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05/03/1990 | CEDH | N°11543/85

CEDH | KRAFFT ; ROUGEOT contre la FRANCE


SUR LA RECEVABILITE de la requête N° 11543/85 présentée par Olivier KRAFFT et Christian ROUGEOT contre la France ------ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 5 mars 1990 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK

A. WEITZEL J.C. SOYER ...

SUR LA RECEVABILITE de la requête N° 11543/85 présentée par Olivier KRAFFT et Christian ROUGEOT contre la France ------ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 5 mars 1990 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS H. VANDENBERGHE Mme G.H. THUNE Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY M. L. LOUCAIDES M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 13 mars 1985 par Olivier KRAFFT et Christian ROUGEOT contre la France et enregistrée le 28 mai 1985 sous le No de dossier 11543/85 ; Vu le rapport prévu à l'article 40 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu la décision de la Commission en date du 10 octobre 1986 d'inviter le Gouvernement français à présenter ses observations écrites sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête conformément à l'article 42 par 2 b) du Règlement intérieur ; Vu les observations écrites du Gouvernement produites le 7 janvier 1987 ; Vu les observations en réponse des requérants en date des 6 mars 1987, 9 avril 1987 et 6 septembre 1988 ; Vu les observations complémentaires des requérants présentées en date du 18 septembre 1989 et les observations complémentaires du Gouvernement présentées en date du 28 septembre 1989, Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT Les faits de la cause tels qu'ils ont été exposés par les parties peuvent se résumer comme suit : Le premier requérant, Christian Rougeot, est un ressortissant français, né en 1932, magistrat de profession. Il demeure à Paris. Le deuxième requérant, Olivier Krafft, également de nationalité française, est né en 1926 et exerce la profession de magistrat. Il demeure à Tours. Devant la Commission les requérants sont représentés par Me Wallerand de St Just, avocat au barreau de Paris. Le premier requérant a exercé la profession d'avocat pendant 16 ans et a choisi d'intégrer la magistrature le 3 avril 1979 à l'âge de 47 ans. Il exercera sa nouvelle fonction de magistrat pendant 18 ans au maximum, jusqu'à l'âge de 65 ans. Le deuxième requérant a exercé comme avocat pendant 32 ans avant d'intégrer la magistrature le 16 octobre 1981 à l'âge de 55 ans. Il exercera sa nouvelle fonction pendant au plus 11 ans, avant de prendre sa retraite à 65 ans. Les deux requérants ont choisi d'intégrer la fonction publique en vertu de l'article 30 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, complété par l'article 11 de la loi organique du 29 octobre 1980 relative au statut de la magistrature. Tel que complété, l'article 30 précité est ainsi libellé : "Un décret en Conseil d'Etat précisera les conditions dans lesquelles les avocats, avoués, notaires et huissiers intégrés directement dans la magistrature au titre du présent article pourront obtenir, moyennant le versement d'une contribution dont ce même décret fixera le montant et les modalités, que soient prises en compte, pour la constitution de leurs droits à pension de retraite de l'Etat ou pour le rachat d'annuités supplémentaires, les années d'activité professionnelle accomplies par eux avant leur nomination comme magistrats. Ce décret précisera en outre les conditions dans lesquelles les personnes recrutées avant la date d'entrée en vigueur de la loi organique du 29 octobre 1980 pourront, moyennant le rachat de cotisation bénéficier des dispositions du présent alinéa." Le décret du 5 octobre 1983, promulgué en application de cet article, stipule en son article 1er que les avocats, avoués, notaires et huissiers intégrés dans la magistrature peuvent, par dérogation aux dispositions de l'article L-5 du Code de pensions civiles et militaires de retraite, faire prendre en compte pour leur pension les années d'activité accomplies par eux dans l'une ou plusieurs de ces professions, avant leur nomination en tant que magistrat. Quant aux modalités de rachat telles que pertinentes en l'espèce, elles sont fixées par les articles 3 et 4 du décret. Les intéressés avaient la possibilité soit de racheter la totalité des années passées en dehors de la magistrature (article 3 du décret) , soit de racheter le nombre d'années nécessaires pour arriver à 15 ans de service public effectifs, condition nécessaire en principe pour pouvoir prétendre à une pension de l'Etat (article 4 du décret). L'article 3 alinéa 1 du décret du 5 octobre 1983 définissait comme suit les modalités pratiques du rachat : "les intéressés ayant déposé une demande sont astreints à verser une contribution établie sur la base de la durée de la période rachetée. Le taux de cette contribution est de 18 % du traitement indiciaire afférent au grade et à l'échelon dans lequel les intéressés ont été classés à la date de leur intégration dans la magistrature, pour sa valeur nominale à cette date ...". Par ailleurs, aux termes de l'alinéa 3 : "les intéressés sont en outre tenus de subroger l'Etat pour le montant des prestations auxquelles ils pourront avoir droit pour les périodes rachetées au titre des régimes de retraite de base auxquels ils étaient affiliés ainsi que des régimes de retraite complémentaire dans la limite des droits afférents au versement des cotisations minimales obligatoires". Il ressort d'une note adressée à tous les magistrats concernés par le Ministère de la Justice en janvier 1983, préalablement à la promulgation du décret du 5 octobre 1983, que ledit décret intéressait 510 magistrats intégrés depuis 1970, dont 110 qui auront moins de 15 ans de services publics au moment de la limite d'âge et 400 qui justifieront alors de cette condition de durée de services publics. Il était rappelé dans cette note que le décret en question apportait des dérogations importantes au regard des principes généraux du code des pensions de l'Etat, à savoir : - dérogation au principe selon lequel le droit à pension de l'Etat n'est acquis qu'après 15 ans de services publics. - dérogation au principe selon lequel ne peuvent être pris en compte pour l'obtention d'une pension de l'Etat que des services publics et non des services de nature privée (même se rattachant au service public, comme c'est le cas pour les professions judiciaires libérales). Enfin, il était rappelé que jusqu'en 1980, il n'existait aucune possibilité de rachat ou de prise en compte des années d'activités antérieures pour les avocats, avoués, notaires et huissiers intégrés sur leur demande dans la magistrature et que le système proposé restait facultatif. Le 2 octobre 1984, le premier requérant a choisi l'option du rachat de la totalité des années passées en profession libérale (article 3 du décret). Le deuxième requérant a choisi de racheter quatre ans d'activité en tant qu'avocat. Les deux requérants ont signé un acte de subrogation invitant la Caisse nationale des barreaux français (CNBF) à verser à l'Etat leurs droits à la retraite pour les années rachetées. Par ailleurs, les requérants ainsi que l'union syndicale des magistrats attaquèrent le décret du 5 octobre 1983 devant le Conseil d'Etat pour excès de pouvoir. Ils soutinrent que ledit décret devait être annulé en ce qu'il avait prévu pour le rachat des indemnités de retraite des intéressés à la fois une contribution dont il avait fixé le taux et une subrogation en faveur de l'Etat des prestations auxquelles les intéressés pouvaient prétendre du fait de leur affiliation antérieure au régime de retraite afférant à leur ancienne activité d'avocat. Selon les requérants, il s'agissait là d'un double financement de la retraite de magistrat des anciens avocats, avoués, notaires et huissiers intégrés dans la magistrature pour la partie de leur activité antérieure à l'intégration. Selon les requérants, l'article 30 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, complété par la loi organique du 29 octobre 1980, n'avait pas envisagé une subrogation, obligation qui serait d'une nature différente de la contribution. Les requérants soutinrent en outre que la subrogation faisait double emploi avec la contribution. En effet, le taux de celle-ci, fixé à 18 % par l'article 3 alinéa 1er du décret, correspondait très exactement au cumul de la cotisation de l'Etat employeur (12 %) et de la cotisation du fonctionnaire (6 %). En d'autres termes, ce taux correspondrait "très exactement à la valeur de rachat des annuités de retraite". La subrogation de l'Etat dans les droits à retraite de l'intéressé du fait des cotisations versées antérieurement à la caisse de retraite des avocats aboutirait ainsi à ajouter une charge supplémentaire que rien en apparence ne justifiait. Les requérants firent en outre valoir qu'aucune obligation de subrogation n'incombait aux greffiers intégrés à la magistrature, ce qui engendrerait une inégalité quant aux conditions de cette intégration entre les avocats, avoués, notaires et huissiers d'une part et les greffiers d'autre part. Par arrêt du 23 novembre 1984, le Conseil d'Etat, compétent en premier et dernier ressort, rejeta les recours introduits par les deux requérants et l'union syndicale des magistrats tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du troisième alinéa de l'article 3 du décret du 5 octobre 1983. Ces recours furent rejetés notamment aux motifs suivants : "Considérant que si la loi organique imposait aux avocats, avoués, notaires et huissiers intégrés directement dans la magistrature de verser une contribution pour obtenir sur leur demande la prise en compte dans leurs droits à pension civile de leurs années d'activité professionnelle antérieure à leur intégration, elle habilitait le Gouvernement à fixer les autres conditions de cette validation ; que les requérants ne sont donc pas fondés à soutenir qu'en obligeant en ce cas les magistrats à céder à l'Etat, d'ailleurs dans certaines limites, les droits qu'ils avaient acquis, pour la même période, auprès des régimes de retraite auxquels ils étaient affiliés et dont le montant ajouté à celui des contributions demeure très inférieur à la charge des retraites servies par l'Etat, le Gouvernement aurait institué une condition faisant double emploi avec la contribution et méconnaissant les prescriptions de ladite loi ; Considérant que la loi organique ouvre seulement aux bénéficiaires d'une intégration dans la magistrature la faculté de demander la prise en compte dans leur pension civile de leurs années d'activité professionnelle antérieure ; qu'il suit de là que le décret attaqué, en prévoyant, comme il a été dit ci-dessus, dans le cas où les magistrats intégrés choisissent d'exercer cette faculté, la cession à l'Etat par les intéressés, dans certaines limites, des droits à pension qu'ils avaient acquis, n'a ni institué un nouveau cas de subrogation obligatoire non prévu par la loi, ni porté atteinte aux principes fondamentaux des obligations civiles ou au droit de propriété ; que les requérants ne sont donc pas fondés à soutenir qu'en adoptant cette disposition, le Gouvernement aurait empiété sur la compétence du législateur ; Considérant que les greffiers ont été intégrés dans la magistrature ou dans un corps de fonctionnaires des services judiciaires en vertu d'une loi du 31 novembre 1965 ; que les avocats, avoués, notaires et huissiers sont intégrés dans la magistrature en vertu de la loi du 29 octobre 1980 ; qu'en prenant pour l'application de législations différentes des règlements qui ne sont pas identiques, le Gouvernement n'a pas méconnu le principe d'égalité". Selon les requérants, il ressort de l'arrêt du Conseil d'Etat qu'un mémoire en défense présenté par le Garde des Sceaux, ministre de la justice, a été produit dans le cadre de la procédure. La phrase pertinente de l'arrêt du 23 novembre 1984 est, en effet, la suivante : "Sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le Garde des Sceaux, ministre de la justice, aux requêtes de l'Union syndicale des magistrats et de M. Krafft...". Les requérants observent que ledit mémoire de défense du ministre de la justice ne leur a été communiqué ni en personne, ni à leur avocat. C'est pourquoi ils ont présentés une réclamation gracieuse aux fins d'obtenir des dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant, selon eux, de l'erreur commise par le Conseil d'Etat. Leurs prétentions ont été rejetées par le Garde des Sceaux. Les requérants ont alors déféré ce refus au tribunal administratif qui a transmis l'affaire au Conseil d'Etat. Les deux recours en révision ont été rejetés.
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent de l'atteinte qu'ils ont subie à leur droit de propriété en raison de l'obligation résultant du décret du 5 octobre 1983 de subroger l'Etat dans les prestations auxquelles ils pouvaient prétendre du fait de leur affiliation antérieure aux régimes de retraite afférents à leur ancienne activité libérale. Ils invoquent l'article 1 du Protocole N° 1.
2. Ils se plaignent de la discrimination existante entre les anciens greffiers intégrés dans la magistrature auxquels il n'incombe aucune obligation de subrogation, et les anciens avocats, avoués, notaires et huissiers. Ils invoquent l'article 14 de la Convention.
3. Les requérants se plaignent aussi de l'atteinte aux droits de la défense résultant de la non-communication du mémoire produit par le ministre de la justice. Ils invoquent à cet égard l'article 6 par. 1 de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 13 mars 1985 et enregistrée le 28 mai 1985 sous le N° 11543/85. Le 10 octobre 1986 la Commission a décidé de porter la présente requête à la connaissance du Gouvernement français et d'inviter ce dernier à présenter ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Le Gouvernement mis en cause a communiqué ses observations le 7 janvier 1987. Les requérants ont fait parvenir les 6 mars 1987, 9 avril 1987 et 6 septembre 1988 leurs observations en réponse. Le 10 mai 1989, la Commission a invité les parties à présenter par écrit des observations complémentaires. Ces observations ont été présentées par les requérants le 18 septembre 1989 et par le Gouvernement le 28 septembre 1989.
EN DROIT
1. Quant au grief déduit de la violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) Les requérants se plaignent d'une atteinte au droit au respect de leurs biens en raison de l'obligation qui leur est faite par un décret du 5 octobre 1983 de subroger l'Etat dans les prestations auxquelles ils pouvaient prétendre du fait de leur affiliation antérieure au régime de retraite des avocats. Ils exposent que la valeur de cette subrogation aurait dû être déduite et non pas ajoutée aux sommes qu'ils paient à l'Etat pour racheter un certain nombre d'années d'activité passées en dehors de la fonction publique. Ils invoquent l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1). Cet article stipule que "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes." Selon le Gouvernement défendeur, le litige ayant opposé l'Etat français aux requérants n'entre pas dans le champ d'application de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) parce que les requérants ne peuvent pas se prévaloir d'un droit de propriété mais seulement d'un droit de créance, en tant que créanciers éventuels de prestations de retraite. Le Gouvernement indique à cet égard que le régime de retraite de la Caisse nationale des barreaux français (CNBF) fonctionne selon le système de la répartition et non pas selon un système basé sur la capitalisation. En outre, et à titre subsidiaire, le Gouvernement soutient qu'en l'absence d'un système de coordination avec les organismes de retraite privés concernés, seul le recours au mécanisme de la subrogation permettait de mettre en harmonie le décret de 1983 avec l'article L-87 du Code des pensions interdisant de faire rémunérer les mêmes services par deux pensions. Dès lors, à supposer même qu'il y ait eu atteinte au droit de propriété des requérants, cette atteinte, prévue par la loi, de caractère limité et raisonnable, aurait été considérée d'utilité publique au sens de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1). Les requérants soutiennent quant à eux, qu'au moment de leur intégration dans la fonction publique, ils ont passé un contrat avec l'Etat concernant le rachat à un certain prix d'annuités de retraite. Ce prix incluait la cotisation employeur (12 %) et la cotisation fonctionnaire (6 %). Pour les requérants, l'atteinte au respect des biens consiste dans l'obligation de subroger les droits à retraite des professions libérales antérieurement exercées. Par la subrogation imposée deux cotisations entières sont payées pour une unique pension. La Commission rappelle sa jurisprudence (cf N° 7624/76, déc. 6.7.1977, D.R. 19 p. 100) selon laquelle, bien qu'aucun droit à une pension ne soit comme tel garanti par la Convention, les contributions obligatoires à une caisse de pension peuvent engendrer, dans certains cas, un droit de propriété sur une part du patrimoine de la caisse. Toutefois, pour apprécier si en l'espèce il y a eu atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens, il y a lieu de tenir compte de la nature de la réglementation en cause et de ses effets sur la position patrimoniale des requérants. La Commission observe que la loi organique du 29 octobre 1980 offrait aux requérants la possibilité de remplir les conditions pour l'octroi d'une pension de l'Etat en dérogeant aux principes généraux du code des pensions de l'Etat. En l'absence d'une telle réglementation, les requérants n'auraient pas eu la possibilité de faire prendre en compte les années d'activité antérieures à leur intégration dans la fonction publique. La Commission estime que l'offre d'une telle possibilité constitue une prérogative de l'Etat qui s'inscrit dans le cadre de ses fonctions sociales et que, partant, l'Etat est libre de déterminer les conditions sous lesquelles les interessés peuvent en bénéficier. En l'espèce les conditions en question ont été fixées par le décret du 5 octobre 1983; elles consistaient en le versement d'une contribution et la subrogation de l'Etat aux droits de retraite auxquels les intéressés pouvaient prétendre au titre du régime de retraite auquel ils étaient affiliés. Faisant partie intégrante de ces conditions, l'obligation de subrogation, qui constitue l'objet de cette partie de la requête, ne saurait être détachée de l'ensemble de la réglementation en cause. Il échet, dès lors, de l'apprécier en tenant compte de la possibilité qui leur a été offerte de remplir d'une manière fictive la condition d'exercice de 15 ans de service public requise en principe par la législation nationale pour l'octroi d'une pension d'Etat. Les requérants soutiennent sur ce point que le versement de contributions aurait suffi pour établir un droit à pension d'Etat et que l'obligation de subrogation est une charge supplémentaire injustifiée. La Commission observe qu'en matière de pensions d'Etat, comme par ailleurs en matière de rentes de sécurité sociale en général, l'ouverture des droits aux prestations est soumise à la condition d'avoir exercé pendant une certaine période une activité déterminée, les contributions non liées à une telle activité ne pouvant être prises en considération qu'à titre exceptionnel. Par ailleurs, le montant des prestations de pension d'Etat n'est pas calculé en fonction des contributions versées mais en fonction des années de service et du dernier traitement de l'intéressé. Le Conseil d'Etat a, en outre, précisé qu'en l'espèce le montant des droits que les intéressés étaient tenus de céder à l'Etat, ajouté à celui des contributions, demeurait très inférieur à la charge des retraites servies par l'Etat. Il est donc évident que bien que nécessaires, les contributions ne constituent pas la seule condition pour l'octroi d'une pension d'Etat. La thèse des requérants, aboutissant à assimiler le régime des pensions d'Etat à l'épargne ou aux prestations d'assurance de droit privé, ne saurait être partagée par la Commission. Par ailleurs, la Commission observe que la réglementation en cause était facultative, ce n'est que par leur propre choix que les requérants s'y sont soumis. Les requérants précisent, qu'au moment de leur intégration dans la fonction publique, ils avaient reçu l'assurance que le rachat d'annuités serait possible moyennant le versement de contributions. Ceci a été confirmé par la loi organique du 29 octobre 1980. L'obligation de subrogation n'a été envisagée qu'a posteriori par le décret du 5 octobre 1983. La Commission n'estime pas cette circonstance pertinente pour l'examen de l'affaire. En effet, pour autant que cette partie de l'argumentation des requérants vise la légitimité de l'obligation de subrogation, la Commission observe qu'il s'agit là d'une question de droit interne tranchée en dernier ressort par le Conseil d'Etat dans son arrêt du 23 novembre 1984. Par ailleurs, il y a lieu de noter que bien que, selon les requérants, le décret du 5 octobre 1983 a modifié les données patrimoniales de leur intégration dans la fonction publique, ceux-ci ont opté pour le rachat en 1984, soit après la promulgation du décret. La Commission estime qu'on ne saurait considérer que des droits, dont les requérants peuvent se prévaloir au titre de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1), se trouvent affectés du simple fait que l'option de rachat s'est avérée moins avantageuse que les requérants ne l'avaient escompté en intégrant la magistrature. Vu l'ensemble de ces considérations, la Commission estime qu'aucune atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens ne saurait être constatée en l'espèce. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
2. Quant au grief déduit de la violation de l'article 14 (art. 14) de la Convention Les requérants se sont plaints par ailleurs d'une discrimination contraire à l'article 14 (art. 14) de la Convention dans la jouissance du droit au respect de leurs biens, tel qu'il est reconnu à l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1). Ils exposent à cet égard que les greffiers ayant souhaité intégrer la magistrature ne se sont pas vus imposer, en plus du rachat, une obligation de subrogation. A titre principal, le Gouvernement défendeur soutient que l'article 14 (art. 14) n'est pas applicable en l'espèce, les requérants ne pouvant invoquer aucun droit substantiel au regard de la Convention. Subsidiairement, ce grief est manifestement mal fondé. En effet, selon le Gouvernement, il ressort de la lecture du décret du 20 juin 1967 concernant les greffiers, que ceux-ci ont également racheté au taux de 18 % et qu'ils ont perdu tous droits acquis, en cours d'acquisition ou éventuels auxquels ils pouvaient prétendre au titre de leur ancienne activité. Il est vrai qu'aucun mécanisme de subrogation au profit de l'Etat n'a été institué en ce qui concerne les greffiers, mais le Gouvernement précise que l'intégration des greffes dans la magistrature s'est faite suite à la fonctionnarisation autoritaire par l'Etat des greffes des juridictions. Les greffiers ayant été privés de leur emploi du fait de l'Etat, il était normal que l'Etat supporte une charge financière plus lourde. En ce qui concerne les auxiliaires de justice au contraire, leur intégration dans la magistrature résulte d'un libre choix de leur part, ce qui explique qu'il a été estimé que la prise en compte dans la pension de magistrats de leurs services privés devait être neutre pour le budget de l'Etat. Les requérants quant à eux maintiennent qu'il y a eu discrimination puisqu'ils sont les seuls à devoir subroger l'Etat. La Commission rappelle d'abord sa jurisprudence constante selon laquelle l'article 14 (art. 14) peut être combiné avec un autre article, sans même que celui-ci soit violé isolément; il suffit à cet égard que "la matière" entre dans le domaine de l'application de cet article (cf. n° 8701/79, déc. 3.12.79, D.R. 18, p. 250). Tel étant le cas en l'espèce, l'article 14 (art. 14) peut entrer en ligne de compte. La Commission rappelle, par ailleurs, qu'une discrimination n'est interdite par la Convention que lorsque des mesures différentes sont prises à l'égard de personnes qui se trouvent dans une situation comparable (cf. Cour Eur. D.H. arrêt du 23.7.68 en l'affaire "linguistique belge", série A n° 6, pp. 33-34, pars. 9-10). La Commission note que l'intégration dans la magistrature des anciens greffiers avait un caractère forcé, alors que pour ce qui concerne les requérants, elle résultait de leur propre choix. En outre, les greffiers ont perdu à la suite de leur intégration dans la fonction publique, tous droits auxquels ils pouvaient prétendre au titre de leur activité antérieure, alors que tel n'est pas le cas des requérants qui pouvaient, malgré leur intégration, prétendre aux droits à retraite du régime de la CNBF. Dans ces conditions la Commission estime qu'on ne peut considérer que la situation des greffiers est comparable à celle des requérants et que dès lors aucune apparence de violation de l'article 14 (art. 14) de la Convention ne saurait être constatée en l'espèce. Il s'ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
3. Quant au grief déduit de la violation de l'article 6 (art. 6) de la Convention Les requérants allèguent enfin une violation du droit à un procès équitable, tel qu'il est reconnu à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Ils font valoir que lors de la procédure devant le Conseil d'Etat, ils n'ont jamais eu connaissance, en violation du principe du contradictoire, des conclusions présentées par le ministre défendeur, à savoir le Garde des Sceaux. L'article 6 par. 1 (art. 6-1), dans sa partie pertinente en l'espèce, dispose ce qui suit: "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle". Le Gouvernement soutient que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) n'est pas applicable parce que l'article 3 alinéa 3 du décret de 1983 ne concerne pas un droit de caractère civil mais tend seulement à aménager les conditions d'attribution d'un avantage que l'Etat accorde à ses fonctionnaires. Le litige en l'espèce relève donc du droit de la fonction publique, matière qui échappe par nature au domaine d'application de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Au surplus, le Gouvernement soutient que le recours des requérants devant le Conseil d'Etat était dirigé non contre une décision individuelle les concernant mais contre une disposition réglementaire. Ce recours tendant à l'annulation pour illégalité d'un acte réglementaire relève du contentieux objectif car il ne vise pas à contester une obligation individuelle ou à réclamer un droit subjectif. A titre subsidiaire, et se référant aux particularités de la procédure devant le Conseil d'Etat, le Gouvernement défendeur estime que le grief est manifestement mal fondé. Les requérants quant à eux, relèvent tout d'abord qu'il n'a pas été contesté par le Gouvernement qu'il y avait bien eu erreur et omission du greffe du Conseil d'Etat de leur communiquer le mémoire en défense du Ministre défendeur. En ce qui concerne le fonctionnement et la procédure devant le Conseil d'Etat, les requérants contestent formellement l'argumentation du Gouvernement. Selon eux, il n'a pas pu y avoir procès équitable puisqu'ils ont été laissés, faute de communication, dans l'ignorance des moyens présentés par le Ministre défendeur. La Commission rappelle que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention s'applique à toute procédure "dont l'issue est déterminante pour des droits et obligations de caractère privé" (Cour Eur. D.H., arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A n° 13, p. 39 par. 94 ; arrêt König du 28 juin 1978, série A n° 27, p. 30 par. 90). La lettre même de l'article 6 par. 1 (art. 6-1), dans chacun de ses deux textes officiels ("contestation sur", "determination of"), ne se contente pas d'un lien ténu ni de répercussions lointaines : des droits et obligations doivent constituer l'objet - ou l'un des objets - de la "contestation", l'issue de la procédure être directement déterminante pour un droit (Cour Eur. D.H., arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A n° 43, p. 21 par. 47 ; arrêt Albert et Le Compte du 10 février 1983, série A n° 58, p. 15 par. 28). Dès lors, l'application de cette disposition à une procédure présuppose que l'issue de celle-ci ait "l'effet direct de créer, de modifier ou d'annuler des droits ou obligations juridiques de caractère civil" (n° 7598/76 Kaplan c/R.U., Rapp. Comm. 17.7.80, D.R. 21, pp. 5-24, par. 132). En l'espèce, la Commission relève que la procédure diligentée par les requérants ne visait pas à obtenir l'annulation d'une décision administrative les concernant individuellement mais à faire contrôler par le Conseil d'Etat si le Gouvernement en prenant le décret de 1983, avait outrepassé ses pouvoirs ou empiété sur la compétence du législateur. Il échet, dès lors, de constater que la procédure en question ne pouvait ni par sa nature ni par son objet conduire le Conseil d'Etat à décider d'une contestation sur des droits et obligations des requérants. De plus, vu le caractère facultatif de la réglementation en cause, l'issue de la procédure ne saurait être considérée comme directement déterminante pour des droits et obligations de ceux-ci. Dès lors, le litige en cause en l'espèce n'emportait pas détermination des droits et obligations des requérants et n'entre pas dans le champ d'application de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Il s'ensuit que cette partie de la requête échappe à la compétence ratione materiae de la Commission et est dès lors incompatible avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2). Par ces motifs, la Commission DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)


Type d'affaire : DECISION
Type de recours : Radiation du rôle (règlement amiable)

Analyses

(Art. 5-3) DUREE DE LA DETENTION PROVISOIRE


Parties
Demandeurs : KRAFFT ; ROUGEOT
Défendeurs : la FRANCE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 05/03/1990
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 11543/85
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1990-03-05;11543.85 ?

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