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28/08/1986 | CEDH | N°9704/82

CEDH | AFFAIRE KOSIEK c. ALLEMAGNE


COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE KOSIEK c. ALLEMAGNE
(Requête no 9704/82)
ARRÊT
STRASBOURG
28 août 1986
En l’affaire Kosiek*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
W. Ganshof van der Meersch,
J. Cremona,
G. Wiarda,
Thór Vilhjálmsson,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L

.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
ainsi que de...

COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE KOSIEK c. ALLEMAGNE
(Requête no 9704/82)
ARRÊT
STRASBOURG
28 août 1986
En l’affaire Kosiek*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
W. Ganshof van der Meersch,
J. Cremona,
G. Wiarda,
Thór Vilhjálmsson,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 et 25 octobre 1985, puis le 24 avril ainsi que les 26 et 27 juin 1986,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 16 juillet 1984, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 9704/82) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un citoyen de cet Etat, M. Rolf Kosiek, avait saisi la Commission le 20 février 1982.
Désigné au début par l’initiale K., le requérant a consenti par la suite à la divulgation de son identité.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration allemande de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle vise à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux obligations découlant de l’article 10 (art. 10).
2.   En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, M. Kosiek a exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3.   Le président de la Cour a estimé le 20 juillet 1984 que dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il y avait lieu de confier à une chambre unique l’examen de la présente affaire et de l’affaire Glasenapp (article 21 par. 6).
La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. R. Bernhardt, juge élu de nationalité allemande (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, alors président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 2 août 1984, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres à savoir M. R. Ryssdal, M. D. Evrigenis, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher et Sir Vincent Evans, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Wiarda a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement allemand ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite. Le 24 août 1984, il a décidé que lesdits agent et conseil auraient jusqu’au 31 janvier 1985 pour déposer des mémoires auxquels le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier lui aurait communiqué le dernier arrivé d’entre eux (article 37 par. 1). Le 23 janvier 1985, il a prorogé jusqu’au 21 mars le premier de ces délais.
5.  Le 28 septembre 1984, la Chambre a résolu de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 50 du règlement).
6.  Par une lettre reçue le 19 décembre 1984, une organisation non gouvernementale britannique, la Prison Officers’ Association, a sollicité, en vertu de l’article 37 par. 2 du règlement, la faculté de présenter des observations écrites. Le 25 janvier 1985, le président a décidé de ne pas la lui accorder.
7.  Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 21 mars, celui du requérant - rédigé en allemand, ainsi que le président y avait consenti (article 27 par. 3) - le 25. Le 4 juin, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué s’exprimerait au stade des plaidoiries.
8.  Le 12 juin, M. Ryssdal, président de la Cour depuis le 30 mai 1985, a ordonné que la procédure orale s’ouvrirait le 21 ou le 22 octobre 1985, aussitôt après la fin des audiences relatives à l’affaire Glasenapp; auparavant, il avait consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil du requérant par l’intermédiaire du greffier adjoint (article 38 du règlement). Le 5 juillet, il a autorisé les membres de la délégation du Gouvernement à utiliser l’allemand à cette occasion (article 27 par. 2).
9.  Les débats se sont déroulés en public le 22 octobre, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme I. Maier, Ministerialdirigentin,
ministère fédéral de la Justice,  agent,
M. H. Golsong, conseil juridique, conseil,
M. R. Krafft, Ministerialrat,
ministère fédéral de l’Intérieur,
M. H. Kreuzberg, conseiller de tribunal administratif,
ministère fédéral de la Justice,
M. D. Schlotz, Ministerialrat,
ministère de l’Education et la Culture du Land de Bade- 
Wurtemberg,  conseillers;
- pour la Commission
M. C. A. Nørgaard, président,  délégué;
- pour le requérant
Me N. Wingerter, avocat,  conseil,
Me V. Hohbach, avocat,
M. R. Gebauer, Referendar,  conseillers.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries et déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, Mme Maier et M. Golsong pour le Gouvernement, M. Nørgaard pour la Commission, Me Wingerter et Me Hohbach pour le requérant.
10.  A des dates diverses s’échelonnant du 28 juin au 22 octobre 1985, la Commission, le Gouvernement et le requérant, selon le cas, ont déposé plusieurs pièces tantôt à la demande de la Cour, tantôt spontanément.
Le 25 octobre, la Cour a décidé de ne pas entendre, comme l’avait suggéré le requérant, un ancien ministre de l’Education et de la Culture (Kultusminister) du Land de Bade-Wurtemberg.
FAITS
11.  Ressortissant allemand né en 1934, M. Rolf Kosiek habite à Nürtingen. Après plusieurs années d’études de physique, il passa en novembre 1960 ses examens (Diplomhauptprüfung) à l’Université de Heidelberg où il obtint trois ans plus tard son diplôme de docteur en physique. Du 1er septembre 1962 au 31 octobre 1968, il travailla au premier Institut de physique de ladite Université, d’abord comme employé (Angestellter) puis, à partir du 1er avril 1963, en qualité d’assistant de recherche (wissenschaftlicher Assistent) avec le statut de fonctionnaire stagiaire à titre révocable (Beamter auf Widerruf).
Son engagement, limité d’abord à quatre ans puis prolongé, prit fin avec l’accord du requérant, informé au préalable par son directeur qu’il ne pouvait s’attendre à une nouvelle prolongation. Selon le Gouvernement, de tels postes d’assistant servent à former des scientifiques et à donner à leurs titulaires l’occasion de se préparer à la carrière universitaire. Aussi les pourvoit-on, par principe, au moyen de contrats temporaires dont la durée globale ne devrait pas dépasser six ans.
12.  Peu après son entrée en fonctions, M. Kosiek signa le 26 octobre 1962 une déclaration par laquelle il certifiait avoir été mis au courant de la décision du gouvernement fédéral, du 19 décembre 1950, relative aux activités antidémocratiques des agents de la fonction publique et du décret du gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg, du 12 septembre 1955. Ce décret, qui exigeait pareille déclaration, précisait en son premier paragraphe ce qui suit:
"Il est considéré comme allant de soi qu’un candidat à un poste dans la fonction publique n’appartienne à aucune organisation visant à supprimer le régime libéral et démocratique (freiheitliche, demokratische Grundordnung) ni n’appuie de telles tendances d’une autre manière, directe ou indirecte. Le cas échéant, la nomination ou l’engagement devraient être considérés comme résultant d’une tromperie délibérée (arglistige Täuschung)."
D’après le paragraphe 3, il incombait aux autorités compétentes d’adopter "les mesures nécessaires (procédure disciplinaire, licenciement)" "contre les agents (Bedienstete) qui méconnaissent leur devoir de loyauté".
13.  En 1965, M. Kosiek adhéra au Parti national-démocratique d’Allemagne (Nationaldemokratische Partei Deutschlands, NPD); il en présida le bureau du Rhin-Neckar de 1965 à mai 1974. En 1968, il devint membre du comité exécutif de la section de Bade-Wurtemberg - il le resta jusqu’en 1978 - et, en 1971, son délégué pour le district de Bade du Nord; il figura aussi parmi les trois vice-présidents du parti dans le Land, fonction dans laquelle il fut encore reconduit en juin 1974. A compter de l’automne 1971, il siégea au comité exécutif fédéral du NPD où il eut la charge, notamment, des questions relatives aux universités; il donna sa démission en 1979. Il quitta le NPD le 9 décembre 1980; dès janvier 1974, affirme-t-il, il avait signalé au ministre de l’Education et de la Culture qu’il comptait se retirer du parti aussitôt après sa titularisation.
Député NPD à la Diète (Landtag) de Bade-Wurtemberg du 1er juin 1968 au 31 mai 1972, le requérant se présenta sous la bannière de son parti aux élections fédérales de l’automne 1972 mais le NPD ne réussit pas à entrer au Bundestag.
M. Kosiek a exposé ses conceptions politiques dans deux livres. Le premier, publié en septembre 1972 et réédité plusieurs fois, s’intitule "Marxismus? Ein Aberglaube! Naturwissenschaft widerlegt die geistigen Grundlagen von Marx und Lenin" (Le Marxisme? Une superstition! Les sciences naturelles démentent les bases doctrinales de Marx et Lénine); le second, paru en 1975, "Das Volk in seiner Wirklichkeit - Naturwissenschaften und Leben bestätigen den Volksbegriff" (Le peuple dans sa réalité - Les sciences naturelles et la vie confirment la notion de peuple).
14.  En 1970, l’intéressé sollicita un poste de maître-assistant (Dozent) à l’Ecole publique d’ingénieurs (Staatliche Ingenieurschule) de Coblence. Au mois de mars, il y subit un test de manière jugée concluante, après quoi l’Ecole demanda au ministère de l’Education et de la Culture (Ministerium für Unterricht und Kultur) du Land de Rhénanie-Palatinat de l’engager avec effet au 1er mars 1971.
Le 15 décembre 1970, le ministère l’informa qu’un autre candidat avait obtenu l’emploi en question. Un an plus tard, après avoir appris par la presse que l’échec de sa candidature s’expliquait notamment par ses activités politiques au NPD, M. Kosiek saisit la justice pour obliger le Land à le recruter. Il se vit débouter le 24 octobre 1972 par le tribunal administratif (Verwaltungsgericht) de Neustadt an der Weinstrasse puis, le 2 mars 1977, par la cour d’appel administrative (Oberverwaltungsgericht) du Land qui ne l’autorisa pas à se pourvoir en cassation.
La cour d’appel estima qu’il n’offrait pas la garantie, exigée par l’article 9 par. 1 no 2 de la loi sur les fonctionnaires du Land (dans sa version du 14 juillet 1970), de défendre à tout moment le régime libéral et démocratique tel que l’entend la Loi fondamentale. Elle fonda pour l’essentiel ses conclusions sur le livre "Das Volk in seiner Wirklichkeit" (paragraphe 13 ci-dessus).
15.  En 1972, le requérant brigua un poste de maître-assistant (Dozent), vacant à l’Institut technique (Fachhochschule) de Nürtingen. Avec deux de ses sept concurrents, il y passa un test et participa à un entretien, sur quoi le conseil des enseignants (Dozentenrat) proposa au ministère de l’Education et de la Culture, le 14 juillet 1972, de l’engager. Le même jour, l’intéressé fut entendu au ministère au sujet de ses activités passées de député ainsi que de ses intentions politiques pour l’avenir. Aussitôt après, il écrivit au recteur de l’Institut de Nürtingen pour l’assurer qu’en cas de nomination il séparerait nettement ses fonctions professionnelles de son engagement politique personnel et n’abuserait pas de son poste d’enseignant à des fins politiques; il ajoutait qu’il n’entendait pas non plus apparaître en public à Nürtingen ou dans les environs en tant que militant de parti, notamment lors de la campagne pour les élections au Bundestag.
Le ministère le nomma maître-assistant (Dozent zur Anstellung) à l’Institut technique de Nürtingen, avec le statut de fonctionnaire à l’essai (Beamter auf Probe), à partir du 1er septembre 1972. La décision émanait du ministre lui-même qui, selon le Gouvernement, avait connu le requérant en tant que parlementaire et ne doutait en aucune manière de sa loyauté envers la Constitution. La loi sur les fonctionnaires du Land, dans sa version du 27 mai 1971, exige en effet que tout candidat à un poste de fonctionnaire - à l’essai ou titulaire - offre "la garantie de défendre constamment le régime libéral et démocratique au sens de la Loi fondamentale" (articles 6, par. 1 no 2, et 8). Aux termes de l’article 64 par. 2 de la loi, le fonctionnaire s’engage à professer (bekennen) ledit régime par tout son comportement et à en défendre le maintien.
M. Kosiek n’eut pas à signer une déclaration de loyauté: le décret du 12 septembre 1955 (paragraphe 12 ci-dessus) avait été abrogé le 4 février 1969 et le ministre de l’Intérieur du Land ne publia que le 15 octobre 1973 des dispositions destinées à donner effet au décret sur l’emploi d’extrémistes dans la fonction publique, que le chancelier fédéral et les ministres-présidents des Länder avaient adopté le 28 janvier 1972 ("Ministerpräsidenten-Beschluss", paragraphe 17 ci-dessous).
Le 9 novembre 1972, le requérant prêta serment devant le recteur de l’Institut de Nürtingen; il promit notamment de respecter et défendre la Loi fondamentale et la Constitution du Land (article 65 de la loi sur les fonctionnaires du Land).
16.  En application de l’article 24 par. 1 et 2 de la loi sur les fonctionnaires du Land, qui permet d’abréger la période probatoire normale de trois ans, le recteur de l’Institut demanda dès le 17 octobre 1973 la titularisation (Ernennung auf Lebenszeit) de M. Kosiek.
Après avoir recherché si les conditions exigées à cette fin par la loi se trouvaient réunies (articles 6 et 8 de la loi sur les fonctionnaires du Land, paragraphe 15 ci-dessus), le ministère répondit que des doutes avaient surgi quant à la loyauté de l’intéressé envers la Constitution, en raison de son attitude et de ses activités politiques; il fallait même envisager de le renvoyer.
17.  Le 13 février 1974, le requérant fut entendu au sujet de sa position à l’égard de la Constitution. Le 28, le ministère l’avisa de son licenciement avec effet au 30 juin. Se fondant notamment sur l’article 38 no 2 de la loi sur les fonctionnaires du Land - qui autorise à licencier un fonctionnaire à l’essai s’il n’a pas fait ses preuves pendant la période probatoire - et se référant au décret précité du 28 janvier 1972 (paragraphe 15 ci-dessus), il estimait que l’intéressé ne possédait pas les qualifications nécessaires (mangelnde Eignung): responsable important du NPD, il en avait approuvé les objectifs hostiles à la Constitution (verfassungsfeindlich); il avait ainsi montré qu’il ne soutenait point par tout son comportement le régime libéral et démocratique, et n’était pas prêt à en prendre la défense (article 64 de ladite loi). Selon le ministère, le NPD manifestait un comportement hostile à la Constitution car il méconnaissait, entre autres, l’idée de l’entente des peuples, les droits de l’homme et l’ordre démocratique existant: prônant notamment un nationalisme extrême et une idéologie raciste, il voulait abolir le parlementarisme et la pluralité des partis.
Le décret du 28 janvier 1972 concernant l’emploi d’extrémistes a pour but d’assurer l’uniformité de la pratique administrative en la matière; il rappelle le devoir légal de loyauté des fonctionnaires envers le régime libéral et démocratique et précise, en son paragraphe 2, ce qui suit (Gazette officielle - Gemeinsames Amtsblatt - de certains ministères du Land, 1973, no 34, p. 850):
"2. Chaque cas doit être examiné et décidé selon ses circonstances propres. En ce faisant, il faut tenir compte des principes suivants:
2.1 Candidats
2.1.1 Un candidat qui poursuit des activités hostiles à la Constitution, n’est pas engagé dans la fonction publique.
2.1.2 Si un candidat fait partie d’une organisation poursuivant des activités hostiles à la Constitution, cette appartenance jette un doute quant au point de savoir s’il est prêt à défendre constamment le régime libéral et démocratique. Ce doute justifie en général le rejet d’une candidature.
2.2 Fonctionnaires
Si un fonctionnaire ne respecte pas son devoir de loyauté envers la Constitution, l’autorité de nomination en tirera les conséquences nécessaires sur la base des faits particuliers établis, et considérera s’il faut envisager la révocation de l’intéressé (Entfernung aus dem Dienst)."
Le devoir particulier de loyauté des fonctionnaires allemands envers l’Etat et sa Constitution a été confirmé et précisé par la Cour constitutionnelle fédérale, notamment dans un arrêt du 22 mai 1975 (Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts, vol. 39, pp. 334-391).
18.  Le requérant forma le 8 mars 1974 une opposition (Widerspruch) contre son licenciement. Le ministère l’ayant rejetée le 3 mai, il saisit le tribunal administratif de Stuttgart le 10 juin.
Le 8 avril 1975, le ministère annula sa décision du 28 février 1974 pour défaut de consultation préalable du comité du personnel (Personalrat) de l’Institut technique. En même temps, et pour la même raison qu’en février 1974, il licencia l’intéressé - lequel avait été entendu dans l’intervalle tout comme le comité du personnel - à compter du 30 juin 1975. En conséquence, le tribunal administratif de Stuttgart classa (einstellen) le 9 mai l’affaire pendante devant lui, l’estimant réglée quant au fond.
19.  M. Kosiek fit opposition le 2 mai 1975 contre son nouveau renvoi. Il soutenait, entre autres, que les reproches formulés contre lui manquaient de fondement. Il était notoire qu’il avait pris personnellement et activement la défense du régime libéral et démocratique. Depuis son entrée dans l’enseignement, il avait démissionné de plusieurs de ses postes au sein du NPD, par exemple ceux de président de la branche Rhin-Neckar, de délégué pour le district de Bade du Nord et de conseiller pour les questions relatives aux universités au sein du comité exécutif fédéral. En outre, il avait à dessein limité ses interventions politiques dans la région de Nürtingen-Esslingen et n’y était pas apparu en public. Son adhésion à un parti jugé hostile à la Constitution n’autorisait pas à le licencier. L’Institut technique et le comité du personnel s’étaient prononcés en sa faveur et avaient attesté de ses qualifications personnelles et professionnelles. Enfin, la période probatoire se trouvait désormais dépassée: à ses deux ans et sept mois de service comme fonctionnaire à l’essai, on devait ajouter la durée de son travail antérieur de fonctionnaire stagiaire révocable.
Le ministère de l’Education et de la Culture du Land rejeta le recours le 7 mai en raison, notamment, de la forte participation de l’intéressé aux activités du NPD. Il relevait aussi que d’après un arrêt de la Cour administrative fédérale, la simple affiliation à un parti anticonstitutionnel pouvait justifier le licenciement d’un fonctionnaire; dès lors, il ne s’imposait pas de rechercher si le requérant avait restreint ses déclarations politiques et la question des qualifications professionnelles n’entrait pas en ligne de compte. Enfin, le droit de la fonction publique ne connaissait pas de fin automatique de la période probatoire; non encore titularisé, M. Kosiek demeurait fonctionnaire à l’essai et pouvait donc être congédié en vertu de l’article 38 de la loi sur les fonctionnaires du Land.
20.  Le 9 juin 1975, l’intéressé attaqua la décision du ministère devant le tribunal administratif de Stuttgart. Selon lui, elle ne fournissait aucun élément concret pouvant montrer qu’il eût adopté une attitude hostile à la Constitution. Or, d’après la jurisprudence allemande, la qualité de membre d’une organisation considérée comme hostile à la Constitution pouvait seulement susciter des doutes sur la loyauté d’un fonctionnaire, mais il fallait examiner chaque cas individuel en détail. Le jugement global du ministère ne répondait pas à cette exigence. Le requérant avait toujours milité pour le maintien du régime libéral et démocratique, par exemple en 1968 lors de l’occupation de l’Université de Heidelberg, en 1970 à Ulm, où il avait récupéré et remis au parquet le drapeau de la République démocratique allemande et au parlement du Land en tant que député. Cela valait aussi pour ses écrits. On ne pouvait lui imputer des déclarations ou actions du NPD susceptibles de passer pour hostiles à la Constitution. Du reste, ce parti approuvait le régime libéral et démocratique de la Loi fondamentale. Le ministre du Land savait, au moment où il nomma l’intéressé fonctionnaire à l’essai, qu’il s’agissait d’un membre du comité exécutif fédéral du NPD (depuis 1971) et du Comité exécutif de la section pour le Land (depuis 1968), du délégué du comité exécutif du Land pour le district de Bade du Nord (depuis 1971) et du président de la branche Rhin-Neckar du parti (depuis 1965). Il était dès lors paradoxal de voir dans pareil engagement pour le NPD un défaut de qualifications personnelles justifiant un renvoi. Ce comportement contradictoire ressortait également de déclarations publiques antérieures du ministre: en décembre 1972, il avait relevé plusieurs fois devant la Diète du Land, à la télévision et lors d’entretiens avec la presse que M. Kosiek n’était pas hostile à la Constitution et que son activité au parlement durant quatre ans l’avait montré.
21.  Le 26 janvier 1977, le tribunal administratif de Stuttgart annula les décisions des 8 avril et 7 mai 1975.
Il estima que la loi et les principes généraux empêchaient de s’appuyer, pour congédier un fonctionnaire à l’essai, sur des éléments déjà connus - et qu’il eût fallu prendre en considération - à la date de la nomination.
Or le ministère avait fondé sa décision sur des faits avérés dès 1972 et qui, d’après son opinion de l’époque, ne révélaient pas un manque de qualification personnelle. Il savait que d’après les constatations de la Conférence des ministres de l’Intérieur des Länder (25 février 1972), citées dans la décision litigieuse de mai 1974, le NPD passait pour viser des objectifs hostiles à la Constitution. Il savait aussi que l’intéressé, membre influent du parti, siégeait comme député NPD au parlement du Land.
Si M. Kosiek avait néanmoins obtenu sa nomination, c’est qu’aux yeux du ministère il offrait, grâce à son comportement personnel et malgré son engagement pour le NPD, la garantie voulue de loyauté envers la Constitution. Cela ressortait de la réponse du ministre à une question qui lui avait été posée à la Diète du Land en décembre 1972. Par conséquent, pour déterminer si le requérant avait fait ses preuves pendant la période d’essai, on ne pouvait prendre en compte son comportement politique que dans la mesure où il différait de ce qu’il avait été auparavant. Or on ne pouvait apprécier autrement que jadis la persistance de l’attachement de l’intéressé à son parti: le NPD n’avait pas changé d’objectifs entre temps. Quant au livre "Marxismus? Ein Aberglaube!", dont le ministère n’avait pas connaissance à l’origine, il ne révélait pas avec une certitude suffisante une attitude hostile à la Constitution.
Au préalable, le tribunal avait entendu les explications de l’auteur sur certains passages de l’ouvrage. Il les lui avait demandées pour savoir notamment si la thèse de l’inégalité génétique et biologique entre les hommes avait pour base une position raciste et si M. Kosiek en tirait des conclusions incompatibles avec les principes d’égalité et de respect des droits de l’homme tels que les consacre la Loi fondamentale.
22.  Le ministère appela de ce jugement le 23 juin 1977. Il estima qu’il devait pouvoir corriger une erreur éventuelle commise au moment de la nomination; on ne pouvait exiger de lui de titulariser un fonctionnaire à l’essai à qui manquait l’une des qualifications nécessaires. En outre, il s’était avéré entre temps que le NPD n’acceptait pas la Loi fondamentale, mais luttait contre elle et les institutions légales. Par son nouveau livre, "Das Volk in seiner Wirklichkeit", le requérant avait confirmé son attitude personnelle envers la Loi fondamentale; la cour d’appel administrative de Coblence (paragraphe 14 ci-dessus) avait eu raison d’en déduire qu’il ne reconnaissait pas la République fédérale et sa Constitution comme des valeurs positives, mais glorifiait le national-socialisme.
M. Kosiek, lui, soutint qu’une publication parue en 1975 seulement ne pouvait entrer en ligne de compte en l’espèce. Du reste, elle n’autorisait pas à douter de sa loyauté envers la Constitution: la cour d’appel de Coblence l’avait mal résumée et elle avait travesti le sens réel des opinions qu’il y avait exprimées (paragraphe 14 ci-dessus). Pour le surplus, il reprit pour l’essentiel la thèse développée par lui en première instance.
23.  Le 28 février 1978, la Cour d’appel administrative du Land de Bade-Wurtemberg accueillit l’appel et rejeta l’action du requérant. A la lumière, notamment, de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale et en particulier de son arrêt du 22 mai 1975 (paragraphe 17 ci-dessus), elle jugea conformes à la loi les décisions attaquées.
Après avoir examiné en détail les arguments et moyens de preuve du ministère, elle n’estima pas établi que le NPD poursuivît des objectifs hostiles à la Constitution, c’est-à-dire militât systématiquement (planvoll) pour porter atteinte au régime libéral et démocratique, l’abolir ou menacer l’existence de la République fédérale d’Allemagne (article 21 de la Loi fondamentale). On ne pouvait donc considérer la simple affiliation à ce parti comme l’indice d’une loyauté sujette à caution. Toutefois, nombre de déclarations du NPD laissaient apparaître une tendance inquiétante; dès lors, il pouvait y avoir lieu de vérifier la position personnelle d’un fonctionnaire face à l’attitude, discutable sous l’angle du droit constitutionnel (verfassungsrechtlich bedenklich), de son propre parti. Dans ces conditions, un fonctionnaire tenu de défendre activement le régime libéral et démocratique pouvait être obligé de se distancier expressément de son parti quant à de tels aspects critiquables.
M. Kosiek n’avait pas dissipé le soupçon qu’il approuvait la ligne du NPD. Au contraire, il s’était identifié avec elle par ses nombreuses activités de militant. Celles-ci, et les opinions personnelles qu’il avait exprimées dans son livre "Das Volk in seiner Wirklichkeit", inspiraient des doutes sérieux sur sa loyauté envers la Constitution. Dans son ouvrage, qui pouvait légitimement entrer en ligne de compte, il avait minimisé voire exalté, sans la moindre réserve ou critique, des circonstances et événements qui avaient marqué le IIIe Reich. Sur ce point, la cour d’appel administative du Land se rangeait à l’avis de celle de Coblence qui avait étudié le livre en détail (paragraphe 14 ci-dessus). L’intéressé prétendait bien n’avoir émis un jugement positif que sur la première phase du IIIe Reich, mais cela montrait qu’il approuvait le national-socialisme au moins sur certains points et non qu’il le désavouait. Dès 1933, les droits fondamentaux les plus importants avaient été suspendus, la séparation des pouvoirs abolie, les partis politiques dissous, les syndicats liquidés et les fonctionnaires "non aryens" congédiés, ce qui avait marqué le début de la persécution contre les Juifs. Sans réserve ni critique, le requérant considérait comme préférables à la situation actuelle les circonstances, événements et idées du IIIe Reich. On ne pouvait donc croire qu’il souscrivait en même temps aux valeurs et principes de base de la Loi fondamentale comme à un bien inappréciable à protéger.
Le ministère en avait conclu à bon droit que M. Kosiek n’offrait pas la garantie de défendre à tout moment le régime libéral et démocratique au sens de la Loi fondamentale et que, partant, il n’avait pas fait ses preuves pendant la période d’essai. Il importait peu de savoir si l’intéressé possédait les qualifications professionnelles nécessaires et ne s’était pas prononcé sur des questions politiques à l’Institut technique. Assurément, le ministre n’avait pas ignoré, avant de le nommer, qu’il s’agissait d’un dirigeant du NPD, mais cela ne rendait pas pour autant illégale la révocation litigieuse: le service préparatoire accompli en tant que fonctionnaire à l’essai revêt une importance capitale pour savoir si un candidat offre ou non des garanties de loyauté envers la Constitution. Le requérant avait dû s’attendre à ce que le ministère, à l’issue de la période probatoire, examinât une fois encore, en détail et de manière définitive, des éléments déjà connus de lui.
24.  Ainsi que la cour d’appel l’y avait autorisé, M. Kosiek forma un pourvoi en cassation mais la Cour administrative fédérale (Bundesverwaltungsgericht) le débouta le 28 novembre 1980.
Les doutes du ministère sur la loyauté du requérant envers la Constitution, inspirés par sa qualité de membre actif du NPD, étaient justifiés. A cet égard, la cour d’appel avait eu tort de considérer que l’affiliation à un parti n’entre en ligne de compte que s’il oeuvre délibérément pour porter atteinte au régime libéral et démocratique ou pour le détruire, en d’autres termes s’il risque de se voir interdire par la Cour constitutionnelle en vertu de l’article 21 de la Loi fondamentale. En réalité, il suffisait que le parti poursuivît des objectifs incompatibles avec ce régime. Or il en allait ainsi du NPD dont l’intéressé, loin de s’en désolidariser, avait approuvé les buts. Par conséquent, les doutes du ministère n’avaient pas pour origine, comme l’avait estimé la cour d’appel, les déclarations figurant dans le livre "Das Volk in seiner Wirklichkeit", mais elles les corroboraient et les renforçaient.
L’article 5 par. 3 de la Loi fondamentale, invoqué par le requérant et consacrant la liberté de l’art, de la science, de la recherche et de l’enseignement, ne menait pas à une conclusion différente. Les universitaires jouissaient d’une large indépendance dans l’exercice de leur profession, mais elle ne les déliait pas de leur devoir de loyauté envers la Constitution. Nonobstant la première phrase de l’article 5 par. 3, ils demeuraient des fonctionnaires et un professeur d’université doté du statut de fonctionnaire à l’essai pouvait être congédié pour inaptitude.
Le ministère avait pu fonder sa décision sur l’engagement de M. Kosiek pour le NPD, bien qu’il en eût déjà connaissance auparavant, et sur le contenu du livre précité, publié en 1975 seulement et invoqué pendant la procédure d’appel.
La Cour administrative fédérale rejeta enfin divers griefs de caractère procédural soulevés devant elle.
25.  Le 16 mars 1981, M. Kosiek saisit la Cour constitutionnelle fédérale. Il lui demandait d’annuler les arrêts de la cour d’appel et de la Cour administrative fédérale, contraires selon lui à une série d’articles de la Loi fondamentale.
Contestant notamment l’objectivité et la pertinence des moyens de preuve retenus, il taxait d’arbitraire les décisions attaquées par lui. Aux juridictions qui les avaient rendues, il reprochait de ne pas avoir essayé de déterminer si, par leurs déclarations, le NPD et lui-même avaient porté atteinte aux principes de la Loi fondamentale. En réalité, ils ne poursuivaient pas des objectifs incompatibles avec celle-ci. Les opinions formulées dans son livre relevaient de la liberté d’expression; aucune d’elles ne visait un principe du régime libéral et démocratique. Du reste, elles correspondaient à la thèse actuelle de la majorité des historiens. Les arrêts en question avaient dès lors violé son droit, garanti par l’article 3 de la Loi fondamentale, à ne pas subir de désavantage en raison de ses opinions. En pénalisant un adversaire politique du chef de positions non dirigées contre ledit régime, on avait méconnu son droit à la liberté de conscience et d’opinion, protégé par l’article 4. Son renvoi et les critiques adressées à son livre s’analysaient en une atteinte illégale, contraire à l’article 5 paras. 1 et 3, à sa liberté d’expression. Il était en outre victime d’une interdiction professionnelle (Berufsverbot), incompatible avec l’article 12, car à son âge il n’avait plus la possibilité de trouver un poste de professeur d’université. En le révoquant, le Land, au mépris de l’article 33 par. 1, l’avait privé des droits accordés par tous les autres Länder - sauf la Bavière -, lesquels n’inquiétaient pas les membres du NPD. Malgré son aptitude, ses qualifications professionnelles et son efficacité, on l’empêchait arbitrairement d’accéder à un poste dans la fonction publique, ou d’y rester, ce qui ne pouvait se concilier avec l’article 33 paras. 2 et 3. Enfin, son licenciement, fondé sur des faits à la fois licites et connus lors de son entrée en fonctions, se heurtait à l’article 103.
26.  Statuant en comité de trois membres, la Cour constitutionnelle fédérale décida le 31 juillet 1981 de ne pas retenir le recours; elle l’estima dépourvu de chances suffisantes de succès.
Se référant à sa jurisprudence (arrêt du 22 mai 1975), elle rappela d’abord que l’obligation de loyauté envers l’Etat et la Constitution figurait parmi les principes traditionnels de la fonction publique (article 33 par. 5 de la Loi fondamentale). Partant, un fonctionnaire n’était apte à occuper un poste dans la fonction publique que s’il se montrait prêt à tout moment à prendre la défense du régime libéral et démocratique. Il fallait donc congédier, pour inaptitude personnelle, un fonctionnaire à l’essai n’offrant pas la garantie de se comporter de la sorte. A cet égard, la qualité d’adhérent d’un parti poursuivant des objectifs incompatibles avec le régime libéral et démocratique pouvait entrer en ligne de compte.
En l’espèce, l’examen des arrêts incriminés ne révélait aucune atteinte au droit constitutionnel. Les constatations de fait et conclusions de la cour d’appel et de la Cour administrative fédérale ne se trouvaient pas entachées d’arbitraire. Le renvoi du requérant ne violait aucun des droits invoqués.
27.  Comme son recours contre la décision de licenciement avait un effet suspensif, M. Kosiek continua d’enseigner à l’Institut technique de Nürtingen, mais elle devint définitive avec l’arrêt de la Cour administrative fédérale, du 28 novembre 1980. En conséquence, il fut informé le 15 décembre suivant que ses fonctions étaient arrivées à leur terme.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28.  M. Kosiek a saisi la Commission le 20 février 1982. Il se plaignait de son renvoi, contraire selon lui à l’article 10 (art. 10) de la Convention.
La Commission a retenu la requête (no 9704/82) le 16 décembre 1982. Dans son rapport du 11 mai 1984 (article 31) (art. 31), elle conclut par dix voix contre sept à l’absence de violation de la Convention.
Le texte intégral de son avis et des opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES PAR LES COMPARANTS
29.  Dans son mémoire puis lors des audiences du 22 octobre 1985, le Gouvernement a invité la Cour
"i. à constater qu’elle ne peut connaître du fond de l’affaire, la requête étant incompatible avec les dispositions de la Convention;
à titre subsidiaire
ii. à constater que la République fédérale d’Allemagne n’a pas violé la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales."
30.  De son côté, le délégué de la Commission a prié la Cour, à la fin de la procédure orale, de
"dire s’il y a eu ingérence dans le droit reconnu au requérant par l’article 10 par. 1 (art. 10-1) de la Convention et, dans l’affirmative, si elle se justifiait."
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
31.  Le Gouvernement considère la requête de M. Kosiek comme incompatible avec les dispositions de la Convention: l’intéressé revendiquerait un droit non garanti par la Convention. Le litige concernerait des questions d’accès à la fonction publique - en l’occurrence un poste dans l’enseignement - et non le droit à la liberté d’expression, invoqué par le requérant. Lors des audiences, le Gouvernement a précisé qu’il aurait pu présenter sa thèse sous la forme d’une exception d’incompétence, comme il l’a fait devant la Commission, mais qu’en raison de "l’apparente complexité du dossier" il était prêt à voir aborder le problème dans une optique plus large, englobant des questions de fond. Il conclut à l’inapplicabilité de l’article 10 (art. 10) en l’espèce.
M. Kosiek estime que pour apprécier la recevabilité de sa requête, il échet de se fonder sur ses griefs. Or devant les organes de la Convention il n’aurait jamais réclamé un droit d’accès à la fonction publique; il aurait dénoncé exclusivement le préjudice qu’il aurait subi pour avoir diffusé ses opinions dans des livres.
Le délégué de la Commission juge ambiguë l’argumentation du Gouvernement: tout en plaidant l’incompatibilité de la requête avec les dispositions de la Convention, le Gouvernement reconnaîtrait que devant la Cour il s’agit de savoir si l’article 10 (art. 10) trouve à s’appliquer. Le problème de l’incompatibilité en tant que telle aurait été tranché par la Commission dans sa décision de recevabilité; celui de l’applicabilité de l’article 10 (art. 10) relèverait de l’examen du fond.
32.  Nommé en 1972 maître-assistant avec le statut de fonctionnaire à l’essai, M. Kosiek se plaint d’avoir été congédié en raison de ses activités politiques pour le NPD et du contenu de deux livres dont il était l’auteur (paragraphes 13 et 17 à 24 ci-dessus); il se prétend victime d’une violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention.
Pareil grief n’est pas "évidemment étranger aux dispositions de la Convention" (arrêt du 9 février 1967 en l’affaire "linguistique belge", série A no 5, p. 18); il a trait à son interprétation et à son application (article 45) (art. 45): pour statuer, la Cour devra rechercher si le licenciement litigieux s’analysait en une "ingérence" dans l’exercice de la liberté d’expression, telle que la protège l’article 10 (art. 10). Il y a là, pour elle, une question de fond qu’elle ne saurait résoudre par un simple examen préliminaire (voir, mutatis mutandis, l’arrêt précité du 9 février 1967, pp. 18-19, l’arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 10, par. 18, et l’arrêt Barthold du 25 mars 1985, série A no 90, p. 20, par. 41).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10)
33.  M. Kosiek soutient que son licenciement a enfreint l’article 10 (art. 10) de la Convention, aux termes duquel
"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article (art. 10) n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."
Pour le Gouvernement, cette disposition n’entre pas en ligne de compte: la présente affaire concernerait le droit, non protégé par la Convention, d’accéder à un poste dans la fonction publique. La Commission ne souscrit pas à cette thèse.
34.  La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, du 10 décembre 1948, et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du 16 décembre 1966, reconnaissent respectivement à "toute personne le droit à accéder, dans des conditons d’égalité, aux fonctions publiques de son pays" (article 21 par. 2) et à "tout citoyen (...) le droit et la possibilité (...) d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays" (article 25). Au contraire, pareil droit ne figure ni dans la Convention européenne ni dans aucun de ses Protocoles additionnels. De plus, c’est à dessein que les Etats signataires ne l’y ont pas inclus; le Gouvernement le souligne avec raison et les travaux préparatoires du Protocole no 4 et du Protocole no 7 (P4, P7) le révèlent sans équivoque. En particulier, dans ses versions initiales ce dernier comprenait une clause semblable aux articles 21 par. 2 de la Déclaration et 25 du Pacte; elle a disparu par la suite. Il ne s’agit donc point d’une lacune fortuite des instruments européens; aux termes du Préambule de la Convention, ils tendent à assurer la garantie collective de "certains" des droits énoncés dans la Déclaration Universelle.
35.  Si cet historique montre que les Etats contractants n’ont pas voulu s’engager à reconnaître dans la Convention ou ses Protocoles un droit d’accès à la fonction publique, il n’en ressort pas pour autant qu’à d’autres égards les fonctionnaires sortent du champ d’application de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28 mai 1985, série A no 94, pp. 31-32, par. 60). En ses articles 1 et 14 (art. 1, art. 14), celle-ci précise que "toute personne relevant de (la) juridiction" des Etats contractants doit jouir, "sans distinction aucune", des droits et libertés énumérés au Titre I (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 23, par. 54). L’article 11 par. 2 (art. 11-2) in fine, qui permet aux Etats d’apporter des restrictions spéciales à l’exercice des libertés de réunion et d’association des "membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat", confirme au demeurant qu’en règle générale les garanties de la Convention s’étendent aux fonctionnaires (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, du 6 février 1976, série A no 20, p. 14, par. 37, l’arrêt Schmidt et Dahlström du même jour, série A no 21, p. 15, par. 33, ainsi que l’arrêt Engel et autres, loc. cit.).
36.  Dès lors, le statut de fonctionnaire à l’essai que M. Kosiek avait obtenu par sa nomination comme maître-assistant, ne le privait pas de la protection de l’article 10 (art. 10). Cette disposition entre certes en ligne de compte, mais pour savoir si elle a été méconnue il faut d’abord rechercher si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression - telle qu’une "formalité, condition, restriction ou sanction" - ou si elle se situait dans le champ du droit d’accès à la fonction publique, non garanti, lui, par la Convention.
Pour répondre, il y a lieu de préciser la portée de ladite mesure en replaçant cette dernière dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente.
37.  Le ministère de l’Education et de la Culture a motivé le licenciement de M. Kosiek par les activités de celui-ci en faveur du NPD (paragraphes 17-19 et 21-24 ci-dessus); au cours de la procédure judiciaire, il a tiré en outre argument des deux livres que l’intéressé avait publiés (paragraphes 21-24 ci-dessus). Les prises de positions politiques du requérant se trouvent donc à l’origine de sa décision.
38.  Au moment où son employeur recommanda au ministère de le titulariser, M. Kosiek avait passé environ une année de la période probatoire qu’il devait subir avant de pouvoir aspirer à un poste permanent (paragraphe 16 ci-dessus). Le ministère estima cependant qu’il n’avait pas fait ses preuves, faute d’offrir la garantie, voulue par les articles 6 et 8 de la loi sur les fonctionnaires du Land (paragraphes 15 et 16 ci-dessus), de défendre constamment le régime libéral et démocratique au sens de la Loi fondamentale. Cette condition figure parmi les qualifications personnelles que doit posséder quiconque brigue un emploi de fonctionnaire - à l’essai ou titulaire - en République fédérale d’Allemagne. Elle concerne le recrutement dans la fonction publique, matière délibérement laissée en dehors de la Convention, et ne peut être considérée comme incompatible en soi avec cette dernière. Au début, le ministre l’estimait remplie puisqu’il avait nommé le requérant maître-assistant avec le statut de fonctionnaire à l’essai (paragraphe 15 ci-dessus). Après un nouvel examen des activités politiques et des publications de M. Kosiek, le ministère conclut toutefois que ce dernier, "responsable important du NPD" dont il "avait approuvé les objectifs hostiles à la Constitution" (paragraphe 17 ci-dessus), ne répondait pas à l’une des exigences prescrites par la loi pour occuper le poste dont il s’agissait, à la suite de quoi il décida de ne pas le titulariser et, en conséquence, le licencia de son emploi de fonctionnaire à l’essai (articles 38, no 2, 6 et 8, de la loi sur les fonctionnaires du Land; paragraphes 17-18 ci-dessus); les juridictions saisies, à l’exception du tribunal administratif de Stuttgart (paragraphe 21 ci-dessus), adoptèrent en substance la même démarche (paragraphes 23, 24 et 26 ci-dessus). Il n’appartient pas à la Cour de contrôler la justesse de leurs conclusions.
39.  Il ressort de ce rappel que l’accès à la fonction publique se trouve au centre du problème soumis à la Cour. En le refusant à M. Kosiek - pour tardive qu’ait été la décision -, le ministère compétent du Land n’a pris en considération les opinions et activités de celui-ci que pour apprécier si l’intéressé avait fait ses preuves pendant la période d’essai et s’il présentait l’une des qualifications personnelles nécessaires pour occuper l’emploi en question.
Dès lors, il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice du droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 (art. 10).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 28 août 1986.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouvent joints:
- conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé d’une opinion concordante de M. Cremona, d’une opinion concordante commune à Mme Bindschedler-Robert et MM. Pinheiro Farinha, Pettiti, Walsh, Russo et Bernhardt, ainsi que d’une opinion partiellement dissidente de M. Spielmann;
- une déclaration de M. Pettiti.
R. R.
M.-A. E.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE CREMONA
(Traduction)
Je souscris au constat de non-violation contenu dans l’arrêt, mais ne puis me rallier au raisonnement sur lequel il s’appuie.
Le requérant a été chassé d’un poste qu’il occupait, à l’essai, dans la fonction publique. La question juridique d’une annulation rétroactive de sa nomination ne saurait rien y changer. La question cruciale consiste alors à savoir pourquoi on l’a licencié. A l’évidence, il a perdu son emploi du fait d’opinions politiques exprimées par lui. Il a subi ainsi, à cause de ces opinions, un préjudice grave.
Cela révèle, selon moi, une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Pourtant, la majorité, estimant que l’accès à la fonction publique se trouve au centre du litige, n’aperçoit pas de telle ingérence: d’après elle, en renvoyant le requérant, le ministère compétent du Land n’a pris en considération les opinions et activités de celui-ci que pour apprécier si l’intéressé avait fait ses preuves pendant la période d’essai et s’il présentait l’une des qualifications personnelles nécessaires pour occuper l’emploi en question.
Il n’en demeure pas moins que cette décision, qui a bel et bien entraîné le licenciement de M. Kosiek, reposait sans nul doute sur l’expression de certaines opinions. On reste en dessous de la vérité si l’on affirme, avec l’arrêt, qu’en licenciant le requérant l’autorité compétente a, sans plus, pris en considération de telles opinions; en réalité, toute la décision se fondait sur elles.
En l’espèce donc, comme dans un tableau, le statut de la fonction publique ne fournit que la toile de fond; au premier plan, il y a un dommage subi en raison de certaines opinions.
Partant, l’affaire me paraît tomber nettement sous le coup de l’article 10 par. 1 (art. 10-1) de la Convention.
Cela dit, j’ajoute brièvement qu’à mes yeux l’ingérence dont il s’agit se justifiait au regard du paragraphe 2 du même article (art. 10-2): elle en remplissait les conditions, dans les circonstances de la cause, de sorte qu’elle n’a pas enfreint l’article 10 (art. 10).
OPINION CONCORDANTE COMMUNE A Mme BINDSCHEDLER-ROBERT ET MM. PINHEIRO FARINHA, PETTITI, WALSH, RUSSO ET BERNHARDT, JUGES
Nous avons voté avec la majorité pour la non-violation de l’article 10 (art. 10) parce que selon nous l’article 10 (art. 10) n’est pas applicable dans le cas d’espèce.
Comme on lit dans le présent arrêt, ni la Convention ni aucun de ses Protocoles additionnels ne reconnaît expressément un droit d’accès à la fonction publique, à la différence de ce qui est prévu dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (article 21, par. 2) et du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques (article 25, alinéa c)).
La raison pour laquelle les Etats contractants n’ont pas voulu que le droit d’accès à la fonction publique soit garanti par la Convention ou dans ses Protocoles additionnels (et il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’une omission fortuite, mais d’une volonté délibérée) doit être recherchée dans la grande difficulté de soumettre à une juridiction internationale le problème du recrutement, les modalités de choix et d’accès, qui présentent par leur nature des différences considérables selon les traditions nationales et les systèmes réglementant l’administration des Etats membres du Conseil de l’Europe.
Cela n’exclut pas la possibilité d’application de l’article 10 (art. 10) même à la fonction publique quand toute liberté d’expression se révélerait interdite, en droit ou de facto, dans le droit interne.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE SPIELMANN
1.   Le texte de mon opinion séparée se divise en quatre parties, à savoir:
- opinion concordante,
- opinion discordante,
- opinion dissidente,
- remarques finales.
I. Opinion concordante sur l’applicabilité de l’article 10 (art. 10)
2.   Je me rallie à la majorité de la Cour quand elle affirme au paragraphe 35 de son arrêt:
- "il n’en ressort pas pour autant (de cet historique) qu’à d’autres égards les fonctionnaires sortent du champ d’application de la Convention";
- "l’article 11 par. 2 (art. 11-2) in fine, qui permet aux Etats d’apporter des restrictions spéciales à l’exercice des libertés de réunion et d’association des ‘membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat’, confirme au demeurant qu’en règle générale les garanties de la Convention s’étendent aux fonctionnaires".
3.   Le présent arrêt aurait cependant pu faire ressortir davantage le principe que, même s’agissant de l’accès à la fonction publique, l’article 10 (art. 10) de la Convention peut évidemment être d’applicabilité.
4.   Qu’ainsi la Cour aurait clarifié son interprétation.
5.   Ceci aurait permis de rappeler que, pour notre Cour, le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sont les meilleures garanties pour la survie d’un vrai Etat démocratique qui ne peut être fort que quand il est démocratique.
6.  La Cour l’avait rappelé dans son arrêt Handyside en ces termes:
"Son rôle de surveillance commande à la Cour de prêter une extrême attention aux principes propres à une ‘société démocratique’. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille société, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de ‘société démocratique’. Il en découle notamment que toute ‘formalité’, ‘condition’, ‘restriction’ ou ‘sanction’ imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi." (arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, par. 49)
II. Opinion discordante sur l’application de l’article 10 (art. 10) en l’espèce
7.   Au paragraphe 36 de son arrêt, la Cour affirme que "le statut de fonctionnaire à l’essai que M. Kosiek avait obtenu par sa nomination comme maître-assistant, ne le privait pas de la protection de l’article 10 (art. 10)".
8.   Je ne peux que souscrire à cette prise de position et ceci d’autant plus que l’arrêt relève au même paragraphe que "cette disposition entre certes en ligne de compte, mais pour savoir si elle a été méconnue il faut d’abord rechercher si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression - telle qu’une ‘formalité, condition, restriction ou sanction ...’". Néanmoins, en décidant en son paragraphe 39 qu’il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice du droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1), la Cour n’a-t-elle pas implicitement décidé que le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1) de la Convention était applicable en l’espèce? En effet, si l’accès à la fonction publique devait rester en dehors du champ d’application de l’article 10 (art. 10), n’aurait-il pas été superflu d’examiner si en l’espèce il y a eu ingérence ou non?
9.   J’aurais cependant préféré que la Cour se fût prononcée plus explicitement à cet égard, étant donné que je considère le point soulevé par M. Kosiek d’une importance capitale pour une société démocratique.
10.  J’aurais également préféré un examen séparé sur le problème concerné, à savoir que la décision concernant l’accès à la fonction publique était tributaire de l’appréciation portant sur la liberté d’expression de M. Kosiek et qu’il y avait donc lieu pour la Cour d’examiner au titre du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) s’il y avait ou non ingérence légitime.
III. Opinion dissidente
11.  Mon opinion dissidente concerne les points suivants:
- le problème de l’accès à la fonction publique,
- la violation de l’article 10 (art. 10) dans le cas concret.
A. L’accès à la fonction publique
12.  Je ne partage pas l’opinion de la majorité de la Cour qui, au paragraphe 36 in fine de l’arrêt, affirme que le droit d’accès à la fonction publique n’est pas garanti par la Convention: cette opinion me paraît trop catégorique.
13.  S’il est vrai que les Etats contractants n’ont pas voulu s’engager à reconnaître dans la Convention ou ses Protocoles un droit d’accès à la fonction publique, toujours est-il que par l’article 1 (art. 1) de la Convention les Hautes Parties Contractantes se sont engagées à reconnaître "à toute personne relevant de leur juridiction" les droits et libertés garantis par la Convention.
Il s’ensuit que l’accès à la fonction publique ne doit pas être entravé en raison de faits protégés par la Convention (par exemple liberté d’opinion, liberté d’expression, etc.).
14.  En effet, poussé à l’extrême, le raisonnement de la majorité de la Cour pourrait autoriser un Etat à refuser l’accès à la fonction publique à des candidats qui, tout en remplissant toutes les conditions de nationalité, d’âge, de santé et de qualifications professionnelles, ne répondent cependant pas à certains critères de race, de couleur ou de religion.
Une telle situation est évidemment inimaginable pour tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.
B. Violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention
15.  La majorité de la Cour a conclu à la non-violation de l’article 10 (art. 10) (paragraphe 39).
16.  Elle s’y est notamment exprimée comme suit:
"Il ressort de ce rappel que l’accès à la fonction publique se trouve au centre du problème soumis à la Cour. En le refusant à M. Kosiek - pour tardive qu’ait été la décision -, le ministère compétent du Land n’a pris en considération les opinions et activités de celui-ci que pour apprécier si l’intéressé avait fait ses preuves pendant la période d’essai et s’il présentait l’une des qualifications personnelles nécessaires pour occuper l’emploi en question.
Dès lors, il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice du droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10)."
17.  Tout d’abord, je voudrais relever qu’à mon avis l’accès à la fonction publique ne se trouvait nullement au centre du problème soumis à la Cour.
Bien au contraire, au centre dudit problème se trouvaient les libertés d’expression et d’opinion dont bénéficie, conformément aux dispositions de la Convention, M. Kosiek.
18.  Aussi suis-je d’avis que les points cruciaux de l’affaire sont les suivants:
- y a-t-il eu ingérence de la part de l’Etat?
- cette ingérence était-elle nécessaire dans un Etat démocratique (question de la proportionnalité)?
a) Ingérence
19.  Au paragraphe 37, l’arrêt constate:
"Le ministère de l’Education et de la Culture a motivé le licenciement de M. Kosiek par les activités de celui-ci en faveur du NPD (...); au cours de la procédure judiciaire, il a tiré en outre argument des deux livres que l’intéressé avait publiés. Les prises de positions politiques du requérant se trouvent donc à l’origine de sa décision."
20.  Comme il a été relevé ci-avant (16), la majorité de la Cour, après avoir examiné au paragraphe 38 de l’arrêt la législation nationale sur les fonctionnaires, est arrivée à la conclusion qu’il n’y avait, en l’espèce, aucune ingérence dans l’exercice du droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1).
21.  Avec la majorité de la Commission, je suis d’avis que la réaction du ministère compétent du Land doit être considérée comme une ingérence manifeste dans l’exercice des droits que l’article 10 par. 1 (art. 10-1) garantit à tous les citoyens relevant de la juridiction des Etats membres du Conseil de l’Europe, donc également à M. Kosiek.
b) Nécessaire dans une société démocratique
22.  En partant du fait que dans le cas de M. Kosiek il y a eu ingérence, le point crucial de l’affaire - non examiné par la Cour mais dont le principe me semble dépasser largement le cas concret soumis à elle - me semble être celui de savoir si une telle ingérence était nécessaire dans une société démocratique, comme celle, par exemple, de la République fédérale d’Allemagne.
23.  Il y a lieu de rappeler que le paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) dispose:
"L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles, ou pour garantir l’autorité ou l’impartialité du pouvoir judiciaire."
24.  Il résulte de ce texte que les causes justifiant une ingérence de l’Etat dans le droit à la liberté d’expression sont nombreuses.
25.  A cet égard, il n’est pas sans intérêt de rappeler la prise de position du Gouvernement de la République fédérale d’Allemagne à l’audience publique du 21 octobre 1985 (dans l’affaire Glasenapp):
Mme l’agent du Gouvernement s’est notamment exprimée comme suit (traduction de l’allemand):
"Ce qui a contribué à la chute de la République de Weimar, c’est le fait que l’Etat, adoptant une attitude de faux libéralisme, s’est trop peu intéressé aux positions politiques de ses fonctionnaires, de ses magistrats et de ses soldats. Les dignitaires de la République de Weimar comptaient ainsi dans leurs rangs des personnes dont les sympathies allaient plus à l’ancienne monarchie ou à des mouvements d’extrême-droite ou d’extrême-gauche; des personnes qui, dans la crise économique des années 1920 et lors des nombreux conflits politiques de cette époque, n’ont pas défendu la Constitution démocratique, ni l’Etat de droit. Cette donnée a contribué de façon essentielle à l’abrogation de la Constitution de Weimar, laquelle participait de la démocratie et de l’Etat de droit, et au processus qui a abouti à l’instauration de la dictature national-socialiste. De cette expérience historique, la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne a tiré les conséquences, et elle a prévu des dispositions particulières, au nombre desquelles figure l’organisation - garantie par la Constitution - de la fonction publique. C’est pourquoi, en République fédérale d’Allemagne, ne peut devenir fonctionnaire que la personne qui offre une garantie de sa loyauté constante à l’égard de l’ordre établi par la Loi fondamentale."
26.  Je ne peux pas partager cette façon de voir, par trop généralisée. L’Histoire nous a démontré, à l’exclusion de tout doute, que la République de Weimar ne s’est pas effondrée à cause de quelques fonctionnaires "dont les sympathies allaient plus à l’ancienne monarchie ou à des mouvements d’extrême-droite ou d’extrême-gauche", mais pour des raisons infiniment plus complexes et plus profondes.
La République fédérale d’Allemagne ne peut être comparée à cet égard avec la République de Weimar.
27.  Un deuxième argument - pour justifier l’actuelle législation en République fédérale d’Allemagne - développé par l’agent du Gouvernement était le suivant (traduction de l’allemand):
"(...) nous les Allemands sommes une nation divisée: nous avons une frontière commune avec les Etats communistes du Pacte de Varsovie, ce qui nous expose à des dangers spécifiques. Cette situation exige que nous prenions des mesures supplémentaires pour garantir notre démocratie libérale. En cela, nous différons d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe."
28.  Sans vouloir discuter ledit argument, j’estime cependant que la République fédérale d’Allemagne n’a pas le monopole d’une telle situation géographique.
Et pourtant, elle a le monopole de la législation incriminée.
29.  Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que, dans le cas concret soumis à la Cour, les arguments tant historiques que géographiques mis en avant démontrent à suffisance de droit que la mesure prise à l’égard de M. Kosiek était nettement disproportionnée par rapport au but recherché.
30.  La même conclusion se dégage, à mon avis, si l’on examine, à l’instar de la Commission, les facteurs à prendre en considération pour la question de la justification, à savoir:
i. la nature du poste occupé par le requérant;
ii. le comportement du requérant à ce poste et sa candidature à d’autres postes;
iii. les circonstances dans lesquelles l’opinion litigieuse a été exprimée;
iv. la nature des opinions attribuées au requérant.
31.  Contrairement à l’opinion de la majorité de la Commission, je suis d’avis que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique à l’un des objectifs énumérés à l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention. A cet égard, je me rallie entièrement à l’avis de M. Fawcett lorsqu’il dit, dans son opinion dissidente:
"Cependant, je n’estime pas démontré que le prononcé de la sanction de licenciement contre le requérant fut, dans les circonstances de la cause, ‘nécessaire dans une société démocratique’ comme l’exige l’article 10 par. 2 (art. 10-2). (...) on ne saurait en aucun cas considérer qu’un fonctionnaire est, au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), un danger pour la sécurité nationale, la santé publique ou le maintien de l’ordre et, dans le même temps, l’autoriser à rester à son poste pendant plus de six ans après ce constat." (souligné par moi)
32.  Aussi suis-je d’avis que dans le cas Kosiek il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention, tout en précisant que je ne partage évidemment point les idées du requérant: elles me rappellent en effet un passé trop récent que nous espérons définitivement révolu dans la communauté des Etats membres du Conseil de l’Europe.
IV. Remarques finales
33.  D’une manière générale je me pose la question de savoir si, en 1986, donc presque soixante ans après la République de Weimar et plus de quarante ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, la pratique incriminée de la République fédérale d’Allemagne constitue vraiment une nécessité pour garantir la démocratie.
Je me pose cette question d’autant plus que je considère ladite République comme une vraie démocratie. N’est-il pas vrai que c’est elle qui a été le premier pays de l’Europe d’après-guerre à abolir la peine de mort de par la Constitution?
N’est-il pas vrai que dans le Land de Sarre la pratique incriminée a été abolie?
Aussi serait-il souhaitable que les autres Länder (et la Fédération) suivent cet exemple.
34.  En particulier, tout en n’ignorant pas qu’il ne rentre pas dans la mission de la Cour de rechercher des arrangements, je suis d’avis qu’il serait dans l’intérêt de toutes les parties si le cas de M. Kosiek pouvait trouver une solution satisfaisante sur le plan national.
Cela rentre également dans l’esprit de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
DECLARATION DE M. LE JUGE PETTITI
Je me rallie aux paragraphes 2 à 6 de l’opinion séparée, reproduite ci-dessus, de M. Spielmann.
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 5/1984/77/121.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
AFFAIRE GLASENAPP c. ALLEMAGNE
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE CREMONA
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
OPINION CONCORDANTE COMMUNE A Mme BINDSCHEDLER-ROBERT ET MM. PINHEIRO FARINHA, PETTITI, WALSH, RUSSO ET BERNHARDT, JUGES
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE SPIELMANN
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE SPIELMANN
ARRÊT KOSIEK c. ALLEMAGNE
DECLARATION DE M. LE JUGE PETTITI


Synthèse
Formation : Cour (plénière)
Numéro d'arrêt : 9704/82
Date de la décision : 28/08/1986
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (incompatibilité) ; Non-violation de l'Art. 10

Parties
Demandeurs : KOSIEK
Défendeurs : ALLEMAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1986-08-28;9704.82 ?

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