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26/06/1992 | CEDH | N°12747/87

CEDH | AFFAIRE DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE


COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
(Requête no12747/87)
ARRÊT
STRASBOURG
26 juin 1992
En l’affaire Drozd et Janousek c. France et Espagne*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière en application de l’article 51 du règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spie

lmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens,
Mme  E. Palm,
MM.  R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
F. Bigi,
Sir  ...

COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
(Requête no12747/87)
ARRÊT
STRASBOURG
26 juin 1992
En l’affaire Drozd et Janousek c. France et Espagne*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière en application de l’article 51 du règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens,
Mme  E. Palm,
MM.  R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
F. Bigi,
Sir  John Freeland,
MM.  A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
J.A. Carrillo Salcedo, juge ad hoc,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 janvier et 27 mai 1992,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 8 mars 1991, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 12747/87) dirigée contre la République française et le Royaume d’Espagne; un ressortissant espagnol, M. Jordi Drozd, et un ressortissant tchécoslovaque, M. Pavel Janousek, en avaient saisi la Commission le 26 novembre 1986 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’aux déclarations française et espagnole reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle vise à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État français aux exigences des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6) et de l’État espagnol à celles du second d’entre eux.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l’instance et ont désigné leur conseil (article 30).
3. Sous réserve de ce qui suit, la chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française, M. J.M. Morenilla, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Par une lettre du 18 mars 1991 au président, M. Morenilla a déclaré se récuser en application de l’article 24 par. 2 du règlement, car il avait représenté le gouvernement espagnol devant la Commission en tant qu’agent.
Le 21 mars, sur les instructions du président, le greffier a invité les agents des deux gouvernements en cause à lui indiquer si la France et l’Espagne avaient selon eux "un intérêt commun" au sens de l’article 25 par. 1 du règlement. Ils ont répondu par la négative les 4 et 5 avril respectivement.
Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a tiré au sort, le 23 avril, le nom de six membres de celle-ci, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. J. De Meyer, Mme E. Palm et M. R. Pekkanen, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Le 10 mai, l’agent du gouvernement espagnol a notifié au greffier la nomination de M. J.A. Carrillo Salcedo, professeur à l’Université de Séville, en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).
4. M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier les agents des gouvernements français et espagnol, le délégué de la Commission et le représentant des requérants au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, ils ont déposé leurs mémoires respectifs les 4 novembre, 28 octobre, 21 novembre et 10 décembre 1991.
5. Par des lettres arrivées au greffe les 19 et 25 avril puis le 17 juin, Me F. Ruhlmann, avocat au barreau de Strasbourg, a, au nom du conseil exécutif de la Principauté d’Andorre, formulé des demandes au titre des articles 37 par. 2 et 41 par. 1 du règlement. Le 25 septembre, M. le vice-président J. Cremona, remplaçant M. Ryssdal, empêché, a décidé de l’autoriser à présenter des observations écrites sur les conclusions du rapport de la Commission, du 11 décembre 1990; en revanche, et toujours le même jour, la chambre n’a pas estimé nécessaire en l’état d’entendre l’intéressé lors des débats.
Le greffier a reçu les observations en question le 29 novembre.
6. Le 25 septembre, la chambre a résolu de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 51 du règlement). Entré en fonctions avant l’audience, M. L. Wildhaber a remplacé Mme Bindschedler-Robert, qui avait donné sa démission (article 2 par. 3 du règlement).
7. M. Drozd (22 mars 1991 et 2 janvier 1992), M. Janousek (27 mars et 6 décembre 1991) et l’agent du gouvernement français (3 janvier 1992) ont écrit au greffier au sujet de la possibilité, pour les requérants, de se présenter en personne à l’audience malgré leur incarcération. Ledit Gouvernement a indiqué qu’il renonçait, en l’occurrence, à invoquer la déclaration contenue dans son instrument de ratification et qui tend à exclure les personnes détenues du bénéfice de l’article 4 par. 1 a) de l’Accord européen du 6 mai 1969 concernant les personnes participant aux procédures devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme.
8. Le 14 janvier 1992, le conseil des requérants a formulé une demande de satisfaction équitable.
9. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 21 janvier 1992, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le gouvernement français
M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères,  agent,
Mme M.-R. d’Haussy, chargée de mission
à la direction des affaires juridiques, ministère des  
Affaires étrangères,
Mlle M. Picard, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques, ministère des  
Affaires étrangères,
M. P. Darbeda, magistrat détaché
à la direction de l’administration pénitentiaire, ministère  
de la Justice,
Mme C. Cosson, magistrat détaché
au service des affaires européennes et internationales,  
ministère de la Justice,
M. J.-C. Sacotte, magistrat,  conseils;
- pour le gouvernement espagnol
MM. J. Borrego Borrego, chef
du service juridique des droits de l’homme, ministère de la   Justice,  agent,
J.A. Pastor Ridruejo, chef
du service juridique international, ministère des Affaires  
étrangères,  conseil;
- pour la Commission
M. H. Danelius,  délégué;
- pour les requérants
Me M. Bloch, avocat,  conseil,
Me Y. Junient, avocate,  conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le gouvernement français, M. Pastor Ridruejo pour le gouvernement espagnol, M. Danelius pour la Commission et Me Bloch pour les requérants.
M. Janousek a assisté en personne à l’audience.
10. A l’occasion de celle-ci et le 30 janvier, l’agent du gouvernement français a produit plusieurs pièces.
Le 24 février, l’agent du gouvernement espagnol a répondu par écrit à des questions de la Cour.
EN FAIT
11. M. Jordi Drozd, citoyen espagnol, et M. Pavel Janousek, ressortissant tchécoslovaque, purgent en France une peine de quatorze ans d’emprisonnement qu’une juridiction de la Principauté d’Andorre leur a infligée pour un vol à main armée commis à Andorre-la-Vieille. Le premier se trouve à Muret (Haute-Garonne), le second à Yzeure (Allier).
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
12. Le 6 mars 1986, R., représentant en joaillerie-bijouterie de la maison F. de Barcelone, logeait dans un hôtel d’Andorre-la-Vieille. Alors qu’il se trouvait dans sa chambre, deux individus l’attaquèrent et lui dérobèrent, selon ses déclarations, des bijoux d’une valeur de 65 000 000 pesetas et une somme de 33 000 pesetas.
A. Faits non contestés
13. Plusieurs faits ne prêtent pas à contestation entre gouvernements défendeurs et requérants.
1. L’instruction
14. R. porta plainte contre X pour vol à main armée, à la suite de quoi la police arrêta MM. Drozd et Janousek le 7 mars.
15. L’un des bayles épiscopaux (paragraphe 49 ci-dessous) ouvrit alors une instruction.
La police organisa dans ses locaux un premier "test de reconnaissance", lequel semble n’avoir pas abouti, puis un second au cours duquel R. identifia les requérants comme les auteurs du crime. La défense critiqua cependant les conditions de déroulement des "tests" en question.
2. Le jugement
16. Renvoyés en jugement, les requérants comparurent le 26 mars 1986 devant le Tribunal des Corts (paragraphe 51 ci-dessous). Il se composait du juge des appellations, H. P., conseiller honoraire à la cour d’appel de Toulouse, nommé par le coprince français, et de deux assesseurs, N. T., remplaçant le viguier français et désigné par celui-ci, conseiller honoraire à la cour d’appel de Montpellier, et F. B., viguier épiscopal, juriste espagnol choisi par l’évêque d’Urgel (paragraphe 52 ci-dessous).
17. Le même jour, le tribunal prononça son jugement en langue catalane et en audience publique. La notification aux requérants du texte espagnol eut lieu le lendemain.
Le tribunal condamna chacun des accusés à quatorze ans d’emprisonnement et ordonna leur expulsion du territoire de la Principauté.
18. MM. Drozd et Janousek exercèrent le seul recours qui à l’époque s’ouvrît à eux, un recours en rétractation devant les mêmes juges. Le Tribunal des Corts les en débouta le 3 juillet 1986.
19. Les intéressés choisirent tous deux de subir leur peine en France plutôt qu’en Espagne (paragraphe 56 ci-dessous) et reçurent sans doute de la viguerie française, selon l’usage, une traduction française de la décision de condamnation.
20. Ils n’introduisirent pas un recours en "supplication" (recurs de suplicació) devant le Tribunal supérieur des Corts, une nouvelle voie de droit instituée par le décret du 13 juillet 1990 (paragraphe 54 ci-dessous) et empruntée parfois avec succès par d’autres condamnés, dont un autre client de leur avocat. Le texte en question, qui ne fut pas communiqué à MM. Drozd et Janousek ou à leur conseil, parut le 21 dans le Butlletí Oficial del Principat d’Andorra.
B. Faits contestés
21. Gouvernements défendeurs et requérants présentent des versions différentes pour certains faits.
1. La présence d’un bayle épiscopal dans la chambre des délibérés
22. Tout en admettant ne pas en posséder la preuve, car ils ne se trouvaient évidemment pas sur place pour le constater, les requérants affirment que le bayle épiscopal chargé de l’instruction assista au délibéré du Tribunal des Corts.
23. Les gouvernements défendeurs répondent que tel ne fut pas et ne pouvait être le cas.
2. L’insuffisance des connaissances linguistiques de l’un des membres de la juridiction
24. Selon les requérants, l’assesseur français parlait insuffisamment l’espagnol, et encore moins le catalan, langue d’audience, ce qui le priva de la possibilité réelle d’intervenir dans les débats.
25. Le gouvernement français précise que la connaissance du catalan et, au minimum, la compréhension de l’espagnol figurent parmi les critères de sélection des magistrats français appelés à exercer en Andorre des fonctions judiciaires. Il ajoute qu’en l’espèce les membres du tribunal étaient tous trois d’origine catalane et qu’ils parlaient et comprenaient parfaitement le catalan. Il affirme enfin qu’ils prirent la parole au cours de l’audience.
Quant au gouvernement espagnol, il note que le Tribunal des Corts a pour pratique de formuler les questions et de recevoir les réponses en français ou en espagnol, si les accusés comprennent une de ces langues - ce qui était le cas de l’espagnol pour chacun des requérants - et n’exigent pas l’assistance d’un interprète - le contraire ne ressort pas du compte rendu de l’audience. A aucun moment MM. Drozd et Janousek n’auraient été interrogés en catalan.
3. L’absence d’"isolement" des témoins et de la victime avant leur déposition
26. Les requérants soutiennent que les témoins ne furent pas "isolés" avant de déposer et que la victime prétendue entendit les déclarations des accusés avant de venir à la barre.
27. Les Gouvernements tiennent ces assertions pour inexactes, eu égard aux prescriptions de l’article 161 du code andorran de procédure pénale tel qu’il s’appliquait à l’époque.
4. Le défaut d’assistance d’un interprète
28. M. Janousek prétend n’avoir pas bénéficié de l’assistance d’un interprète au stade de l’instruction; quant à l’interprétation assurée à l’audience, elle aurait été incomplète, ce qui l’aurait empêché de prendre une part active aux débats et notamment de s’expliquer sur les témoignages.
29. Selon les explications fournies à la Commission par les Gouvernements, un interprète désigné par les autorités espagnoles ne manqua pas de remplir son office tout au long de la procédure, et rien ne permet de taxer d’inexactes les traductions orales effectuées par lui.
Devant la Cour, le gouvernement espagnol a produit des pièces attestant l’intervention d’une interprète germanophone puis de sa remplaçante au cours de l’instruction; il a néanmoins reconnu que le compte rendu du procès était muet à ce sujet.
5. Le défaut d’assistance d’un avocat
30. M. Janousek se plaint enfin de n’avoir pas reçu l’aide d’un avocat pendant l’instruction.
31. Selon les Gouvernements, les requérants furent dès leur inculpation avertis de leur droit de nommer un avocat de leur choix pour la défense de leurs intérêts, droit dont ils usèrent.
II. L’ORDRE JURIDIQUE ANDORRAN
32. Le droit public andorran tire son origine de deux paréages, ou sentences arbitrales, de 1278 et 1288. Ils proclamaient le principe de l’égalité des droits des seigneurs féodaux, à savoir le comte de Foix - dont les droits furent par la suite transférés au roi de France puis au président de la République française - et l’évêque d’Urgel. Sur la base de ces paréages et au fil du temps, les seigneurs accordèrent des privilèges aux Andorrans et adoptèrent des décrets, complétés par le droit coutumier qui notamment délimita les compétences entre les organes de la Principauté.
33. En matière civile, les juridictions andorranes appliquent le droit coutumier consigné dans le Manual digest (1748) et le Politar (1767), et à titre subsidiaire le droit romain, le droit catalan et le droit canon. Dans le domaine pénal, les sources pertinentes consistent dans certains décrets des viguiers et dans le droit coutumier, codifiés en 1984. Enfin, pour les affaires administratives entrent en jeu les textes édictés par les conseils de paroisse et le Conseil général des Vallées ainsi que les dispositions arrêtées par les délégués permanents (paragraphes 40, 42 et 44 ci-dessous).
A. Les institutions
1. Les coprinces
34. Deux coprinces dirigent Andorre: le président de la République française et l’évêque d’Urgel (province de Lleida/Lerida, Espagne).
Ce dernier se trouve dépourvu de toute fonction étatique en Espagne et sa nomination relève exclusivement du pape depuis l’accord du 19 août 1976 entre le Saint-Siège et le Royaume. Les règles canoniques n’imposent aucune condition de nationalité, et le prélat en question est très souvent un citoyen espagnol ou andorran. Selon la justice espagnole (Audiencia Nacional, arrêts des 3 octobre 1990 et 25 avril 1991), il jouit des privilèges et immunités que le droit international reconnaît aux chefs d’État étrangers.
Les droits et prérogatives des coprinces se rattachent à la charge de ceux-ci; ils s’acquièrent et se perdent donc avec elle.
a) Les pouvoirs
i. Les pouvoirs conjoints
35. Selon une pratique uniforme et constante, les coprinces exercent leurs pouvoirs conjointement. Cette règle générale se fonde sur la coutume et manifeste l’égalité entre les intéressés; elle ne souffre que des exceptions fort limitées.
ii. Les pouvoirs propres
36. Chaque coprince détient en outre des pouvoirs qui lui reviennent en propre. Il s’agit d’abord de la nomination du viguier et du délégué permanent ainsi que des membres de l’un des deux "sénats" du Tribunal supérieur (paragraphes 37, 39 et 66 ci-dessous); le Conseil général des Vallées a toutefois un droit de présentation des bayles (paragraphe 49 ci-dessous) et des notaires, qui limite la liberté du coprince épiscopal et celle du viguier français. Il s’agit ensuite du jugement des recours en queixa - survivances du "recours de supplique" féodal - introduits contre les règlements et actes du gouvernement et contre les lois du Conseil général des Vallées.
b) Les représentants
i. Les viguiers
37. Représentants directs des coprinces en Andorre, où ils résident et dont ils ont la nationalité pendant leurs fonctions, les viguiers sont nommés pour une durée illimitée, le viguier français - un diplomate - par le coprince français, le viguier épiscopal - généralement un juriste, espagnol ou andorran - par le coprince épiscopal.
38. Ils jouissent de pouvoirs de nature législative, qui se traduisent par des décrets et couvrent de multiples matières: organisation de la justice et de la procédure tant civiles que pénales; immigration; sûreté, ordre public, protection de la morale et des bonnes moeurs. En outre, ils s’acquittent de tâches de caractère exécutif: commandement de la milice, qui rassemble tous les hommes âgés de seize à soixante ans, et de la police andorranes; délivrance ou refus aux étrangers de permis de séjour de longue durée; validation des passeports andorrans; examen des demandes d’acquisition de nationalité. Enfin, ils remplissent un rôle de type juridictionnel: instruction des décisions des coprinces sur les recours en queixa (paragraphe 36 ci-dessus); possibilité de siéger au Tribunal des Corts (paragraphe 52 ci-dessous).
ii. Les délégués permanents
39. Institués à la fin du siècle dernier, les délégués permanents ne résident pas en Andorre. Le délégué permanent français est le préfet des Pyrénées-Orientales, secondé dans ses fonctions par une partie des services préfectoraux. Les fonctions de délégué permanent épiscopal incombent, par tradition, au vicaire général du diocèse d’Urgel.
40. Tous deux possèdent des compétences législatives, judiciaires et administratives qu’ils exercent ensemble au nom des coprinces. En particulier, ils adoptent des décrets parfois fort importants dans les domaines "constitutionnel" (par exemple la création de la paroisse des "Escaldes Engordany" en 1978 et du tribunal des taxes en 1979) et "administratif" non économique (par exemple le code de la nationalité andorrane en 1977).
2. Les organes "populaires"
41. La Principauté compte aussi plusieurs institutions où siègent des personnes élues au suffrage universel.
a) Les conseils de paroisse
42. Le territoire andorran se divise en sept paroisses, chacune administrée par un conseil (comu). Ce dernier comprend de dix à quatorze personnes ayant un mandat de quatre ans et choisissant en leur sein un consol major et un consol minor. Gérant les affaires et les biens de la paroisse, il dispose aussi d’un pouvoir réglementaire. Ses décisions sont susceptibles d’appel devant le gouvernement.
b) Les conseils de quart
43. Le quart correspond à un village ou à un hameau et n’existe que dans quelques paroisses. Son conseil rassemble autant de membres que de maisons (casa), lesquels nomment un représentant (llevador). Il a parfois des compétences administratives.
c) Le Conseil général des Vallées
44. L’origine du Conseil général des Vallées remonte à la création du conseil de la terre en 1419. Restructuré en 1886 puis en 1981, il se qualifie désormais d’"assemblée politique la plus représentative du peuple andorran". Ses vingt-huit membres (quatre par paroisse) sont désignés pour quatre ans par tous les Andorrans de plus de dix-huit ans. Ils élisent un syndic général (président), ainsi qu’un sous-syndic (vice-président), et travaillent en juntes (commissions).
Le Conseil général vote des lois, approuve le budget de la Principauté et contrôle l’action du gouvernement. En pratique, les coprinces n’interviennent pas dans ses domaines de compétence, sauf s’ils se trouvent appelés à statuer sur un recours en queixa (paragraphe 36 ci-dessus).
En son sein ou au dehors, le Conseil général choisit le chef de l’exécutif, qui lui-même désigne les autres membres - quatre à six - du conseil exécutif, organe nouvellement instauré par les coprinces (décret du 15 juillet 1981 "sur le processus de réforme des institutions"). Le conseil exécutif a des tâches variées: mise en oeuvre des décisions du Conseil général; proposition de textes; préparation puis exécution du budget; direction et contrôle de l’administration et des services publics.
Le Conseil général peut adopter par au moins dix-neuf voix une motion de censure à l’encontre du conseil exécutif.
d) L’Assemblée Magna
45. L’Assemblée Magna peut être convoquée quand il s’agit de prendre des décisions d’une importance exceptionnelle. Elle regroupe les conseillers généraux, les consols et quatre autres représentants - généralement élus lors d’une "réunion du peuple" - pour chaque paroisse.
B. Le système judiciaire
46. Sauf le tribunal de Visura, qui règle les conflits de voisinage et relève du Conseil général, les juridictions andorranes ont leur base légale dans le "droit de justice" historique des coprinces et dépendent donc directement de ces derniers.
Leurs membres sont toujours de nationalité andorrane au niveau inférieur et souvent d’origine étrangère à l’échelon supérieur, en raison de l’exiguïté de la Principauté et du souci de préserver l’indépendance des intéressés.
47. En règle générale, les nominations incombent aux coprinces.
Le choix du coprince français se porte traditionnellement sur des magistrats français, honoraires ou détachés par le ministère de la Justice, et tient compte de la compétence personnelle, de la connaissance du droit andorran et de la langue catalane ainsi que de la compréhension de l’espagnol.
Celui du coprince épiscopal retient comme critères la compétence, l’indépendance, l’absence d’intérêts personnels en Andorre et la disponibilité, les fonctions de magistrat en Espagne étant incompatibles avec celles de juge en Andorre, même à temps partiel et pour une durée déterminée.
1. La justice pénale
48. Un décret des viguiers, du 30 décembre 1975, a jeté les bases d’une nouvelle justice pénale, en prévoyant notamment l’intervention d’avocats et l’institution d’un ministère public; il a été suivi d’un décret de procédure pénale du 10 avril 1976. Fondé sur les décrets des viguiers et le droit coutumier, un code de procédure pénale a été promulgué en 1984 et amendé le 16 février 1989.
a) Les institutions
i. Les bayles
49. Juges de première instance en matière pénale et civile, les bayles (battles) s’acquittent aussi d’autres tâches. Ils mènent l’instruction après l’accomplissement d’une infraction, veillent à l’exécution des décisions judiciaires rendues en Andorre et siègent comme assesseurs - sans voix délibérative - au Tribunal des Corts (paragraphe 52 ci-dessous).
Depuis le décret des viguiers du 6 août 1977, leur nombre s’élève à quatre. Le viguier français et le coprince épiscopal en désignent chacun deux, sur une liste de sept noms dressée par le Conseil général des Vallées. Les intéressés doivent posséder la nationalité andorrane.
ii. Le tribunal des délits mineurs
50. Institué par les coprinces en 1988, le tribunal des délits mineurs examine en premier ressort les affaires pénales de peu de gravité. Ses jugements peuvent donner lieu à un appel devant le Tribunal des Corts.
iii. Le Tribunal des Corts
51. Jusqu’au 15 octobre 1990, le Tribunal des Corts constituait la juridiction pénale suprême. Il "connaît (...) de toutes les causes pour les délits commis sur le territoire des Vallées, sans différences ni distinctions de personnes, et pour les délits commis par les Andorrans à l’étranger" (article 2 du code andorran de procédure pénale). Il statue aussi sur les appels formés contre les jugements des bayles.
52. Le Tribunal comprend trois membres: le juge des appellations et les deux viguiers.
Le juge des appellations, qui préside, dirige les débats et rédige l’arrêt en qualité de rapporteur. Il se prononce seul sur les recours exercés en matière de détention provisoire. Magistrat français ou espagnol nommé pour cinq ans à tour de rôle par chaque coprince, il doit connaître le droit de la Principauté et la langue officielle de celle-ci, le catalan.
Les viguiers (paragraphes 37-38 ci-dessus) ont le pouvoir de siéger mais renoncent en général à s’en prévaloir. Le viguier français - un diplomate désigné par le coprince français pour une durée indéterminée - se fait depuis 1981 remplacer par un magistrat français, honoraire ou détaché par le ministre de la Justice; quant au viguier épiscopal, il n’a plus siégé depuis le 22 avril 1988 et délègue désormais ses fonctions à un magistrat espagnol (paragraphe 16 ci-dessus). Les viguiers ou leurs suppléants n’ont pas l’obligation d’être andorrans et juristes, mais doivent parler le catalan. Ils sont assistés de deux bayles, de deux notaires faisant fonction de greffiers, d’un huissier et de deux rahonadors, membres du Conseil général des Vallées délégués par ce dernier.
53. La charge du ministère public incombe à un fiscal general et à un fiscal general adjoint, choisis pour cinq ans par celui des coprinces qui n’a pas nommé le juge des appellations.
iv. Le Tribunal supérieur des Corts
54. Par un décret du 12 juillet 1990 - en voie de préparation depuis 1981 -, les viguiers ont créé une nouvelle juridiction, le Tribunal supérieur des Corts, qui se compose de quatre magistrats désignés pour cinq ans par les coprinces et se prononce sur les recours en "supplication" formés contre les arrêts du Tribunal des Corts.
Le lendemain, ils ont adopté un autre décret relatif à la procédure, comportant des dispositions transitoires ainsi libellées:
"1. Les condamnés qui, avant l’entrée en vigueur du présent décret, doivent exécuter ou" - tels les requérants - "sont en train d’exécuter des peines privatives de liberté en vertu d’arrêts du Tribunal des Corts pourront former un recours en ‘supplication’ contre ceux-ci devant le Tribunal supérieur, dans le délai de deux mois à partir de l’entrée en vigueur du présent décret.
2. Le présent décret entrera en vigueur le 15 octobre 1990."
b) L’exécution des peines
55. L’article 234 du code andorran de procédure pénale prévoit deux régimes distincts pour l’exécution des peines privatives de liberté infligées en Andorre: le condamné subit sa peine dans un centre pénitentiaire de la Principauté si sa durée n’atteint pas trois mois, dans un établissement français ou espagnol s’il en va autrement.
i. Le choix du pays de détention
56. Dans la seconde hypothèse, le choix entre la France et l’Espagne relève de l’intéressé. Il revêt un caractère définitif et implique l’acceptation tacite du régime pénitentiaire du pays retenu. Il trouve son origine dans le droit coutumier, traditionnellement appliqué depuis le XIIe siècle.
De 1979 à 1989, 32 condamnés ont demandé leur transfèrement en France et 134 en Espagne. En 1990 et 1991, les prisons françaises n’ont accueilli aucun détenu en provenance d’Andorre.
ii. Le régime français
57. Si, comme en l’espèce, le condamné opte pour la France, l’exécution de sa peine obéit aux dispositions du code français de procédure pénale (circulaire du ministre de la Justice, du 8 février 1983). Comme toute personne condamnée à l’étranger et transférée en France, il peut - selon le Gouvernement - bénéficier de réductions de peine, de permissions de sortie ou de la semi-liberté au même titre et dans les mêmes conditions que les détenus condamnés par une juridiction française (article D.505 du code de procédure pénale).
58. Le juge de l’application des peines a seul compétence pour admettre le détenu au bénéfice de la libération conditionnelle ou - sans dépasser le plafond légal - d’une réduction de peine.
Quand la période de détention excède trois ans, l’octroi d’une libération conditionnelle dépend du ministre de la Justice, lequel doit obtenir au préalable l’accord du Tribunal des Corts (article 253 du code andorran de procédure pénale).
59. Aux termes de l’article 710 du code français de procédure pénale, les incidents contentieux relatifs à l’exécution des peines sont portés devant la juridiction qui a prononcé la sentence, à savoir en l’occurrence celle d’Andorre.
iii. La grâce
60. Une grâce individuelle ne peut être accordée que par les deux coprinces agissant de concert.
61. Quant aux grâces collectives, elles ne profitent pas aux détenus condamnés par des juridictions andorranes et purgeant leur peine en France: un décret du président de la République française, de 1985, excluait expressément ces derniers. Les décrets présidentiels des 17 juin 1988 et 13 juin 1989, eux, autorisaient la mise en jeu de la grâce si les conventions internationales ratifiées par la France le permettaient, mais aucun arrangement particulier n’existe en la matière avec la Principauté.
iv. L’amnistie
62. Seules les autorités andorranes ont compétence pour décider une amnistie. En outre, le Tribunal des Corts peut rectifier sa propre sentence en allégeant la peine et accorder, sous l’expression de "liberté provisoire", une véritable libération conditionnelle.
2. La justice civile
63. En matière civile, il existe trois degrés de juridiction.
64. Les bayles (paragraphe 49 ci-dessus) ont, comme dans le domaine pénal, compétence en première instance.
65. Le juge des appellations (paragraphe 52 ci-dessus) connaît des recours formés contre les décisions des bayles.
66. Statuant en dernier ressort, le Tribunal supérieur d’Andorre comporte deux "sénats": le tribunal supérieur de Perpignan et le tribunal supérieur de la Mitre.
Le premier comprend deux membres de droit (le président du tribunal de grande instance de Perpignan et le viguier français, lequel ne siège plus depuis plusieurs années) et deux membres désignés pour quatre ans par le coprince français (un avocat au barreau de Perpignan et une personne connaissant la langue et les usages andorrans). Il n’applique pas le droit français et ne suit pas la procédure française; en particulier, il échappe au contrôle de la Cour de cassation.
Le second se compose d’un président, d’un vice- président et de quatre juges (vocals), nommés par le coprince épiscopal.
Les deux "sénats" ont leurs sièges respectifs à Perpignan et à Urgel, mais ils exercent leurs fonctions en Andorre.
III. LE "STATUT" INTERNATIONAL D’ANDORRE
67. La Principauté d’Andorre a en droit international public un "statut" qui frappe par son originalité et son ambiguïté, au point qu’elle passe souvent pour une entité sui generis.
La pratique suivie ces dernières années laisse désormais conclure à l’existence d’un consensus entre les coprinces pour se considérer comme égaux dans l’exercice des compétences internationales d’Andorre. Celle-ci a noué en la matière un certain nombre de relations aussi bien bilatérales que multilatérales.
A. Les relations bilatérales
1. Les relations avec la France
68. Les relations entre Andorre et la France ne correspondent pas au modèle des rapports entre États souverains et n’ont jamais pris la forme d’accords internationaux, le coprince français étant président de la République française et le gouvernement de celle-ci ayant toujours refusé de reconnaître un caractère étatique à la Principauté. Elles revêtent différentes modalités: actes unilatéraux français, tels que la création d’écoles françaises; arrangements administratifs, par exemple pour la sécurité sociale, les réseaux téléphoniques ou les régimes douaniers; rapports de fait, résultant tantôt de la coutume (il en va ainsi de l’exécution de certaines peines hors de la Principauté - paragraphes 55-62 ci-dessus), tantôt de la pratique administrative ou judiciaire (non soumises à l’exequatur, les décisions judiciaires andorranes possèdent en France l’autorité de la chose jugée).
Par ailleurs, le gouvernement français met à la disposition d’Andorre une unité de la gendarmerie nationale.
Enfin, la France n’a pas de consulat dans la Principauté; ses ressortissants y dépendent de la préfecture des Pyrénées-Orientales.
2. Les relations avec l’Espagne
69. Les relations entre Andorre et l’Espagne obéissent à un schéma analogue. Elles se manifestent par des actes unilatéraux espagnols, comme le décret royal du 10 octobre 1922 fixant le régime commercial entre la Principauté et le Royaume, et par des arrangements bilatéraux, tels les accords de type administratif en matière de sécurité sociale.
Le gouvernement espagnol offre certains services à la Mitre. Ainsi, une unité de la garde civile stationne en Andorre: ses membres ne relèvent plus de leur administration d’origine et le viguier épiscopal peut s’opposer efficacement à leur nomination et à leur présence; les autorités espagnoles prennent en charge les soldes tandis que le budget andorran supporte les frais d’équipement et de fonctionnement liés aux activités administratives, notamment consulaires.
Il n’existe pas de consulat d’Espagne en Andorre, le viguier épiscopal jouant de facto le rôle de consul pour les Espagnols.
3. Les relations avec des États autres que la France et l’Espagne
70. La Principauté n’entretient de relations diplomatiques avec aucun État.
En revanche, elle a noué des rapports consulaires avec les huit pays suivants: Allemagne, Argentine, Belgique, États- Unis d’Amérique, Italie, Royaume-Uni, Suisse et Venezuela. Elle n’a pourtant pas de représentation consulaire propre, ses nationaux bénéficiant en la matière de la protection des autorités françaises et espagnoles.
B. Les relations multilatérales
1. Les organisations internationales
71. Andorre n’est membre d’aucune organisation internationale intergouvernementale.
Les 15-18 octobre 1990, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a "demandé au Secrétaire Général de prendre contact avec les deux coprinces pour définir les domaines susceptibles de se prêter à une coopération entre le Conseil de l’Europe et la Principauté d’Andorre". Il donnait ainsi une "réponse intérimaire" à la Recommandation 1127 (1990) relative à la Principauté d’Andorre, adoptée le 11 mai 1990 par l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe.
2. Les conventions internationales
72. Andorre a adhéré à deux accords internationaux: la Convention universelle sur les droits d’auteur (Genève, 1952) et la Convention sur la protection des biens culturels en cas de conflits armés (La Haye, 1954).
3. Les conférences internationales
73. Depuis la Conférence universelle sur les droits d’auteur (Genève, 1952), Andorre participe régulièrement aux sessions de l’UNESCO. Elle a aussi envoyé une délégation à trois conférences: protection des biens culturels en cas de conflits armés (La Haye, 1954), révision de la Conférence universelle sur les droits d’auteur (Paris, 1971) et protection des phonogrammes (Genève, 1971).
Depuis 1973 et sur ordre des coprinces, les viguiers désignent ensemble les représentants de la Principauté à ces réunions. Quatre membres du Conseil général des Vallées accompagnent désormais lesdits représentants. Le chef du gouvernement est le porte-parole de la délégation.
4. Les Communautés européennes
74. Pendant plusieurs décennies la Principauté n’a pas fait partie du territoire douanier communautaire.
Le 20 mars 1989, le Conseil des Communautés européennes a adopté une directive invitant la Commission de Bruxelles à négocier avec Andorre un accord en vue de la création d’une union douanière pour les produits industriels.
Intervenu le 28 juin 1990 sous la forme d’un échange de lettres, l’accord en question est entré en vigueur le 1er janvier 1991. La lettre de la Principauté porte la signature des représentants des coprinces et celle du chef du gouvernement.
IV. LES PERSPECTIVES D’ÉVOLUTION
75. L’évolution des institutions et du "statut" international de la Principauté d’Andorre donne lieu depuis un certain temps à des débats et projets.
76. Le coprince français les a évoqués le 26 novembre 1991 dans un discours prononcé à Paris, au palais de l’Elysée, à l’occasion de la remise de la questia, somme d’argent symbolique qui lui est offerte les années impaires:
"Nous voici de nouveau ensemble, selon un usage dont vous savez bien qu’il remonte à plusieurs siècles, pour exprimer la continuité et la force des liens qui unissent les Andorrans au coprince.
Nous sommes très attachés à cette cérémonie qui me donne l’occasion - pour la sixième fois - de recevoir ici les représentants élus du peuple andorran et de traiter avec eux, directement, des affaires de la Principauté. Je suis particulièrement heureux d’accueillir, aujourd’hui, ceux d’entre eux que je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer depuis qu’ils exercent leurs hautes fonctions.
En venant pour la remise de la questia, vous montrez la fidélité profonde que vous portez à nos traditions. Attachement qui n’a rien de nostalgique, je le suppose, car vous êtes en même temps résolument tournés vers l’avenir; une volonté ferme vous anime de participer pleinement au mouvement du monde contemporain. L’essor économique remarquable des Vallées au cours des dernières décennies en témoigne, comme la modernisation de vos institutions. Entreprise il y a dix ans, celle-ci a pris un nouvel élan ces deux dernières années.
Depuis notre dernière rencontre en 1989, une étape décisive a été franchie pour le futur de la Principauté. Il s’agit de la Constitution dont les élus andorrans ont souhaité qu’elle fût dotée. Lors de la précédente cérémonie de la questia, j’avais fait part de ma disposition à favoriser les évolutions dans l’ordre interne et dans l’ordre international dès lors qu’elles répondraient aux aspirations légitimes du peuple andorran. C’est dans cet esprit que j’ai naturellement approuvé et appuyé la demande unanime exprimée par le Conseil général des Vallées d’élaborer une Constitution en accord avec le coprince évêque et le concours actif des élus andorrans dont je tiens à saluer ici le sens élevé de l’intérêt général; un accord est intervenu sur la méthode de travail, sur les objectifs et sur l’architecture du projet constitutionnel.
Ainsi sont déjà inscrits, dans le projet déjà très avancé, des principes aussi fondamentaux que l’instauration d’un État de droit démocratique et souverain, la reconnaissance de la souveraineté populaire, le respect de l’organisation territoriale des paroisses héritée de l’histoire, la garantie des droits et libertés, l’établissement d’un régime parlementaire assorti des règles assurant l’autorité du gouvernement et l’efficacité du contrôle du Conseil général des Vallées.
Vous êtes également résolus à simplifier et à unifier l’organisation de la justice dans le respect très strict de son indépendance avec le souci de mieux assurer et de garantir les droits des justiciables en vous inspirant des principes et des règles définis par la Convention européenne des Droits de l’Homme. En attendant, sans doute, que la Principauté adhère à cette Convention.
Je souscris pleinement à ces principes et je me réjouis des résultats importants déjà obtenus. Je tiens à vous en féliciter.
Je suis confiant dans votre volonté, dans votre capacité de poursuivre les travaux de préparation de la Constitution au rythme où ils ont progressé jusqu’à présent grâce à l’excellent esprit de collaboration qui anime les réunions conjointes de votre délégation et de celles des deux coprinces. Je suis en effet convaincu que nous saurons mener à bien cette tâche en vue d’une mise en oeuvre rapide et démocratique du texte constitutionnel, élaboré de concert par le Conseil général des Vallées et les coprinces. Cette méthode de concertation permanente a montré son efficacité. La commission tripartite s’est réunie neuf fois depuis le mois d’avril 1991 chez vous, à la Maison des Vallées. Ses travaux toujours constructifs ont permis d’éviter les malentendus et de surmonter les difficultés de tout ordre.
Nous ne dissimulons pas cependant les réalités. Vous êtes en vue de l’objectif, mais le chemin pour l’atteindre est encore difficile. Cela est inévitable, c’est même naturel. Toute oeuvre d’innovation, surtout dans le domaine politique, s’accompagne d’espérances, de craintes, stimule le nécessaire débat démocratique, tout comme les ambitions légitimes et la ferveur de l’engagement personnel.
Je pense que rien ne viendra affaiblir votre détermination. Les hommes de la montagne que vous êtes savent accorder leur souffle et régler leur pas à la longueur ou à la difficulté de l’ascension. Vous êtes des hommes d’expérience, de patience. Vous savez, ce n’est pas moi qui vous l’apprendrai, qu’une fois décidée d’un commun accord, la course vers le sommet n’offre aucun autre choix que de réussir ou que d’échouer ensemble.
Vous venez très récemment d’administrer la preuve de votre sens des responsabilités en vous rapprochant malgré vos divergences politiques pour mieux surmonter les obstacles et atteindre cet objectif que vous vous êtes fixé.
Le peuple ambitieux et fier que vous représentez connaît le prix de l’effort et celui de la persévérance. Je ne saurais trop vous encourager à poursuivre, persuadé que je suis que vous saurez légiférer, gouverner, administrer, rendre la justice, en un mot assumer pleinement les responsabilités de la Principauté qui vous seront bientôt totalement dévolues.
Sans doute vous faudra-t-il, au moins au début, agir avec audace, mais aussi avec le souci de préserver la richesse de vos traditions, l’identité des paroisses qui depuis l’origine se sont réunies pour constituer l’Andorre.
Dans cette oeuvre désormais largement entamée, je suis à vos côtés pour que prévale la justice sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de véritable progrès économique, et que les élus andorrans exercent pleinement la souveraineté interne d’Andorre, sans laquelle il n’y a pas de reconnaissance internationale.
La France et sans doute l’Espagne, vos voisins, seront bien sûr les premières à établir avec le futur État d’Andorre des relations d’amitié et de coopération.
La signature de l’accord d’association entre la CEE et Andorre a constitué le premier pas vers l’insertion de la Principauté dans l’espace économique européen. D’autres suivront. L’intérêt que vous portez en particulier à la réglementation de la profession bancaire et au contrôle des flux financiers internationaux témoigne de votre souci de ne pas rester à l’écart des solidarités nouvelles qui se mettent en place pour faire prévaloir dans l’ordre international le droit et l’équité.
Vous serez, désormais, pleinement responsables de la Principauté. Les nouvelles institutions constitueront le ciment librement consenti de votre nation. Votre liberté, exprimée par le suffrage, viendra fortifier vos traditions et permettra à votre pays d’accéder à la communauté internationale tout en affirmant la force de son originalité, de son histoire et de sa culture.
Voilà, Messieurs, ce que je souhaitais vous dire. Vous aurez l’obligeance de bien vouloir transmettre l’essentiel au peuple andorran et maintenant, il nous restera donc quelques moments à demeurer ensemble et à approfondir notre connaissance mutuelle et à passer des instants utiles, féconds et amicaux que requiert notre relation." (Ministère français des Affaires étrangères, Bulletin d’information du 27 novembre 1991 (231/91))
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
77. Dans leur requête du 26 novembre 1986 à la Commission (no 12747/87), MM. Drozd et Janousek formulaient deux séries de griefs.
a) Les premiers, tirés de l’article 6 (art. 6) de la Convention, concernaient la France et l’Espagne, tenues pour responsables sur le plan international du comportement des autorités andorranes.
i. Certaines doléances étaient communes aux deux requérants, qui invoquaient les paragraphes 1 et 3 d): ils n’auraient pas bénéficié d’un procès équitable devant le Tribunal des Corts car
- deux des juges étaient les représentants des coprinces en Andorre et les supérieurs hiérarchiques de la police (paragraphe 16 ci-dessus);
- le magistrat chargé de l’instruction se trouvait dans la chambre du conseil lors du délibéré (paragraphe 22 ci-dessus);
- l’un des juges ne connaissait guère l’espagnol et encore moins le catalan, langue des débats (paragraphe 24 ci-dessus);
- les témoins n’avaient pas été "isolés" avant leur audition et la victime du vol avait entendu les déclarations des accusés avant de déposer (paragraphe 26 ci-dessus).
ii. Les autres plaintes étaient propres à M. Janousek, qui se fondait sur les alinéas b), d) et e) du paragraphe 3: il n’aurait reçu ni l’assistance d’un interprète et d’un avocat pendant l’instruction ni une traduction complète durant le procès (paragraphes 28 et 30 ci-dessus).
b) Les griefs du second groupe, tirés de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention, visaient la France seule. Les deux requérants taxaient d’"irrégulière" leur détention dans cet État après condamnation par une juridiction andorrane, faute d’un texte légal français relatif à l’exécution de jugements de ce type.
78. La Commission a retenu la requête le 12 décembre 1989. Dans son rapport du 11 décembre 1990 (article 31) (art. 31), elle conclut à l’absence de violation de l’article 6 (art. 6), tant par la France (dix voix contre six) que par l’Espagne (douze voix contre quatre), et de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) par la France (huit voix contre huit, avec la voix prépondérante du président). Le texte intégral de son avis et des six opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
79. Dans son mémoire, le gouvernement français a demandé à la Cour "de bien vouloir déclarer la requête introduite par MM. Jordi Drozd et Pavel Janousek irrecevable et subsidiairement mal fondée".
80. De son côté, le gouvernement espagnol a formulé les conclusions ci-après:
"Ni l’Espagne ni la France ne peuvent être considérées comme des États responsables des actes des organes juridictionnels d’Andorre.
Il n’est pas pertinent, par conséquent, d’examiner la question de la prétendue violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
Il n’y a pas eu, finalement, de violation par l’Espagne ni par la France de l’article 6 (art. 6) de la Convention."
81. Quant au délégué de la Commission, il invite la Cour, dans ses observations écrites, "à rejeter l’exception du gouvernement [français] tirée de l’article 26 (art. 26) de la Convention".
EN DROIT
I. SUR LA COMPETENCE DE LA COUR POUR CONNAITRE DE L’AFFAIRE SOUS L’ANGLE DE L’ARTICLE 6 (art. 6)
82. MM. Drozd et Janousek se plaignent de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable devant le Tribunal des Corts; le second prétend en outre n’avoir reçu ni l’assistance d’un interprète et d’un avocat pendant l’instruction, ni une traduction complète durant les débats. Ils invoquent l’article 6 (art. 6) de la Convention, ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3. Tout accusé a droit notamment à:
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience."
L’un et l’autre considèrent la France et l’Espagne comme responsables, sur le plan international, du comportement des autorités andorranes.
83. Selon les deux gouvernements défendeurs et la Commission, au contraire, la condamnation des requérants par une juridiction pénale de la Principauté d’Andorre n’engage pas la responsabilité de la France et de l’Espagne sur le terrain de l’article 6 (art. 6).
Les deux premiers soulèvent à ce sujet plusieurs exceptions préliminaires, comme déjà devant la Commission, tandis que celle-ci a retenu la requête puis décliné sa compétence pour connaître du fond de l’affaire sous l’angle de la disposition litigieuse.
A. Sur l’exception d’incompétence ratione loci
84. Les deux gouvernements défendeurs et la Commission s’accordent à estimer la Convention inapplicable sur le territoire d’Andorre, nonobstant sa ratification par la France et l’Espagne.
85. D’après le gouvernement français, le président de la République française réalise "une dualité en sa personne", selon l’expression utilisée par le Conseil d’État de France dans un avis du 27 janvier 1953: il remplirait ses fonctions de coprince d’Andorre à titre personnel - tout comme jadis le roi de France - et non pas au nom de l’État ou du peuple français dont il ne serait en l’occurrence ni le mandataire ni le représentant. Pareille autonomie aurait pour conséquence que la France n’exerce aucune souveraineté sur les Vallées et ne peut stipuler pour elles.
86. Le gouvernement espagnol affirme, quant à lui, que seule une déclaration d’extension territoriale, souscrite en vertu de l’article 63 (art. 63) de la Convention, aurait pu lier l’Espagne à l’égard de la Principauté. Or le dépôt d’une telle déclaration se heurterait à un obstacle juridique, car la responsabilité conjointe des relations internationales d’Andorre appartiendrait exclusivement aux coprinces.
87. Soulignant la complexité et l’originalité du statut de la Principauté en droit international public, la Commission insiste de son côté sur deux éléments. D’abord, l’entité en question - souvent qualifiée de sui generis - ne formerait partie ni de la France ni de l’Espagne, de sorte que la Convention ne saurait passer pour automatiquement applicable sur son sol. Ensuite, la pratique de ces dernières années semblerait refléter un consensus entre les coprinces pour se considérer comme égaux dans l’exercice des attributions internationales d’Andorre, si bien que ni la France ni l’Espagne n’auraient de compétence propre pour agir au nom de celle-ci.
88. Les requérants, eux, soutiennent que la Principauté correspond à "un vide de souveraineté" que comblerait le coprince français, émanation de la souveraineté de la France. Les traités internationaux ratifiés par la République, telle la Convention, vaudraient donc aussi pour Andorre.
89. La Cour souscrit pour l’essentiel aux thèses des Gouvernements et à l’avis de la Commission. Elle prend en outre en considération plusieurs circonstances que les comparants n’ont pas ou guère mentionnées.
En premier lieu, la Principauté ne figure point parmi les membres du Conseil de l’Europe, ce qui l’empêche d’acquérir elle-même la qualité de partie à la Convention (article 66 par. 1) (art. 66-1). Sans doute aurait-elle pu solliciter son admission comme "membre associé" de l’organisation, en vertu de l’article 5 du Statut; si le Comité des Ministres avait accueilli sa demande, elle aurait eu - à l’instar de la Sarre en 1950 - la faculté de signer puis ratifier la Convention. Or elle paraît n’avoir entrepris aucune démarche en ce sens.
En deuxième lieu, le territoire andorran ne constitue pas un espace commun à la République française et au Royaume d’Espagne ou encore un condominium franco-espagnol.
Au surplus, les relations de la Principauté avec la France et l’Espagne n’obéissent pas au modèle des rapports entre États souverains et ne revêtent pas la forme d’accords internationaux. La Cour relève néanmoins que l’évolution des institutions andorranes pourrait, si elle se poursuivait, conduire Andorre à "accéder à la communauté internationale", comme le coprince français l’a indiqué le 26 novembre 1991 (paragraphe 76 ci-dessus).
Bref, l’exception d’incompétence ratione loci se révèle fondée.
90. Ce constat ne dispense pas la Cour de rechercher si les requérants ont relevé de la "juridiction" de la France ou de l’Espagne, au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention, à cause de leur condamnation par un tribunal andorran.
B. Sur l’exception d’incompétence ratione personae
91. Le terme "juridiction" ne se limite pas au territoire national des Hautes Parties contractantes; leur responsabilité peut entrer en jeu à raison d’actes émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors dudit territoire (voir les décisions de la Commission sur la recevabilité des requêtes no 1611/62, X c. Allemagne, 25 septembre 1965, Annuaire de la Convention, vol. 8, p. 159; no 6231/73, Hess c. Royaume-Uni, 28 mai 1975, Décisions et rapports (D. R.) 2, p. 75; nos 6780/74 et 6950/75, Chypre c. Turquie, 26 mai 1975, D. R. 2, p. 149; nos 7289/75 et 7349/76, X et Y c. Suisse, 14 juillet 1977, D. R. 9, p. 89; no 9348/81, W. c. Royaume-Uni, 28 février 1983, D. R. 32, p. 217).
Il s’agit en l’occurrence de déterminer si les actes incriminés par MM. Drozd et Janousek sont imputables à la France, à l’Espagne ou aux deux, bien que non accomplis sur le sol de ces États.
92. Selon les gouvernements défendeurs et la Commission, le Tribunal des Corts et les autres juridictions andorranes ne peuvent passer pour français, espagnols ou franco-espagnols, ni même pour des organes placés sous une surveillance effective des deux États ou de l’un d’eux.
93. Le gouvernement français conteste que l’on puisse tenir la France pour responsable des actes judiciaires andorrans au motif que les tribunaux de la Principauté comprennent des juges français et se trouveraient sous le contrôle des juridictions françaises.
Sur le premier point, il reconnaît que des magistrats français, en activité ou à la retraite, exercent en Andorre certaines fonctions judiciaires. Il apporte toutefois plusieurs précisions à leur sujet. Ils formeraient une minorité, car les bayles sont citoyens andorrans, et acquerraient toujours la nationalité andorrane au début de leur mission et la perdraient à la fin de celle-ci. Dans le cas de personnes encore en activité, le ministère de la Justice les mettrait à la disposition du coprince français avant que ce dernier procède à leur nomination. Plus généralement, la pratique consistant à détacher du personnel s’inscrirait dans une longue tradition française de coopération judiciaire - en particulier avec Monaco et des États africains - et d’indépendance des magistrats en cause à l’égard de leur pays d’origine. En outre, le tribunal supérieur de Perpignan (paragraphe 66 ci-dessus) ne constituerait pas une juridiction civile française de fait: il différerait d’une cour française par sa composition, et n’appliquerait ni le droit ni la procédure français.
Sur le second point, le Gouvernement affirme que les juridictions françaises ne possèdent aucun pouvoir de contrôle, direct ou indirect, sur les jugements et arrêts rendus dans la Principauté. Il admet cependant l’existence de divergences jurisprudentielles quant à l’analyse juridique des relations franco-andorranes en matière juridictionnelle. La première chambre civile de la Cour de cassation a en effet écarté la formalité de l’exequatur pour l’exécution en France de jugements andorrans (arrêts du 6 janvier 1971, Elsen et autre c. Consorts Bouillot et c. Boudet, Bulletin civil [Bull.] 1971, I, no 2, pp. 1-2; arrêt du 8 février 1977, Boudet c. compagnie Le Patrimoine et autre, Bull. 1977, I, no 69, pp. 55-56). Cette solution n’aurait pas recueilli l’adhésion de la chambre criminelle (arrêt du 10 février 1987, inédit), ni de la deuxième chambre civile (arrêt du 27 octobre 1966, Armengol c. Mutualité sociale agricole de l’Hérault, Bull. 1966, II, no 874, p. 609), et se heurterait à la résistance de nombreuses cours d’appel (Versailles, 10 octobre 1983, Consorts Courtiol c. Chappard, Gazette du Palais 1984, jurisprudence, pp. 229-231, avec une note de MM. Bommart et Gautron; 10 octobre 1983, Gauvain c. Chabard; Paris, 20 mars 1991, Fortuny Soler). De leur côté, le Conseil d’État (arrêt du 1er décembre 1933, Société Le Nickel, Recueil Lebon 1933, p. 1132; avis du 27 janvier 1953) et le Tribunal des Conflits (arrêt du 2 février 1950, Radiodiffusion Française c. Société de gérance et de publicité du poste de radiodiffusion Radio Andorre, Recueil Lebon 1950, p. 652) dénient un caractère français aux autorités et juridictions andorranes.
94. Pour le gouvernement espagnol, le Tribunal des Corts représente, comme les autres juridictions andorranes, une émanation du "droit de justice" historique des coprinces; il statuerait en leur nom et nullement au titre des souverainetés française et espagnole. La désignation du viguier épiscopal, membre dudit Tribunal et qui y a siégé en l’espèce (paragraphes 16 et 52 ci-dessus), incombe au coprince épiscopal, l’évêque d’Urgel. Or celui-ci est une personne privée, dont la nomination relève exclusivement du Saint-Siège depuis 1976 et qui peut fort bien ne pas posséder la nationalité espagnole. Ni lui ni ses représentants en Andorre ne sauraient donc engager la responsabilité du Royaume d’Espagne.
95. Les requérants, eux, prétendent que la France au moins porte la responsabilité de l’administration de la justice en Andorre. Il en irait spécialement ainsi dans leur cas puisque le Tribunal des Corts comprenait un conseiller honoraire à la cour d’appel de Toulouse, en tant que juge des appellations, et un conseiller honoraire à la cour d’appel de Montpellier, en qualité d’assesseur (paragraphe 16 ci-dessus). Or tous deux, désignés directement ou indirectement par le coprince français, auraient permis diverses violations de l’article 6 (art. 6) de la Convention; ils auraient de surcroît toléré la participation au jugement du viguier épiscopal, investi aussi de pouvoirs législatifs et exécutifs.
96. Avec la Commission, la Cour se range aux arguments des Gouvernements: si des magistrats provenant de France ou d’Espagne siègent dans les juridictions andorranes, il ne le font pas en qualité de juges français ou espagnols; ces juridictions, et en particulier le Tribunal des Corts, remplissent leurs tâches de manière autonome; leurs jugements et arrêts échappent au contrôle des autorités de France et d’Espagne.
En outre, le dossier ne contient aucun élément donnant à penser que ces dernières aient tenté de s’immiscer dans le procès des requérants.
Il échet de rappeler enfin que le détachement de magistrats, ou leur mise à la disposition de pays étrangers, se pratique aussi entre États membres du Conseil de l’Europe, comme en témoigne la présence de juristes autrichiens et suisses au Liechtenstein.
97. En résumé, il y a lieu d’accueillir également l’exception d’incompétence ratione personae.
98. Pareille conclusion rend inutile l’examen des autres exceptions préliminaires formulées par les gouvernements français et espagnol sur le point considéré.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 PAR. 1 (art. 5-1)
99. Les requérants se prétendent victimes d’une violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention qui, dans la mesure où il joue un rôle en l’espèce, dispose:
"Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent;
Leur détention en France serait irrégulière, faute de base légale, et elle enfreindrait l’ordre public, en l’absence d’un contrôle par les juridictions françaises.
A. Sur l’exception préliminaire du gouvernement français
100. Le gouvernement français soulève, comme déjà devant la Commission, une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
Se référant à sa jurisprudence constante (voir en dernier lieu l’arrêt B. c. France du 26 mars 1992, série A no 232-C, p. 45, paras. 34-36), la Cour s’estime compétente pour en connaître bien que la Commission soutienne le contraire.
101. D’après le gouvernement français, MM. Drozd et Janousek ont négligé deux voies de droit qui s’ouvraient à eux devant la justice française et leur fournissaient l’occasion d’invoquer l’article 5 (art. 5) de la Convention: porter plainte, avec constitution de partie civile, contre les fonctionnaires ou magistrats responsables de leur détention; dénoncer une voie de fait imputable auxdits fonctionnaires ou magistrats.
102. Les requérants concèdent qu’ils n’ont utilisé aucune d’elles, mais selon eux elles ne pouvaient remédier à la situation incriminée.
103. La Cour constate, avec la Commission, que les recours en question tendent à voir réparer un dommage causé par une privation de liberté et sanctionner des agents de l’État. S’ils peuvent conduire par ricochet à la cessation d’une détention, ils n’aboutissent pas jusqu’à présent à un tel résultat quand cette dernière a sa source dans une décision judiciaire andorrane. En pareil cas, et le Gouvernement l’a souligné lui-même devant la Commission, les juridictions françaises déclinent leur compétence pour apprécier la légalité des condamnations pénales infligées dans la Principauté.
Il échet donc d’écarter l’exception.
B. Sur le bien-fondé du grief
104. La régularité de la détention pose en l’espèce deux questions distinctes, bien qu’étroitement liées: celle, d’abord, de l’existence d’une base légale suffisante en droit français; celle, ensuite, d’un éventuel contrôle à exercer par les juridictions françaises sur le jugement rendu en Andorre.
1. Sur la base légale de la détention litigieuse
105. Les requérants estiment irrégulière leur détention en France: il lui manquerait une base légale, aucun texte législatif français ni aucun traité international ne permettant d’exécuter sur le territoire de ce pays les condamnations pénales prononcées dans la Principauté d’Andorre.
106. Le Gouvernement ne nie pas l’existence des lacunes en question, mais d’après lui elles se trouvent comblées à la fois par une coutume internationale et par les droits internes - français et andorran - qui l’appliquent.
L’usage d’après lequel les personnes condamnées par des juridictions andorranes purgent leur peine dans les prisons françaises ou espagnoles remonte au moyen âge; depuis lors il n’aurait jamais connu d’interruption ni - jusqu’à la présente affaire - prêté à contestation. Il revêtirait certes un caractère bilatéral et local; sans doute aussi lierait-il un État et une entité qui ne posséderait pas la personnalité juridique internationale. Il n’en constituerait pas moins une règle contraignante, génératrice de droits et obligations réciproques.
De son côté, le droit français comporterait une loi no 84-1150 du 21 décembre 1984 relative au transfèrement en France de personnes condamnées et détenues à l’étranger; elle a introduit dans le code de procédure pénale les articles 713-1 à 713-8. Bien que mentionnant la seule hypothèse "d’une convention ou d’un accord internationaux", elle vaudrait également pour celle d’une coutume; elle se trouverait précisée par des instructions du ministre de la Justice aux établissements pénitentiaires.
Quant au droit andorran, il renfermerait une disposition en la matière: l’article 234 du code de procédure pénale, qui a remplacé l’article 112 du décret de procédure pénale du 10 avril 1976, applicable à l’époque du procès des requérants. Il offrirait au condamné le choix du pays - France ou Espagne - où il subira sa peine si elle dépasse trois mois d’emprisonnement.
107. Pour des raisons analogues aux motifs énoncés aux paragraphes 89 et 96 ci-dessus, la Cour ne s’estime pas compétente pour contrôler l’observation des voies légales andorranes et plus généralement la régularité de la privation de liberté des requérants au regard des normes juridiques de la Principauté. Elle se borne à noter que le Tribunal des Corts a suivi la procédure fixée par le droit andorran et non par le code français de procédure pénale, a infligé les peines prévues non par le code pénal français, mais par la législation andorrane et a rendu un jugement non susceptible de pourvoi devant la Cour de cassation de France.
Quant au respect de la législation française, elle le considère comme établi. La coutume franco-andorrane pluriséculaire mentionnée plus haut présente une stabilité et possède une force juridique suffisantes pour servir de fondement à la détention litigieuse, nonobstant le statut particulier de la Principauté en droit international. Au surplus, rien ne permet de douter de la conformité de ladite détention aux voies légales françaises, d’autant que les requérants n’ont pas contesté devant les juridictions de la République la validité de la coutume en cause et des dispositions correspondantes du droit français.
2. Sur la nécessité d’un contrôle de la condamnation litigieuse par les juridictions françaises
108. Les requérants prétendent que leur détention se heurte aussi à l’ordre public français, lequel engloberait la Convention: les juridictions françaises n’exerceraient aucun contrôle sur les jugements d’un tribunal andorran dont la composition et la procédure méconnaîtraient les exigences de l’article 6 (art. 6).
109. D’après le Gouvernement, la régularité de la détention sous l’angle de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) se distingue de celle de la condamnation sur le terrain de l’article 6 (art. 6); elle ne saurait s’apprécier qu’à l’aune du droit interne du pays de détention. Astreindre les autorités de ce dernier à s’assurer de la seconde, dans le cas d’une procédure de jugement suivie à l’étranger, aboutirait à rendre extrêmement difficile, voire impossible, le transfèrement de détenus. On en arriverait en outre à un résultat paradoxal: faute de pouvoir rejuger l’accusé dans le pays d’accueil, il faudrait laisser le pays tenu pour responsable de violations de la Convention exécuter lui-même la condamnation. Accessoirement, la Principauté devrait héberger elle-même les prisonniers qui se trouvent actuellement en France et en Espagne, donc se doter des installations et du personnel appropriés.
Au demeurant, le code français de procédure pénale ménagerait un contrôle administratif et, dans une certaine mesure, judiciaire du transfèrement. Il ne s’agirait pas d’une garantie purement formelle: si la peine prononcée hors de France est plus rigoureuse, par sa nature ou sa durée, que celle prévue par la loi française, le tribunal correctionnel, saisi par le procureur de la République ou le condamné, y substitue la sanction correspondante en droit français.
De plus, les autorités de la France pourraient refuser un transfèrement en cas de violation grave et flagrante de l’ordre public français et des droits fondamentaux de la défense, laquelle priverait le jugement d’existence légale.
110. A l’instar de la Commission, la Cour considère en l’espèce le Tribunal des Corts, duquel émane la condamnation de MM. Drozd et Janousek, comme le "tribunal compétent" dont parle l’article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a). La Convention n’obligeant pas les Parties contractantes à imposer ses règles aux États ou territoires tiers, il n’incombait pas à la France de rechercher si la procédure qui déboucha sur cette condamnation remplissait chacune des conditions de l’article 6 (art. 6). Exiger un tel contrôle de la manière dont une juridiction non liée par la Convention applique les principes se dégageant de ce texte contrecarrerait aussi la tendance actuelle au renforcement de l’entraide internationale dans le domaine judiciaire, tendance normalement favorable aux intéressés. Les États contractants doivent toutefois se garder d’apporter leur concours s’il apparaît que la condamnation résulte d’un déni de justice flagrant (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 45, par. 113).
La Cour prend acte de la déclaration du Gouvernement selon laquelle la France pourrait refuser et refuserait sa collaboration coutumière s’il s’agissait d’exécuter sur son sol une sentence andorrane manifestement contraire aux prescriptions de l’article 6 (art. 6) ou aux principes qu’il consacre. Elle trouve une confirmation de cette assurance dans les décisions de juridictions françaises: certaines chambres d’accusation n’autorisent pas l’extradition d’une personne condamnée par contumace dans un pays où n’existe aucune possibilité de purge de la contumace (voir par exemple cour d’appel de Limoges, 15 mai 1979, cité dans l’arrêt Bozano c. France du 18 décembre 1986, série A no 111, p. 10, par. 18), et le Conseil d’État déclare incompatible avec l’ordre public français l’extradition de personnes passibles de la peine de mort sur le territoire de l’État requérant (voir par exemple l’arrêt Fidan du 27 février 1987, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Jean-Claude Bonichot, Recueil Dalloz Sirey 1987, jurisprudence, pp. 305-310, et l’arrêt Gacem du 14 décembre 1987, aux tables du Recueil Lebon 1987, p. 733).
Elle ne tient pas pour avéré que dans les circonstances de la cause la France se devait de ne pas prêter son concours à l’exécution des condamnations.
3. Conclusion
111. En résumé, nulle violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) ne se trouve établie.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, qu’elle n’a pas compétence pour connaître du fond de l’affaire sur le terrain de l’article 6 (art. 6);
2. Dit, à l’unanimité, qu’elle a compétence pour connaître de l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le gouvernement français quant au grief relatif à l’article 5 par. 1 (art. 5-1);
3. La rejette à l’unanimité;
4. Dit, par douze voix contre onze, qu’il n’y a pas violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 26 juin 1992.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion partiellement dissidente de M. Cremona;
- opinion concordante de M. Matscher;
- opinion dissidente commune à MM. Pettiti, Valticos et Lopes Rocha, approuvée par MM. Walsh et Spielmann;
- opinion dissidente commune à MM. Macdonald, Bernhardt, Pekkanen et Wildhaber;
- opinion dissidente de M. Russo.
R. R.
M.-A. E.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE CREMONA
(Traduction)
Tout en souscrivant à l’opinion de mes collègues pour l’article 6 (art. 6), je crains de ne pouvoir la partager pour l’article 5 par. 1 (art. 5-1).
En bref, je ne saurais admettre que la France, sur le territoire de laquelle les requérants se trouvent en fait détenus (conformément à une coutume franco-andorrane pluriséculaire, que je suis prêt à considérer, avec la majorité, comme une base légale suffisante), puisse être fondée à ne pas exercer, aux fins de la légalité de la détention en soi, le degré minimal de contrôle raisonnable, en l’espèce, sur la compatibilité de la condamnation avec la Convention.
Il ne s’agissait pas en l’occurrence de vérifier, par exemple, si tel ou tel juge était qualifié pour siéger à la juridiction qui a prononcé la condamnation, tâche dont l’État d’accueil ne peut en général guère s’acquitter. Le point essentiel ici est qu’en raison de ses liens très étroits et singuliers avec le système judiciaire andorran, la France connaissait fort bien la composition organique de ladite juridiction (laquelle comprenait en l’espèce l’un des deux chefs de la police), qui entachait manifestement l’indépendance et l’impartialité de celle-ci (paragraphes 16 et 38). D’ailleurs, après le procès le chef de la police cessa de siéger à ce tribunal.
Nul besoin de souligner l’importance de ce dernier principe (l’indépendance et l’impartialité d’un tribunal).
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MATSCHER
Bien que souscrivant entièrement aux conclusions de la Cour en ce qui concerne le chapitre II B 2 de la partie "En droit" de l’arrêt, je trouve qu’elles devraient se fonder sur une motivation différente.
Pour commencer, j’admets que les requérants ont plaidé l’aspect en question de leur grief sous l’angle de l’article 5 (art. 5). Mais, dans la qualification juridique des faits en cause, la Cour est libre, elle n’est nullement liée à celle qu’en donnent les parties devant elle.
Avant tout, les requérants estiment irrégulière leur détention en France, faute de l’existence d’une base légale suffisante en droit français.
Que la détention des requérants en France soit régulière au sens de l’article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a) a été constaté et bien motivé au chapitre II B 1, et je n’ai rien à y ajouter.
En outre, les requérants voient une violation de leurs droits protégés par la Convention du fait qu’ils subissent une peine privative de liberté dans un établissement pénitentiaire français, à la suite d’une condamnation prononcée par un tribunal andorran, condamnation qui, d’après eux, aurait été obtenue après une procédure contraire à l’article 6 (art. 6) de la Convention; dès lors, en exécutant ce jugement qui se traduit en une détention, sans aucun contrôle de sa conformité aux exigences de la Convention, la France se serait rendue coupable d’une violation de la Convention. A cet égard ils invoquent également l’article 5 (art. 5).
A raison, la Cour a conclu à l’absence de violation de la Convention. Mais ce qui, d’après moi, est en cause ici, ce n’est pas l’article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a) qui exige seulement la régularité de la détention après condamnation par un tribunal compétent - condition qui a été satisfaite - et non pas la régularité de la condamnation, qui est un problème relevant de l’article 6 (art. 6) (lequel n’est pas directement applicable en l’espèce, comme il a été justement constaté au chapitre I de la partie "En droit" du présent arrêt).
Or, d’après la jurisprudence de la Cour, certaines dispositions de la Convention possèdent ce que l’on pourrait appeler un effet indirect, même lorsqu’elles ne sont pas directement applicables. Ainsi, par exemple, un État peut violer les articles 3 ou/et 6 (art. 3, art. 6) de la Convention en ordonnant une extradition ou une expulsion vers un pays - qu’il soit ou non partie à la Convention - où l’intéressé court le risque réel de subir un traitement contraire aux dispositions citées de la Convention (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161); d’autres hypothèses d’un effet indirect de certaines dispositions de la Convention sont aussi bien imaginables.
Le même raisonnement vaut, pour ainsi dire, en sens inverse: la responsabilité d’un État contractant peut être engagée du fait qu’il prête la main à l’exécution d’un jugement étranger - provenant d’un État contractant ou tiers - qui avait été obtenu dans des conditions qui constituent une violation de l’article 6 (art. 6), que ce soit un jugement en matière civile ou en matière pénale et, dans ce dernier cas, qu’il comporte une peine pécuniaire ou une peine privative de liberté.
Évidemment, il doit s’agir d’une violation flagrante de l’article 6 (art. 6) ou, pour le dire par d’autres mots, dans son applicabilité indirecte, l’article 6 (art. 6) ne déployant qu’un effet atténué, moindre que celui qu’il déploierait s’il était directement applicable (la doctrine de l’"effet atténué" de l’ordre public en matière de reconnaissance des jugements ou d’autres actes publics étrangers est bien connue du droit international).
Il n’y a pas lieu de développer ici des règles générales au sujet de la portée de l’effet indirect de l’article 6 (art. 6); en tout cas, dans l’établissement des éléments à prendre en considération, la gravité de la condamnation prononcée à l’étranger joue aussi un rôle.
Pour voir si l’exécution d’un jugement étranger se heurte à cet effet indirect de l’article 6 (art. 6), l’État requis doit, certes, exercer un certain contrôle. Or un contrôle de ce genre est prévu dans toutes les législations, l’intensité du contrôle et les modalités de son exercice étant laissées à la législation de l’État requis; il doit seulement répondre aux exigences de la Convention.
En l’espèce, en exécutant le jugement du tribunal andorran - bien qu’irrégulier au sens de l’article 6 (art. 6), si cette disposition avait été directement applicable -, l’État français s’est comporté d’une manière conforme à la Convention, l’irrégularité en question n’étant pas d’une nature telle qu’elle engage la responsabilité internationale de la France à cet égard.
Dans le cas contraire, il n’y aurait pas de violation de l’article 5 (art. 5) mais de l’article 6 (art. 6) relativement à son application indirecte. Cela est confirmé par le fait que la situation serait analogue s’il s’agissait de l’exécution d’une peine pécuniaire ou d’un jugement civil, où l’article 5 (art. 5) évidemment ne peut pas être en cause.
Dernier argument à l’appui de la thèse développée dans cette opinion concordante: en droit interne, c’est-à-dire sans qu’un élément "international" intervienne, une détention consécutive à une condamnation obtenue dans des conditions contraires à l’article 6 (art. 6), ne constituerait pas, en principe, une violation de l’article 5 (art. 5); ce ne serait que l’article 6 (art. 6) qui aurait été violé.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES PETTITI, VALTICOS ET LOPES ROCHA, APPROUVEE PAR MM. LES JUGES WALSH ET SPIELMANN
Nous regrettons de ne pas pouvoir partager l’opinion de la majorité de la Cour pour ce qui est de l’article 5 (art. 5) de la Convention.
Déjà, en ce qui concerne l’article 6 (art. 6), c’est par un raisonnement surtout formel que l’on aboutit à la conclusion selon laquelle la Convention n’est pas applicable en Andorre. Elle ne l’est pas, en effet, au titre d’Andorre puisque la "Principauté" n’est pas - du moins pleinement - une entité internationale et en tout cas n’a pas accédé à la Convention. Celle-ci n’a pas plus été déclarée applicable à Andorre au titre de l’article 63 (art. 63) par la France ou l’Espagne qui, elles, ont ratifié la Convention, et ne saurait du reste faire l’objet d’une déclaration au titre de cet article, car Andorre ne constitue pas à proprement parler un territoire dont la France ou l’Espagne assure les relations internationales.
Toutefois, ce raisonnement ne saurait suffire car il aboutirait à la conclusion que, non seulement la Convention n’est pas applicable en Andorre, mais aussi qu’elle ne saurait l’être tant que ce territoire ne posséderait pas de personnalité juridique internationale, et resterait, comme a dit le représentant du gouvernement de l’Espagne, un régime de facto, bien qu’il ait adhéré à certains accords internationaux.
Jusqu’à quel point le président de la République française peut-il faire abstraction des engagements internationaux de la France en matière de droits de l’homme lorsqu’il fait fonction de coprince d’Andorre? Jusqu’à quel point peut-il en être de même du préfet des Pyrénées-Orientales, agissant comme délégué permanent français d’Andorre, des magistrats français désignés par le coprince ou le viguier comme juges "andorrans" et revêtus à ce titre temporairement de la nationalité andorrane, des gendarmes français en fonction à Andorre ? Et les mêmes questions, mutatis mutandis, peuvent se poser pour les officiels andorrans de nationalité espagnole. Le flottement qu’a connu la jurisprudence française en ce qui concerne le statut d’Andorre au regard de la France (voir Charles Rousseau, Droit international public, tome II, Paris, 1974, pp. 345-346) est significatif à cet égard. Peut-on pousser à l’extrême le raisonnement d’après lequel la France et l’Espagne ne jouent aucun rôle, donc n’ont aucune obligation internationale du fait du rôle de leurs agents dans l’administration d’Andorre? Peut-on accepter que, du fait de la ratification de la Convention par la France et l’Espagne, les droits de l’homme doivent être respectés des deux côtés des Pyrénées, mais non sur une parcelle située dans les Pyrénées, malgré les responsabilités que ces deux pays y exercent, et qu’ainsi cet îlot échapperait aux normes du droit international des droits de l’homme?
Il paraît difficile d’admettre qu’une cloison étanche sépare les États dont relèvent les deux coprinces de l’entité d’Andorre alors qu’à tant d’égards (l’exécution des peines en est un exemple supplémentaire), ces États participent à son administration.
On doit donc estimer que déjà les coprinces sont appelés à exercer leur compétence et leur influence afin de faire porter effet à Andorre aux principes fondamentaux de la Convention européenne des Droits de l’Homme qui a valeur de norme juridique et même de norme supérieure aux lois nationales dans leur propre pays et constitue, plus généralement, un élément fondamental de la légalité européenne.
Pour ce qui est de l’article 5 (art. 5), s’agissant d’un fait (détention pour une longue période) qui doit se dérouler en France, la Convention est certainement applicable. Or il serait contraire à la Convention qu’un pays lié par celle-ci accepte de priver de sa liberté une personne condamnée dans un autre pays dans des conditions qui n’apparaissent pas conformes à la Convention.
Le coprince français a d’ailleurs déclaré, suivant la citation de l’agent du Gouvernement, qu’il fallait instaurer l’État de droit à Andorre.
Alors que les États membres du Conseil de l’Europe avaient la prétention de présenter leur système comme modèle pour les États de l’Est, ils demeureraient incapables, en dépit du préambule du Traité et de leur engagement solidaire, de faire respecter les droits de l’homme sur une parcelle du territoire zone de "non- droit", bien que l’un des coprinces soit une autorité au sein d’un État membre.
L’État français ne peut, à la fois, se référer au droit coutumier bilatéral qui s’est instauré pour Andorre, ne pas reconnaître d’"État" andorran, et refuser aux détenus des garanties similaires à celles de la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs et de la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, et cela au prétexte que ces conventions ne sont pas opposables à Andorre.
Le coprince français pourrait intervenir en vue de modifier la coutume dont il est le cohéritier et le coresponsable.
En effet, on peut lire dans le rapport explicatif de la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs ce qui suit:
"Une condition préalable absolue pour l’exécution d’un jugement étranger est que ce jugement ait été rendu en toute conformité avec les principes fondamentaux de la Convention des Droits de l’Homme, notamment son article 6 (art. 6), qui établit certaines exigences minimales pour les poursuites judiciaires. Bien que le texte ici présenté ne le déclare pas expressément, l’accord a été total sur le point qu’il était impensable de reconnaître comme jugement valable le résultat d’un procès ne réunissant pas les conditions démocratiques fondamentales." (Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1970, p. 15)
Le principe exprimé dans le texte transcrit maintient toute sa force dans la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, du 21 mars 1983.
On ne saurait du reste objecter le fait que la France n’a pas signé cette convention puisqu’elle a signé et ratifié la Convention sur le transfèrement, qui obéit aux mêmes principes et qui, de surcroît, vise à compléter celle sur la valeur, et non à la modifier.
Le principe de bonne foi dans les relations internationales doit conduire à l’observation par la France des engagements prévus dans ces deux conventions.
Les deux États refusent de reconnaître Andorre comme État souverain, ce qui conduit à priver les étrangers condamnés à Andorre des garanties prévues dans les Conventions sur le transfèrement des personnes condamnées et sur la valeur internationale des jugements répressifs. Il ne tiendrait qu’à ces deux États, par l’intermédiaire des coprinces et viguiers, d’infléchir la coutume dans le bon sens.
Aux termes de l’article 1 (art. 1) de la Convention européenne des Droits de l’Homme, la France et l’Espagne reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis par la Convention.
Or le régime d’exécution des peines fait corps avec la procédure pénale et le jugement est soumis aux mêmes principes de la procédure pénale (arrêts Weeks c. Royaume-Uni3 et Van Droogenbroeck c. Belgique4. Donc MM. Drozd et Janousek étaient "justiciables" de la Convention par rapport à la France.
L’article 5 (art. 5) a été invoqué en son entier par les requérants. Il devait donc être examiné également au titre du régime des peines.
L’acceptation par les deux États de l’exécution de la peine sur leur territoire implique une responsabilité qui ne peut être évacuée au prétexte que les coprinces agissent à titre personnel.
A juste titre M. Frowein observe dans son opinion dissidente:
"La responsabilité de la France pourrait néanmoins être exclue si elle n’avait pas de possibilité de garantir en fait le respect des droits de la Convention (requête no 6231/73, Ilse Hess c. Royaume-Uni, décision du 28 mai 1975, D. R. 2, pp. 72-75). Comme le montrent la compétence pour légiférer et la nomination des juges, la France a la possibilité de s’assurer que la Convention est en fait respectée."
Le sort des étrangers condamnés par la juridiction pénale d’Andorre et purgeant leurs peines en France présente certains aspects discriminatoires:
1. Les étrangers ne peuvent bénéficier de la grâce qui peut être octroyée aux personnes condamnées en France.
2. Ces étrangers ne peuvent bénéficier de la liberté conditionnelle dans les mêmes conditions que les autres. En effet, dans leur cas cette mesure doit être approuvée par les autorités d’Andorre dûment consultées. Or, en l’absence de convention bi- ou trilatérale et en l’absence de critères déterminés, il n’y a pas égalité de traitement.
3. Par application de l’article D.505 du code de procédure pénale, théoriquement les détenus de nationalité étrangère sont soumis au même régime que les nationaux, sauf pour la libération conditionnelle.
L’article 713.3 sur les peines prononcées à l’étranger est directement exécutoire, mais seulement par l’effet de conventions ou d’accords multilatéraux.
Rappelons par analogie la remarque suivante de M. Frowein dans son opinion dissidente:
"(...) puisque Andorre n’est pas un État indépendant mais une entité sous la juridiction des deux coprinces, nous sommes d’avis que l’Espagne est dans l’obligation, d’après la Convention, de s’assurer que le coprince espagnol exerce son pouvoir d’une manière conforme à la Convention (voir requête no 13258/87, M. et Co. c. Allemagne, décision du 9 février 1990, à paraître dans D. R)."
Tout État a le devoir et l’obligation positive d’assurer aux détenus sur son territoire un traitement qui ne soit pas discriminatoire. La jurisprudence de la Cour en faveur des droits des détenus est constante (cf. cas Silver et autres c. Royaume-Uni5, Campbell c. Royaume-Uni6, etc.). Or les requérants se retrouvent dans une catégorie de détenus discriminés par rapport aux personnes détenues en vertu de condamnations prononcées par des juridictions françaises.
Du reste, la reconnaissance d’une violation n’entraînerait pas la libération des détenus, mais simplement leur retour à Andorre. Les coprinces et viguiers devraient exercer leur influence afin que des procédures de révision soient possibles et que, dans l’avenir, la composition des juridictions andorranes soit modifiée.
Pour les raisons qui précèdent, nous estimons qu’il y a eu violation de l’article 5 (art. 5) de la Convention européenne des Droits de l’Homme par la France.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES MACDONALD, BERNHARDT, PEKKANEN ET WILDHABER
(Traduction)
Nous partageons l’opinion de la majorité: ni la France ni l’Espagne ne peuvent passer pour responsables, au regard de la Convention européenne des Droits de l’Homme, de la condamnation des requérants par le tribunal andorran. Il faut regretter que la Convention ne s’applique pas sur le territoire d’Andorre et ne lie pas les organes de cette entité, mais pour les raisons indiquées dans l’arrêt on ne saurait combler cette lacune en rendant les deux États responsables du seul fait que les coprinces ont des liens étroits avec eux.
Nous admettons aussi, avec la majorité, que la pratique consistant à exécuter en France ou en Espagne les peines d’emprisonnement d’Andorre possède une base légale suffisante fondée sur une coutume ancestrale.
Dès que les requérants entrèrent en France et se trouvèrent sous la juridiction de cet État, ils furent placés sous la protection de la Convention, y compris l’article 5 (art. 5). Non que la France (ou l’Espagne) ne puisse exécuter des peines d’emprisonnement prononcées par les tribunaux de pays ou entités tiers, ou qu’elle le puisse dans le seul cas où ils ont agi de manière entièrement conforme aux clauses de la Convention, qui ne les lie pas. Il doit cependant exister un certain contrôle effectif du respect, par la juridiction étrangère, des garanties à considérer comme fondamentales sous l’angle de la Convention. L’indépendance du pouvoir judiciaire et des juges figure parmi elles. Pareil contrôle revêt une importance particulière lorsqu’une peine d’emprisonnement prive une personne de sa liberté pour une longue période - jusqu’à quatorze ans en l’espèce. La France n’a pas exercé un tel contrôle; elle n’a pas non plus dûment pris en compte la composition du tribunal andorran, pourtant peu compatible avec des principes de base de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RUSSO
Je suis convaincu qu’il y a en l’occurrence violation de l’article 5 (art. 5) de la Convention. J’arrive à cette conclusion en souscrivant à la seconde partie de l’opinion dissidente rédigée par MM. Pettiti, Valticos et Lopes Rocha et approuvée par MM Walsh et Spielmann, partie qui commence par les mots "Pour ce qui est de l’article 5 (art. 5) (...)".
* Note du greffier: l'affaire porte le n° 21/1991/273/344. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
* Note du greffier: pour des raisons pratiques il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 240 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
3 Arrêt du 27 mars 1987, série A n° 114.
4 Arrêt du 24 juin 1982, série A n° 50.
5 Arrêt du 25 mars 1983, série A n° 61.
6 Arrêt du 25 mars 1992, série A n° 233.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE CREMONA
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MATSCHER
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MATSCHER
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES PETTITI, VALTICOS ET LOPES ROCHA, APPROUVEE PAR MM. LES JUGES WALSH ET SPIELMANN
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES PETTITI, VALTICOS ET LOPES ROCHA, APPROUVEE PAR MM. LES JUGES WALSH ET SPIELMANN
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES MACDONALD, BERNHARDT, PEKKANEN ET WILDHABER
ARRÊT DROZD ET JANOUSEK c. FRANCE ET ESPAGNE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RUSSO


Synthèse
Formation : Cour (plénière)
Numéro d'arrêt : 12747/87
Date de la décision : 26/06/1992
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Exception préliminaire retenue (incompétence) ; Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Non-violation de l'Art. 5-1

Analyses

(Art. 1) RESPONSABILITE DES ETATS, (Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE, (Art. 5-1) VOIES LEGALES, (Art. 56) APPLICATION TERRITORIALE-{GENERALE}, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE


Parties
Demandeurs : DROZD ET JANOUSEK
Défendeurs : FRANCE ET ESPAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1992-06-26;12747.87 ?

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