La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/10/1990 | CEDH | N°11581/85

CEDH | AFFAIRE DARBY c. SUEDE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DARBY c. SUEDE
(Requête no11581/85)
ARRÊT
STRASBOURG
23 octobre 1990
En l’affaire Darby*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement**, en une Chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
A. Spielmann,
N. Valticos,
Mme  E. Palm,
M

.  I. Foighel,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en a...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DARBY c. SUEDE
(Requête no11581/85)
ARRÊT
STRASBOURG
23 octobre 1990
En l’affaire Darby*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement**, en une Chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
A. Spielmann,
N. Valticos,
Mme  E. Palm,
M.  I. Foighel,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 mai et 24 septembre 1990,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") puis le Gouvernement du Royaume de Suède ("le Gouvernement"), les 13 juillet et 8 septembre 1989 respectivement, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 11581/85) dirigée contre la Suède et dont un citoyen finlandais, M. Peter Darby, avait saisi la Commission le 20 novembre 1984 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration suédoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Comme la requête du Gouvernement, elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences des articles 9 et 14 (art. 14+9) de la Convention, le second combiné avec le premier et avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1).
2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30).
3.   La Chambre à constituer comprenait de plein droit Mme E. Palm, juge élu de nationalité suédoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 août 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. L.-E. Pettiti, C. Russo, A. Spielmann, N. Valticos et I. Foighel, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Il a en outre accueilli la demande d’assistance judiciaire de M. Darby (article 4 de l’addendum au règlement de la Cour). Conformément à son ordonnance, le greffier a reçu le mémoire de l’intéressé le 28 février 1990, puis celui du Gouvernement le 6 mars; par une lettre du 6 avril, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait lors des audiences.
5.   Le 16 janvier 1990, le président a fixé au 22 mai la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement:
M. H. Corell, ambassadeur,
sous-secrétaire aux Affaires juridiques et consulaires,  
agent,
Mme C. Westerling, conseiller juridique
au ministère des Finances,
M. C.-H. Ehrencrona, conseiller juridique
au ministère des Affaires étrangères,  conseillers;
- pour la Commission
M. J.A. Frowein,  délégué;
- pour le requérant
Me C. Palme, avocat,  conseil.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Corell pour le Gouvernement, M. Frowein pour la Commission et Me Palme pour le requérant. Ce dernier a fait lui-même une brève déclaration.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le contexte
7.   Citoyen finlandais d’origine britannique né en 1926, M. Peter Darby était en 1977 employé comme médecin par les chemins de fer suédois à Gävle, en Suède. Il y louait un appartement mais passait ses fins de semaine en famille sur l’île de Lemland, dans l’archipel finlandais neutre et démilitarisé d’Åland, du côté sud du golfe de Botnie. A partir de la fin de 1981, il pratiqua sa profession au service de la santé publique de Norrtälje, autre ville suédoise. Depuis le mois d’août 1986, il l’exerce dans ledit archipel.
8.   À l’époque où il travaillait en Suède il s’y trouvait assujetti à l’impôt, en vertu du traité finno-suédois contre la double imposition (paragraphe 18 ci-dessous), au titre des ressources que lui procuraient les emplois susvisés. Il bénéficiait d’abattements pour les dépenses découlant de l’entretien de deux maisons et pour ses frais de trajet à destination et en provenance des îles Åland. Considéré en Suède comme non-résident, il fut, jusqu’en 1979, imposé dans le "district commun" (gemensamma distriktet) et ne payait qu’un impôt municipal réduit (paragraphe 19 ci-dessous).
9.   A la suite d’un amendement à la loi, entré en vigueur le 1er janvier 1979, le requérant fut taxé non plus dans le district commun mais à Gävle, la commune où il habitait (paragraphe 20 ci-dessous). Il perdit ainsi l’avantage des abattements accordés jusque-là et dut acquitter la totalité des impôts municipaux, y compris un impôt spécial destiné à l’Église luthérienne de Suède ("l’impôt ecclésial", paragraphes 21-23 ci-dessous). Les autorités fiscales l’informèrent qu’il ne pouvait revendiquer une quelconque réduction de ce dernier sans être officiellement enregistré comme résident en Suède (paragraphe 22 ci-dessous).
B. Le recours de M. Darby contre la décision de l’imposer à l’égal d’un résident
10.  M. Darby attaqua devant le tribunal fiscal intermunicipal (mellankommunala skatterätten) la décision de le traiter, pour 1979, comme une personne résidant à Gävle. Il affirmait que l’on devait continuer à l’imposer dans le district commun car il ne demeurait pas en Suède. Le tribunal le débouta le 25 février 1982.
11.  L’intéressé avait obtenu entre temps de l’administration nationale des impôts (riksskatteverket), le 19 février 1982, une décision selon laquelle on l’imposerait dans le district commun, au lieu de l’assimiler à un résident aux fins de l’article 68 de la loi de 1928 sur la fiscalité municipale (kommunalskattelagen, paragraphe 20 ci-dessous), s’il se rendait chaque jour de l’archipel à son travail en Suède. Pareille navette quotidienne lui paraissant impraticable dans le cas de Gävle, mais pouvant à la rigueur se réaliser entre Lemland et Norrtälje, il accepta en 1982 un emploi à moindres responsabilités et rémunération dans cette ville. Il fut donc imposé derechef dans le district commun, où il échappait à l’impôt ecclésial.
12.  Contre le jugement du tribunal précité, il forma un appel que la Cour administrative (kammarrätten) de Sundsvall rejeta le 22 octobre 1982. Le 15 octobre 1984, la Cour administrative suprême (regeringsrätten) lui refusa l’autorisation de la saisir.
C. Les plaintes du requérant concernant l’obligation d’acquitter l’intégralité de l’impôt ecclésial
13.  Parallèlement à la procédure susvisée, M. Darby recourut devant le tribunal administratif (länsrätten) du département de Gävleborg contre la sommation d’avoir à verser l’intégralité de l’impôt ecclésial sur ses revenus de 1979; il soulignait qu’il n’était ni membre de l’Église de Suède, ni Suédois, ni résident suédois. Le tribunal le débouta le 19 mai 1989: il estima inapplicable en l’espèce la loi de 1951 relative à certains dégrèvements d’impôt en faveur des personnes n’appartenant pas à l’Église de Suède (lag 1951:691 om viss lindring i skattskyldigheten för den som icke tillhör svenska kyrkan, "la loi de 1951", paragraphe 22 ci-dessous).
14.  L’intéressé déféra le litige à la Cour d’appel administrative de Sundsvall, qui confirma le jugement le 22 octobre 1982. La Cour administrative suprême repoussa, le 9 octobre 1984, sa demande en autorisation de se pourvoir devant elle.
15.  M. Darby s’adressa aussi au médiateur parlementaire (justitieombudsmannen), se plaignant de devoir payer un impôt pour les activités religieuses de l’Église de Suède. Dans sa décision du 16 avril 1982, le médiateur notait que la loi de 1951 avait suscité des controverses, entre autres au Parlement, dans la mesure où elle subordonnait à une inscription officielle de résidence en Suède (mantalsskriven, au sens du décret relatif à la tenue des actes de l’état civil, folkbokföringsförordningen), la possibilité de solliciter une exonération de l’impôt ecclésial. Il concluait que malgré sa portée limitée, le problème soulevé par le requérant révélait, dans la législation fiscale, une inconséquence dénuée de justification objective et propre à causer une irritation compréhensible. Dans une lettre du même jour au Gouvernement, il suggéra d’abolir la condition de résidence; son initiative aboutit au résultat souhaité par lui (paragraphe 23 ci-dessous).
D. L’impôt ecclésial payé par le requérant
16.  Pour les années 1979, 1980 et 1981, le requérant versa 1 336, 1 717 et 1 325 couronnes suédoises au titre de l’impôt ecclésial. Il n’aurait eu à en payer que 401, 515 et 397 s’il avait joui de la réduction prévue par la loi de 1951 (paragraphe 22 ci-dessous).
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Les impôts en général
17.  Les dispositions générales concernant l’impôt municipal sur le revenu figurent dans la loi de 1928 sur la fiscalité municipale ("la loi de 1928"), maintes fois amendée depuis lors. Sauf indication contraire, le présent arrêt vise la version en vigueur à l’époque des faits (1979-1981) lorsqu’il se réfère à cette loi et à d’autres textes législatifs.
18.  L’assujettissement à l’impôt en Suède obéissait à l’article 53 par. 1 de la loi de 1928: les résidents suédois étaient taxés sur l’ensemble de leurs revenus, les non-résidents sur une base plus limitée qui englobait, par exemple, la rétribution de travaux accomplis dans les services publics suédois.
D’après l’article 19 du traité finno-suédois contre la double imposition (svensk författningssamling, "SFS" (journal officiel), 1977:812), le droit de taxer les sommes gagnées dans la fonction publique appartenait, sous réserve de certaines exceptions étrangères au cas d’espèce, à l’État qui versait la rémunération.
19.  Quant au lieu d’imposition en Suède, la loi de 1928 précisait, en son article 59 paras. 1 et 3, que les revenus retirés de son emploi par un résident devaient être taxés dans la commune où il était officiellement enregistré (mantalsskriven).
Dans le cas des non-résidents, les revenus d’activités exercées, notamment, dans les services publics suédois devaient, en vertu de la loi relative à l’impôt pour les besoins municipaux communs (lag om skatt för gemensamt kommunal ändämål), être taxés à Stockholm en tant que "district commun", à un taux - 10 % - inférieur à celui de l’impôt municipal ordinaire. Les montants ainsi recueillis étaient destinés non pas à une municipalité déterminée, mais à la péréquation des charges fiscales entre les différentes municipalités ou autres autorités administratives, à l’exclusion de tout impôt à percevoir par l’Église de Suède.
20.  A la suite d’une modification de l’article 68 de la loi de 1928 et du paragraphe 1 des instructions se rapportant à son article 66 (SFS 1978:925), certains non-résidents furent réputés, à compter du 1er janvier 1979, avoir assez de liens avec la Suède pour devoir acquitter l’intégralité de l’impôt municipal. Le projet d’où sortirent ces amendements (1978/79:58) ne mentionnait pas les problèmes pouvant en résulter pour les non-résidents au regard de la loi de 1951.
Ainsi, un non-résident touchant certains types de revenus, par exemple à raison d’un emploi dans les services publics, et ayant une résidence temporaire en Suède ne fut plus taxé dans le district commun, mais là où il avait d’abord vécu. En conséquence, il lui fallait payer l’impôt municipal au même taux qu’un résident, et de surcroît l’impôt ecclésial.
B. L’impôt ecclésial
21.  Ce dernier est collecté avec l’impôt municipal ordinaire; le conseil de paroisse local en fixe le taux. Le système a une longue tradition. Il se fonde sur le fait que l’Église luthérienne de Suède est une "Église d’État", dont les clauses transitoires de la Constitution de 1974 (regeringsformen) dotent les paroisses d’un statut semblable à celui des municipalités, y compris le droit de lever des impôts.
22.  Édictée en même temps que la loi sur la liberté de religion (lag 1951:680 om religionsfrihet) afin d’assurer un meilleur respect de ladite liberté (voir le projet de loi 1951:175, p. 75), la loi de 1951 relative à certains dégrèvements d’impôt en faveur des personnes n’appartenant pas à l’Église de Suède prévoyait en son article 1, la possibilité d’une réduction de l’impôt ecclésial:
"Une personne n’appartenant pas à l’Église de Suède au début de l’année fiscale, et formellement enregistrée comme résident (mantalsskriven) dans le pays pour cette même année, ne doit que 30 % du montant de l’impôt ecclésial visé dans la loi de 1961 sur l’administration des paroisses (lag 1961:436 om församlingsstyrelse) et levé par décision d’un conseil de paroisse, ou autrement, selon les principes régissant la perception de l’impôt municipal."
A cause de l’exigence d’un tel enregistrement, la loi en question ne concernait pas les contribuables n’ayant en Suède qu’une résidence temporaire. D’après les travaux préparatoires, la raison en était que la réduction se justifiait moins pour les personnes non résidentes en Suède et que la leur consentir à elles aussi compliquerait la procédure (projet de loi 1951:175, p. 144).
Les 30 % restants étaient censés couvrir les frais exposés par les paroisses pour certaines tâches administratives telles que la conservation des actes de l’état civil et l’entretien des cimetières et autres lieux publics de sépulture.
23.  Grâce à un amendement à la loi de 1951, adopté à la suite des critiques du médiateur parlementaire (paragraphe 15 ci-dessus) et entré en vigueur le 1er janvier 1987, le bénéfice de la réduction ne dépend plus d’un enregistrement comme résident en Suède (projet de loi 1986/87:45, p. 15).
C. Appartenance à l’Église de Suède
24.  Jusqu’au 15 novembre 1979, la loi sur la liberté de religion réservait aux citoyens suédois, ainsi qu’aux étrangers résidant dans le pays, la qualité de membres de l’Église de Suède. Un amendement de 1979 (SFS 1979:929) a ouvert à d’autres groupes de personnes la possibilité de s’affilier à celle-ci. Pour quitter l’Église, il suffit d’adresser sa démission aux autorités de la paroisse dont on relève. Des règles spéciales s’appliquent aux mineurs.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25.  Dans sa requête du 20 novembre 1984 à la Commission (no 11581/85), M. Darby invoquait les articles 6 par. 1 et 9 (art. 6-1, art. 9) de la Convention. Il prétendait d’abord avoir subi de la part des autorités suédoises, à l’époque où il travaillait dans leur pays, une discrimination fondée sur sa qualité de Finnois domicilié dans les îles Åland; il contestait aussi l’interprétation de la loi de 1951 d’après laquelle il avait l’obligation - contraire selon lui à ses droits de caractère civil - de payer l’intégralité de l’impôt ecclésial.
26.  Le 11 avril 1988, la Commission a retenu le grief tiré de ladite obligation et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
Dans son rapport du 9 mai 1989 (article 31) (art. 31), elle arrive à la conclusion
- qu’il y a eu violation de l’article 9 (art. 9) de la Convention (dix voix contre trois) et de l’article 14 combiné avec lui (art. 14+9) (neuf voix contre quatre);
- qu’il ne s’impose pas de rechercher s’il y a eu infraction à l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1) (onze voix contre deux).
Le texte intégral de son avis et des opinions dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
EN DROIT
27.  M. Darby se plaint d’avoir dû verser à l’Église de Suède, de 1979 à 1981, 3 065 couronnes d’impôt spécial destiné à en financer les activités religieuses (paragraphe 16 ci-dessus). Il en résulterait une violation de l’article 9 (art. 9) de la Convention ainsi que de l’article 14, combiné avec lui (art. 14+9) ou avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1).
I.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINE AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (art. 14+P1-1)
28.  Les griefs du requérant concernent pour l’essentiel des conséquences prétendument discriminatoires de la législation fiscale suédoise. Dès lors, la Cour trouve plus naturel d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), qui a trait au droit de chacun au respect de ses biens.
29.  Aux termes du premier d’entre eux,
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention" - et dans le Protocole no 1 (article 5 de celui-ci) (P1-5) - "doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
Le second a la teneur suivante:
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes."
Selon le M. Darby, le refus de l’exonérer de la partie litigieuse de l’impôt ecclésial pour la seule raison qu’il n’était pas officiellement enregistré comme résident en Suède a constitué une discrimination par rapport à d’autres individus, eux aussi non membres de l’Église mais enregistrés de la sorte.
Si deux membres de la minorité de la Commission souscrivent à cette thèse, le Gouvernement estime disproportionné de considérer comme une discrimination la différence de traitement dont il s’agit.
30.  Par son second alinéa, l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1-2) inclut dans son domaine l’obligation de payer l’impôt. L’article 14 (art. 14) de la Convention s’y applique donc également (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Inze du 28 octobre 1987, série A no 126, pp. 17-18, paras. 36-40).
31.  Ce texte protège les personnes placées dans des situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des droits que leur garantissent la Convention et ses Protocoles, mais une distinction de traitement au détriment de l’une d’elles n’est discriminatoire qu’à défaut de "justification objective et raisonnable", c’est-à-dire en l’absence d’un "but légitime" et d’un "rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (voir notamment l’arrêt Inze précité, ibidem, p. 18, par. 41).
32.  Il appert d’abord que M. Darby peut affirmer s’être trouvé, quant à son droit à une exonération au titre de la loi de 1951, dans une situation analogue à celles de tiers, eux aussi non membres de l’Église mais officiellement enregistrés comme résidents.
33.  A propos du but de la différence de traitement entre résidents et non-résidents, il échet de relever ce qui suit. Le projet (1951:175) d’où sortit la loi de 1951 motivait ainsi la décision de réserver aux premiers le droit à exonération: les arguments invoqués en faveur de la réduction n’avaient pas autant de poids dans le cas des seconds et la consentir à ceux-ci compliquerait la procédure (paragraphe 22 ci-dessus). De son côté, le projet introduisant les amendements à l’origine du présent litige (1978/1979:58) ne mentionnait pas la situation spéciale qu’ils créeraient pour les non-résidents au regard de la loi de 1951 (paragraphe 20 ci-dessus). En fait, à l’audience devant la Cour le Gouvernement a déclaré ne pas prétendre que la distinction eût un but légitime.
34.  Dès lors, la mesure en cause ne saurait passer pour fondée sur un but légitime aux fins de la Convention, de sorte qu’il y a eu méconnaissance de l’article 14 de cette dernière combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1).
II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 9 (art. 9) DE LA CONVENTION, PRIS ISOLEMENT OU COMBINE AVEC L’ARTICLE 14 (art. 14+9)
35.  Vu les circonstances de l’espèce et la conclusion figurant au paragraphe précédent, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner de surcroît le grief selon lequel le requérant a subi une violation de sa liberté de religion, protégée par l’article 9 (art. 9), ou une discrimination contraire à l’article 14 (art. 14) dans la jouissance de ce droit.
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
36.  D’après l’article 50 (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
Le requérant sollicite la réparation d’un préjudice matériel et d’un dommage moral, ainsi que le remboursement de ses frais et dépens. Le Gouvernement conteste une partie de ses revendications, tandis que le délégué de la Commission ne les commente pas.
A. Préjudice matériel
37.  M. Darby veut recouvrer le montant indûment payé par lui de 1979 à 1981, soit 3 065 couronnes suédoises (paragraphe 16 ci-dessus), plus des intérêts, à calculer d’après la loi suédoise régissant la matière (räntelagen), à partir de l’année de la levée des impôts et jusqu’à la date de la restitution. Le Gouvernement accepte en principe cette prétention, mais soutient que ladite loi ne s’applique pas. Il laisse néanmoins à la Cour le soin de déterminer si la somme réclamée doit être majorée sur une base équitable.
38.  La Cour accorde à l’intéressé 8 000 couronnes de ce chef, à savoir les 3 065 couronnes versées de 1979 à 1981 et des intérêts évalués en fonction des taux en vigueur à l’époque en Suède.
B. Dommage moral
39.  Le requérant demande aussi 50 000 couronnes d’indemnité pour tort moral. Il affirme:
a) qu’il a souffert de devoir contribuer directement aux activités religieuses d’une Église étrangère;
b) qu’il lui a fallu engager, sans l’assistance d’un avocat, plusieurs procédures devant les juridictions suédoises pour combattre l’obligation lui incombant d’acquitter l’impôt ecclésial et que le travail en résultant a entraîné pour lui sinon des frais, du moins une forte tension et une grande perte de temps;
c) que les mesures prises par lui pour adapter sa vie à la décision de l’administration nationale des impôts (paragraphe 11 ci-desus) ont elles aussi mis ses nerfs à rude épreuve.
Le Gouvernement ne trouve pas la situation incriminée assez grave pour justifier l’octroi du montant sollicité.
40.  Ainsi qu’il le souligne, les revendications correspondant au point c) n’ont aucun rapport avec la violation constatée car on ne saurait considérer que l’obligation de payer l’impôt ecclésial exigeait de telles mesures. Pour le surplus, la Cour constate avec le Gouvernement qu’en s’adressant au juge national, M. Darby recherchait surtout son rattachement au "district commun" où il eût non seulement échappé audit impôt, mais plus généralement bénéficié d’un meilleur traitement fiscal (paragraphe 19 ci-dessus).
En conclusion, le présent arrêt fournit une satisfaction équitable suffisante pour un éventuel préjudice moral.
C. Frais et dépens
41.  Le requérant revendique 11 575 couronnes pour frais exposés par lui pendant l’instance devant la Commission, où il a défendu lui-même sa cause. Au titre de la procédure devant la Cour, il demande 18 278 couronnes pour les frais de son avocat, 129 500 couronnes pour les honoraires de ce dernier et 14 000 couronnes pour sa propre présence aux débats.
Le Gouvernement estime assez élevés les honoraires de l’avocat et s’en remet à la Cour en ce qui concerne une indemnité à verser à M. Darby pour sa venue à l’audience. Il accepte les autres postes.
42.  Statuant en équité et tenant compte des sommes perçues du Conseil de l’Europe par la voie de l’aide judiciaire, la Cour accorde à l’intéressé 90 000 couronnes de ce chef.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1.   Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1);
2.   Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 9 (art. 9) de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+9);
3.   Dit que la Suède doit payer au requérant 8 000 (huit mille) couronnes suédoises pour préjudice matériel et 90 000 (quatre-vingt-dix mille) pour frais et dépens;
4.   Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 octobre 1990.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
* L'affaire porte le n° 17/1989/177/233.  Les deux premiers chiffres en désignent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s'appliquent en l'espèce.
* Note du greffier: Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 187 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT DARBY c. SUEDE
ARRÊT DARBY c. SUEDE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 11581/85
Date de la décision : 23/10/1990
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 14+P1-1 ; Non-lieu à examiner les art. 9 et 14+9 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 9-1) LIBERTE DE RELIGION


Parties
Demandeurs : DARBY
Défendeurs : SUEDE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1990-10-23;11581.85 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award