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24/11/1986 | CEDH | N°9063/80

CEDH | AFFAIRE GILLOW c. ROYAUME-UNI


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE GILLOW c. ROYAUME-UNI
(Requête no 9063/80)
ARRÊT
STRASBOURG
24 novembre 1986
En l’affaire Gillow*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  G. Wiarda, président,
R. Ryssdal,
Thór Vilhjálmsson,
G. Lagergren,
L.-E. Pettiti,
S

ir  Vincent Evans,
M.  R. Macdonald,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffi...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE GILLOW c. ROYAUME-UNI
(Requête no 9063/80)
ARRÊT
STRASBOURG
24 novembre 1986
En l’affaire Gillow*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  G. Wiarda, président,
R. Ryssdal,
Thór Vilhjálmsson,
G. Lagergren,
L.-E. Pettiti,
Sir  Vincent Evans,
M.  R. Macdonald,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 et 20 février, puis les 22 et 23 octobre 1986,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 19 décembre 1984, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 9063/80) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, et dont deux ressortissants de cet État, Joseph et Yvonne Gillow, avaient saisi la Commission en janvier 1980 en vertu de l’article 25 (art. 25).
2.   La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour but d’obtenir une décision sur le point de savoir s’il y a eu violation des articles 6, 8 et 14 (art. 6, art. 8, art. 14) de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
3.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et demandé l’autorisation de défendre leurs intérêts eux-mêmes. Le président la leur a accordée le 4 mars 1985, à condition qu’ils fussent assistés par un conseil ou une autre personne possédant les connaissances juridiques voulues (article 30 § 1, seconde phrase). Le 30 avril ils ont désigné un conseil, mais par la suite ils n’ont pu s’entendre avec lui sur la manière de présenter leur cause. Dans ces circonstances, la Cour a décidé de les entendre à l’audience en application de l’article 40 par. 1.
4.   La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 janvier 1985, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. R. Ryssdal, Thór Vilhjálmsson, E. García de Enterría, L. Liesch et G. Lagergren, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, MM. L.-E. Pettiti et R. Macdonald, suppléants, ont remplacé MM. García de Enterría et Liesch, empêchés (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
5.   Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5), M. Wiarda a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement britannique ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et la personne désignée pour assister les requérants sur la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Le 7 mai, il a décidé que l’agent du Gouvernement et les requérants auraient jusqu’au 9 août pour déposer des mémoires auxquels le délégué pourrait répondre dans les deux mois du jour où le greffier lui aurait communiqué le dernier arrivé d’entre eux. Il a consenti ultérieurement à proroger jusqu’au 13 septembre 1985 le premier de ces délais.
Les mémoires respectifs des requérants et du Gouvernement sont parvenus au greffe les 7 août et 17 septembre 1985. Le 5 décembre, le secrétariat de la Commission a indiqué au greffe que le délégué formulerait ses observations lors des audiences.
Le 26 avril, la Commission avait produit certains documents que le greffier lui avait demandés sur les instructions du président.
6.   Le 11 décembre, le président a fixé au 18 février 1986 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégué de la Commission par l’intermédiaire du greffier.
7.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme C. Price, ministère de l’Intérieur,  agent par interim,
MM. de V.G. Carey, Attorney General
de Guernesey,
N. Bratza, avocat,  conseils,
Mlle E. Lincoln, présidente des services du logement
des "États" de Guernesey,
M. L. Barbé, administrateur desdits services,  conseillers;
- pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson,  délégué.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries MM. Carey et Bratza pour le Gouvernement et M. Gaukur Jörundsson pour la Commission; Gouvernement et délégué de la Commission ont déposé leurs réponses écrites aux questions de la Cour. Celle-ci a aussi entendu M. et Mme Gillow (paragraphe 3 ci-dessus) et les a autorisés à présenter, dans le délai d’un mois, leurs observations sur des statistiques communiquées par le Gouvernement à l’audience, observations que le greffe a reçues les 10 mars et 3 avril 1986.
8.   Le 10 octobre 1986, l’agent du Gouvernement a fourni certains renseignements sur l’applicabilité du Protocole no 1 en l’espèce; le délégué de la Commission les a commentés par une lettre du 17 (paragraphe 60 ci-dessous).
EN FAIT
A. Les circonstances de l’espèce
9.   Nés en Angleterre en 1916 et 1918, respectivement, M. Joseph Gillow et sa femme, Mme Yvonne Gillow, sont tous deux citoyens britanniques et retraités.
10.  En avril 1956, M. Gillow fut nommé directeur du service consultatif horticole de l’Assemblée (States) de Guernesey, de création récente. Après avoir vendu leur maison du Lancashire, les requérants s’installèrent avec leur famille et leurs meubles à Guernesey. Ils occupèrent d’abord une maison appartenant à l’Assemblée. En 1957, M. Gillow acheta toutefois à Guernesey un terrain sur lequel, après avoir obtenu le permis de construire, il édifia une maison appelée "Whiteknights". Il en prit possession, avec sa famille, le 1er septembre 1958.
La valeur locative imposable de la propriété s’élevait à 51 £, dont 49 pour la maison elle-même. Celle-ci appartenait alors - et continue d’appartenir - à la catégorie des "logements réglementés" (paragraphe 30 ci-dessous). Les requérants n’avaient cependant pas besoin de permis pour l’occuper, car ils avaient "qualité pour résider" ("residence qualification") dans l’île aux termes d’une loi de 1957 sur le contrôle du logement (Housing Control (Extension and Amendment) (Guernsey) Law 1957 - "la loi de 1957", paragraphe 30 ci-dessous).
11.  En août 1960, après avoir résigné ses fonctions, M. Gillow quitta Guernesey avec sa famille et prit un emploi auprès de l’O.A.A. (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture). Dès lors, et jusqu’à sa retraite en 1978, il travailla outre-mer pour divers organismes de développement, sur la base de contrats temporaires.
12.  D’août 1960 à juillet 1978, "Whiteknights" fut louée à des personnes qui remplissaient les conditions de résidence nécessaires ou avaient obtenu un permis des services du logement de l’Assemblée de Guernesey ("services du logement"), conformément à la loi de 1957 et à ses amendements ultérieurs (paragraphes 30-33 ci-dessous). Au cours de cette période, les requérants correspondirent de temps à autre avec les services du logement, de différentes adresses, afin notamment de se renseigner sur la manière dont les lois sur le logement joueraient s’ils vendaient la propriété.
En novembre 1963, M. Gillow déclara la maison au nom de sa femme.
13.  Le 26 juillet 1978, les services du logement écrivirent à Mme Gillow pour l’informer que le locataire d’alors avait l’intention de quitter "Whiteknights" et pour savoir qui pourrait lui succéder. Elle leur indiqua, par une lettre du 31 août, que son mari et elle-même comptaient regagner Guernesey. Ils lui répondirent, le 15 septembre, que son époux et elle ne pouvaient occuper leur maison sans une autorisation accordée en vertu de l’article 3 de la loi de 1975 sur le logement (Housing (Control of Occupation) (Guernsey) Law 1975 - "la loi de 1975", paragraphe 33 ci-dessous).
"Whiteknights" resta vacante après le départ, le 31 juillet 1978, du locataire susmentionné. Les services du logement et les requérants paraissent n’avoir reçu aucune demande de location après cette date.
14.  En novembre 1978, les requérants rentrèrent en Angleterre, venant de Hong-Kong, et s’installèrent provisoirement chez la mère de Mme Gillow.
Le 21 avril 1979, Mme Gillow écrivit aux services du logement pour leur signaler que son mari et elle comptaient se retirer à "Whiteknights". Elle ajoutait qu’elle cherchait un emploi d’enseignante à Guernesey. En outre, la maison avait besoin de diverses réparations dont les requérants se proposaient de faire une partie eux-mêmes. Outre un permis d’occupation de longue durée, Mme Gillow sollicitait donc un permis temporaire, valable jusqu’en septembre 1979, afin de pouvoir mener à bien ces travaux.
15.  Le 29 avril 1979, les requérants retournèrent à Guernesey et se réinstallèrent à "Whiteknights". Le 7 mai, Mme Gillow, n’ayant pas reçu de réponse des services du logement, leur écrivit derechef en réitérant sa demande et en précisant que son mari et elle se trouvaient à nouveau à Guernesey.
Le 14 mai, ils lui répondirent qu’après avoir examiné, le 3, sa demande de permis d’occupation de longue durée ils l’avaient rejetée en raison des difficultés de logement. Ils relevaient aussi, premièrement, que les requérants n’avaient jamais obtenu un permis d’occuper cette maison; deuxièmement, que même dans l’hypothèse où Mme Gillow accéderait à un emploi jugé essentiel pour la collectivité (paragraphe 33 ci-dessous), les requérants ne pourraient demeurer dans leur propriété après sa retraite, car elle était trop âgée pour accomplir le minimum de dix années consécutives de service exigé par la loi de 1975.
La lettre ne disait rien de la demande d’autorisation temporaire.
16.  Le 5 juillet 1979, un représentant des services du logement rendit visite aux requérants et leur délivra une formule officielle de demande d’autorisation temporaire. Ils déposèrent une telle demande quatre jours plus tard, mais les services du logement la repoussèrent le 19. Notifiée à Mme Gillow le 27, leur décision se fondait sur les motifs suivants:
- la requérante n’avait pas apporté la preuve qu’elle occuperait un poste essentiel à la collectivité;
- "Whiteknights" serait vraisemblablement recherchée par des personnes remplissant, elles, les conditions légales de résidence;
- les difficultés de logement empêchaient en principe de justifier l’octroi d’un permis aux requérants.
Mme Gillow était également informée de son droit d’attaquer cette décision devant la Royal Court, en vertu de l’article 19 de la loi de 1975 (paragraphe 33 ci-dessous). Enfin, on l’avertissait que sauf si son mari et elle invoquaient de bons arguments contraires, les services du logement les dénonceraient aux conseillers juridiques de la Couronne pour Guernesey, en vue de l’ouverture de poursuites au cas où ils ne videraient pas les lieux dans les sept jours.
17.  Dans leur réponse du 29 juillet 1979, les requérants réitérèrent leur demande d’autorisation temporaire jusqu’au 31 août au moins, pour effectuer les réparations nécessaires et mettre en vente la propriété. Ils affirmaient n’avoir pas "occupé" la maison au sens de la loi de 1975. D’après eux, celle-ci ne pouvait raisonnablement leur interdire d’accomplir les travaux devenus indispensables après dix-huit années de location, et elle leur permettait de prendre les mesures voulues pour céder la propriété, mesures qui empêchaient toute autre personne de l’occuper entre-temps. Les requérants prétendaient aussi qu’on ne leur avait pas indiqué, avant septembre 1978, qu’il leur fallait un permis pour vivre à "Whiteknights". En particulier, on ne leur avait pas signalé l’entrée en vigueur, le 2 février 1970, de la loi de 1969 sur le contrôle du logement à Guernesey ("la loi de 1969"), par le jeu de laquelle ils avaient perdu leur qualité pour résider dans l’île (paragraphe 32 ci-dessous).
18.  Les services du logement examinèrent cette lettre le 9 août 1979. Ils répondirent à Mme Gillow le 15, lui confirmant qu’ils ne lui avaient pas notifié avant le 15 septembre 1978 la modification de la loi ni la nécessité d’obtenir un permis. Ils s’engageaient en outre à ne prendre contre les requérants aucune mesure pour occupation illicite si ces derniers évacuaient "Whiteknights" pour le 1er septembre.
19.  Le 23 août, Mme Gillow demanda une nouvelle prolongation jusqu’à la fin de septembre, la propriété n’ayant pas encore été réalisée. Les services du logement la lui refusèrent le 30 août; ils l’en informèrent le 3 septembre. De plus, ils donnèrent aux requérants sept jours pour quitter la maison, sous peine de poursuites.
Le 11 septembre 1979, M. et Mme Gillow rencontrèrent le président des services du logement et, entre autres, sollicitèrent l’autorisation de rester dans leur propriété six mois de plus, pour la vendre. Ils soulevèrent à cette occasion la question d’une indemnité au titre de la perte de leur droit de résidence.
Les services du logement leur écrivirent le 20 septembre, indiquant qu’ils avaient réexaminé la demande le 13 et l’avaient rejetée. En conséquence, ils leur annonçaient l’ouverture de poursuites pour occupation illicite, sauf évacuation de "Whiteknights" pour le 31 octobre 1979.
20.  M. et Mme Gillow consultèrent un avocat au début d’octobre. Le 13, ils le chargèrent d’attaquer devant la Royal Court toutes les décisions des services du logement. Pareil recours ne peut être introduit que par un avocat près la Royal Court, mais celui des requérants négligea de la saisir dans le délai légal (avant le 31 octobre 1979).
Cependant, le 5 novembre, il pria les services du logement de ne pas agir contre les requérants avant qu’il n’eût pu les conseiller à nouveau. Le 9, il présenta en leur nom une demande de permis d’occuper "Whiteknights" jusqu’au 30 avril 1980, aux fins de vente. Le 13 novembre, les services du logement lui répondirent en ces termes:
"Le 8 novembre 1979, [nous avons] pris note du contenu de votre lettre mais décidé à regret que, comme [vos clients] ont occupé la maison sans autorisation et que nous leur avons laissé assez de temps pour évacuer les lieux, nous ne pouvons justifier un sursis aux poursuites dans cette affaire. Le dossier a été transmis aux conseillers de la Couronne."
Le 16 novembre, ils informèrent l’avocat qu’ils avaient rejeté la demande le 12.
21.  Le 20 novembre, il indiqua aux services du logement, à la police et au parquet que ses clients comptaient agir en justice. Néanmoins, la police leur rendit visite à "Whiteknights" le 17 décembre et sollicita une déclaration de leur part; ils s’y refusèrent en raison de l’absence de leur conseil. Par une lettre du 19 décembre au chef de la police, ils annoncèrent le dépôt imminent d’un recours. On les cita pourtant à comparaître devant le tribunal le 1er février 1980.
22.  Le 22 janvier 1980, ils découvrirent que la Royal Court n’avait pas encore été saisie et portèrent plainte, auprès de la chambre de discipline du barreau de Guernesey, contre leur avocat. Le 1er février 1980, vers 9 h, celui-ci introduisit enfin au nom de Mme Gillow un recours contre les décisions de refus de permis prises par les services du logement les 3 mai, 19 juillet et 12 novembre 1979. Il réclamait l’octroi soit d’un permis inconditionnel soit, en ordre subsidiaire, de l’autorisation d’occuper "Whiteknights" jusqu’au 30 avril 1980; il alléguait que les services du logement avaient mésusé de leur pouvoir d’appréciation et agi ultra vires. La Royal Court accepta d’examiner le recours bien que tardif.
23.  Le même jour, les requérants comparurent devant la Magistrate’s Court ainsi qu’on les y avait invités. Ils demandèrent un ajournement, au motif que l’action de Mme Gillow soulevait la question même de la licéité de l’occupation de "Whiteknights". Le tribunal refusa le renvoi, sur l’insistance du Conseiller de la Couronne.
La Magistrate’s Court examina d’abord les faits reprochés à M. Gillow; elle le reconnut coupable d’occupation illégale de "Whiteknights" et lui infligea une amende. Quant au procès intenté à Mme Gillow, il fut ajourné deux fois puis suspendu sine die, le tribunal ayant tenu compte, entre autres, du recours de l’intéressée à la Royal Court et de l’appel interjeté par M. Gillow contre sa condamnation.
24.  Les requérants vendirent finalement "Whiteknights" le 15 avril 1980, à un prix - 33 000 £ - inférieur d’après eux à sa valeur réelle.
25.  Le 8 juillet 1980, la Royal Court, composée d’un président et de onze "jurats", débouta Mme Gillow, à l’unanimité pour les décisions des 3 mai et 19 juillet 1979 (paragraphes 15 et 16 ci-dessus), par huit voix contre trois pour celle du 12 novembre 1979 (paragraphe 20 ci-dessus). Selon l’article 19 § 4 de la loi de 1975, ce jugement revêtait un caractère définitif.
26.  La Royal Court rejeta aussi, le 26 août 1980, l’appel de M. Gillow contre sa condamnation. Avant et pendant l’audience tenue à cette date, le prévenu contesta l’exactitude de la transcription des débats de première instance et demanda à entendre l’enregistrement sur magnétophone. Il essuya un refus, mais le greffier écouta la bande au cours d’une suspension de séance et déclara la transcription fidèle.
M. Gillow taxa en outre la Royal Court de parti pris car, à un jurat près, elle siégeait dans la même composition qu’au moment où elle avait statué sur l’action de sa femme contre les décisions des services du logement. Il ajouta qu’il s’agissait d’une composition archaïque en soi.
27.  Quant à la plainte que les requérants avaient portée contre leur avocat pour avoir tardé à attaquer les décisions des services du logement, la chambre de discipline du barreau la jugea fondée le 9 septembre 1980.
B. Droit et pratique internes
1. Cadre constitutionnel
28.  Dépendance de la Couronne britannique, le bailliage de Guernesey possède son assemblée législative, ses tribunaux et ses systèmes administratif et fiscal, distincts de ceux de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
L’assemblée législative est formée par les "États de délibération" (States of Deliberation), qui comptent soixante membres et sont présidés par le bailli (Bailiff) ou le bailli adjoint (Deputy Bailiff), tous deux désignés par la Couronne. Elle légifère pour l’île par voie de "lois" ou, dans certains cas, d’ordonnances; les premières ne peuvent entrer en vigueur qu’une fois approuvées par Sa Majesté en son Conseil. Bien que le Parlement du Royaume-Uni ait le pouvoir de légiférer pour Guernesey, il irait à l’encontre d’une coutume constitutionnelle s’il le faisait en des matières propres à l’île, telle la réglementation du logement.
La Royal Court de Guernesey est un tribunal à compétence illimitée qui siège soit en première instance, soit en appel. Présidée par le bailli, le bailli adjoint ou un lieutenant bailli, elle comprend en outre douze jurats nommés par les "États d’élection" (States of Election). La Magistrate’s Court connaît des affaires pénales de moindre importance et des litiges civils dont la valeur n’excède pas un certain montant.
2. Les lois sur le logement
29.  A la suite de la libération de l’île, en 1945, au terme de la seconde guerre mondiale, le retour de nombreuses familles et l’afflux de nouveaux résidents créèrent de sérieux problèmes de logement et entraînèrent une hausse considérable des prix de l’immobilier. Pour parer à cette situation, les États votèrent en 1948 une loi d’urgence sur le contrôle du logement (Housing Control (Emergency Provisions) (Guernsey) Law 1948 - "la loi de 1948"), entrée en vigueur le 17 juillet de la même année. Elle réservait le droit d’habiter à Guernesey sans permis aux personnes "qualifiées pour résider", à savoir celles qui y avaient eu leur résidence habituelle à un certain moment entre le 1er janvier 1938 et le 30 juin 1940. Le système de contrôle ainsi instauré a subi de temps à autre des modifications destinées à faire face à l’évolution des circonstances.
30.  Le 12 octobre 1957, la loi précitée fut remplacée par la loi de 1957 sur le logement, qui reportait au 30 juin 1957 la date limite ouvrant droit à résidence. Les personnes qui, tels les requérants, résidaient habituellement à Guernesey à cette date ou auparavant avaient donc "qualité pour résider" et pouvaient vivre à Guernesey sans permis.
Le nouveau texte soustrayait en outre à la réglementation toute maison de "valeur locative imposable" (aux fins de la fiscalité locale) supérieure à 50 livres par an. Pareille propriété, appelée "maison du marché libre", pouvait être occupée par tout un chacun sans aucune restriction. Les maisons de valeur imposable moindre, elles, entraient dans la catégorie des "logements réglementés"; seules pouvaient y habiter des personnes "qualifiées pour résider" ou ayant obtenu des services du logement un permis spécial.
31.  La loi de 1957 fut amendée sur des points de détail en 1962 et 1965 (logements meublés), puis en 1966 lorsque le législateur éleva la valeur imposable minimale des "maisons du marché libre" à 100 livres, chiffre abaissé par la suite à 85 livres par l’ordonnance sur le contrôle du logement (valeur locative imposable).
La loi de 1967 sur le contrôle du logement à Guernesey et l’ordonnance de 1967 regroupèrent toute la législation antérieure en la matière.
32.  Vers la fin des années 60, beaucoup de personnes qui avaient eu "qualité pour résider" d’après la loi de 1957, mais avaient ultérieurement quitté Guernesey, cherchèrent à y retourner. Le 2 février 1970 entra en vigueur la loi de 1969 sur le logement, qui subordonnait ladite qualité à une condition supplémentaire: non seulement avoir eu sa résidence habituelle dans l’île à un moment quelconque entre le 1er janvier 1938 et le 30 juin 1957, mais y avoir occupé un logement le 31 juillet 1968 ou être le conjoint ou enfant d’un résident ainsi qualifié. La loi comprenait cependant une clause de sauvegarde en faveur de quiconque avait légalement habité le 29 janvier 1969 des locaux réglementés, mais uniquement de tels locaux. Les requérants perdirent en conséquence leur aptitude à vivre à "Whiteknights" sans permis: ils n’avaient pas résidé à Guernesey à la date voulue.
Pour l’octroi, aux personnes non "qualifiées pour résider", du permis d’occuper des maisons réglementées, la loi de 1969 conférait aux services du logement un pouvoir discrétionnaire, limité par l’énumération des facteurs à considérer dans chaque cas. Elle ouvrait en outre contre leurs décisions un recours devant la Royal Court.
33.  Promulguée initialement pour trois ans puis prorogée jusqu’au 31 décembre 1975, la loi de 1969 fut remplacée le 1er janvier 1976 par la loi de 1975. Cette dernière maintenait la distinction fondamentale entre "logements du marché libre", accessibles à chacun, et "logements réglementés" pour lesquels il fallait posséder la "qualité pour résider" ou un permis. En son article 6, elle précisait les catégories de personnes jouissant de ladite qualité. Désormais, celle-ci pouvait s’acquérir également au terme d’une certaine période de résidence licite et autorisée en logement réglementé, même sans résidence à une date donnée (article 6 § 1 j)). Certaines clauses tendaient à préserver les droits existants; en particulier, restaient "qualifiées pour résider" les personnes qui avaient à la fois eu leur résidence habituelle à Guernesey à un moment quelconque entre le 1er janvier 1938 et le 30 juin 1957, et occupé dans l’île un logement au 31 juillet 1968 (article 6 § 1 h)). Dépourvus de ladite qualité, les requérants avaient besoin d’un permis des services du logement.
Quant à la délivrance d’un tel permis (article 3), l’article 5 de la loi de 1975 énumérait les facteurs à prendre en compte, notamment le point de savoir:
a) si l’intéressé avait un emploi considéré comme essentiel pour la collectivité (paragraphe 1 a) - détenteur d’un "permis essentiel");
b) si le nombre des habitations disponibles et analogues à celle dont il s’agissait suffisait pour répondre aux demandes des personnes "qualifiées pour résider" (paragraphe 1 b)).
Dans l’exercice de leur faculté d’appréciation, les services du logement pouvaient cependant avoir égard aux "autres éléments qu’ils jugeaient à tel ou tel moment nécessaire ou opportun de considérer" (paragraphe 2). D’après le Gouvernement, le fait d’être propriétaire depuis un certain temps figurait parmi ces éléments, mais les services du logement ne lui attribuaient pas à lui seul un poids déterminant; ils attachaient aussi de l’importance au fait qu’un demandeur avait eu "qualité pour résider" au titre d’une loi antérieure, mais davantage à la durée du séjour effectif de l’intéressé à Guernesey.
L’article 19 de la loi ménageait la possibilité d’attaquer un refus de permis devant la Royal Court en alléguant que les services du logement avaient excédé leurs pouvoirs (ultra vires) ou en avaient usé de manière déraisonnable.
L’article 24 définissait ainsi le délit d’occupation illicite:
"Se rend coupable d’une infraction et passible d’une amende non supérieure à cinq cents livres plus, s’il persiste après condamnation, une amende non supérieure à cinquante livres par jour, quiconque
a) occupe un logement nonobstant une disposition quelconque de la présente loi, ou amène ou autorise une autre personne à le faire;
b) contrevient à une condition quelconque d’un permis de logement."
34.  Entrée en vigueur le 1er novembre 1982, la loi de 1982 sur le contrôle de l’occupation des logements à Guernesey doit remplacer progressivement l’ancienne "qualité pour résider", qui remonte à la loi de 1948, par un système de périodes de résidence: dix ans pour les personnes nées à Guernesey ou dont un parent y est né; quinze pour les travailleurs "essentiels" et leurs familles; vingt pour les autres titulaires de permis.
C. Statistiques relatives à la situation du logement à Guernesey
35.  Guernesey est une île de 62 km2 (24 miles2). Sa population s’élevait à 43.800 habitants en 1939 et à 45.747 en 1951, trois ans après l’adoption de la loi de 1948. D’après les données de recensement disponibles, elle a augmenté entre 1951 et 1976 jusqu’à 54.057 pour retomber à 53.488 en 1981. On l’estime aujourd’hui à 55.000, soit une densité de 2.300 au mile carré, l’une des plus fortes dans les États membres du Conseil de l’Europe. De plus, pendant les mois de l’été on compte jusqu’à 12.500 touristes à la fois sur l’île, ce qui porte la densité à 2.750 au mile carré.
Le recensement de 1976 révèle que de 1971 à 1975, 6.379 personnes sont arrivées à Guernesey pour y vivre tandis que 4.093 en partaient. De 1976 à 1981, période où se situe la présente affaire, on a enregistré 5.393 entrées contre 5.817 sorties, soit un solde négatif de 424.
L’économie de l’île repose sur l’horticulture, l’agriculture et le tourisme, à quoi s’ajoute depuis quelques années l’industrie internationale de la finance. L’un des problèmes les plus aigus consiste à offrir assez de possibilités de logement tout en évitant de surexploiter la superficie, relativement restreinte, de la campagne et des autres espaces.
36.  Au 31 décembre 1981 se trouvaient en vigueur 1776 permis, dont plus d’un quart délivrés depuis 1977.
Les statistiques pour les années 1978 à 1985 montrent que les services du logement ont maintenu un certain équilibre entre "permis essentiels" et "non essentiels" (paragraphe 33 ci-dessus). Les titulaires des premiers étaient plus nombreux que ceux des seconds en 1978, 1979, 1982, 1983 et 1984, et vice versa en 1980 et 1985.
D’après les chiffres fournis par le Gouvernement, les "permis non essentiels" se répartissent grosso modo selon les catégories suivantes:
1. personnes, travaillant surtout dans les industries touristique et horticole, logées par leur employeur dans des logements de fonction: 117 en 1978 et 119 en 1983;
2. personnes retournées à Guernesey et personnes ayant des liens étroits avec l’île: 152 en 1978 et 237 en 1983;
3. retraités détenteurs de permis et personnes désormais qualifiées par de longues périodes de résidence, en vertu des lois de 1975 et 1982: 36 en 1978 et 154 en 1983;
4. permis délivrés pour des raisons humanitaires ou de regroupement familial (loi de 1982): 61 en 1978 et 184 en 1983;
5. divers (y compris les permis délivrés de 1950 à 1969 en cas de construction d’une maison): 190 en 1978 et 124 en 1983.
La fréquence des demandes ressort aussi du nombre des refus: 84 en 1979, 109 en 1980, 158 en 1983 et 197 en 1985; parmi les demandeurs malchanceux se trouvaient des personnes qui avaient eu "qualité pour résider" d’après des lois antérieures ou occupé autrefois des emplois essentiels.
37.  Selon les statistiques du recensement officiel de 1981, l’île comptait au total 18.716 logements, dont 17.429 occupés; il en restait donc 1.287 inoccupés (contre 1.040 en 1976). 35 % des logements vacants consistaient en "unités touristiques", 12 % étaient en vente, 10 % en cours de rénovation et 29 % "habitables et sans doute vacants dans l’attente d’acheteurs ou de nouveaux occupants", ce qui laissait 14 % d’inoccupations inexpliquées.
Une étude limitée, effectuée en 1978 par les services du logement sur le problème des maisons vides, indiquait en revanche qu’après exclusion des appartements de vacances, des logements sis au-dessus de magasins, et des maisons partiellement occupées, il ne demeurait que 92 logements inoccupés et disponibles en vue d’une occupation de longue durée. Cependant, certains d’entre eux étaient délabrés ou en très mauvais état. Tout en concluant que "la situation n’avait pas sensiblement empiré depuis la dernière étude", menée en 1974, les services du logement recommandaient notamment de rénover les vieux bâtiments des zones urbaines.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
38.  M. et Mme Gillow ont saisi la Commission le 25 janvier 1980 (requête no 9063/80). Se plaignant de l’application des lois sur le logement dans leur cas, ils faisaient valoir en particulier que les restrictions imposées à leur occupation de "Whiteknights" constituaient une atteinte à leur droit au respect de leur domicile et de leurs biens, atteinte qui revêtait de surcroît un caractère discriminatoire. Ils alléguaient en outre avoir subi, au cours des procédures qui s’étaient déroulées à Guernesey, une violation de leur droit d’accès aux tribunaux et à un procès équitable.
39.  La Commission a retenu la requête le 9 décembre 1982. Dans son rapport du 3 octobre 1984 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle exprime l’opinion qu’il y a eu infraction aux articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (art. 8, P1-1) (unanimité), mais non aux articles 6 (art. 6) (dix voix contre une) et 14 (art. 14) (unanimité) de la Convention. Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
40.  Lors des audiences du 18 février 1986, le Gouvernement a maintenu en substance les conclusions présentées dans son mémoire; elles invitaient la Cour à décider et déclarer: 1) qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention eu égard aux particularités du cas des requérants, telles que les a soulignées la Commission; 2) que les faits ne révèlent aucune violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1); 3) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1); et 4) que les faits ne révèlent de violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention pour aucun des motifs invoqués par les requérants.
EN DROIT
I. GRIEFS DES REQUERANTS
41.  Les requérants se plaignent surtout des lois de Guernesey sur le logement et de leur application en l’espèce: elles les auraient privés de leurs droits de résidence. Ils y ajoutent une allégation plus générale: elles constitueraient un contrôle déguisé de l’immigration, ce qui les rendrait invalides car, en vertu d’une coutume constitutionnelle, Guernesey n’aurait pas juridiction pour légiférer en matière d’immigration et de nationalité. Ils affirment aussi que la procédure relative à leur recours contre le refus répété de les autoriser à habiter "Whiteknights", puis aux poursuites engagées contre eux pour occupation illégale, n’était pas équitable et relevait d’un système légal et judiciaire archaïque dépourvu d’indépendance. Ils se fondent, entre autres, sur les articles 6, 8, 14 et 18 (art. 6, art. 8, art. 14, art. 18) de la Convention, l’article 1 du Protocole no 1 et l’article 2 du Protocole no 4 (P1-1, P4-2).
42.  La Cour constate d’emblée qu’elle n’a pas compétence pour examiner le grief présenté sur le terrain du Protocole no 4 (P4), le Royaume-Uni n’ayant pas ratifié cet instrument.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8) DE LA CONVENTION
43.  Les requérants se prétendent victimes d’un manquement aux exigences de l’article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
44.  Le Gouvernement combattait cette thèse devant la Commission: d’après lui, "Whiteknights" n’était pas le "domicile" des requérants. Il y a, en revanche, renoncé devant la Cour à la lumière de faits apparus pendant l’instruction du dossier par la Commission, et d’où il ressort notamment que les intéressés n’ont pas fixé de "domicile" ailleurs comme on le croyait. Il admet de surcroît que si les services du logement ont toujours agi de bonne foi, le refus des autorisations se révèle pourtant disproportionné en raison de circonstances spéciales rejaillissant sur la situation des requérants. Il ne nie donc plus l’existence d’une violation de l’article 8 (art. 8).
45.  La Cour note l’attitude actuelle du Gouvernement, mais considère qu’il entre dans ses responsabilités de connaître de l’allégation non contestée d’infraction à l’article 8 (art. 8) (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 62, par. 154).
A. "Whiteknights" était-elle le "domicile" - au sens de la Convention - de M. et Mme Gillow?
46.  Les requérants estiment avoir établi leur "domicile" à "Whiteknights" en 1958. Bien qu’ayant quitté Guernesey par la suite, ils conservèrent la propriété de la maison, où ils auraient toujours eu l’intention de revenir et auraient laissé leurs meubles. A leur retour en 1979, ils y auraient vécu dans le dessein d’y habiter en permanence dès que les négociations avec les services du logement quant à leur statut résidentiel et les réparations nécessaires auraient été menées à terme.
La Cour n’a pas de motif de douter de l’exactitude de leurs affirmations; elles se trouvent corroborées par la circonstance qu’ils avaient vendu en 1956 leur précédente maison, sise dans le Lancashire, et s’étaient installés à Guernesey avec leur famille et leur mobilier (paragraphe 9 ci-dessus). Il appert, de plus, qu’ils n’avaient pas choisi de "domicile" ailleurs au Royaume-Uni. S’ils n’ont pas regagné Guernesey pendant près de dix-neuf ans, ils n’en avaient pas moins conservé avec "Whiteknights" assez de liens pour qu’il faille regarder cette demeure comme leur "domicile", au sens de l’article 8 (art. 8) de la Convention, à l’époque des mesures incriminées.
B. Y a-t-il eu ingérence d’une autorité publique dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur "domicile"?
47.  La promulgation de la loi de 1969 sur le logement - que la loi de 1975 ne modifia pas sur ce point - obligea les requérants à demander l’autorisation d’occuper "Whiteknights" car ils n’avaient plus "qualité pour résider" (paragraphes 32-33 ci-dessus). La Cour considère comme autant d’ingérences dans l’exercice de leur droit au respect de leur domicile le fait qu’il leur fallait, sous peine de poursuites, obtenir un permis pour habiter chez eux à leur retour à Guernesey en 1979; le refus de leur en accorder un; l’ouverture d’une procédure pénale à leur encontre pour occupation illégale de la propriété; la condamnation de M. Gillow à une amende.
C. Les ingérences se justifiaient-elles?
48.  Pour contrôler la compatibilité de ces ingérences avec le paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), la Cour doit rechercher successivement si elles étaient "prévues par la loi", inspirées par un but légitime sous l’angle dudit paragraphe et "nécessaires, dans une société démocratique", pour atteindre ce but.
1. "Prévues par la loi"
49.  Selon les requérants, elles ne remplissaient pas la première condition. Tout d’abord, les lois sur le logement seraient des lois déguisées sur l’immigration qui échapperaient à la compétence de l’assemblée législative de Guernesey. En deuxième lieu, elles seraient obscures et difficiles à comprendre; elles manqueraient en particulier de clarté quant à la signification des termes "occupation" et "emploi essentiel pour la collectivité". Enfin, en matière d’octroi de permis elles laisseraient aux services du logement une telle latitude que les décisions de ceux-ci seraient imprévisibles.
Le Gouvernement repousse le premier de ces arguments: d’après lui, lesdites lois tendent à ce qu’il y ait suffisamment de logements pour les personnes ayant des liens étroits avec Guernesey ou occupant un emploi jugé essentiel au bien-être économique et social de l’île. Quant aux deuxième et troisième arguments, Gouvernement et Commission estiment que les dispositions pertinentes de la loi de 1975 répondent aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité dégagées par la jurisprudence de la Cour (voir notamment l’arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 31, § 49, et l’arrêt Silver et autres du 25 mars 1983, série A no 61, p. 33, §§ 87-88).
50.  Sur le premier point, la Cour relève que la loi de 1975 a été approuvée par la Couronne, conformément à la procédure législative normale, puis consignée dans les archives officielles de l’île de Guernesey et publiée. On ne saurait donc douter de sa validité constitutionnelle ni de son accessibilité.
51.  Au sujet de la prévisibilité, la Cour renvoie à sa jurisprudence constante (arrêt Sunday Times et arrêt Silver et autres, précités, ibidem).
En l’occurrence, l’article 5 de la loi de 1975 indique les éléments à prendre en compte dans l’examen des demandes en occupation de logements du marché réglementé (paragraphe 33 ci-dessus), et c’est sur leur base que les requérants se sont vu refuser un permis (paragraphes 15-16 ci-dessus). A la vérité, certains des termes utilisés (par exemple "emploi considéré comme essentiel pour la collectivité") laissent aux services du logement un pouvoir d’appréciation, et il se trouve renforcé par le fait que l’article 5 § 2 autorise ces services à se fonder sur d’"autres éléments" s’ils le jugent nécessaire ou opportun (paragraphe 33 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement le souligne à juste titre, lesdits services peuvent ainsi avoir égard non seulement à la situation du logement à tout moment, mais aussi aux circonstances particulières de chaque cas et, partant, mettre en balance l’intérêt général et celui de l’individu. En outre, l’utilisation de ce pouvoir donne lieu à contrôle en cas de saisine de la Royal Court (article 19 de la loi de 1975).
Ne méconnaît pas, en soi, la condition de prévisibilité une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (arrêt Malone du 2 août 1984, série A no 82, p. 33, par. 68). En l’espèce, la Cour constate que les limites du pouvoir d’appréciation, combinées avec l’aménagement d’un contrôle judiciaire de son emploi, suffisent au respect des exigences inhérentes, dans la Convention, à l’expression "prévues par la loi".
Quant à l’absence, dans la loi, de toute définition du mot "occupation", la Cour relève que le sens de ce vocable, d’usage courant, peut aisément se dégager du contexte où il figure et de la pratique des services du logement, dont plusieurs lettres ont expliqué le détail aux requérants (paragraphes 13, 15, 16, 18, 19 et 20 ci-dessus). Savoir s’il y a eu "occupation" constitue un point de fait, à trancher in concreto.
52.  La Cour conclut donc que les ingérences en cause étaient "prévues par la loi".
2. But légitime
53.  Pour le Gouvernement, les lois sur le logement et le système d’autorisation en général poursuivent un but légitime: assurer un logement aux personnes ayant avec Guernesey des liens étroits et faire face au risque de surpeuplement, en fonction de la densité démographique et des intérêts économiques, agricoles et touristiques de l’île.
Les requérants reconnaissent qu’il est loisible à l’État d’essayer de fournir un logement correct aux membres peu favorisés de la communauté. D’après eux, toutefois, les lois sur le logement visent au premier chef à freiner et endiguer le mouvement des Britanniques désireux de venir à Guernesey, encouragés par sa fiscalité plus légère. Il s’agirait, dès lors, d’une "législation déguisée sur l’immigration", dont l’application enfreindrait aussi l’article 18 de (art. 18) la Convention.
54.  La Cour se réfère aux statistiques produites par le Gouvernement et les requérants sur la population de Guernesey et le nombre des maisons vides (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). Sans doute peut-on dire que la situation s’est améliorée à certains égards entre 1976 et 1981, mais il n’en reste pas moins que l’île est d’une superficie très réduite. Partant, il est normal que les autorités s’efforcent de contenir la population dans des limites compatibles avec un développement économique équilibré de Guernesey. Il est également légitime qu’elles témoignent, en décidant de l’octroi de permis d’habiter des locaux à loyer modéré, de quelque faveur pour les personnes ayant avec l’île des liens étroits ou y occupant un emploi essentiel pour la collectivité. La législation litigieuse tend donc au bien-être économique de l’île; aux yeux de la Cour, il n’est pas établi qu’elle ait visé un autre objectif (article 18 de la Convention) (art. 18).
3. "Nécessaires dans une société démocratique"
55.  Quant aux principes à observer pour juger de la "nécessité" d’une mesure "dans une société démocratique", la Cour renvoie à sa jurisprudence (voir notamment l’arrêt Lingens du 8 juillet 1986, série A no 103, pp. 25-26, par. 39-40). La notion de nécessité implique un besoin social impérieux; en particulier, la mesure prise doit être proportionnée au but légitime poursuivi. En outre, l’étendue de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dépend non seulement de la finalité de la restriction, mais encore de la nature du droit en cause. En l’espèce, le bien-être économique de Guernesey doit être mis en balance avec le droit des requérants au respect de leur "domicile", lequel relève de leurs sécurité et bien-être personnels. Pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’État, il faut garder à l’esprit l’importance d’un tel droit pour l’individu.
56.  Il y a lieu de se demander d’abord si les lois sur le logement cadraient ou non avec ces principes en obligeant les requérants à solliciter un permis pour occuper leur maison (paragraphe 47 ci-dessus).
Les requérants attachent beaucoup de poids à la double circonstance que la population de Guernesey a légèrement diminué entre 1976 et 1981 et que le recensement de 1981 a comptabilisé un certain nombre d’habitations inoccupées (paragraphes 35 et 37 ci-dessus); ils en concluent que la législation incriminée ne se fondait plus sur un besoin social impérieux.
Le Gouvernement répond que si elle a réussi à maintenir la pénurie de logements à un niveau acceptable, il n’en résulte pas que l’on puisse renoncer au système de réglementation sans nuire grandement aux intérêts de l’île.
Tout en reconnaissant la pertinence des éléments invoqués par les requérants, la Cour estime le législateur de Guernesey mieux placé que le juge international pour supputer les conséquences d’un relâchement des contrôles. De plus, en discutant de l’octroi d’un permis les services du logement peuvent user de leur pouvoir d’appréciation de manière à éviter toute démesure dans un cas concret (paragraphes 33 et 51 ci-dessus). Partant, on ne saurait trouver disproportionnée au but légitime poursuivi l’obligation légale, pour les requérants, de solliciter l’autorisation de vivre à leur "domicile".
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 (art. 8) pour ce qui est des termes de la législation contestée.
57.  Encore faut-il rechercher si la façon dont les services du logement ont exercé leur pouvoir d’appréciation à l’égard des requérants - refus de permis permanents ou temporaires et saisine des conseillers juridiques de la Couronne aux fins de poursuites (paragraphes 15, 16, 19, 20, 21 et 23 ci-dessus) - procédait d’un besoin social impérieux et notamment était proportionnée au but légitime visé.
Les statistiques fournies à la Cour montrent que pendant la période en cause - 1979 et 1980 -, la population de l’île était restée au niveau des dernières années antérieures et avait même un peu baissé (paragraphe 35 ci-dessus); quant au nombre des maisons disponibles, il n’avait pas sensiblement régressé (paragraphe 37 ci-dessus). Cela étant, et sans oublier que la densité démographique de l’île demeurait élevée par rapport à celle d’autres pays, la Cour estime que l’on n’a pas assez tenu compte de la situation particulière des requérants. Ils avaient fait construire "Whiteknights" pour y résider avec leur famille. A l’époque, ils possédaient les "qualifications" voulues et ils les ont remplies jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 1969; durant cette période, ils avaient donc le droit d’occuper la maison sans permis. Ils y ont vécu deux ans avant de quitter Guernesey en 1960. Après cette date, ils ont conservé la propriété de la maison où ils ont laissé des meubles. En la louant pendant dix-huit ans à des personnes agréées par les services du logement, ils ont contribué au parc immobilier de Guernesey. A leur retour en 1979, ils n’avaient pas d’autre "domicile" au Royaume-Uni ou ailleurs; "Whiteknights" était vide et dépourvue de locataires potentiels.
Quant aux refus de permis temporaires, les décisions des services du logement apparaissent, malgré l’octroi de certains délais de grâce, encore plus frappantes. "Whiteknights" demandait des réparations après dix-huit ans de location, de sorte que seuls les requérants pouvaient l’habiter.
En ce qui concerne, enfin, la saisine des conseillers de la Couronne aux fins de poursuites, le Gouvernement souligne que les services du logement l’ont différée à plusieurs reprises (paragraphes 18-19 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la situation déjà précaire de M. et Mme Gillow ne s’en est pourtant guère trouvée améliorée.
58.  La Cour arrive ainsi à la conclusion que par le refus de les autoriser à occuper "Whiteknights" à titre permanent ou temporaire, comme par la condamnation de M. Gillow à une amende, les requérants ont subi, dans l’exercice de leur droit au respect de leur "domicile", des ingérences disproportionnées au but légitime recherché.
Partant, dans les circonstances de la cause l’application de la législation incriminée a violé l’article 8 (art. 8) de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 1er DU PROTOCOLE No 1 (P1-1)
59.  Les requérants prétendent en outre qu’il y a eu dans leur chef infraction à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), aux termes duquel:
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes."
60.  Par une lettre du 10 octobre 1986, l’agent du Gouvernement a signalé à la Cour - tout en exprimant son profond regret de le faire à un stade aussi avancé de l’instance - que le Royaume-Uni n’a pas rendu le Protocole no 1 (P1) applicable au bailliage de Guernesey en vertu de l’article 4 (P1-4) de cet instrument, ainsi libellé:
"Toute Haute Partie Contractante peut, au moment de la signature ou de la ratification du (...) Protocole ou à tout moment par la suite, communiquer au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une déclaration indiquant la mesure dans laquelle elle s’engage à ce que les dispositions du (...) Protocole s’appliquent à tels territoires qui sont désignés dans ladite déclaration et dont elle assure les relations internationales.
Selon le délégué, dûment avisé, il faut considérer le Gouvernement "comme ayant accepté ad hoc la compétence de la Commission" pour étudier l’affaire au regard de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Quant à la Cour, elle pourrait s’interroger, eu égard aux circonstances et notamment à la reconnaissance, par le Gouvernement, d’une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, sur la nécessité de statuer sur le grief tiré du Protocole (P1). Dans l’hypothèse où elle jugerait indiqué de se prononcer, le délégué "serait prêt à présenter une argumentation détaillée sur les problèmes complexes" que soulève la lettre précitée.
61.  Cette dernière ne revêt pas la forme d’une exception préliminaire au sens de l’article 47 du règlement, exception que sa tardiveté empêcherait du reste d’accueillir. Toutefois, la question de l’existence d’une déclaration souscrite au titre de l’article 4 du Protocole no 1 (P1-4) appelle un examen d’office de la part de la Cour car elle concerne l’applicabilité même dudit Protocole à l’île de Guernesey.
62.  Quant au point de savoir si l’article 4 (P1-4) vaut pour celle-ci, la Cour a constaté que la situation de l’archipel anglo-normand par rapport aux traités et accords internationaux liant le Royaume-Uni a donné lieu, le 16 octobre 1950, à une déclaration du gouvernement britannique, communiquée à chacun des gouvernements étrangers avec lesquels il entretenait des relations diplomatiques, aux Nations Unies et aux autres organisations internationales intéressées, dont le Conseil de l’Europe. Il en ressort que l’île de Guernesey constitue, aux fins des clauses analogues à l’article 4 (P1-4), un "territoire dont [le Royaume-Uni] assure les relations internationales"; cette pratique a été suivie pour des traités conclus au sein du Conseil de l’Europe, parmi lesquels la Convention (article 63) (art. 63). Le texte de l’article 4 (P1-4) montre donc clairement que l’applicabilité du Protocole no 1 (P1) à Guernesey dépend d’une déclaration expresse. Or, d’après les archives du Conseil de l’Europe, le Royaume-Uni n’en a notifié aucune au Secrétaire Général.
La Cour en conclut que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) ne joue pas en l’espèce et qu’elle n’a pas compétence pour traiter l’affaire sur le terrain de cette disposition.
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINE AVEC L’ARTICLE 8 (art. 14+8)
63.  Les requérants prétendent aussi que les lois sur le logement instaurent une discrimination en faveur des personnes nées ou ayant des racines à Guernesey, par rapport aux autres citoyens britanniques, en matière d’octroi de la "qualité pour résider". Ils ajoutent qu’elles en ont créé une deuxième en établissant une catégorie d’immeubles du "marché libre" (paragraphes 30 et 33 ci-dessus) et au profit, cette fois, des gens aisés, qui peuvent acheter et habiter des maisons dépassant une certaine valeur locative imposable et exemptes du contrôle des services du logement. Ils invoquent l’article 14 (art. 14) de la Convention, ainsi libellé:
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
64.  Les discriminations alléguées en l’espèce ne découlent donc pas d’une mesure prise par les services du logement dans l’exercice des pouvoirs d’appréciation que leur attribuent les articles 3 et 5 de la loi de 1975, mais du traitement préférentiel accordé par l’article 6 à certains groupes de personnes en comparaison à celles, dont les requérants, auxquelles il fallait un permis pour occuper une propriété à Guernesey (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour examinera les griefs de M. et Mme Gillow conformément aux principes de sa jurisprudence: aux fins de l’article 14 (art. 14), une distinction est discriminatoire si elle "manque de justification objective et raisonnable", c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un "but légitime" ou en l’absence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
65.  La Cour a déjà constaté la légitimité, au regard des restrictions autorisées par l’article 8 (art. 8), d’un traitement privilégié en faveur des personnes ayant des liens étroits avec l’île (paragraphe 54 ci-dessus). Elle n’aperçoit pas de motif d’aboutir à une autre conclusion quant à l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8). En outre, les données statistiques dont elle dispose n’indiquent pas que le système de contrôle institué par la loi de 1975 fût disproportionné au but recherché, en particulier si l’on tient compte de la souplesse ménagée, dans le jeu de la loi, par la latitude dont les services du logement jouissaient aux termes des articles 3 et 5. La distinction litigieuse trouve donc, aux yeux de la Cour, une justification objective et raisonnable.
66.  Quant à la discrimination alléguée fondée sur la fortune, l’introduction de plafonds de valeur locative imposable reflète un désir du gouvernement: exclure du contrôle des services du logement la petite fraction de maisons coûteuses (10 %) de nature à intéresser des gens assez à l’aise n’ayant, semble-t-il, pas besoin de protection, et en assurer une aux personnes aux ressources plus limitées ayant des liens étroits avec Guernesey. Les requérants eux-mêmes admettent qu’il est loisible à un État de s’efforcer de fournir un logement suffisant aux membres les moins riches de la collectivité (paragraphe 53 ci-dessus). Eu égard aux objectifs légitimes poursuivis dans l’intérêt public et à la marge d’appréciation de l’État, on ne saurait considérer une telle politique différenciée comme déraisonnable ni comme imposant une charge démesurée aux propriétaires de maisons plus modestes, tels les requérants, compte tenu des possibilités que leur ouvre le système d’autorisations (paragraphe 33 ci-dessus).
67.  Les faits de la cause ne révèlent donc pas de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 (art. 14+8).
V. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
68.  Les requérants se plaignent enfin d’une violation des clauses ci-après de l’article 6 § 1 (art. 6-1):
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)"
Ils contestent l’équité de deux séries de procédures: d’une part le recours formé par Mme Gillow, devant la Royal Court, contre les décisions des services du logement refusant de l’autoriser à habiter "Whiteknights" (paragraphes 20-22 et 25 ci-dessus); de l’autre, les poursuites engagées contre M. Gillow pour occupation illégale de la maison et qui ont débouché sur sa condamnation par la Magistrate’s Court puis, en appel, par la Royal Court (paragraphes 23 et 26 ci-dessus). La procédure pénale intentée à Mme Gillow ne fait pas l’objet d’un grief sur le terrain de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
La première série de procédures avait trait au droit des requérants à occuper leur propre maison, droit de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 (art. 6-1); la seconde portait sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale et relève donc de la branche pénale de l’article. L’applicabilité de l’article 6 (art. 6) n’a du reste donné lieu à controverse sur aucun des deux points en question.
69.  Dans l’exercice de son action civile, Mme Gillow aurait subi des entraves injustifiées à son accès au tribunal: celui-ci ne pouvait être saisi que par un avocat qui, en l’espèce, n’aurait pas rempli son devoir; en outre, les requérants auraient été placés devant l’alternative soit d’introduire l’instance en logeant à l’hôtel ou en dehors de Guernesey, soit de s’exposer à des poursuites. Ils réitèrent de surcroît leurs allégations, formulées sur le terrain de l’article 8 (art. 8), concernant l’absence de définition du terme "occupation" dans les lois sur le logement.
Sur ce dernier point, la Cour réaffirme sa conclusion relative à la régularité des ingérences sous l’angle de l’article 8 (art. 8) (paragraphe 51 ci-dessus). Pour le surplus, elle note d’abord que l’obligation de passer par le ministère d’un avocat pour s’adresser à une haute juridiction se rencontre dans le système juridique de plusieurs États membres du Conseil de l’Europe. Certes, l’avocat des requérants ne s’est pas correctement acquitté de sa tâche et a du reste été sanctionné (paragraphe 27 ci-dessus), mais la Royal Court a connu du recours nonobstant sa tardiveté, redressant ainsi le manquement de l’intéressé (paragraphe 22 ci-dessus). Enfin, la Cour constate avec la Commission que les requérants ne démontrent pas comment le refus de les laisser habiter leur maison sans risquer des poursuites a lésé leur droit effectif d’accès au tribunal.
70.  Quant aux poursuites pour occupation illégale, les requérants reprochent à la Magistrate’s Court de ne pas avoir différé l’examen du cas de M. Gillow - comme le voulait l’usage, disent-ils - jusqu’à la décision de la Royal Court sur le recours civil de Mme Gillow (paragraphe 23 ci-dessus). Ils y voient une injustice, car d’après eux la condamnation du prévenu préjugeait le sort de l’action civile, lequel de son côté préjugeait celui de l’appel pénal.
La Cour estime que la suspension d’une procédure relève en principe de l’appréciation du tribunal national compétent. En outre, la saisine du juge civil au nom de Mme Gillow n’a eu lieu qu’à la date déjà fixée pour l’audience pénale (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Dans ces conditions, la décision du Magistrate ne prête pas à critique.
71.  Les requérants se plaignent de surcroît de ce que la juridiction d’appel n’a pas autorisé M. Gillow à vérifier l’exactitude de la transcription des débats de première instance en écoutant l’enregistrement magnétophonique.
La Cour souligne que pareil enregistrement ne correspond pas à une pratique commune aux tribunaux de tous les États membres du Conseil de l’Europe et ne saurait passer pour exigé par l’article 6 (art. 6). Quand il en existe un, elle considère avec la Commission que l’accès de l’accusé à la bande originale relève en principe de l’appréciation des tribunaux internes. En l’espèce il a été refusé à M. Gillow, mais le greffier de la Royal Court a contrôlé la transcription et l’a déclarée fidèle (paragraphe 26 ci-dessus). Les pièces du dossier ne révèlent donc rien d’inéquitable sous ce rapport.
72.  Les requérants soulignent enfin que la Royal Court a siégé dans presque la même composition pour l’examen du recours civil de Mme Gillow et de l’appel pénal de M. Gillow (paragraphe 26 ci-dessus); que l’un des jurats avait connu, en qualité de Magistrate, des poursuites pénales ouvertes contre Mme Gillow, décidant d’abord d’ajourner le procès puis de le renvoyer sine die (paragraphe 23 ci-dessus); et qu’un autre avait auparavant présidé les services du logement.
La question soulevée par ces griefs consiste à savoir si la Royal Court pouvait, en l’espèce, être regardée comme un "tribunal impartial" au sens de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
73.  La Cour note d’abord que si les deux causes entendues par la Royal Court présentaient un noyau matériel commun, elles n’en concernaient pas moins deux personnes et deux questions distinctes: un litige civil relatif aux refus des services du logement d’accorder des permis à Mme Gillow et des poursuites pénales contre M. Gillow pour occupation illégale de "Whiteknights". Certes, à une exception près, les membres de la Royal Court qui avaient tranché le premier se sont aussi occupés des secondes, mais cela ne saurait en soi susciter des doutes légitimes sur l’impartialité de la Royal Court: dans les États contractants, il arrive souvent que des juridictions supérieures aient à traiter successivement des affaires analogues ou apparentées.
Restent les allégations de partialité formulées par les requérants contre deux membres de la Royal Court: le jurat qui avait été saisi, à titre de Magistrate, du procès pénal intenté à Mme Gillow et celui qui avait présidé les services du logement. En sa qualité de Magistrate, le premier avait pris une seule décision: suspendre, pour finir sine die, l’examen des accusations portées contre Mme Gillow. Quant à l’ancien président des services du logement, les éléments fournis à la Cour ne montrent pas qu’à un moment quelconque il ait été mêlé, directement ou non, au problème des requérants. L’exercice de ces fonctions antérieures ne suffit donc pas à inspirer des doutes légitimes sur l’impartialité des deux jurats dont il s’agit.
74.  La Cour conclut ainsi à l’absence de violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention sur les divers points visés aux paragraphes 69 à 73 ci-dessus.
75.  Dans leurs observations écrites à la Cour, les requérants formulaient quelques autres griefs au sujet de la Royal Court, mais ils ne les ont pas répétés lors des audiences. Aussi la Cour ne croit-elle pas nécessaire d’en aborder l’étude, d’autant qu’elle a déjà tenu compte des jugements incriminés de la Royal Court en constatant une infraction à l’article 8 (art. 8).
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
76.  Les requérants n’ont pas élevé de prétentions précises en vertu de l’article 50 (art. 50): ils ont déclaré vouloir attendre, pour fixer leur position, de connaître l’arrêt de la Cour sur le fond. En conséquence, ni le Gouvernement ni la Commission n’ont pu se prononcer.
Partant, la question ne se trouve pas en état et il y a lieu de la réserver (article 53 § 1 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention quant aux termes de la législation contestée;
2. Dit qu’il y a eu violation du même article (art. 8) quant au jeu de ladite législation en l’espèce;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8);
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention sur les points traités aux paragraphes 69 à 73 ci-dessus et qu’il ne s’impose pas d’examiner les autres griefs formulés par les requérants sur le terrain de cet article (art. 6);
5. Dit que les Protocoles no 1 et no 4 (P1, P4) ne s’appliquent pas à la présente affaire;
6. Dit que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;
en conséquence,
a) la réserve en entier;
b) invite les requérants, dûment représentés par un conseil conformément à l’article 30 du règlement, à communiquer au greffe leurs demandes éventuelles de satisfaction équitable dans un délai de trois mois à compter de ce jour;
c) délègue au président de la Chambre le soin de fixer la procédure ultérieure.
Fait en français et en anglais, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 24 novembre 1986.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
* Note du greffier: L'affaire porte le numéro 13/1984/85/132.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT GILLOW c. ROYAUME-UNI
ARRÊT GILLOW c. ROYAUME-UNI


Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de l'Art. 8 ; Non-violation de l'art. 14+8 ; Non-violation de l'art. 6 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 56) APPLICATION TERRITORIALE-{GENERALE}, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL, (Art. 6-3-b) ACCES AU DOSSIER, (Art. 8-1) RESPECT DU DOMICILE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : GILLOW
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 24/11/1986
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 9063/80
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1986-11-24;9063.80 ?

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