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08/11/1988 | CEDH | N°12849/87

CEDH | VERMEIRE c. BELGIQUE


SUR LA RECEVABILITE de la requête No 12849/87 présentée par Astrid VERMEIRE contre la Belgique __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 8 novembre 1988 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS

G. BATLINER H. VANDENBERGHE ...

SUR LA RECEVABILITE de la requête No 12849/87 présentée par Astrid VERMEIRE contre la Belgique __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 8 novembre 1988 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS G. BATLINER H. VANDENBERGHE Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 1er avril 1987 par Astrid VERMEIRE contre la Belgique et enregistrée le 3 avril 1987 sous le No de dossier 12849/87 ; Vu la décision de la Commission, en date du 7 octobre 1987 de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et d'inviter ce dernier à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur en date du 28 mars 1988 ; Vu les observations produites en réponse par la requérante le 28 avril 1988 ; Vu les conclusions des parties développées à l'audience le 8 novembre 1988 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit : La requérante de nationalité belge, née en 1938 à Brye (Belgique), a son domicile à Bruxelles. Devant la Commission, elle est représentée par Maître Kris Van Hoecke, avocat au barreau de Gand. La requête concerne les droits successoraux de la requérante dans la succession de ses grands-parents naturels, feu les époux Camille Vermeire et Irma Van den Berghe. La requérante estime être victime de violations des articles 8 et 14 combinés de la Convention, en raison des conséquences, en droit belge, du statut d'enfant naturel sur les droits patrimoniaux de celui-ci dans la succession de ses grands-parents. Les époux Camille Vermeire - Irma Van den Berghe se sont mariés à Lissewege le 19 septembre 1911. Les trois enfants nés de cette union sont prédécédés. La requérante est la fille naturelle reconnue de l'un d'entre eux, feu Jérôme Vermeire, décédé en 1939, et ainsi la petite-fille naturelle des époux Vermeire - Van den Berghe. Irma Van den Berghe est décédée le 16 janvier 1975 et Camille Vermeire est décédé le 22 juillet 1980. Les époux Vermeire - Van den Berghe n'ont pris aucune disposition relative à la dévolution de leur succession. Leur succession a été partagée entre leurs petits-enfants légitimes, Francine Vermeire et Michel Vermeire. La requérante en fut exclue par application de l'ancien article 756 du Code civil belge, qui prévoyait que les enfants naturels reconnus n'avaient aucun droit sur les biens des parents de leur père et mère. La requérante fut élevée par ses grands-parents naturels à la suite du décès de son père en septembre 1939, alors qu'il était en service commandé pendant la mobilisation. Le 10 juin 1981, la requérante introduisit une action judiciaire, dirigée contre les petits-enfants légitimes, devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Par jugement du 3 juin 1983, ce tribunal déclara la demande de la requérante recevable et fondée. Il reconnut à la requérante des droits successoraux dans la succession de ses grands-parents, dans la mesure où aucune différence ne saurait être faite entre enfants naturels et enfants légitimes, et fonda sa décision sur l'arrêt de la Cour européenne dans l'affaire Marckx, où une violation des articles 8 par. 1, et 14 combinés de la Convention fut constatée du fait, notamment, de l'absence complète de vocation successorale de la requérante, fille naturelle, dans la succession de ses proches parents du côté maternel (Cour Eur. D.H., arrêt Marckx du 13 juin 1979, p. 26, par. 59). Le 21 juin 1983, les petits-enfants légitimes firent appel de ce jugement. La cour d'appel de Bruxelles réforma le jugement du 3 juin 1983 par arrêt du 23 mai 1985. Elle considéra "qu'une des conditions pour que la norme d'un traité international soit considérée comme directement applicable est que cette norme soit suffisamment précise et complète". Elle constata qu'il résulte de l'interprétation donnée par l'arrêt Marckx de l'article 8 de la Convention, que cette disposition pose non seulement aux autorités étatiques des obligations négatives suffisamment précises, mais encore des obligations positives peu précises, parce qu'un éventail de moyens est laissé alors aux autorités étatiques pour remplir leurs engagements (arrêt précité, p. 15, par. 31). Elle conclut que l'arrêt Marckx n'a valeur que de précédent judiciaire sans que l'autorité de la chose interprétée par la Cour européenne ne s'impose de manière juridiquement contraignante. Par arrêt du 12 février 1987, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante aux motifs que l'article 8 n'est pas suffisamment précis et complet pour être considéré comme étant directement applicable en ce qui concerne les obligations positives qui en résultent pour l'Etat et que l'incompatibilité de la législation belge avec la Convention résulte d'une évolution dans l'interprétation de l'article 8 qui ne peut être prise en considération.
GRIEFS La requérante allègue la violation de l'article 8 de la Convention combiné avec l'article 14, en raison de ce qu'elle a été privée, en tant qu'enfant naturel, de droits successoraux dans la succession de ses grands-parents. Elle soutient à cet égard que les dispositions du Code civil belge dont il a été fait application, en l'espèce, constituent une ingérence, ayant un caractère discriminatoire, dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale, les successions devant être partagées sans distinction aucune fondée sur la naissance. La requérante se plaint également d'une violation de l'article 46 de la Convention, en raison de ce que la Belgique a fait la déclaration prévue à ladite disposition de la Convention et qu'elle ne tient pas compte de l'arrêt rendu par la Cour européenne dans l'affaire Marckx précitée. Elle invoque notamment le paragraphe 58 dudit arrêt, qui fixe pour l'avenir les obligations résultant pour la Belgique du prononcé dudit arrêt. La requérante soutient que le juge belge a nié l'existence de la Convention en en faisant une application non conforme à l'interprétation qui en fut donnée dans l'arrêt Marckx.
PROCEDURE La requête a été introduite le 1er avril 1987 et enregistrée le 3 avril 1987. Le 7 octobre 1987, la Commission a décidé de donner connaissance de la requête au Gouvernement belge, en application de l'article 42 par. 2 b) de son Règlement intérieur, et d'inviter celui-ci à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci. Le Gouvernement a présenté ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête le 28 mars 1988 et les observations en réponse de la requérante sont parvenues le 28 avril 1988. Le 9 juillet 1988, la Commission a décidé d'inviter les parties à lui présenter oralement, au cours d'une audience contradictoire, des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. L'audience a eu lieu le 8 novembre 1988. Les parties ont comparu comme suit :
Pour le Gouvernement :
Madame Michèle AKIP, en qualité de Délégué de l'Agent du Gouvernement
Maître Gilbert KIRSCHEN, Avocat au barreau de Bruxelles, en qualité de conseil
Pour la requérante :
Maître Kris VAN HOECKE, Avocat au barreau de Gand
La requérante et son époux, M. Stanley Henneuse, étaient présents à l'audience.
ARGUMENTATIONS DES PARTIES
Le Gouvernement Les conditions de l'article 26 de la Convention ont été respectées en l'espèce. Toutefois, la requête est manifestement mal fondée, en vertu de l'article 27 par. 2 de la Convention. D'entrée, le Gouvernement rappelle qu'une nouvelle législation, adoptée le 31 mars 1987, a fondamentalement modifié les anciennes dispositions légales relatives à la filiation et consacre pleinement l'égalité entre enfants légitimes et naturels, notamment en matière successorale (art. 66 à 74 de la loi du 31 mars 1987 abrogeant les articles 756 à 766 du Code civil belge). Après avoir examiné brièvement les effets des arrêts de la Cour européenne des Droits de l'Homme et la portée de l'arrêt Marckx (ibidem), le Gouvernement s'attache plus particulièrement à la question de la compatibilité de l'ancienne législation avec les articles 8 et 14 de la Convention et à celle de rétroactivité de la loi du 31 mars 1987 en matière successorale. a) Effets des arrêts de la Cour européenne des Droits de l'Homme La matière est régie par les articles 50 à 54 de la Convention. Il est généralement admis qu'il s'agit pour l'Etat d'une obligation de résultat, c'est-à-dire d'une obligation qui se borne à exiger de l'Etat défendeur qu'il assure une certaine situation, un certain résultat, en lui laissant le soin d'y parvenir par les moyens choisis par lui. La Cour elle-même dans plusieurs de ses arrêts a considéré qu'il fallait laisser à l'Etat défendeur le choix des moyens à utiliser dans un ordre juridique pour s'acquitter de son obligation d'exécuter l'arrêt. C'est ainsi que dans l'affaire Marckx, la Cour a considéré qu'elle "ne saurait annuler ou abroger par elle-même les dispositions litigieuses : déclaratoire pour l'essentiel, elle laisse à l'Etat le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s'acquitter de l'obligation qui découle pour lui de l'article 53" (arrêt précité, p. 25, par. 58 ; Cour Eur. D.H., arrêt Campbell et Cosans du 22 mars 1983, série A no 60, p. 9, par. 16 ; Cour Eur. D.H., arrêt Guincho du 10 juillet 1984, série A no 81, p. 15, par. 35 et ss). b) Effets de l'arrêt Marckx D'après la requérante, la responsabilité de la Belgique résulterait non seulement de la carence du législateur mais aussi du refus de ses juridictions internes de reconnaître l'effet direct de la Convention. Dans le cas de la requérante, ce refus est patent. Alors que devant le tribunal de première instance elle avait obtenu gain de cause puisqu'il avait été jugé "que la demanderesse est l'héritière de ses grands-parents et peut faire valoir ses droits successoraux comme si elle avait le statut d'un enfant légitime", en revanche ni la cour d'appel ni la Cour de cassation n'ont estimé pouvoir écarter l'application des règles du Code civil antérieures à la loi de 1987. Il y a lieu de souligner que la cour d'appel a refusé de soumettre l'interprétation extensive donnée par l'arrêt Marckx à l'article 8 de la Convention : "on ne peut déduire de ce texte (le droit au respect de la vie privée et familiale) que les enfants naturels ont une vocation successorale par rapport aux parents de leur père." De plus, "contrairement à l'opinion du premier juge, les cours et tribunaux belges ne sont juridiquement pas tenus de se conformer à l'interprétation des dispositions de la Convention contenue dans un arrêt de la Cour européenne rendu dans une autre cause". Selon la cour d'appel, l'arrêt Marckx n'a que la valeur "d'un précédent judiciaire" et les dispositions de cette décision relatives à la vocation successorale de l'enfant naturel par rapport aux parents de l'auteur qui l'a reconnu n'ont pas un caractère directement applicable dans l'ordre juridique interne belge. La Cour de cassation confirma sa jurisprudence, selon laquelle "pour pouvoir être considérée comme étant directement applicable, la norme d'un traité international doit être suffisamment précise et complète : que l'article 8 de la Convention, en tant qu'il impose à l'Etat belge l'obligation positive d'élaborer un statut juridique conforme aux principes que cette disposition énonce, n'est pas suffisamment précis et complet pour produire des effets directs ; que partant, l'arrêt décide légalement que les articles 8 et 14 de la Convention ... ne rendent pas inapplicable l'article 756 du Code civil, qui n'accorde à l'enfant naturel aucun droit sur les biens des parents de ses père ou mère". La divergence d'interprétation est apparue clairement dans la présente affaire qui reflète les divisions qui se sont manifestées dans la jurisprudence belge au lendemain de l'arrêt Marckx. Alors que de nombreux tribunaux "inférieurs" ont tiré de cet arrêt la conséquence qu'ils ne pouvaient plus appliquer les règles du Code civil jugées incompatibles avec les articles de la Convention, dont l'arrêt Marckx avait retenu la violation, les cours d'appel et la Cour de cassation ont refusé de reconnaître l'effet direct de ces mêmes articles et de s'incliner devant l'interprétation "évolutive" proposée par l'arrêt Marckx. Malgré ces divergences d'opinion, la thèse qui semble l'avoir emporté en doctrine est que c'est, en effet, au pouvoir législatif qu'il appartient de tirer les conclusions qui résultent de l'interprétation donnée à la Convention par la Cour européenne des Droits de l'Homme et d'apporter au statut des enfants nés hors mariage, les modifications requises pour mettre fin à toute discrimination. Pour se conformer aux décisions de la Cour européenne, l'Etat belge devait modifier la législation, notamment en ce qui concerne la vocation successorale de l'enfant naturel à l'égard des proches parents. Toutefois, comme il s'agit là d'une obligation qui résulte de l'interprétation extensive donnée à l'article 8 de la Convention, la question surgit inévitablement de savoir à partir de quelle date l'article 8 a dû recevoir cette interprétation et, par conséquent, à quel moment est née l'obligation pour l'Etat de mettre sa législation en concordance avec la Convention. Or, la Cour européenne admet que cette façon d'interpréter la Convention n'a pas toujours prévalu, qu'il faut l'interpréter "à la lumière des conditions d'aujourd'hui", que l'évolution vers l'égalité a progressé lentement et qu'on a pu considérer jadis comme licites et normales des différences de traitement entre enfants naturels et enfants légitimes, par exemple dans le domaine patrimonial. Ceci oblige donc à s'interroger sur la date à laquelle la loi doit être adaptée et, puisqu'il était impossible de modifier la loi dès que fut connue l'interprétation nouvelle de la Convention, sur l'étendue de ses effets dans le temps. Sur ce point, la Cour européenne n'a donné, dans l'arrêt Marckx, que de vagues indications disant que "le principe de sécurité juridique ... dispense l'Etat belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt". Quoi qu'il en soit, des effets dans le temps des changements législatifs il est permis de conclure en affirmant que la requérante fait erreur lorsqu'elle soutient que la responsabilité internationale de la Belgique n'est pas seulement mise en cause par l'absence de loi conforme aux dispositions de la Convention mais aussi par l'application qu'en font ses juges. La controverse, rappelée ci-avant, sur la question des effets directs de l'arrêt Marckx, a suffisamment mis en évidence les raisons de considérer que le pouvoir judiciaire belge n'était ni tenu de se conformer à cette interprétation donnée dans un cas particulier aux textes de la Convention, ni dispensé de faire application des lois existantes sous prétexte qu'elles auraient été tacitement abrogées. Dans son étude sur l'application directe de l'article 8 de la Convention des Droits de l'Homme, tel que l'a interprété l'arrêt Marckx, le professeur Rigaux insiste sur l'impossibilité de reconnaître des effets directs à une règle dont la portée a évolué depuis l'entrée en vigueur de la Convention. En outre, contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'arrêt lui-même ne dit pas que la Cour attribue une application directe à l'interprétation nouvelle qu'elle donne à l'article 8 de la Convention. Le texte est parfaitement compatible avec l'idée que c'est par la voie d'une réforme législative ayant, le cas échéant, un caractère rétroactif, que l'Etat belge exécutera la décision de la Cour (Annales de droit 1979, p. 376 et suivantes spéc. p. 380). c) Compatibilité de l'ancienne législation avec les articles 8 et 14 de la Convention Le Gouvernement se réfère à l'arrêt Marckx et se borne à attirer l'attention de la Commission sur les éléments suivants : La requérante a été reconnue par son père, par acte dressé par l'Officier de l'Etat civil à Brye le 27 mai 1938. A la suite du décès de celui-ci en 1939, elle a été élevée par ses grands-parents paternels jusqu'à son mariage. On peut se poser la question de savoir s'il entrait réellement dans l'intention des grands-parents de l'intéressée de la faire bénéficier d'une partie de leurs biens. En effet, il était toujours loisible au grand-père de la requérante, de tester en faveur de sa petite-fille naturelle, ce qu'il n'a pas fait. Si l'article 908 ancien du Code civil disposait que les enfants naturels ne peuvent, par donation entre vifs ou par testament, rien recevoir au-delà de ce qui leur est accordé au titre des successions, la doctrine a considéré que "l'incapacité de recevoir de l'enfant naturel ne s'étend qu'aux libéralités qui lui sont faites par père et mère. Les ascendants et les collatéraux de ceux-ci peuvent donc lui faire des libéralités sans aucune limite." Sans vouloir préjuger de la solution juridique finale qui serait intervenue dans l'hypothèse où les deux autres héritiers auraient contesté la légalité de ce testament devant les tribunaux, la position de la requérante se serait trouvée renforcée si elle avait pu s'appuyer sur la volonté expresse manifestée en sa faveur par son grand-père. Il n'est pas totalement exclu qu'en pareille circonstance, les deux autres héritiers auraient, peut-être plus facilement, accepté un partage à l'amiable. Pareille hypothèse a, par ailleurs, été envisagée par le législateur puisque l'article 107 de la loi du 31 mars 1987 posant le problème de la non-rétroactivité, dispose néanmoins en son second alinéa : "Toutefois, ne pourra être contestée la validité des actes et partages passés avant l'entrée en vigueur de la présente loi et qui auraient attribué à un enfant né hors mariage des droits supérieurs à ceux qui lui étaient reconnus par les dispositions abrogées par la présente loi". d) Rétroactivité de la loi du 31 mars 1987 en matière successorale Le projet de loi modifiant diverses dispositions légales relatives à la filiation et à l'adoption fut déposé devant le Sénat le 15 février 1978, soit plus de quinze mois avant l'arrêt Marckx. Le but de ce projet était de supprimer, dans toute la mesure du possible, les discriminations existant entre enfants. En 1978, on ne songeait point à réaliser cet objectif d'égalité avec un effet rétroactif, du moins en matière de successions. L'article 139 du projet, dans le chapitre des "Dispositions transitoires et finales", le dit expressément : "Les droits successoraux institués par la présente loi ou résultant des règles nouvelles concernant l'établissement de la filiation ne peuvent être exercés dans les successions ouvertes avant son entrée en vigueur". Tout ceci n'est que l'application de ce "principe de sécurité juridique" reconnu par l'arrêt Marckx. Le législateur ne pouvait pas ignorer ce principe. L'arrêt du 13 juin 1979 allait être la source de bien des hésitations dans la mesure où il "dispense l'Etat belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt". Fallait-il en conclure que la loi nouvelle devait produire des effets rétroactifs et à partir de quelle date ? Cette question donna lieu au Parlement à de très longs débats dont on retrouve la trace dans les différents rapports. En définitive, la volonté de la commission de la justice du Sénat a été d'exclure toute rétroactivité en matière de succession. Toute cette discussion fut à nouveau entamée au cours des travaux de la Chambre des Représentants, à qui le projet avait été transmis en juillet 1985. Le texte adopté par la Chambre (et devenu l'article 107 du projet) maintient le principe que "les dispositions de la présente loi sont applicables aux enfants nés avant son entrée en vigueur et encore en vie à cette date, mais sans qu'il puisse en résulter aucun droit dans les successions ouvertes auparavant". L'alinéa 2 du même article a pour but de confirmer la validité des actes et partages antérieurs à l'entrée en vigueur de la nouvelle loi et qui auraient été faits sans tenir compte des limitations apportées par l'ancienne loi aux enfants nés hors mariage. Amendé par la Chambre, le projet fut à nouveau transmis au Sénat. C'est en commission de la justice du Sénat que se déroula la dernière discussion concernant la portée de la loi dans le temps. Le rapport fait au nom de la commission de la justice du Sénat par Mme Staels-Dompas (doc. Sénat 338-2 du 25 février 1987, Session 1986-1987) met en lumière les hésitations du législateur devant le problème de l'effet rétroactif. Bien que le texte transmis par la Chambre n'ait plus été amendé, plusieurs membres de la commission de la justice du Sénat ont exprimé l'avis que, même en l'absence d'effet rétroactif, on ne pourra pas empêcher que les effets du droit international se produisent "qui est un droit directement applicable et se fonde sur la Convention". En conclusion, la majorité au Parlement, dans les deux Chambres, s'est déclarée hostile à l'effet rétroactif pour des raisons qui tiennent en tout premier lieu à la défense du principe de la sécurité juridique. Les conséquences d'une loi rétroactive en matière de successions ont paru à ce point extravagantes qu'elles ont été jugées inadmissibles. Refaire les partages, recalculer les droits de succession, remettre en question la validité d'opérations qui intéressent aussi des tiers (vente de biens successoraux), troubler la paix des familles par des procès intentés par de nouveaux héritiers dont l'existence même était peut-être inconnue, tout cela a, en effet, paru inacceptable. Les travaux préparatoires de la loi du 31 mars 1987 révèlent les incertitudes et les hésitations du législateur. En réalité, le législateur s'est trouvé devant un véritable dilemme. Mais les conséquences pratiques d'une rétroactivité ont paru à ce point excessives que, après bien des discussions, on les a jugées inacceptables et on s'en est tenu à la règle que la loi n'a d'effet que pour l'avenir.
La requérante Quant à la recevabilité de la requête, la requérante exprime son étonnement lorsque le Gouvernement soutient que la requête est manifestement mal fondée et doit, de ce fait, être déclarée irrecevable en vertu de l'article 27 par. 2 de la Convention. Le Gouvernement ne peut nier que la requérante est victime du fait que l'ancienne législation est incompatible avec les articles 8 et 14 de la Convention (arrêt Marckx précité). Le moins que l'on puisse dire est que les différents éléments de la requête méritent un examen plus approfondi et qu'ils ne sont pas à première vue manifestement mal fondés. Quant au fond, la requérante relève ce qui suit : La question de savoir si les anciennes dispositions du Code civil belge, relatives au statut de l'enfant naturel, sont compatibles avec le respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention, a déjà été examinée par les instances européennes des droits de l'homme dans l'arrêt Marckx. Elles ont été considérées comme incompatibles sur plusieurs points. Les articles 756 à 766 du Code civil belge ont été abrogés par la loi du 31 mars 1987, publiée dans le Moniteur Belge du 27 mai 1987 et entrée en vigueur le 6 juin 1987. A côté du Code civil, datant de 1804, et de la nouvelle loi du 31 mars 1987, il y a la loi du 13 mai 1955, publiée dans le Moniteur Belge du 19 août 1955 et donc entrée en vigueur le 29 août 1955, ratifiant la Convention européenne des Droits de l'Homme. Tout comme le Code civil et, à présent, la loi du 31 mars 1987, la loi du 13 mai 1955 fait partie du droit belge, et par conséquent la Convention elle-même en fait partie. Il faut donc l'appliquer et, en cas de contradiction de deux normes, il faut observer les principes suivants : - la loi la plus récente supprime la loi plus ancienne ; - la règle, d'après laquelle une loi abroge une loi antérieure dans la mesure où elle la contredit, est sans application au cas où le conflit oppose un traité et une loi ; lorsque le conflit existe entre une norme de droit interne et une norme de droit international qui a des effets directs dans l'ordre juridique interne, la règle établie par le traité doit prévaloir ; la prééminence de celle-ci résulte de la nature même du droit international conventionnel. Toutefois, elle conduit parfois à des solutions non souhaitées par le traité. C'est pourquoi on a d'abord exigé qu'une norme internationale, pour qu'elle ait un effet direct, soit précise et inconditionnelle. Plus tard, et ce précisément pour la première fois dans l'affaire des enfants "naturels", on a fait une distinction entre une obligation négative et une obligation positive. On est ainsi parvenu à l'arbitraire. a) Effets des arrêts de la Cour européenne des Droits de l'Homme Le Gouvernement fait référence aux articles 50 à 54 de la Convention. Il a, semble-t-il, oublié ses obligations découlant de l'article 46 de la Convention, explicitement invoqué par la requérante, soit que chacune des Hautes Parties Contractantes, si elle a fait une déclaration à ce sujet, est tenue à reconnaître comme obligatoire de plein droit et sans convention spéciale, la juridiction de la Cour sur toutes les affaires concernant l'interprétation et l'application de la Convention. Il s'agit ici essentiellement de l'autorité de chose interprétée que revêt un arrêt prononcé par la Cour européenne des Droits de l'Homme. La Cour de cassation l'a acceptée dans son arrêt du 14 avril 1983 (J.T. 1983, p. 607-620) basé sur les conclusions de l'avocat-général Vélu : "Ainsi donc, l'autorité de la chose interprétée par la Cour européenne ne saurait être méconnue par le jugement national sans exposer l'Etat dont ce juge est l'organe aux diverses sanctions juridiques que comporte, dans le système de la Convention, la mise en oeuvre de la responsabilité internationale des Etats contractants. Telles sont les raisons pour lesquelles il convient, à mon sens, d'admettre que, hormis l'existence de faits nouveaux ou d'autres éléments objectifs de nature à entraîner manifestement un revirement de la jurisprudence interprétative de la Cour européenne, l'autorité particulière qui s'attache à cette jurisprudence doit normalement amener le juge national à se conformer à celle-ci". b) Effets de l'arrêt Marckx La responsabilité internationale de l'Etat belge est engagée, non seulement par la carence du législateur, mais aussi par le refus de ses cours et tribunaux de reconnaître l'effet direct de la Convention. Le Gouvernement défendeur explique dans le détail les raisons qui ont poussé la Cour de cassation à prendre cette décision. Il n'en demeure pas moins qu'il y a violation de la Convention tant par cette décision judiciaire que par la législation appliquée. Il ne s'agit pas de faire application de telle ou telle interprétation, mais d'appliquer la règle en tant que telle, même si le champ d'application n'a été établi que par voie d'interprétation. En l'espèce, la règle est celle de la non-discrimination de l'article 14 de la Convention. Le champ d'application est, entre autres, la vie privée et familiale (art. 8). Cette vie privée et familiale comprend aussi les aspects patrimoniaux notamment au plan des successions, telle est l'interprétation "nouvelle" de l'arrêt Marckx. Quant à la règle elle-même, l'article 14, il n'y a pas d'interprétation nouvelle : pas de discrimination fondée sur ... la naissance. c) Compatibilité de l'ancienne législation avec les articles 8 et 14 de la Convention Par référence à l'arrêt Marckx, le Gouvernement défendeur ne saurait nier que le fait pour la requérante de s'être vu dénier, en tant qu'enfant naturel, toute vocation successorale dans la succession de ses grands-parents, alors que cette succession a été ouverte après le prononcé de l'arrêt Marckx, enfreint l'article 8 pris isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention. C'est à tort qu'il soutient que l'article 107, deuxième alinéa, de la loi du 31 mars 1987, est conçu spécialement eu égard aux partages amiables. Il l'a été surtout par respect pour les décisions judiciaires passées en force de chose jugée, admettant l'effet direct de la Convention. Le Parlement ne voulait pas toucher à ces décisions, alors que les autorités fiscales avaient pourtant entamé une tierce opposition contre ces jugements. d) Rétroactivité de la loi du 31 mars 1987 en matière successorale Le Gouvernement défendeur soutient que le législateur s'est trouvé devant un véritable dilemme et que les conséquences pratiques d'une rétroactivité ont paru à ce point excessives que, après bien des discussions, on les a jugées inacceptables et on s'est tenu à la règle que la loi n'a d'effet que pour l'avenir. De ce fait, le Gouvernement défendeur admet implicitement que la nouvelle législation, adoptée le 31 mars 1987, qui concerne l'égalité entre filiation légitime et naturelle, et en particulier sa disposition transitoire, l'article 107, n'est pas compatible avec les articles 8 et 14 de la Convention, mais il le justifie par référence au principe de la sécurité juridique. Enfin, la requérante explique à son tour la genèse de la loi du 31 mars 1987. En conclusion, il faut relever que la majorité du Parlement, dans les deux Chambres, s'est déclarée hostile à l'effet rétroactif. C'est à tort qu'elle l'a fait car le législateur n'a pas rempli toutes les obligations qui lui étaient imposées par le droit international.
EN DROIT La requérante se plaint de ce qu'elle s'est vu dénier, en tant qu'enfant né hors mariage, toute vocation successorale dans la succession de ses grands-parents. Elle soutient à cet égard que les dispositions du Code civil belge dont il a été fait application, en l'espèce, constituent une ingérence, ayant un caractère discriminatoire, dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale, contraire à l'article 8 (Art. 8) combiné avec l'article 14 (Art. 14) de la Convention, dans la mesure où les successions devraient être partagées sans distinction aucune fondée sur la naissance. L'article 8 (Art. 8) de la Convention stipule : "1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." D'autre part, l'article 14 (Art. 14) de la Convention dispose : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation." La Commission rappelle, à la lumière de l'interprétation donnée par la Cour dans l'affaire Marckx de l'article 8 (Art. 8), que "la vie familiale" au sens de l'article 8 (Art. 8) englobe pour le moins "les rapports entre proches parents, lesquels peuvent y jouer un rôle considérable, par exemple entre grands-parents et petits-enfants", et que "le 'respect' de la vie familiale ainsi entendu implique, pour l'Etat, l'obligation d'agir de manière à permettre le développement normal de ces rapports" (Cour Eur. D.H., arrêt Marckx du 13 juin 1979, Série A no 31, p. 21 par. 45). Dans cette même affaire une violation des articles 8 et 14 (Art. 8, 14) de la Convention fut constatée en raison de l'absence de vocation successorale à l'égard des grands-parents, compte tenu de ce que les enfants nés hors mariage étaient défavorisés par rapport aux enfants "légitimes" (arrêt précité par. 59). Par sa résolution DH (88) 3 du 4 mars 1988, le Comité des Ministres, après avoir pris connaissance des informations fournies par le Gouvernement de la Belgique sur les mesures prises à la suite de cet arrêt, à savoir l'adoption de nouvelles dispositions relatives à la filiation impliquant l'abrogation des articles 756 à 766 du Code civil qui établissaient une discrimination relative aux droits successoraux des enfants nés hors mariage, a déclaré avoir rempli ses fonctions en vertu de l'article 54 (Art. 54) de la Convention. En ce qui concerne les obligations qui découlent pour l'Etat concerné de l'article 53 (Art. 53) de la Convention, la Cour a souligné que "le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire, dispense l'Etat belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt" (arrêt précité par. 58). Quant aux faits de la présente affaire, il échet de relever que le grand-père de la requérante est décédé le 22 juillet 1980, soit après le prononcé de l'arrêt Marckx le 13 juin 1979 et que la succession a été close avant l'entrée en vigueur de la loi du 31 mars 1987 portant modification de diverses dispositions légales relatives à la filiation, soit le 6 juin 1987. En ce qui concerne la grand'mère, il est vrai qu'elle est décédée avant la date de l'arrêt Marckx, mais les parties n'ont pas précisé quand et de quelle manière on a disposé de sa succession. La loi de 1987 concerne l'égalité entre filiation "légitime" et "naturelle", notamment quant aux droits successoraux. Toutefois, l'application de cette loi fait l'objet de dispositions transitoires ; en particulier son article 107 stipule que "les dispositions de la présente loi sont applicables aux enfants nés avant son entrée en vigueur et encore en vie à cette date, mais sans qu'il puisse en résulter aucun droit dans les successions ouvertes auparavant". L'argumentation du Gouvernement défendeur porte sur les effets des arrêts de la Cour européenne des Droits de l'Homme et, en particulier, de l'arrêt Marckx, la compatibilité de l'ancienne législation avec les articles 8 et 14 (Art. 8, 14) de la Convention et la rétroactivité de la loi du 31 mars 1987. Pour ce qui est du problème de la rétroactivité de ladite loi, le Gouvernement a longuement exposé les incertitudes et les hésitations du législateur. Toutefois, les conséquences pratiques d'une rétroactivité ont paru à ce point excessives qu'elles ont été jugées inacceptables. La règle que la loi n'a d'effet que pour l'avenir a donc prévalu. La requérante soutient, quant à elle, la thèse selon laquelle la responsabilité de l'Etat belge au regard de la Convention résulte non seulement de la carence du législateur mais aussi du refus des juridictions internes de reconnaître l'effet direct de la Convention, et ce par référence à l'arrêt Marckx précité. La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments des parties, à la lumière notamment de l'arrêt rendu par la Cour européenne des Droits de l'Homme dans l'affaire Marckx, précité. Elle estime que des questions sérieuses se posent sur le terrain des articles 8 et 14 combinés (Art. 8+14) de la Convention, lesquelles s'avèrent suffisamment complexes pour nécessiter un examen au fond. Il s'ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l'article 27 par. 2 (Art. 27-2) de la Convention. Elle doit, dès lors, être déclarée recevable, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été relevé. Par ces motifs, la Commission DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tout moyen de fond étant réservé. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)


Synthèse
Formation : Commission
Numéro d'arrêt : 12849/87
Date de la décision : 08/11/1988
Type d'affaire : Décision
Type de recours : irrecevable (partiellement)

Parties
Demandeurs : VERMEIRE
Défendeurs : BELGIQUE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1988-11-08;12849.87 ?

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