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26/04/1979 | CEDH | N°6538/74

CEDH | AFFAIRE SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI (N° 1)


COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 6538/74)
ARRÊT
STRASBOURG
26 avril 1979
En l’affaire Sunday Times,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  G. BALLADORE PALLIERI, président,
G. WIARDA,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
P. O’DONOGHUE,
Mme  H. PEDERSEN,
MM.  Thór VILHJÁLMSSON,
R. RYSSDAL,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,

Sir  Gerald FITZMAURICE,
Mme  D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM.  D. EVRIGENIS,
P.-H. TEITGEN,
G. LAGERGREN,
L. LIESCH,
...

COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 6538/74)
ARRÊT
STRASBOURG
26 avril 1979
En l’affaire Sunday Times,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  G. BALLADORE PALLIERI, président,
G. WIARDA,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
P. O’DONOGHUE,
Mme  H. PEDERSEN,
MM.  Thór VILHJÁLMSSON,
R. RYSSDAL,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Sir  Gerald FITZMAURICE,
Mme  D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM.  D. EVRIGENIS,
P.-H. TEITGEN,
G. LAGERGREN,
L. LIESCH,
F. GÖLCÜKLÜ,
F. MATSCHER,
J. PINHEIRO FARINHA,
E. GARCÍA DE ENTERRÍA,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil du 30 novembre au 2 décembre 1978 et du 27 au 29 mars 1979,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Sunday Times a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission"). A son origine se trouve une requête dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et que l’éditeur (Times Newspapers Limited), le rédacteur en chef (M. Harold Evans) et un groupe de journalistes de l’hebdomadaire britannique The Sunday Times avaient introduite devant la Commission le 19 janvier 1974 en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention").
2. La demande de la Commission, qui s’accompagnait du rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au greffe de la Cour le 15 juillet 1977, dans le délai de trois mois fixé par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) de la Convention et à la déclaration par laquelle le Royaume-Uni a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes de l’article 10 (art. 10) de la Convention, lu isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+10) ou l’article 18 (art. 18+10).
3. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Gerald Fitzmaurice, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 28 juillet 1977, en présence du greffier, le président de la Cour a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. H. Mosler, M. Zekia, P. O’Donoghue, R. Ryssdal et J. Pinheiro Farinha (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement).
4. Le président de la Chambre a recueilli, par l’intermédiaire du greffier, l’opinion de l’agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du 15 septembre 1977, il a décidé que l’agent déposerait un mémoire avant le 7 décembre 1977 et que les délégués auraient la faculté d’y répondre par écrit dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle le greffier le leur aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 8 décembre 1977. Le 10 février 1978, les délégués ont transmis à la Cour un mémoire qui leur avait été présenté au nom des requérants; ils ont indiqué qu’ils n’entendaient pas, à ce stade, exposer leur propre avis ni commenter le mémoire des requérants, mais se réservaient de le faire à l’audience.
5. Après avoir consulté, par l’intermédiaire du greffier adjoint, l’agent du Gouvernement et les délégués de la Commission, le président a, par une ordonnance du 16 mars 1978, fixé au 24 avril 1978 la date d’ouverture de la procédure orale. Par une ordonnance du 20 mars 1978, il a autorisé l’agent à déposer avant le 7 avril 1978 un mémoire complémentaire que le greffe a reçu le 6 avril.
Le 13 avril, le secrétaire de la Commission a transmis à la Cour une lettre que lui avaient adressée le 10 avril les requérants, ainsi que certains documents joints à cette lettre.
6. Les débats se sont déroulés en public les 24 et 25 avril 1978 à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme.
Ont comparu devant la Cour:
- pour le Gouvernement:
M. D. ANDERSON, jurisconsulte,
ministère des affaires étrangères et du Commonwealth,  
agent,
M. P. ARCHER, M.P., Q.C., Solicitor-General,
M. N. BRATZA, avocat,  conseils,
M. R. RICKS, Treasury Solicitor’s Department,
M. M. SAUNDERS, Law Officers’ Department, conseillers;
- pour la Commission:
M. J. FAWCETT,  délégué principal,
M. J. CUSTERS,
M. J. FROWEIN,  délégués,
M. A. LESTER, Q.C.,
M. A. WHITAKER, Legal Manager,
Times Newspapers, Ltd, assistant les délégués en vertu de
l’article 29 par. 1, deuxième phrase, du règlement de la  
Cour.
La Cour a ouï en leurs déclarations et conclusions M. Archer pour le Gouvernement et, pour la Commission, MM. Fawcett, Frowein et Lester ainsi que ce dernier en ses réponses aux questions de certains juges. Pendant l’audience, la Commission a produit devant la Cour d’autres documents qu’elle avait reçus des requérants.
7. La Chambre a délibéré en chambre du conseil du 25 au 27 avril.
Réunie à huis clos le 27 octobre 1978 à Strasbourg, elle a décidé, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière, par le motif "que l’affaire soulev(ait) des questions graves qui touch(aient) à l’interprétation de la Convention (...)".
Ayant obtenu, par l’intermédiaire du greffier, l’accord de l’agent du Gouvernement et l’avis concordant des délégués de la Commission, la Cour a décidé le 30 novembre que la procédure se poursuivrait sans de nouvelles audiences (article 26 du règlement).
FAITS
Historique
8. De 1958 à 1961, la Distillers Company (Biochemicals) Limited ("la Distillers") fabriqua et commercialisa sous licence au Royaume-Uni des médicaments comprenant de la "thalidomide", substance mise au point en République fédérale d’Allemagne. Ils étaient prescrits comme sédatifs, notamment pour les femmes enceintes. En 1961, des femmes qui en avaient absorbé pendant leur grossesse donnèrent le jour à des enfants atteints de malformations graves; au bout du compte on enregistra quelque 450 naissances de ce genre. En novembre de la même année, la Distillers retira du marché britannique tous les médicaments qui renfermaient de la thalidomide.
9. Entre 1962 et 1966, les parents de soixante-dix enfants mal formés assignèrent la Distillers en justice au nom de ceux-ci comme pour leur propre compte. Ils attribuaient les malformations à l’effet sur le foetus de la thalidomide administrée à la mère en cours de grossesse, alléguaient que la Distillers avait témoigné de négligence en produisant, fabriquant et commercialisant les médicaments et exigeaient des dommages-intérêts. La Distillers se défendit de s’être montrée négligente et contesta le fondement juridique des demandes. Un certain nombre d’actions furent aussi intentées au sujet de personnes souffrant de névrite périphérique à cause, affirmait-on, de l’emploi des médicaments.
Soixante-cinq des soixante-dix actions de parents furent réglées à l’amiable en 1968 à l’issue de négociations entre les conseils juridiques des parties. Soixante-deux d’entre elles concernant des enfants en vie, leur règlement avait besoin d’une homologation judiciaire; elle fut accordée. D’après l’arrangement chaque plaignant toucherait de la Distillers, à condition de retirer l’accusation de négligence, 40% de la somme qu’il aurait perçue s’il avait entièrement obtenu gain de cause. En 1969 se déroulèrent devant la High Court des procédures complémentaires portant sur le montant de la réparation dans les cas réglés de la sorte. Pour finir, la Distillers versa environ un million de livres pour cinquante-huit cas; deux furent résolus d’une autre manière et les deux derniers se négociaient encore en juillet 1973.
10. L’arrangement de 1968 n’englobait pas cinq des soixante-dix actions initiales car les instances y relatives n’avaient pas été engagées dans le délai de trois ans fixé par la loi anglaise. Le tribunal autorisa par la suite les plaignants, à leur requête (ex parte), à présenter l’acte introductif hors délai tant dans ces cinq cas que pour deux cent soixante et une réclamations de parents ou tuteurs d’autres enfants mal formés. Cent vingt-trois demandes de plus avaient été adressées par lettre à la Distillers, mais les parties s’entendirent pour se passer de procès. Ainsi, trois cent quatre-vingt-neuf demandes contre la Distillers se trouvaient pendantes en 1971. Aucune initiative nouvelle ne fut prise dans les actions dûment introduites, sauf le dépôt du résumé des griefs dans un cas et de conclusions de la défense en 1969. La Distillers avait annoncé en février 1968 qu’elle libérerait une somme considérable au profit des trois cent quatre-vingt-neuf plaignants qui restaient et des deux côtés on désirait arriver à un règlement extrajudiciaire: l’affaire soulevait des questions juridiques très délicates en droit anglais; si l’une quelconque des actions avait atteint le stade des plaidoiries son examen eût incombé à un juge professionnel siégeant sans jury.
En 1971, des négociations s’ouvrirent sur une proposition de la Distillers visant à établir un fonds de secours en faveur de tous les enfants infirmes non couverts par l’arrangement de 1968. Elle était subordonnée à l’acceptation de l’ensemble des parents; or cinq refusèrent, l’un au moins parce que les paiements auraient dépendu des besoins. En avril 1972, la Court of Appeal repoussa une requête émanant des parents qui auraient accepté et tendant à substituer à ces cinq personnes l’Official Solicitor en qualité de curateur ad litem (next friend). Lors de négociations ultérieures on remplaça la condition primitive par l’exigence du consentement d’une "large majorité" des parents. En septembre 1972, on avait élaboré un accord créant un fonds de 3.250.000 £; on comptait le soumettre à homologation judiciaire en octobre.
11. Depuis 1967, des articles sur les enfants victimes de malformations paraissaient régulièrement dans le Sunday Times qui en 1968 avait hasardé quelques critiques sur le règlement adopté cette année-là. De leur côté, d’autres journaux et la télévision avaient consacré des commentaires au sort de ces enfants. En particulier, le Daily Mail publia en décembre 1971 un article qui déclencha des plaintes de parents alléguant qu’il risquait de nuire aux négociations en cours; l’Attorney-General mit ce quotidien en garde par une lettre officielle le menaçant de sanctions pour contempt of court (littéralement "mépris de la cour"), mais il n’y eut pas de poursuites. Le 24 septembre 1972 figura dans le Sunday Times un article intitulé "Our Thalidomide Children: A Cause for National Shame" (Nos enfants victimes de la thalidomide: une honte pour le pays); il examinait les propositions d’arrangement alors à l’étude, les estimait "dérisoires en comparaison du préjudice subi", critiquait différents aspects du droit anglais sur l’octroi et le calcul des indemnités pour dommage corporel, déplorait le délai écoulé depuis les naissances et invitait la Distillers à présenter une offre plus généreuse. Il renfermait le passage suivant:
"(...) les enfants de la thalidomide font honte à la Distillers. (...) S’en tenir à la lettre de la loi est parfois aussi critiquable qu’empiéter sur les droits d’autrui. Le chiffre retenu par le projet de règlement s’élève à 3,25 millions de livres, répartis sur dix ans. Il n’a rien de mirobolant si on le rapproche des bénéfices avant impôt de l’an dernier, soit 64,8 millions, et de la valeur comptable nette de la société, 421 millions. Sans nullement se reconnaître coupable de négligence, la Distillers pourrait et devrait réfléchir à nouveau."
Une note en bas de page annonçait qu’"un autre article du Sunday Times retracera(it) l’historique de la tragédie". Le 17 novembre 1972, la Divisional Court de la Queen’s Bench Division rendit, à la demande de l’Attorney-General, une ordonnance interdisant de publier ce nouvel article, au motif qu’il constituerait un contempt of court (pour un résumé du projet d’article et des précisions sur la procédure engagée pour contempt, voir les paragraphes 17 à 35 ci-dessous).
12. Si l’article envisagé ne parut donc pas, le Sunday Times diffusa tout au long du mois d’octobre des informations sur les "enfants de la thalidomide" et le droit de la réparation des dommages corporels. Public, presse et télévision réagirent aussi intensément. Quelques émissions de radio et de télévision furent annulées après des avertissements officiels relatifs au contempt, mais seule donna lieu à des poursuites une émission télévisée du 8 octobre 1972 concernant le sort des enfants. D’après l’Attorney-General, elle cherchait à inciter la Distillers, par des pressions, à payer davantage. Le 24 novembre 1972, la Divisional Court conclut à l’absence de contempt: on n’avait pas établi que la société de télévision eût voulu peser sur les instances en cours et dans les circonstances de la cause une diffusion unique de l’émission ne créait pas "un risque grave" d’ingérence dans le fonctionnement de la justice (Attorney-General v. London Weekend Television Ltd). Le tribunal distingua l’affaire de celle du projet d’article du Sunday Times: dans la seconde, le rédacteur en chef n’avait pas caché qu’il s’efforçait de pousser la Distillers à de plus amples versements.
13. A la Chambre des Communes, le Speaker avait plusieurs fois refusé d’autoriser un débat ou des questions sur les problèmes soulevés par le drame de la thalidomide. Le 29 novembre 1972, la Chambre en discuta cependant longuement; elle se trouvait saisie d’une motion qui, entre autres, invitait la Distillers à assumer ses responsabilités morales et préconisait des mesures législatives immédiates pour établir un fonds en faveur des enfants mal formés. Peu auparavant, la Distillers avait porté de 3.250.000 à 5.000.000 £ la dotation du fonds envisagé par elle. Le débat fut en grande partie consacré au point de savoir si des mesures législatives immédiates soustrairaient ou non aux pressions la Distillers et/ou les parents, ainsi qu’à un examen tant des prestations sociales aux enfants et aux handicapés en général que des systèmes officiels de contrôle des médicament nouveaux. On rendit hommage à la campagne du Sunday Times et on adressa diverses critiques à la loi et aux juristes. On ne parla pas de la responsabilité juridique - et non morale - de la Distillers, mais on signala des faits, décrits comme les prodromes du danger, auxquels on n’avait guère prêté attention et le défaut de recours général à des tests sur les foetus lors du lancement de la thalidomide sur le marché. Des indications semblables figuraient dans le projet d’article du Sunday Times. A l’issue de la discussion, la Chambre, "préoccupée par le sort des ‘enfants de la thalidomide’ et par le retard mis à parvenir à un règlement", se félicita des initiatives prises par le Gouvernement pour améliorer l’aide aux handicapés et salua son engagement de se pencher sur les cas de détresse particulière et d’"étudier, dès que les affaires ne ser(aient) plus entre les mains de la justice, la nécessité d’instituer un fonds de secours pour les enfants de la thalidomide".
14. Le débat au parlement fut suivi d’une nouvelle vague de publications et une campagne d’envergure nationale se déroula dans la presse et le public pour inciter la Distillers à présenter une offre plus généreuse. Elle comportait la menace de boycotter les autres produits de la société, dont bien des actionnaires insistaient ouvertement pour un arrangement rapide et satisfaisant. Deux articles parus dans le Daily Mail les 8 et 9 décembre 1972 mentionnaient notamment beaucoup des mêmes résultats d’expériences et de recherches que l’article prohibé du Sunday Times.
Vers cette époque, un certain nombre d’articles de presse contestèrent la responsabilité juridique de la Distillers, mais il n’y eut pas de poursuites pour contempt. Malgré des demandes réitérées, aucune enquête publique n’eut lieu sur les causes de la tragédie; le ministre compétent la refusa définitivement dans l’été de 1976.
Le projet de règlement échoua devant les critiques publiques; en décembre 1972 et janvier 1973, la Distillers formula de nouvelles propositions, dont celle d’élever à 20.000.000 £ la dotation du fonds. Les négociations continuèrent. Dans l’intervalle, l’interdiction prononcée par la Divisional Court fut levée le 16 février 1973 par la Court of Appeal sur recours de Times Newspapers Ltd, puis rétablie le 24 août 1973 sous une forme modifiée après que la Chambre des Lords eut accueilli, le 18 juillet, un recours ultérieur de l’Attorney-General (paragraphes 24 à 34 ci-dessous).
15. Le 30 juillet 1973, un juge de la Queen’s Bench Division approuva pour la grande majorité des cas les termes d’une transaction après s’être assuré qu’ils servaient les intérêts véritables des mineurs concernés. D’après l’arrangement,
a) chaque plaignant recevrait, à condition de se désister, 40% de la somme qu’il aurait touchée s’il avait obtenu gain de cause et
b) un fonds de secours serait créé pour les enfants atteints de malformations, y inclus ceux que couvrait l’accord de 1968.
La Distillers persistait à nier toute négligence de sa part ou de celle de ses conseillers; comme certains parents n’acceptaient pas le projet de règlement, la justice demeura saisie du problème.
16. L’injonction adressée à Times Newspapers Ltd fut levée le 23 juin 1976 à la demande de l’Attorney-General (paragraphe 35 ci-dessous). Quatre jours plus tard paraissait l’article litigieux. Il différait du texte initial à plusieurs égards, par exemple en omettant des passages qui s’appuyaient sur des renseignements confidentiels recueillis par les conseils des parents pendant le procès de la thalidomide. Une ordonnance complémentaire du 31 juillet 1974 avait défendu de divulguer ces renseignements; les requérants ne l’ont pas attaquée devant la Commission.
Au 23 juin 1976 restaient quatre actions de parents contre la Distillers: dans l’une, la procédure écrite était close mais on n’avait rien fait depuis 1974; deux autres n’avaient donné lieu qu’au dépôt d’un résumé des griefs, la quatrième qu’à celui de l’exploit d’assignation. En outre, un procès soulevant lui aussi la question de la négligence se trouvait encore en instance entre la Distillers et ses assureurs: les seconds contestaient leur obligation de financer l’arrangement de 1973 au motif, notamment, que la première n’avait pas mené à bien assez d’expériences et de recherches. La cause figurait au rôle de l’audience du 4 octobre 1976, mais un règlement amiable intervint le 24 septembre.
Résumé du projet d’article
17. L’article non publié qui fit l’objet de l’interdiction commençait par suggérer que le mode de commercialisation de la thalidomide en Grande-Bretagne laissait beaucoup à désirer. Il affirmait que la Distillers
"- se fiait largement aux tests allemands et n’avait pas procédé de son côté à des essais complets avant de lancer le médicament;
- n’a[vait] pas découvert, en consultant la littérature médicale et scientifique, qu’un médicament voisin de la thalidomide pouvait produire des monstres;
- avant de lancer le médicament, ne l’a[vait] pas expérimenté sur des animaux pour en déterminer les effets sur le foetus;
- en a[vait] accéléré le lancement pour des raisons commerciales. Elle a[vait] passé outre à l’avertissement d’un membre de son propre personnel, d’après lequel la thalidomide était nettement plus dangereuse qu’on ne l’avait supposé;
- n’a[vait] pas changé d’attitude quand on s’aperçut que la thalidomide pouvait léser le système nerveux, ce qui en soi révélait le risque d’une atteinte au foetus;
- a[vait] continué à vanter le médicament, jusqu’à un mois avant son retrait du marché, comme sans danger pour les femmes enceintes."
Le corps de l’article décrivait comment la Distillers, après des débuts apparemment décevants dans le domaine pharmaceutique, apprit en 1956 que la société allemande Chemie Gruenenthal avait mis au point un sédatif estimé inoffensif et unique, la thalidomide. Le très vaste marché existant à l’époque pour les sédatifs arrivait à saturation et la Distillers jugea nécessaire d’agir vite. Quand elle résolut de commercialiser le médicament, elle ne disposait pas de renseignements techniques, sauf le compte rendu d’un colloque tenu en Allemagne, et n’avait pas recouru elle-même à des tests; elle semblait croire que la thalidomide n’exigerait pas d’essais approfondis. Elle s’était livrée à une étude de la littérature scientifique, mais n’avait pas découvert les conclusions de recherches menées en 1950 par un certain Dr Thiersch et d’où il ressortait qu’un produit chimique proche de la thalidomide pouvait provoquer la naissance de monstres; les opinions divergeaient sur le point de savoir si l’on aurait dû trouver ses travaux.
Les ventes de thalidomide commencèrent en Allemagne en octobre 1957; la Distillers s’était engagée par le contrat de licence à la commercialiser à partir d’avril 1958. Elle élabora le programme de lancement du médicament alors pourtant que les examens cliniques traînaient en longueur. En janvier 1958 parurent les résultats des premières expériences britanniques: ils relevaient que la thalidomide arrêtait le fonctionnement de la thyroïde et que l’on ignorait son mode d’action; le chercheur soulignait qu’il fallait des tests supplémentaires. La Distillers ne s’appuya pas sur cet avis mais sur des preuves "peu convaincantes": d’autres essais pratiqués au Royaume-Uni et des assurances concernant les résultats de recherches en Allemagne. L’avertissement relatif aux effets antithyroïdiens était particulièrement pertinent car on savait que les médicaments affectant la thyroïde pouvaient affecter les enfants en gestation; il était raisonnable d’affirmer que la Distillers aurait dû attendre de nouveaux tests pour lancer la thalidomide.
Le 14 avril 1958, poursuivait l’article, cette dernière fut mise en vente en Grande-Bretagne et annoncée comme "totalement sans danger". A la fin de 1959, le pharmacologue de la Distillers s’aperçut que sous sa forme liquide elle était fortement toxique et qu’une dose excessive pouvait causer la mort, mais on ne publia jamais son rapport et le produit liquide se vendit à partir de juillet 1961. En décembre 1960, il s’avéra que des patients ayant absorbé des tablettes de thalidomide - forme sous laquelle on la distribuait à l’origine - présentaient des symptômes de névrite périphérique; la nouvelle entraîna la suspension d’une demande de commercialisation du médicament aux États-Unis d’Amérique où, en fait, il ne se vendit jamais. D’autres cas de névrite périphérique furent signalés en 1961; la Distillers continua néanmoins à vanter l’innocuité du produit.
Au début de 1961 naquirent au Royaume-Uni des enfants atteints de malformations, mais rien à l’époque ne laissait penser à un lien avec la thalidomide. Toutefois, entre mai et octobre un médecin d’Australie découvrit la caractéristique commune à un certain nombre de naissances de monstres: les mères avaient pris de la thalidomide pendant leur grossesse. Le 24 novembre, on en avisa la Chemie Gruenenthal qui, deux jours plus tard, retira le médicament à la suite des révélations d’un journal. La Distillers arrêta aussitôt après la vente de la thalidomide au public. Des tests sur des animaux, dont les résultats furent divulgués en avril 1962, confirmèrent que la thalidomide provoquait des malformations; les ventes aux hôpitaux ne cessèrent pourtant qu’en décembre 1962.
Le projet d’article concluait ainsi:
"Il incombait donc carrément à la [Distillers] de s’assurer de l’innocuité de la thalidomide. Comment s’est-elle acquittée de cette lourde responsabilité? On peut soutenir:
1. qu’elle aurait dû se procurer tous les ouvrages scientifiques sur les médicaments apparentés à la thalidomide. Elle ne l’a pas fait.
2. qu’elle aurait dû lire les travaux consacrés par Thiersch aux répercussions de substances voisines de la thalidomide sur le système nerveux, suspecter l’action éventuelle sur les enfants à naître et, partant, rechercher les effets tératogènes par des essais sur l’animal. Elle ne l’a pas fait.
3. qu’elle aurait dû pratiquer d’autres tests quand elle a découvert que le médicament inhibait la thyroïde et présentait une toxicité insoupçonnée. Elle ne l’a pas fait.
4. qu’avant de vanter l’innocuité du produit pour les femmes enceintes elle aurait dû en avoir la preuve. Elle ne l’avait pas.
En faveur de la [Distillers], on pourrait plaider qu’elle croyait sincèrement la thalidomide non toxique au moment où elle l’a lancée sur le marché britannique; que la névrite périphérique n’est apparue comme effet secondaire qu’après deux ans de vente du médicament en Grande-Bretagne; que la recherche d’effets tératogènes n’était pas de pratique courante en 1958; que si l’on avait procédé à des tests sur les animaux de laboratoire habituels, on n’aurait rien constaté car seul le lapin blanc de Nouvelle-Zélande subit les effets de la thalidomide à l’instar de l’homme; enfin, que l’unique compte rendu clinique relatif à l’absorption de thalidomide par des femmes enceintes n’indiquait aucune conséquence grave (le médicament n’étant dangereux que pendant les douze premières semaines de grossesse).
Il ne semble pas y avoir de réponses nettes (...)."
Droit anglais
18. D’après le rapport du comité sur le contempt of court (le "rapport Phillimore", paragraphe 36 ci-dessous), le droit anglais en la matière est "un moyen permettant aux tribunaux d’intervenir pour empêcher ou réprimer un comportement de nature à entraver l’administration de la justice, lui nuire ou la déjouer dans une affaire donnée ou de manière générale"; il a pour but de protéger non la dignité des juges, mais "l’administration de la justice et ‘la prééminence fondamentale du droit’". Le contempt of court constitue, sauf exceptions, une infraction punissable d’un emprisonnement ou d’une amende, sans limite de durée ni de montant, ou de l’obligation de verser un cautionnement comme garantie de bonne conduite; la peine peut être prononcée à l’issue d’une procédure sommaire menée sans jury et la publication de faits ou opinions s’analysant en un acte délictueux de contempt peut aussi être prohibée selon une procédure analogue. Dans une certaine mesure, le contempt of court couvre le même domaine que diverses infractions ordinaires contre l’administration de la justice, tel le détournement du cours de cette dernière (perversion of the course of justice). Il est une création de la common law et concerne bien des formes de comportement. Dans sa déclaration à la Chambre des Lords en l’affaire Sunday Times, Lord Diplock a noté:
"S’il existe une multitude de décisions empiriques sur des cas particuliers de conduite considérée comme un contempt of court, il manque une explication ou analyse rationnelles d’une notion générale du contempt of court, commune aux espèces dans lesquelles il a été constaté."
Le rapport Phillimore distingue plusieurs catégories de contempt of court:
a) "contempt in the face of the court" (littéralement "mépris à la face de la cour"), par exemple lancement de projectiles sur le juge, insultes ou manifestations dans le prétoire;
b) "contempt out of court" (littéralement "mépris à l’extérieur de la cour"), subdivisé entre
(i) représailles contre des témoins après la clôture de l’instance;
(ii) "outrage à la cour" consistant par exemple à bafouer un juge en tant que juge, à contester son impartialité ou son intégrité, etc.;
(iii) désobéissance aux ordonnances des tribunaux;
(iv) conduite, intentionnelle ou non, propre à entraîner une ingérence dans le cours de la justice à l’occasion d’un procès déterminé.
La présente affaire concerne cette dernière catégorie qui englobe les contempts revêtant la forme de publications, comptes rendus ou commentaires consacrés à des litiges en instance. Le rapport Phillimore relève l’absence d’une définition claire du type de déclaration, critique ou commentaire qui passerait pour un contempt. Il ajoute que jusqu’au moment où la Chambre des Lords "a énoncé un critère sensiblement différent" dans l’affaire Sunday Times, les critères du contempt reposaient tous, pour les publications, sur l’idée d’atteinte au processus judiciaire ou d’immixtion abusive dans ce dernier; le mal que le droit du contempt vise et a toujours visé à éliminer est le risque d’un dommage causé à la bonne administration de la justice.
Une publication paraît pouvoir constituer un contempt of court non seulement si elle a lieu après l’introduction d’une instance, mais aussi quand un procès est "imminent".
19. L’Attorney-General a le droit - non l’obligation - de saisir le tribunal de tout fait qui, à ses yeux, peut s’analyser en contempt et appelle pareille saisine dans l’intérêt public. Hormis dans certains cas, les particuliers peuvent également intenter une action pour contempt.
20. Il convient de remarquer, à ce propos, qu’une résolution de la Chambre des Communes interdit d’aborder dans les débats des questions pendantes devant un juge. Sauf exceptions il ne faut jamais parler, en termes préjudiciables ou non, d’un litige civil une fois qu’il se trouve en état ou porté d’une autre manière devant le tribunal; auparavant (ou après dans les hypothèses exceptionnelles), on peut traiter de tels problèmes à moins que le Speaker n’aperçoive un danger réel et important de nuire à la marche du procès. C’est en vertu de cette résolution que la Chambre tint son débat du 29 novembre 1972 (paragraphe 13 ci-dessus) dont le compte rendu fut publié.
Les instances pour contempt devant les juridictions internes
a) Introduction
21. La Distillers adressa à l’Attorney-General une plainte officielle d’après laquelle l’article inséré dans le Sunday Times le 24 septembre 1972 revêtait le caractère d’un contempt of court puisque l’affaire demeurait soumise à la justice. Le 27 septembre, en l’absence de l’Attorney-General, le Solicitor-General écrivit au rédacteur en chef du Sunday Times pour l’inviter à présenter ses observations. Dans sa réponse, le rédacteur en chef justifia l’article; il communiqua en outre le texte du projet d’article en affirmant l’entière exactitude des faits. Le Solicitor-General demanda si l’une ou l’autre des parties au litige avaient vu le projet. Là-dessus, le Sunday Times en envoya une copie à la Distillers le 10 octobre. On l’avait avisé la veille que l’Attorney-General avait décidé de ne pas intervenir quant aux articles déjà parus en septembre et octobre; la Distillers adoptait la même attitude. Le 11 octobre, l’Attorney-General’s Office informa le Sunday Times qu’à la suite de démarches de la Distillers, l’Attorney-General avait résolu de saisir la High Court afin qu’elle statuât sur la légalité de la publication de l’article envisagé. Le lendemain, il déposa un acte introductif d’instance contre Times Newspapers Ltd; il priait la cour "d’interdire au défendeur (...), lui-même, par ses employés ou mandataires ou d’une autre manière, de publier un projet d’article - ou d’en provoquer ou autoriser la publication ou l’impression - traitant, entre autres, de la mise au point, distribution et utilisation du médicament ‘thalidomide’, projet dont le défendeur avait fourni un exemplaire à l’Attorney-General".
b) Décision de la Divisional Court
22. La demande de l’Attorney-General fut examinée du 7 au 9 novembre 1972 par trois juges de la Queen’s Bench Division qui y fit droit le 17.
La cour souligna dans sa décision:
"l’article ne prétend pas exprimer d’opinion sur la responsabilité juridique de la Distillers (...), mais (...) critique celle-ci à beaucoup d’égards et l’accuse de négligence pour ne pas avoir testé le produit ni réagi assez vite aux indices alarmants que fournissaient les essais réalisés par d’autres. A la lecture de l’article, nul ne saurait (...) manquer d’en retirer l’impression que la thèse de la négligence de la société était solide."
Le rédacteur en chef du Sunday Times avait annoncé que l’exception de vérité serait invoquée dans toute action en diffamation consécutive à la publication de l’article; la cour examina ce dernier en partant de l’idée qu’il reflétait fidèlement les faits.
23. Le raisonnement figurant dans l’arrêt peut se résumer ainsi. L’objection qu’appelaient des commentaires unilatéraux antérieurs à la clôture de l’instance, c’était qu’ils pouvaient empêcher une bonne et impartiale administration de la justice en influençant et prévenant le tribunal lui-même dans un sens ou un autre, en influençant les témoins à citer ou en pesant sur la liberté de choix et de conduite d’une partie au litige. En l’espèce entrait en ligne de compte cette troisième forme de préjudice. Il y avait contempt of court si une partie subissait des pressions de nature à l’exposer à un danger réel de ne pas obtenir justice parce que sa liberté d’action serait entravée. Le critère du contempt consistait à savoir si, à la lumière de l’ensemble des circonstances de la cause, les mots incriminés créaient un risque sérieux d’ingérence dans le cours de la justice, quelle que fût l’intention de l’auteur ou l’exactitude de l’écrit.
La cour n’avait pas, comme l’avait soutenu le défendeur, à mettre en balance deux intérêts concurrents, l’administration de la justice et le droit du public à être informé: jusqu’à l’issue d’un procès, il fallait exclure des commentaires créant un risque sérieux d’immixtion dans ce dernier. Même s’il n’en était pas ainsi, du reste, aucun intérêt public à une divulgation immédiate ne pouvait prévaloir en l’occurrence sur celui qui s’attachait à l’absence de toute pression sur les parties.
En l’espèce, il n’y avait aucune différence entre un effort de persuasion visant une obligation juridique et un effort de persuasion visant une obligation morale. Le Sunday Times voulait sans nul doute pousser l’opinion publique à exercer une pression sur la Distillers afin que celle-ci présentât une offre plus généreuse qu’elle ne l’eût peut-être fait sans cela. Il s’agissait d’une tentative délibérée d’influer sur le règlement amiable d’une affaire en cours; eu égard à la puissance de l’opinion publique, la parution de l’article entraînerait un risque sérieux d’atteinte à la liberté d’action de la Distillers dans le procès et constituerait un contempt manifeste.
c) Décision de la Court of Appeal
24. Un recours de Times Newspapers Ltd contre la décision de la Divisional Court fut examiné du 30 janvier au 2 février 1973 par la Court of Appeal. Elle se trouvait saisie d’une déclaration écrite sous serment (affidavit) du rédacteur en chef du Sunday Times, retraçant l’évolution intervenue entre-temps dans l’affaire comme dans la discussion publique de celle-ci. Avec l’autorisation de la cour, le conseil de la Distillers plaida sur le contenu du projet d’article, signalant les erreurs qu’il renfermait selon lui. Le 16 février, la Court of Appeal leva l’injonction. Un résumé des opinions lues par ses trois membres figure ci-après.
25. Pour Lord Denning, le projet d’article
"(...) analys[ait] en détail les éléments de preuve jouant contre la Distillers. Il énumér[ait] avec vigueur les raisons d’affirmer qu’elle n’a[vait] pas été à la hauteur de ses responsabilités. Toutefois, l’honnêteté oblige[ait] à le préciser, il récapitul[ait] aussi les arguments pouvant être invoqués en faveur de la Distillers."
Après avoir noté que la cour ne disposait d’aucun affidavit de la Distillers concernant l’effet du projet d’article sur cette société et ne savait pas grand-chose de l’état du litige et des négociations, Lord Denning dit le droit en ces termes:
"(...) quand une instance est en cours et se déroule activement (...), nul ne doit la commenter d’une manière propre à créer un danger réel et grave d’atteinte à l’équité du procès, par exemple en influençant le juge, les jurés ou les témoins, voire en prévenant l’humanité en général contre une partie en cause (...). Même si l’auteur des commentaires les croit sincèrement exacts, il commet un contempt of court s’il préjuge de la vérité avant que le tribunal l’ait établie (...). [De plus,] nul ne doit (...) faire subir à l’une des parties des pressions déloyales (...) pour la forcer à se désister, ou à renoncer à se défendre, ou à consentir à un règlement sur une base qu’elle n’aurait pas acceptée autrement."
Il ne fallait pas, poursuivait Lord Denning, tolérer un "procès dans la presse" ("trial by newspaper"). Toutefois, il y avait lieu de mettre en balance l’intérêt du public pour un sujet de préoccupation nationale avec l’intérêt des parties à l’équité du procès ou du règlement; en l’espèce, l’intérêt public à une discussion pesait plus lourd que le risque de léser une partie. Le droit n’empêchait pas les commentaires quand une affaire "sommeillait" (was dormant) et ne se déroulait pas activement. En outre, comme il n’empêchait pas les commentaires sur une affaire close ou non encore commencée, rien n’empêchait de commenter les soixante-deux cas réglés en 1968 ni les cent vingt-trois cas dans lesquels aucun exploit d’assignation n’avait été déposé. Même en septembre 1972, le projet d’article n’aurait pas constitué un contempt: il commentait de bonne foi une question d’intérêt public; il ne nuisait pas à une instance en cours puisqu’elle "sommeillait" depuis des années et "sommeillait" encore; la pression qu’il entendait exercer était légitime. Au surplus, ce serait une discrimination de la pire espèce que de maintenir une interdiction frappant le seul Sunday Times quand le parlement et d’autres journaux avaient discuté du problème depuis novembre 1972.
26. Lord Justice Phillimore souligna que chacun pouvait commenter librement les affaires réglées ou n’ayant pas donné lieu au dépôt d’un exploit d’assignation. Une pression déloyale visant à un règlement pouvait s’analyser en contempt of court, mais en l’espèce il n’y avait pas d’affidavit de la Distillers, ni de preuve que le projet d’article risquât sérieusement de contraindre celle-ci à un règlement plus généreux ou que la pression fût déloyale. La situation eût été différente s’il avait existé une volonté réelle de porter les affaires restantes en justice: dans ce cas, on n’aurait pu autoriser un article destiné à prévenir le public contre une partie ou à exercer sur elle une pression afin qu’elle souscrivît à un règlement. En outre, depuis novembre 1972 la Chambre des Communes avait débattu le problème et d’autres journaux, surtout le Daily Mail, l’avaient commenté; le maintien de l’injonction eût donc été chimérique.
27. Après avoir marqué son accord avec Lord Denning, Lord Justice Scarman fit observer que personne ne s’attendait à des audiences; les assignations constituaient une démarche en vue d’un règlement et le simple dépôt de pareil acte ne pouvait étouffer tout commentaire. Rien ne révélant un procès en marche, on manquait de réalisme en considérant le projet d’article comme une atteinte véritable ou grave au cours de la justice. Il fallait de surcroît prendre en compte l’intérêt public à la liberté d’expression sur un sujet de grande importance publique. Enfin, même si la Divisional Court avait eu raison l’état de l’opinion après le débat de la Chambre des Communes était tel qu’il convenait à présent de lever l’interdiction.
d) Décision de la Chambre des Lords
28. À la suite de la décision de la Court of Appeal, le Sunday Times s’abstint de publier le projet d’article pour permettre un recours de l’Attorney-General. Celui-ci se vit refuser par la Court of Appeal l’autorisation d’en exercer un, mais la Chambre des Lords la lui octroya le 1er mars 1973. Les audiences se déroulèrent devant elle en mai 1973. Le 18 juillet 1973, elle rendit à l’unanimité un arrêt accueillant le recours; elle ordonna ultérieurement à la Divisional Court de prononcer l’injonction reproduite au paragraphe 34 ci-dessous. Un résumé des déclarations des cinq Law Lords figure ci-après.
29. Pour Lord Reid, la Chambre devait essayer de dissiper l’incertitude du droit en vigueur, principal reproche formulé contre ce dernier. Le droit du contempt devait se fonder en entier sur l’ordre public: il n’avait pas pour but de protéger les droits des parties à un litige, mais d’empêcher des ingérences dans l’administration de la justice, et il fallait le limiter à ce qui était raisonnablement nécessaire à cette fin. On ne devait pas restreindre la liberté d’expression outre mesure, mais on ne pouvait la tolérer lorsqu’elle porterait un préjudice réel à l’administration de la justice.
Lord Reid traita d’abord des commentaires relatifs à une instance pendante et propres à exposer l’une des parties à des pressions. Il fallait empêcher des commentaires de nature à peser sur les témoins et le tribunal, sans quoi le procès risquait bien de ne pas être équitable; en revanche, le fait qu’une partie ne cherchât pas à se prévaloir pleinement de ses droits n’empêchait en aucune manière un procès équitable, qu’un tiers eût ou non influé sur sa décision. Quand la seule question à examiner consistait en des pressions sur un plaideur, des critiques honnêtes et modérées, ou l’incitation à renoncer à ses droits, étaient par conséquent légitimes et admissibles; ainsi, l’article du 24 septembre 1972 ne constituait pas un contempt. Publier en 1972 le projet d’article, qui renfermait "pour l’essentiel des arguments et éléments de preuve détaillés destinés à montrer que la Distillers n’avait pas manifesté assez de vigilance", n’eût pas ajouté grand-chose aux pressions déjà exercées sur elle.
Sur cette base, Lord Reid pouvait souscrire à la décision de la Court of Appeal, bien que pour des motifs différents. Il ajouta cependant:
"On a souvent parlé du point de savoir si la Distillers avait été négligente, mais à ma connaissance on n’a pas essayé d’apprécier les éléments de preuve. Si l’article sortait maintenant, il me semble presque inévitable que des réponses détaillées paraîtraient et que divers jugements publics prématurés (public prejudgments) s’exprimeraient sur la question. Ce serait, à mon sens, très contraire à l’intérêt public."
Après avoir noté l’existence d’un fort sentiment général en faveur de l’interdiction des "procès dans la presse", Lord Reid poursuivit:
"Tout ce qui revêt le caractère de jugement prématuré d’une affaire ou de questions soulevées par elle, je l’estime répréhensible à cause non seulement de ses répercussions éventuelles sur l’affaire, mais encore de ses effets secondaires qui peuvent aller très loin. Les media responsables feront de leur mieux pour être équitables, mais des esprits mal informés, légers ou partiaux tenteront aussi d’influencer le public. Si l’on amène les gens à croire aisé de découvrir la vérité, il pourra en résulter un manque de respect pour les voies légales; si l’on permet aux media de juger, les personnes et causes impopulaires se trouveront en mauvaise posture. La jurisprudence existante en matière de contempt englobe la majorité des cas de jugement prématuré. Si l’on érigeait en règle générale qu’il n’est pas licite de préjuger de questions pendantes devant les tribunaux, je ne pense pas que la liberté de la presse en souffrirait et le droit serait, selon moi, plus clair et plus facile à appliquer en pratique."
La Court of Appeal avait eu tort d’indiquer que les actions "sommeillaient": des négociations tendant à un règlement amiable se déroulaient et une pression abusive exercée sur une partie pour la pousser à transiger pouvaient constituer un contempt. Au sujet de la mise en balance d’intérêts concurrents par la Court of Appeal, Lord Reid déclara:
"Le contempt of court n’a rien à voir avec les intérêts privés des plaideurs. J’ai déjà précisé comment il faut, d’après moi, arbitrer entre l’intérêt public à la liberté d’expression et l’intérêt public à la défense de l’administration de la justice contre toute ingérence. Je ne discerne pas pourquoi il devrait y avoir une différence de principe entre une affaire à laquelle on attribue valeur d’actualité et une autre. Que l’affaire soulève ou non d’importantes questions d’ordre général, la protection de l’administration de la justice a la même prix."
Lord Reid conclut que la publication de l’article devait être renvoyée à plus tard à la lumière des circonstances; toutefois, si les choses traînaient indéfiniment en longueur il conviendrait de réapprécier l’intérêt public dans une situation singulière.
30. Pour Lord Morris of Borth-y-Gest, le droit du contempt était destiné à préserver l’autorité des tribunaux et à empêcher des ingérences injustifiées dans le recours à eux. Il fallait tenir compte de l’intérêt public à la liberté de parole et se borner aux restrictions absolument nécessaires, mais
"il n’en résulte pas que si une conduite doit être stigmatisée comme contempt of court, on puisse l’excuser et la tenir pour légitime parce qu’elle s’inspirait du désir de soulager une détresse suscitant la sympathie et la préoccupation du public: il ne saurait y avoir de contempt of court justifié."
Un tribunal ne constaterait de contempt que devant un risque sérieux, réel ou important de préjudice. Il ne suffisait pas de ne pas influencer les juges ou les témoins: il serait incongru de se livrer à un plaidoyer public en faveur de telle partie à un litige non encore tranché par la justice. Lord Morris souligna qu’il ne devait pas y avoir de "procès dans la presse"; il nota:
"(...) les tribunaux (...) doivent protéger les parties contre le préjudice découlant d’un jugement prématuré et contre la nécessité de se mêler aux remous d’une publicité antérieure aux audiences."
Les actions intentées contre la Distillers, poursuivit-il, ne "sommeillaient" point par cela seul que les parties préféraient un arrangement à un procès. Il n’y aurait pas eu d’objection, en 1972, à un commentaire sur les sommes versées en vertu du règlement de 1968 ou sur les principes généraux de droit applicables, ni à un appel moral mesuré à la Distillers, mais le projet d’article allait plus loin. Son but avoué consistait à provoquer des pressions du public sur la Distillers pour qu’elle payât davantage. La négligence figurait parmi les questions soulevées et le projet, sans avancer de conclusions, montrait qu’il existait de nombreux arguments contre la Distillers. Le moment de lever l’injonction n’était pas encore arrivé.
31. Pour Lord Diplock, le contempt of court était punissable parce qu’il minait la confiance des parties et du public dans la bonne administration de la justice. Celle-ci exigeait que tout citoyen eût librement accès aux tribunaux, pût escompter une décision impartiale fondée uniquement sur des faits établis en conformité avec les normes relatives à la preuve et pût s’attendre, une fois une affaire déférée à une juridiction, à ne voir personne usurper la fonction de celle-ci, par exemple au moyen d’un "procès dans la presse". Constituait un contempt of court tout comportement de nature à enfreindre l’une de ces exigences ou à saper la foi du public en leur observation. Lord Diplock déclara:
"(...) dans un litige civil, le contempt of court ne se limite pas à une conduite (...) propre à (...) nuire à l’équité du procès en influençant (...) le tribunal (...) ou les témoins; il englobe aussi une conduite vouée à dissuader les plaideurs en général de se prévaloir de leur droit constitutionnel à ce que les tribunaux se prononcent sur les droits et obligations juridiques et en assurent le respect, en attirant sur un plaideur la vindicte publique pour s’en être prévalu, ou en l’exposant à une discussion publique et préjudiciable du fond ou des faits de sa cause avant que le tribunal ait statué sur eux ou que l’action ait trouvé une autre issue régulière."
D’après Lord Diplock, le projet d’article du Sunday Times se rangeait dans cette dernière catégorie: il examinait de manière préjudiciable les faits et arguments invoqués par la Distillers contre l’accusation de négligence, avant que les actions eussent donné lieu à décision judiciaire ou à règlement. On ne pouvait oublier ces actions sous prétexte qu’elles "sommeillaient", car des négociations aux fins de règlement méritaient la même protection que le procès même. Les événements ultérieurs ne justifiaient pas la levée de l’interdiction bien que, "on le concéd[ait]", le libellé appelât des retouches. La gravité du risque d’immixtion dans la bonne administration de la justice n’entrait en ligne de compte que pour savoir si le juge devait infliger une peine: il y avait, pour le moins, "quasi-contempt" (technical contempt) dès lors qu’il existait un risque réel.
Le fragment de l’article du 24 septembre 1972 cité au paragraphe 11 ci-dessus constituait aussi aux yeux de Lord Diplock un contempt, mais pour une raison différente: il attirait sur la Distillers la vindicte publique parce qu’elle usait d’un moyen de défense que lui fournissait la loi. En revanche, il n’y avait rien à redire aux passages concernant des principes généraux de droit: si la discussion de pareilles questions d’ordre général avait pour effet indirect d’exposer une partie à des pressions, il fallait la supporter au nom de l’intérêt public supérieur qui s’attachait au maintien de la liberté de débattre des problèmes préoccupant l’opinion.
32. Lord Simon of Glaisdale marqua son accord avec Lord Diplock quant au droit et quant au fragment susmentionné de l’article de septembre. D’après lui, le projet de nouvel article examinait en détail l’une des questions décisives soulevées par les actions et avait pour but d’inciter la Distillers, par des pressions morales, à se prêter à un règlement plus généreux. Le droit du contempt of court était le moyen légal de défendre l’intérêt public à une bonne administration de la justice. La majorité des actions civiles se réglaient à l’amiable et des ingérences dans les négociations visant à un arrangement ne constituaient pas moins un contempt que des immixtions dans une phase strictement judiciaire de l’instance. La bonne marche de la justice comprenait des négociations engagées en vue d’une transaction conforme au droit en vigueur et la Court of Appeal avait eu tort de dire que l’article ne s’analyserait pas en contempt puisque le procès "sommeillait". Même une pression privée sur un plaideur était en général illicite et ne pouvait se justifier que dans d’étroites limites. Le droit devait peser deux intérêts publics, liberté d’expression et bonne administration de la justice, mais il souffrirait d’un excès d’incertitude si l’on consultait à nouveau la balance dans chaque cas. Il lui incombait de fixer quelques normes de conduite; dans un procès donné, l’intérêt public primordial pendente lite exigeait que l’instance se déroulât sans ingérence. Il y avait une exception: la discussion publique d’un problème d’intérêt général n’avait pas à s’interrompre si elle avait débuté avant l’ouverture du procès et si elle ne cherchait pas à gêner ce dernier.
33. Lord Cross of Chelsea affirma que par "contempt of court" on entendait une immixtion dans l’administration de la justice. Les règles du contempt ne devaient pas entraver la liberté d’expression plus qu’il n’était raisonnablement nécessaire. Le projet d’article traitait du point de savoir si la Distillers avait témoigné de négligence; or constituait en principe pareille immixtion tout "jugement prématuré" de questions de fait ou de droit posées dans des instances civiles ou pénales en cours. Et de poursuivre:
"Si elle juge prématurément d’une question surgissant dans un procès, une publication assez inoffensive en elle-même peut provoquer des réponses qui, elles, sont loin de l’être, mais que, s’agissant de réponses, il semblerait inéquitable d’interdire (...). Une règle générale - bien qu’on puisse l’estimer déraisonnable si l’on se borne à envisager le cas d’espèce - est nécessaire pour empêcher un glissement progressif vers un ‘procès dans la presse ou la télévision’."
Cette règle, ajouta Lord Cross, valait pour l’issue de négociations aux fins de règlement autant que pour le résultat du procès proprement dit.
Times Newspapers Ltd avait allégué que la règle devait subir une exception pour les sujets préoccupant beaucoup le public. Cependant, seule concernait la Chambre la discussion du point de savoir si la Distillers avait témoigné de négligence et rien n’interdisait celle de problèmes plus vastes, par exemple l’étendue de la responsabilité des fabricants et l’évaluation des dommages. L’éditeur avait invoqué aussi le temps écoulé depuis les naissances et l’absence de toute enquête publique. Pourtant, le retard n’était imputable à aucune des parties et la Court of Appeal avait eu tort de parler d’actions "en sommeil" puisque des négociations se poursuivaient activement en vue d’un règlement; quant à l’absence d’enquête publique, elle ne suffisait pas pour autoriser la presse à mener sa propre enquête en cours d’instance. La situation n’avait pas changé depuis les audiences de la Divisional Court: le débat de la Chambre des Communes s’était concentré sur les aspects moraux et si la Distillers avait présenté une offre permettant d’escompter un règlement global, de sorte que la publication de l’article ne pouvait désormais lui nuire, il n’était pas sûr que nulle plainte ne se plaiderait en justice. En conséquence, il fallait rétablir l’injonction mais en réservant à Times Newspapers Ltd le droit d’en demander la levée quand il estimerait pouvoir convaincre un tribunal que son maintien ne se justifiait plus dans les circonstances du moment.
L’article du 24 septembre 1972, lui, ne constituait pas un contempt: juger prématurément d’une question en était un, mais non formuler de manière honnête et exacte des commentaires pouvant exposer un plaideur à une pression, même forte.
34. Le 25 juillet 1973, la Chambre des Lords ordonna le renvoi de la cause à la Divisional Court en prescrivant à celle-ci d’interdire
"(à) Times Newspapers Ltd, lui-même, par ses employés ou mandataires ou d’une autre manière, de publier tout article ou document - ou d’en provoquer, autoriser ou obtenir la publication ou l’impression – qui juge prématurément des questions de la négligence, de la violation d’un contrat ou du manquement à une obligation, ou traite des éléments de preuve se rapportant à l’une de ces questions, soulevées dans toute action pendante ou imminente contre la Distillers (...) concernant la mise au point, distribution ou utilisation du médicament ‘thalidomide’."
Le défendeur se voyait accorder la faculté de demander la levée de l’injonction en s’adressant à la Divisional Court.
Cette dernière se conforma le 24 août 1973 à la directive précitée.
e) Décision de la Divisional Court levant l’injonction
35. Le 23 juin 1976, la Divisional Court examina une requête de l’Attorney-General tendant à la levée de l’injonction. On déclara au nom de l’Attorney-General que celle-ci ne correspondait plus à un besoin: la majorité des réclamations contre la Distillers avaient été réglées; il ne restait que quatre actions qui auraient pu alors se plaider en justice si on les avait exercées avec diligence. Comme il existait, d’un autre côté, un intérêt public à autoriser le Sunday Times à publier l’article "à la date la plus rapprochée possible", l’Attorney-General soumettait la question à la cour en partant de l’idée que l’intérêt public n’exigeait plus l’interdiction. La cour accueillit la requête, estimant que le risque de pressions sur la Distillers avait complètement disparu.
Propositions de réforme du droit du contempt of court
36. Le "comité interministériel sur le droit du contempt et les commissions d’enquête" (Interdepartmental Committee on the Law of Contempt as it affects Tribunals of Inquiry), lequel déposa son rapport en 1969, avait examiné un aspect particulier de ce droit. Le 8 juin 1971, le Lord Chancellor et le Lord Advocate nommèrent une commission chargée de rechercher, sous la présidence de Lord Justice Phillimore, si le droit du contempt dans son ensemble appelait des modifications. Retardé en raison du procès du Sunday Times, le rapport Phillimore fut présenté au parlement en décembre 1974. Il examinait les décisions prononcées dans cette affaire qui lui paraissait bien illustrer l’incertitude du droit en vigueur en matière de publications relatives à des litiges judiciaires. Peut-être le droit d’éditer de telles publications devait-il parfois s’incliner devant l’intérêt public à l’administration de la justice, mais la commission estimait que la balance penchait à l’excès du côté contraire à la liberté de la presse. Elle faisait donc diverses propositions de réforme, tant pour rétablir l’équilibre que pour rendre le droit plus certain. Ainsi, elle doutait de la valeur d’un critère de "jugement prématuré", tel celui avancé au sein de la Chambre des Lords, car il lui semblait aller à la fois trop et pas assez loin; elle lui préférait le critère suivant, à employer à la lumière des circonstances existant au moment de la publication : "la publication incriminée crée-t-elle un risque d’entrave ou atteinte graves au cours de la justice?" Un membre de la commission soulignait qu’en dépit de l’interdiction de l’article du Sunday Times, la campagne de protestations et de pressions concernant la tragédie de la thalidomide ridiculisait le droit du contempt.
La commission concluait, en particulier, à la nécessité du droit du contempt comme moyen de préserver les droits du citoyen à un système judiciaire loyal et libre et de sauvegarder l’application régulière de la loi; cependant, il ne devait jouer que là où l’acte fautif n’entrait dans la définition d’aucune autre infraction pénale et que la réalisation des objectifs de ce droit exigeait une procédure sommaire. Le droit en vigueur comportait des incertitudes gênant et restreignant la liberté raisonnable d’expression; il fallait l’amender et le clarifier de manière à ménager toute la liberté d’expression compatible avec la réalisation desdits objectifs.
La commission recommandait notamment qu’une publication tombât sous le coup du droit du contempt si elle créait, intentionnellement ou non, un risque de préjudice grave; cette stricte responsabilité ne vaudrait cependant que
a) si la publication créait un risque d’entrave ou atteinte graves au cours de la justice;
b) si, dans le cas d’un litige civil en Angleterre ou au Pays de Galles, l’affaire se trouvait en état (had been set down for trial);
c) sous réserve de l’existence d’un moyen de défense selon lequel la publication contribuait à la discussion de problèmes de grand intérêt public et ne créait qu’incidemment ou involontairement un risque de nuire gravement à une instance donnée.
La commission recommandait également de ne pas considérer comme contempt le fait d’exposer une partie en cause à une influence ou pression, sauf manoeuvres d’intimidation ou menaces illicites contre sa personne, ses biens ou sa réputation.
37. Les recommandations du rapport Phillimore n’ont pas encore eu de suites et le gouvernement n’a pas présenté de projet de loi. Toutefois, il a fait paraître en mars 1978 un Livre vert destiné à fournir au parlement et à l’opinion une base de discussion; il a sollicité des commentaires à prendre en considération pour arrêter une politique. Le Livre vert ne formule pas de conclusions; il reproduit les recommandations de la commission Phillimore et énumère les arguments pour et contre certaines d’entre elles, par exemple celles qui ont trait au moyen de défense concernant les "problèmes de grand intérêt public" et à l’exercice d’une influence ou pression sur une partie. Il ne met pas en cause la suggestion tendant à un réexamen du critère du "jugement prématuré", mentionné au sein de la Chambre des Lords.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
38. Dans leur requête du 19 janvier 1974 à la Commission, les requérants alléguaient que l’interdiction, prononcée par la High Court et confirmée par la Chambre des Lords, de publier dans le Sunday Times un article relatif aux "enfants de la thalidomide" et au règlement de leurs demandes d’indemnité au Royaume-Uni, enfreignait l’article 10 (art. 10) de la Convention. Ils avançaient en outre que les principes sur lesquels se fondait la décision de la Chambre des Lords violaient le même article (art. 10); ils invitaient la Commission à ordonner ou, pour le moins, demander au Gouvernement de faire adopter une législation annulant cette décision et assurant la concordance du droit du contempt of court avec la Convention.
39. Le 21 mars 1975, la Commission a déclaré recevable et retenu la requête après avoir décrit la question pendante devant elle comme "celle de savoir si les règles du contempt of court, telles que la Chambre des Lords les a appliquées dans sa décision accueillant la demande d’injonction, constituent un motif justifiant la restriction sous l’angle de l’article 10 par. 2 (art. 10-2)".
40. En présentant leur thèse sur le fond, les requérants ont invoqué les griefs supplémentaires suivants:
- il y aurait eu discrimination contraire à l’article 14 (art. 14) de la Convention en ce que des articles de presse analogues n’auraient pas rencontré d’obstacle et en ce que les règles appliquées au parlement pour les commentaires sur les procès en cours différeraient de celles observées pour la presse en matière de contempt of court;
- en dépit de l’article 18 (art. 18) de la Convention, les principes du contempt of court, qui devraient se limiter à sauvegarder l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire, auraient servi en l’espèce à protéger un plaideur, et ce de manière à empêcher les requérants de s’acquitter de leur tâche de journalistes.
41. Dans son rapport du 18 mai 1977, la Commission, après avoir décidé qu’elle peut et doit étudier ces griefs supplémentaires, formule l’avis:
- par huit voix contre cinq, que la restriction imposée au droit des requérants à la liberté d’expression a enfreint l’article 10 (art. 10) de la Convention;
- à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation des articles 14 et 18 combinés avec l’article 10 (art. 14+10, art. 18+10).
Le rapport renferme une opinion dissidente commune à cinq membres de la Commission.
EN DROIT
I. SUR L’ARTICLE 10 (art. 10)
42. Les requérants se prétendent victimes d’une violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention, ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article (art. 10) n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."
Le manquement découlerait d’une part de l’ordre donné aux requérants par les juridictions anglaises, d’autre part des restrictions continues qu’ils subiraient en raison de la généralité excessive et de l’imprécision du droit du contempt of court.
Dans son rapport, la Commission conclut à l’existence d’une violation sur le premier point. A propos du second, le délégué principal a soutenu en outre, à l’audience du 24 avril 1978, que l’ordre incriminé ne forme pas le seul objet de l’examen incombant à la Cour sur le terrain de l’article 10 (art. 10): malgré l’arrêt de la Chambre des Lords, ou plutôt à cause de son ambiguïté, les requérants et d’autres media seraient en permanence victimes de l’incertitude du droit du contempt of court.
Le Gouvernement, lui, plaide l’absence d’infraction à l’article 10 (art. 10).
43. Quant au second point, la Cour rappelle que "sa compétence contentieuse se limite à des requêtes adressées d’abord à la Commission et retenues par celle-ci": "Une décision de recevabilité rendue par la Commission fixe l’objet du litige déféré à la Cour. C’est seulement à l’intérieur du cadre ainsi tracé que celle-ci, une fois régulièrement saisie, peut connaître de toutes les questions de fait ou de droit surgissant en cours d’instance" (arrêt du 18 janvier 1978 en l’affaire Irlande contre Royaume-Uni, série A no 25, p. 63, par. 157). Or en l’espèce la Commission a précisé, en statuant le 21 mars 1975 sur la recevabilité de la requête, que le problème soulevé devant elle était de savoir "si les règles du contempt of court, telles que la Chambre des Lords les a appliquées dans sa décision accueillant la demande d’injonction, constituent un motif justifiant la restriction sous l’angle de l’article 10 par. 2 (art. 10-2)". Elle n’a examiné au fond que ce même problème.
La Cour en conclut qu’il lui faut uniquement rechercher si une violation de la Convention a découlé de l’arrêt de la Chambre des Lords.
44. À l’origine, l’injonction litigieuse émanait de la Divisional Court et ne visait que le projet d’article du Sunday Times (paragraphe 21 ci-dessus). La Court of Appeal la leva (paragraphe 24 ci-dessus), mais la Chambre des Lords la rétablit et en étendit considérablement la portée en prescrivant à la Divisional Court d’interdire
"(à) Times Newspapers Ltd, lui-même, par ses employés ou mandataires ou d’une autre manière, de publier tout article ou document - ou d’en provoquer, autoriser ou obtenir la publication ou impression – qui juge prématurément des questions de la négligence, de la violation d’un contrat ou du manquement à une obligation, ou traite des éléments de preuve se rapportant à l’une de ces questions, soulevées dans toute action pendante ou imminente contre la Distillers (...) concernant la mise au point, distribution ou utilisation du médicament ‘thalidomide’."
45. Il s’agissait, à coup sûr, d’une "ingérence d’autorités publiques" dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants, garantie par le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1). Pareille ingérence entraîne une "violation" de l’article 10 (art. 10) si elle ne relève pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 (art. 10-2) (arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 21, par. 43). Il y a donc lieu de vérifier successivement si l’ingérence incriminée était "prévue par la loi", inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) et "nécessaire, dans une société démocratique", pour atteindre ce ou ces buts.
A. L’ingérence était-elle "prévue par la loi"?
46. Les requérants plaident notamment que le droit du contempt of court, avant comme après la décision de la Chambre des Lords, était si vague et incertain, et les principes énoncés dans cette décision si novateurs, que la restriction imposée ne saurait passer pour "prévue par la loi". Le Gouvernement estime suffisant à cet égard qu’elle ait été conforme à la "loi"; en ordre subsidiaire, il soutient que dans les circonstances de la cause elle était "prévisible au moins pour l’essentiel". La Commission avait cité ce dernier critère dans son rapport bien que se bornant à y partir de l’hypothèse que les principes appliqués par la Chambre des Lords étaient "prévus par la loi". A l’audience du 25 avril 1978, son délégué principal a cependant ajouté qu’en raison des imprécisions du droit la restriction n’était pas "prévue par la loi", en tout cas en 1972, date de la première injonction.
47. La Cour constate que dans "prévue par la loi" le mot "loi" englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit. Elle n’attache donc pas ici d’importance au fait que le contempt of court est une création de la common law et non de la législation. On irait manifestement à l’encontre de l’intention des auteurs de la Convention si l’on disait qu’une restriction imposée en vertu de la common law n’est pas "prévue par la loi" au seul motif qu’elle ne ressort d’aucun texte législatif: on priverait un État de common law, partie à la Convention, de la protection de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) et l’on frapperait à la base son système juridique.
Au demeurant, les requérants ne prétendent pas que les termes "prévue par la loi" exigent pareil texte dans tous les cas; il ne leur semble nécessaire que si - comme en l’espèce - les règles de la common law sont incertaines au point de ne pas correspondre au concept consacré, d’après eux, par ces termes: le principe de la sécurité juridique.
48. L’expression "prescribed by law" apparaît au paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11 (art. 9-2, art. 10-2, art. 11-2) de la Convention, son équivalent en français étant chaque fois "prévues par la loi". Cependant, alors que la même expression française se retrouve aux articles 8 par. 2 de la Convention, 1 du Protocole no 1 et 2 du Protocole no 4 (art. 8-2, P1-1, P4-2), la version anglaise la rend respectivement par "in accordance with the law", "provided for by law" et "in accordance with law". Placée ainsi devant des textes d’un même traité normatif faisant également foi mais ne concordant pas entièrement, la Cour doit les interpréter d’une manière qui les concilie dans la mesure du possible et soit la plus propre à atteindre le but et réaliser l’objet de ce traité (arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, série A no 7, p. 23, par. 8, et article 33 par. 4 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).
49. Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes comptent parmi celles qui se dégagent des mots "prévues par la loi". Il faut d’abord que la "loi" soit suffisamment accessible: le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une "loi" qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue: l’expérience la révèle hors d’atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique.
50. En l’occurrence, la question de savoir si ces conditions - accessibilité, prévisibilité - se trouvaient remplies apparaît complexe car les divers Law Lords concernés ont invoqué des principes différents. La Divisional Court avait recouru à celui d’après lequel constitue un acte de contempt of court la tentative délibérée d’influer sur le règlement amiable d’un procès en suscitant des pressions du public sur une partie ("principe des pressions", paragraphe 23 ci-dessus). Certains membres de la Chambre des Lords y ont de leur côté fait allusion, mais d’autres lui ont préféré celui selon lequel s’analyse en un tel acte une publication qui juge prématurément des questions soulevées dans une procédure en instance ou est propre à pousser le public à en juger prématurément ("principe du jugement prématuré", paragraphes 29 à 33 ci-dessus).
51. Les requérants n’allèguent pas qu’ils ont manqué de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur le "principe des pressions". Le conseil de Times Newspapers Ltd avait du reste reconnu l’existence de ce principe en déclarant devant la Divisional Court, d’après le compte rendu de sa plaidoirie: "Même s’il exerce une pression sur une partie, l’article n’a rien du contempt car [l’intérêt public supérieur] écarte tout possibilité d’infraction. En ordre subsidiaire, s’il y a de prime abord contempt l’intérêt public supérieur excuse ce qui autrement relèverait de cette notion." De plus, au sein de la Court of Appeal Lord Justice Phillimore a parlé de "la masse de précédents (...) montrant qu’une forme grave de contempt consiste à tenter de déclencher un mouvement d’opinion contre une partie".
La Cour estime aussi hors de doute que le "principe des pressions" était formulé avec assez de précision pour permettre aux requérants de prévoir, au degré voulu, les conséquences de nature à découler de la publication du projet d’article. Dans Vine Products Ltd v. Green (1966), le juge Buckley avait dit le droit en ces termes: "Il y a mépris de cette cour (contempt of this court) si un journal commente une procédure judiciaire pendante d’une manière propre à nuire au jugement équitable de la cause. Ce mépris peut revêtir différentes formes. Le commentaire peut être, d’une manière ou d’une autre, propre à susciter des pressions sur l’une ou l’autre des parties, de façon à l’empêcher de poursuivre l’action ou de s’y défendre, à l’encourager à se prêter à un arrangement auquel elle n’aurait pas consenti autrement, ou à influer de quelque manière sur sa conduite de l’action, alors qu’elle devrait être libre de la poursuivre ou de s’y défendre, suivant les conseils qu’on lui donne, sans subir de pareilles pressions."
52. Les requérants affirment en revanche que le "principe du jugement prématuré" était novateur et qu’ils n’ont donc pu disposer de renseignements suffisants sur son existence. Leur opinion trouve appui dans plusieurs documents cités par eux, dont le rapport Phillimore selon lequel la Chambre des Lords a "énoncé un critère sensiblement différent" (paragraphe 18 ci-dessus). Néanmoins, la Cour note également ce qui suit:
- dans leur mémoire (paragraphe 2.54), les requérants allèguent que "le ‘principe du jugement prématuré’, appliqué par la Chambre des Lords aux faits de la cause, n’a jamais servi de base à une décision judiciaire anglaise dans un litige comparable" (souligné par la Cour);
- en 1969, le comité interministériel sur le droit du contempt et les commissions d’enquête écrivait au paragraphe 26 de son rapport (paragraphe 36 ci-dessus): "On ne connaît pas de décision déclarant quelqu’un coupable de contempt of court pour des commentaires relatifs à l’objet d’un procès en instance devant un tribunal siégeant sans jury. Cependant, des dicta étayent la thèse d’après laquelle de tels commentaires peuvent constituer un contempt.";
- la troisième édition (la plus récente en 1972) des Halsbury’s Laws of England (vol. 8, pp. 7 et s., paras. 11-13) renferme les passages que voici, assortis de renvois à la jurisprudence: "(...) des écrits (...) prévenant le public pour ou contre une partie s’analysent en contempts (...). Il n’y a rien de plus pernicieux que de prévenir le public contre des personnes parties à des causes non encore entendues (...). Représente un contempt un article de journal consacré à une action civile (...) pendante (...). En pareil cas, il faut avoir égard à la nocivité inhérente à un procès dans la presse alors qu’un procès se déroule devant l’un des tribunaux compétents du pays (...). Toutefois, on ne devrait engager la procédure sommaire [de répression du contempt] que s’il est probable que la publication entravera grandement un procès équitable."
Quant à la formulation du "principe du jugement prématuré", la Cour relève que la Chambre des Lords s’est référée à diverses décisions, en particulier Hunt v. Clarke (1889) où Lord Justice Cotton avait dit ainsi le droit: "Si l’on discutait dans un journal le fond d’une affaire ou les éléments de preuve à fournir avant qu’elle ne soit entendue, il y aurait à mon sens une très grave tentative d’ingérence dans la bonne administration de la justice. Point n’est besoin que le tribunal aboutisse à la conclusion qu’un juge ou un jury seront prévenus contre une partie: il y a contempt pour peu que l’article cherche à nuire au bon jugement d’une cause; la sanction nécessaire sera infligée pour faire échec à pareil comportement." En outre, dans sa déclaration écrite sous serment produite devant la Divisional Court, le rédacteur en chef du Sunday Times a indiqué: "(...) Un conseiller juridique m’a signalé que [le projet d’]article (...) entrait dans une catégorie différente de celle des articles publiés jusque-là, car il ne se bornait pas à présenter des informations venant à l’appui des arguments moraux en faveur d’un règlement plus équitable, mais renfermait des éléments de preuve relatifs à la question de responsabilité soulevée par l’affaire pendante de la thalidomide."
En résumé, la Cour ne considère pas que les requérants manquaient de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur l’existence du "principe du jugement prématuré". Même si elle éprouve certains doutes sur la précision de l’énoncé de celui-ci à l’époque, elle pense que les intéressés ont pu prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, que la publication du projet d’article risquait de se heurter à lui.
53. L’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants était donc "prévue par la loi" au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2).
B. L’ingérence répondait-elle à des buts légitimes au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2)?
54. Pour les requérants, le Gouvernement et la minorité de la Commission, les règles du contempt of court sont destinées à préserver non seulement l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, mais encore les droits et intérêts des plaideurs.
La majorité de la Commission au contraire, tout en reconnaissant qu’elles ont pour but général d’assurer la bonne administration de la justice et tendent ainsi vers des objectifs analogues à ceux auxquels songe l’article 10 par. 2 (art. 10-2) en parlant de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, a estimé ne pas avoir à rechercher séparément si elles veulent de surcroît protéger les droits d’autrui.
55. La Cour souligne d’abord que les mots "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" doivent s’entendre "au sens de la Convention" (cf., mutatis mutandis, l’arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, pp. 29-30, par. 88). A cet égard, il y a lieu de tenir compte de la place centrale occupée en la matière par l’article 6 (art. 6) qui consacre le principe fondamental de la prééminence du droit (voir, par exemple, l’arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 17, par. 34).
Les termes "pouvoir judiciaire" ("judiciary") recouvrent l’appareil de la justice ou le secteur judiciaire du pouvoir autant que les juges en leur qualité officielle. Quant à l’expression "autorité du pouvoir judiciaire", elle reflète notamment l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour apprécier les droits et obligations juridiques et statuer sur les différends y relatifs, que le public les considère comme tels et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect et de la confiance.
Il suffit ici de s’appuyer sur la description que le rapport Phillimore a donnée du but général du droit du contempt. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 18 ci-dessus, ce droit vise pour l’essentiel des types de conduite ayant trait soit à la position des juges, soit au fonctionnement des tribunaux et de l’appareil de la justice; la garantie de "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" figure donc parmi ses fins.
56. En l’espèce, la Cour pense avec la majorité de la Commission que dans la mesure où les règles du contempt peuvent servir à sauvegarder les droits des plaideurs, cet objectif se trouve déjà englobé dans le membre de phrase "garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire": il s’agit des droits dont les individus jouissent à titre de plaideurs, c’est-à-dire de personnes mêlées au jeu de l’appareil de la justice; or on ne saurait assurer l’autorité de ce dernier sans protéger quiconque y participe ou y recourt. Il n’apparaît donc pas nécessaire de déterminer séparément si lesdites règles ont pour fin supplémentaire la défense des "droits d’autrui".
57. Reste à rechercher si l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants tendait à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Aucun des Law Lords concernés n’a fondé sa décision sur le risque de voir le projet d’article menacer l’"impartialité" du pouvoir judiciaire. Ce motif n’a pas non plus été avancé devant la Cour qui peut le laisser de côté.
Les raisons pour lesquelles la Chambre des Lords a estimé ledit projet répréhensible peuvent se résumer brièvement ainsi (paragraphes 29 à 33 ci-dessus):
- en "jugeant prématurément" de la question de la négligence, il aurait entraîné un manque de respect pour les voies légales ou une immixtion dans l’administration de la justice;
- il était de nature à exposer la Distillers à un examen public et préjudiciable de la valeur de sa thèse, chose critiquable car elle dissuade les plaideurs dans leur ensemble de s’adresser aux tribunaux;
- il aurait soumis la Distillers à des pressions et aux dommages résultant d’un jugement prématuré des points en litige, alors que le droit du contempt est destiné à empêcher de faire obstacle à un recours à la justice;
- le jugement prématuré de la presse aurait en l’espèce inévitablement provoqué des réponses des parties et suscité de la sorte le danger d’un "procès dans la presse" incompatible avec une bonne administration de la justice;
- les tribunaux doivent protéger les parties contre le préjudice découlant d’un jugement prématuré qui les mêle aux remous d’une publicité antérieure aux audiences.
Aux yeux de la Cour, ces diverses raisons relèvent de la garantie de "l’autorité (...) du pouvoir judiciaire" telle qu’elle l’a définie au deuxième alinéa du paragraphe 55 ci-dessus.
L’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants répondait donc à un but légitime au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2).
C. L’ingérence était-elle "nécessaire, dans une société démocratique", pour garantir l’autorité du pouvoir judiciaire?
58. D’après les requérants et la majorité de la Commission, ladite ingérence n’était pas "nécessaire" au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2). Le Gouvernement approuve la minorité de la Commission d’avoir abouti à la conclusion contraire; il s’appuie en particulier sur la marge d’appréciation dont la Chambre des Lords bénéficiait en la matière.
59. Par son arrêt Handyside précité, la Cour a déjà indiqué comment elle comprend les mots "nécessaire dans une société démocratique", la nature de ses fonctions lors de l’examen des questions les concernant et la manière dont elle s’en acquittera.
Elle a noté que si l’adjectif "nécessaire", au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), n’est pas synonyme d’"indispensable", il n’a pas non plus la souplesse de termes tels qu’"admissible", "normal", "utile", "raisonnable" ou "opportun" et implique l’existence d’un "besoin social impérieux" (p. 22, par. 48).
Il incombe au premier chef à chacun des États contractants, a-t-elle souligné ensuite, d’assurer la jouissance des droits et libertés consacrés par la Convention. Partant, "l’article 10 par. 2 (art. 10-2) (leur) réserve (...) une marge d’appréciation" qu’il "accorde à la fois au législateur national (...) et aux organes, notamment judiciaires, appelés à interpréter et appliquer les textes en vigueur" (p. 22, par. 48).
Il ne leur "attribue pas pour autant (...) un pouvoir d’appréciation illimité": "(...) la Cour a compétence pour statuer par un arrêt définitif sur le point de savoir si une ‘restriction’ (...) se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10 (art. 10)"; "la marge nationale d’appréciation va donc de pair avec un contrôle européen" qui "porte tant sur la loi de base que sur la décision l’appliquant, même quand elle émane d’une juridiction indépendante" (ibidem, p. 23, par. 49).
De la combinaison de ces principes, la Cour a déduit qu’elle "n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes", mais de contrôler "sous l’angle de l’article 10 (art. 10) les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation" (ibidem, p. 23, par. 50).
Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable. Même un État contractant qui agit de la sorte reste soumis au contrôle de la Cour quant à la compatibilité de son comportement avec les engagements résultant pour lui de la Convention. La Cour persiste à ne pas souscrire à la thèse contraire que Gouvernement et majorité de la Commission avaient plaidée en substance dans l’affaire Handyside (pp. 21-22, par. 47).
D’autre part, le pouvoir national d’appréciation n’a pas une ampleur identique pour chacun des buts énumérés à l’article 10 par. 2 (art. 10-2). L’affaire Handyside concernait la "protection de la morale". L’idée que les États contractants "se font des exigences de cette dernière", a constaté la Cour, "varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque", et "les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences" (p. 22, par. 48). Il n’en va pas exactement de même de la notion, beaucoup plus objective, d’"autorité" du pouvoir judiciaire. En la matière, une assez grande concordance de vues ressort du droit interne et de la pratique des États contractants. Elle se reflète dans une série de clauses de la Convention, dont l’article 6 (art. 6), qui n’ont pas d’équivalent pour la "morale". A une liberté d’appréciation moins discrétionnaire correspond donc ici un contrôle européen plus étendu.
Dans le contexte, différent mais dans une certaine mesure comparable, des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1), la Cour est parfois arrivée à des conclusions opposées à celles des juridictions nationales sur des points dont elles étaient aussi au premier chef compétentes et qualifiées pour juger (arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, pp. 9-15 et 38-40; arrêt Stögmüller du 10 novembre 1969, série A no 9, pp. 11-24, 39 et 43-44; arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, pp. 24-34 et 42-44; arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, pp. 16 in fine, 22, 23-24 et 33-40).
60. Minorité de la Commission et Gouvernement attachent du poids à la circonstance que l’institution du contempt of court est propre aux pays de common law; à leurs yeux, par les derniers mots de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) on a voulu viser cette institution dont beaucoup d’autres membres du Conseil de l’Europe ne possèdent pas l’équivalent.
Même s’il en était ainsi, la présence de ces mots s’expliquerait selon la Cour par le souci de faire en sorte que les finalités générales du droit du contempt of court passent pour légitimes au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), et non d’ériger ce droit en critère de la "nécessité" d’une mesure donnée. Si et dans la mesure où l’article 10 par. 2 (art. 10-2) s’est inspiré des idées sous-jacentes au droit anglais du contempt of court, ou à d’autres institutions nationales similaires, il n’a pu les adopter telles quelles: il les a transposées dans un contexte autonome. C’est la "nécessité" sous l’angle de la Convention que la Cour doit vérifier, son rôle consistant à s’assurer de la conformité des actes nationaux avec les normes de cet instrument.
En outre, la Cour exerce son contrôle à la lumière de l’ensemble de l’affaire (arrêt Handyside précité, p. 23, par. 50). Par conséquent, elle ne doit pas perdre de vue l’existence d’une diversité de motivations et solutions dans les décisions judiciaires résumées aux paragraphes 22 à 35 ci-dessus, d’amples débats en Angleterre sur le droit du contempt of court et de propositions de réforme. Quant à celles-ci, elle relève que le Livre vert du gouvernement, s’il énumère les arguments pour et contre certaines recommandations de la commission Phillimore, ne met pas en cause la suggestion tendant à un réexamen du critère du "jugement prématuré", mentionné au sein de la Chambre des Lords (paragraphe 37 ci-dessus).
61. D’un autre côté, la Cour ne saurait déclarer que l’injonction litigieuse n’était pas "nécessaire" pour la simple raison que son prononcé n’aurait pas été licite ou probable dans un ordre juridique différent. Ainsi que l’a noté l’arrêt du 9 février 1967 en l’affaire "linguistique belge", la Convention a pour but essentiel "de fixer certaines normes internationales à respecter par les États contractants dans leurs rapports avec les personnes placées sous leur juridiction" (série A no 5, p. 19). Cela ne veut pas dire qu’une uniformité absolue s’impose; comme les États contractants demeurent libres de choisir les mesures qui leur paraissent appropriées, la Cour ne peut négliger les caractéristiques de fond et de procédure de leurs droits internes respectifs (cf., mutatis mutandis, l’arrêt du 23 juillet 1968 en l’affaire "linguistique belge", série A no 6, pp. 34-35).
62. Il y a lieu de déterminer à présent si l’"ingérence" incriminée correspondait à un "besoin social impérieux", si elle était "proportionnée au but légitime poursuivi", si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont "pertinents et suffisants au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2)" (arrêt Handyside précité, pp. 22-24, paras. 48-50). La Cour a examiné à cet égard l’objet de l’injonction, puis l’état de l’affaire de la thalidomide à l’époque considérée, enfin les circonstances entourant l’affaire et l’injonction.
63. Dans le libellé que lui a donné la Chambre des Lords, l’injonction ne visait pas uniquement le projet d’article du Sunday Times (paragraphe 44 ci-dessus). Elle aurait aussi empêché les requérants, à les en croire, de communiquer à des commissions gouvernementales et à un parlementaire le résultat de leurs investigations ainsi que de poursuivre ces dernières, retardé la publication d’un livre et privé le rédacteur en chef de l’hebdomadaire de l’occasion de consacrer à la question des commentaires ou de répondre à des critiques dirigées contre lui. De fait, elle usait de termes assez larges pour englober de tels éléments; en raison même de son ampleur, elle appelle un contrôle particulièrement attentif de sa "nécessité".
Le projet d’article n’en constituait pas moins l’objet principal de l’interdiction. Il faut donc rechercher, pour commencer, si les réflexions des juridictions anglaises sur ses effets virtuels étaient pertinentes pour la garantie de "l’autorité du pouvoir judiciaire".
Parmi les motifs invoqués figuraient les pressions que l’article aurait déclenchées sur la Distillers pour la pousser à un règlement extrajudiciaire plus généreux. Cependant, même en 1972 la publication de l’article n’eût sans doute guère augmenté celles qui s’exerçaient déjà sur la société (paragraphe 29 ci-dessus, deuxième alinéa). La remarque vaut davantage encore pour juillet 1973, date de la décision de la Chambre des Lords: à ce moment, l’affaire de la thalidomide avait donné lieu à un débat parlementaire et non seulement à de nouveaux commentaires dans la presse, mais aussi à une campagne d’envergure nationale (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
Les déclarations des Law Lords soulignaient surtout un danger: assister à une chute du respect pour les voies légales et à une usurpation des fonctions des tribunaux si l’on incite le public à se former une opinion sur l’objet d’une instance encore pendante ou si les parties doivent subir un "procès dans la presse". En soi, pareil souci est "pertinent" pour la garantie de "l’autorité du pouvoir judiciaire" comme la comprend la Cour (paragraphe 55 ci-dessus). Si l’on agite au grand jour les points en litige de manière telle que le public arrête par avance ses propres conclusions à leur propos, il risque de perdre son respect pour les tribunaux et sa confiance en eux. En outre, si on l’habitue au spectacle de pseudo-procès dans les media il peut en résulter à long terme des conséquences néfastes à la reconnaissance des tribunaux comme les organes qualifiés pour statuer sur les différends juridiques.
Néanmoins, le projet d’article du Sunday Times s’exprimait sur un ton modéré, présentait des preuves ne jouant pas toutes dans le même sens et ne prétendait pas qu’il existât une seule solution possible pour un tribunal; s’il analysait en détail des éléments plaidant contre la Distillers, il résumait aussi des arguments qui militaient pour elle et s’achevait par les mots: "Il ne semble pas y avoir de réponses nettes (...)." Selon la Cour, l’article aurait donc eu des effets variables d’un lecteur à l’autre s’il avait paru. Partant, même dans la mesure où il aurait pu conduire certains à se former une opinion sur le problème de la négligence cela n’aurait pas nui à "l’autorité du pouvoir judiciaire", d’autant qu’une campagne d’envergure nationale s’était déroulée dans l’intervalle ainsi qu’on l’a déjà noté.
En revanche, sa publication aurait bien pu provoquer des répliques. Il en va cependant de même, à un degré plus ou moins grand, de toute publication consacrée aux faits d’une cause ou aux questions surgissant dans un procès. Les écrits de cette catégorie ne portant pas forcément atteinte à "l’autorité du pouvoir judiciaire", la Convention ne saurait avoir entendu permettre de les prohiber tous. En outre, quoique ce motif particulier d’interdiction puisse avoir été "pertinent" au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), la Cour croit indispensable d’examiner l’ensemble des circonstances de l’espèce pour apprécier s’il était "suffisant".
64. Au moment de l’interdiction initiale comme de son rétablissement, l’affaire de la thalidomide se trouvait au stade de négociations tendant à la régler à l’amiable. Avec la Court of Appeal, les requérants estiment qu’elle "sommeillait" et d’après la majorité de la Commission il était peu probable que l’on trancherait le problème de la négligence. Pour le Gouvernement et la minorité de la Commission, au contraire, pareille décision correspondait à une possibilité réelle.
Pour statuer, la Cour n’a pas besoin d’évaluer l’état exact de l’affaire à l’époque: prévenir des ingérences dans des négociations visant à un arrangement extrajudiciaire ne constitue pas, au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), un but moins légitime qu’empêcher des immixtions dans une phase strictement judiciaire de l’instance. Il en va de même de la procédure d’homologation d’une transaction (paragraphe 9 ci-dessus). Il échet de retenir seulement que les négociations ont duré fort longtemps, s’étalant sur plusieurs années, et qu’à la date de la prohibition de l’article on n’en était pas encore aux plaidoiries.
Une question surgit cependant: comment a-t-on pu supprimer l’interdiction en 1976 - en se référant, d’ailleurs, au principe "des pressions" et non "du jugement prématuré" (paragraphe 35 ci-dessus)? Demeurait alors en instance, outre celles de quelques parents, une action entre la Distillers et ses assureurs; elle posait le problème de la négligence et, de surcroît, se trouvait en état (paragraphe 16 ci-dessus). Que l’on ait levé l’injonction dans ces conditions incite à s’interroger sur sa nécessité initiale.
65. Le Gouvernement répond qu’il faut évaluer le poids respectif de deux intérêts publics, liberté d’expression et bonne administration de la justice. Il insiste sur le caractère temporaire de l’injonction et affirme que la balance a penché de l’autre côté quand on l’a consultée à nouveau en 1976, la situation ayant changé.
La Cour en arrive par là aux circonstances entourant l’affaire de la thalidomide et le prononcé de l’interdiction.
Ainsi que l’a relevé l’arrêt Handyside, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique; sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population (p. 23, par. 49).
Ces principes revêtent une importance spéciale pour la presse. Ils s’appliquent également au domaine de l’administration de la justice, laquelle sert les intérêts de la collectivité tout entière et exige la coopération d’un public éclairé. On s’accorde en général à penser que les tribunaux ne sauraient fonctionner dans le vide. Ils ont compétence pour régler les différends, mais il n’en résulte point qu’auparavant ceux-ci ne puissent donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. En outre, si les media ne doivent pas franchir les bornes fixées aux fins d’une bonne administration de la justice il leur incombe de communiquer des informations et des idées sur les questions dont connaissent les tribunaux tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. A leur fonction consistant à en communiquer s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, du 7 décembre 1976, série A no 23, p. 26, par. 52).
Pour apprécier si l’ingérence incriminée se fondait sur des motifs "suffisants" qui la rendaient "nécessaire dans une société démocratique", il faut donc tenir compte de tout aspect de l’affaire relevant de l’intérêt public. La Cour note à cet égard que certains des Law Lords, après avoir pesé les intérêts concurrents en jeu, ont formulé une règle absolue selon laquelle il est illicite de préjuger de questions dont la justice est saisie: le droit souffrirait d’un excès d’incertitude si l’on consultait à nouveau la balance dans chaque cas (paragraphes 29, 32 et 33 ci-dessus). Tout en soulignant qu’elle n’a point pour tâche de se prononcer sur une interprétation du droit anglais adoptée au sein de la Chambre des Lords (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 40, par. 97), la Cour relève qu’elle doit suivre une démarche différente. Elle ne se trouve pas devant un choix entre deux principes antinomiques, mais devant un principe - la liberté d’expression - assorti d’exceptions qui appellent une interprétation étroite (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 21, par. 42). En second lieu, le contrôle qu’elle exerce sur le terrain de l’article 10 (art. 10) porte tant sur la loi de base que sur la décision l’appliquant (arrêt Handyside, p. 23, par. 49). Il ne suffit pas que l’ingérence dont il s’agit se classe parmi celle des exceptions énumérées à l’article 10 par. 2 (art. 10-2) que l’on a invoquée; il ne suffit pas davantage qu’elle ait été imposée parce que son objet se rangeait dans telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux ou absolus: la Cour doit s’assurer qu’il était nécessaire d’y recourir eu égard aux faits et circonstances de la cause précise pendante devant elle.
66. La catastrophe de la thalidomide préoccupait sans conteste le public. Elle soulevait le point de savoir si la puissante société qui avait distribué ce produit pharmaceutique avait engagé sa responsabilité, juridique ou morale, envers des centaines d’individus vivant une horrible tragédie personnelle ou si les victimes ne pouvaient exiger ou espérer une indemnité que de la collectivité tout entière; elle posait des questions fondamentales de prévention et réparation des dommages résultant de découvertes scientifiques et obligeait à reconsidérer beaucoup d’aspects du droit en vigueur dans ces matières.
L’article 10 (art. 10), la Cour l’a déjà noté, garantit non seulement à la presse la liberté d’informer le public, mais aussi à ce dernier le droit à des informations adéquates (paragraphe 65 ci-dessus).
En l’espèce les familles de nombreuses victimes du désastre, ignorantes des difficultés juridiques qui surgissaient, avaient un intérêt fondamental à connaître chacun des faits sous-jacents et les diverses solutions possibles. Elles ne pouvaient être privées de ces renseignements, pour elles d’importance capitale, que s’il apparaissait en toute certitude que leur diffusion aurait menacé l’"autorité du pouvoir judiciaire".
Appelée à mettre en balance les intérêts en présence et à en évaluer le poids respectif, la Cour constate ce qui suit:
En septembre 1972 l’affaire se trouvait, selon les termes des requérants, dans un "cocon juridique" depuis des années et il était, pour le moins, fort douteux que les actions des parents atteindraient le stade des plaidoiries. Il n’y avait pas eu non plus d’enquête publique (paragraphe 14 ci-dessus).
Gouvernement et minorité de la Commission soulignent que la discussion des "problèmes plus vastes", par exemple les principes du droit anglais de la négligence, ne se heurtait, elle, à aucune prohibition. De larges échanges de vues se déroulèrent bien dans des milieux divers, surtout après mais aussi avant la décision initiale de la Divisional Court (paragraphes 11, 12 et 14 ci-dessus). La Cour estime pourtant assez artificiel d’essayer de distinguer entre les problèmes "plus vastes" et celui de la négligence. La question de savoir où se situe la responsabilité réelle de pareil drame relève également de l’intérêt public.
A la vérité, si l’article du Sunday Times avait paru à l’époque la Distillers aurait pu se sentir obligée de développer au grand jour, et avant tout jugement, ses arguments sur les faits de la cause (paragraphe 63 ci-dessus), mais ceux-ci ne cessaient pas de ressortir à l’intérêt public par cela seul qu’ils formaient le contexte d’un litige en instance. En mettant en lumière certains d’entre eux, l’article aurait pu servir de frein à des controverses spéculatives entre esprits mal informés.
67. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause et sur la base de la démarche définie au paragraphe 65 ci-dessus, la Cour conclut que l’ingérence incriminée ne correspondait pas à un besoin social assez impérieux pour primer l’intérêt public s’attachant à la liberté d’expression au sens où l’entend la Convention. Elle n’estime donc pas suffisants, sous l’angle de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), les motifs de la restriction imposée aux requérants. Celle-ci se révèle non proportionnée au but légitime poursuivi; elle n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, pour garantir l’autorité du pouvoir judiciaire.
68. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 (art. 10).
II. SUR L’ARTICLE 14 (art. 14)
69. Les requérants se prétendent aussi victimes d’une infraction à l’article 10 combiné avec l’article 14 (art. 14+10) aux termes duquel:
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
L’infraction découlerait de ce que
- des articles de presse analogues n’auraient pas donné lieu à des restrictions analogues à celles imposées aux publications ou activités des requérants;
- les règles appliquées au parlement pour les commentaires sur les procès en instance se distinguent de celles observées pour la presse en matière de contempt of court.
Selon le Gouvernement et la Commission, aucun manquement à l’article 14 combiné avec l’article 10 (art. 14+10) ne s’est produit en l’espèce.
70. D’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 (art. 14) protège les individus ou groupements placés dans une situation comparable contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés que reconnaissent les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles (arrêt précité du 23 juillet 1968 en l’affaire "linguistique belge", p. 34, par. 10; arrêt Syndicat national de la police belge, du 27 octobre 1975, série A no 19, par. 44).
71. L’absence de toute mesure à l’encontre d’autres journaux, par exemple le Daily Mail, ne suffit pas à prouver que l’injonction adressée à Times Newspapers Ltd constituait une discrimination contraire à l’article 14 (art. 14).
72. Quant aux règles applicables au parlement (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour relève que les membres de la Court of Appeal ont mentionné l’inopportunité, voire les dangers d’un écart sensible, en ce qui concerne la discussion de problèmes sub judice, entre la pratique du parlement, dont les travaux sont publiés, et celle des tribunaux. Elle considère néanmoins que presse et parlementaires ne sauraient passer pour "placés dans une situation comparable", car leurs "devoirs" et "responsabilités" sont foncièrement dissemblables. En outre, le débat parlementaire du 29 novembre 1972 (paragraphe 13 ci-dessus) et le projet d’article du Sunday Times ne portaient pas sur des questions exactement identiques.
73. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 10 (art. 14+10).
III. SUR L’ARTICLE 18 (art. 18)
74. Devant la Commission, les requérants avaient invoqué un grief supplémentaire, fondé sur l’article 18 (art. 18) selon lequel:
"Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues."
Toutefois, ils ne l’ont pas maintenu devant la Cour: par leur mémoire du 10 février 1978 ils ont accepté l’avis de la Commission, qui n’aperçoit pas de manquement aux articles 18 et 10 (art. 18+10) combinés.
Ni le Gouvernement ni la Commission n’ont parlé de la question lors des audiences, bien que la seconde l’eût mentionnée dans sa demande introductive.
75. La Cour prend acte de l’attitude des requérants. En l’occurrence, elle ne croit pas avoir besoin d’examiner le problème.
IV. SUR L’ARTICLE 50 (art. 50)
76. D’après l’article 50 (art. 50) de la Convention, si la Cour déclare "qu’une décision prise ou une mesure ordonnée" par une autorité quelconque d’un État contractant "se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne (dudit État) ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou (...) mesure", la Cour "accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable".
Le règlement de la Cour précise que quand celle-ci "constate une violation de la Convention, elle statue par le même arrêt sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention si la question, après avoir été soulevée en vertu de l’article 47 bis du (...) règlement, est en état; sinon, elle la réserve en tout ou partie et détermine la procédure ultérieure" (article 50 par. 3, première phrase, combiné avec l’article 48 par. 3).
77. Dans leur mémoire du 10 février 1978, les requérants prient la Cour de décider que le Gouvernement doit leur verser l’équivalent de leurs frais et dépens dans les procédures suivies en Angleterre pour contempt, puis devant la Commission et la Cour. Cependant, ils ne chiffrent pas leurs prétentions; à l’audience du 24 avril 1978, leur conseil a exprimé en leur nom l’espoir qu’il sera possible de tomber d’accord, "sans importuner la Cour", sur le montant des dommages subis par eux.
A l’audience du lendemain la Cour, en vertu de l’article 47 bis de son règlement, a invité le Gouvernement à présenter ses observations sur la question de l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention en l’espèce. A la fin de sa plaidoirie, le Solicitor-General a dit qu’elle n’aurait pas à examiner le problème.
78. La Cour relève que les requérants limitent leur demande au remboursement des frais et dépens susmentionnés, mais n’indiquent pas pour le moment à quelle somme s’élèvent ces derniers. Dès lors, la question de l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention ne se trouve pas en état; il échet donc de la réserver et de déterminer la procédure ultérieure en tenant compte de l’hypothèse visée à l’article 50 par. 5 du règlement.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. dit, par onze voix contre neuf, qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention;
2. dit, à l’unanimité, qu’il n’y pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 10 (art. 14+10);
3. dit, à l’unanimité, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question d’une violation de l’article 18 (art. 18);
4. dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;
en conséquence,
a) la réserve en entier;
b) invite les comparants à lui donner connaissance, dans un délai de trois mois à compter du prononcé du présent arrêt, de tout règlement auquel Gouvernement et requérant auront pu aboutir;
c) réserve la procédure à suivre ultérieurement sur cette question.
Rendu en français et en anglais, le texte anglais faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt-six avril mil neuf cent soixante-dix-neuf.
Giorgio BALLADORE PALLIERI
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges suivants:
- opinion dissidente de M. Wiarda, M. Cremona, M. Thór Vilhjálmsson, M. Ryssdal, M. Ganshof van der Meersch, Sir Gerald Fitzmaurice, Mme Bindschedler-Robert, M. Liesch et M. Matscher;
- opinion concordante de M. Zekia;
- opinion concordante de M. O’Donoghue;
- opinion concordante de M. Evrigenis.
G. B. P.
M.-A. E.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. WIARDA, M. CREMONA, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. RYSSDAL, M. GANSHOF VAN DER MEERSCH, SIR GERALD FITZMAURICE, Mme BINDSCHEDLER ROBERT, M. LIESCH ET M. MATSCHER, JUGES
1. Nous regrettons de ne pas pouvoir partager l’opinion de la majorité de nos collègues selon laquelle l’ingérence incriminée dans la liberté d’expression était contraire à la Convention parce qu’elle ne pourrait pas être considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention.
2. La Chambre des Lords a interdit la publication du projet d’article en question parce qu’elle a considéré qu’en le publiant le Sunday Times se rendrait coupable de contempt of court.
Il importe d’observer que c’était manifestement pour couvrir cette institution propre aux traditions juridiques des pays de common law que la restriction de la liberté d’expression tendant à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire a été introduite dans la Convention. Une telle restriction est inconnue dans le droit de la plupart des États membres; elle ne figurait pas non plus dans le projet original de la Convention et y a été insérée sur la proposition de la délégation britannique.
Nous rappelons, comme l’admettent à la fois la majorité et la minorité de la Commission, que les règles du contempt of court ont pour objectif général d’assurer une bonne administration de la justice.
Elles comportent, entre autres, la possibilité d’interdire ou de punir une manière d’agir, notamment de la part de la presse, qui serait susceptible de constituer une ingérence dans le cours de la justice, alors que le procès se trouve sub judice.
Quelles que soient les divergences d’opinion qui peuvent exister quant au caractère inadmissible d’une publication, il est fréquemment admis que le genre de publication qui menace de se développer dans ce qu’on appelle un "trial by newspaper" doit être interdit (voir par exemple les déclarations de Lord Reid, Lord Morris of Borth-y-Gest, Lord Diplock et Lord Cross of Chelsea devant la Chambre des Lords, paragraphes 29, 30, 31 et 33 de l’arrêt de la Cour dans la présente affaire; l’opinion de Lord Denning devant la Court of Appeal, paragraphe 25 de l’arrêt; rapport Phillimore, par. 110; Livre vert, par. 11).
Les règles du contempt of court visent à empêcher que ne se développe au sujet d’un litige qui se trouve sub judice un état d’esprit qui se traduit par un préjugé en dehors des garanties d’impartialité de la procédure judiciaire et qui, partant, crée un climat de nature à nuire à la bonne administration de la justice. En revanche, elles n’ont pas pour but de mettre le pouvoir judiciaire à l’abri de toute critique. Il n’était donc guère besoin de souligner à ce propos, ainsi que le fait l’arrêt, que "les tribunaux ne sauraient fonctionner dans le vide" (paragraphe 65). Personne n’a jamais songé à mettre cela en doute.
En interprétant et en appliquant la restriction de la liberté d’expression pour garantir "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), il doit être tenu compte de ce qui précède.
3. Les Law Lords ont donné diverses raisons pour lesquelles selon eux le projet d’article devait être interdit. Des raisons retenues par la majorité d’entre eux, les principales étaient, selon nous, les suivantes:
- l’article projeté introduisait dans la campagne de presse sur l’affaire de la thalidomide une grande quantité de faits concernant la question de savoir si la Distillers avait fait preuve de négligence dans la mise au point, la commercialisation et l’utilisation de la thalidomide;
- il le faisait de manière telle que de ces informations se dégageait une image donnant clairement l’impression qu’en effet la Distillers avait été négligente;
- ainsi, par la publication de cet article, la question de la négligence, décisive pour le résultat des procès pendants à l’époque entre les parents des enfants mal formés et la Distillers, serait jugée prématurément, c’est-à-dire jugée par la presse alors que le juge saisi ne s’est pas encore prononcé dans le cadre des garanties données aux parties par la procédure judiciaire;
- un tel jugement prématuré par la presse, qui entraînerait inévitablement des réponses de la part des parties et risquerait de provoquer un "trial by newspaper", est incompatible avec une bonne administration de la justice;
- les tribunaux se doivent aussi de protéger les parties contre le préjudice résultant d’un jugement prématuré qui implique inévitablement le fait de les mêler aux agitations de la publicité avant tout jugement.
Ces raisons sont conformes au but que constitue la garantie d’une bonne administration de la justice, exprimée dans la Convention par la notion "(d’)autorité et (d’)impartialité du pouvoir judiciaire".
Il faut admettre aussi que dans la mesure où ces raisons concernaient ici la protection des intérêts des parties, elles étaient conformes au but de "protection des droits d’autrui" figurant également à l’article 10 par. 2 (art. 10-2).
4. La divergence d’opinions qui nous sépare de nos collègues concerne avant tout la nécessité de l’ingérence et la marge d’appréciation qui, à cet égard, doit être reconnue aux autorités nationales.
5. Quant à la question de savoir si, pour garantir une bonne administration de la justice, il était nécessaire d’interdire la publication de l’article incriminé et celle d’autres articles du même genre, on observera qu’il ressort des motifs de la décision de la Chambre des Lords que les membres de celle-ci, en appliquant les règles relatives au contempt of court, se sont posé la question de la nécessité de cette interdiction. C’est ainsi que Lord Reid déclarait: "[L’institution du contempt of court] existe pour empêcher toute entrave à l’administration de la justice et doit, selon moi, se limiter à ce qui est raisonnablement nécessaire à cette fin" ([1974] A.C. 294). Dans le même sens Lord Cross of Chelsea a dit: "Lorsque le prétendu contempt consiste à formuler, en public ou en privé, des opinions concernant de loin ou de près une procédure judiciaire, civile ou pénale, le droit du contempt of court constitue une ingérence dans la liberté d’expression, et je tombe d’accord avec mon éminent collègue (Lord Reid) pour dire que nous devons veiller à ce que les règles du contempt of court n’entravent pas la liberté d’expression plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire afin d’éviter qu’il n’y ait immixtion dans l’administration de la justice" (ibidem, p. 322).
6. Si la Chambre des Lords s’est posé la question de la nécessité de l’interdiction, c’était au point de vue de l’application du droit national. Si notre Cour se la pose, c’est sous l’angle de l’article 10 (art. 10) de la Convention, qui poursuit deux objectifs intéressant la présente affaire: "la liberté d’expression" garantie comme principe fondamental dans une société démocratique, et "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" garanties dans la mesure où leur protection s’avère nécessaire dans une telle société. La Cour doit tenir compte de ces deux objectifs dans le respect du principe de la proportionnalité.
Pour répondre à la question de savoir si en l’occurrence il était nécessaire de limiter la liberté d’expression, garantie par le premier alinéa de l’article 10 (art. 10-1), dans l’intérêt de la justice, mentionné au second alinéa de cet article (art. 10-2), il y a donc lieu d’apprécier, d’une part, les conséquences d’une interdiction de la publication en question ou de publications semblables pour la liberté de la presse et, d’autre part, la mesure dans laquelle cette publication pouvait porter préjudice à une bonne administration de la justice au regard des actions pendantes à l’époque. Dans le contexte de l’article 10 (art. 10) cela signifie qu’il faut rechercher un équilibre entre l’exercice par la presse du droit que lui garantit le paragraphe 1 (art. 10-1) et la nécessité, d’après le paragraphe 2 (art. 10-2), d’imposer une restriction à l’exercice de ce droit pour protéger "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 28, par. 59 in fine). Faut-il rappeler la place essentielle qu’occupe en droit anglais le pouvoir judiciaire pour la protection des libertés et des droits fondamentaux?
7. C’est notamment dans son arrêt Handyside du 7 décembre 1976 (série A no 24) que la Cour a déjà eu l’occasion de dire comment il convient d’interpréter et d’appliquer l’expression "mesures nécessaires dans une société démocratique" au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), et d’indiquer tant quelles sont ses obligations lorsque se posent à elle des questions relatives à l’interprétation ou l’application de cette disposition que la façon dont elle entend s’en acquitter.
La Cour a relevé dans cet arrêt qu’il appartient aux autorités nationales de juger au premier chef de la réalité du besoin impérieux qu’implique dans chaque cas le concept de nécessité et que, dès lors, l’article 10 par. 2 (art. 10-2) réserve aux États contractants une marge d’appréciation qu’il "accorde à la fois au législateur national (...) et aux organes, notamment judiciaires, appelés à interpréter et appliquer les lois en vigueur" (arrêt Handyside précité, p. 22, par. 48).
Cette marge d’appréciation implique une part de discrétion et porte surtout sur l’évaluation du danger qu’un certain emploi de la liberté garantie par l’article 10 par. 1 (art. 10-1) pourrait faire courir aux intérêts mentionnés au paragraphe 2 (art. 10-2) de la même disposition, et sur le choix des mesures destinées à éviter ce danger (arrêt Klass et autres précité, p. 23, par. 49). Pour une telle évaluation, faite avec soin et de façon raisonnable, nécessairement basée sur des faits et des circonstances qui se situent dans le pays concerné et sur le développement de ces faits et circonstances dans l’avenir, les autorités nationales sont en principe mieux qualifiées qu’une cour internationale.
8. Néanmoins, l’article 10 par. 2 (art. 10-2) n’attribue pas pour autant aux États contractants un pouvoir d’appréciation illimité. Chargée, avec la Commission, d’assurer le respect de leurs engagements (article 19) (art. 19), la Cour a compétence pour statuer sur le point de savoir si une "restriction" ou une "sanction" se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10 (art. 10). La marge nationale d’appréciation va donc de pair avec un contrôle européen (arrêt Handyside précité, p. 23, par. 49). Ce contrôle concerne d’abord la question de savoir si les autorités nationales en évaluant ces faits et circonstances ainsi que le danger qui peut en découler pour les intérêts mentionnés à l’article 10 par. 2 (art. 10-2) ont agi de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable; en outre et surtout il vise à assurer que les mesures restreignant, dans une société qui entend demeurer démocratique, la liberté d’expression soient proportionnées au but légitime poursuivi (arrêt Handyside précité, p. 23, par. 49; arrêt Klass et autres précité, p. 23, par. 49).
Nous entendons rappeler ici qu’il n’est pas de société démocratique sans que "le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture" (arrêt Handyside précité, p. 23, par. 49) se traduisent effectivement dans son régime institutionnel, que celui-ci soit soumis au principe de la prééminence du droit, qu’il comporte essentiellement un contrôle efficace de l’exécutif, exercé, sans préjudice du contrôle parlementaire, par un pouvoir judiciaire indépendant (arrêt Klass et autres précité, pp. 25-26, par. 55), et qu’il assure le respect de la personne humaine.
Dès lors, bien que la Cour n’ait point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, elle doit apprécier sous l’angle de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) ainsi compris les décisions que celles-ci ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (arrêt Handyside précité, p. 23, par. 50).
9. Dans l’affaire Handyside, qui concernait une publication dont l’interdiction était jugée par les juridictions nationales nécessaire "à la protection de la morale", la Cour a considéré que les juridictions internes compétentes "étaient en droit de croire" à l’époque que cette publication aurait des répercussions néfastes sur la moralité des enfants ou des adolescents qui la liraient (arrêt Handyside précité, p. 24, par. 52).
Dans la présente affaire la Cour doit examiner si la Chambre des Lords était "en droit de croire" que la publication de l’article en question aurait des répercussions préjudiciables à la bonne administration de la justice au regard des actions pendantes à l’époque devant le juge.
Selon la majorité de nos collègues, la marge d’appréciation des autorités nationales relative aux questions concernant la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire devrait être plus étroite que la marge d’appréciation qui, selon l’arrêt Handyside, doit leur être attribuée au sujet des questions concernant la protection de la morale. La notion d’"autorité du pouvoir judiciaire" serait beaucoup plus objective que celle de "morale" et une assez grande concordance de vues ressortirait, en ce qui concerne la première, du droit interne et de la pratique des États contractants; cette concordance se refléterait dans une série de clauses de la Convention – dont l’article 6 (art. 6) - qui n’ont pas d’équivalent pour la morale (paragraphe 59 de l’arrêt).
Nous ne pouvons pas partager cette opinion.
Même s’il existe, quant à la substance de l’article 6 (art. 6), une assez grande concordance de vues entre les États contractants, il n’en demeure pas moins que les institutions judiciaires et la procédure peuvent différer profondément d’un pays à l’autre. La notion d’autorité du pouvoir judiciaire, contrairement à ce qu’admet la majorité de la Cour, n’est donc nullement dégagée des contingences nationales et ne saurait être appréciée d’une façon uniforme. On notera du reste que la présente affaire ne porte pas sur une matière réglée à l’article 6 (art. 6), mais qu’elle concerne la question de savoir si la publication de certaines appréciations et affirmations déterminées, relatives à un litige qui se trouve sub judice, pourrait être nuisible ou non à la bonne administration de la justice. Celle-ci dépend, en sus de ce qui est mentionné à l’article 6 (art. 6), d’autres règles de procédure et du fonctionnement satisfaisant des institutions judiciaires.
Ce qui précède vaut tout autant pour les actes ou situations susceptibles de nuire au bon fonctionnement des institutions judiciaires, qui ne sauraient être appréciés que dans le contexte et à un moment spécifique de la vie nationale. Il appartient donc aux autorités nationales compétentes d’apprécier au premier chef la réalité du danger auquel est exposée l’autorité du pouvoir judiciaire et de juger quelles mesures restrictives sont nécessaires pour y parer. Les restrictions en question pourront être différentes selon le système juridique et les traditions du pays en cause. L’État concerné est libre de décider quelle est la méthode la plus apte à garantir l’autorité du pouvoir judiciaire, dans les limites qui se concilient avec les exigences d’une société démocratique (cf., mutatis mutandis, l’arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire "linguistique belge", série A no 6, pp. 34-35).
10. Au Royaume-Uni, les règles du contempt of court constituent l’un des moyens destinés à garantir le bon fonctionnement des institutions judiciaires. C’est en songeant à ces règles, on l’a dit, que les rédacteurs de la Convention ont introduit la notion de garantie de "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" (paragraphe 2 ci-dessus).
Le soin d’assurer le respect de ces règles appartient au juge national. A cet égard il nous apparaît incontestable que la Chambre des Lords est, en principe, plus qualifiée que notre Cour pour se prononcer, dans des circonstances de fait qu’elle a à apprécier, sur la nécessité d’une forme de restriction déterminée de la liberté d’expression, aux fins de garantir, dans une société démocratique, l’autorité du pouvoir judiciaire au Royaume-Uni même.
Cela ne saurait aller jusqu’à admettre que toute restriction de la liberté d’expression, jugée nécessaire par le juge national pour le respect desdites règles, doive aussi être considérée comme nécessaire au regard de la Convention.
Si l’on doit en principe respecter l’appréciation, par le juge national, des effets nuisibles que pourrait avoir une publication déterminée pour la bonne administration de la justice au Royaume-Uni, il est néanmoins possible que les mesures estimées nécessaires pour prévenir ces effets dépassent les limites que comporte la notion de "mesures nécessaires dans une société démocratique", au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour, dans son contrôle, sera particulièrement attentive au respect de cet élément, fondamental dans le système de la Convention.
11. Comme il ressort des faits mentionnés aux paragraphes 11-14 de l’arrêt, le projet d’article interdit s’inscrivait dans un ensemble d’articles sur la tragédie des enfants mal formés, publiés régulièrement depuis 1967 dans la presse tant par le Sunday Times que par d’autres journaux. Ces publications étaient destinées d’une part à informer le public et d’autre part, tout au moins en ce qui concerne le Sunday Times, à exercer une certaine pression sur la Distillers pour qu’elle améliore dans l’intérêt des victimes ses offres de réparation.
Cette campagne de presse n’a pas rencontré de réaction qui ait abouti à des restrictions ou des sanctions judiciaires, quoiqu’un certain nombre d’actions introduites par les parents contre la Distillers pour obtenir des dommages-intérêts fussent pendantes à l’époque. La seule interdiction qui soit intervenue est celle de l’article, ici en cause, dont le projet fut communiqué par le Sunday Times au Solicitor-General pour s’assurer que sa publication ne constituerait pas un acte de contempt of court. Selon la Chambre des Lords qui en a jugé en dernière instance, c’était en raison du caractère très particulier de cet article, différant à cet égard des publications qui l’avaient précédé, que sa parution devait être jugée inadmissible, comme constituant un acte de contempt of court. Aux yeux des Law Lords ce caractère tenait au fait que l’article mentionnait un grand nombre de faits non publiés auparavant, concernant la question de savoir si la Distillers avait fait preuve de négligence. Il tendait à l’examen des éléments de preuve et le faisait d’une manière telle qu’il s’en dégageait une image donnant clairement l’impression que la Distillers avait été négligente. Ainsi la publication de l’article était de nature à donner lieu, sur cette question décisive pour des procédures sub judice, à un "jugement prématuré". Pareil jugement, qui entraînerait inévitablement des réponses de la Distillers et provoquerait un "trial by newspaper", compromettrait le déroulement normal des procédures en cours devant le juge.
Selon certains Law Lords, l’article constituait également un acte de contempt of court parce qu’il exerçait une pression sur la Distillers pour l’inciter à régler l’affaire et à s’abstenir d’utiliser ses moyens de défense. Plusieurs Lords ont aussi exprimé l’opinion selon laquelle pendente lite tout "jugement prématuré" serait répréhensible, même abstraction faite du préjudice qu’un tel jugement pourrait effectivement causer. Nous ne jugeons pas nécessaire d’examiner ces motifs parce que selon nous il ne paraît pas qu’ils ont été décisifs pour l’arrêt. Dans la présente affaire, la publication en question concernait spécialement des points de fait importants pour l’appréciation de l’accusation de négligence et pour la preuve à l’appui de ce reproche. Ce sont notamment des publications de l’espèce qui comportent le danger que la décision de la Chambre des Lords avait pour objet de prévenir.
C’est pourquoi nous estimons que la Chambre des Lords, sur la base des éléments soumis à son appréciation, était "en droit de croire" que la publication de l’article en question aurait sur les instances en cours des répercussions compromettant la bonne administration de la justice et l’autorité du pouvoir judiciaire. En effet, le juge national se trouve certainement mieux placé que la Cour pour apprécier la question de savoir si, dans un cas déterminé, une publication concernant un litige qui se trouve sub judice comporte un "jugement prématuré" et le risque de "trial by newspaper".
12. Les requérants ont soutenu devant la Cour que les actions des parents contre la Distillers étaient à l’époque "en sommeil". Dans son rapport sur la présente affaire, la Commission européenne des Droits de l’Homme a considéré, d’une part, qu’il était peu probable que la plupart des actions en cours de négociation donnent lieu à jugement et, d’autre part, qu’en ce qui concerne les actions engagées par les parents qui par principe n’entendaient pas accepter de règlement, une décision judiciaire ne pouvait être escomptée dans un avenir prévisible.
Or l’appréciation de l’état des actions en question dépendait de ce que l’on pouvait attendre à l’époque du développement des négociations, de la probabilité d’un règlement, de l’éventualité que certains des parents accepteraient celui-ci et retireraient leurs actions tandis que d’autres les maintiendraient, et en général de la question de savoir quelles étaient les perspectives plus ou moins certaines et plus ou moins proches soit d’un règlement, soit d’une décision judiciaire.
Pour une telle appréciation qui portait sur un grand nombre non seulement de faits existant à l’époque mais aussi de procédures, le juge national, ici aussi, doit être considéré comme, en principe, mieux placé que la Cour (arrêt Handyside précité, p. 22, par. 48). Or à notre avis la Chambre des Lords était "en droit de croire" que dans la situation existante les actions en question ne pouvaient pas être regardées comme "en sommeil".
13. Les considérations précitées nous amènent à conclure qu’on doit accepter comme raisonnables tant l’évaluation, par le juge national, de la gravité du danger de voir la publication de l’article en question compromettre la bonne administration de la justice que son appréciation de la nécessité de la mesure à prendre dans le cadre du droit interne.
Ainsi qu’on l’a déjà relevé (paragraphes 8 et 10 ci-dessus), c’est pourtant à la Cour qu’il appartient d’apprécier si, sur la base de cette évaluation, l’interdiction de la publication était proportionnée au but légitime poursuivi et peut être considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2).
Cette appréciation implique que la Cour doit tenir compte non seulement des intérêts de la justice, qui selon le juge national rendaient l’interdiction nécessaire à l’époque, mais également des conséquences de cette mesure pour la liberté de la presse, qui figure parmi les libertés garanties par la Convention comme l’un des fondements essentiels d’une "société démocratique" et l’une des conditions primordiales de son progrès et de son épanouissement (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Handyside précité, p. 23, par. 49).
Or la publication interdite concernait un désastre touchant à l’intérêt général au plus haut degré. Comme la Commission l’a fait observer à bon droit, en pareil cas l’appréciation de la négligence acquiert un caractère d’intérêt public: l’examen des responsabilités ainsi que l’information du public répondent assurément au rôle de la presse.
Mais on ne saurait perdre de vue que la restriction de la liberté de la presse résultant de la décision de la Chambre des Lords n’équivalait pas à une interdiction générale de traiter de la tragédie et de la thalidomide: la portée de l’interdiction était limitée quant à son objet et quant à sa durée.
14. L’objet de l’interdiction faite au Sunday Times était en effet de publier des articles "jugeant prématurément" la question de la négligence et portant des appréciations sur les éléments de preuve des faits qui faisaient l’objet des actions en cours.
La liberté de publier d’autres informations et de porter des jugements sur d’autres aspects de l’affaire restait entière et rien n’empêchait le Sunday Times de continuer ses publications en évitant de former des "jugements prématurés" sur la question de la négligence et de traiter des éléments de preuve à cet égard. Cela valait notamment tant pour la critique du droit anglais de la responsabilité du fait des produits que pour l’appréciation de l’affaire du point de vue de la morale. Il paraît difficile de justifier l’opinion exprimée dans l’arrêt, selon laquelle cette limite revêtirait un caractère artificiel (paragraphe 66 de l’arrêt).
En outre, l’idée figurant dans l’arrêt et selon laquelle la publication de l’article du Sunday Times s’imposait comme l’unique moyen permettant d’informer complètement des faits les familles des victimes, nous semble inexacte car il apparaît qu’elles étaient conseillées par un cabinet de solicitors qui devait être au courant des éléments essentiels de la cause. Tout donne à penser que le Sunday Times a obtenu ses informations de ces solicitors (paragraphe 16 de l’arrêt).
15. Quant à la durée de l’interdiction, il importe d’observer que la mesure adoptée avait seulement pour but d’éviter que pendant un certain temps des publications prématurées puissent nuire à la bonne administration de la justice dans un procès donné. Selon la Chambre des Lords la nécessité de l’interdiction de la publication de l’article résultait de l’état des actions en cours tel qu’il existait à l’époque de sa décision. Les Lords ont prévu la possibilité que la situation évolue, qu’avant même la clôture définitive desdites actions l’équilibre entre l’intérêt de la justice et celui de la liberté de la presse soit modifié et que l’ordonnance d’injonction soit rapportée.
L’observation de Lord Reid est à cet égard déterminante: "Le but des règles du contempt n’est pas d’empêcher la publication de tels documents mais de l’ajourner. Les informations dont nous disposons nous permettent d’espérer que les grandes lignes du règlement de cette controverse malheureuse dans son ensemble seront bientôt définies. Il devrait alors être possible d’autoriser la publication de ces documents. Mais si les choses traînent tellement en longueur que l’on n’ait pas de perspectives proches soit d’un règlement, soit d’une procédure suivie d’une décision judiciaire, j’estime qu’alors nous devrons réapprécier l’intérêt public dans cette situation exceptionnelle" ([1974] A.C. 301). Il faut aussi tenir compte de l’observation de Lord Cross of Chelsea selon lequel "les défendeurs (le Sunday Times) ont la faculté de faire rapporter l’injonction s’ils considèrent qu’en raison des faits existant alors, ils peuvent persuader le tribunal que rien ne justifie son maintien" (ibidem, p. 325).
Il ne ressort pas du dossier que les requérants aient engagé une telle action avant que l’ordonnance fût effectivement rapportée à la demande de l’Attorney-General parce que l’intérêt public n’exigeait plus le maintien de l’interdiction. En effet, la situation de l’affaire de la thalidomide s’était alors modifiée. Après approbation du règlement conclu par la majorité des parents avec la Distillers, l’ordonnance n’était restée en vigueur que pour quelques actions, mais il est apparu après un certain temps que ces actions n’étaient plus poursuivies avec diligence.
Nous n’avons pas de raisons suffisantes de penser que la situation aurait justifié de rapporter plus tôt l’ordonnance. Comme il a déjà été observé, il n’apparaît pas que les requérants eux-mêmes aient demandé une telle décision.
16. A la lumière des considérations ci-dessus exposées nous concluons que l’ingérence dans la liberté d’expression, jugée par le juge national comme nécessaire en l’espèce dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice selon les règles du contempt of court, n’a pas excédé les limites de ce qui peut être considéré comme une mesure nécessaire dans une société démocratique pour garantir "l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire", au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2).
Sur la base des éléments dont la Cour dispose, nous estimons que nul manquement aux exigences de l’article 10 (art. 10) ne se trouve établi.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE ZEKIA
(Traduction)
Première partie
En l’espèce, pour interpréter l’article 10 paras. 1 et 2 (art. 10-1, art. 10-2) de la Convention et l’appliquer à la publication envisagée du projet d’article du Sunday Times, relatif à la situation des victimes de la thalidomide, nous devons nous axer sur l’objet et la portée des dispositions pertinentes de la Convention.
Nous avons eu un compte rendu complet des faits; les documents s’y rapportant ont été produits. Les questions juridiques et décisions judiciaires y relatives ont été mentionnées. Les comparants ont développé leurs vues de façon exhaustive dans leurs mémoires et contre-mémoires comme dans leurs plaidoiries. La Cour en a eu le bénéfice avant d’accomplir sa fonction judiciaire.
Deux problèmes essentiels sont à trancher sur le terrain de l’article 10 (art. 10). Je les énoncerai en deux questions.
Première question
La restriction, imposée par une injonction, au droit à la liberté de publier le projet d’article dans le Sunday Times était-elle "prévue par la loi", eu égard à la portée et à l’objet de la Convention en général et de l’article 10 (art. 10) en particulier?
Deuxième question
Cette restriction était-elle "nécessaire", ainsi que l’exige l’article 10 par. 2 (art. 10-2), dans une société démocratique pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et/ou à la protection de la réputation ou des droits d’autrui?
Une réponse affirmative à la question 1 est la condition sine qua non pour qu’il puisse être répondu dans le même sens à la question 2.
Ma réponse à la question 1 est négative. Je vais en donner les raisons aussi brièvement que possible.
1) Aux termes de l’article 1 (art. 1), "Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la présente Convention". Au Titre I, l’article 10 par. 1 (art. 10-1) dispose: "Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)."
Pour apprécier le sens, la portée et l’objet des restrictions devant être prévues par la loi d’après le paragraphe 2 du même article 10 (art. 10-2), il ne faut pas oublier qu’il convient d’assurer, de posséder ou d’exercer d’une manière raisonnable le droit à la liberté d’expression reconnu à toute personne par le paragraphe précédent (art. 10-1). Les deux paragraphes sont interdépendants. Toute restriction touchant l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être prévisible dans une mesure raisonnable. On ne peut jouir ou user du droit à la liberté d’expression si la jouissance est conditionnée et soumise à une législation ou à une règle ou un principe débordant d’incertitudes, ce qui équivaudrait à une restriction indue et même à un déni de cette liberté d’expression. Les mots "prescribed by law" ou, en français, "prévues par la loi" visent donc, selon moi, une législation imposant des restrictions que l’on puisse raisonnablement déterminer. Elle peut revêtir la forme d’une loi ou d’une règle de common law fermement établie.
Je suis d’accord avec les requérants pour dire que la branche de la common law sur le contempt of court qui concerne les publications relatives aux procédures civiles en instance n’est pas prévue par la loi au regard du schéma et de l’objet des paragraphes 1 et 2 de l’article 10 (art. 10-1, art. 10-2) de la Convention. Je relève que dans son rapport la Commission est simplement partie de l’hypothèse que la restriction imposée aux requérants était prévue par la loi, et que le délégué principal a jeté le doute sur cette hypothèse au cours des audiences.
2) La réponse à la question de savoir si telle publication dans la presse et autres mass media constitue un contempt of court à propos d’une procédure civile en instance dépend des critères ou éléments d’appréciation à utiliser. On dispose de quantité de critères et de types d’éléments. Il n’existe pas de pratique établie ou uniforme quant au critère à adopter dans tel ou tel cas et le résultat peut changer avec l’élément retenu.
3) Les éléments et critères utilisés pour appliquer le droit du contempt à l’encontre des publications dans la presse sont si variés et subjectifs par nature qu’il est très difficile de prévoir dans un cas déterminé quel élément sera retenu et avec quel résultat.
Un exemple manifeste de l’incertitude et de l’état non satisfaisant du droit du contempt en ce qui concerne les articles de presse sur les procédures civiles en instance nous est fourni par la discordance des opinions des Law Lords sur l’article du Sunday Times du 24 septembre 1972 consacré à la tragédie de la thalidomide.
Pour Lord Diplock et Lord Simon l’infraction de contempt of court était constituée, alors que Lord Reid et Lord Cross concluaient à son absence.
L’interprétation d’un texte législatif peut, tout autant qu’une règle de common law, soulever des questions juridiques discutables, mais les choses sont différentes quand nous nous trouvons devant une branche de la common law - le contempt of court - qui n’est pas établie au point de pouvoir raisonnablement passer pour une partie fixée de la common law. Nous disposons de plusieurs principes qui se réfèrent à pareille branche du droit. Ils peuvent servir à interpréter une norme existante, mais non se substituer à une norme qui n’est pas promulguée ou établie en common law. Je doute fort que les seuls principes mis ensemble puissent équivaloir à une législation.
4) Des juges éminents et haut placés en Angleterre ont dit de la branche de la common law relative au contempt of court qu’elle est incertaine, incohérente et dépourvue de la clarté absolument nécessaire. Dans l’arrêt de la Chambre des Lords en l’espèce, Lord Reid a déclaré (voir page 294): "Je ne peux qu’approuver une affirmation, parue dans un rapport récent du groupe Justice sur ‘The Law and the Press’ (1965), selon laquelle la principale objection aux règles existantes quant au contempt of court est leur incertitude."
En portant témoignage devant la Commission Phillimore (voir cinquième partie, page 98) sur le moment à partir duquel une procédure civile en instance a des conséquences pour les publications dans la presse, Lord Denning a déclaré: "Je suis très partisan de préciser cet aspect. La presse hésite actuellement sur le point de savoir à quel moment elle devrait formuler des commentaires dans l’intérêt général. Il en est ainsi parce qu’elle est dans l’incertitude, en raison des profondes ambiguïtés du droit. Je pense qu’elle devrait savoir où elle en est."
Interrogé sur le point de savoir à partir de quel moment le droit du contempt of court devrait s’appliquer dans les procédures civiles, Lord Salmon a dit (ibid.): "A aucun moment, car selon moi le droit du contempt est absolument superflu. Je dis bien jamais. Et certainement pas dans une affaire jugée par un juge unique. Je pense que le droit de la diffamation par écrit permet de faire face à tout ce qu’on peut dire sur une affaire civile, et si un juge est influencé par ce qui est écrit ou déclaré, c’est qu’il n’est pas apte à être juge."
Dans la cinquième partie du rapport de la Commission Phillimore, consacrée au résumé des conclusions et recommandations, on lit à la page 92: "4) Le droit en vigueur comporte des incertitudes gênant et restreignant la liberté raisonnable d’expression (...). 5) L’incertitude porte notamment sur son champ d’application dans le temps: des publications risquent-elles de donner lieu à des poursuites quand un procès est imminent et, dans l’affirmative, à quelle période correspond cet adjectif?"
Les questions de savoir à quel stade de la procédure civile la matière litigieuse doit être considérée comme sub judice ou le jugement des points en litige comme imminent, ne peuvent recevoir une réponse précise à cause du manque de clarté du droit du contempt.
(5) Il ne faut pas oublier que le contempt of court à l’étude est un délit pénal, dont l’auteur est passible d’une peine d’emprisonnement et d’une amende et/ou de l’obligation de verser un cautionnement comme garantie de bonne conduite. Cela étant, le principe fondamental exigeant qu’un délit ou un crime soit défini clairement et sans ambiguïté s’applique à l’infraction de contempt of court que nous examinons. La procédure sommaire suivie dans les affaires de contempt of court soulève une autre difficulté, celle de savoir dans quelle mesure cette procédure est compatible avec l’article 6 (art. 6) de la Convention.
(6) Le droit de la presse à la liberté d’expression est incontestablement l’une des caractéristiques fondamentales d’une société démocratique et il est indispensable au maintien de la liberté et de la démocratie dans un pays. Par l’article 1 (art. 1) de la Convention, les Hautes Parties contractantes ont reconnu à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la Convention, et la liberté de la presse figure dans ce titre. L’exercice et la jouissance de ce droit ne peuvent être assurés ni menés à bien s’ils sont entravés et restreints par des règles ou principes juridiques que même un homme de loi qualifié ne peut prévoir ou déterminer.
Le principe du jugement prématuré, dégagé par la Chambre des Lords en l’espèce, ne résout pas le problème qui nous est soumis sur le terrain de l’article 10 (art. 10) de la Convention, et ce pour deux raisons:
a) Même si nous supposons que la Chambre des Lords a fixé le droit, la date précise qui compte pour apprécier si la branche de la common law relative au contempt of court était ou non prévue par la loi, est la date à laquelle le projet d’article du Sunday Times a été porté devant la Divisional Court, non celle où il l’a été devant les Law Lords. Au cours de leurs plaidoiries, les comparants ont mentionné l’autorité dont jouissait la Chambre des Lords quand elle a statué sur l’affaire en dernier ressort. Selon les requérants, les Law Lords ont, dans leur décision en l’espèce, donné de la branche du droit du contempt of court qui concerne les procédures civiles en instance une définition d’un caractère tout à fait novateur. Le gouvernement défendeur n’a pas souscrit à leurs vues.
Il n’appartient pas à notre Cour d’examiner si, siégeant en tant que juridiction interne de dernière instance, la Chambre des Lords a le pouvoir de modifier, compléter, refondre, élaborer ou améliorer la common law selon les exigences du moment et les circonstances.
On ne reconnaît pas que les Law Lords créent le droit: on prétend qu’ils se bornent à le déclarer. Cependant, dans son argumentation le conseil des requérants a dit que c’est là une fiction et que la Chambre crée un droit nouveau.
Il peut cependant nous incomber de constater si la Chambre des Lords a, par sa décision en l’espèce, modifié ou complété la branche de la common law relative au contempt of court dont nous avons à connaître. En effet, si sa décision constitue en réalité une modification ou un complément de ce droit, l’article 7 (art. 7) de la Convention doit entrer en ligne de compte. Personnellement, je penche pour les vues exprimées par les requérants, mais je me borne à relever cet aspect de l’affaire, comme une autre source d’imprécision de la branche du contempt of court à l’étude.
b) Le principe du jugement prématuré ne fournit pas à la presse un guide raisonnablement sûr pour ses publications. La règle absolue indiquée par Lord Cross pour l’application du critère du jugement prématuré - ne pas se demander s’il existe un risque réel d’immixtion dans l’administration de la justice ou d’atteinte à celle-ci – entrave des publications inoffensives traitant incidemment de points litigieux et de moyens de preuve présentés dans une affaire pendante, de façon à empêcher un glissement progressif vers un procès dans la presse ou d’autres media. Il me semble s’agir d’une règle absolue très restrictive qu’il est difficile de concilier avec la liberté de la presse. Dans une affaire préoccupant le public comme la tragédie nationale de la thalidomide, il serait très difficile d’éviter de mentionner, d’une manière ou d’une autre, les points litigieux et les moyens de preuve se rapportant à une affaire pendante.
La diversité des critères adoptés en l’espèce par le Juge Widgery à la Divisional Court et par Lord Denning et ses collègues à la Court of Appeal, ainsi que le critère dégagé par la majorité de la Chambre des Lords, illustrent l’état non satisfaisant et mouvant des règles ou principes du contempt of court concernant les articles de presse dans des affaires civiles en instance. C’est particulièrement vrai lorsque les publications sont de bonne foi, ne déforment pas les faits et ne visent ni à gêner le cours de la justice ni à lui porter atteinte et, en outre, lorsque l’auteur de la publication invoque l’exactitude matérielle et que le sujet préoccupe le public.
Conclusion sur la première question
D’après moi, la branche de la common law qui concerne le contempt of court en matière de publications, dans la presse et autres media, sur des procédures civiles pendantes, était - du moins à l’époque pertinente - incertaine et non fixée - et impossible à déterminer même pour un juriste qualifié - à un point tel qu’elle ne pouvait être considérée comme une loi prévue au regard de la portée et de l’objet des articles 1 et 10 paras. 1 et 2 (art. 1, art. 10-1, art. 10-2) de la Convention. Dans son contexte, l’expression "prévue par la loi" ne signifie pas seulement "autorisée par la loi", mais vise nécessairement une loi qui décrive de façon raisonnablement complète les conditions de l’imposition de restrictions aux droits et libertés consacrés par l’article 10 par. 1 (art. 10-1). Encore une fois, le droit à la liberté de la presse serait gravement touché si les hommes de presse ne pouvaient, en s’entourant d’une somme raisonnable de conseils juridiques et de précautions, s’informer, pour s’en prémunir, des risques et écueils qui les guettent en raison des imprécisions du contempt of court.
Deuxième partie
Deuxième question
L’injonction interdisant au Sunday Times de publier le projet d’article était-elle "nécessaire" dans une société démocratique pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et/ou à la protection des droits d’autrui?
Indépendamment de ma réponse à la première question, je répondrai aussi à cette question par la négative. J’ai toutefois moins de choses à dire sur le second point parce que je m’associe respectueusement aux principaux motifs énoncés dans l’arrêt de la majorité de la Cour.
Encore une fois, le droit de la presse à la liberté d’expression est indispensable dans une société démocratique; de même, il est d’une grande importance de garantir l’autorité et l’impartialité des tribunaux et de protéger les droits des parties qui ont recours à ceux-ci. A ce propos, je peux citer le jugement de Lord Morris, à la Chambre des Lords (page 302):
"L’intérêt général de la communauté commande que l’autorité des tribunaux ne soit pas mise en péril et que le recours à ceux-ci ne fasse pas l’objet d’une ingérence injustifiée. Lorsqu’on réprime pareille ingérence injustifiée, ce n’est point parce que ceux chargés d’administrer la justice se préoccupent de leur dignité personnelle, mais parce que la structure même de la vie ordonnée est en danger si les tribunaux reconnus du territoire sont si bafoués que leur autorité décline et se trouve supplantée. Mais comme les tribunaux ont pour but de préserver la liberté dans le cadre du droit pour tous les membres de la communauté respectueux de la loi, il est évident qu’ils ne doivent jamais imposer à la liberté d’expression, de discussion ou de critique d’autres limites que celles absolument nécessaires." (c’est moi qui souligne)
Tout en étant d’accord avec les déclarations ci-dessus de Lord Morris, lorsque j’applique les indications qui y figurent aux faits de la cause j’arrive, en ma qualité de membre de la Cour européenne des Droits de l’Homme, à une conclusion différente.
Quand il s’agit d’apprécier la nécessité requise pour imposer des restrictions aux droits aux libertés énoncées à l’article 10 (art. 10) de la Convention, les critères de la Cour peuvent parfois s’écarter de ceux adoptés par les tribunaux nationaux.
Certes, il faut garder à l’esprit le principe de la marge d’appréciation déjà consacré dans la jurisprudence de la Cour et l’appliquer au système judiciaire national, mais le fossé entre les deux systèmes et les normes adoptées pour l’exercice des droits aux libertés couvertes par la Convention peut être trop large pour être comblé par le principe susmentionné.
Toutes les fois qu’elle le juge raisonnable et faisable, la Cour doit établir une norme internationale européenne uniforme pour la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention; ce qui pourrait s’opérer progressivement, lorsque l’occasion se présente et compte pleinement et dûment tenu des systèmes juridiques nationaux.
Le préambule de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales contient des mentions en ce sens. Il dispose que les Gouvernements signataires:
Considérant que [la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme] tend à assurer la reconnaissance et l’application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés;
Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament;
Résolus, en tant que gouvernements d’États européens animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle;
Sont convenus de ce qui suit:"
- suivent les articles de la Convention.
Dans les systèmes juridiques des États continentaux qui sont les signataires originaires de la Convention il n’existe, à ma connaissance, rien de semblable à la branche de la common law du contempt of court - avec sa procédure sommaire - concernant les publications qui se rapportent à des procédures civiles en instance. Malgré cela, ces pays réussissent à garantir l’autorité et l’impartialité de leur pouvoir judiciaire. Dois-je admettre l’idée que la situation est différente en Angleterre qu’il faut y maintenir telle quelle la common law du contempt of court en cause, vieille de plus de deux siècles, afin de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire? Les connaissances et l’expérience que j’ai acquises au cours de longues années de relations avec des juges et tribunaux anglais me poussent à dire sans réserve que le pouvoir judiciaire en Angleterre est d’un niveau trop élevé pour être influencé par quelque publication dans la presse. J’avoue que mes dires peuvent être considérés comme dictés par un parti pris. En l’espèce nous n’avons très probablement affaire qu’à un juge professionnel. A ce propos, j’approuve les remarques de Lord Salmon que j’ai citées plus haut.
Certes, l’autorité judiciaire suprême en Angleterre a pleinement qualité pour juger des mesures juridiques à prendre pour garantir l’indépendance et l’autorité des tribunaux et les droits des parties comme pour maintenir clair et pur le cours de la justice, mais vu les critères et les éléments d’appréciation employés j’estime ne pas pouvoir dire, en tant que juge à la Cour européenne, que l’injonction interdisant la publication du projet d’article du Sunday Times était nécessaire au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention.
La publication de l’article envisagé n’avait pas pour but ou intention d’entraver ou de préjuger le cours de la justice ou les droits des parties. Il a été reconnu que l’article avait été écrit, en vue de la publication, de bonne foi et pour un juste motif. L’éditeur invoquait l’exactitude matérielle des faits relatés, et du reste elle n’était pas contestée. L’article avait pour sujet les victimes de la thalidomide. En raison de sa gravité, leur situation fut fréquemment qualifiée de tragédie nationale. Le reproche de négligence fait à la Distillers pour ne pas avoir essayé convenablement le médicament avant de le commercialiser a été formulé dans l’article et c’est là, en réalité, l’aspect de l’article qui paraît le plus contestable. Toutefois, des discussions et commentaires relatifs à la question de la négligence avaient été diffusés, directement ou indirectement, dans la presse depuis dix ans et la question avait donné lieu à un débat au Parlement qui n’a pas regardé les points en cause comme sub judice. Je ne pense donc pas que des pressions se seraient indûment exercées sur la Distillers pour l’amener à renoncer à ses moyens de défense au cas où l’affaire serait passée en jugement. Si le médicament avait été convenablement essayé avant la commercialisation, elle aurait pu aisément le prouver et réfuter l’allégation de négligence.
Vu la longue période d’inactivité qui s’était écoulée, on peut sérieusement se demander si le jugement de la procédure en instance était imminent ou non.
Lorsque la nécessité se présente, il faut sans aucun doute prendre des mesures pour empêcher un glissement vers un procès dans la presse, mais en l’absence de preuves d’une pareille tendance je n’admettrais pas qu’on se laisse guider par des possibilités abstraites ou agisse au nom d’un principe dont l’application ne répond pas à un besoin suffisant. En outre, comme il est dit dans le résumé de la position de Lord Denning à la Court of Appeal (paragraphe 25 de l’arrêt de la Cour européenne): "Il ne faut pas tolérer un ‘procès dans la presse’. Toutefois, il y a lieu de mettre en balance l’intérêt du public pour un sujet de préoccupation nationale avec l’intérêt des parties à l’équité du procès ou du règlement; en l’espèce, l’intérêt public à une discussion pesait plus lourd que le risque de léser une partie (...). Même en septembre 1972, le projet d’article n’aurait pas constitué un contempt: il commentait de bonne foi une question d’intérêt public (...)." Si la publication envisagée de l’article en question avait pu comporter un risque grave et réel d’immixtion dans l’administration de la justice ou d’atteinte à celle-ci, j’aurais répondu par l’affirmative à la deuxième question.
Lorsque les circonstances l’exigent, il faut sans aucun doute mettre en balance la liberté de la presse et autres mass media avec la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. Elles sont toutes deux fondamentales dans une société démocratique et essentielles à l’intérêt public. Il convient d’éviter tout conflit entre elles. C’est au pouvoir judiciaire qu’il appartient au premier chef d’éviter pareil conflit et de maintenir l’équilibre, grâce à des critères indiqués par la loi et appliqués par les tribunaux. Voilà pourquoi je mets l’accent sur les éléments d’appréciation utilisés pour l’application de la branche de la common law du contempt of court qui concerne la presse.
Au risque de me répéter, je dirai que la Cour ne doit pas hésiter à énoncer, lorsque les circonstances l’exigent, une série de principes destinés à servir de modèle et de dénominateur commun pour le respect des libertés et les limitations qu’il est permis de leur imposer aux termes et dans le cadre de la Convention.
Je ne puis m’empêcher d’affirmer que les normes auxquelles les éditeurs de journaux se conforment traditionnellement en Angleterre pour accomplir leurs devoirs et exercer leurs responsabilités envers le public et des autorités nationales et pour communiquer des informations exactes à leurs lecteurs, peuvent sans peine se comparer à celles de leurs collègues continentaux. Il est donc difficile de comprendre l’opportunité d’imposer des limitations plus étendues à la liberté de la presse en Angleterre en maintenant une branche anachronique du droit du contempt.
M’écartant une nouvelle fois de mon chemin, je prends la liberté de conclure mon opinion séparée par les remarques suivantes:
La patrie de la Magna Carta, du Bill of Rights et des principes fondamentaux de la justice - consacrés dans le système judiciaire anglo-saxon et pour l’essentiel déjà incorporés dans les articles de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales - peut, à mon humble avis, aisément se passer de toute la branche de la common law du contempt of court que nous examinons, ou modifier cette partie du droit du contempt of court dans le sens indiqué par le rapport de la Commission Phillimore.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE O’DONOGHUE
(Traduction)
Je me rallie aux conclusions de l’opinion séparée de M. le juge Zekia et à son raisonnement sur les questions 1 et 2.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE EVRIGENIS
Bien qu’ayant voté sur tous les points du dispositif de l’arrêt avec la majorité de la Cour, j’estime que l’ingérence, telle qu’elle a été juridiquement tracée par la décision de la Chambre des Lords, ne pouvait pas être considérée comme "prévue par la loi" au sens de la Convention.
Les restrictions du droit à la liberté d’expression que prévoit le paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), constituent des exceptions à l’exercice de ce droit. A ce titre, non seulement elles appellent une interprétation étroite (arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 21, par. 42, cité au paragraphe 65 de l’arrêt rendu en l’espèce), mais elles supposent également une définition juridique nationale suffisamment précise et certaine, permettant à quiconque exerce sa liberté d’expression d’agir avec une certitude raisonnable quant aux conséquences de ses actes sur le plan du droit.
Il serait difficile d’affirmer que la sanction prise contre les requérants remplissait cette condition. Si le droit du contempt of court est souvent critiqué au Royaume-Uni dans la littérature et la jurisprudence, ainsi que dans les rapports de différentes commissions d’étude ou de réforme (cf. Report of the Committee on Contempt of Court, 1974, Cmnd. 5794, par. 216, alinéas 4 et 5) pour son incertitude, son application par la Chambre des Lords en l’espèce, à travers le "principe du jugement prématuré" (voir le dispositif de l’arrêt de la Chambre), a mis en relief ce caractère. Il est significatif que, d’une part, la majorité de la Commission a hésité à trancher directement le fond de cette question (rapport de la Commission, par. 205) et que, d’autre part, les références contenues dans l’arrêt de la Cour à l’appui de la thèse selon laquelle l’ingérence fondée sur la décision de la Chambre des Lords était "prévue par la loi", sont peu convaincantes. Deux précédents sont, en particulier, cités dans l’arrêt de la Cour (paragraphes 51 et 52). Le premier, Vine Products Ltd. v. Green (1966), fondé sur le "principe des pressions", fut à plusieurs reprises critiqué par les Law Lords au regard de la présente affaire. Le second, Hunt v. Clarke (1889), ne paraît pas avoir motivé la décision de la Chambre des Lords dans la définition du "principe du jugement prématuré". D’un autre côté, il est remarquable que ce principe n’a servi de base juridique à aucune des décisions rendues en l’affaire par les autres juridictions anglaises, y compris la décision de la Divisional Court qui en 1976, trois ans après l’arrêt de la Chambre des Lords, a révoqué l’injonction. Si, par conséquent, on devait conclure que le principe ayant justifié en droit interne l’ingérence paraît novateur (cf. C.J. Miller, dans The Modern Law Review, vol. 37 (1974), p. 98), sa mise en oeuvre par la juridiction suprême nationale se révèle incompatible avec les exigences de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention.
Certes, nul ne saurait méconnaître les particularités d’un système juridique national dans la formation duquel la jurisprudence est traditionnellement appelée à jouer un rôle éminent; ni, non plus, perdre de vue que la définition des restrictions visées à l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention use de notions indéterminées qui ne vont pas toujours de pair avec l’existence de règles juridiques de conduite bien précises, certaines et prévisibles dans leur identification jurisprudentielle. Il n’en reste pas moins que la Cour se devait d’être plus prudente avant d’adopter une interprétation généreuse de la phrase "prévue par la loi", interprétation qui aurait pour conséquence d’affaiblir le principe de la prééminence du droit et d’exposer une liberté fondamentale, essentielle pour la société démocratique visée par les rédacteurs de la Convention, au danger d’ingérences inconciliables avec la lettre et l’esprit de celle-ci.26 £ 78.
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. WIARDA, M. CREMONA, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. RYSSDAL, M. GANSHOF VAN DER MEERSCH, SIR GERALD FITZMAURICE, Mme BINDSCHEDLER ROBERT, M. LIESCH ET M. MATSCHER, JUGES
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. WIARDA, M. CREMONA, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. RYSSDAL, M. GANSHOF VAN DER MEERSCH, SIR GERALD FITZMAURICE, Mme BINDSCHEDLER ROBERT, M. LIESCH ET M. MATSCHER, JUGES
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE ZEKIA
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE ZEKIA
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE O'DONOGHUE
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE EVRIGENIS
ARRÊT SUNDAY TIMES c. ROYAUME-UNI
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE EVRIGENIS


Synthèse
Formation : Cour (plénière)
Numéro d'arrêt : 6538/74
Date de la décision : 26/04/1979
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de l'Art. 10 ; Non-violation de l'art. 14+10 ; Non-lieu à examiner l'art. 18 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 11-2) PROTECTION DES DROITS ET LIBERTES D'AUTRUI


Parties
Demandeurs : SUNDAY TIMES
Défendeurs : ROYAUME-UNI (N° 1)

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1979-04-26;6538.74 ?

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