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12/12/1989 | CEDH | N°12747/87

CEDH | DROZD ; JANOUSEK contre la FRANCE et l'ESPAGNE


SUR LA RECEVABILITE de la requête No 12747/87 présentée par Jordi DROZD et Pavel JANOUSEK contre la France et l'Espagne __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 12 décembre 1989 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI E. BUSUTTIL J.C. SOYER H.G. S

CHERMERS H. DANELIUS G...

SUR LA RECEVABILITE de la requête No 12747/87 présentée par Jordi DROZD et Pavel JANOUSEK contre la France et l'Espagne __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 12 décembre 1989 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI E. BUSUTTIL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS G. BATLINER H. VANDENBERGHE Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY M. L. LOUCAIDES M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 26 novembre 1986 par Jordi DROZD et Pavel JANOUSEK contre la France et l'Espagne et enregistrée le 23 février 1987 sous le No de dossier 12747/87 ; Vu la décision de la Commission, en date du 9 décembre 1987, de porter la requête à la connaissance des Gouvernements défendeurs et d'inviter ceux-ci à présenter par écrit leurs observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête ; Vu les observations présentées par le Gouvernement de l'Espagne en date du 15 avril 1988 et par le Gouvernement de la France en date du 19 mai 1988 ; Vu les observations produites en réponse par les requérants le 15 septembre 1988 ; Vu les conclusions des parties développées à l'audience le 12 décembre 1989 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit : Le requérant Jordi DROZD, de nationalité espagnole, est né en 1949 à Teplitz (Tchécoslovaquie). Le requérant Pavel JANOUSEK, de nationalité tchécoslovaque, est né en 1951 à Prague. Ils purgent actuellement une peine d'emprisonnement de quatorze ans chacun. Au moment de l'introduction de la requête, les requérants étaient détenus à la prison de Fresnes en France. Ultérieurement, le requérant JANOUSEK a été transféré à l'établissement pénitentiaire de Moulins-Yzeure, également en France. Pour la procédure devant la Commission, les requérants sont représentés par Maître Matthias Bloch, avocat au barreau de Paris.
1. Circonstances particulières de l'affaire Le 6 mars 1986, Monsieur R., représentant en joaillerie- bijouterie pour la maison F. à Barcelone, fut victime d'un vol à main armée par deux individus dans une chambre de l'hôtel où il était logé à Andorre la Vella (Principauté d'Andorre). D'après les déclarations de la victime, ces individus lui auraient volé des bijoux d'une valeur de 65 millions de pesetas, ainsi qu'une somme d'argent de 33.000 pesetas. Monsieur R. ayant porté plainte (denuncia) contre X. pour vol à main armée, les requérants, soupçonnés d'avoir commis le vol, furent arrêtés par la police quelques heures après les faits. Une instruction fut alors ouverte par le "batlle" (bayle) épiscopal. Un "test de reconnaissance" organisé par la police dans ses propres locaux n'aurait pas abouti. Le "test" ayant été répété, Monsieur R. identifia les requérants comme étant les auteurs du délit. La défense des requérants critiqua cependant les conditions de déroulement de ces "tests". Le requérant JANOUSEK ne comprenant pas la langue de procédure, en l'occurrence le catalan, l'interprétation lors des interrogatoires aurait été assurée par une "personne de la police" à l'aide d'un dictionnaire. Les requérants furent renvoyés en jugement devant le Tribunal de Corts d'Andorre. L'audience eut lieu le 26 mai 1986. Parmi le public se seraient trouvés les policiers qui avaient mené l'enquête ainsi que les témoins à charge et à décharge, qui n'étaient pas isolés avant leurs dépositions. A l'audience le requérant JANOUSEK était assisté d'une traductrice mais cette dernière ne lui aurait pas traduit l'intégralité des dépositions des témoins. Par ailleurs, un témoin de la défense n'aurait pas été entendu par le tribunal. Par jugement prononcé le même jour en langue catalane en audience publique, notifié aux requérants en langue espagnole le lendemain, soit le 27 mai 1986, le tribunal, statuant en première et dernière instance, condamna les requérants chacun à une peine d'emprisonnement de quatorze ans pour vol à main armée et ordonna leur expulsion du territoire de la Principauté. Le tribunal condamna également une tierce personne à une peine d'emprisonnement de quatre ans pour complicité de vol à main armée. Enfin, le tribunal condamna par le même jugement les requérants ainsi que cette personne à verser solidairement à la maison de joaillerie F. à Barcelone une indemnité d'un montant de 51.545.400 pesetas. Aucun recours à une juridiction supérieure n'étant prévu, les requérants introduisirent alors le seul recours qui leur était ouvert, en l'occurrence un recours en rétractation devant les mêmes juges. Par décision du 3 juillet 1986, le Tribunal de Corts rejeta ce recours. Les requérants choisirent de purger leur peine en France. En effet, les individus condamnés en Andorre à une peine d'emprisonnement supérieur à trois mois ont le choix de purger la peine soit en France soit en Espagne.
2. Contexte juridique de l'affaire a) Historique Les paréages (ou sentences arbitrales) de 1278 et 1288 constituent un point de repère fondamental dans l'histoire d'Andorre. Le paréage du 8 septembre 1278 a mis fin à une longue guerre entre deux seigneurs féodaux. Le deuxième paréage, celui d'octobre 1288, a complété le premier. Les paréages constituent la base du droit public andorran. L'équilibre ainsi établi entre les droits du suzerain (l'évêque d'Urgel) et ceux de son vassal (le Comte de Foix) ne sera modifié par aucun texte ultérieur. C'est à partir de 1346 que les deux seigneurs deviendront co-suzerains d'Andorre. En outre, la neutralité que les paréages ont reconnu à Andorre ne sera plus contestée. Par deux fois, la souveraineté française sur Andorre sera affirmée sous la monarchie : par un édit de juillet 1607 d'Henri IV et par un édit du 19 octobre 1620 de Louis XIII. Une brève interruption des relations entre la France et Andorre aura lieu, suite à la Révolution, mais Napoléon 1er rétablira ces liens par le décret du 27 mars 1806 et la nomination d'un nouveau viguier français. Un décret de 1882 émanant du Président de la République française créera la charge de délégué permanent du co-prince français. Par décret du 27 février 1884, les droits administratifs de la France seront exercés par le Préfet des Pyrénées orientales. Au 19ème siècle, l'Espagne conclut un certain nombre de traités avec Andorre. Le traité du 31 mai 1841, par lequel l'Espagne tentait d'obtenir certaines prérogatives de souveraineté sur Andorre, n'entrera pas en vigueur faute de l'assentiment de la France. En 1894, la couronne espagnole nomme un vice-roi pour Andorre et déclare, par ordre royal du 27 août 1894, qu'Andorre est un protectorat espagnol. Ces mesures unilatérales n'ont eu aucun effet sur le statut d'Andorre ni en droit, ni en fait. En 1933, une tentative révolutionnaire a lieu en Andorre même. Le calme est rétabli par les forces de gendarmerie française en août 1933, auxquelles l'évêque d'Urgel a fait appel. En date du 31 mars 1978, le Conseil Général des Vallées d'Andorre déclare à l'unanimité son adhésion à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Toutefois, cette décision est demeurée sans effet, les deux co-princes refusant leur assentiment. Il y a également lieu de relever l'existence d'arrangements bilatéraux, tels les accords bilatéraux "de type administratif" en matière de sécurité sociale. Enfin, il convient de noter que le Gouvernement espagnol met certains services à la disposition de la Mitre, en particulier une unité de la "guardia civil" commandée par un "capitan", stationnée en Andorre et placée sous les ordres de la Mitre. b) Sources de droit pénal et organisation judiciaire A la différence d'autres petits Etats européens, tels que Monaco, le Liechtenstein ou St Marin, Andorre n'a pas de Code pénal en raison de ses sources de droit. Celles-ci reposent sur le droit coutumier andorran composé d'éléments romains, canoniques, catalans, castillans et français, qui sont énumérés dans deux ouvrages "El Manual Digest" (1748) et "El Politar" (1767). Elles sont complétées par d'autres écrits, lois et résolutions des co-princes, décrets des viguiers et arrêts du Tribunal de Corts. Il existe en Principauté d'Andorre deux types de tribunaux : le tribunal des "batlles" et le Tribunal de Corts. Le premier est composé conjointement de deux "batlles" (bayles) qui sont respectivement nommés par chacun des deux co-princes pour trois ans, à partir d'une liste de sept noms présentée par le Conseil Général des Vallées. Ils doivent être andorrans de naissance. Ce tribunal est compétent en matière de contraventions pénales. Il est aussi chargé de l'instruction lorsqu'il y a délit. L'instruction n'est pas menée conjointement par les deux "batlles" mais par un seul d'entre eux, selon une répartition des tâches effectuée au préalable. Le Tribunal de Corts est l'organe suprême de la justice pénale d'Andorre. Sa compétence au plan pénal est énoncée à l'article 2 du décret de procédure pénale du 10 avril 1976, qui stipule qu'il "connaît en seule instance et de par une audience publique de toutes les causes pour délits commis sur le territoire des batlles, sans différences ni distinctions de personnes, et pour les délits commis par les Andorrans à l'étranger". C'est également à lui qu'il appartient de connaître en appel des arrêts rendus par le tribunal des "batlles". Le Tribunal de Corts est composé de trois magistrats. Il y a, d'une part, le juge d'appel qui doit être juriste et familiarisé avec le droit de la Principauté, dont il doit parler la langue ; il préside le tribunal, dirige les débats et a également le rôle de rapporteur, auquel titre il rédige l'arrêt. Il est nommé alternativement par les deux co-princes. Il y a, d'autre part, les viguiers, au nombre de deux, qui siègent aux côtés du juge. Ils sont respectivement nommés par les deux co-princes. Il n'est pas obligatoire qu'ils soient andorrans, ni qu'ils soient juristes ; en revanche, il est exigé qu'ils parlent la langue officielle de la Principauté. En dehors de leur fonction judiciaire, les deux viguiers exercent également des fonctions administratives et ils sont aussi les supérieurs hiérarchiques de la police, auquel titre ils sont chargés de l'ordre public dans la Principauté. L'article 131 du décret précité les autorise à déléguer leurs fonctions juridictionnelles et à se faire remplacer par des magistrats. L'évolution des institutions andorranes au cours des dernières années a donné lieu à des décisions importantes, telles que l'institution, de par le décret du 30 décembre 1975, du ministère public, dont il y avait dans le système juridique andorran un précédent, les "rahonadores", qui représentaient le Conseil Général des Vallées, à qui il appartenait de défendre les intérêts du peuple et de "veiller à ce que les coutumes fussent observées et respectées, d'intercéder en faveur des accusés et de les défendre". Ce décret ordonnait par ailleurs l'intervention des avocats et il établissait les bases d'une nouvelle justice pénale. Il a été suivi du décret de procédure pénale du 10 avril 1976 précité, qui a poursuivi, ainsi qu'il ressort de l'introduction du décret, "l'adaptation progressive des coutumes andorranes" aux tendances actuelles du droit. Enfin, le seul recours qui puisse être interjeté auprès du Tribunal de Corts est le recours en rétractation (article 235 du décret de procédure pénale précité). L'exécution, soit en France, soit en Espagne, de peines d'emprisonnement de plus de trois mois infligées par le Tribunal de Corts entre dans le cadre du droit coutumier, celui-ci ayant été traditionnellement appliqué. Il en découle que le choix fait par le condamné implique tacitement de sa part l'acceptation du régime pénitentiaire du pays choisi. Une fois le choix effectué, l'autorité judiciaire andorrane ordonne le transfert dans le pays en question, remet et confie le condamné aux autorités dudit pays. Aux termes du titre 6 du décret du 10 avril 1976, "l'exécution des arrêts rendus dans le cadre des jugements pour contraventions pénales correspond au Batlle qui en a mené l'instruction et au Tribunal de Corts, dans les causes pour délit" (article 209). Les peines d'emprisonnement qui ne vont pas au-delà de trois mois sont exécutées dans la Principauté même, mais aux termes de l'article 212 du décret précité "lorsqu'il s'agit de l'exécution de peines d'emprisonnement de plus de trois mois, les mesures nécessaires à ce que les condamnés soient détenus dans un établissement pénitentiaire adéquat, en France ou en Espagne, à leur choix, seront immédiatement adoptées". Cela étant, l'article 211 stipule tout spécialement que "tous les incidents ayant trait à l'exécution des jugements seront résolus par le Tribunal de Corts", ladite exécution relevant en effet exclusivement des organes judiciaires. Si, comme en l'espèce, le condamné choisit la France, les modalités d'exécution de la peine sont les suivantes : Les condamnés andorrans sont astreints au régime pénitentiaire français. Selon une circulaire du Garde des Sceaux (Ministère de la Justice), en date du 8 février 1983, les dispositions du Code de procédure pénale français en matière d'exécution des peines sont toutes applicables aux détenus purgeant une peine infligée par les tribunaux andorrans. Ils peuvent en particulier bénéficier de réductions de peines, de permissions de sortie ainsi que du régime de semi-liberté. En revanche les lois d'amnistie française ne leur sont pas applicables. Une éventuelle libération conditionnelle ne peut leur être accordée par les autorités françaises qu'à la demande ou du moins après avis (conforme) du Tribunal de Corts. Aux termes de l'article 710 du Code de procédure pénale français, les incidents contentieux relatifs à l'exécution des peines sont portés devant le tribunal ou la cour qui a prononcé la sentence ; la même juridiction peut également procéder à la rectification des erreurs purement matérielles contenues dans ces décisions. Au vu de cette disposition, il semble bien qu'en l'occurrence la juridiction compétente doive être le Tribunal de Corts. Toutefois, seule la jurisprudence pourrait trancher cette question, qui ne s'est pas encore posée en pratique à ce jour.
GRIEFS Dans leur requête dirigée pour l'essentiel contre la France et subsidiairement contre l'Espagne, les requérants font valoir des griefs au titre des articles 6 et 5 de la Convention.
1. Pour autant que la requête est dirigée à la fois contre la France et l'Espagne, les requérants se plaignent qu'ils n'auraient pas bénéficié d'un procès équitable, en violation de l'article 6 de la Convention. Ils soutiennent notamment que : - dans la mesure où deux membres du Tribunal de Corts, en l'occurrence les "viguiers", ont pour fonction de représenter les co-princes d'Andorre (le Président de la République française et l'évêque d'Urgel) et sont aussi les supérieurs hiérarchiques de la police, cette juridiction n'est pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 par. 1 de la Convention ; - le magistrat qui avait mené l'enquête préliminaire (le batlle épiscopal) était présent dans la chambre des délibérés du tribunal, ce qui est contraire à l'article 6 par. 1 de la Convention ; - l'un des membres du tribunal - un magistrat français de Perpignan - ne parlait qu'insuffisamment l'espagnol, encore moins le catalan, langue d'audience, ce qui l'a privé des possibilités réelles d'intervenir au cours des débats. A cet égard, les requérants invoquent l'article 6 par. 3 litt. d) de la Convention ; - les témoins n'ont pas été "isolés" avant leur déposition et la prétendue victime a entendu les déclarations des accusés avant sa déposition, en violation de l'article 6 par. 3 litt. d). Par ailleurs, le requérant JANOUSEK allègue qu'il n'a pas disposé des facilités nécessaires à la préparation de sa défense en ce qu'il n'aurait pas été assisté d'un interprète au cours de l'instruction. Son avocat n'a pas pu assurer l'interprétation puisque la procédure pénale andorrane ne permet pas la présence d'un avocat pendant l'instruction. En outre, il fait valoir que la traduction pendant l'audience aurait été incomplète, ce qui l'empêcha d'intervenir et de s'expliquer sur les témoignages. A cet égard, il invoque l'article 6 par. 3 litt. b), d) et e) de la Convention.
2. Pour autant que la requête est dirigée exclusivement contre la France, les requérants se plaignent encore d'une violation de l'article 5 par. 1 de la Convention en ce que leur détention en France après condamnation par un tribunal andorran serait illégale. A cet égard, ils allèguent qu'il n'existe aucun texte légal français concernant l'exécution des jugements andorrans et font valoir que si l'on considère les jugements rendus par le Tribunal de Corts comme émanant d'une juridiction étrangère par rapport à la France, ainsi que l'a fait la cour d'appel de Versailles dans un arrêt du 10 octobre 1983, il échet de conclure à l'absence de base légale d'une telle détention et, par voie de conséquence, à la violation de l'article 5 par. 1.
PROCEDURE La requête a été introduite le 26 novembre 1986 et enregistrée le 23 février 1987. Le 9 décembre 1987, la Commission a décidé de donner connaissance de la requête aux Gouvernements de la France et de l'Espagne, en application de l'article 42 par. 2 b) de son Règlement intérieur, et d'inviter ceux-ci à présenter par écrit leurs observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Le Gouvernement de l'Espagne a présenté ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête le 15 avril 1988 après prorogation du délai initialement fixé au 4 mars 1988. Le Gouvernement de la France a présenté ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé le 19 mai 1988 après prorogation du délai initialement imparti. Les observations en réponse des requérants sont parvenues le 15 septembre 1988 après prorogation du même délai initialement fixé au 1er septembre 1988. Le 11 juillet 1989, la Commission a décidé d'inviter les parties à lui présenter oralement au cours d'une audience contradictoire, des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. L'audience a eu lieu le 12 décembre 1989. Les parties ont comparu comme suit :
Pour le Gouvernement de la France - M. Jean-Pierre PUISSOCHET Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires Etrangères, Agent du Gouvernement - Mme Marie-Reine D'HAUSSY Sous-directeur à la Direction des Affaires juridiques du Ministère des Affaires Etrangères, en qualité de conseil - Mlle Michèle PICARD Magistrat détachée à la Direction des Affaires juridiques du Ministère des Affaires Etrangères, en qualité de conseil - M. Jean-Charles SACOTTE Magistrat, en qualité de conseil - Mlle Françoise FILLIOUX Magistrat à la Direction de l'Administration pénitentiaire du Ministère de la Justice, en qualité de conseil
Pour le Gouvernement de l'Espagne - M. José Luis FUERTES SUAREZ Agent du Gouvernement - M. José Antonio PASTOR Chef du Service Juridique RIDRUEJO international du Ministère des Affaires Etrangères - M. Nemesio MARQUES OSTE Conseiller juridique
Pour les requérants - Maîtres Matthias BLOCH Avocat au barreau de Paris et Yvonne JUNYENT Avocate au barreau de Buenos-Aires
EN DROIT La requête porte sur deux types de griefs. Les premiers tirés de l'article 6 (art. 6) de la Convention concernent la France et l'Espagne, les seconds tirés de l'article 5 (art. 5) de la Convention concernent exclusivement la France. Quant à l'article 6 (art. 6) de la Convention
1. Dans la première partie de la requête, les violations alléguées au titre de l'article 6 (art. 6) sont celles qui auraient été commises sur le territoire de la Principauté d'Andorre car les requérants estiment que "la France et éventuellement l'Espagne exercent des pouvoirs de souveraineté et surtout de contrôle sur la justice de ce territoire 'non-autonome' tel que tout au moins la France doit - internationalement - être tenue pour responsable des violations perpétrées sous l'autorité de son viguier et, d'une façon générale, dans les Vallées d'Andorre". Ils soutiennent, en particulier, que dans la procédure pénale les concernant, qui s'est déroulée devant la juridiction andorrane, ils n'ont pas bénéficié d'un procès équitable au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. De l'avis des requérants, le Tribunal de Corts d'Andorre ne saurait être considéré comme "indépendant et impartial", au sens de ladite disposition de la Convention. Ils relèvent à cet égard que les deux magistrats "viguiers" qui siègent au Tribunal de Corts ont pour fonction de représenter les co-princes. A ce titre, ils sont nommés par le Président de la République, pour la France et par l'évêque d'Urgel, pour l'Espagne. Ils exercent dès lors des fonctions dont la confusion est incompatible avec le statut de magistrat, tel que l'entend l'article 6 par. 1 (art. 6-1) précité. En outre, le magistrat "qui avait mené l'enquête au préalable" était présent dans la chambre des délibérés du tribunal qui a condamné les requérants. Les requérants ont encore fait valoir une atteinte, en leur chef, au droit de l'accusé d'interroger ou de faire interroger les témoins à charge et à décharge, tel que prévu à l'article 6 par. 3 litt. d) (art. 6-3-d) de la Convention. Le requérant Janousek a, pour sa part, allégué la violation de l'article 6 par. 3 litt. b), d) et e) (art. 6-3-b, 6-3-d, 6-3-e) de la Convention. A cet égard, il a invoqué des difficultés d'interprétation lors de l'audience ; il a aussi fait valoir que, la procédure pénale andorrane ne permettant pas la présence d'un avocat pendant l'instruction, il aurait été privé de l'assistance linguistique qu'aurait pu assurer son avocat. Il estime donc ne pas avoir disposé des "facilités nécessaires" à la préparation de sa défense.
2. La Commission est appelée à examiner en premier lieu la question de savoir si les requérants ont, par leur condamnation en Andorre, relevé de la juridiction de la France et/ou de l'Espagne au sens de l'article 1 (art. 1) de la Convention, qui stipule que les Hautes Parties Contractantes reconnaissent les droits et libertés définis au Titre I de la Convention "à toute personne relevant de leur juridiction". Cette question peut s'analyser en deux points : d'une part, celui de savoir si la Convention s'applique au territoire andorran du fait même de la ratification de la Convention par la France et/ou l'Espagne, et d'autre part, celui de savoir si la France et/ou l'Espagne sont néanmoins responsables en droit international des actes des autorités judiciaires andorranes. La réponse à ces questions devra être donnée à la lumière du statut spécifique de la Principauté d'Andorre, sur lequel les parties se sont prononcées. Le statut d'Andorre est fort complexe. La Principauté peut être caractérisée comme une entité sui generis. Elle a une population et un territoire sous l'autorité des deux co-princes, le Président de la République française et l'évêque du diocèse espagnol d'Urgel.
3. Les requérants considèrent que le Président de la République française, en tant que co-prince d'Andorre, est une émanation de la souveraineté française et que les traités internationaux ratifiés par la France deviennent applicables en Andorre. Ils considèrent dès lors établie, en l'espèce, la responsabilité internationale de la France et, à titre subsidiaire, celle de l'Espagne. Le Gouvernement français fait valoir que la France (et l'Espagne pas davantage) ne saurait stipuler pour Andorre parce qu'elle n'exerce aucune souveraineté sur ce territoire. En effet, le Président de la République en tant que co-prince d'Andorre est une autorité distincte de l'Etat français. Que les co-princes soient respectivement français et espagnol n'implique aucunement que la France ou l'Espagne détienne une quelconque souveraineté sur Andorre, mais ils agissent tous les deux à titre personnel, même si le choix de la personne des co-princes est subordonné à l'exercice d'une fonction déterminée dans chacun des deux pays. Le Gouvernement espagnol souligne que, malgré la particularité historique qui veut que les deux co-princes d'Andorre soient l'évêque d'Urgel et le Président de la République française, la Principauté est entièrement autonome pour ce qui est de l'exercice du pouvoir des organes exécutif, législatif et judiciaire. Ces organes agissent donc en totale indépendance de l'Espagne et de la France et, de manière plus spécifique, l'indépendance judiciaire signifie le non- assujettissement de ses organes au pouvoir desdits Etats. Il ajoute que les co-princes doivent être considérés comme andorrans quand ils exercent les pouvoirs concernant la Principauté, et ceci quelle que soit leur nationalité d'origine. Ils agissent en cette qualité à titre personnel. Il est vrai que l'Espagne a des liens avec le co-prince épiscopal, mais ceux-ci résultent du fait que l'autorité personnelle de ce co-prince découle de la fonction qu'il remplit en tant que prélat sur le territoire espagnol, plus spécifiquement au diocèse de Seo de Urgel.
4. La Commission constate que, quel que soit le statut exact d'Andorre, il est constant que la Principauté ne fait partie ni de la France ni de l'Espagne. Il s'ensuit que la Convention ne peut pas être considérée comme automatiquement applicable au territoire d'Andorre du fait de sa ratification par la France et/ou l'Espagne.
5. La Commission rappelle cependant que la responsabilité des Parties Contractantes au regard de la Convention est engagée même lorsqu'elles exercent leur juridiction en dehors de leur territoire par des personnes placées sous leur autorité ou leur contrôle effectif (cf. décisions de la Commission sur la recevabilité des requêtes No 1611/62, déc. 25.9.65, Annuaire 8 p. 159 (169) ; No 6231/73, Ilse Hess contre Royaume-Uni, déc. 28.5.75, D.R. 2 p. 72 (75) ; Nos 6780/74 et 6950/75 Chypre c/Turquie, déc. 26.5.75, D.R. 2 p. 125 (149) ; Nos 7289/75 et 7349/76 X. et Y. c/Suisse, déc. 14.7.77, D.R. 9 p. 57 (89). Que la présente affaire concerne des faits survenus en Principauté d'Andorre n'exclut donc pas nécessairement la compétence de la Commission pour examiner la requête. Toutefois, la responsabilité de la France ou de l'Espagne sur le terrain de la Convention ne peut être engagée que si les actes dont les requérants se plaignent sont imputables soit à la France soit à l'Espagne. Tel ne saurait être le cas que dans l'hypothèse où les juridictions andorranes, saisies de la procédure concernant les requérants, pouvaient être considérées comme des organes français ou espagnols ou du moins comme des organes soumis à un contrôle effectif par la France ou l'Espagne.
6. Les parties ont apporté à la Commission des informations sur l'organisation des juridictions andorranes, leur composition et la nomination de leurs magistrats. Il en ressort que le système juridictionnel en Andorre est tout à fait spécifique. Au vu des explications fournies par les Gouvernements défendeurs, ce système serait indépendant des autorités judiciaires françaises et espagnoles, et il n'existerait aucun lien institutionnel avec la justice française ou espagnole susceptible de constituer le fondement d'une responsabilité de la France ou de l'Espagne. Tel n'est pas le sentiment des requérants qui estiment que l'on ne saurait nier, au vu de la pratique telle qu'elle s'est développée, tant dans le domaine des relations internationales que dans celui des services internes, que la France et/ou l'Espagne mettent à la disposition des deux co-princes le personnel et les moyens des services français et/ou espagnols correspondants. Pour les requérants, ces liens vont au-delà de ce que les Gouvernements défendeurs qualifient de liens de fait. En particulier, à l'appui de leur thèse, selon laquelle la France est responsable en droit international public des affaires d'Andorre, les requérants ont invoqué un arrêt dans lequel la Cour de cassation française s'est exprimée comme suit : "Si les Vallées d'Andorre jouissent de certains privilèges et franchises et ont une organisation judiciaire distincte de celle de la France, elles ne constituent ni un Etat ni une personne de droit international ; l'Etat français y exerçant des droits qui lui sont dévolus et singulièrement celui de la justice qu'il partage avec l'évêque d'Urgel, les décisions qui y sont rendues ne peuvent être considérées comme ayant été prononcées au nom d'une souveraineté étrangère." (D. arrêt du 6 janvier 1971.338).
7. Les Gouvernements français et espagnol sont tous les deux de l'avis que les actes des autorités andorranes n'engagent pas leur responsabilité au regard de la Convention.
8. Les Gouvernements défendeurs, en particulier le Gouvernement français, se sont référés à certaines décisions rendues par les juridictions françaises, notamment le Conseil d'Etat, qui ont consacré une doctrine constante, selon laquelle le Président de la République française, comme co-prince d'Andorre, a le caractère d'une autorité distincte des autorités de l'Etat français et ses pouvoirs de co-prince n'ont pour champ d'application que les Vallées d'Andorre. Ainsi, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 1er décembre 1933 (Société Le Nickel, Recueil Lebon) avait déjà refusé de considérer comme constituant "un acte d'une autorité administrative française" la décision par laquelle le Président de la République, co-prince d'Andorre, a, sur le vu des délibérations du Conseil Général des Vallées d'Andorre, prononcé la déchéance d'une concession. Ultérieurement, dans un avis du 27 janvier 1953 concernant les rapports entre le Président de la République agissant comme co-prince et le Gouvernement français, le Conseil d'Etat a estimé que le Président de la République en tant que co-prince d'Andorre "réalisant une dualité en sa personne" était une autorité distincte des autorités de l'Etat français. Dans le même ordre d'idées, le Tribunal des conflits a décidé qu'Andorre, "territoire qui n'est pas français, qui n'est pas soumis à la législation française et relève d'une double autorité distincte de celle de l'Etat français, échappe à raison de sa nature à tout contrôle juridictionnel" (arrêt du 2 février 1950, Radio Andorre, Recueil Lebon). Plus récemment, la cour d'appel de Versailles s'est exprimée dans les termes suivants : "Enfin, les juridictions andorranes, et plus particulièrement le Tribunal de Corts, ne statuant pas plus au nom de la souveraineté française qu'au nom de la souveraineté espagnole, mais au nom des deux co-princes, considérés comme suzerains des Vallées d'Andorre ; qu'en conséquence, à défaut non pas d'exequatur (les jugements répressifs n'étant pas susceptibles d'en être assortis), mais d'un texte attribuant force de chose jugée au jugement andorran, ces décisions ne s'imposent pas aux juges civils français." (arrêt du 10 octobre 1983, Gaz. Pa. No 111-112, 20-21 avril 1984, p. 230). Pour ce qui est de l'arrêt de la Cour de cassation du 6 janvier 1971 auquel les requérants se sont référés pour étayer leur thèse, le Gouvernement français a fait observer que cette décision n'a pas été suivie par l'ensemble des juridictions d'appel, ni d'ailleurs totalement reprise par la Cour de cassation elle-même dans ses décisions ultérieures. Le Gouvernement français cite un arrêt de la Cour de cassation (D. arrêt du 8 février 1977.680) où l'on peut lire que "les juridictions andorranes si elles ne peuvent se rattacher à un Etat étranger et à une souveraineté étrangère sont extérieures à l'ordre juridique français et doivent être tenues pour non françaises". En définitive, "quelle que soit la qualification sur le terrain du droit international, l'extranéité, le caractère extérieur du 'fait' andorran à l'ordre juridique français ne fait aucun doute ; Andorre, soumise à une double autorité sous l'une desquelles transparaît l'influence espagnole n'est pas française, les Andorrans ne sont pas français et les juridictions andorranes ne sont pas des juridictions françaises". Pour le Gouvernement français, il ressort également de cet arrêt que la formalité de l'exequatur n'est pas nécessaire ou n'est pas possible en raison de ce que la Principauté d'Andorre ne jouit pas des "prérogatives d'un Etat souverain et ne peut être tenu pour un Etat étranger, que ses juridictions, dont les membres sont désignés avec la participation du Gouvernement français, appliquent un droit coutumier, que les décisions de ces juridictions n'émanant pas de juridictions étrangères ne sont pas soumises à la formalité de l'exequatur .....". En définitive, le Gouvernement français relève que ni la Cour de cassation ni aucune juridiction française n'a estimé que les juridictions françaises auraient la compétence de contrôler de quelque façon que ce soit la teneur des jugements émanant des juridictions andorranes. En conclusion, pour les Gouvernements défendeurs, force est de constater qu'Andorre, qui se trouve sous la co-suzeraineté personnelle du Président de la République et de l'évêque d'Urgel, ne saurait en aucun cas être considérée comme se trouvant placée sous la souveraineté de l'Etat français et/ou espagnol et le corollaire à l'évidence en est que ni la France ni l'Espagne ne peuvent engager internationalement les Vallées d'Andorre ou voir leur responsabilité internationale mise en cause pour elles.
9. La Commission a examiné l'ensemble des arguments exposés par les parties à la lumière et du statut spécifique de la Principauté d'Andorre et de la pratique qui s'est développée en matière de concours prêté par les autorités françaises et/ou espagnoles, notamment dans le domaine judiciaire, dont relèvent les questions soulevées dans cette partie de la requête. Elle relève qu'en dépit de la situation générale, selon laquelle les co-princes, lorsqu'ils exercent leurs fonctions en Andorre, n'agissent pas pour le compte de la France et/ou de l'Espagne, il existe des liens entre la France et l'Espagne d'une part, et la Principauté d'Andorre d'autre part, en raison même de ce que tant dans le domaine des relations internationales que dans le domaine interne, ces Etats mettent à la disposition des deux co-princes le personnel et les moyens des services française et/ou espagnol correspondants. La Commission est d'avis que la question de savoir si ces liens peuvent engendrer une certaine responsabilité des deux Etats au plan international et si, en l'occurrence, cette responsabilité peut viser les actes dont se plaignent les requérants sur le terrain de l'article 6 (art. 6) de la Convention, pose des problèmes d'interprétation fort complexes qui ne peuvent pas être résolus au stade de la recevabilité. La Commission décide dès lors de les examiner dans le cadre d'un examen au fond. Quant à l'article 5 (art. 5) de la Convention
10. La seconde partie de la requête est dirigée exclusivement contre la France. A cet égard, les requérants font valoir une prétendue atteinte à leurs droits garantis par l'article 5 (art. 5) de la Convention, en ce que leur détention en France, après condamnation par un tribunal andorran, serait illégale.
11. La Commission relève que compte tenu de ce qu'Andorre ne dispose pas sur son territoire de structures pour faire purger des peines privatives de liberté supérieures à trois mois, l'exécution de telles peines infligées par la juridiction andorrane, est effectuée soit en France soit en Espagne. L'article 212 du décret de procédure pénale andorran du 10 avril 1976 dispose que ces peines sont effectuées, soit dans les prisons françaises, soit dans les prisons espagnoles, au choix du condamné. Il en découle que le choix opéré par l'intéressé implique tacitement pour le condamné l'acceptation du régime pénitentiaire du pays choisi. Une fois ce choix effectué, l'autorité judiciaire andorrane ordonne le transfert dans le pays choisi, remet et confie le condamné aux autorités dudit pays. Si, comme en l'espèce, le condamné choisit la France il est astreint au régime pénitentiaire français. C'est en application des modalités exposées ci-dessus que les deux requérants sont actuellement détenus en France.
12. Le Gouvernement français soulève d'emblée une exception tirée de ce que l'épuisement des voies de recours internes ne serait pas réalisé. Il fait valoir que, si les requérants estimaient que leur détention en France était illégale, ils disposaient de plusieurs voies de recours pour mettre en cause la responsabilité de l'Etat en raison de la privation de liberté dénoncée au titre de l'article 5 (art. 5) de la Convention. D'une part, le Code pénal français (en particulier dans son article 341) prévoit et réprime les crimes d'arrestations illégales et de séquestration de personnes. Il édicte en outre des peines à l'encontre des fonctionnaires publics, agents ou préposés du Gouvernement qui auraient commis des actes arbitraires ou attentatoires à la liberté individuelle (article 114 et suiv.). Enfin, il prévoit l'indemnisation des individus qui auraient été lésés par de tels actes (article 117). Les requérants auraient également pu faire valoir qu'ils avaient été victimes de voies de fait : en effet, selon la jurisprudence, il y a voie de fait dès lors qu'une décision administrative portant atteinte à la liberté est en elle-même insusceptible d'être rattachée à l'exécution d'un texte législatif ou réglementaire (Tribunal des conflits, 10 décembre 1956, Guyard). Le Gouvernement français souligne que les requérants auraient pu se pourvoir de ces chefs devant les juridictions judiciaires françaises, selon les règles de droit commun et invoquer l'article 5 (art. 5) de la Convention, ce qu'ils ont négligé de faire. Les requérants admettent n'avoir usé d'aucune de ces voies de droit. Ils soutiennent à cet égard que les actions préconisées par le Gouvernement français ne pouvaient, dans les circonstances de l'espèce, remédier à la situation incriminée et ne constituaient, dès lors, pas un recours efficace permettant d'obtenir au plan interne réparation du préjudice allégué. La Commission rappelle qu'à maintes reprises elle a affirmé que l'épuisement des voies de recours internes n'implique l'"utilisation des voies de droit que pour autant qu'elles sont efficaces ou suffisantes, c'est-à-dire susceptibles de remédier à la situation dénoncée". Elle renvoie à cet égard au raisonnement qu'elle a adopté dans sa décision sur la recevabilité de la requête No 10868/84 du 21 janvier 1987 (Cour Eur. D.H., arrêt Woukam Moudefo du 11 octobre 1988, série A no 141-B). Elle remarque que le droit d'obtenir la cessation de privation de liberté et celui d'obtenir la réparation de toute privation de liberté contraire aux dispositions de l'article 5 (art. 5) sont deux droits distincts. L'article 5 (art. 5) de la Convention les consacre d'ailleurs dans des dispositions séparées : le par. 3 de l'article 5 (art. 5-3) notamment pour le premier, le par. 5 (art. 5-5) du même article pour le second. De même, une action visant la sanction de la personne responsable d'une détention irrégulière et non la libération de la personne détenue ne constitue pas un recours efficace pour remédier à une atteinte à l'article 5 (art. 5) de la Convention. La Commission considère, à la lumière de ce qui précède, que les voies de droit préconisées par le Gouvernement ne visent pas la cessation de privation de la liberté mais au contraire la réparation du dommage dû à une privation de liberté ou la sanction des fonctionnaires responsables. Par ailleurs, ainsi que le Gouvernement français l'a lui-même souligné, les requérants ne pouvaient pas contester la légalité de la détention en faisant valoir que la peine privative de liberté se fondait sur une condamnation pénale prononcée par un tribunal ne répondant pas aux prescriptions de l'article 6 (art. 6) de la Convention ; en effet, selon le Gouvernement français, il n'appartient pas aux juridictions françaises d'apprécier la légalité de la condamnation en raison de ce qu'elle émane non pas d'un tribunal français mais d'un tribunal andorran. La Commission parvient à la conclusion que dans les circonstances de l'espèce les voies de droit suggérées par le Gouvernement ne pouvaient constituer un recours efficace au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention. Il s'ensuit que l'exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement français ne saurait être retenue.
13. La Commission est présentement appelée à examiner la question de savoir si la détention des requérants en France après condamnation par les juridictions andorranes se justifiait au regard du par. 1 de l'article 5 (art. 5-1) de la Convention. En l'espèce, les requérants estiment que leur détention en France est "irrégulière" car il n'existe aucun texte législatif français permettant l'exécution en France d'une condamnation prononcée en Andorre. Le Gouvernement souligne que le droit français prévoit la possibilité de la détention en France de personnes condamnées par une juridiction étrangère. En particulier, la loi no 84-1150 du 21 décembre 1984 relative au transfèrement en France des personnes condamnées et détenues à l'étranger a introduit au titre 1er du Livre 5 du Code de procédure pénale les articles 713-1 à 713-8 dont le premier dispose : "Lorsque, en application d'une convention ou d'un accord international, une personne détenue en exécution d'une condamnation prononcée par une juridiction étrangère est transféree sur le territoire français pour y accomplir la partie de la peine restant à subir, l'exécution de la peine est poursuivie conformément aux dispositions du présent Code et notamment des articles 713-2 à 713-6." Outre ces dispositions générales, le Gouvernement français tient à rappeler que les relations entre la France et Andorre en matière d'exécution de peines de prison ne sont pas uniques en leur genre. Il cite à cet égard la convention de voisinage entre la France et la Principauté de Monaco qui, adoptée le 18 mai 1963, prévoit des dispositions identiques. Là encore les requérants considèrent que les différentes conventions citées par le Gouvernement français, loin de justifier par analogie la situation andorrane, ne font que mettre davantage en lumière la particularité du cas d'Andorre puisqu'il n'existe aucun traité ni aucune loi d'application, seuls instruments juridiques susceptibles de rendre "régulière" la détention des requérants en France au regard de l'article 5 (art. 5) de la Convention. Sur ce point le Gouvernement ne manque pas de relever que la spécificité du cas andorran en la matière est qu'il n'existe aucun accord de transfèrement ou de voisinage entre la France et Andorre. La raison en est évidente compte tenu des considérations énoncées plus haut : il ne peut y avoir de tel accord en raison de l'absence de souveraineté andorrane. Un tel accord ne saurait être conclu par la France qu'avec un sujet de droit international. Or, le Gouvernement estime qu'Andorre est dans l'incapacité juridique de traiter avec un autre Etat parce qu'elle n'a pas la personnalité internationale. De plus, aucun Etat n'exerce de souveraineté sur Andorre et il n'existe pas de sujet de droit international qui puisse traiter pour elle. En revanche, le Gouvernement souligne qu'à défaut de traité, il échet de rattacher cette pratique à la coutume, dans le sens que cette notion revêt en droit international public. En effet, la Cour internationale de Justice admet l'existence de coutumes régionales ou locales, alors même qu'elle n'est pas explicitement prévue par l'article 38 du statut de la Cour. Pour le Gouvernement français, la pratique suivie entre la France et Andorre en la matière répond bien aux critères posés par la Cour : "l'usage constant et uniforme" (cf. affaire "droit d'asile", arrêt du 20 novembre 1950) et "le commun accord des parties" (affaire "droit de passage en territoire indien", arrêt du 12 avril 1960). Le Gouvernement ajoute que la coutume, selon la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, peut lier deux Etats ; elle peut aussi bien lier un Etat et une entité ne jouissant pas de la personnalité juridique internationale. Bien plus, elle est le seul fondement possible de leurs relations dans la mesure où ils ne peuvent pas être liés par traité. De l'avis du Gouvernement, cette coutume peut, en l'absence de traité possible, être considérée comme donnant un fondement à l'exécution en France des peines de prison prononcées par les tribunaux andorrans. La Commission, qui a déjà dans une autre affaire (N° 1322/62, déc. 14.12.1964, Annuaire 6 p. 495) considéré que l'article 5 (art. 5) contient certaines garanties au sujet de l'exécution de sentences pénales émanant d'une juridiction étrangère, estime que cette partie de la requête pose également des problèmes complexes quant aux points de savoir si, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la détention des requérants en France à l'issue d'une procédure pénale qui s'est déroulée devant les juridictions andorranes, peut être considérée comme une privation de liberté "selon les voies légales" et "régulière" après condamnation par un "tribunal compétent" au sens de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention. Ces problèmes nécessitent un examen au fond.
14. Il s'ensuit que la requête, dans son ensemble, ne saurait être déclarée irrecevable au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Elle doit, dès lors, être déclarée recevable, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été relevé. Par ces motifs, la Commission DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)


Synthèse
Formation : Commission
Numéro d'arrêt : 12747/87
Date de la décision : 12/12/1989
Type d'affaire : DECISION
Type de recours : recevable (partiellement) ; irrecevable (partiellement)

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (P1-1-1) INGERENCE


Parties
Demandeurs : DROZD ; JANOUSEK
Défendeurs : la FRANCE et l'ESPAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1989-12-12;12747.87 ?

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