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12/05/1988 | CEDH | N°11907/85

CEDH | Societe S. contre la France


SUR LA RECEVABILITE de la requête No 11907/85    présentée par Société S.    contre la France ___________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 12 mai 1988 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS

G. BATLINER H. VANDENBERGHE Mme G.H. THUNE...

SUR LA RECEVABILITE de la requête No 11907/85    présentée par Société S.    contre la France ___________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 12 mai 1988 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS G. BATLINER H. VANDENBERGHE Mme G.H. THUNE Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 30 octobre 1985 par Société S. contre la France et enregistrée le 19 décembre 1985 sous le No de dossier 11907/85 ; Vu le rapport prévu à l'article 40 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit : La requérante est la société civile S. dont le siège social est à Nouméa, Nouvelle Calédonie. Elle est représentée devant la Commission par Me Michel ASSOUN, avocat au barreau de Paris. La société S., propriétaire d'une flotte de navires ayant à l'époque des faits leur port d'attache en Indochine (terre sous la souveraineté française), a vu, le 13 février 1942, l'un de ses navires, le S.S. Santa-Fé, réquisitionné par les forces d'occupation japonaises à Saïgon. Ce navire, transformé en croiseur auxiliaire par les forces japonaises a été coulé par un bombardement américain alors qu'il se trouvait en eaux japonaises le 15 juillet 1945. Le 28 octobre 1946 est promulguée la loi No 46.2339 sur les dommages de guerre. Cette loi ouvre un droit à réparation intégrale pour les dommages certains, matériels et directs causés aux biens immobiliers ou mobiliers par les faits de guerre dans tous les départements français et dans les territoires d'outre-mer relevant du ministre de la France d'outre-mer. La société S. a déposé une demande dans le cadre de cette loi et a choisi un expert naval réalisateur qui a estimé, le 30 juillet 1955, le montant de l'indemnité à 18.276.512 F (valeur 1939). L'expert vérificateur choisi par l'administration a estimé, quant à lui, cette indemnité à 4.716.078 F (valeur 1939), le 31 octobre 1956. Le 4 avril 1958, le Ministre de la reconstruction et du logement a notifié à la société S. que l'indemnité avait été fixée à 5.888.470 F. Le 16 avril 1958, le directeur-gérant de la société a déclaré accepter l'évaluation définitive. Le 13 avril 1959, le Ministre de la construction a notifié à la société S. une nouvelle évaluation globale de l'indemnité à verser à la société S. pour la destruction de différents biens. Bien qu'annulant la précédente décision, cette évaluation confirmait le montant dû au titre de la destruction du S.S. Santa-Fé. La société a exercé, contre cette décision, des recours devant la direction du service des dommages de guerre, puis la commission de première instance des dommages de guerre, puis la commission d'appel, puis le 24 mars 1964 devant le Conseil d'Etat. Le 1er juillet 1966, le Conseil d'Etat a rejeté la requête de la société S. qui visait à voir annulée la sentence du 11 décembre 1963 par laquelle la Commission d'appel des dommages de guerre d'Indochine avait statué sur ses droits à indemnité de dommages de guerre. Le Conseil d'Etat a en effet relevé : - qu'il résulte de la sentence elle-même que la commission d'appel a relevé que le représentant de la société requérante avait, le 16 avril 1958, acquiescé à la décision précitée du 4 avril 1958 ; que, dès lors, la commission d'appel, dont il ne résulte pas des pièces du dossier qui lui était soumis qu'elle se soit fondée sur des faits matériellement inexacts, a pu légalement juger, par la sentence attaquée, que ledit acquiescement était valable et que, par suite, la décision du 4 avril 1958 réglait définitivement les droits de la société requérante en ce qui concerne le "Santa-Fé". Le 14 janvier 1972, la société S. a saisi le tribunal administratif de Paris pour faire établir la responsabilité personnelle de l'expert dont le rapport avait servi de base à l'évaluation de l'indemnité due à la société S. Par jugement du 21 juin 1976, le tribunal s'est déclaré incompétent au motif que "la responsabilité d'un expert agissant pour le compte de l'administration à l'égard d'un tiers ne peut éventuellement être mise en jeu que devant les tribunaux de l'ordre judiciaire". Le 25 mars 1977, la société S. a assigné l'expert devant le tribunal de grande instance de Bobigny. L'expert étant décédé, la société S. a intenté une action contre sa veuve et devant le tribunal de grande instance de Paris le 1er octobre 1980. La société requérante invoquait le fait que, dans l'accomplissement de sa mission, l'expert avait commis des "erreurs grossières équivalentes au dol". Le 24 juin 1981, le tribunal a décidé de recourir à une expertise et a nommé un expert qui a rendu son rapport le 20 avril 1982. Le 8 juillet 1982, le tribunal a débouté la société S. en relevant : "que, pour la fixation de l'indemnité dont elle conteste aujourd'hui le montant, la société S. a pu assurer une défense exacte et éclairée de ses intérêts, puisqu'elle a connu et discuté les termes du rapport dressé par M. G. ; qu'en acceptant sans réserve le 16 avril 1958 l'offre qui avait été faite par l'administration, M. C. Orsini, dont le consentement n'a donc pas été surpris, a valablement engagé la société dont il était le représentant légal et qu'il y a lieu en conséquence de déclarer la demanderesse mal fondée en ses prétentions". La société S. a interjeté appel du jugement en faisant valoir que l'expert vérificateur "a commis par voie de dol des fautes lourdes engageant sa responsabilité personnelle envers elle, fautes détachables de sa fonction et comme telles relevant de la responsabilité quasi délictuelle". Le 3 octobre 1983, la société S. a été déboutée en appel aux motifs : "... que de l'examen de ces différents points, comme de l'ensemble du rapport établi par G., n'apparaissent nullement, dans l'accomplissement de la mission que l'administration avait confiée à celui-ci, les agissements dolosifs et les fautes lourdes alléguées par la société S., non plus au demeurant que des manquements ou des négligences quelconques ;" Le pourvoi en cassation de la société S. a été rejeté le 25 juin 1985. La Cour de cassation a notamment relevé que la cour d'appel avait légalement justifié sa décision concernant l'absence de responsabilité de l'expert.
GRIEFS
1. La requérante reproche en premier lieu à la procédure à l'issue de laquelle ses demandes ont été rejetées d'avoir été d'une extrême longueur qui ne saurait présenter caractère de délai raisonnable (article 6 par. 1 de la Convention).
2. Elle allègue ensuite une violation de l'article 1 du Protocole additionnel, en ce qu'elle ne peut obtenir de l'Etat français que soit respecté son bien, sa propriété, dont l'un des éléments est incontestablement la créance tendant à reconstituer le bien détruit qu'elle s'est vue reconnaître à raison de dommages de guerre.
3. Elle invoque enfin l'article 13 de la Convention "en ce qu'a été refusé à la société civile S., dont les droits reconnus par la Convention à l'égalité des armes ont été violés, un recours effectif devant une instance nationale, alors que cette violation a été commise par une personne agissant dans l'exercice de ses fonctions officielles".
EN DROIT
1. La requérante se plaint en premier lieu de la longueur excessive de l'ensemble de la procédure à l'issue de laquelle elle a été déboutée de ses demandes. Elle invoque l'article 6 par. 1 (art. 6-1) qui dispose : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable ...". La Commission note d'emblée que, pour autant que le grief de la requérante concerne la procédure administrative qui s'est achevée le 1er juillet 1966 par un arrêt du Conseil d'Etat, les faits remontent à une époque antérieure à la ratification de la Convention par la France (3 mai 1974). Or, selon les principes de droit international généralement reconnus, la Convention ne gouverne, pour chaque partie contractante, que les faits postérieurs à son entrée en vigueur à l'égard de celle-ci. Il s'ensuit que l'examen de cette partie de la requête échappe à la compétence ratione temporis de la Commission. En ce qui concerne la procédure devant le tribunal administratif de Paris qui a débuté le 14 janvier 1972 et dans laquelle celui-ci a constaté son incompétence le 21 juin 1976, la Commission relève que pour partie elle s'est déroulée postérieurement au 3 mai 1974, mais s'est terminée avant le dépôt de la déclaration française d'acceptation du droit de recours individuel (2 octobre 1981). Elle rappelle qu'en l'absence d'une limitation expresse dans la déclaration française, elle est compétente ratione temporis pour connaître des griefs formulés par le requérant à cet égard (cf. X c/France, No 9587/81, déc. 13.12.82, D.R. 29 p. 228). La Commission n'est toutefois pas appelée à se prononcer sur le point de savoir si les faits allégués par la requérante révèlent l'apparence d'une violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. En effet, l'article 26 (art. 26) in fine de la Convention prévoit que la Commission ne peut être saisie que "dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive". Dans la présente affaire, la décision du tribunal administratif qui constitue, quant à ce grief particulier, la décision interne définitive, a été rendue le 21 juin 1976 alors que la requête a été soumise à la Commission le 30 octobre 1985, c'est-à-dire plus de six mois après la date de cette décision (cf. requête No 9587/81, précitée). En outre, l'examen de l'affaire ne permet de discerner aucune circonstance particulière qui ait pu interrompre ou suspendre le cours dudit délai. Il s'ensuit que la requête est tardive à cet égard et doit être rejetée, conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention. Pour ce qui est de la procédure en responsabilité de l'expert devant les juridictions civiles, elle a débuté le 1er octobre 1980 avec l'assignation de la veuve de l'expert devant le tribunal de grande instance de Bobigny. La décision définitive a été rendue le 25 juin 1985 par la Cour de cassation. La procédure, qui portait sur un droit de caractère civil, a ainsi duré 4 ans et 9 mois. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure doit s'apprécier suivant les circonstances de l'espèce et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Commission européenne des Droits de l'Homme (voir arrêt Lechner et Hess du 23 avril 1987, série A n° 118, p. 16, par. 40 et s.). Les critères à prendre en considération, d'après la jurisprudence de la Cour, sont essentiellement la complexité de l'affaire, la manière dont elle a été traitée par les autorités judiciaires, et la conduite des parties. En l'espèce, la nature particulière de la demande de la requérante devant le tribunal de grande instance et le fait que cette demande reposait sur des faits remontant à 1945 ont conduit ce tribunal à ordonner une expertise. Par ailleurs, les faits tels qu'ils ont été exposés témoignent également de la complexité de l'affaire, s'agissant d'apprécier la fixation d'une indemnité pour dommages de guerre. Pour ce qui est de la manière dont l'affaire a été traitée par les autorités judiciaires, aucun élément dans le dossier ne permet d'établir que la procédure ait été indûment retardée. La requérante n'a d'ailleurs fourni aucun élément allant dans ce sens. A la lumière de l'ensemble de ces éléments, la Commission estime qu'aucune violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) tel qu'invoqué par la requérante ne saurait être décelée en l'espèce. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention. La requérante se plaint également de la procédure au cours de laquelle elle a essayé de faire établir la responsabilité de l'expert, procédure dont elle semble contester l'équité. La Commission, qui a examiné ce grief sous l'angle de l'article 6 (art. 6) de la Convention qui dispose que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement...", rappelle qu'elle a pour seule tâche, conformément à l'article 19 (art. 19) de la Convention, d'assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties Contractantes. En particulier, elle n'est pas compétente pour examiner une requête relative à des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d'avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention. La Commission se réfère sur ce point à sa jurisprudence constante (cf. par exemple No 458/59, déc. 29.3.60, Annuaire 3 pp. 223, 237 ; No 5258/71, déc. 8.2.73, Recueil 43 pp. 71, 77 ; No 7987/77, déc. 13.12.79, D.R. 18 pp. 31, 61). La Commission considère à cet égard que l'examen de ce grief sous l'angle de l'article 6 (art. 6) ne permet de déceler aucune violation des droits et libertés garantis par la Convention. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention.
2. La requérante allègue ensuite une violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) qui garantit le "droit au respect de ses biens". Elle soutient qu'elle ne peut obtenir de l'Etat français que soit respectée sa propriété, dont l'un des éléments est la créance tendant à reconstituer le bien détruit. Sur ce point particulier, la Commission relève que la procédure concernant le versement à la requérante de dommages de guerre est la première procédure exposée précédemment, procédure qui s'est achevée devant le Conseil d'Etat par un arrêt du 1er juillet 1966. La Commission constate que les faits remontent à une époque antérieure à la ratification de la Convention par la France (3 mai 1974). L'examen de cette partie de la requête échappe donc ici encore à la compétence ratione temporis de la Commission. La procédure postérieure quant à elle portait sur la responsabilité de l'expert, qu'elle visait à faire reconnaître. La Commission a admis qu'une créance pouvait constituer un bien au sens de l'article 1 par. 1 du Protocole additionnel (P1-1) (cf. De Napoles Pacheco c/Belgique, No 7775/77, déc. 5.10.78, D.R. 15 p. 143). En l'espèce toutefois, la créance était subordonnée à la reconnaissance de la responsabilité de l'expert par les juridictions internes. Ces dernières ayant établi l'absence de responsabilité de l'expert, la requérante n'a à aucun moment été titulaire d'une créance constituant un bien au sens de l'article 1 par. 1 du Protocole additionnel (P1-1). La Commission estime qu'il n'y a donc pas en l'espèce atteinte au droit au respect de ses biens au sens de l'article 1 par. 1 du Protocole additionnel (P1-1). Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention.
3. La requérante se plaint enfin d'une violation de l'article 13 (art. 13) en ce qu'elle n'aurait pas disposé d'un recours effectif devant une instance nationale. La Commission constate que la requérante a eu accès aux différentes juridictions auxquelles elle s'est adressée et devant lesquelles elle a pu faire valoir les griefs concernant la prétendue responsabilité de l'expert. L'examen de la requête ne permet ainsi de déceler aucune apparence de violation du droit garanti par l'article 13 (art. 13) de la Convention. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention. Par ces motifs, la Commission DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)


Type d'affaire : Decision
Type de recours : irrecevable (partiellement)

Parties
Demandeurs : Societe S.
Défendeurs : la France

Références :

Origine de la décision
Formation : Commission
Date de la décision : 12/05/1988
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 11907/85
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1988-05-12;11907.85 ?

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