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07/05/1987 | CEDH | N°10990/84

CEDH | RUGA contre l'Italie


SUR LA RECEVABILITE de la requête N° 10990/84 présentée par Antonio RUGA contre l'Italie ------ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 7 mai 1987 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président G. SPERDUTI J.A. FROWEIN E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON S. TRECHSEL B. KIERNAN A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER

H.G. SCHERMERS H. DANELIUS G. BATLIN...

SUR LA RECEVABILITE de la requête N° 10990/84 présentée par Antonio RUGA contre l'Italie ------ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 7 mai 1987 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président G. SPERDUTI J.A. FROWEIN E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON S. TRECHSEL B. KIERNAN A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS G. BATLINER H. VANDENBERGHE Mme G.H. THUNE Sir Basil HALL M. F. MARTINEZ M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 3 mai 1984 par Antonio RUGA contre l'Italie et enregistrée le 7 juin 1984 sous le No de dossier 10990/84 ; Vu le rapport prévu à l'article 40 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu les observations du Gouvernement italien parvenues à la Commission le 12 décembre 1984 ; Vu les observations en réponse du requérant datées du 22 mars 1985, parvenues à la Commission le 9 avril 1985 ; Vu la réponse du Gouvernement italien, datée du 18 juin 1985, à la demande de renseignements qui lui avait été adressée par le Rapporteur ; Vu la décision de la Commission du 14 octobre 1985 d'inviter les parties à présenter des observations complémentaires sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête ; Vu les observations complémentaires du Gouvernement italien parvenues le 10 janvier 1986 ; Vu les observations complémentaires du requérant parvenues les 31 octobre et 7 novembre 1986 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT Le requérant, Benito Antonio Ruga, est un ressortissant italien né le 29 janvier 1941 à Monasterace (Italie) où il réside habituellement. Il est de sa profession entrepreneur. Au moment de l'introduction de la requête il était détenu à la prison de Locri. Pour la procédure devant la Commission il est représenté par Maîtres Marcello Manna et Sandro Furfaro, avocats à Locri (Reggio Calabria). Les faits, tels qu'ils ont été exposés par ses conseils, peuvent se résumer comme suit : Le requérant fut arrêté à son domicile pendant la nuit du 28 au 29 novembre 1983 en exécution d'un mandat d'arrêt No 64/83 daté du 28 novembre 1983, émis par le juge d'instruction de Locri, concernant vingt personnes. Il y était inculpé d'association de malfaiteurs (article 416 bis du Code pénal) dans le dessein de perpétrer un nombre indéterminé de séquestrations de personnes en vue d'en obtenir une rançon et de réinvestir les profits ainsi obtenus dans des activités économiques diverses, avec la circonstance aggravante, prévue à l'article 416 bis quatrième alinéa du Code pénal, que l'association disposait d'une quantité importante d'armes. Le requérant fut immédiatement placé en détention dans les locaux de la police de Marina di Gioiosa Ionica. Il fut maintenu dans une cellule mesurant 2m x 2m, éclairée artificiellement. Le 3 décembre 1983 à 11h30 il fut interrogé par le juge d'instruction de Locri sur les faits qui lui étaient reprochés (1). Depuis son arrestation et jusqu'à son interrogatoire, le requérant n'a pu prendre contact ni avec sa famille ni avec un défenseur. A l'issue de l'interrogatoire il demanda à être mis en liberté provisoire pour défaut d'indices suffisants à sa charge (art. 269 du C.P.P.). Il n'a pas indiqué quelle suite fut réservée à sa demande.
______________ (1) L'article 365 du Code de procédure pénale (Devoir du juge - Présentation de l'accusé) dispose que "le juge procède à l'interrogatoire de l'accusé dans le délai fixé par la loi et, lorsqu'aucun délai n'est fixé à cet égard, sans retard". Le 1er décembre 1983, sans avoir pris contact avec le requérant lui-même mais à la demande de la famille de ce dernier et sans avoir été autorisé à prendre connaissance du mandat d'arrêt émis contre le requérant, Maître Furfaro avait attaqué devant le tribunal de Reggio Calabria le mandat d'arrêt décerné contre le requérant (1). Il avait également demandé au tribunal de sanctionner le fait que le requérant avait été détenu dans un lieu qui n'était visé par aucune disposition législative, ce qui aurait rendu la détention illégale. Par ordonnance du 15 décembre 1983 le tribunal de Reggio Calabria rejeta le recours estimant qu'au stade auquel se trouvait l'instruction de l'affaire, il fallait considérer qu'il existait contre le requérant des éléments de preuve d'une nature telle qu'ils justifiaient l'émission du mandat attaqué. Le tribunal ne se prononça pas sur les conditions de la détention subie par le requérant immédiatement après son arrestation. Le 27 décembre 1983 le requérant se pourvut en cassation contre l'ordonnance du tribunal de la liberté. Il fit notamment valoir que l'ordonnance de rejet était entachée de nullité dans la mesure où le tribunal 1) se serait prononcé sans avoir eu connaissance de l'ensemble du dossier (violation de l'article 263 ter deuxième alinéa du Code de procédure pénale) ; 2) aurait rendu sa décision après l'échéance du délai de trois jours prévu par la loi alors que le dossier ne présentait pas une complexité particulière, seule condition admise par la loi à l'article 263 ter pour justifier une prolongation de ce délai. Le requérant fit également valoir qu'il y aurait eu en l'espèce violation des articles 248, 80 et 263 bis combinés du Code de procédure pénale, dans la mesure où le requérant, contre lequel le mandat d'arrêt avait été exécuté séance tenante, aurait été placé dans l'impossibilité matérielle d'exercer personnellement, dans le délai de cinq jours fixé par la loi, le recours prévu à l'article 263 ter du Code de procédure pénale.
_____________ (1) Les articles 263 bis, ter et quater du Code de procédure pénale italien disposent que toute personne arrêtée peut attaquer le mandat d'arrêt dont elle fait l'objet, dans les cinq jours de l'exécution de ce dernier, devant le tribunal du chef-lieu de province dans le ressort duquel se trouve le bureau de l'autorité qui a émis le mandat d'arrêt. Le tribunal est appelé à examiner la légalité formelle et le bien-fondé du mandat d'arrêt. Il doit se prononcer dans les trois jours suivant la réception du dossier, délai qui peut être prorogé de trois jours par ordonnance motivée, lorsque la complexité de l'affaire l'exige. Le pourvoi du requérant fut rejeté par un arrêt de la Cour de cassation du 27 avril 1984, rendu en chambre du conseil et déposé au greffe le 29 juin 1984. Le grief tenant à l'entrave au droit de recours fut rejeté par la Cour de cassation, qui releva "que l'inculpé avait en l'espèce tout de même obtenu le réexamen de la mesure de privation de liberté grâce au recours présenté par son défenseur" (p. 14 de l'arrêt de la Cour de cassation). Elle remarqua également que le grief du requérant pouvait paraître fondé en principe et dans l'abstrait, puisque "dès le moment de son arrestation, l'inculpé doit pouvoir exercer tous les droits que lui reconnaît la loi ..., mais qu'en l'espèce, aucun obstacle légitime - et encore moins illégitime - ne paraissait avoir empêché le requérant, pour une partie du délai dont il disposait, d'attaquer le mandat d'arrêt décerné contre lui". La Cour de cassation ajouta également : "puisque ... bien qu'ayant eu la possibilité dès le 3 décembre à 11 h 10, lorsqu'il commença à être interrogé par le juge d'instruction de Locri, et donc en temps utile encore, d'avancer des demandes de révision du mandat d'arrêt ou, de toute manière, de formuler des instances ou des réclamations, l'inculpé n'a rien dit sur ce point, qu'il ne ressort pas qu'une demande de réexamen ait été présentée par lui aux policiers ou que ceux-ci se soient opposés à sa présentation ou à son acheminement à l'autorité judiciaire compétente, son grief sous cet aspect doit être rejeté". La Cour de cassation estima par ailleurs que la complexité de l'affaire qui ressortait à ses yeux de la simple lecture du mandat d'arrêt, justifiait la prolongation du délai dans lequel le tribunal devait se prononcer aux termes de l'article 263 ter. Enfin, elle jugea qu'en confirmant le mandat d'arrêt, le tribunal avait correctement apprécié les faits. Le 1er décembre 1983 l'avocat du requérant avait demandé par télégramme adressé au juge d'instruction de Locri chargé de l'affaire, au procureur de la République de Locri et au procureur général près la cour d'appel de Catanzaro, que le requérant soit transféré à la prison de Locri.
GRIEFS
1. Le requérant se plaint de n'avoir pas été aussitôt traduit devant un juge, comme le prescrit l'article 5 par. 3 de la Convention et de n'avoir pas eu la possibilité d'introduire un recours devant un tribunal afin qu'il se prononce, à bref délai, sur la légalité de sa détention, comme le garantit l'article 5 par. 4 de la Convention.
2. Le requérant affirme enfin n'avoir pu préparer sa défense en nommant un défenseur dès son arrestation et invoque les dispositions de l'article 6 par. 3 b) et c) de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 3 mai 1984 et enregistrée le 7 juin 1984. Le 5 octobre 1984, la Commission a procédé à un premier examen de la requête et a décidé conformément à son article 42 par. 2 b) de son Règlement intérieur de porter la requête à la connaissance du Gouvernement italien et de l'inviter à présenter ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré par le requérant d'une violation de l'article 5 par. 3. Les observations du Gouvernement italien sont parvenues à la Commission le 12 décembre 1984. Les observations, en réponse, du requérant, datées du 22 mars 1985, sont parvenues à la Commission le 9 avril 1985. Par lettre du 23 mai 1985, le Rapporteur, agissant aux termes des articles 40 par. 2 et 55 par. 1 du Règlement intérieur de la Commission, a invité les parties à lui indiquer à quelle heure précise le requérant fut arrêté en exécution du mandat d'arrêt émis à son encontre. Par lettre du 18 juin 1985, le Gouvernement italien a informé la Commission que le requérant avait été arrêté le 29 novembre 1985 à 3 h 10 du matin. Le 14 octobre 1985, la Commission a repris l'examen de l'affaire et a décidé d'inviter les parties à présenter des observations complémentaires sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, y compris les griefs tirés de l'article 5 par. 4 et l'article 6 par. 3 de la Convention. Le Gouvernement italien a fait parvenir ses observations le 10 janvier 1986. Le requérant a fait parvenir les siennes par lettres des 31 octobre et 7 novembre 1986.
OBSERVATIONS DES PARTIES
1. Le Gouvernement D'emblée, le Gouvernement souligne que contrairement à ce que laisse entendre le requérant dans sa requête, la Commission n'est pas appelée à se prononcer, de façon abstraite, sur le système des lois italiennes en général, mais peut uniquement décider du point de savoir s'il y a eu, dans le cas concret sur lequel elle est appelée à se prononcer, violation des droits garantis par la Convention. La première allégation du requérant concerne la violation de l'article 5 par. 3 de la Convention qui oblige les autorités à conduire au plus tôt, devant un juge ou autre magistrat autorisé par la loi à exercer des fonctions judiciaires, toute personne arrêtée ou détenue aux conditions prévues par le paragraphe 1 c) de l'article 5. De l'avis du Gouvernement, cette disposition ne s'applique pas en l'espèce car elle vise uniquement le cas où une arrestation a lieu à l'initiative de la police judiciaire. Or le requérant fut arrêté sur ordre du juge d'instruction, et la condition posée par le paragraphe 3 de l'article 5 se trouve donc remplie "ab origine". A l'appui d'une telle interprétation le Gouvernement italien invoque la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme (arrêt de Wilde, Ooms et Versyp du 18 novembre 1970, série A n° 12) et de la Commission (Rapport du 1.3.1979, affaire Christinet c/Suisse). Quoiqu'il en soit, le "bref délai" prévu à l'article 5 par. 3 doit être apprécié en fonction des circonstances de l'espèce. Parmi celles-ci il faut avoir égard au fait que la privation de liberté a été ordonnée par un magistrat. Ce dernier, chargé de l'instruction, a dû interroger dans le cadre de la même procédure, 18 autres personnes toutes accusées d'association de malfaiteurs, ce qui explique le délai qui s'est écoulé entre l'arrestation du requérant et son interrogatoire. En ce qui concerne la seconde allégation du requérant qui se plaint de n'avoir pu introduire un recours devant un tribunal pour faire statuer sur la légalité de sa détention au cours des quatre premiers jours qui ont suivi son arrestation, le Gouvernement a tout d'abord indiqué que bien que détenu dans les locaux de la police judiciaire, le requérant se trouvait à la disposition de la justice et pouvait donc adresser au magistrat compétent toute instance qu'il estimait utile. Les officiers de la police judiciaire avaient le devoir de transmettre ces instances au juge compétent. Le requérant ne saurait se plaindre en particulier de n'avoir pu attaquer le mandat d'arrêt dont il faisait l'objet. En effet, un tel recours doit être exercé dans les cinq jours de l'exécution du mandat d'arrêt ; le requérant pouvait donc encore agir dans ce sens lorsqu'il comparut devant le juge d'instruction. Au demeurant, ses défenseurs avaient déjà introduit une telle demande le 1er décembre 1984, demande qui fut réitérée le 6 décembre 1984. Le requérant s'est plaint également d'atteintes aux droits de la défense qui résulteraient de ce qu'il a été tenu en isolement et n'aurait pu contacter ses avocats pendant cette période. Le Gouvernement fait valoir que la mesure d'isolement fut disposée par le juge qui avait ordonné l'arrestation du requérant et qu'elle était motivée par la nécessité d'éviter toute contamination des preuves et d'obtenir des déclarations les plus authentiques possibles de la part de chacun des 19 inculpés d'association de malfaiteurs. Cette mesure eut d'ailleurs une durée extrêmement limitée (4 jours) et prit fin lorsque, de nombreux interrogatoires ayant été effectués, leur raison d'être vint à manquer. Les dispositions pertinentes qui se posent comme fondement des décisions précitées adoptées par le juge sont les suivantes : en premier lieu, l'article 251 du Code de procédure pénale selon lequel "dans son mandat d'arrêt, le juge d'instruction ordonne que l'inculpé soit conduit en prison ou soit maintenu ailleurs en état d'arrêt à la disposition de l'autorité qui a émis le mandat d'arrêt". Ceci est suffisant à contester l'assertion du requérant, selon laquelle aucun endroit de détention, autre que ceux qu'il a indiqués, ne serait légal. L'article 8 des dispositions d'application du Code de procédure pénale (Décret Royal n° 603 du 28 mai 1931) dispose que "les personnes qui sont accusées d'un même délit doivent être gardées séparément si telle est la décision de l'autorité judiciaire. Faute d'un tel ordre, la séparation doit être disposée, si les conditions de l'établissement le permettent". L'article 33 n° 3 de la loi pénitentiaire (Loi n° 354 du 26 juillet 1975) permet au juge de disposer "l'isolement des accusés pendant la période d'instruction si et jusqu'à quand il l'estimera nécessaire". L'article 68 des dispositions d'application correspondantes (Décret n° 431 du Président de la République du 29 avril 1976) précise ensuite les conditions d'un tel isolement : le sujet doit être gardé en chambre individuelle ; il n'est pas autorisé à communiquer avec ses compagnons, ni à avoir une correspondance téléphonique ou des entretiens, pas même avec son défenseur, sauf autorisation du magistrat dans des cas exceptionnels. Il a toutefois la faculté et la possibilité de désigner un défenseur, d'adresser des instances à l'autorité judiciaire, et de présenter une demande de révision de la disposition privative de la liberté personnelle. En ce qui concerne plus particulièrement les contacts avec les défenseurs, ils ne sont autorisés par le juge (art. 135 du C.P.P.) qu'à l'issue des interrogatoires. En l'espèce le requérant fut autorisé à conférer avec son défenseur immédiatement après avoir été entendu par le juge, soit quatre jours après son arrestation. Il y a donc lieu d'exclure tout apparence de violation des dispositions de l'article 6 par. 3 b) et c) de la Convention. Le Gouvernement rappelle que dans l'affaire Can c/Autriche la Commission a affirmé que les dispositions du par. 3 de l'article 6 ont pour but de garantir l'équité du procès en entier, et doivent par conséquent être interprétées à la lumière de la fonction qu'elles exercent dans le cadre général du procès (par. 48 du rapport de la Commission du 12.7.84). La Commission reconnaît aussi que le droit de l'inculpé de s'entretenir librement avec son défenseur peut également être soumis à des restrictions, pourvu que lesdites limitations paraissent justifiées (par. 57). Dans le cas présent les raisons avancées par le juge d'instruction pour disposer l'isolement, la brève durée de cette mesure, la possibilité, malgré tout, d'exercer concrètement toute faculté de défense, et enfin l'autorisation à l'entretien avec le défenseur qui a immédiatement suivi l'interrogatoire, excluent que l'on puisse se trouver devant une violation des dispositions précitées. Le Gouvernement conclut au défaut manifeste de fondement de la requête.
2. Le requérant Le requérant se défend d'avoir voulu mettre en cause dans l'abstrait le système italien en général. Ses plaintes sont au contraire très concrètes. Le requérant allègue tout d'abord de n'avoir pas été aussitôt traduit devant un juge. Il affirme que la garantie énoncée à l'article 5 par. 3 de la Convention s'applique dans tous les cas où une personne est arrêtée ou détenue dans les conditions prévues par l'article 5 par. 1 c) quelle que soit l'autorité ayant ordonné la détention. Cette interprétation correspond à la lettre de cette disposition, qui vise expressément les personnes "arrêtées" ou "détenues", autant qu'à son esprit. La comparution devant un juge vise en effet à permettre à un inculpé de connaître précisément les faits pour lesquels il a été arrêté et les éléments de preuve existant à sa charge. Ce n'est qu'ainsi qu'un inculpé est en mesure de recourir en connaissance de cause contre sa privation de liberté. La comparution de l'inculpé devant un juge reste donc une nécessité fondamentale même lorsque c'est un magistrat qui a décerné le mandat d'arrêt. On ne peut, par ailleurs, considérer que le délai pendant lequel le requérant a été maintenu en isolement était "bref" puisque ce délai correspond à celui pendant lequel le requérant devait à peine de forclusion attaquer le mandat d'arrêt dont il faisait l'objet. Le requérant allègue d'avoir été détenu dans des conditions illégales. En effet, contrairement à ce qu'a soutenu le Gouvernement italien, la loi ne prévoit pas de possibilité de faire séjourner les personnes arrêtées dans les locaux de la police sauf dans les cas de garde à vue et pour une durée ne dépassant pas 48 heures (art. 13 de la Constitution italienne). Le souci du législateur de confier toute personne détenue à des établissements pénitentiaires prévus par la loi correspond à la nécessité de ménager au détenu la possibilité d'agir pour la sauvegarde de ses intérêts. Ce n'est pas tant l'isolement en lui-même qui est critiquable mais le fait qu'étant détenu dans les locaux de la police il n'a pu, en raison de cet isolement, exercer ses droits comme dans un établissement pénitentiaire : par exemple nommer un avocat, ou attaquer le mandat d'arrêt dont il était frappé. En conséquence le requérant se plaint d'une violation des droits de la défense. Le Gouvernement est mal fondé à soutenir que le requérant ne saurait se plaindre d'aucune violation de ses droits puisqu'il a pu présenter sa demande de réexamen du mandat d'arrêt lorsqu'il fut amené devant le juge d'instruction. En effet, le requérant ne comparut devant le juge que le 3 décembre 1983 à 11 h 30, soit très peu de temps avant l'échéance du délai de cinq jours fixé par la loi pour la présentation d'un recours. Or, une réclamation visant une mesure de privation de liberté ne peut se jouer à la minute et la défense d'un accusé ne doit pas être l'objet d'improvisations.
EN DROIT
1. Le requérant se plaint de n'avoir pas été aussitôt traduit devant un juge après son arrestation, comme le prescrit l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention. Le paragraphe 3 de l'article 5 (art. 5-3) dispose que "toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires". En l'espèce le requérant fut arrêté le 29 novembre 1983 à 3 h 10 du matin sous l'inculpation d'association de malfaiteurs et fut interrogé par le juge d'instruction le 3 décembre à 11 h 10 du matin, soit après quatre jours et huit heures de détention. Le Gouvernement italien a affirmé que lorsque comme en l'espèce l'arrestation et la détention dans les conditions visées par l'article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) ont été effectuées sur l'ordre d'un magistrat, la garantie prévue par l'article 5 par. 3 (art. 5-3) deviendrait sans objet. Le requérant a contesté une telle interprétation qui ne correspond, à son avis, ni à la lettre ni à l'esprit de la Convention. Le Gouvernement a soutenu, de surcroît, que dans les circonstances de l'espèce un délai de quatre jours était conforme au prescrit de l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention, dans la mesure où le requérant a été entendu aussitôt que possible par le juge d'instruction qui a procédé aux interrogatoires des dix-huit autres inculpés, arrêtés en même temps que le requérant. Le requérant a affirmé quant à lui que ce délai était excessif compte tenu notamment des conditions dans lesquelles il était détenu. La Commission estime que la question de savoir si le requérant, qui a été conduit devant un magistrat après plus de quatre jours de détention, peut être considéré comme ayant été "aussitôt traduit" devant l'autorité judiciaire au sens de l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention, pose des problèmes complexes de fait et de droit. Elle se réfère à cet égard à sa jurisprudence antérieure (Déc. N° 2894/66, 6.10.66, Annuaire 9 p. 564 ; N° 4960/71, 19.7.72, Recueil 42 p. 49 ; Skoogström c/Suède, Rapport Comm. 15.7.83 ; Req. Nos 11209/84, 11234/84, 11266/84, 11386/85 Brogan, Coyle, McFadden et Tracey c/Royaume-Uni) et à celle de la Cour (Cour eur. D.H., arrêt De Jong, Baljet et Van den Brink du 22 mai 1984, série A n° 77, Van der Sluijs, Zuiderveld et Klappe du 22 mai 1984, série A n° 78 et Cour eur. D.H., arrêt McGoff du 26 octobre 1984, série A n° 83). Il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé à ce stade de la procédure et nécessite un examen quant au fond.
2. Le requérant se plaint également qu'en raison de ses conditions de détention il n'a pu introduire, au cours des quatre jours qui ont suivi son arrestation, le recours que lui ménageait le droit italien afin qu'un tribunal se prononce à bref délai sur la légalité de sa détention. L'article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention prescrit que "Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale". Il n'est pas contesté entre les parties qu'il existe en droit italien un recours répondant aux exigences de l'article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention. Le requérant a soutenu cependant que, détenu dans une cellule d'un poste de police et frappé d'une mesure d'isolement, il lui a été, en fait, impossible d'exercer ce recours. Ses griefs à cet égard ont été rejetés par les tribunaux italiens qui ont constaté que le requérant n'avait pas apporté la preuve que les policiers avaient refusé de recevoir ses instances et réclamations et qu'au demeurant cette situation ne lui aurait causé aucun préjudice puisqu'il avait tout de même obtenu le réexamen de la mesure de privation de liberté grâce au recours présenté par ses défenseurs. Le Gouvernement italien souligne qu'à tout moment le requérant a eu la possibilité d'agir personnellement pour la défense de ses droits. La Commission considère que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé et que compte tenu des affirmations contradictoires des parties, il pose des questions de fait complexes qui ne sauraient être résolues à ce stade de l'examen de la requête mais nécessitent un examen au fond.
3. Le requérant se plaint également que le recours exercé le 1er décembre 1983 contre le mandat d'arrêt n'a pas été examiné dans un bref délai. La Commission constate qu'à travers ce recours visant à faire contrôler la légalité formelle et le bien-fondé du mandat d'arrêt, le tribunal était appelé à statuer sur la légalité de la détention du requérant. La Commission note que ce recours fut rejeté par le tribunal de Reggio Calabria le 15 décembre 1983, soit 14 jours après son introduction. La question se pose donc de savoir si ce délai peut être tenu pour "bref" au sens de l'article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention. La Commission n'a jamais fixé en termes absolus et abstraits la notion de bref délai mais a estimé que cette notion doit s'apprécier à la lumière des circonstances de chaque affaire. Ainsi elle a estimé, par exemple, qu'un délai de dix voir seize jours, pour statuer sur la légalité de la mesure par laquelle était ordonné l'internement d'un délinquant d'habitude apparaissait comme bref (Christinet c/Suisse, rapport Comm. 1.3.79, par. 42). Par contre elle a considéré qu'un délai de 46 jours voire de 32 pour statuer sur une demande de mise en liberté présentée dans le cadre d'une procédure d'extradition était excessif ce qui a été confirmé par la Cour européenne des Droits de l'Homme (Cour eur. D.H., arrêt Sanchez-Reisse du 21 octobre 1986, série A n° 107). En conclusion, la Commission estime que la question de savoir si en l'occurrence un délai de 14 jours peut être tenu pour bref, ne peut être résolue à ce stade de la procédure et pose des problèmes qui relèvent d'un examen au fond.
4. Le requérant se plaint enfin de n'avoir pu préparer sa défense car il n'aurait pu nommer un défenseur dès son arrestation et s'entretenir en privé avec lui avant son interrogatoire par le juge d'instruction . Il invoque les dispositions de l'article 6 par. 3 b) et c) (art. 6-3-b, 6-3-c) de la Convention qui se lisent comme suit : "Tout accusé a droit notamment à : ... b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix ; ..." La Commission a admis que le droit garanti par l'article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) de la Convention peut être invoqué à un stade préliminaire de la procédure et que dans certaines circonstances, le droit de communiquer avec un avocat peut faire partie du droit plus général à la défense reconnu par l'article 6 (art. 6) de la Convention (Can c/Autriche, Rapport Comm. 12.7.84, par. 52). La Commission estime que le grief du requérant pose, sur ce point, des problèmes complexes de fait et de droit. Il ne saurait donc être déclaré manifestement mal fondé à ce stade de la procédure et relève lui aussi d'un examen quant au fond. Par ces motifs, la Commission DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond étant réservés. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)


Type d'affaire : DECISION
Type de recours : Violation de l'Art. 6-1 ; Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(Art. 5-1) VOIES LEGALES, (Art. 5-5) REPARATION, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE, (Art. 6-1) DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTERE CIVIL, (Art. 6-1) PROCES PUBLIC, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL, (Art. 6-1) TRIBUNAL INDEPENDANT, (P1-1-1) BIENS, (P1-1-1) INGERENCE


Parties
Demandeurs : RUGA
Défendeurs : l'Italie

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 07/05/1987
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 10990/84
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1987-05-07;10990.84 ?

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