actuel n'offre pas de protection suffisante à l'accusé qui avoue un crime dans le cadre d'une opération Monsieur Big. Trois considérations sous‑tendent ma conclusion.
a) Le risque d'un aveu non digne de foi
[68] Premièrement, la nature même de l'opération suscite des interrogations quant à la fiabilité de l'aveu obtenu. L'objectif est de faire en sorte que le suspect avoue, et l'opération est soigneusement conçue à cette fin. Pendant des semaines, voire des mois, le suspect est amené à croire que l'organisation criminelle fictive pour laquelle il travaille peut lui offrir sécurité financière, acceptation sociale et liens d'amitié. Il en vient également à comprendre que la violence est un élément essentiel de son fonctionnement et que les antécédents de violence sont perçus comme des réalisations dont on peut s'enorgueillir. De plus, lors de l'entretien déterminant avec Monsieur Big — où un interrogatoire habile est mené par un agent de police expérimenté —, le suspect comprend qu'avouer le crime sous enquête lui ouvrira les portes de l'organisation et lui donnera impunément accès à tous les avantages qui découlent de cette appartenance.
[69] Il semble aller de soi que le risque de faux aveux augmente en fonction de la nature et de l'importance des gratifications offertes à l'accusé, ce que confirment la jurisprudence et la doctrine (voir R. c. Oickle , 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, par. 39 et 44; S. M. Kassin et autres, « Police‑Induced Confessions : Risk Factors and Recommendations » (2010), 34 Law & Hum. Behav. 3, p. 14-15).
[70] La règle des confessions que prévoit la common law montre l'importance du rôle du juge du procès dans l'appréciation de la fiabilité. Ce n'est pas d'hier qu'elle se soucie du risque d'un aveu non digne de foi (voir p. ex. G. A. Martin, « The Admissibility of Confessions and Statements » (1963), 5 Crim. L.Q. 35, p. 35). Aux fins de son application, nous reconnaissons que l'aveu non digne de foi présente des risques particuliers, car le jury accorde souvent une grande importance aux propos de l'accusé. Lorsqu'un accusé avoue faussement un crime, le risque d'une déclaration de culpabilité injustifiée est énorme. La Cour le reconnaît dans l'arrêt Oickle lorsqu'elle fait observer que les faux aveux ont joué un « rôle important » dans les cas recensés de déclaration de culpabilité injustifiée (par. 36). Les résultats de recherches subséquentes confirment l'existence de ce risque. Dans 40 des 250 premiers cas de disculpation fondée sur l'ADN, on a conclu que l'accusé avait faussement avoué un crime (voir B. L. Garrett, « The Substance of False Confessions » (2010), 62 Stan. L. Rev. 1051).
[71] La règle des confessions protège donc contre le risque d'aveux non dignes de foi par l'exigence faite au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable le caractère volontaire de la déclaration de l'accusé. Lorsque le ministère public ne peut offrir cette preuve, la déclaration de l'accusé est inadmissible.
[72] Or, dans l'état actuel du droit, nulle approche cohérente — comme celle qui vaut pour la règle des confessions — ne préside à l'appréciation de la fiabilité de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big avant la communication au jury, et ce, malgré le caractère évident des incitations auxquelles donne lieu ce genre d'opération. À mon avis, il serait risqué et peu avisé de considérer que nous n'avons pas à nous soucier de la fiabilité de l'aveu pour la seule raison que le suspect ne sait pas que la personne qui le presse d'avouer est policier. Aussi, même si un jury concevra plus volontiers qu'un accusé avoue faussement un crime à Monsieur Big, mais pas à la police lors d'un interrogatoire classique (en raison du caractère clairement plus incitatif des avantages et de la croyance de l'accusé qu'il va de son intérêt d'avouer), la crainte de la non‑fiabilité de l'aveu n'est pas écartée pour autant. Pour les besoins de la règle des confessions, nous continuons à nous soucier de la fiabilité de l'aveu qui résulte de menaces ou d'incitations manifestes, sans nous en remettre à l'aptitude du jury à comprendre aisément en quoi l'aveu n'est pas digne de foi.
b) Effet préjudiciable de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big
[73] Le deuxième problème d'un tel aveu est qu'il s'accompagne toujours de la relation de faits qui sont préjudiciables à l'accusé sur le plan de la moralité, ce qui le distingue d'un aveu fait dans d'autres contextes. Pour mettre pareil aveu en preuve, il faut montrer au jury que l'accusé a voulu se joindre à une organisation criminelle et qu'il a participé à des crimes « simulés » qu'il croyait réels. L'absence d'une approche cohérente qui permet d'apprécier l'admissibilité de l'aveu cadre mal avec la règle générale suivant laquelle le ministère public ne peut en principe recourir à une preuve de mauvaise moralité. Cette règle plusieurs fois centenaire interdit en effet au ministère public de présenter une preuve de mauvaise conduite de l'accusé qui est sans lien avec l'accusation, sauf s'il démontre que sa force probante l'emporte sur son effet préjudiciable (voir R. c. Handy , 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908).
[74] La preuve de mauvaise moralité inflige un préjudice de deux manières. D'abord, elle cause un « préjudice moral » en entachant la réputation de l'accusé aux yeux des jurés, de sorte qu'ils risquent de s'appuyer sur la prédisposition générale de l'accusé pour conclure qu'il est coupable ou qu'il mérite d'être puni de toute façon ( Handy , par. 31). De plus, elle inflige un « préjudice par raisonnement » en ce qu'elle détourne l'attention du jury pour la reporter sur des actes répréhensibles qui n'ont rien à voir avec l'accusation ( ibid. ). Comme le dit la Cour dans Handy , on ne saurait douter que la preuve de mauvaise moralité peut avoir des « effets pernicieux » (par. 138).
[75] Lorsqu'un aveu issu d'une opération Monsieur Big est admis en preuve, la preuve de moralité dont il s'accompagne place l'accusé dans une situation difficile. En effet, des considérations stratégiques obligent souvent l'accusé à témoigner pour expliquer le faux aveu à Monsieur Big. La preuve de moralité déjà admise lui est préjudiciable en ce qu'elle inspire de la méfiance à son endroit avant même qu'il ne prenne place à la barre des témoins. Cette méfiance s'accroît lorsque l'accusé demande au jury de ne pas tenir compte de son aveu parce qu'il a menti. Et tous ces éléments permettent au ministère public de s'en prendre vigoureusement à la crédibilité de l'accusé lors de son contre‑interrogatoire.
[76] Malgré la présomption bien établie de son inadmissibilité, la preuve de mauvaise moralité est couramment admise dans les affaires d'opération Monsieur Big parce qu'elle offre le contexte nécessaire pour déterminer comment l'aveu a été soutiré à l'accusé. En fait, l'accusé voit même son sort dépendre de cette preuve, car il doit démontrer la nature des incitations dont il a fait l'objet et avancer les motifs pour lesquels on ne devrait pas ajouter foi à son aveu.
[77] À mon sens, l'effet préjudiciable de l'admission de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big constitue un grave problème, d'autant plus que l'aveu peut aussi se révéler non digne de foi. Présenter au jury une preuve qui est à la fois non digne de foi et préjudiciable invite à l'erreur judiciaire. Le droit doit prévenir la réalisation de ce risque. L'absence de cas avéré de déclaration de culpabilité injustifiée fondée sur un aveu issu d'une opération Monsieur Big offre une maigre consolation. Le système de justice pénale ne peut se permettre d'attendre qu'une erreur judiciaire se produise pour prendre les mesures préventives qui s'imposent.
c) Comportement répréhensible des policiers
[78] Enfin, l'opération Monsieur Big fait naître le risque que les policiers recourent à des moyens inacceptables pour obtenir des aveux. Rappelons que, lors d'une telle opération, les agents font souvent régner un climat de violence afin de souligner l'importance de la confiance et de la loyauté au sein de l'organisation. Il peut s'agir, comme en l'espèce, de menaces ou d'actes de violence perpétrés en présence de l'accusé. Il est donc aisé de concevoir le risque que la police aille trop loin et recoure à des tactiques susceptibles de mettre en doute la fiabilité d'un aveu ou, dans certains cas, d'équivaloir à un abus de procédure.
[79] Pour l'heure, toutefois, les opérations Monsieur Big se déroulent dans un vide juridique. Les garanties juridiques accordées à l'accusé et dont la raison d'être est souvent, du moins en partie, d'imposer des limites aux policiers lorsqu'ils mènent des enquêtes et des interrogatoires, ne s'appliquent pas à l'opération. Par exemple, la règle des confessions, qui vise non seulement à prévenir le risque d'un aveu non digne de foi, mais aussi à empêcher le comportement abusif de l'État (voir R. c. Hodgson , [1998] 2 R.C.S. 449, par. 20), ne s'applique pas dans le contexte considéré en l'espèce, car l'accusé ignore que son interlocuteur est une personne en situation d'autorité. D'autres garanties comme le droit à l'assistance d'un avocat prévu à l' al. 10 b ) de la Charte sont rendues inapplicables du fait que l'accusé n'est pas « déten[u] » par la police pendant le déroulement de l'opération. Quant à la doctrine de l'abus de procédure — censée protéger contre le comportement abusif de l'État —, son effet paraît en quelque sorte dérisoire. À ce jour, elle ne s'est jamais appliquée de manière à exclure un aveu issu d'une opération Monsieur Big et elle n'a jamais permis l'arrêt des procédures après que des accusations eurent été portées dans la foulée d'une telle opération.
[80] À mon avis, l'absence d'un mécanisme efficace pour contrôler le comportement des agents qui se livrent à une telle opération clandestine est problématique. Le droit doit permettre au juge du procès de sévir utilement contre le comportement répréhensible des policiers dans ce contexte.
(3) Comment le droit doit‑il s'attaquer aux problèmes que pose l'aveu issu d'une opération Monsieur Big?
[81] Une fois établie la nécessité que le droit s'attaque aux risques inhérents à l'aveu issu d'une telle opération, le plus difficile est de déterminer comment il doit le faire. L'aveu pose problème sous trois rapports distincts : la fiabilité, le caractère préjudiciable et le risque de comportement répréhensible des policiers. Il nous faut faire en sorte que le juge du procès dispose des moyens voulus pour remédier aux difficultés liées à ces trois considérations.
[82] Parties et intervenants dressent une longue liste de solutions possibles, dont les suivantes : confirmer l'élargissement par la Cour d'appel du droit de garder le silence prévu à l' art. 7 , élargir la règle des confessions en common law pour qu'elle s'applique à l'opération Monsieur Big, assujettir l'aveu issu de cette opération à l'approche raisonnée qui régit désormais la preuve par ouï‑dire ou apprécier la fiabilité de l'aveu avant d'admettre celui‑ci en preuve afin de protéger le droit de l'accusé à un procès équitable suivant l' art. 7 et l' al. 11 d ) de la Charte . Au lieu de dégager une solution claire, ces différentes avenues font ressortir la difficulté de notre tâche.
[83] Il nous faut faire preuve de circonspection dans la recherche d'une solution aux problèmes que pose l'opération Monsieur Big. Il va sans dire qu'une telle opération peut devenir abusive et peut déboucher sur un aveu non digne de foi et préjudiciable. Nous devons concevoir un cadre juridique qui protège l'accusé, de même que l'ensemble du système de justice, contre ces risques. D'un autre côté, l'opération n'est pas nécessairement abusive et permet parfois de recueillir de précieux éléments dont l'admission en preuve sert les intérêts de la justice. N'oublions pas que la technique est presque toujours utilisée dans le cas des crimes les plus graves demeurés non résolus. En somme, dans notre recherche d'une solution aux risques que présente l'aveu issu d'une opération Monsieur Big, nous devons nous garder de permettre que les auteurs de crimes graves demeurent impunis.
a) Résumé de la solution préconisée
[84] Dans la présente partie, je propose la solution qui, à mon avis, offre le meilleur équilibre entre la prévention des risques associés à une opération Monsieur Big et la mise à la disposition de la police des moyens nécessaires à ses enquêtes sur des crimes graves. Cette solution suppose une démarche à deux volets qui (1) consacre une nouvelle règle de preuve en common law et (2) repose sur une approche plus vigoureuse de la doctrine de l'abus de procédure pour remédier au problème du comportement répréhensible des policiers.
[85] Le premier volet de la démarche consacre une nouvelle règle de preuve en common law pour déterminer si l'aveu est admissible ou non. En voici la teneur. Lorsque l'État amène une personne à se joindre à une organisation criminelle fictive de son cru et qu'il tente d'obtenir d'elle un aveu, l'aveu alors recueilli est présumé inadmissible. Cette présomption d'inadmissibilité est réfutée si le ministère public prouve, selon la prépondérance des probabilités, que la valeur probante de l'aveu l'emporte sur son effet préjudiciable. Dans ce contexte, la valeur probante de l'aveu tient à sa fiabilité. Son effet préjudiciable découle de la preuve de mauvaise moralité qui doit être admise afin de situer dans leur contexte l'opération et l'aveu obtenu. Si le ministère public n'est pas en mesure de démontrer que l'aveu de l'accusé est admissible, les autres éléments de preuve liés à l'opération Monsieur Big deviennent non pertinents et sont donc inadmissibles. À l'instar de la règle des confessions qui s'applique à l'interrogatoire de police classique, cette règle apporte une restriction spécifique à l'exception à la règle du ouï‑dire qui vaut pour les déclarations de l'intéressé [5] .
[86] Au deuxième volet, je m'en remets à la doctrine de l'abus de procédure pour résoudre le problème du comportement répréhensible des policiers. Je reconnais que, jusqu'à maintenant, la doctrine s'est révélée moins qu'efficace en la matière. Il est vrai que le problème n'est pas simple. Je propose néanmoins de donner certaines indications sur la façon de déterminer si, dans le cadre d'une opération Monsieur Big, la ligne qui sépare le travail judicieux des policiers de l'abus de procédure a été franchie.
[87] Cette démarche à deux volets vise à protéger le droit à un procès équitable que la Charte confère à l'accusé et à préserver l'intégrité du système de justice. Tels sont les objectifs qui doivent être atteints au final. On s'efforce dès lors de faire en sorte que seul soit admis en preuve l'aveu qui se révèle plus probant que préjudiciable et qui ne résulte pas d'un abus.
[88] Il faut toutefois se rappeler que le juge du procès demeure toujours investi d'un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d'écarter l'élément de preuve dont l'admission compromettrait l'équité du procès (voir R. c. Harrer , [1995] 3 R.C.S. 562). Il en est ainsi parce que « le principe général que l'accusé a droit à un procès équitable ne peut pas être entièrement réduit à certaines règles précises » ( ibid. , par. 23). Il est impossible de prévoir tous les cas de figure susceptibles de se présenter. Je n'écarte donc pas l'éventualité que, dans un cas exceptionnel, l'équité du procès commande l'exclusion de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big même s'il est admissible suivant les règles précises dont je propose l'application en l'espèce.
[89] Dans les faits, la démarche à deux volets nécessitera la tenue d'un voir‑dire pour déterminer si l'aveu est admissible ou non. Il incombera alors au ministère public d'établir selon la prépondérance des probabilités que la valeur probante de l'aveu l'emporte sur son effet préjudiciable, puis il appartiendra à la défense de prouver l'abus de procédure, s'il y a lieu. Le juge du procès pourra entreprendre son analyse en examinant d'abord s'il y a eu abus de procédure, car une réponse affirmative rendra inutile la mise en balance de la valeur probante et de l'effet préjudiciable.
[90] C'est sur cette toile de fond que j'analyse maintenant les principales composantes de cette démarche à deux volets.
b) Pourquoi incombe‑t‑il au ministère public d'établir que la valeur probante de l'aveu l'emporte sur son effet préjudiciable?
[91] Selon la règle de preuve de common law que je propose, l'aveu issu d'une opération Monsieur Big est présumé inadmissible et il appartient au ministère public de démontrer sa recevabilité. La charge se justifie par le rôle central de l'État dans l'obtention de l'aveu. C'est l'État qui conçoit l'opération et qui la met en œuvre, qui y affecte des ressources considérables et qui dirige la mise en scène dont résulte ultimement l'aveu de l'accusé. C'est l'État qui allie aveu susceptible d'être non digne de foi et preuve de moralité préjudiciable à l'accusé. Étant donné son rôle crucial, il semble approprié d'exiger de l'État qu'il démontre la justification d'admettre en preuve l'aveu issu d'une opération de son cru.
[92] Imposer pareille charge au ministère public contribue également à prévenir le risque de comportement abusif de l'État. Puisqu'il incombera en fin de compte à la poursuite de justifier l'admission de l'aveu, l'État sera fortement incité à mener avec circonspection le déroulement de l'opération. Comme je l'explique ci‑après, le comportement des policiers constitue un élément à considérer lorsqu'il s'agit de déterminer si l'aveu issu de l'opération Monsieur Big est digne de foi ou non. L'obligation faite au ministère public incite grandement l'État à mener son opération avec mesure.
[93] La charge imposée à la poursuite présente aussi l'avantage de favoriser l'enregistrement systématique des échanges pendant l'opération. À l'heure actuelle, bon nombre des principaux échanges entre les agents et l'accusé ne sont pas enregistrés, ce qui constitue un problème. Lorsque la logistique le permettra sans que soient compromises l'opération ou la sécurité des agents, les forces policières seront bien avisées d'enregistrer leurs conversations avec l'accusé. Vu qu'il appartiendra au ministère public de démontrer la fiabilité de l'aveu, toute lacune du dossier constitué pourra compromettre l'admissibilité de la preuve, ce qui sera de nature à inciter les agents à un surcroît de rigueur [6] .
c) Comment déterminer la valeur probante?
[94] Examiner si la valeur probante d'un élément de preuve l'emporte sur son effet préjudiciable suppose une « analyse du coût et des bénéfices » ( R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9, p. 21). Ainsi, le juge du procès doit déterminer « si la valeur [de la preuve] en vaut le coût » ( ibid. ). La première étape consiste donc à apprécier l'élément de preuve proposé.
[95] Comment le juge doit‑il déterminer la valeur de la preuve? Il ne suffit pas qu'il se demande si la preuve est logiquement pertinente; il lui faut la soupeser quelque peu. Après tout, est « probant » ce [ traduction ] « qui tend à prouver un point, ce que peine à faire le témoignage douteux » ( R. c. McIntyre , 1993 CanLII 1488 (C.A. Ont.), p. 2). Il serait [ traduction ] « futile » et « contraire au but recherché » de faire abstraction des failles de la preuve pour se prononcer sur sa valeur probante (D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (6 e éd. 2011), p. 38). De façon générale, les exigences de cette entreprise d'appréciation varieront en fonction des conclusions spécifiques que l'on cherchera à tirer d'un élément de preuve.
[96] À titre d'exemple, le juge du procès est couramment appelé à statuer sur l'admissibilité du témoignage d'un expert, ce qui suppose entre autres qu'il s'intéresse à la valeur probante de l'élément en cause, une démarche qui, elle, requiert de soupeser cet élément et d'apprécier sa fiabilité :
[ traduction ] Lorsqu'on se penche sur la valeur probante éventuelle, il faut examiner la fiabilité de la preuve. Le souci de fiabilité s'attache non seulement à l'objet de la preuve, mais aussi à la méthode employée pour parvenir à la conclusion et à l'expertise de l'expert proposé, ainsi qu'à l'impartialité et à l'objectivité démontrées de ce dernier.
( R. c. Abbey , 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330, par. 87, le juge Doherty)
[97] De même, dans R. c. Humaid (2006), 81 O.R. (3d) 456 (C.A.), le juge Doherty statue qu'une preuve par ouï‑dire par ailleurs admissible peut être exclue au motif que son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. Tel peut être le cas lorsque [ traduction ] « la fiabilité de la personne qui relate la déclaration extrajudiciaire est si faible qu'elle enlève toute valeur probante éventuelle à celle‑ci » (par. 57). Notre Cour adhère à ce point de vue dans l'arrêt R. c. Blackman , 2008 CSC 37, [2008] 2 R.C.S. 298, par. 51.
[98] À n'en pas douter, le juge qui soupèse ainsi la preuve s'immisce dans un domaine habituellement réservé au jury. Il appartient ultimement aux jurés, en qualité de juges des faits, de soupeser la preuve et d'en tirer des conclusions. Le chevauchement des fonctions ne peut être évité, mais il n'est pas problématique dans la mesure où l'on respecte fondamentalement les fonctions dévolues au juge du procès en tant que gardien et celles dévolues au jury en tant que juge des faits. Lorsqu'il se livre à cette entreprise de soupèsement, le juge ne tranche que la question préliminaire qui consiste à déterminer [ traduction ] « si la preuve vaut d'être entendue par le jury », et non « la question ultime de savoir s'il y a lieu d'ajouter foi à la preuve et d'y donner effet » ( Abbey , par. 89; voir aussi Paciocco et Stuesser, p. 38).
[99] Pour revenir à l'aveu issu d'une opération Monsieur Big, rappelons que sa valeur probante découle de sa fiabilité. Un aveu constitue une preuve convaincante de culpabilité, à condition qu'il soit avéré. L'aveu dont la fiabilité peut être mise en doute a une valeur probante moindre, et pour déterminer si la valeur probante de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big l'emporte sur l'effet préjudiciable de la preuve de moralité dont il se double, le juge du procès doit s'assurer de sa fiabilité.
[100] Quels sont les éléments à considérer dans l'appréciation de la fiabilité de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big? Il est sans doute possible d'établir un parallèle avec la détermination du « seuil de fiabilité » dans le cadre de l'approche raisonnée qui s'applique en matière de ouï‑dire. Suivant cette approche, le ouï‑dire est admissible s'il est à la fois nécessaire et fiable. La fiabilité peut généralement être établie de deux manières : démontrer que la déclaration est digne de foi ou que cette fiabilité peut être suffisamment vérifiée au procès ( R. c. Khelawon , 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 61-63). Dans ce dernier cas, la vérification s'entend souvent de la possibilité de contre‑interroger l'auteur de la déclaration au procès, ce qui n'est pas possible dans le cas considéré en l'espèce puisque l'accusé n'est pas un témoin contraignable.
[101] Cependant, les éléments considérés pour démontrer qu'une déclaration relatée est fiable sont pertinents. Apprécier la fiabilité d'une déclaration relatée exige du tribunal qu'il examine les circonstances de la déclaration et recherche une preuve de corroboration ( Khelawon , par. 62 et 100).
[102] Le caractère persuasif de l'aveu tient au fait qu'il va à l'encontre de l'intérêt de l'accusé. Les gens n'avouent habituellement pas des crimes qu'ils n'ont pas commis ( Hodgson , par. 60). Or, les circonstances dans lesquelles l'aveu est obtenu lors d'une opération Monsieur Big peuvent réfuter cette affirmation. Dès lors, pour savoir si l'aveu est digne de foi, il faut d'abord se pencher sur ces circonstances et déterminer dans quelle mesure elles mettent en doute la fiabilité de l'aveu. Au nombre de ces circonstances, mentionnons la durée de l'opération, le nombre d'interactions entre les policiers et l'accusé, la nature de la relation qui s'est tissée entre les agents et l'accusé, la nature des incitations et leur importance, le recours à des menaces, la conduite de l'interrogatoire, ainsi que la personnalité de l'accusé, y compris son âge, ses connaissances et son état de santé mentale.
[103] Il convient de porter une attention spéciale à l'état de santé mentale de l'accusé et à son âge. Aux États‑Unis, où les données empiriques sur le sujet sont plus abondantes qu'au pays, des chercheurs ont découvert que les personnes atteintes d'une maladie ou d'une déficience mentales, et les jeunes, sont beaucoup plus susceptibles de faire de faux aveux (Garrett, p. 1064) [7] . L'aveu qu'une personne jeune ou atteinte de maladie ou de déficience mentales fait dans le cadre d'une opération Monsieur Big comporte un risque accru de non‑fiabilité.
[104] Bien que j'énumère ces éléments, le juge du procès n'est pas tenu de les examiner l'un après l'autre et d'indiquer s'ils s'appliquent ou non. Tel n'est pas l'objectif. Il doit plutôt considérer l'ensemble des circonstances qui ont mené à l'aveu et celles dans lesquelles celui‑ci a été fait — en gardant ces éléments présents à son esprit — et déterminer dans quelle mesure il y a lieu, le cas échéant, de douter de sa fiabilité.
[105] Après examen des circonstances, le juge doit rechercher dans l'aveu même des indices de sa fiabilité. Il doit tenir compte de la mesure dans laquelle l'aveu est détaillé, du fait qu'il mène ou non à la découverte d'autres éléments de preuve, de la mention de modalités du crime non révélées au public (p. ex., l'arme du crime) ou du fait qu'il décrit fidèlement ou non certaines données anodines que l'accusé n'aurait pas connues s'il n'avait pas commis le crime (p. ex., la présence ou l'absence d'objets particuliers sur le lieu du crime). Une preuve de corroboration n'est pas absolument nécessaire, mais lorsqu'elle existe, elle peut offrir une solide garantie de fiabilité. Plus les circonstances de l'aveu soulèvent des doutes, plus il importe de trouver des indices de fiabilité dans l'aveu même ou dans l'ensemble de la preuve.
d) Comment déterminer l'effet préjudiciable?
[106] Apprécier l'effet préjudiciable de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big constitue une entreprise relativement simple et plutôt familière. Le juge du procès doit être conscient du risque que l'admission de l'aveu inflige un préjudice moral ou un préjudice par raisonnement. En ce qui concerne le préjudice moral, le jury apprendra que l'accusé a voulu faire partie d'une organisation criminelle et qu'il a commis nombre de « crimes simulés » qu'il croyait réels. Au bout du compte, l'accusé n'aura d'autre choix que de convaincre le jury qu'il a menti à Monsieur Big lorsqu'il s'est vanté de la perpétration d'un crime très grave parce qu'il souhaitait ardemment se joindre au gang. La gravité du préjudice moral pourra s'accroître dans le cas d'une opération où l'accusé aura participé à des crimes violents simulés ou qui aura révélé que l'accusé avait des antécédents de violence [8] . En ce qui a trait au préjudice par raisonnement, à savoir le risque que le jury ne s'en tienne pas aux accusations sur lesquelles il doit se prononcer, un problème pourra également se poser selon la durée de l'opération et le temps requis pour en donner le détail, et selon que les parties conviennent ou non de l'existence d'un événement ou d'une conversation en particulier.
[107] En revanche, il est possible d'atténuer le risque de préjudice par l'exclusion de certains éléments de preuve particulièrement préjudiciables qui ne sont pas essentiels au récit des faits. De plus, le juge du procès doit se rappeler que la communication de directives restrictives au jury peut atténuer l'effet préjudiciable de ces éléments de preuve.
e) Comment soupeser valeur probante et effet préjudiciable?
[108] Enfin, le juge du procès doit mettre en balance la valeur probante de l'aveu et son effet préjudiciable, puis déterminer si le ministère public s'est acquitté de sa charge de preuve. En réalité, le risque de préjudice est une donnée assez constante dans le contexte considéré. Les opérations Monsieur Big se ressemblent toutes, et les craintes d'effet préjudiciable s'apparentent d'une affaire à l'autre. C'est pourquoi une grande partie de l'analyse du juge du procès portera sur la fiabilité de l'aveu.
[109] Déterminer si la valeur probante de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big l'emporte sur son effet préjudiciable éventuel ne relève jamais de la science exacte. Comme le fait observer le juge Binnie dans l'arrêt Handy , valeur probante et effet préjudiciable sont deux variables qui « ne jouent pas sur le même plan » (par. 148). La première a trait à la « preuve d'une question », alors que la seconde concerne « l'équité du procès » ( ibid. ). Il y aura assurément à chacune des extrémités du spectre des cas dans lesquels il sera facile de trancher. Or, les cas difficiles, ceux qui se situeront entre les deux pôles, seront plus courants. Le juge du procès devra alors mettre son expérience à contribution pour décider si la valeur de l'aveu l'emporte ou non sur le coût de son obtention.
[110] Même si l'entreprise ne relève pas de la science exacte, le juge du procès y est bien préparé, car il est couramment appelé à soupeser la valeur probante de la preuve et son effet préjudiciable. Rappelons qu'il doit déjà se pencher sur la fiabilité d'éléments de preuve dans nombre de contextes différents, ainsi que sur l'effet préjudiciable d'une preuve de mauvaise moralité. Il est bien placé pour faire de même dans le contexte considéré en l'espèce. Étant donné que, après examen de la preuve, le juge du procès est le plus à même d'en déterminer la valeur probante et l'effet préjudiciable, le tribunal d'appel devra faire preuve de déférence à l'égard de sa décision d'admettre ou non l'aveu issu d'une opération Monsieur Big.
f) Quelle est la fonction de la doctrine de l'abus de procédure?
[111] La règle de preuve dont je préconise l'application résout en grande partie les difficultés que soulève l'opération Monsieur Big au regard des trois considérations déjà mentionnées. Elle s'attaque sans détour aux problèmes que présente l'opération sur les plans de la fiabilité de l'aveu et du préjudice infligé par son admission. Elle tient aussi grandement compte du souci lié au comportement répréhensible des policiers par l'obligation qu'elle fait au ministère public de démontrer l'admissibilité de l'aveu et par l'attention qu'elle porte au comportement policier pour déterminer la valeur probante de l'aveu.
[112] Je ne laisse cependant pas entendre que le comportement répréhensible des policiers sera toléré si un aveu dont on peut démontrer qu'il est digne de foi est finalement obtenu. Pareil résultat serait inacceptable, car notre Cour reconnaît depuis longtemps l'existence de « bornes inhérentes » au pouvoir de l'État de « manipuler les gens et les événements dans le but d'[. . .] obtenir des déclarations de culpabilité » ( R. c. Mack , [1988] 2 R.C.S. 903, p. 941).
[113] J'estime que la doctrine de l'abus de procédure doit alors entrer en jeu. Après tout, sa raison d'être est de protéger le citoyen contre le comportement de l'État que la société juge inacceptable et qui compromet l'intégrité du système de justice ( R. c. Babos , 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 35). Qui plus est, la doctrine confère au juge du procès un grand pouvoir discrétionnaire pour accorder réparation, y compris l'exclusion de la preuve et l'arrêt des procédures, lorsque cela s'impose pour préserver l'intégrité du système de justice ou l'équité du procès ( ibid. , par. 32). Il appartient à l'accusé de prouver l'abus de procédure.
[114] Je reconnais que, à ce jour, la doctrine a offert bien peu de protection dans le contexte des opérations Monsieur Big. C'est peut‑être en partie à cause de l'arrêt R. c. Fliss , 2002 CSC 16, [2002] 1 R.C.S. 535, où le juge Binnie, au nom des juges majoritaires de la Cour, voit dans la technique Monsieur Big une manifestation du « travail habile des policiers » (par. 21). Or, la solution réside à mon avis dans un nouvel essor donné à l'application de la doctrine dans ce contexte, et non dans l'établissement d'un nouveau cadre d'analyse pour contrer le même problème. La première étape de la redynamisation de la doctrine comme rempart efficace contre l'abus policier est de rappeler aux juges qu'une opération Monsieur Big peut devenir abusive et qu'ils doivent examiner attentivement la manière donc les policiers l'ont menée.
[115] Il est évidemment impossible de recourir à une formule précise pour déterminer à quel moment une opération Monsieur Big devient abusive. Les opérations menées sont trop différentes les unes des autres pour qu'une frontière nette se dessine, mais une ligne directrice peut être avancée. L'opération vise l'obtention d'aveux. Le seul fait de recourir à des incitations n'est pas condamnable ( Oickle , par. 57). Or, le comportement des policiers, y compris leurs incitations et leurs menaces, devient problématique lorsqu'il s'apparente à l'exercice d'une contrainte. Les policiers qui mènent une telle opération ne sauraient être autorisés à venir à bout de la volonté de l'accusé et à contraindre ainsi ce dernier à avouer. Cela équivaudrait presque assurément à un abus de procédure.
[116] La violence physique ou la menace de violence constituent des exemples de tactique policière coercitive. L'aveu obtenu grâce à la violence physique ou à la menace de violence contre l'accusé n'est pas admissible, peu importe qu'il soit digne de foi ou non, car il résulte bien évidemment du recours à un moyen que la collectivité ne saurait tolérer (voir p. ex. R. c. Singh , 2013 ONCA 750, 118 O.R. (3d) 253).
[117] La violence et la menace d'y recourir constituent deux formes de contrainte inadmissible. Toutefois, une opération Monsieur Big peut aussi devenir coercitive sous d'autres rapports. Celle qui mise sur les points vulnérables de l'accusé — tels ses problèmes de santé mentale, sa toxicomanie ou sa jeunesse — fait aussi sérieusement problème (voir Mack , p. 963). Exploiter ces points vulnérables compromet l'équité du procès et l'intégrité du système de justice. La Cour a maintes fois rappelé que le comportement répréhensible qui heurte le sens du franc‑jeu et de la décence qu'a la société équivaut à un abus de procédure et justifie l'exclusion de la déclaration obtenue.
[118] Même si la contrainte constitue un élément déterminant, je n'écarte pas la possibilité qu'une opération Monsieur Big puisse être abusive pour d'autres raisons. Les éléments dont je fais état précédemment ne sont pas identiques à ceux énoncés dans Mack et que connaissent bien les juges de première instance, mais ils s'y apparentent (p. 966). En fin de compte, bien peu de balises peuvent être posées. Le juge du procès se voit depuis longtemps confier la tâche de relever les abus de procédure qui compromettent l'équité des procès ou l'intégrité du système de justice, et je n'ai aucune raison de douter de son aptitude à s'acquitter de cette tâche dans le contexte considéré en l'espèce.
g) Pourquoi recourir à cette démarche à deux volets?
[119] Nous avons vu que les opérations Monsieur Big posent problème au regard de trois considérations connexes — la fiabilité, l'effet préjudiciable et le comportement répréhensible des policiers. Je propose deux tests distincts qui, ensemble, remédient à tous ces problèmes.
[120] La raison en est que des difficultés d'ordre analytique distinctes sous‑tendent les trois considérations. La fiabilité et l'effet préjudiciable ont fondamentalement trait à la preuve. Ils s'attachent à la qualité de la preuve qui résulte de l'opération. En fait, ils ne deviennent problématiques qu'au procès au moment d'admettre l'aveu en preuve. En revanche, le comportement répréhensible des policiers intéresse les actes accomplis par l'État pour obtenir l'aveu. Certes, il existe un chevauchement important entre les trois considérations. Le comportement répréhensible des policiers accroît le risque d'un aveu non digne de foi. Or, le chevauchement n'est pas parfait. Par exemple, il peut arriver que l'aveu issu d'une opération exempte de tout comportement répréhensible soit quand même non digne de foi et préjudiciable. De même, l'aveu qui résulte d'un comportement répréhensible peut se révéler digne de foi. Ainsi, afin de bien tenir compte des deux volets, deux instruments juridiques s'imposent, un qui s'intéresse directement à la preuve, l'autre qui permet de contrôler le comportement policier.
[121] Je m'en remets à une règle de preuve de common law pour résoudre les problèmes de fiabilité et d'effet préjudiciable que pose l'aveu. La preuve non digne de foi et préjudiciable met assurément en jeu des droits garantis par la Charte , notamment ceux à un procès équitable et à la présomption d'innocence. Cependant, en common law, les règles de preuve peuvent — et doivent pouvoir — protéger les droits constitutionnels de l'accusé. Il va de soi que la common law doit évoluer dans le respect des valeurs fondamentales consacrées par la Charte (voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd ., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 603). Nos règles de preuve ont intégré cet impératif constitutionnel pour devenir des instruments souples et raisonnés [ traduction ] « très soucieux du droit de l'accusé à l'application régulière de la loi » (D. Paciocco, « Charter Tracks : Twenty‑Five Years of Constitutional Influence on the Criminal Trial Process and Rules of Evidence » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 309, p. 311). La règle de preuve de common law que je propose s'inscrit bien dans la démarche de la Cour postérieure à l'adoption de la Charte .
[122] S'agissant du comportement répréhensible des policiers, je m'en remets à la doctrine de l'abus de procédure, ce qui est logique car, je le rappelle, celle‑ci vise à prévenir le comportement répréhensible de l'État qui compromet l'intégrité du système de justice et l'équité du procès. Qui plus est, une notion d'abus de procédure offre depuis longtemps une protection résiduelle contre les tactiques déloyales auxquelles peut recourir la police lors d'un interrogatoire habituel (voir Oickle , par. 65-67; Rothman c. La Reine , [1981] 1 R.C.S. 640, p. 697). L'application de la doctrine convient donc lorsqu'il s'agit de réfréner le comportement policier répréhensible dans le contexte considéré en l'espèce.
[123] La démarche à deux volets que je propose répond aussi aux exigences du principe interdisant l'auto‑incrimination, un principe qui vise la protection contre deux choses : les abus de pouvoir de l'État et les aveux non dignes de foi ( Hebert , p. 175; R. c. Jones , [1994] 2 R.C.S. 229, p. 250). Ces protections traduisent « la valeur qu'attribue la société canadienne à la vie privée, à l'autonomie personnelle et à la dignité » ( White , par. 43). Ce principe ne tient cependant pas lieu de protection juridique indépendante, mais bien de « principe directeur général de droit criminel, dont il est possible de tirer des règles particulières » ( Jones , p. 249) . Lorsque sa raison d'être donne à penser qu'une protection juridique s'impose dans un contexte particulier alors que la loi n'en prévoit aucune, le principe peut servir d'assise à la création de nouvelles règles qui « varient selon le contexte » afin de combler cette lacune ( White , par. 45) [9] . À mon avis, la règle de preuve de common law que je propose offre, de pair avec l'application de la doctrine de l'abus de procédure, une nouvelle protection juridique tirée du principe général et de sa raison d'être.
[124] Contrairement à ma collègue la juge Karakatsanis, je ne suis pas enclin à résoudre les difficultés que soulève l'opération Monsieur Big en analysant l'aveu au regard du cadre établi par la Cour dans White . Certes, la démarche établie dans cet arrêt a servi à déterminer si l'admission en preuve de certaines déclarations légalement exigées de l'accusé allait à l'encontre du principe interdisant l'auto‑incrimination [10] . Or, cet arrêt ne fait pas passer le principe interdisant l'auto‑incrimination du principe directeur à la règle juridique autonome. Au contraire, la Cour prend soin de préciser que le principe n'offre que des « protections résiduelles » à défaut de « règles issues de la common law et de la Charte », existantes ou nouvelles (par. 44‑45). Elle fait observer à cet égard que le principe « exige différentes choses à différents moments » et que, dans chaque affaire, la tâche est « de déterminer avec précision ce que le principe exige, s'il y a lieu, dans le contexte particulier en cause » ( ibid. ).
[125] Dès lors, mieux vaut considérer qu'il appert des éléments généraux relevés dans White que l'opération Monsieur Big soulève des difficultés eu égard au principe interdisant l'auto‑incrimination. La Cour ne nous dit pas ce qu'exige le principe dans le contexte visé par le présent dossier, et elle ne nous offre pas non plus de repères pour concevoir la solution qui convient. La tâche ne peut être accomplie, comme la Cour le prévoit d'ailleurs dans White , que par la création d'une démarche à deux volets comportant l'application d'une règle de preuve nouvelle en common law et celle de la doctrine de l'abus de procédure pour répondre aux préoccupations particulières que suscite l'opération Monsieur Big. C'est ainsi que s'appliquent la règle des confessions et le droit de garder le silence afin de résoudre les problèmes liés à l'auto‑incrimination qui se présentent lors de l'interrogatoire de police classique ou de la détention. Et c'est ainsi que la démarche à deux volets que je préconise s'attaque aux difficultés soulevées par l'opération Monsieur Big.
(4) Application aux faits
a) L'admissibilité des aveux de l'intimé
[126] Lors de l'opération Monsieur Big, l'intimé a fait des aveux à trois moments distincts : le 10 avril, le 9 juin et le 11 juin 2005. Ces aveux — en particulier ceux du 9 et du 11 juin — forment l'axe central de la preuve présentée par le ministère public contre l'intimé au procès. À partir du cadre juridique que je propose, je dois décider si le juge du procès a eu raison ou non de les admettre en preuve.
[127] Je reconnais d'emblée que, dans les présents motifs, je redéfinis la démarche qui permet de déterminer si l'aveu issu d'une opération Monsieur Big est admissible ou non. En l'espèce, le juge du procès n'a évidemment pas eu recours à cette démarche pour statuer sur l'admissibilité des aveux de l'intimé. Qui plus est, dans leurs plaidoiries devant les juridictions inférieures et devant notre Cour, les parties n'ont pas abordé directement la question de l'admissibilité des aveux de l'intimé au regard du cadre proposé.
[128] J'estime néanmoins que la Cour est en mesure de décider — et qu'elle doit le faire — si les aveux de l'intimé ont été admis en preuve à bon droit. La démarche précise permettant de statuer sur l'admissibilité de l'aveu issu d'une opération Monsieur Big change, mais les questions soulevées, elles, ne changent pas. La fiabilité des aveux de l'intimé, leur effet préjudiciable éventuel et la conduite des policiers qui ont mené l'opération sont objets de litige depuis le début. Les parties se sont exprimées sur ces questions, et le dossier dont nous sommes saisis est volumineux.
[129] L'application de cette démarche ne nous oblige pas non plus à infirmer les conclusions de fait du juge du procès. Le détail de l'opération Monsieur Big menée en l'espèce n'est pas pas contesté. Pour déterminer si les aveux de l'intimé sont admissibles ou non, le juge du procès s'attache à la conduite menaçante et intimidante des agents banalisés. Il conclut que ces derniers n'ont pas menacé l'intimé (voir p. ex. par. 65). Déterminer si les aveux de l'intimé sont admissibles ou non exige seulement d'analyser des faits non contestés sous un angle différent, celui de la règle de preuve de common law que je propose.
[130] J'ajoute que la présente instance a été longue et difficile. Près d'une décennie s'est écoulée depuis que l'intimé a été arrêté et accusé du meurtre de ses filles. Des inquiétudes au sujet de sa santé mentale ont incité la Cour et la Cour d'appel à nommer un amicus curiae . Ordonner un nouveau procès et laisser à un nouveau juge le soin de décider si les aveux de l'intimé sont admissibles ou non équivaut à tout reprendre depuis le début, ce qui, à mon avis, ne servirait pas les intérêts de la justice.
(i) Les aveux des 9 et 11 juin 2005
[131] L'aveu du 9 juin a été obtenu par Monsieur Big lors de sa rencontre avec l'intimé. L'aveu du 11 juin correspond à une brève reconstitution des circonstances des noyades. Rappelons que ces aveux constituaient des éléments cruciaux de la preuve du ministère public contre l'intimé. Puisque la reconstitution a découlé de l'aveu fait à Monsieur Big, les deux se confondent, si bien que j'entends me prononcer sur leur admissibilité globale.
[132] La première étape consiste à considérer la valeur probante de ces aveux, laquelle dépend de leur fiabilité. Il faut donc examiner les circonstances des aveux et se demander si certains indices de fiabilité s'en dégagent.
[133] J'estime que les circonstances dans lesquelles ils ont été faits font sérieusement douter de la fiabilité des aveux. Au début de l'opération, l'intimé était isolé socialement, il ne travaillait pas et il vivait d'aide sociale. Au cours des quatre mois qui ont suivi, l'opération a complètement transformé sa vie et elle en est devenue le point central. L'intimé a participé à 63 « scénarios » dans lesquels il a travaillé avec les agents. Il communiquait par téléphone presque quotidiennement avec deux d'entre eux, Jim et Paul, qui étaient devenus ses meilleurs amis. Même lorsqu'il ne travaillait pas avec les agents, il consacrait une grande partie de son temps aux tâches que lui confiait l'organisation fictive. Il a consacré de longues heures à la conduite de véhicules d'un bout à l'autre de Terre‑Neuve — ce qui l'obligeait à dormir à l'hôtel — pour livrer de mystérieux colis et marchandises. L'opération a sans conteste été longue et soutenue.
[134] À cette transformation de la vie de l'intimé se sont ajoutés de puissants attraits. Sur le plan financier, l'opération Monsieur Big a sorti l'intimé de la pauvreté. Les agents lui ont versé une rémunération de plus de 15 000 $ en espèces. Ils lui ont aussi fait miroiter des gratifications financières beaucoup plus importantes s'il était admis dans l'organisation; ils lui ont fait compter des centaines de milliers de dollars d'argent liquide et lui ont dit qu'une somme de 25 000 $ l'attendait s'il lui était permis de participer à une [ traduction ] « affaire importante » sur le point de se conclure. Le train de vie de l'intimé s'est modifié en conséquence. Les repas dans de bons restaurants sont devenus monnaie courante. Paul lui a acheté de nouveaux vêtements et lui a enseigné les bonnes manières à table, car la fréquentation de tels endroits lui était « tout à fait nouvelle » et il s'y sentait souvent mal à l'aise.
[135] L'incidence considérable de ces attraits financiers est attestée par le fait que, dès le début de sa rencontre avec Monsieur Big, l'intimé a dit au chef de l'organisation criminelle qu'il avait eu une vie [ traduction ] « vraiment difficile » avant de travailler pour l'organisation, qu'il n'avait même pas les moyens de s'acheter un lit pour y dormir. Il a ajouté qu'il était parti de « rien », que travailler pour l'organisation lui avait permis d'échapper à son triste sort et que « jamais il n'oublierait » à quel point tous avaient été bons pour lui.
[136] La perspective de nouer des liens d'amitié en travaillant pour l'organisation criminelle était au moins aussi attrayante pour l'intimé que les gratifications financières. L'isolement social de l'intimé leur étant connue, les agents ont cherché à devenir ses [ traduction ] « meilleurs amis ». Dès le début de l'opération, ils se sont arrangés pour séparer l'intimé de son épouse en lui disant qu'elle ne pouvait pas l'accompagner lorsqu'il parcourait le pays pour le compte de l'organisation.
[137] C'est avec une facilité déconcertante que les agents sont parvenus à s'immiscer rapidement et profondément dans le quotidien de l'intimé. Au début d'avril, moins de deux mois après le lancement de l'opération, l'intimé a dit à Jim et à Paul qu'il les considérait comme des frères et les aimait beaucoup, et il s'est exprimé en ce sens plusieurs fois par la suite. D'ailleurs, l'intimé prétendait que la loyauté envers la [ traduction ] « famille » qu'ils formaient lui importait plus que l'argent.
[138] Le degré d'engagement de l'intimé envers l'organisation et les agents peut difficilement être surestimé. L'intimé appelait constamment ses amis — Jim et Paul — pour leur demander du travail, et il attendait avec impatience les rencontres prévues. Il a dit aux agents qu'il songeait à quitter Terre‑Neuve de façon à pouvoir travailler à temps plein pour l'organisation. Il a même prétendu être disposé à quitter sa femme s'il le fallait pour se joindre à l'organisation. Et lorsqu'il a finalement été arrêté le 13 juin, c'est tout naturellement à Jim qu'il a d'abord téléphoné pour obtenir son aide.
[139] Ce sont là les circonstances dans lesquelles l'intimé a avoué à Monsieur Big et a participé à la reconstitution des faits. Lorsqu'il s'est présenté à la rencontre du 9 juin, l'intimé savait que sa chance d'échapper à la pauvreté et à l'isolement social était en jeu. Jim l'avait exhorté à se montrer [ traduction ] « honnête » avec le chef. Dès le début de l'entretien, Monsieur Big a souligné à son tour l'importance de l'honnêteté et dit à l'intimé que « dès l'instant où la confiance disparaît [. . .] tout disparaît ». La conversation a rapidement porté sur le décès des fillettes, et Monsieur Big a immédiatement affirmé que l'intimé les avait tuées. Ce dernier a nié et a prétendu avoir eu une crise d'épilepsie. Monsieur Big a balayé l'explication du revers de la main, la tenant pour mensongère : « Ne me mens pas [. . .] ne commence pas avec cette histoire de crise [. . .] [t]u me mens, d'accord. »
[140] L'intimé s'est alors trouvé devant un choix déchirant : faire des aveux ou être considéré comme un menteur par l'homme qui dirigeait l'organisation à laquelle il voulait tant appartenir. J'estime que, considérées globalement, ces circonstances étaient de nature à pousser irrésistiblement l'intimé à faire des aveux, vrais ou faux.
[141] Puisque je conclus que les circonstances mettent sérieusement en doute la fiabilité des aveux, je dois maintenant examiner si des indices de fiabilité se dégagent de ces derniers. À mon avis, ce n'est pas le cas.
[142] D'une part, la manière dont l'intimé a prétendu avoir commis le crime est quelque peu incohérente. Lors de son entretien avec Monsieur Big, il a commencé par nier les assassinats. Plus tard, il a dit que les fillettes étaient « tombées » à l'eau. Après que son interlocuteur eut encore insisté, il a prétendu les avoir poussées en les bousculant de l'épaule. Or, lors de la reconstitution des faits à laquelle il s'est prêté avec Jim deux jours plus tard, sa version des faits a de nouveau changé. Lorsque Jim s'est agenouillé à ses côtés et lui a demandé de lui montrer comment il avait poussé les fillettes, l'intimé lui a donné un léger coup de genou. Il a dû utiliser son genou car, une fois agenouillé, Jim n'était pas assez grand pour être bousculé de l'épaule. Il en serait sans doute allé de même pour les fillettes.
[143] Ce qui importe encore plus que ces incohérences c'est l'absence complète de preuve de corroboration, une absence qui ne saurait étonner eu égard aux circonstances particulières de l'affaire. La question a toujours été de savoir si les filles de l'intimé s'étaient noyées accidentellement ou si elles avaient été assassinées. La présence de l'intimé lorsque les fillettes se sont retrouvées dans l'eau n'a jamais été contestée. Toutes les données objectivement vérifiables des aveux (p. ex. la connaissance de l'emplacement de la noyade) découlent du fait qu'il a reconnu avoir été présent au moment du drame.
[144] Lorsqu'on examine les circonstances des aveux en regard de leurs incohérences et de l'absence de toute preuve de corroboration, leur fiabilité soulève de sérieux doutes et force m'est de conclure que leur valeur probante est faible.
[145] D'autre part, ces aveux — à l'instar de tout aveu issu d'une opération Monsieur Big — comportent un risque manifeste de préjudice. Les jurés entendent de nombreux témoignages suivant lesquels, pendant quatre mois, l'intimé a consacré tous ses efforts à tenter de se joindre à un groupe criminel. Ils apprennent qu'il a participé maintes fois à ce qu'il croyait être des activités criminelles, tels le transport de biens volés et la contrebande d'alcool. Une fois, Jim et lui, munis d'une cagoule, auraient forcé la portière d'une voiture pour y voler un paquet. Les jurés entendent à maintes reprises que l'intimé a dit ne connaître [ traduction ] « aucune limite » et être disposé à faire n'importe quoi « pourvu que la confiance règne ». On conçoit aisément que le jury puisse arriver à considérer l'intimé avec mépris. Voilà un homme qui se vante d'avoir tué ses propres fillettes de trois ans afin d'impressionner les membres d'un groupe criminel. Dans ces circonstances, le risque de préjudice moral est important.
[146] La mise en balance de la valeur probante des aveux et de leur effet préjudiciable m'amène à conclure que leur effet préjudiciable l'emporte sur leur valeur probante limitée. En somme, ces aveux ne valent pas le risque qu'ils font courir. J'estime qu'il serait périlleux de fonder une déclaration de culpabilité sur cette preuve.
(ii) L'aveu du 10 avril
[147] J'arrive à la même conclusion pour l'aveu qu'aurait fait l'intimé le 10 avril. La fiabilité de cet aveu soulève elle aussi de sérieux doutes. Bien que spontané, l'aveu a été fait à la faveur d'une conversation pendant laquelle l'intimé et Jim se vantaient de leur disposition à commettre des actes de violence. L'intimé avait alors déjà cédé à l'attrait irrésistible de gratifications financières et sociales. L'aveu est intervenu deux mois après le début de l'opération et après le déroulement de plus de 30 scénarios, ainsi que postérieurement aux premières manifestions d'affection de l'intimé envers Jim et Paul. Il importe aussi de signaler que l'aveu n'est pas circonstancié, l'intimé ayant seulement affirmé avoir tué ses filles après [ traduction ] « l'avoir planifié ». Enfin, l'aveu n'a pas été enregistré et l'intimé le nie, ce qui rend encore plus difficile la détermination de sa valeur probante. Par ailleurs, admettre cet aveu en preuve emporte tous les effets préjudiciables déjà mentionnés. Selon moi, sa valeur probante ne l'emporte pas sur son effet préjudiciable.
b) Abus de procédure
[148] Puisque, selon moi, la common law commande l'exclusion des aveux de l'intimé, il est inutile de décider si le comportement policier équivaut en l'espèce à un abus de procédure. Or, nul ne conteste que des moyens considérables ont été déployés dans le cadre de l'opération Monsieur Big et que les agents ont tablé sur la pauvreté de l'intimé et sur son isolement social. De plus, un agent a été témoin d'une crise d'épilepsie de l'intimé. Les crises de ce dernier lui avaient déjà valu la suspension de son permis de conduire au motif qu'elles auraient pu être la cause d'accidents si elles s'étaient produites pendant qu'il était au volant. L'opération s'est toutefois poursuivie après cette crise, et les agents ont continué de faire parcourir à l'intimé de longues distances sur la route afin qu'il effectue des livraisons pour le compte de l'organisation criminelle fictive. L'intimé soutient qu'ils ont ainsi compromis sa sécurité et celle du public, ce qui justifie l'exclusion des aveux.
[149] Il est incontestable que le comportement des policiers en l'espèce soulève de sérieuses interrogations et pourrait fort bien constituer un abus de procédure. Cependant, le litige ne s'est pas présenté sous cet angle au procès. En effet, l'intimé a invoqué le caractère menaçant et intimidant du comportement des policiers, et le juge n'a pas retenu son argumentaire. Dès lors — et parce qu'il n'est pas nécessaire de trancher la question —, je ne crois pas que le dossier se prête à une décision quant à savoir si un abus de procédure a été établi ou non.
VI. Dispositif
[150] La Cour d'appel exclut de la preuve les aveux des 9 et 11 juin et annule les déclarations de culpabilité. Elle ordonne la tenue d'un nouveau procès au motif que l'aveu du 10 avril est admissible et offre [ traduction ] « quelque » élément de preuve à partir duquel un jury pourrait reconnaître l'intimé coupable de meurtre (par. 258).
[151] J'estime que l'aveu du 10 avril doit aussi être exclu. Il est donc permis de douter qu'un élément de preuve admissible permette encore à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable de rendre un verdict de culpabilité. Cependant, la décision finale quant à la suite de l'instance appartient au ministère public. Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
[152] Le juge Cromwell — Je souscris à l'opinion de mon collègue le juge Moldaver quant au cadre juridique qui devrait s'appliquer aux déclarations obtenues d'un accusé à l'issue d'une opération « Monsieur Big ». Je fais mienne également son analyse de la question de savoir si le juge du procès a commis une erreur de droit dans son examen de la demande de l'intimé d'exclure le public de la salle d'audience pendant son témoignage. Mon seul point de désaccord avec lui a trait à l'opportunité que notre Cour statue sur l'admissibilité des déclarations de M. Hart aux agents banalisés. À mon avis, elle doit s'en abstenir. Je suis donc d'avis de confirmer l'ordonnance de la Cour d'appel à l'effet de tenir un nouveau procès, mais de laisser au juge du procès le soin de statuer sur l'admissibilité des déclarations conformément au cadre établi dans les motifs du juge Moldaver. J'arrive à cette conclusion pour quatre raisons.
[153] Premièrement, nous sommes aux prises en l'espèce avec trois versions données par M. Hart lui‑même de ce qui est arrivé aux enfants. Selon la première, il aurait paniqué. C'est celle à laquelle il s'en est obstinément tenu lorsque les policiers l'ont longuement soumis à un interrogatoire serré. Selon la deuxième, il aurait eu une crise d'épilepsie. M. Hart a communiqué avec les policiers pour leur avouer qu'il ne leur avait pas dit la vérité lors des interrogatoires précédents et il leur a donné cette version des faits. Selon la troisième, il aurait délibérément tué les enfants. Il l'aurait affirmé deux fois aux agents banalisés au cours de l'opération Monsieur Big.
[154] J'estime qu'il est dans l'intérêt de la bonne administration de la justice de déterminer dans le cadre d'un procès, à l'aide du bon cadre juridique désormais établi, si M. Hart a joué un rôle ou non dans la mort de ces enfants sans défense.
[155] Deuxièmement, la Cour établit aujourd'hui pour la première fois un cadre exhaustif qui permet de décider de l'admissibilité d'une déclaration obtenue au cours d'une opération Monsieur Big. Ce cadre diffère grandement de celui proposé au nom de M. Hart lors du procès et alors examiné par le juge, ainsi que de la démarche des juges majoritaires de la Cour d'appel. À mon humble avis, il serait foncièrement injuste qu'une cour d'appel applique ce nouveau cadre juridique au dossier de preuve constitué au procès, lequel devait permettre de trancher des questions de droit très différentes. Le ministère public fait valoir que si, par exemple, la question de la vulnérabilité avait été soulevée au procès — ce qui n'est pas du tout invraisemblable —, il aurait présenté des éléments de preuve supplémentaires et différents (transcription, p. 32‑34).
[156] Troisièmement, bien que les questions de droit considérées au procès relativement à l'admissibilité des déclarations de M. Hart diffèrent de celles retenues aujourd'hui par notre Cour, les conclusions du juge du procès me convainquent que nous serions malavisés de tenter d'appliquer le nouveau cadre au dossier existant.
[157] Au procès, M. Hart a soutenu qu'il avait été [ traduction ] « intimidé, apeuré, qu'il s'était senti pris au piège au sein de l'organisation » et que « l'argent, les liens d'amitié établis avec les agents banalisés, le mode de vie et l'occasion de quitter Terre‑Neuve » l'avaient incité à avouer faussement l'assassinat de ses enfants (motifs du juge du procès sur le voir‑dire, 2007 NLTD 74, 265 Nfld. & P.E.I.R. 266, par. 33). Il a fait valoir que ses déclarations avaient été le produit de menaces implicites et de la contrainte, notamment psychologique ( ibid ., par. 42).
[158] Le juge du procès, qui a eu l'avantage de voir et d'entendre les témoins, y compris M. Hart, rejette catégoriquement ces prétentions au motif qu'elles sont dénuées de tout fondement factuel. Il tient pour avéré qu'on a donné à M. Hart la possibilité de mettre fin à sa participation à tout moment : [ traduction ] « [i]l aurait pu se soustraire à l'opération à bon nombre d'occasions, mais il n'a pris aucune mesure en ce sens » (motifs sur le voir‑dire, par. 61). En fait, selon lui, M. Hart « a continué de montrer son empressement à jouer un rôle accru et à prendre de plus grands risques. [. . .] Il voulait travailler et faisait constamment pression sur [les agents banalisés] pour qu'ils lui confient davantage de travail à l'extérieur de Terre‑Neuve » ( ibid ., par. 59 et 61).
[159] Le juge du procès se prononce aussi sur la prétention de M. Hart selon laquelle ses déclarations devaient être exclues de la preuve parce qu'elles ne satisfaisaient pas au seuil de fiabilité. M. Hart a soutenu avoir fait les déclarations par suite de menaces implicites et d'intimidation et dans un contexte où il était rémunéré pour se livrer à des activités illégales. Ainsi, au vu de toutes ces circonstances, les déclarations ne répondaient pas au seuil de fiabilité applicable en matière d'admissibilité de la preuve.
[160] Le juge du procès rejette ces arguments (motifs sur le voir‑dire, par. 136‑142) et conclut à nouveau à l'absence d'intimidation ou de contrainte. Il estime aussi que la raison pour laquelle M. Hart aurait menti ne tient pas debout. S'il souhaitait gagner la confiance de l'organisation, pourquoi aurait‑il risqué de se faire prendre à mentir au [ traduction ] « patron » alors qu'on l'avait mis en garde contre les conséquences d'une telle conduite peu avant la rencontre (par. 138)? Comme l'explique le juge du procès :
[ traduction ] Certes, M. Hart voulait faire partie de l'organisation et avait une raison de mentir, mais il avait intérêt à jouer franc‑jeu avec le « patron », surtout s'il s'ensuivait que tout problème qu'il aurait pu avoir pouvait être résolu par la personne même à qui il se confiait. Il convient d'ailleurs de signaler que M. Hart s'est rendu dans un magasin WalMart où il s'est placé devant une caméra de surveillance afin que son image soit captée à une heure donnée. C'était l'heure à laquelle un des membres du gang était censé s'occuper d'un témoin de la noyade.
L'objectif était que M. Hart dispose d'un alibi relativement à l'élimination de la personne qui l'aurait vu commettre le crime. [par. 140‑141]
[161] Enfin, des éléments établissent que, vers le milieu de l'opération Monsieur Big, M. Hart a dit à un agent banalisé, pour le convaincre qu'il était capable d'accomplir ce qu'on pourrait exiger de lui, qu'il avait délibérément tué ses filles. Il s'agit de la déclaration du 10 avril 2005. Selon la preuve, M. Hart a montré à l'agent une photo des jumelles et lui a dit qu'il s'agissait de ses propres enfants, qu'il avait tués avec préméditation (2012 NLCA 61, 327 Nfld. & P.E.I.R. 178, le juge Barry, par. 10). Lors du voir‑dire, M. Hart a nié la déclaration. Il ne me paraît pas évident que cette déclaration serait nécessairement écartée lors d'un nouveau procès en application du cadre établi par le juge Moldaver pour statuer sur l'admissibilité. Bien entendu, si la déclaration était jugée admissible, il appartiendrait au jury de décider si M. Hart l'a faite et de déterminer sa valeur probante, s'il en est. La Cour d'appel refuse d'exclure la déclaration et laisse au tribunal inférieur le soin de statuer sur son admissibilité lors d'un nouveau procès (par. 258). Je souscris à sa conclusion.
[162] À mon humble avis, l'admissibilité ou l'inadmissibilité des déclarations de l'intimé aux agents banalisés devrait être déterminée dans le cadre d'un nouveau procès, les parties et le juge disposant alors du nouveau cadre établi par le juge Moldaver et pouvant ainsi avancer des éléments de preuve et des arguments en conséquence.
[163] Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
La juge Karakatsanis —
I. Introduction
[164] La technique Monsieur Big est une innovation canadienne qui s'est révélée efficace pour résoudre des enquêtes criminelles insolubles. Au cours d'une opération type, des agents banalisés se lient d'amitié avec le suspect et l'amènent à se joindre à une organisation criminelle fictive. Ils acquièrent avec le temps sa loyauté et sa confiance, puis le présentent finalement au chef de l'organisation, qui exige alors qu'il avoue sa participation à l'infraction sur laquelle enquête la police.
[165] L'opération comporte toutefois des risques importants. Elle crée un monde fictif à dessein manipulateur et susceptible de compromettre l'autonomie du suspect et sa dignité humaine. La technique risque aussi sérieusement de mener à de faux aveux car le sujet pressé d'avouer un crime peut faire ou dire n'importe quoi pour plaire à Monsieur Big et ne pas devoir renoncer à sa nouvelle vie. Elle amène le suspect à s'empêtrer dans les filets d'une preuve préjudiciable susceptible de miner l'équité du procès. Enfin, le recours non balisé à cette tactique risque de rendre la conduite de l'État abusive du fait que la police consacre d'importantes ressources à la manipulation de suspects qui sont présumés innocents.
[166] Les règles traditionnelles qui régissent les aveux obtenus par l'État, comme la règle des confessions ou le droit de garder le silence, ne s'appliquent pas aux aveux issus d'une opération Monsieur Big. Mon collègue le juge Moldaver statue donc sur l'admissibilité de ces aveux par la création, en common law, d'une nouvelle règle de preuve selon laquelle pareils aveux sont inadmissibles à moins que le ministère public ne prouve que leur valeur probante (eu égard à leur fiabilité) l'emporte sur leur effet préjudiciable. La doctrine de l'abus de procédure permet à son avis de remédier au risque de conduite abusive de l'État.
[167] Je crains que cette nouvelle règle ne tienne pas systématiquement compte des préoccupations plus larges que soulève l'aveu obtenu par un représentant de l'État au détriment de la dignité humaine, de l'autonomie de la personne et de l'administration de la justice. La jurisprudence de la Cour relative aux aveux faits à l'État prend acte de ces préoccupations, qui forment l'assise du principe interdisant l'auto‑incrimination.
[168] La Charte canadienne des droits et libertés offre le cadre d'analyse voulu pour régir le recours à la technique Monsieur Big étant donné le rôle central de l'État dans l'obtention de l'aveu. L'opération est problématique au regard de trois considérations fondamentales : la fiabilité de la preuve obtenue, l'autonomie du suspect et le risque d'abus du pouvoir de l'État. De plus, elle permet de constituer une preuve de propension à la criminalité qui est susceptible de compromettre l'équité du procès. Le principe interdisant l'auto‑incrimination garanti par l' art. 7 de la Charte permet de se prémunir à tous égards et avec souplesse contre ces risques.
[169] En l'espèce, l'intimé, M. Hart, était soupçonné du meurtre par noyade de ses filles. Plus de deux ans après les décès, la police l'a soumis pendant des mois à une opération soutenue au cours de laquelle des agents banalisés ont tiré parti de sa pauvreté et de son isolement social en lui offrant de vivre de nouvelles expériences : un emploi lucratif, des relations d'amitié et une valorisation personnelle. Ils l'ont amené à croire que, pour pérenniser sa nouvelle situation, il devait faire des aveux à Monsieur Big. L'enquête et les aveux qui en ont découlé montrent qu'une telle opération comporte des risques sérieux. La police a utilisé ses vastes pouvoirs et ressources pour créer un monde parallèle et obtenir un aveu d'une fiabilité douteuse au moyen d'une opération aux effets catastrophiques pour l'accusé. Ce faisant, elle a porté atteinte au principe interdisant l'auto‑incrimination que garantit l' art. 7 de la Charte .
[170] À l'instar du juge Moldaver, je suis d'avis d'exclure les aveux obtenus. Je fonde toutefois ma conclusion sur une analyse axée sur le principe interdisant l'auto‑incrimination.
II. Cadre d'analyse applicable à l'admissibilité d'aveux sollicités par l'État
A. Les risques inhérents aux aveux faits à l'État
[171] Les aveux recueillis par des représentants de l'État présentent des risques particuliers pour le système de justice pénale. Au cours des siècles, notre tradition de common law a évolué de façon à pallier ces risques. La jurisprudence reconnaît que certaines personnes font parfois de faux aveux susceptibles d'entraîner des erreurs judiciaires, elle confirme que, pour respecter la dignité humaine et la liberté de choix, l'État ne peut contraindre une personne à produire une preuve auto‑incriminante et elle dissuade l'État de mener des enquêtes criminelles d'une manière qui porte atteinte au sens du franc‑jeu propre à notre société ou qui compromet l'intégrité de l'administration de la justice. Reconnaissant la nécessité de précautions particulières pour éviter les erreurs judiciaires occasionnées par des aveux non dignes de foi, le droit s'est doté de règles spéciales qui respectent à la fois l'équité envers la personne ainsi que l'intérêt de la société à ce que la police enquête sur les crimes et à ce que la vérité soit établie au procès.
[172] Les opérations Monsieur Big permettent de recueillir des aveux que les techniques traditionnelles d'enquête ne permettent pas d'obtenir. C'est là en fait leur seule raison d'être. Souvent coûteuses et complexes, elles comportent la mise au point minutieuse d'un univers fictif dans lequel les suspects sont valorisés et récompensés. Les menaces et les incitations sont conçues pour exploiter la vulnérabilité du suspect et l'amener à croire qu'il doit passer aux aveux s'il souhaite poursuivre sa nouvelle vie. La conception même de l'opération Monsieur Big fait naître une situation qui (1) compromet l'autonomie du suspect, (2) diminue la fiabilité de l'aveu et (3) fait craindre la conduite abusive de l'État. Elle permet aussi la constitution d'une preuve préjudiciable de propension à la criminalité qui est susceptible de faire obstacle à une défense pleine et entière et de compromettre ainsi l'équité du procès.
[173] Malgré ces risques, la Cour s'est peu prononcée sur la technique Monsieur Big. Dans R. c. McIntyre , [1994] 2 R.C.S. 480, dans de brefs motifs oraux, elle confirme la recevabilité des déclarations obtenues grâce à la technique dans ce cas et elle conclut que « les artifices utilisés par les policiers n'étaient pas de nature à choquer la collectivité » (p. 481). Les faits étaient toutefois fort différents de ceux de la présente espèce : l'opération n'avait duré que 10 jours, les policiers qui s'étaient fait passer pour des criminels avaient immédiatement révélé l'illégalité de leurs activités et l'offre d'« emploi » exigeait d'entrée de jeu de M. McIntyre qu'il prouve sa capacité de tuer (voir R. c. McIntyre (1993), 135 R.N.-B. (2 e ) 266 (C.A.)).
[174] Les garanties actuelles applicables aux aveux recueillis par l'État prennent leur source dans les techniques traditionnelles d'enquête et ne permettent pas d'encadrer convenablement l'opération Monsieur Big. La règle des confessions ne s'applique pas à celle‑ci, car le suspect ignore qu'il s'adresse à une personne en situation d'autorité ( R. c. Hodgson , [1998] 2 R.C.S. 449, par. 24-29; R. c. Grandinetti , 2005 CSC 5, [2005] 1 R.C.S. 27); il en va de même pour le droit de garder le silence, qui vaut uniquement en cas de détention du suspect ( R. c. Hebert , [1990] 2 R.C.S. 151, p. 184; McIntyre ). En conséquence, l'aveu issu d'une opération Monsieur Big échappe à l'application des règles traditionnelles.
[175] La Cour ne peut admettre pareil vide juridique. Les règles existantes contribuent à la détermination des droits qui sont touchés par l'opération et des risques qu'elle crée, ainsi qu'à la mise au point d'un cadre d'analyse raisonnée qui soit adapté. La règle des confessions protège contre l'aveu non digne de foi et régit les actes de l'État afin de préserver l'équité fondamentale de la procédure pénale ( R. c. Oickle , 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, par. 68-69). Le droit de garder le silence met l'accent sur l'autonomie, la liberté de choix et l'équité en protégeant le droit de la personne détenue « de choisir de parler ou non aux autorités ou de garder le silence » ( Hebert , p. 180). Plus généralement, le principe interdisant l'auto‑incrimination, dont découlent ces garanties, prend appui sur le respect de l'autonomie de la personne et de la dignité humaine, de sorte que chacun dispose du choix de s'incriminer ou non. Ce principe a « au moins deux objectifs majeurs, la protection contre les confessions indignes de foi et la protection contre les abus de pouvoir de l'État » ( R. c. White , [1999] 2 R.C.S. 417, par. 43; voir également R. c. Jones , [1994] 2 R.C.S. 229, p. 250).
B. Le principe interdisant l'auto-incrimination
[176] L'aveu issu d'une opération Monsieur Big fait intervenir le principe constitutionnel de la protection contre l'auto‑incrimination garanti par l' art. 7 de la Charte , dont voici le texte :
Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[177] Dans l'arrêt R. c. P. (M.B.) , [1994] 1 R.C.S. 555, le juge en chef Lamer dit ce qui suit du principe :
Le principe directeur qui est sans doute le plus important en droit criminel est le droit de l'accusé de ne pas être contraint de prêter son concours aux poursuites intentées contre lui . . .
La protection générale accordée à un accusé est sans doute mieux décrite par le principe général interdisant l'auto‑incrimination qui est fermement enraciné dans la common law et qui constitue un principe de justice fondamentale au sens de l' art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés . Comme l'a proposé notre Cour à la majorité dans l'arrêt Dubois c. La Reine , [1985] 2 R.C.S. 350, la présomption d'innocence et l'inégalité du rapport de force entre l'État et le particulier sont à la base de ce principe et des protections en matière de procédure et de preuve qui en découlent . [Je souligne; p. 577‑578.]
[178] L'article 7 joue un rôle résiduel bien établi au chapitre des principes de justice fondamentale, les art. 8 à 14 constituant des exemples de tels principes ( Renvoi sur la Motor Vehicule Act (C.‑B.) , [1985] 2 R.C.S. 486, p. 502-503 et 512). Le principe interdisant l'auto‑incrimination se manifeste par des garanties précises, dont le droit, reconnu dans l'arrêt Hebert , de garder le silence en application de l'art. 7, le droit à l'assistance d'un avocat prévu à l' al. 10 b ) , la règle de la non‑contraignabilité énoncée à l' al. 11 c ) et le privilège de ne pas s'incriminer conféré par l' art. 13 (voir Jones , p. 251-256; H. Stewart, Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2012), p. 8-9). Toutefois, dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce) , [1990] 1 R.C.S. 425, appelé à se prononcer sur la portée du principe, le juge Lamer (dissident, mais non sur ce point) convient avec les juges majoritaires que « [ce qui est précisé] à l' al. 11 c ) et à l' art. 13 de la Charte ne couvr[e] pas nécessairement la totalité de la protection accordée par l' art. 7 et n'empêch[e] pas de conférer une teneur résiduelle à l' art. 7 » (p. 442).
[179] Le principe interdisant l'auto‑incrimination constitue donc une notion à la fois consistante et dynamique qui permet de remédier aux risques que présentent les aveux recueillis par des représentants de l'État. Il offre une approche raisonnée pour l'analyse de tels aveux [11] . Il s'agit à mon avis du principe qu'il convient d'appliquer lorsque l'aveu résulte d'une opération Monsieur Big, et ce, pour plusieurs motifs.
[180] Premièrement, aux fins d'une telle opération, l'État consacre des ressources substantielles à la création d'un milieu fictif au sein duquel le suspect finit souvent par croire qu'il n'a d'autre choix que de passer aux aveux. L'opération fait directement intervenir les droits à la vie privée, à l'autonomie de la personne et à la dignité humaine que vise à défendre le principe interdisant l'auto‑incrimination. Ce principe reconnaît le pouvoir considérable détenu par l'État et assure la liberté de l'individu de décider de faire ou non une déclaration à la police. Le droit de ne pas être contraint de s'incriminer a des origines anciennes. Il s'agit d'un principe directeur prépondérant de notre système de justice pénale dont sont issus la règle des confessions et le droit de garder le silence ( Hebert , p. 175). Il est logique de se fonder sur ce principe fondamental pour statuer sur l'admissibilité des aveux générés par des représentants de l'État et faits à ceux‑ci.
[181] Deuxièmement, comme mon approche s'appuie sur la jurisprudence relative à l'application du principe interdisant l'auto‑incrimination, point n'est besoin de créer une nouvelle règle. La portée de la protection contre l'auto‑incrimination qui découle de l'art. 7 est « déterminée cas par cas » ( Jones , p. 257).
[182] Troisièmement, le principe permet d'apprécier de manière globale et nuancée les craintes touchant à la fiabilité, à l'autonomie et à la conduite de l'État, des considérations étroitement liées sur les plans factuel et conceptuel. À titre d'exemple, lorsque la police aura eu indûment recours aux menaces et aux incitations, il conviendra de se demander si l'opération était indûment coercitive, la fiabilité de l'aveu pourra être mise en doute et l'éventualité d'un abus de pouvoir sera considérée.
[183] Enfin, le principe protège les droits du suspect aussi bien pendant l'opération Monsieur Big qu'au procès, et pour assujettir une telle opération, la règle retenue doit valoir aux deux étapes. Un procès équitable ne saurait reposer sur des éléments de preuve obtenus au moyen de procédés étatiques foncièrement inéquitables. Cela étant, l'équité du procès et celle de l'enquête ne devraient pas faire l'objet d'analyses distinctes. Comme l'explique la Cour dans l'arrêt White , « [d]ans tous les cas, il faut analyser les faits en profondeur pour déterminer si le principe interdisant l'auto‑incrimination est vraiment soulevé par la production ou l'utilisation de la déclaration » (par. 48 (je souligne)).
[184] Suivant la jurisprudence relative à l'application de la Charte , il appartient à l'accusé de démontrer l'atteinte prima facie au principe interdisant l'auto‑incrimination. Il doit alors établir que des craintes touchant à l'autonomie, à la fiabilité et à la conduite policière existent, ce qui sera d'ailleurs le cas de la quasi‑totalité des opérations Monsieur Big. Il incombera ensuite au ministère public de prouver qu'il n'a pas été porté atteinte au principe. Le ministère public doit donc toujours être prêt à démontrer l'admissibilité de la preuve issue d'une telle opération, ce qui est de nature à inciter la police à se soucier de la constitutionnalité de l'opération et à enregistrer le déroulement des « scénarios » chaque fois que ce sera possible de le faire. Puisque l'admissibilité de la preuve obtenue est appréciée au regard de l'ensemble de l'opération, et non seulement de la rencontre finale, la constitution d'un dossier détaillé facilitera la tâche du tribunal appelé à se prononcer sur l'enquête et permettra à la police de contester toute allégation de contrainte abusive ou de conduite répréhensible de l'État.
[185] La protection contre l'auto‑incrimination contribue aussi à garantir l'équité du procès, laquelle constitue un principe de justice fondamentale reconnu à l'art. 7 et à l' al. 11 d ) de la Charte . L'équité du procès peut être compromise chaque fois qu'il existe des doutes sur le mode d'obtention d'une preuve auto‑incriminante par les policiers, lorsque la fiabilité de cette preuve est douteuse et lorsque les jurés ont du mal à juger de la véracité d'un aveu. La grande portée du principe interdisant l'auto‑incrimination permet de tenir compte de toutes ces considérations.
C. Application du principe à l'opération Monsieur Big
[186] Dans White , la Cour applique le principe. Le cadre analytique qu'elle y établit s'attache directement à trois soucis connexes qui fondent les règles traditionnelles applicables aux aveux faits à l'État : l'autonomie, la fiabilité et la conduite de l'État. Comme l'explique la Cour,
[l]a définition du principe interdisant l'auto-incrimination comme une affirmation de la liberté humaine est intimement liée à la raison d'être de ce principe. Comme l'explique le Juge en chef dans l'arrêt Jones , précité, aux pp. 250 et 251, le principe a au moins deux objectifs majeurs, la protection contre les confessions indignes de foi et la protection contre les abus de pouvoir de l'État . Tant les individus que la société ont un intérêt dans l'existence de ces deux protections. Celles‑ci sont liées à la valeur qu'attribue la société canadienne à la vie privée, à l'autonomie personnelle et à la dignité : voir, p. ex., Thomson Newspapers , précité, à la p. 480, le juge Wilson; Jones , précité, aux pp. 250 et 251, le juge en chef Lamer; et Fitzpatrick , précité, aux par. 51 et 52, le juge La Forest. [Je souligne; par. 43.]
[187] La Cour fait état de quatre questions à se poser pour déterminer si la production ou l'utilisation des déclarations du suspect portent atteinte au principe interdisant l'auto‑incrimination :
(1) Une relation de nature contradictoire existait‑elle entre l'accusé et l'État au moment des déclarations?
(2) L'État a‑t‑il eu recours à la contrainte pour obtenir les déclarations?
(3) La contrainte risquait‑elle de rendre les aveux non dignes de foi?
(4) Permettre l'utilisation des déclarations augmenterait‑il le risque de conduite abusive de l'État? ( White , par. 53-66)
[188] Même s'il s'agit de considérations connexes, dans le contexte d'une opération Monsieur Big, chacune d'elles s'attache à un intérêt ou à un principe juridique particulier. Le recours à la contrainte intéresse principalement l'autonomie et la dignité du suspect et appelle à se demander si le suspect avait le choix de se confier ou non aux autorités. La fiabilité s'attache pour sa part à la crédibilité de la déclaration. Enfin, la conduite de l'État est examinée dans le but de déterminer si les autorités ont utilisé leur position de force de façon inéquitable, abusive ou choquante. Même si chacune des considérations met l'accent sur une crainte précise, certains faits ou certaines tactiques peuvent présenter plus d'un risque et peuvent donc être examinés au regard de plusieurs éléments de l'analyse. En fin de compte, ces considérations sont interreliées et doivent être embrassées globalement.
[189] L'approche ne voit pas dans le préjudice infligé un élément à considérer pour déterminer s'il y a eu ou non manquement au principe interdisant l'auto‑incrimination. Le préjudice causé par la preuve de propension à la criminalité joue toutefois indirectement dans l'appréciation de la fiabilité d'une preuve et de la régularité de la conduite de l'État. De plus, le juge du procès conserve le pouvoir résiduel d'exclure une preuve dont l'admission compromettrait l'équité du procès (voir R. c. Harrer , [1995] 3 R.C.S. 562, par. 24 et 41) ou dont l'effet préjudiciable l'emporte sur la valeur probante.
[190] Le tribunal appelé à se prononcer sur l'admissibilité d'aveux sollicités par l'État doit appliquer cette approche raisonnée de façon à protéger les intérêts fondamentaux en jeu et à pallier les risques propres à la situation considérée.
(1) Relation de nature contradictoire
[191] La protection contre l'auto‑incrimination s'applique d'emblée en présence d'une relation de nature contradictoire entre l'individu et l'État. Lors d'une opération Monsieur Big, l'État cherche délibérément à obtenir un aveu du suspect. La relation est, par définition, de nature contradictoire. Cette donnée n'ajoute donc rien à l'analyse dans le cas d'un aveu à Monsieur Big.
(2) Contrainte
[192] Un aveu est obtenu par la contrainte lorsque l'accusé n'est pas libre d'avouer, de nier ou de refuser de répondre ( Black's Law Dictionary (6 e éd. 1990), p. 258). Dans le contexte d'une opération Monsieur Big, un aveu est obtenu par la contrainte lorsque le suspect n'a pas d'autre choix raisonnable que d'avouer. Bien qu'une certaine contrainte soit presque toujours exercée lors d'une telle opération, il convient à cette étape de l'analyse d'en déterminer l' étendue . La contrainte ne revêt pas un caractère binaire. Dès lors, même si le suspect avait quelque choix d'avouer ou non, le degré d'atteinte à sa liberté de choix doit être examiné.
[193] La menace de recourir à la violence constitue une contrainte manifeste, mais le principe de l'autonomie abhorre toute forme de contrainte. Dans Rothman c. La Reine , [1981] 1 R.C.S. 640, et dans Oickle , la Cour statue qu'une supercherie à caractère particulièrement manipulateur — par exemple, un policier se faisant passer pour un aumônier ou un avocat de l'aide juridique dans le but d'obtenir un aveu — choquerait la collectivité. Or, l'opération Monsieur Big est constituée d'une succession de tromperies. Non seulement on présente au suspect un faux confident, mais on lui invente des amis, un emploi et une nouvelle vie.
[194] Pour déterminer le degré de contrainte exercée, le tribunal doit prendre en compte l'ampleur et la durée de l'opération, toute menace explicite ou implicite, toute incitation financière, sociale ou psychologique, ainsi que les caractéristiques du suspect, y compris toute faiblesse d'ordre mental, physique, social ou financier.
[195] Par exemple, lorsqu'on offre une gratification financière à une personne bien nantie, on peut difficilement prétendre que celle‑ci n'a d'autre choix raisonnable que d'avouer. L'opération conçue pour exploiter certaines faiblesses et amener une personne à se croire obligée de s'incriminer fait partie des cas de contrainte les plus graves. Certes, une pression suffisante peut même amener une personne sans déficience particulière à ressentir la force de la contrainte.
[196] L'approche protège l'autonomie du suspect, un souci fondamental de la règle des confessions (laquelle renvoie également au caractère volontaire) et du principe interdisant l'auto‑incrimination de manière générale. Dans l'arrêt Hodgson , par exemple, le juge Cory (renvoi à L. Herman, « The Unexplored Relationship Between the Privilege Against Compulsory Self‑Incrimination and the Involuntary Confession Rule (Part I) » (1992), 53 Ohio St. L.J . 101, p. 153, citant Sir G. Gilbert, The Law of Evidence (1769) fait observer que la common law [ traduction ] « ne contraint pas une personne à s'incriminer » et statue que « depuis sa création, la règle des confessions a été conçue non seulement pour assurer la fiabilité des confessions, mais aussi pour garantir l'équité fondamentale des procédures criminelles » (par. 18 (soulignement omis)).
[197] Malgré son interrelation avec l'objectif d'obtenir une preuve digne de foi et celui de contrer la conduite répréhensible de l'État, l'autonomie constitue, dans notre système judiciaire accusatoire, une notion dotée de sa propre force normative, à savoir « une aversion fondamentale pour la mobilisation contre soi‑même » ( R. c. S. (R.J.) , [1995] 1 R.C.S. 451, par. 83). Comme l'explique la Cour, [ traduction ] « selon les règles régissant les conflits entre le gouvernement et un particulier, celui‑ci [. . .] ne doit pas être obligé par son opposant de causer sa propre défaite » ( White , par. 42, citant Wigmore on Evidence , vol. 8 (McNaughton rev. 1961), § 2251, p. 318).
[198] Dans S. (R.J.) , la Cour voit dans la protection contre l'auto‑incrimination « le principe de la souveraineté contenu dans l'idée qu'un particulier ne doit pas être dérangé sans raison et ne doit pas être obligé par l'État de promouvoir une fin susceptible de causer sa propre défaite » (par. 81).
[199] Même si l'opération Monsieur Big fait presque toujours intervenir un certain degré de contrainte, tout aveu qui en résulte n'est pas automatiquement inadmissible. La police doit pouvoir recourir à la technique jusqu'à un certain point. Cependant, lorsque la contrainte a été telle que le suspect a été amené à croire qu'il n'avait d'autre choix que de passer aux aveux, force est de conclure que la déclaration a été obtenue de façon inconstitutionnelle. Mis à part ce cas extrême, le tribunal doit soupeser la nature et la gravité de la contrainte de pair avec deux considérations que je développe ci‑après, la fiabilité de la déclaration obtenue et la conduite de l'État.
(3) Fiabilité
[200] Le faux aveu peut mener à l'erreur judiciaire et faire en sorte qu'un innocent soit déclaré coupable et que le vrai coupable échappe à la justice ( Oickle , par. 32). De nombreuses protections contre l'auto‑incrimination reposent à juste titre sur le souci de fiabilité. Dans son analyse de la « fiabilité », le tribunal exercera strictement sa fonction de gardien vis‑à‑vis du risque de faux aveu; généralement, l'existence d'une preuve de corroboration ou à l'appui constituera d'ailleurs une condition préalable à l'admission.
[201] Cette appréciation revêt une importance capitale, car les jurés ont souvent de la difficulté à juger convenablement de la fiabilité en dernière analyse d'un aveu issu d'une opération Monsieur Big. Les jurés ont généralement du mal à croire qu'une personne puisse avouer un crime qu'elle n'a pas commis ( Oickle , par. 34) et ils sont peu enclins à ne pas tenir compte d'un aveu même lorsqu'ils savent que celui‑ci a été obtenu par la contrainte (S. M. Kassin et autres, « Police‑Induced Confessions : Risk Factors and Recommendations » (2010), 34 Law & Hum. Behav. 3, p. 24). Le risque est exacerbé par la preuve de propension à la criminalité que produit l'opération. L'accusé qui fait un faux aveu se retrouve dans une situation sans issue; le seul moyen d'expliquer sa déclaration est d'admettre l'avoir faite pour préserver son mode de vie criminel.
[202] En conséquence, le juge du procès doit jouer son rôle de gardien lorsqu'il se penche sur la fiabilité de l'aveu. Bien que la fiabilité en dernière analyse — le poids final accordé à l'aveu — relève du jury, cette fonction de gardien est loin d'être nouvelle. À titre d'exemple, le juge du procès est appelé à établir le seuil de fiabilité de la preuve par ouï‑dire. Il peut alors conclure que la déclaration est suffisamment digne de foi parce que les circonstances dans lesquelles elle a été faite comportent des indices de fiabilité ou parce que les jurés disposeront des moyens nécessaires pour juger de sa fiabilité ( R. c. Khelawon , 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 62‑63; R. c. Youvarajah , 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720, par. 29‑30).
[203] Or, souvent, les indices traditionnels de fiabilité ne pourront être pris en compte dans le cas d'une opération Monsieur Big. On estime généralement que l'aveu de l'accusé constitue une preuve par ouï‑dire admissible, notamment parce qu'il s'agit d'une « déclaration contre l'intérêt » de son auteur, de sorte qu'elle peut être tenue pour digne de foi. Toutefois, la déclaration faite à Monsieur Big n'est pas du tout « contraire » à l'intérêt de l'accusé. Le suspect a été amené à se croire à l'abri de toute conséquence juridique, et avouer était une condition préalable pour devenir membre de l'organisation, obtenir du travail ou bénéficier d'autres avantages. L'aveu est également assimilé à une preuve par ouï‑dire admissible parce que l'accusé, qui est partie au litige, peut témoigner et faire valoir la fausseté de son aveu (voir R. c. Osmar , 2007 ONCA 50, 84 O.R. (3d) 321, autorisation d'appel refusée, [2007] 2 R.C.S. vii; R. c. Bonisteel , 2008 BCCA 344, 259 B.C.A.C. 114). Cependant, telle qu'elle est conçue, l'opération Monsieur Big donne lieu à une preuve préjudiciable de propension à la criminalité. Soit l'accusé ne conteste pas l'aveu, soit il explique l'avoir fait pour préserver son nouveau mode de vie criminel.
[204] En conséquence, l'aveu fait à Monsieur Big présente un risque particulier, et le tribunal doit établir son seuil de fiabilité afin de respecter le principe interdisant l'auto‑incrimination.
[205] Une preuve à l'appui sera généralement exigée pour conclure à la constitutionnalité de l'obtention de l'aveu. Suivant la règle des confessions, une preuve de corroboration ne peut empêcher l'exclusion d'une déclaration involontaire. La règle se soucie du mode d'obtention de l'aveu, non de sa fiabilité. En effet, « si l'État avait la faculté de simplement corroborer des déclarations obtenues de force, il n'y aurait pas grand-chose qui l'inciterait à s'abstenir d'appliquer des moyens d'enquête répréhensibles » ( Hodgson , par. 20). Cependant, suivant le cadre d'analyse axé sur la protection contre l'auto‑incrimination, la contrainte et la conduite de l'État sont examinées séparément à l'occasion de la prise en compte d'autres considérations; il n'est donc pas nécessaire de recourir à la notion de la fiabilité pour aborder ces sujets de préoccupation, et une preuve de corroboration peut être prise en compte.
[206] De plus, comme l'opération Monsieur Big suppose le recours à des attraits irrésistibles, une preuve de corroboration permet de pallier la fiabilité douteuse de l'aveu obtenu grâce à la tactique. Le suspect se voit promettre gratifications financières, admission dans l'organisation , protection juridique, acceptation et liens d'amitié, ou une combinaison de ces avantages, s'il accepte tout simplement d'avouer qu'il a commis le crime. En même temps, il est généralement mis en garde contre les conséquences auxquelles il s'expose s'il ne répond pas aux attentes de l'organisation, et il sait très bien quelle « vérité » veut connaître Monsieur Big.
[207] La fiabilité de l'aveu s'accroît lorsqu'il mène à la découverte de précisions sur le lieu du crime, qu'il fait mention d'aspects inusités du crime ou qu'il renvoie à des éléments de preuve non communiqués, à condition, bien sûr, que ces précisions ou éléments de preuve n'aient pu être devinés ou par ailleurs découverts par le suspect. Je conviens avec l' amicus curiae que, en général, l'aveu ni corroboré ni vérifié n'est pas suffisamment digne de foi pour être jugé admissible. Cependant, l'inverse n'est pas nécessairement vrai. Le principe interdisant l'auto‑incrimination ne se soucie pas uniquement de la fiabilité des déclarations, car une déclaration véridique peut être exclue si elle a été obtenue par suite d'actes abusifs de la part de l'État ou du recours à une contrainte qui a porté atteinte au droit du suspect à l'autonomie.
[208] Il ne s'ensuit pas que l'aveu issu d'une opération Monsieur Big sera toujours inadmissible. Le respect par la police de l'autonomie du suspect et de l'intégrité de l'administration de la justice — vraisemblablement au moyen d'une enquête Monsieur Big de courte durée et peu abusive, comme celle en cause dans l'affaire McIntyre — atténuera la crainte de la non‑fiabilité des aveux, lesquels seront donc davantage susceptibles d'être admis en preuve, surtout s'ils sont corroborés.
(4) Abus de pouvoir et conduite répréhensible des policiers
[209] L'État doit mener ses opérations d'application de la loi de manière à respecter le sens du franc‑jeu et de la décence qu'a la société. Il ne peut manipuler à son gré la vie des suspects, faire de leur quotidien une pièce de théâtre à laquelle ils participent sans le savoir, car c'est attentatoire à la dignité des suspects et incompatible avec la bonne administration de la justice.
[210] Je conviens avec mon collègue le juge Moldaver que la doctrine de l'abus de procédure reconnue sur le fondement de l'art. 7 demeure une assise indépendante pour l'octroi d'une réparation lorsque l'État fait preuve de conduite répréhensible lors d'une opération Monsieur Big. Cependant, compte tenu de ses conditions d'application strictes, la doctrine peut ne pas permettre l'obtention d'une réparation lorsque la conduite tend à compromettre l'intégrité de l'administration de la justice. La nécessité de prévenir la conduite répréhensible de l'État est l'une des raisons d'être du principe interdisant l'auto‑incrimination (ainsi que de la règle des confessions et du droit de garder le silence). En conséquence, la conduite des policiers lors d'une opération Monsieur Big doit être examinée, même lorsqu'elle n'équivaut pas à un abus de procédure.
[211] Pour déterminer s'il y a eu manipulation inéquitable, inutile ou démesurée du suspect, il faut examiner attentivement la conduite adoptée par l'État tout au long de l'opération . On doit aussi se pencher sur les autres tactiques policières répréhensibles utilisées, comme faire participer le suspect à des activités dangereuses ou l'exposer à un préjudice physique ou psychologique .
[212] Évidemment, la supercherie est jusqu'à un certain point inhérente à bon nombre de tactiques policières efficaces et appropriées. Toutefois, plus une tactique policière devient déshonorante, et moins elle est compatible avec l'obligation de mener une enquête équitable dans le respect de la dignité du suspect, plus elle risque de porter atteinte à un droit garanti à l'art. 7.
[213] Variante de l'abus de procédure, la doctrine de la provocation policière apporte un certain éclairage en l'espèce. Bien qu'elle ne s'applique directement qu'à la provocation policière, les considérations qu'elle tient pour pertinentes sont utiles lorsqu'il s'agit de se prononcer sur la légitimité de la conduite de l'État. Dans l'arrêt R. c. Mack , [1988] 2 R.C.S. 903, la Cour conclut que les autorités ne peuvent donner au suspect l'occasion de commettre une infraction que lorsqu'elles le soupçonnent raisonnablement d'être déjà engagé dans une activité criminelle ou qu'elles agissent dans le cadre d'une véritable enquête. Même en présence des soupçons raisonnables exigés, les autorités doivent se contenter de fournir une occasion de commettre l'infraction et ne pas inciter à sa perpétration ( Mack , p. 964). Le juge Lamer énumère de manière non exhaustive les éléments dont la prise en compte permet de déterminer si les autorités sont allées trop loin. Dans le contexte d'une opération Monsieur Big, ces éléments peuvent être utiles pour décider si les incitations, les menaces et la manipulation en cause rendent abusive la conduite de l'État. En adaptant ces éléments (énumérés à la p. 966), on peut retenir les considérations suivantes pour les besoins d'une opération Monsieur Big :
1. la nature du crime sous enquête et l'existence d'autres techniques qui permettent à la police de faire la lumière sur sa perpétration;
2. la solidité de la preuve qui amène la police à prendre pour cible le suspect;
3. le genre d'incitations utilisées par la police, y compris la tromperie, la fraude, la supercherie ou la récompense, et l'importance de leur effet;
4. la durée de l'opération et le nombre d'interactions entre les policiers et le suspect;
5. l'exploitation des émotions humaines, telles la compassion, la sympathie et l'amitié;
6. si la police paraît avoir exploité une vulnérabilité particulière du suspect — psychologique, sociale, financière ou autre — ou sa dépendance à une substance;
7. l'importance du préjudice que la police a causé ou aurait pu causer au suspect;
8. l'existence et la gravité de menaces, tacites ou expresses, proférées par la police ou ses agents à l'endroit du suspect, mais aussi à l'endroit de tiers lorsque les menaces visent indirectement l'accusé;
9. le fait qu'une personne ordinaire, avec ses forces et ses faiblesses, dans la situation du suspect, aurait été incitée ou non à faire un faux aveu;
10. la persistance et le nombre de tentatives faites par la police avant que le suspect ne passe aux aveux.
[214] Je n'entends pas créer une liste de contrôle formelle ou compliquer à outrance l'analyse. Ces éléments ne constituent que des exemples susceptibles d'aider le tribunal à déterminer si les actes accomplis par la police pour obtenir l'aveu ont déçu les attentes fondamentales de la société sur le plan du franc‑jeu ou s'ils ont déconsidéré le système judiciaire. Plus la conduite de l'État est abusive, plus l'aveu risque d'avoir été obtenu au mépris du principe interdisant l'auto‑incrimination.
(5) Appréciation des facteurs contextuels
[215] Je le répète, les éléments contextuels susmentionnés ne revêtent pas un caractère binaire qui commande de déterminer s'ils « s'appliquent » ou « ne s'appliquent pas ». Dans la plupart des cas, il y aura un certain degré d'inquiétude relativement à la contrainte, à la fiabilité de l'aveu et à la conduite de l'État, mais la déclaration ne sera pas automatiquement exclue pour autant. Le tribunal doit examiner globalement les doutes soulevés et déterminer leur incidence selon leur degré d'application dans le dossier. Par exemple, le fait qu'un aveu est à la fois corroboré et digne de foi peut l'emporter sur la crainte relativement mineure de l'exercice d'une contrainte. Dans certains cas, lorsque la déclaration a été obtenue de manière très coercitive ou que la conduite de l'État ne saurait être tolérée par les tribunaux, il peut y avoir entorse au principe interdisant l'auto‑incrimination même si la déclaration est digne de foi. Hormis ces cas extrêmes, c'est l'impact global, plutôt qu'individuel, de ces doutes qui permettra de déterminer s'il y a eu observation du principe ou non.
[216] Ainsi, l'opération d'infiltration type ne fera pas entorse au principe. Contrairement à l'opération Monsieur Big, elle n'est axée ni sur le recours coercitif à la menace et à l'incitation, ni sur l'accomplissement par l'État d'actes s'apparentant à la provocation policière. Habituellement, une opération d'infiltration vise une situation existante, et les agents sont appelés à observer les suspects et à recueillir des éléments de preuve, non à générer des aveux, ce qui suscite moins de craintes concernant tant le droit à l'autonomie que la fiabilité de la preuve obtenue. En revanche, l'opération Monsieur Big est foncièrement coercitive, car des agents cherchent délibérément à amener le suspect à s'empêtrer dans les filets d'une organisation criminelle et à passer aux aveux. Dans le contexte habituel d'une opération d'infiltration, les policiers doivent s'efforcer de ne pas provoquer la perpétration par les suspects des crimes sur lesquels ils enquêtent. Partant, de par la conception même de l'opération, les agents doivent se garder de recourir aux actes de provocation policière abusifs qui sont monnaie courante dans le cadre d'une opération Monsieur Big. Il est donc très improbable que, lors d'une opération d'infiltration classique, des craintes liées à l'autonomie de la personne, à la fiabilité de la preuve et à la conduite abusive, même si on les met toutes en balance, fassent entorse au principe interdisant l'auto‑incrimination.
D. Mise en balance de la valeur probante et de l'effet préjudiciable
[217] Je conviens évidemment avec mon collègue le juge Moldaver que le juge du procès doit exclure la preuve dont l'effet préjudiciable l'emporte sur la valeur probante. Il s'agit de l'application d'un principe de justice fondamentale qui vise à préserver l'équité du procès.
[218] Cependant, malgré la modification qu'y apporte mon collègue, cette règle ne pallie pas les risques que pose l'aveu à Monsieur Big, car ni la dignité humaine du suspect ni son autonomie ne sont protégées et l'État n'est pas incité à la modération. Suivant l'analyse préconisée par mon collègue, l'aveu d'une grande fiabilité sera admis, que le suspect ait ou non été contraint par l'État de s'incriminer. La règle qu'il propose ne permet pas d'apprécier ces considérations globalement en fonction d'un seul cadre d'analyse raisonnée. Mieux vaut examiner globalement la fiabilité de l'aveu et la manière dont celui‑ci a été obtenu.
[219] La règle que privilégie mon collègue, y compris la présomption d'inadmissibilité qu'elle crée, ne s'applique que si la police a recours à une opération Monsieur Big. Elle pourrait donc donner lieu à un débat préalable sur ce qui constitue ou non une telle opération. En revanche, la règle qui tient compte des risques liés aux aveux sollicités par l'État s'applique peu importe l'étiquette accolée à la tactique utilisée. Ce sont les risques auxquels elle s'attaque qui emportent son application.
[220] Le juge du procès demeure quand même tenu d'exclure les éléments de preuve dont l'effet préjudiciable l'emporte sur la valeur probante. Il faut continuer à retrancher de la preuve tous les éléments hautement préjudiciables qui ne sont pas nécessaires à l'établissement du contexte de l'aveu, comme les précisions sur la participation du suspect à un crime odieux mais fictif. Aussi, dans ses directives, le juge doit mettre en garde les jurés contre le caractère inacceptable d'un raisonnement fondé sur la propension à la criminalité.
III. Application aux faits de l'espèce
A. Y a‑t‑il eu atteinte au principe interdisant l'auto‑incrimination?
(1) Contrainte
[221] En l'espèce, l'opération Monsieur Big a duré quatre mois et donné lieu à la mise en scène de 63 « scénarios ». La police a abondamment eu recours à la tromperie. Elle a aussi délibérément exploité les faiblesses de l'accusé pour faire en sorte qu'il n'ait d'autre choix réaliste que de faire l'aveu exigé par Monsieur Big.
[222] Lors des premières mises en scène, les agents ont fait des pieds et des mains pour convaincre M. Hart que l'entreprise de camionnage exploitée par « Jim » était légitime. Même si M. Hart a accepté d'être rémunéré au noir, ce n'est qu'après 14 « scénarios » qu'il a été initié à la perpétration de crimes fictifs, lorsqu'il ne pouvait déjà plus se passer de l'emploi lucratif et des liens d'amitié étroits dont il bénéficiait dans ce monde factice.
[223] Le juge du procès conclut qu'on n'a pas fait usage de violence contre M. Hart, ni proféré de menaces directes à son endroit (2007 NLTD 74, 265 Nfld. & P.E.I.R. 266, par. 58 et 63‑65). Cependant, la police a créé un climat de violence. L'intimé s'est fait dire que des actes répréhensibles devaient parfois être commis et il a été amené à croire que l'un des agents avait agressé une prostituée pour la punir de sa trahison. Les agents ont également laissé entendre que, comparés au chef, les Hell's Angels n'étaient que des [ traduction ] « laquais ». Dans son témoignage, l'agent responsable de l'enquête a affirmé que la violence imputée à l'organisation allait « de pair avec le fait d'incarner des criminels ». « Paul » s'est vanté devant M. Hart de pouvoir abattre les traîtres et il a ajouté que « si jamais il le dénonçait, c'en était fait de lui, il n'y aurait pas d'issue ».
[224] Selon le juge du procès, M. Hart était mû par le désir de toucher sa part du gâteau . Il devait donc courir plus de risques et gagner la confiance du « chef » (par. 62). Les gratifications financières auraient eu un effet attractif sur n'importe qui , mais dans le cas d'une personne dont on savait qu'elle était si pauvre qu'elle n'avait même pas de lit pour dormir, elles étaient de nature à transformer sa vie : salaire généreux et indemnité quotidienne, repas dans des restaurants coûteux, voyages en train et en avion à destination de villes jusque là inconnues. Au voir‑dire, M. Hart a expliqué que [ traduction ] « [c] 'était presque comme une nouvelle vie, vous savez. » Vu sa pauvreté, on comprend aisément qu'il n'ait pas laissé passer l'occasion de faire autant d'argent .
[225] La preuve indique aussi clairement que les relations d'amitié importaient au moins autant à l'intimé que l'argent. Au début de l'opération, les agents ont délibérément séparé l'intimé de son épouse . Ils ont créé à son intention un monde parallèle, l'ont intentionnellement désorienté, si bien que, lors de la rencontre ultime avec Monsieur Big, il était arrivé à croire qu'il n'avait d'autre choix que de s'incriminer. La crainte de perdre sa nouvelle « famille » était palpable. L'intimé ne pouvait pas du tout envisager de perdre ces liens d'amitié autour desquels sa vie s'était totalement réorganisée.
[226] Le juge du procès insiste sur l'absence de contrainte par la violence lors de l'opération, mais il omet de tenir compte de l'effet des incitations financières et sociales. L'ampleur de la tromperie et de l'incitation accroît la gravité de l'atteinte à l'autonomie, eu égard aux données sur l'intimé dont disposaient les policiers : pauvreté extrême, isolement social, faible scolarité et connaissances limitées. Selon moi, en misant ainsi sur ces points de vulnérabilité, la police a privé l'intimé du choix véritable de faire ou non une déclaration incriminante à Monsieur Big.
(2) Fiabilité
[227] La pression exercée sur M. Hart pour qu'il fasse de faux aveux a été très grande. On lui a clairement fait comprendre qu'il devait dire à Monsieur Big ce qu'il voulait entendre car, sinon, il pourrait perdre ses amis, son salaire et sa place au sein de l'organisation (sa nouvelle famille, en somme). En bref, tout le poussait à passer aux aveux, qu'il ait ou non commis le crime. Il a néanmoins protesté de son innocence jusqu'à ce qu'il devienne évident que seul un aveu serait admis. Lors du voir‑dire, il a témoigné que le chef [ traduction ] « répétait sans cesse, ne me mens pas, tu me mens Nelson, ne me mens pas. Que vouliez‑vous que je fasse? Rester là et continuer à nier toute la journée? »
[228] De plus, non seulement l'aveu final n'est pas corroboré, mais il contredit d'autres faits établis dans le dossier. La raison invoquée par l'intimé pour le meurtre de ses filles ― ne pas avoir voulu qu'on lui retire la garde de celles‑ci pour la confier à son frère ― est peu convaincante. L'idée que les fillettes séjournent temporairement chez leur oncle avait été envisagée en juin, puis abandonnée très rapidement un ou deux jours plus tard, après que la famille eut résolu ses problèmes de logement. Pendant deux mois environ avant les décès, le frère a eu peu de contacts avec M. Hart et sa famille.
[229] La manière dont l'intimé a décrit la perpétration de l'infraction ne convainc guère de la fiabilité de l'aveu. Il a affirmé à deux reprises à Monsieur Big s'être servi de son épaule pour pousser les fillettes à l'eau, reproduisant alors le geste qu'il avait fait, ce qui était invraisemblable étant donné la petite taille des victimes. Lors d'une « reconstitution » des faits, Jim s'est agenouillé pour que sa taille corresponde à celle des fillettes, et l'intimé l'a poussé à l'aide de son genou.
[230] L'« aveu » du 10 avril relaté par les agents soulève en bonne partie les mêmes doutes. L'aveu serait intervenu lors du 29 e scénario, juste avant la fin de la durée initiale de 90 jours prévue pour l'opération (comparativement, par exemple, aux 10 jours seulement écoulés avant l'aveu dans l'affaire McIntyre ). À l'occasion d'un souper, Jim a dit à M. Hart que l'organisation contrôlait 70 p. 100 de la prostitution à Montréal et qu'il avait dû [ traduction ] « s'occuper » de deux prostituées qui s'étaient montrées déloyales à son égard. Il a ajouté qu'il fallait parfois se « livrer à des actes répréhensibles ». M. Hart a répondu qu'il n'avait « pas de scrupule à se salir les mains », les deux hommes se sont vantés des cadavres cachés dans leurs placards, puis M. Hart aurait alors avoué avoir tué ses deux fillettes. La fiabilité de cet aveu suscite clairement les mêmes doutes, car désireux d'impressionner un membre de l'organisation, M. Hart avait toutes les raisons de mentir. De plus, la déclaration n'a pas été enregistrée, de sorte qu'il est impossible d'étudier le ton de la voix ou le langage corporel. Enfin, l'intimé a nié expressément l'aveu du 10 avril lors de son « aveu » final à Monsieur Big — il lui dit maintes fois qu'il était la première personne à qui il en parlait — et lors du voir‑dire.
(3) Abus de pouvoir
[231] À mon avis, la conduite de l'État était en l'espèce inadmissible, ce qui milite fortement en faveur de l'exclusion.
[232] La police a introduit M. Hart dans un univers parallèle où, pendant de nombreux mois, grâce à des ressources étatiques considérables, elle a tiré parti de son peu d'instruction, d'entendement et d'expérience de la vie, de son isolement social et de sa pauvreté extrême. Les agents banalisés ont entretenu sa dépendance émotive à leur endroit; Jim a d'ailleurs souligné que M. Hart leur répétait [ traduction ] « constamment » qu'il les aimait. Ces amis qui lui étaient si chers l'ont graduellement amené à participer à des activités dont le caractère criminel allait croissant; ils lui ont d'abord demandé de s'occuper de biens qu'ils disaient volés pour ensuite lui présenter l'organisation comme un groupe international violent et dire que, comparés au chef, les Hell's Angels n'étaient que des « laquais ». Plus les activités auxquelles se livrait M. Hart étaient dangereuses et illégales, plus son salaire augmentait.
[233] L'importance du préjudice causé par l'opération Monsieur Big importe également. L'intimé avait à ce point été mystifié que, lors de son arrestation, sa première réaction a été d'appeler son soi‑disant « ami », Jim. Nul n'aurait dû s'étonner, en particulier les agents qui le connaissaient si bien, que M. Hart s'effondre en apprenant que la nouvelle vie qui le faisait se sentir digne d'estime et de respect n'était qu'une illusion savamment mise au point pour le faire avouer. Il n'avait pas d'amis. On ne l'avait pas recruté parce qu'il était [ traduction ] « futé »; il avait en fait été complètement leurré. L'intimé a sombré dans la paranoïa et cru que tout le monde avait participé à l'« arnaque » dont il avait été victime; il ne faisait plus confiance à ses avocats, ni même à sa propre épouse [12] . Il a finalement été placé sous garde dans un hôpital psychiatrique, et l' amicus curiae a présenté des observations en son nom en appel. Un tel effondrement émotionnel est loin d'être une condition préalable à la conclusion d'une conduite abusive de la part de l'État. Cependant, en plus d'infliger un préjudice au suspect, une telle manipulation psychologique de la part de représentants de l'État compromet aussi l'intégrité du système de justice.
[234] Il ne s'agit pas en l'espèce d'une opération habituelle où des policiers infiltrent une organisation criminelle pour être témoins d'actes criminels. J'explique précédemment qu'une telle stratégie n'est généralement pas particulièrement coercitive ou abusive et n'est donc pas susceptible d'aller à l'encontre du principe interdisant l'auto‑incrimination.
[235] La présente affaire s'apparente en fait à un cas de provocation policière. La police a eu recours au pouvoir de l'État pour créer un monde inventé complexe destiné à exploiter une personne vulnérable, à l'initier à la criminalité et à la forcer à s'incriminer. De plus, même s'ils avaient assisté aux crises d'épilepsie de l'intimé survenues avant l'enquête et pendant l'opération même, les agents ont continué de lui confier des tâches qui exigeaient qu'il prenne le volant.
[236] L'opération Monsieur Big constitue une technique d'application de la loi créative et parfois utile. Les tribunaux doivent toutefois scrupuleusement veiller à ce qu'elle respecte ses limites afin qu'elle demeure une stratégie utile et ne devienne pas un stratagème permettant à l'État de manipuler une personne présumée innocente et de détruire sa vie.
[237] Je suis déconcertée par les moyens extrêmes que les policiers ont employés pour coincer l'intimé. Ils ont exploité ses faiblesses lors d'une opération longue et profondément manipulatrice. La doctrine de l'abus de procédure demeure une assise indépendante pour l'octroi d'une réparation lorsque le comportement de l'État est tel qu'il risque de compromettre l'intégrité du processus judiciaire ( R. c. O'Connor , [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73; R. c. Babos , 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 31). Comme le montre nettement mon examen du comportement de l'État en l'espèce, j'estime que cette condition est remplie. Tolérer les mesures prises par la police « donnera l'impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu'a la société, et cela porte préjudice à l'intégrité du système de justice » ( Babos , par. 35). Toutefois, étant donné l'issue du pourvoi, point n'est besoin de débattre ce point plus avant.
(4) Conclusion sur les facteurs contextuels
[238] Les considérations qui précèdent permettent clairement de conclure à la violation d'un droit garanti à l'art. 7. Le droit à la liberté de l'accusé était manifestement en jeu. La police a obtenu un aveu en misant sur les points de vulnérabilité propres à l'intimé dans le cadre d'une arnaque complexe. Malgré tout le mal que s'est donné la police pour l'obtenir, l'aveu est d'une fiabilité douteuse et n'est corroboré par aucun élément de preuve ou autre. Admettre le recours à un tel stratagème reviendrait finalement à donner toute latitude à la police pour se livrer à des enquêtes inéquitables, manipulatrices et coercitives.
B. Réparation
[239] Dans l'arrêt White , la Cour exclut la déclaration obligatoire d'accident en application du par. 24(1) de la Charte au motif que son admission au procès contreviendrait à un droit garanti par l' art. 7 . L' acquisition de la déclaration n'était pas en cause. Cependant, lorsque, comme en l'espèce, une preuve est obtenue de manière contraire à la Charte , le par. 24(2) constitue le mécanisme d'exclusion applicable ( R. c. Therens , [1985] 1 R.C.S. 613).
[240] Suivant le par. 24(2) , le tribunal doit déterminer si, eu égard aux circonstances, l'admission de la preuve ainsi obtenue est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
[241] Dans l'arrêt R. c. Grant , 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, la juge en chef McLachlin et la juge Charron relèvent que les déclarations d'un accusé mettent en jeu le principe fondamental de la protection contre l'auto‑incrimination (par. 89) et elles concluent que, bien qu'il ne s'agisse pas d'une règle absolue, « [e]n pratique [. . .], les tribunaux ont eu tendance à exclure de telles déclarations puisque, tout bien considéré, ils ont jugé que leur utilisation risquait de déconsidérer l'administration de la justice » (par. 91).
[242] Les déclarations dont l'obtention contrevient au principe interdisant l'auto‑incrimination seront presque toujours exclues en application du par. 24(2) . Lorsqu'il conclura à la violation d'un droit garanti par l'art. 7, le tribunal aura déjà établi que la conduite abusive ou coercitive de la police l'emporte sur la fiabilité de la déclaration. Si la déclaration a été obtenue d'une manière qui contrevient à l'art. 7 en raison de craintes liées à sa fiabilité, son utilisation risque d'entraîner une erreur judiciaire, de sorte qu'il faut l'exclure. De même, lorsque la déclaration est digne de foi, mais inconstitutionnelle en raison de préoccupations liées à la contrainte ou à la conduite de l'État, son utilisation est également susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. La présente affaire ne fait pas exception; le risque d'erreur judiciaire et la conduite policière abusive militent tous deux en faveur de l'exclusion.
[243] Je conviens donc avec mon collègue le juge Moldaver que la preuve obtenue au cours de l'opération doit être exclue , et je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l'appelante : Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, St. John's.
Procureurs de l'intimé : Poole Althouse, Corner Brook, Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
Procureur de l'intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada , Halifax .
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec : Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, Québec.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureurs de l'intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted : Russell Silverstein & Associate, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Sugden, McFee & Roos, Vancouver; Michael Sobkin, Ottawa.
Procureurs de l'intervenante Criminal Lawyers' Association of Ontario : Lockyer Campbell Posner, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : Addario Law Group, Toronto.

Procureurs de l'intervenante l'Association des avocats de la défense de Montréal : Poupart, Dadour, Touma et Associés, Montréal.
Procureurs nommés par la Cour en qualité d'amicus curiae : Henein Hutchison, Toronto.


[1] L'identité de l'agent est protégée par une interdiction de publication.
[2] L'identité de l'agent est également protégée par l'interdiction de publication.
[3] La conversation n'a pas été enregistrée. L'intimé a nié qu'elle ait eu lieu.
[4] « Opérations d'infiltration », GRC en Colombie‑Britannique (en ligne).
[5] Cette règle vise l'opération Monsieur Big dans sa forme actuelle. La modification de la manière dont la police recourt à une opération clandestine pour obtenir un aveu pourrait écarter l'application de la règle. Or, il n'appartient pas à la Cour de prévoir d'éventuels changements dans les pratiques policières. Ce serait pure conjecture. L'avenir nous dira si les principes qui sous-tendent la règle justifient également son application dans d'autres contextes.
[6] Il semble que, en Colombie-Britannique, la GRC ait déjà pour pratique d'enregistrer une partie importante des échanges entre l'accusé et les agents (voir W. E. Dawson, « The Use of “Mr. Big” in Undercover Operations », dans Criminal Law : Special Issues (2011), Paper 5.2, p. 5.2.44).
[7] Cette étude porte sur de faux aveux obtenus lors d'interrogatoires de police habituels. À mon avis, les aveux des personnes les plus susceptibles d'avouer faussement un crime lors de tels interrogatoires devraient faire l'objet d'une attention accrue lorsqu'ils sont obtenus dans le contexte d'une opération Monsieur Big.
[8] Par exemple, dans l'affaire R. c. Bonisteel , 2008 BCCA 344, 259 B.C.A.C. 114, l'admission de l'aveu de l'accusé à Monsieur Big exigeait en outre l'admission de la preuve selon laquelle l'accusé avait commis deux agressions sexuelles avec violence sans rapport avec l'accusation. Cette preuve devait être admise parce qu'elle était [ TRADUCTION ] « inextricablement liée à l'aveu obtenu dans le cadre de l'opération policière » (par. 29). De toute évidence, ce genre de preuve accroît le préjudice moral que l'admission de l'aveu inflige à l'accusé.
[9] Voir p. ex. R. c. S. (R.J.) , [1995] 1 R.C.S. 451, où la Cour reconnaît que le témoin bénéficie d'une protection contre l'utilisation de la « preuve dérivée » obtenue grâce à son témoignage forcé (par. 165‑202), et British Columbia Securities Commission c. Branch , [1995] 2 R.C.S. 3, où elle statue qu'un témoin doit être soustrait à l'obligation de témoigner s'il démontre que la demande de témoignage de l'État a pour objet prédominant l'obtention d'éléments de preuve incriminants contre lui (par. 5-12).

[10] Quatre éléments sont pris en compte pour décider s'il y a ou non atteinte à ce principe : (1) l'existence d'une contrainte, (2) l'opposition des intérêts de l'accusé et de ceux de l'État, (3) la possibilité d'un aveu non digne de foi et (4) la crainte que l'admission en preuve de la déclaration accroisse le recours par l'État à un comportement abusif.
[11] Bien que les présents motifs portent essentiellement sur son application aux opérations Monsieur Big, je ne vois pas pourquoi le principe ne pourrait pas être adapté puis appliqué à d'autres tactiques policières innovatrices conçues pour soutirer des aveux.
[12] Voir diverses décisions de gestion d'instance rendues par la Cour d'appel : R. c. Hart , 2011 NLCA 64, 312 Nfld. & P.E.I.R. 44; 2011 NLCA 37 (CanLII); 2011 NLCA 29 (CanLII); 2010 NLCA 33, 298 Nfld. & P.E.I.R. 152; 2009 NLCA 10, 282 Nfld. & P.E.I.R. 346.


Synthèse
Référence neutre : 2014 CSC 52 ?
Date de la décision : 31/07/2014
Proposition de citation de la décision: R. c. Hart


Origine de la décision
Date de l'import : 27/09/2015
Fonds documentaire ?: Lexum
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2014-07-31;2014.csc.52 ?

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