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26/03/1985 | CEDH | N°8978/80

CEDH | AFFAIRE X ET Y c. PAYS-BAS


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE X ET Y c. PAYS-BAS
(Requête no 8978/80)
ARRÊT
STRASBOURG
26 mars 1985
En l’affaire X et Y contre Pays-Bas*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
G. Wiarda,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  C. Russo,<

br> R. Bernhardt,
J. Gersing,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier a...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE X ET Y c. PAYS-BAS
(Requête no 8978/80)
ARRÊT
STRASBOURG
26 mars 1985
En l’affaire X et Y contre Pays-Bas*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
G. Wiarda,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 novembre 1984 et 27 février 1985,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 13 décembre 1983, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 8978/80) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont M. X avait saisi la Commission le 10 janvier 1980, en vertu de l’article 25 (art. 25), en son nom propre et au nom de sa fille, Y. De nationalité néerlandaise, les deux requérants ont exprimé le souhait de ne pas voir divulguer leur identité.
2.   La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration néerlandaise de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour but d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux obligations qui lui incombent aux termes des articles 3, 8, 13 et 14 (art. 3, art. 8, art. 13, art. 14).
3.   En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils (article 30).
4.   La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. G. Wiarda, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, vice-président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 janvier 1984, M. Wiarda, en sa qualité de président de la Cour, a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. B. Walsh, Sir Vincent Evans, M. C. Russo, M. R. Bernhardt et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
5.   Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement des Pays-Bas ("le Gouvernement"), du délégué de la Commission et des conseils des requérants sur la nécessité d’une procédure écrite.
Le 16 mars 1984, il a relevé que les requérants ne souhaitaient pas déposer de mémoire et décidé que l’agent aurait jusqu’au 16 mai pour en présenter un auquel le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le lui aurait communiqué (article 37 par. 1). Le 3 avril, il a prorogé le premier de ces délais jusqu’au 15 juin.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 18 juin. Le 31 août, le secrétaire de la Commission a fait savoir au greffier que le délégué formulerait ses commentaires lors des audiences.
Le 5 juillet, le président a fixé au 26 novembre la date d’ouverture de la procédure orale (article 38). Le 23 août, il a autorisé les représentants des requérants à employer la langue néerlandaise (article 27 par. 3).
Le 29 août, Mme van Westerlaak, conseil des requérants, a communiqué à la Cour les observations de ses clients sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention. Elle les a complétées par deux lettres remises pendant les débats.
6.   Ces derniers se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. C.J. Schneider, Représentant permanent
des Pays-Bas auprès du Conseil de l’Europe,
délégué de l’agent,
M. E. Korthals Altes, Landsadvocaat,  conseil,
Mme W.G. Schimmel-Bonder, du ministère de la Justice,  conseiller;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,  délégué;
- pour les requérants
Mme I. van Westerlaak, avocat,
M. E.A. Alkema, professeur
à l’Université de Groningue,  conseils.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries et déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Korthals Altes pour le Gouvernement, M. Trechsel pour la Commission, Mme van Westerlaak et M. Alkema pour les requérants.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7.   M. X et sa fille Y sont nés respectivement en 1929 et le 13 décembre 1961. Handicapée mentale, la seconde vivait depuis 1970 dans un foyer privé pour enfants atteints de déficience mentale.
8.   Dans la nuit du 14 au 15 décembre 1977, un certain B., gendre de la directrice et habitant avec son épouse dans l’établissement bien qu’il n’y fût pas employé, réveilla la jeune fille; il l’obligea à le suivre dans sa chambre, s’y dévêtir et avoir avec lui des rapports sexuels.
Cet événement, qui eut lieu le lendemain de son seizième anniversaire, traumatisa Y et provoqua chez elle de graves perturbations psychiques.
9.   Le 16 décembre 1977, X se rendit à la police locale pour porter plainte et réclamer l’ouverture de poursuites pénales.
Le commissaire lui indiqua qu’il pouvait signer la demande puisqu’il considérait sa fille comme incapable de le faire en raison de son état mental.
Le texte déposé par le requérant se lisait ainsi: "En ma qualité de père, je dénonce les délits commis par B. sur la personne de ma fille. Je le fais parce qu’elle en est elle-même incapable: bien qu’âgée de seize ans, elle demeure psychiquement et intellectuellement une enfant."
10.  Le commissaire rédigea un rapport que signa le requérant (articles 163 et 164 du code de procédure pénale). Il informa ultérieurement le parquet que, vu la déclaration du père et ses propres constatations quant à l’état mental de la jeune fille, celle-ci ne lui paraissait pas pouvoir porter plainte elle-même. Selon le directeur et un professeur de l’école qu’elle fréquentait, elle n’avait pas la faculté d’exprimer sa volonté à cet égard.
11.  Le 29 mai 1978, le parquet décida provisoirement de ne pas poursuivre B. à condition qu’il ne répétât pas l’infraction dans le délai de deux ans. Le magistrat chargé de l’affaire en avisa le requérant le 27 septembre 1978, au cours d’un entretien.
12.  Le 4 décembre 1978, X attaqua la décision du parquet, en vertu de l’article 12 du code de procédure pénale, devant la cour d’appel d’Arnhem qu’il pria d’ordonner des poursuites pénales.
Dans un mémoire complémentaire du 10 janvier 1979, il souligna qu’un représentant légal pouvait agir au nom du plaignant, sous réserve d’exceptions limitativement énumérées dont aucune ne jouait en l’occurrence.
Le 12 juillet 1979, la cour d’appel débouta le requérant. Il lui parut en effet douteux que l’on pût prouver le bien-fondé d’une accusation de viol (article 242 du code pénal, paragraphe 14 ci-dessous). Quant à l’article 248 ter (paragraphe 16 ci-dessous), il aurait trouvé à s’appliquer en l’espèce, mais seulement si la victime avait agi elle-même. Aux yeux de la Cour, la réclamation du père (article 64 par. 1 du code pénal, paragraphe 16 ci-dessous) ne remplaçait pas celle que la jeune fille, âgée de plus de seize ans, aurait dû déposer bien que la police l’eût estimée incapable de le faire; il existait en la matière une lacune de la loi, personne n’ayant en l’occurrence qualité pour porter plainte, mais on ne pouvait la combler par une interprétation extensive au détriment de B.
13.  D’après l’article 445 du code de procédure pénale, cette décision ne se prêtait pas à un pourvoi en cassation devant la Cour suprême (Hoge Raad).
II. LA LÉGISLATION INTERNE PERTINENTE
14.  Quant aux attentats aux moeurs, le code pénal néerlandais distingue le viol (article 242) et les attentats à la pudeur (article 246), caractérisés eux aussi par le recours à la violence physique.
15.  D’autres clauses plus spécifiques protègent à cet égard certaines catégories de personnes auxquelles il est difficile ou impossible de déterminer ou imposer leur volonté en raison de leur âge, leur situation de dépendance ou leur incapacité physique.
Les articles 244 et 245 érigent en infraction le fait d’avoir des relations charnelles avec des fillettes de moins de douze ans ou des jeunes filles de douze à seize ans, respectivement, l’article 247 les attentats à la pudeur sur de jeunes garçons ou filles de moins de seize ans.
Les articles 243 et 247 concernent, le premier les relations charnelles, le second les attentats à la pudeur sur une femme que le délinquant sait inconsciente ou incapable de réagir. Selon la Cour suprême, il ne s’agit cependant que d’une impossibilité physique.
L’article 249 a trait aux atteintes à l’intégrité sexuelle d’une personne qui se trouve dans une situation de dépendance à l’égard de l’auteur.
Enfin, l’article 239 a pour objet l’outrage à la pudeur, commis en public ou en présence d’un tiers y assistant contre sa volonté.
A l’exception de l’article 245, aucun de ces textes ne subordonne l’exercice de l’action publique à une plainte de la victime.
16.  Il n’en va pas de même de l’article 248 ter, aux termes duquel encourt une peine d’emprisonnement de quatre ans au plus quiconque, "par des dons ou promesses (...), par abus d’une influence découlant de rapports de fait, ou par séduction, incite intentionnellement un mineur, de conduite irréprochable, à commettre avec lui" ou "subir de sa part" des actes "immoraux": en pareil cas, seule une demande de la victime permet de déclencher des poursuites.
Il ressort cependant de l’article 64 par. 1 que le représentant légal peut porter plainte au nom de la victime si elle a moins de seize ans ou se trouve placée sous curatelle (curateele); cette dernière institution n’existe que pour des personnes majeures - c’est-à-dire âgées de vingt et un ans ou plus (article 378, Livre I, du code civil).
17.  A l’audience, le conseil du Gouvernement a informé la Cour que le ministère de la Justice a établi un projet de loi tendant à modifier les dispositions du code pénal relatives aux infractions sexuelles. Ce texte réprimerait les avances sexuelles faites à des handicapés mentaux.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
18.  X a saisi la Commission le 10 janvier 1980 (requête no 8978/80). Il prétendait que sa fille avait subi un traitement inhumain et dégradant, au sens de l’article 3 (art. 3) de la Convention, et tous deux une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée, garanti par l’article 8 (art. 8). Il soutenait de plus que le droit au respect de la vie familiale, énoncé par ce même article, implique la possibilité pour les parents d’exercer des recours à la suite de violences sexuelles infligées à leurs enfants, surtout s’il s’agit de mineurs et si le père est leur représentant légal. Il alléguait en outre que lui-même et sa fille n’avaient pas disposé d’un recours effectif devant une instance nationale, comme l’eût voulu l’article 13 (art. 13), et que la situation litigieuse revêtait un caractère discriminatoire contraire à l’article 14 (art. 14).
19.  La Commission a retenu la requête le 17 décembre 1981. Dans son rapport du 5 juillet 1983 (article 31) (art. 31), elle aboutit à la conclusion:
- en ce qui concerne Y,
qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention (unanimité), mais non de l’article 3 (art. 3) (quinze voix contre une);
qu’il n’échet d’examiner la requête ni sous l’angle de l’article 14 combiné avec les articles 8 (art. 14+8) ou 3 (art. 14+3), ni sur le terrain de l’article 13 (art. 13);
- en ce qui concerne X, que nul problème distinct ne se pose quant au droit du requérant au respect de sa vie familiale.
Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
20.  Dans son mémoire du 18 juin 1984, le Gouvernement "prie respectueusement la Cour de dire qu’il n’y a pas eu violation de la Convention en l’espèce".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8), CONSIDERE ISOLEMENT, DANS LE CAS D’Y
21.  Selon les requérants, l’impossibilité de faire ouvrir des poursuites pénales contre B. a enfreint l’article 8 (art. 8) de la Convention, aux termes duquel
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
Le Gouvernement combat cette thèse; la Commission y souscrit au contraire en substance.
22.  L’applicabilité de l’article 8 (art. 8) n’a pas prêté à controverse: les faits à l’origine de la requête relèvent de la "vie privée", qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et comprend la vie sexuelle.
23.  La Cour rappelle que si l’article 8 (art. 8) a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences: à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 17, par. 32). Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux.
1. Sur la nécessité d’une législation pénale
24.  D’après les requérants, seule la voie pénale aurait répondu aux besoins de la protection d’une jeune fille comme Y contre le méfait dont il s’agit. Pour le Gouvernement, la Convention laisse à chaque État la détermination des moyens; elle ne l’empêche pas d’opter pour une législation civile.
Aux yeux de la Cour, qui sur ce point souscrit en substance à l’opinion de la Commission, le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 (art. 8) dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe à cet égard différentes manières d’assurer le "respect de la vie privée" et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause. Le recours à la loi pénale ne constitue pas nécessairement l’unique solution.
25.  Le Gouvernement invoque la difficulté, pour le législateur, d’édicter des règles pénales cherchant à préserver le mieux possible l’intégrité physique des handicapés mentaux: aller trop loin dans cette direction risquerait de mener à du paternalisme inacceptable et d’entraîner une ingérence inadmissible de l’État dans le droit de l’individu au respect de sa vie sexuelle.
L’article 1401 du code civil, combiné avec l’article 1407, aurait permis de saisir les tribunaux néerlandais, au nom d’Y:
- d’une action en réparation contre B. pour préjudice matériel ou moral;
- d’une demande d’injonction à B., afin d’empêcher la répétition du délit;
- d’une telle action ou demande à l’encontre de la directrice du foyer.
Les requérants jugent ces recours civils inadaptés. L’absence d’une enquête pénale, notamment, rendrait plus malaisée la présentation de la preuve pour ce qui concerne les quatre éléments exigés par l’article 1401: un acte illicite, une faute, un dommage et un lien de causalité entre l’acte et ce dernier. De plus, pareille procédure serait longue et comporterait des inconvénients d’ordre affectif pour la victime car elle la forcerait à jouer un rôle actif.
26.  À l’audience, le délégué de la Commission a repris cette thèse en substance; il a en outre exprimé des doutes sur l’aptitude de l’article 1401 à servir de base à l’octroi d’une indemnité pour tort moral. Il a ajouté que le besoin de protection existe erga omnes alors que l’injonction ne pourrait s’adresser qu’à un nombre limité de personnes. Enfin, il manquerait au droit civil l’effet dissuasif inhérent au droit pénal.
27.  La Cour estime insuffisante la protection du droit civil dans le cas de méfaits du type de celui dont Y a été victime. Il y va en l’espèce de valeurs fondamentales et d’aspects essentiels de la vie privée. Seule une législation criminelle peut assurer une prévention efficace, nécessaire en ce domaine; de fait, c’est une telle législation qui régit d’ordinaire la question.
Au demeurant, comme le souligne la Commission, en la matière les Pays-Bas ont opté de façon générale pour un système de garantie fondé sur le droit pénal. A la connaissance de la Commission et de la Cour, il présente une seule lacune qui concerne les personnes dans la situation d’Y: pour elles, sa mise en oeuvre se heurte à un obstacle de caractère procédural que le législateur néerlandais n’avait apparemment pas prévu.
2. Sur la conformité de la loi néerlandaise avec l’article 8 (art. 8)
28.  Selon le Gouvernement, c’est le caractère exceptionnel des faits de la cause qui a révélé ladite lacune et l’on ne saurait parler d’une défaillance du législateur. Certes, le code pénal ne comprend pas de disposition distincte réprimant les avances sexuelles à des handicapés mentaux. Pourtant, des poursuites pourraient dans certaines hypothèses être engagées - avec ou sans plainte de la victime - contre quiconque porte atteinte à l’intégrité sexuelle d’un handicapé mental, sur la base de l’article 239 par. 2 du code pénal. Ce dernier punit l’outrage à la pudeur auquel autrui assiste contre sa volonté et la Cour suprême a interprété l’expression comme couvrant aussi la victime elle-même.
D’après les requérants, au contraire, le code pénal en vigueur n’offre qu’une protection insuffisante (paragraphes 41-43 du rapport de la Commission).
29.  Deux dispositions dudit code entrent ici en ligne de compte: les articles 248 ter et 239 par. 2.
Pour l’ouverture de poursuites contre l’auteur d’une infraction à ses dispositions, l’article 248 ter exige une plainte de la victime (paragraphe 16 ci-dessus); la cour d’appel d’Arnhem a jugé que cette dernière, dans le cas d’une personne comme Y, ne peut être remplacée par son représentant légal. Elle n’a pas cru pouvoir combler cette lacune de la loi par une interprétation extensive au détriment de B. La Cour européenne des Droits de l’Homme n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes pour interpréter le droit national (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, par. 50); elle tient pour établi qu’en l’occurrence on ne pouvait engager l’action publique sur la base de l’article 248 ter.
Quant à l’article 239 par. 2 (paragraphe 15 ci-dessus), il paraît destiné à réprimer non les attentats à la pudeur, mais l’exhibitionnisme, et ne s’appliquait pas clairement en l’espèce. De fait, personne, y compris le parquet, semble n’avoir songé à l’utiliser à l’époque ni même à s’y référer au début de la procédure engagée à Strasbourg.
30.  Ni l’article 248 ter ni l’article 239 par. 2 du code pénal n’assuraient donc à Y une protection concrète et effective. Il faut en conclure, compte tenu de la nature du méfait dont il s’agit, qu’elle a été victime d’une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14, COMBINE AVEC L’ARTICLE 8 (art. 14+8), DANS LE CAS D’Y
31. D’après les requérants, la différence de traitement que le législateur a établie entre les diverses catégories de personnes méritant une protection spéciale contre les violences sexuelles équivaut à une discrimination incompatible avec l’article 14 (art. 14) de la Convention, ainsi libellé:
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autres situation."
Le Gouvernement rejette cette allégation; quant à la Commission, elle estime qu’il ne se pose pas de problème distinct.
32.  L’article 14 (art. 14) n’a pas d’existence indépendante; il représente un élément particulier (non-discrimination) de chacun des droits protégés par la Convention. Les articles les consacrant peuvent se trouver méconnus isolément ou en combinaison avec l’article 14 (art. 14). En général, l’examen de la cause sous l’angle de ce dernier ne correspond pas à une nécessité quand la Cour aperçoit un manquement aux exigences du premier article pris en lui-même. Il en va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit dont il s’agit constitue un aspect fondamental de l’affaire, mais tel n’est pas le cas de l’infraction à l’article 8 (art. 8) relevée en l’espèce (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Airey précité, série A no 32, p. 16, par. 30).
En conséquence, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 14 (art. 14).
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 (art. 3), CONSIDERE ISOLEMENT OU COMBINE AVEC L’ARTICLE 14 (art. 14+3), DANS LE CAS D’Y
33.  D’après les requérants, Y a subi de la part de B. un "traitement inhumain et dégradant" contraire à l’article 3 (art. 3) de la Convention. Au regard de ce texte, l’État répondrait du comportement de tiers dans certaines circonstances et le traumatisme psychologique durable causé à la requérante atteindrait le degré nécessaire pour tomber sous le coup de cette disposition.
34.  D’après la Commission, faute d’un lien étroit et direct entre la lacune de la loi et le "domaine de protection" de l’article 3 (art. 3) il n’y a pas eu violation de cette disposition
A l’audience, le Gouvernement a repris cet avis et affirmé qu’il n’a pas à répondre du traitement infligé à Y.
Ayant constaté une infraction à l’article 8 (art. 8), la Cour ne juge pas devoir se placer de surcroît sur le terrain de l’article 3 (art. 3) considéré isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+3).
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13) EN CE QUI CONCERNE Y
35.  Les requérants affirment que nul recours effectif ne s’offrait à eux aux Pays-Bas pour les griefs d’Y. Ils invoquent donc l’article 13 (art. 13), ainsi libellé:
"Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles."
En particulier, l’accès à la cour d’appel d’Arnhem sur la base de l’article 12 du code de procédure pénale n’aurait pas constitué un tel recours.
Selon le Gouvernement, au contraire, il s’agissait d’une procédure tendant à l’application correcte du droit pénal. Son non-aboutissement ne signifierait pas qu’elle n’existait point.
La Commission estime que l’on ne peut déduire de l’article 13 (art. 13) l’obligation de fournir un recours contre une législation en tant que telle, considérée comme non conforme à la Convention.
36.  La Cour a déjà recherché sous l’angle de l’article 8 (art. 8) si Y avait bénéficié d’une voie de recours adéquate. Le constat de l’absence d’une telle voie a figuré parmi les éléments qui l’ont conduite à conclure à la méconnaissance de l’article 8 (art. 8).
Dès lors, elle n’a pas besoin d’étudier la même question au regard de l’article 13 (art. 13).
V. SUR LES GRIEFS DE X
37.  A l’origine, X alléguait aussi que la lacune de la loi néerlandaise avait porté atteinte aux droits que lui garantissent les articles 8 et 13 (art. 8, art. 13) de la Convention.
Pour la Commission, aucun problème distinct ne se pose à cet égard.
Le conseil des requérants n’est pas revenu sur cet aspect du litige à l’audience, de sorte que la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer.
VI. SUR L’ARTICLE 50 (art. 50)
38.  Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
Dans sa lettre du 27 août 1984, Mme van Westerlaak expliquait qu’"environ sept ans après les faits, la jeune fille éprouve encore quotidiennement les suites de l’attentat à la pudeur dont elle a été victime" et que "cela provoque de graves tensions dans sa famille". Elle a affirmé à l’audience que le préjudice moral n’avait pas disparu.
La Commission n’a pas commenté ces allégations.
Le Gouvernement ne les a pas davantage combattues en elles-mêmes, mais d’après lui les souffrances résultent de l’acte commis par B. et non de la violation de la Convention. Dès lors, il n’y aurait pas lieu d’accorder une satisfaction.
39.  La Cour constate que la demande se limite au dommage moral et ne concerne pas les frais de procédure.
40.  Nul ne conteste le tort qu’a subi Y. En outre, on ne saurait guère le nier, les autorités néerlandaises ont une part de responsabilité en raison de la lacune législative qui a entraîné une violation de l’article 8 (art. 8).
Les requérants s’en remettent à la Cour pour le choix d’une norme d’indemnisation.
Le dommage dont il s’agit ne se prête pas à un calcul, même approximatif. L’appréciant en équité, comme le veut l’article 50 (art. 50), la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à la requérante une satisfaction qu’elle fixe à 3.000 florins néerlandais.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) dans le cas d’Y;
2. Dit qu’il ne s’impose pas de statuer de manière autonome:
a. sur les autres griefs de celle-ci;
b. sur ceux de X;
3. Dit que l’État défendeur doit verser à la requérante trois mille (3.OOO) florins néerlandais au titre de l’article 50 (art. 50).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 26 mars 1985.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 16/1983/72/110. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT X ET Y c. PAYS-BAS
ARRÊT X ET Y c. PAYS-BAS


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 8 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 3) PEINE DEGRADANTE, (Art. 3) PEINE INHUMAINE


Parties
Demandeurs : X ET Y
Défendeurs : PAYS-BAS

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 26/03/1985
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 8978/80
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1985-03-26;8978.80 ?

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