La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

28/08/1992 | CEDH | N°13704/88

CEDH | AFFAIRE SCHWABE c. AUTRICHE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE SCHWABE c. AUTRICHE
(Requête no13704/88)
ARRÊT
STRASBOURG
28 août 1992
En l’affaire Schwabe c. Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matsche

r,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
R. Pekkanen,
J.M Morenilla,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greff...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE SCHWABE c. AUTRICHE
(Requête no13704/88)
ARRÊT
STRASBOURG
28 août 1992
En l’affaire Schwabe c. Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
R. Pekkanen,
J.M Morenilla,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 février et 24 juin 1992,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 8 mars 1991, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 13704/88) dirigée contre la République d’Autriche et dont un citoyen de cet Etat, M. Karl Thomas Uwe Schwabe, avait saisi la Commission le 1er février 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 10 (art. 10).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30). Le président les a autorisés à employer l’allemand pendant la procédure (article 27 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 22 mars 1991, M. Matscher, agissant sur délégation de M. Ryssdal, a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. J. Cremona, Thór Vilhjálmsson, F. G. H. Gölcüklü, J. De Meyer, N. Valticos, R. Pekkanen et J.M. Morenilla (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. S.K. Martens, suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le requérant au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 23 juillet 1991, puis celui du Gouvernement le 31. Le 11 septembre, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait à l’audience; le 28 janvier 1992, il a produit divers documents sollicités par le greffier.
5. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats ont eu lieu en public le 24 février 1992, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. H. Türk, ambassadeur,
conseiller juridique au ministère des Affaires étrangères,  
agent,
S. Rosenmayr, Chancellerie fédérale,
S. Benner, ministère fédéral de la Justice,  conseillers;
- pour la Commission
M. M.P. Pellonpää,  délégué;
- pour le requérant
M. W. Brunner, avocat,  conseil.
La Cour les a entendus en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE
6. Citoyen autrichien résidant à St Andrä, M. Schwabe était, à l’époque pertinente, président de la section des Jeunesses populaires autrichiennes (Junge Österreichische Volkspartei, ÖVP) du district de Wolfsberg, en Carinthie, et conseiller municipal (Gemeinderat) de St Andrä.
A. Le communiqué de presse du requérant et son contexte
7. En décembre 1984, M. Tomaschitz, bourgmestre de Maria Rain en Carinthie et membre de l’ÖVP, fut condamné à quatre mois d’emprisonnement pour coups et blessures involontaires (fahrlässige Körperverletzung) et non-assistance à personne blessée (Imstichlassen eines Verletzten), après avoir provoqué un accident de la route en état d’ivresse (taux d’alcoolémie de 1,75 % au moins).
8. La question de savoir si cette décision devait l’amener à démissionner fit l’objet de discussions dans les milieux politiques et dans la presse de Carinthie.
Le 13 août 1985 parut dans le journal carinthien Kleine Zeitung un article intitulé "Si Tomaschitz ne tire pas les conséquences qui s’imposent, nous le ferons". Il citait des passages d’une interview de M. Wagner, président du gouvernement provincial et de la fédération carinthienne du Parti socialiste d’Autriche (Sozialistische Partei Österreichs - SPÖ), sur le point de savoir si le bourgmestre devait ou non résigner ses fonctions. M. Wagner y déclarait qu’un tel accident pouvait arriver à chacun, mais que l’on ne pouvait accepter de voir une personne ayant agi de la sorte continuer d’occuper une charge publique. Et d’ajouter: "Je n’entends point participer à une chasse aux sorcières, mais après une période de réflexion il [Tomaschitz] devrait comprendre qu’il lui faut se démettre". D’après lui, toutefois, le problème relevait au premier chef de l’ÖVP. Il concluait cependant en disant que si M. Tomaschitz ne tirait pas les conséquences nécessaires, l’autorité régionale de contrôle des communes (Gemeindeaufsicht des Landes) le ferait pour lui.
9. Le 19 août 1985, M. Schwabe rédigea un communiqué de presse en réponse à cet article et l’envoya à plusieurs journaux carinthiens. Le 20 août, la Kleine Zeitung en publia un résumé sous le titre "Cherchez la moralité au SPÖ". La Neue Volkszeitung, un journal de l’ÖVP, en donna le même jour, sous le titre "Deux poids et deux mesures?" (Zweierlei Maß?), le texte intégral, ainsi libellé:
"Il va de soi que Josef Tomaschitz, bourgmestre ÖVP de Maria Rain, doit se retirer après sa condamnation pour délit de fuite, a déclaré dans une émission le conseiller municipal Karl Schwabe, président des Jeunesses ÖVP du district de Wolfsberg.
M. Wagner, président du gouvernement de Carinthie, n’aurait pourtant pas le moindre droit, d’un point de vue moral, de reprocher au bourgmestre Tomaschitz son refus de démissionner. Il sait depuis des années que son adjoint Erwin Frühbauer a causé le 10 juillet 1966, près de Scheifling en Styrie et en conduisant sous l’empire d’un état alcoolique (im alkoholisierten Zustand), un accident de la route à la suite duquel deux enfants ont perdu leur père. On ne peut s’empêcher de penser [qu’il] applique à un ‘petit bourgmestre de village’, membre d’un autre parti, des critères plus stricts qu’à Frühbauer, son camarade de parti et adjoint. S’il se préoccupait d’assurer au sein du SPÖ la morale politique qu’il exige des autres, sa crédibilité y gagnerait, a conclu Schwabe."
10. Le requérant avait fondé son communiqué de presse sur un article paru dans le magazine viennois Profil le 9 mars 1984. Celui-ci relatait les circonstances de l’accident de voiture survenu à M. Frühbauer en 1966 et qui avait fait un mort et plusieurs blessés. On pouvait y lire:
On constata chez Erwin Frühbauer un taux d’alcoolémie de 0,8 %. La limite.
Moins d’un an plus tard, le 31 mai 1967, le tribunal d’arrondissement de Leoben condamna Frühbauer, dont l’immunité parlementaire avait été levée, à six mois d’emprisonnement, assortis d’un sursis de trois ans, pour homicide par imprudence.
Il ne le déclara pas coupable de conduite en état d’ivresse (Alkoholisierung). Les juristes se demandent toujours pourquoi: d’après l’article 5 par. 1 du code de la route de 1960, l’ivresse se présume dès que le taux d’alcoolémie atteint 0,8 %.
Mais soit. Je ne veux pas (d’ailleurs la loi pénale me l’interdit) reprocher à Frühbauer sa condamnation d’alors. Après tout, nul n’est à l’abri d’un tel accident de la circulation.
Mon reproche est d’ordre politique. Quand Kreisky le nomma ministre des Transports en 1970, Frühbauer passa sous silence sa condamnation, ou au moins le fait qu’à l’époque il gardait la qualité de condamné (noch vorbestraft war).
Le 31 mai 1967, avec le prononcé du jugement, commença en effet une période de sursis de trois ans. Six semaines avant l’échéance, le 21 avril 1970, Frühbauer fut nommé ministre des Transports, mais son casier judiciaire conserva longtemps la trace de sa condamnation, en raison du délai applicable à l’époque en matière d’effacement de telles mentions. Il fut donc, à ma connaissance, le seul ministre de la Seconde République à ne pas avoir un casier judiciaire vierge."
Le requérant avait contrôlé le contenu de l’article de Profil lors d’un entretien téléphonique avec l’auteur. En outre, il avait pris en compte le jugement rendu le 31 mai 1967 par le tribunal d’arrondissement (Kreisgericht) de Leoben. Pour fixer la peine, celui-ci avait considéré comme aggravante la circonstance que le prévenu conduisait après avoir absorbé de l’alcool (Alkoholisierung) en quantité telle qu’il approchait du seuil à partir duquel un conducteur était réputé ivre (0,8 %).
B. Les poursuites pénales contre M. Schwabe
1. Devant le tribunal régional de Klagenfurt
11. Le 4 septembre 1985, M. Frühbauer invita le tribunal régional (Landesgericht) de Klagenfurt ("le tribunal régional") à ouvrir une instruction préliminaire contre M. Schwabe. Celle-ci terminée, il engagea une action privée au titre des articles 111 (paras. 1 et 2) et 113 du code pénal (paragraphes 18-19 ci-dessous).
12. Le 26 septembre 1986, le tribunal infligea au requérant, pour diffamation (article 111 paras. 1 et 2 du code pénal) et pour avoir reproché à une personne une infraction pour laquelle elle avait déjà purgé sa peine (article 113), une amende de 3 000 schillings, convertible en trente jours d’emprisonnement à défaut de paiement. De plus, il ordonna la saisie du numéro litigieux de la Neue Volkszeitung, ainsi que la publication de son jugement, et accorda à M. Frühbauer une indemnité de 10 000 schillings, à la charge des propriétaires du journal. De surcroît, il déclara ces derniers conjointement et solidairement responsables du règlement de l’amende et des frais du plaignant.
Après avoir exposé les faits pertinents, il conclut que M. Schwabe avait enfreint l’article 113 en reprochant à M. Frühbauer une condamnation vieille d’une vingtaine d’années et relative à un accident de la route. En outre, il avait commis une diffamation en parlant de conduite sous l’empire de l’alcool, en comparant l’accident à celui de M. Tomaschitz et en critiquant son adversaire pour son manque de morale politique.
13. Selon le tribunal régional, l’article 113 avait pour but principal d’assurer la réinsertion des délinquants, mais il valait indépendamment du point de savoir si le reproche d’une condamnation antérieure nuisait à leur réintégration.
M. Schwabe n’avait pas été forcé, au sens de l’article 114 par. 2 du code pénal (paragraphe 18 ci-dessous), de faire la déclaration incriminée. Qu’un parti éprouvât de l’embarras en raison d’un accident de voiture survenu à l’un de ses cadres n’excusait pas l’"exhumation" d’un accident très ancien, arrivé à un dirigeant de la formation concurrente. En outre, aucun "devoir de répondre" à un adversaire politique ne s’imposait au requérant, puisque M. Wagner avait critiqué le bourgmestre Tomaschitz et non lui-même. Plus particulièrement, M. Schwabe, président d’une petite organisation de district, n’avait pas besoin de réagir en diffamant un tiers.
14. Toujours d’après le tribunal régional, le requérant ne pouvait exciper de la véracité de son allégation selon laquelle M. Frühbauer avait conduit sous l’empire de l’alcool. Semblable assertion devait avoir donné à penser à l’homme de la rue que l’intéressé - tout comme M. Tomaschitz - avait un taux d’alcoolémie dépassant 0,8 % au moment du sinistre. Or le législateur et le public toléraient un taux inférieur et le requérant n’avait pas précisé que le plaignant n’avait pas été condamné pour conduite en état d’ivresse (in alkoholbeeinträchtigtem Zustand).
Il ne pouvait davantage prétendre avoir voulu se référer à un taux de moins de 0,8 %. Son communiqué de presse cherchait à présenter les deux accidents comme moralement équivalents et impliquant la même conséquence: la démission des deux responsables concernés. Cela, combiné avec le titre de l’article, "Deux poids et deux mesures?", pouvait amener le lecteur à croire que le plaignant avait lui aussi, au moment de l’accident, un taux d’alcoolémie supérieur à la limite permise.
Pareillement, M. Schwabe ne pouvait soutenir que son communiqué de presse n’était pas dirigé contre M. Frühbauer mais contre M. Wagner. Certes, le reproche relatif au manque de morale politique ne visait pas au premier chef le second, responsable en principe de la morale politique au sein du SPÖ, mais le premier, qui n’avait pas résigné ses fonctions après son accident. Toutefois, il ne pouvait en soi constituer une diffamation car un homme politique devait se montrer tolérant à cet égard; ce qui importait en l’espèce était la comparaison des deux accidents d’un point de vue moral.
Pour cette diffamation-là, le requérant ne pouvait pas non plus invoquer l’article 114 par. 2 du code pénal: ainsi qu’il le savait ou aurait dû le savoir, la déclaration litigieuse était incorrecte. De surcroît, la preuve de la bonne foi (article 111 par. 3, paragraphe 18 ci-dessous) n’entrait pas ici en ligne de compte car il s’agissait d’un délit commis par voie de publication; il en allait de même de celle de la diligence journalistique requise (article 29 de la loi sur les media, Mediengesetz; paragraphe 21 ci- dessous), le prévenu n’étant pas journaliste. Quant à la preuve de la vérité, le tribunal régional examina la déposition d’un témoin de l’accident de M. Frühbauer en 1966, ainsi que les opinions exprimées par les experts au cours de la procédure pénale de 1967; il conclut que M. Schwabe n’avait pas établi l’exactitude de ses allégations.
2. Devant la cour d’appel de Graz
15. Le 5 février 1987, le requérant attaqua sa condamnation devant la cour d’appel (Oberlandesgericht) de Graz. Il affirmait notamment avoir écrit son communiqué de presse dans le contexte d’une discussion politique, en réponse à des critiques du président du gouvernement de Carinthie contre un membre de l’ÖVP et ce parti lui- même, et n’y avoir pas visé M. Frühbauer. Il s’était senti obligé de défendre son propre parti et de renseigner le public sur la moralité politique et les motifs apparents du président du gouvernement régional. Il s’était alors souvenu de l’article paru dans Profil en 1984 (paragraphe 10 ci-dessus) et avait constaté que les deux accidents posaient le même problème: était-il normal qu’une personne condamnée au pénal exerçât des fonctions officielles? La question lui avait semblé mériter un débat et il avait voulu signaler au public une éventuelle lacune dans l’information. Enfin, il estimait exacte sa déclaration selon laquelle le plaignant avait conduit sous l’empire d’un état alcoolique: elle s’appuyait sur les termes utilisés par le tribunal d’arrondissement de Leoben dans son jugement du 31 mai 1967 (paragraphe 10 ci-dessus); en outre, elle se justifiait dans le cadre d’une discussion politique.
16. La cour rejeta l’appel (Berufung) le 29 avril 1987.
Elle releva que le communiqué du requérant s’analysait clairement en un reproche concernant une infraction dont l’auteur avait déjà subi sa peine, au sens de l’article 113 du code pénal. D’après elle, rien n’obligeait M. Schwabe à répondre à M. Wagner. L’ÖVP ne l’avait pas mandaté pour le faire en son nom et il n’avait pas davantage été visé directement en qualité de président des Jeunesses populaires, ni de membre du bureau du parti. Une personne ayant prêté le flanc à la critique par son comportement devait accepter des attaques contre son honneur dans une plus large mesure qu’une autre. En outre, M. Frühbauer n’avait lui-même formulé aucune déclaration exigeant une réaction de la part de M. Schwabe.
La cour confirma aussi le jugement du tribunal régional pour le surplus.
17. Ayant reçu notification de l’arrêt le 4 septembre 1987, le requérant invita le procureur général (Generalprokurator) à introduire un pourvoi dans l’intérêt de la loi (Nichtigkeitsbeschwerde zur Wahrung des Gesetzes), en invoquant notamment le droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 (art. 10) de la Convention, et l’arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986 (série A no 103-B).
On l’informa le 27 octobre 1987 que le procureur général n’entendait pas déférer à sa demande.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Les dispositions pertinentes du code pénal
18. L’article 111 du code pénal est ainsi libellé:
"1. Est puni d’une peine privative de liberté de six mois au plus ou d’une peine pécuniaire (...) quiconque, d’une manière telle qu’un tiers peut le remarquer, accuse une autre personne d’un trait de caractère ou d’une disposition d’esprit méprisables ou la déclare coupable d’une attitude contraire à l’honneur ou aux bonnes moeurs et de nature à la rendre méprisable aux yeux de l’opinion publique ou à la rabaisser devant celle-ci.
2. Est puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire (...) quiconque commet l’acte dans un imprimé, par le moyen de la radiodiffusion ou d’une autre manière qui rend la diffamation accessible à un large public.
3. L’auteur n’est pas puni si l’assertion est démontrée vraie. Dans le cas visé à l’alinéa 1, il ne l’est pas non plus si sont prouvées des circonstances lui ayant donné des raisons suffisantes de tenir l’assertion pour vraie."
L’article 112 précise: "La preuve de la vérité et celle de la bonne foi ne sont admises que si l’auteur invoque l’exactitude de l’assertion ou sa bonne foi (...)"
D’après le paragraphe 1 de l’article 114, "les actes visés à l’article 111 (...) sont légitimes s’il constituent l’accomplissement d’une obligation légale ou l’exercice d’un droit". Aux termes du paragraphe 2, "n’est pas punissable la personne que des raisons spéciales forcent à présenter, sous la forme et de la manière choisies par elle, une allégation tombant sous le coup de l’article 111 (...), sauf s’il s’agit d’une affirmation inexacte et que l’auteur eût pu s’en rendre compte en s’entourant des précautions voulues (...)".
19. L’article 113 rend passible
"d’une peine privative de liberté de trois mois au plus ou d’une peine pécuniaire (...) quiconque, d’une manière telle qu’un tiers peut le remarquer, reproche à une autre personne une infraction pour laquelle la peine a déjà été exécutée ou a fait l’objet, même à titre conditionnel, d’une remise totale ou partielle, ou bien pour laquelle le prononcé de la peine a été différé provisoirement."
B. Les dispositions pertinentes de la loi sur les media
20. Selon l’article 6 de la loi sur les media, l’éditeur assume une responsabilité objective en matière de diffamation; la victime peut donc lui réclamer des dommages-intérêts. En outre, il peut se voir déclarer conjointement et solidairement responsable, avec la personne condamnée pour une infraction à ladite loi, du paiement des amendes infligées et des frais de procédure (article 35).
La personne diffamée peut demander la confiscation de la publication ayant servi à commettre l’infraction (article 33), ainsi que la publication du jugement pour autant qu’elle apparaisse nécessaire à l’information du public (article 34).
21. L’article 29 dispose:
"1. Le propriétaire (l’éditeur) ou collaborateur d’un medium, qui commet en matière de contenu des informations publiées une infraction pour laquelle est recevable la preuve de la vérité, n’est pas punissable, non seulement s’il fournit cette preuve, mais également s’il existait un intérêt supérieur du public à la diffusion de l’information et si, après avoir pris toutes les précautions d’usage pour un journaliste, l’intéressé a estimé avoir des motifs suffisants de tenir l’affirmation pour vraie. Toutefois, lorsque semblable infraction touche le domaine le plus intime de la vie privée, les personnes susvisées n’échappent à la répression que dans le cas d’une affirmation vraie et en rapport direct avec la vie publique.
2. Ces preuves ne sont acceptées que si le prévenu les invoque. Dans les cas visés au paragraphe 1, première phrase, le tribunal accepte, lorsqu’elle est recevable, la preuve de la vérité proposée par le prévenu, même s’il estime observées les précautions requises des journalistes.
3. Si le prévenu n’est acquitté qu’en raison de la réunion des conditions du paragraphe 1, première phrase, le tribunal, appliquant par analogie l’article 34, ordonne la publication de la constatation selon laquelle la preuve de la vérité n’a pas été offerte ou fournie; il laisse à la charge de l’intéressé les frais de la procédure pénale, y compris ceux qu’entraîne une telle publication.
4. Les articles 111 par. 3 et 112 du code pénal ne trouvent pas à s’appliquer."
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
22. M. Schwabe a saisi la Commission le 1er février 1988; il invoquait l’article 10 (art. 10) de la Convention.
La Commission a retenu la requête (no 13704/88) le 11 octobre 1989. Dans son rapport du 8 janvier 1991 (article 31) (art. 31), elle relève une infraction à l’article 10 (art. 10) (dix voix contre six). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
23. À l’audience du 24 février 1992, l’agent du Gouvernement a demandé à la Cour de "déclarer dans son arrêt que la condamnation du requérant à 3 000 schillings d’amende n’a pas méconnu le droit à la liberté d’opinion, garanti par l’article 10 (art. 10) de la Convention".
Pour sa part, le requérant l’a invitée à dire "qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention et que la République d’Autriche doit dès lors [lui] verser 225 644 schillings 62 à titre de satisfaction équitable".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10)
24. D’après M. Schwabe, sa condamnation par le tribunal régional de Klagenfurt, pour diffamation et pour avoir reproché à une personne un délit pénal antérieur, a transgressé l’article 10 (art. 10) de la Convention, aux termes duquel
"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."
Le Gouvernement combat cette thèse, mais la Commission y souscrit.
25. La "sanction" incriminée constituait manifestement une "ingérence" dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression, telle que la garantit le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1). La chose ne prête pas à controverse.
De même, nul ne conteste que l’immixtion était "prévue par la loi", à savoir les articles 111 et 113 du code pénal (paragraphes 18-19 ci-dessus), ni qu’elle poursuivait un but légitime: la protection de "la réputation ou des droits d’autrui", au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2).
Le débat se concentre sur le point de savoir si on pouvait la tenir pour "nécessaire dans une société démocratique".
26. D’après M. Schwabe, il faut pouvoir, dans une telle société, évoquer les infractions passées d’hommes politiques, même s’ils ont subi leur peine ou bénéficié d’un sursis ou d’une remise. L’article 113 du code pénal aurait pour fin d’assurer la réinsertion sociale des délinquants; or M. Frühbauer aurait occupé des fonctions publiques en Autriche pendant plus de vingt-cinq ans, avant et après le communiqué de presse litigieux. En outre, le requérant n’aurait pas voulu le diffamer, mais plutôt montrer que M. Wagner, président du gouvernement carinthien, n’avait pas le droit, d’un point de vue moral, de réclamer la démission du bourgmestre Tomaschitz après la condamnation de ce dernier à la suite d’un accident de la route. Il s’agirait donc d’un jugement de valeur.
27. Le Gouvernement estime, au contraire, que doivent prévaloir en l’espèce les impératifs de la protection de la réputation d’autrui, consacrés par les articles 111 et 113 du code pénal. Le requérant aurait fourni une version incomplète des faits et lancé des affirmations trompeuses en établissant un lien entre deux accidents de la circulation qui n’étaient pas comparables. Aussi le tribunal régional de Klagenfurt jugea-t-il qu’il n’avait pas prouvé l’exactitude de ses allégations. De plus, la discussion portait sur l’accident de voiture survenu au bourgmestre, et il n’y avait aucune raison pour que M. Schwabe mentionnât un autre sinistre vieux de nombreuses années.
28. Tout en se référant aux affaires autrichiennes déjà tranchées par la Cour (arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103-B, et Oberschlick c. Autriche du 23 mai 1991, série A no 204), la Commission estime que dans une société démocratique, les hommes politiques doivent accepter la critique même si elle se fonde sur une comparaison gênante, et pouvant sembler forcée, entre deux incidents.
29. La Cour examinera la question à la lumière des principes qui se dégagent de sa jurisprudence (arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, pp. 22-24, paras. 48-50, Sunday Times (no 1) c. Royaume-Uni du 26 avril 1979, série A no 30, pp. 35-37, par. 59, et pp. 40-41, par. 65, Lingens précité, série A no 103-B, pp. 25-26, paras. 38-42, Oberschlick précité, série A no 204, pp. 25-26, paras. 57-59, Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A no 216, pp. 29-30, par. 59, Sunday Times (no 2) c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A no 217, pp. 28-29, par. 50, et Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, pp. 22-24, paras. 42-43 et 46).
Lorsqu’il y va des limites de la critique admissible dans le cadre du débat public sur une question politique d’intérêt général, la Cour doit se convaincre, dans l’exercice de sa fonction de contrôle, que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes auxdits principes et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (arrêt Oberschlick précité, série A no 204, p. 26, par. 60).
A cette fin, il échet d’examiner les décisions judiciaires incriminées au vu de l’ensemble du dossier, y compris la publication litigieuse et son contexte.
30. M. Schwabe a été jugé coupable de diffamation pour avoir déclaré, dans son communiqué de presse du 19 août 1985, que le vice-président du gouvernement carinthien avait, en 1966, provoqué un accident de la route sous l’empire d’un état alcoolique. Le tribunal régional de Klagenfurt attribua un poids décisif à une circonstance: le requérant avait comparé l’accident avec celui du bourgmestre, sans préciser qu’à la différence de M. Tomaschitz, M. Frühbauer n’avait pas été condamné pour conduite en état d’ivresse. Aux yeux du tribunal, pareille lacune pouvait amener le lecteur à croire que les accidents se ressemblaient par le taux d’alcoolémie des conducteurs. A cet égard, il estima que le requérant n’avait pas établi l’exactitude de ses allégations (paragraphe 14 ci-dessus).
31. La Cour relève que le communiqué de presse de M. Schwabe réagissait à une interview du président du gouvernement carinthien, membre du parti socialiste autrichien, laissant entendre que le bourgmestre de Maria Rain, affilié au parti populaire (celui du requérant), devait se démettre à la suite de sa condamnation (paragraphe 8 ci-dessus).
Du communiqué, lu dans son ensemble, il ressort que le requérant cherchait surtout à montrer que M. Wagner appliquait à un "petit bourgmestre de village", adhérent d’une autre formation, des critères de moralité politique différents et plus stricts qu’à son "camarade de parti" et adjoint (paragraphe 9 ci-dessus). Il n’essayait pas de comparer les deux accidents d’un point de vue juridique, mais seulement de dresser un constat relatif à la moralité politique. La mention de l’accident de 1966 était accessoire par rapport à la question principale, laquelle constituait un thème d’intérêt public.
Même si au départ, comme l’affirme le Gouvernement, ni le requérant ni M. Frühbauer ne se trouvaient directement en cause dans la discussion politique, qui concernait au premier chef le bourgmestre et le président du gouvernement régional, l’intervention du second aboutit à faire du problème l’objet d’un débat général sur l’éthique politique entre les deux partis rivaux (ÖVP et SPÖ, paragraphe 8 ci-dessus).
32. Des condamnations pénales du genre en question, prononcées par le passé contre un homme politique, peuvent, de même que son comportement public à d’autres égards, entrer en ligne de compte pour apprécier son aptitude à exercer des fonctions politiques.
33. Le requérant avait fondé ses déclarations relatives à l’accident de 1966 sur un article publié le 9 mars 1984 dans la revue Profil et avait contrôlé les faits auprès de l’auteur (paragraphe 10 ci-dessus). Plus bref que l’article, son communiqué de presse ne fournissait qu’une version incomplète des circonstances de l’accident (paragraphe 9 ci-dessus). Toutefois, il faut noter que M. Schwabe y reprenait en substance les expressions figurant dans le jugement du tribunal d’arrondissement de Leoben du 31 mai 1967. Cette juridiction avait considéré comme un élément aggravant que l’homme politique eût absorbé de l’alcool avant l’accident (paragraphe 10 ci-dessus).
34. Les juridictions autrichiennes ont condamné le requérant pour diffamation parce qu’il n’avait pas prouvé l’exactitude de ses affirmations. Elles ont interprété les mots "sous l’empire d’un état alcoolique", apparaissant dans le communiqué, comme visant un taux d’alcoolémie de 0,80 % ou plus, sur la base de la comparaison opérée avec l’accident de M. Tomaschitz (paragraphe 14 ci-dessus).
La Cour estime pourtant non établi que la déclaration du requérant au sujet de l’état de M. Frühbauer prêtât à confusion. Elle relève en outre que M. Schwabe ne se livrait pas à une comparaison directe des deux accidents: il ne les mentionnait qu’en rapport avec la diversité d’attitude de M. Wagner à leur égard. Chose significative, il les décrivait en des termes complètement différents (paragraphe 9 ci-dessus). Il concluait néanmoins qu’ils présentaient assez de traits communs pour justifier la démission des deux hommes politiques concernés.
La comparaison incriminée s’analysait donc pour l’essentiel en un jugement de valeur ne permettant pas la preuve de la vérité (voir, entre autres, l’arrêt Oberschlick précité, série A no 204, p. 27, par. 63). La Cour constate à ce propos que les faits sur lesquels il s’appuyait étaient en substance exacts et que la bonne foi du requérant n’inspire pas de doutes sérieux. Il ne saurait passer pour avoir excédé les limites de la liberté d’expression.
35. Partant, l’ingérence dont se plaint M. Schwabe n’était pas "nécessaire, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation (...) d’autrui".
Il y a donc eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
36. Selon l’article 50 (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
A. Préjudice matériel
37. L’intéressé revendique d’abord les montants correspondant à l’amende à lui infligée (3 000 schillings autrichiens, s.), aux frais de M. Frühbauer (32 242 s. 42) et à l’indemnité (10 000 s.) accordée à ce dernier par le tribunal régional dans son jugement du 26 septembre 1986.
38. Il existe un lien étroit entre les deux premiers postes et la violation de l’article 10 (art. 10) relevée par la Cour, de sorte que M. Schwabe doit recouvrer 35 242 s. 42 à ce titre; le Gouvernement l’admet du reste.
En revanche, le paiement des 10 000 s. alloués à M. Frühbauer incombait aux propriétaires de la Neue Volkszeitung (paragraphe 12 ci-dessus) et le requérant ne montre pas pourquoi il aurait droit à un dédommagement de ce chef.
B. Tort moral
39. L’intéressé réclame aussi 50 000 s. en réparation du tort que sa condamnation aurait porté à sa réputation.
Avec le délégué de la Commission, la Cour estime toutefois que le constat de manquement figurant dans le présent arrêt constitue en l’occurrence une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage de cette nature.
C. Frais et dépens
40. M. Schwabe sollicite enfin le remboursement de 50 402 s. 20 pour ses frais et dépens en Autriche. Sans s’opposer à l’octroi d’une somme à cet égard, le Gouvernement se dit incapable de se prononcer sur la demande, l’avocat du requérant n’ayant pas fourni de relevé détaillé.
La Cour juge cependant raisonnable le montant revendiqué et l’accorde dès lors en entier.
41. Quant à ses frais et dépens devant les organes de la Convention, M. Schwabe réclame 70 000 s. pour honoraires et débours, plus 10 000 s. pour les frais de voyage supportés afin d’assister à l’audience de la Cour.
Le Gouvernement ne combat pas cette prétention.
Estimant raisonnables les montants sollicités, la Cour les alloue dans leur ensemble.
42. L’intéressé a ainsi droit à 130 402 s. 20 pour frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par sept voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention;
2. Dit, à l’unanimité, que le présent arrêt constitue, quant au préjudice moral allégué, une satisfaction équitable suffisante aux fins de l’article 50 (art. 50);
3. Dit, à l’unanimité, que la République d’Autriche doit verser au requérant, dans les trois mois, 35 242 s. 42 (trente-cinq mille deux cent quarante-deux schillings quarante-deux) pour dommage matériel et 130 402 s. 20 (cent trente mille quatre cent deux schillings vingt) pour frais et dépens;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 août 1992.
Rolv Ryssdal
Président
Marc-André Eissen
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion dissidente de M. Thór Vilhjálmsson;
- opinion dissidente de M. Matscher;
- opinion concordante de M. Martens.
R.R.
M.-A. E.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
(Traduction)
Nul ne semble contester que la seule question en litige consiste à savoir si l’ingérence dont se plaint le requérant était "nécessaire dans une société démocratique".
Les faits de la cause peuvent se résumer ainsi.
Interviewé en public en août 1985, M. Wagner, président du gouvernement régional de Carinthie, exprima l’opinion que M. Tomaschitz, bourgmestre d’une ville de la région, devait se démettre. L’intéressé avait en effet été condamné peu auparavant pour avoir causé des dommages corporels par négligence, alors qu’il conduisait en état d’ivresse, et pour avoir ensuite pris la fuite.
Homme politique membre de l’opposition dans la région, le requérant publia un communiqué de presse dans lequel il se déclarait d’accord avec M. Wagner quant à la démission. Il ajoutait toutefois que ce dernier "n’avait pas le moindre droit, d’un point de vue moral," d’attaquer M. Tomaschitz, car il savait depuis des années qu’en juillet 1966 son propre adjoint, M. Frühbauer, avait provoqué, après avoir absorbé de l’alcool, un accident à la suite duquel deux enfants avaient perdu leur père.
La divergence ne portait pas sur la nécessité d’une démission de M. Tomaschitz, mais essentiellement sur la critique formulée par le requérant au sujet de la moralité politique de M. Wagner. Les personnes en cause avaient certes le droit de donner leur sentiment, fondé sur un jugement de valeur, sur les deux points. Cela ne prête pas à controverse. Il s’agit plutôt de savoir si M. Frühbauer devait, en vertu des normes de la Convention en matière de la liberté d’expression, tolérer de se voir impliqué dans le débat de la manière indiquée. Sans vouloir minimiser le problème posé, je dois reconnaître, avec mon collègue M. Matscher, qu’il revêt un caractère trivial. Les faits de la cause révèlent qu’il s’agissait d’une altercation politique n’appelant pas la protection juridique spéciale que pourrait exiger un débat politique à un autre niveau.
Il me paraît nécessaire, dans une société démocratique, de protéger la réputation d’autrui, ainsi que le prévoit l’article 10 par. 2 (art. 10-2). Cette règle trouve d’ailleurs un surcroît de fondement dans l’article 8 (art. 8). Deux caractéristiques de la présente espèce me semblent pertinentes à cet égard.
Premièrement, pour critiquer M. Wagner le requérant utilisa en 1985 un article paru peu auparavant dans un magazine autrichien et qui mentionnait une condamnation avec sursis remontant à 1966. Je me sépare de la majorité de la Cour quand elle déclare, au paragraphe 32 de l’arrêt, que "des condamnations pénales du genre en question, prononcées par le passé contre un homme politique, peuvent (...) entrer en ligne de compte pour apprécier son aptitude à exercer des fonctions politiques". Je ne me prétends pas expert en criminologie, mais je trouve évident que des peines avec sursis vieilles de vingt ans ne sont pas révélatrices, même infligées pour des actes comme ceux ici en cause, de la moralité des personnes concernées.
Deuxièmement, je souscris à l’opinion des juridictions autrichiennes quant à la nature des allégations figurant dans le communiqué de presse du requérant.
Ces deux aspects sont, d’après moi, d’une nature telle que lesdites juridictions pouvaient condamner l’intéressé sans enfreindre la Convention. Je ne constate dès lors aucune violation en l’espèce.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
Je commence par constater qu’il s’agit d’une affaire triviale qui ne mérite pas une longue exposition de mes idées au sujet de la portée de l’article 10 (art. 10), en l’espèce différentes de celles de la majorité de la Cour qui a conclu à un constat de violation de cette disposition.
Dans le cadre d’une querelle politique au niveau local (ou régional) entre M. Schwabe, président d’une section de district du Mouvement des jeunes du Parti populaire (Junge ÖVP), et M. Wagner, chef du gouvernement régional (Landeshauptmann) et président du Parti socialiste (SPÖ) de Carinthie, le premier exhumait une affaire vieille de presque vingt ans intéressant M. Frühbauer, adjoint et ami politique de M. Wagner, mais nullement impliqué directement dans cette querelle. M. Frühbauer s’en estima offensé et porta plainte contre M. Schwabe. Il lui reprochait d’avoir commis une diffamation (article 111 du code pénal) en relatant les faits d’une manière incorrecte et en donnant au public une opinion manifestement erronée au sujet de ceux-ci; il lui reprochait en outre d’avoir enfreint l’article 113 du code pénal qui sanctionne le fait de reprocher à une autre personne une infraction pour laquelle la peine a été exécutée (et d’ailleurs éteinte depuis longtemps). En conséquence, M. Schwabe avait été condamné à une amende modeste par le tribunal compétent.
Tout en reconnaissant l’importance de la liberté d’expression et de la presse, en particulier dans le débat politique, j’estime que cette liberté rencontre également des limites et comporte des responsabilités auxquelles l’article 10 par. 2 (art. 10-2) se réfère expressément (un aspect du problème qui ne semble posséder que peu de poids dans le raisonnement de la Cour); or, d’après moi, ces limites sont transgressées lorsque quelqu’un, même au cours d’un débat politique, diffame, sans aucune nécessité et en relatant des faits d’une manière incorrecte, un homme politique, en l’espèce personnellement étranger à ce débat, portant ainsi atteinte à sa réputation, cette transgression étant d’autant plus grave lorsque la diffamation a eu lieu par les media.
D’ailleurs, comme la minorité de la Commission l’a justement observé dans son opinion séparée, dans la présente affaire "force est de constater (...) que l’on est bien loin d’un grand débat d’idées, ce qui aurait autorisé que la pensée puisse s’exprimer sans entraves".
La majorité de la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’était pas "nécessaire"; pour ma part je pense que l’initiative "prise par lui", en particulier la façon dont il l’a menée, n’était pas non plus nécessaire.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS
(Traduction)
1. Tout en approuvant la conclusion selon laquelle il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) et en souscrivant en substance aux arguments sur lesquels elle repose, j’ai adopté en l’espèce une démarche légèrement différente de celle de la Cour. Je me suis notamment fondé sur le motif suivant: la condamnation du requérant pour diffamation ne résultait pas de la seule circonstance qu’il n’avait pas établi l’exactitude de ce que les juridictions autrichiennes ont considéré comme l’affirmation de faits, mais aussi de leur constat d’après lequel il avait eu l’intention manifeste de diffamer M. Frühbauer.
2. Comme dans ses arrêts Lingens et Oberschlick, la Cour précise en l’occurrence que lorsqu’il y va du droit à la liberté d’expression, on ne saurait laisser aux juridictions nationales une marge d’appréciation pour évaluer les déclarations pertinentes: il lui incombe à elle de réaliser un contrôle intégral de semblables évaluations. Et elle a raison car pareil contrôle est indispensable, surtout quand se trouve en jeu la liberté du débat public sur des questions politiques. Une conception erronée de la notion de liberté d’expression peut aisément conduire à une mauvaise interprétation des déclarations en cause, spécialement de la part du juge interne qui se considère comme un censor morum, même dans le cas d’un tel débat.
3. Mon analyse du présent litige découle de ce qu’il illustre clairement le danger que j’ai signalé, tout comme la nécessité d’un contrôle intégral de chacun des éléments de l’appréciation des juridictions nationales. A l’opposé des juges autrichiens, j’estime absolument hors de doute, d’un point de vue objectif, que le communiqué de presse du requérant constituait d’abord et surtout un jugement de valeur sur M. Wagner. Ce jugement de valeur s’appuyait à la fois sur un jugement de valeur secondaire et sur l’affirmation de faits: le premier était que M. Frühbauer, reconnu coupable d’un délit de conduite comparable à celui du bourgmestre, aurait donc dû lui aussi se démettre; la seconde était que M. Wagner en avait bien conscience, mais avait laissé un ami politique agir d’une manière inacceptable, selon lui, de la part du bourgmestre.
4. Je ne nie pas que le jugement de valeur secondaire puisse paraître sujet à caution, surtout si l’on se livre à une comparaison strictement juridique des cas du bourgmestre et de M. Frühbauer. Cependant, le communiqué de presse du requérant s’attachait clairement à les comparer non pas d’un point de vue juridique, mais simplement sur le plan de la morale politique. En outre, les opinions discutables jouissent elles aussi de la protection de l’article 10 (art. 10); il s’agit d’un principe très important qu’il faut préserver.
Je ne nie pas davantage que le jugement de valeur secondaire aurait pu être formulé avec plus de prudence, afin d’éviter qu’un lecteur pût penser que M. Frühbauer avait, lui aussi, été condamné pour conduite en état d’ivresse. Toutefois, dans le contexte du communiqué de presse l’opinion exprimée au sujet de M. Frühbauer jouait un rôle vraiment secondaire; en outre, il y a une différence essentielle entre défaut de précaution et intention de diffamer. Les juridictions trop promptes à présumer semblable intention délictueuse - c’est-à-dire sur la seule foi de leur interprétation des termes d’une déclaration - tendent à étouffer le débat politique et violent par là même l’article 10 (art. 10).
5. Tout cela montre nettement pourquoi l’on ne saurait accepter les appréciations portées par les juridictions autrichiennes. Tout d’abord elles ont sorti de son contexte le jugement de valeur secondaire pour le convertir en une déclaration principale dirigée contre M. Frühbauer. Elles ont ensuite interprété cette déclaration comme contenant plusieurs reproches distincts, dont celui de conduite en état d’ivresse. Enfin, elles ont transformé en intention de nuire ce qui - à la lumière des termes de l’article de Profil - n’était au pire que négligence.
Il en ressort qu’elles ont complètement omis de considérer deux éléments: a) la déclaration en cause se prêtait, d’un point de vue objectif, à une autre interprétation; b) en pareil cas, le droit au respect de la liberté d’opinion a pour conséquence que seule justifie une condamnation pénale l’existence de motifs impérieux - à ne pas tirer uniquement du libellé de la déclaration attaquée - de retenir l’interprétation impliquant une intention criminelle. De tels motifs manquaient en l’espèce.
* L'affaire porte le n° 46/1991/298/369.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 242-B de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS
ARRÊT SCHWABE c. AUTRICHE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 10 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-1) LIBERTE D'OPINION, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : SCHWABE
Défendeurs : AUTRICHE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 28/08/1992
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 13704/88
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1992-08-28;13704.88 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award