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23/03/1994 | CEDH | N°14146/88

CEDH | AFFAIRE MUTI c. ITALIE


En l'affaire Muti c. Italie*, La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, C. Russo, N. Valticos, I. Foighel, R. Pekkanen, G. Mifsud Bonnici,
ainsi que de M.

M.-A. Eissen, greffier, Après en avoir délibéré en ...

En l'affaire Muti c. Italie*, La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, C. Russo, N. Valticos, I. Foighel, R. Pekkanen, G. Mifsud Bonnici,
ainsi que de M. M.-A. Eissen, greffier, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 novembre 1993 et 22 février 1994, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
_______________ * Note du greffier: L'affaire porte le n° 32/1993/427/506. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes. _______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement italien ("le Gouvernement") le 29 juillet 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 14146/88) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Giovanni Muti, avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 15 juin 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25). La requête du Gouvernement renvoie aux articles 44, 45 et 48 (art. 44, art. 45, art. 48) ainsi qu'à la déclaration italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30), que le président a autorisé à employer la langue italienne (article 27 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. C. Russo, juge élu de nationalité italienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 août 1992, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Bernhardt, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, N. Valticos, I. Foighel, R. Pekkanen et G. Mifsud Bonnici, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43) .
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 19 octobre 1993, celui du Gouvernement le 15 novembre et les observations du délégué de la Commission le 25 novembre.
5. Le 4 octobre 1993, la Commission avait produit le dossier de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
6. Le 23 novembre 1993, la chambre a renoncé à tenir audience, non sans avoir constaté la réunion des conditions exigées pour une telle dérogation à la procédure habituelle (articles 26 et 38 du règlement).
7. Le 7 décembre 1993, le Gouvernement a déposé certains documents que le greffier lui avait demandés sur les instructions du président (article 37 par. 1 in fine).
EN FAIT
8. M. Giovanni Muti habite Bergame. En application de l'article 31 par. 1 (art. 31-1) de la Convention, la Commission a constaté les faits suivants (paragraphes 6-10 de son rapport): "6. Le requérant, à la suite d'un examen par la Commission médico-sanitaire de Bergame le 21 mars 1975, fut déclaré inapte à continuer l'exercice de ses fonctions au greffe du parquet de Bergame, en raison de son invalidité physique. Par un arrêté (decreto) du 10 avril 1975, enregistré à la Cour des comptes le 2 mai 1977, le ministère de la Justice lui reconnut le droit à une pension à partir du 8 avril 1975. 7. Le 27 août 1975, le requérant présenta une demande de pension privilégiée ordinaire, au motif que son invalidité était due à l'exercice de ses fonctions. Il se soumit à des examens, effectués par la Commission médico-militaire qui rendit son avis le 30 novembre 1978. A la suite de cet avis, par un arrêté du 2 mars 1979, le ministère rejeta la demande: il arguait du fait que, selon le rapport médical de 1978, une partie des troubles dont souffrait l'intéressé ne découlaient pas de l'exercice de ses fonctions et que d'autres, s'ils pouvaient en résulter, ne suffisaient pas à le rendre inapte au travail. 8. Le 1er juin 1979, le requérant saisit la Cour des comptes d'un recours contre ladite décision. Le 24 octobre 1979, le secrétariat de cette cour invita le ministère de la Justice à lui transmettre le dossier du requérant, ce qui fut fait le 15 novembre 1979. Le 3 décembre 1979, le dossier fut communiqué au procureur général près la Cour des comptes (Procuratore Generale presso la Corte dei Conti) pour instruction et pour le dépôt de ses conclusions. 9. Le procureur général demanda le 3 avril 1984 à la Commission médico-légale du ministère de la Défense de se prononcer, après avoir examiné le requérant, sur l'origine et l'étendue des troubles. Le rapport médical parvint au parquet le 2 décembre 1986. Le 20 janvier 1987, le procureur général déposa ses conclusions et demanda le rejet du recours. 10. Le 22 mai 1987, le président de la troisième chambre juridictionnelle fixa les débats au 16 septembre 1987. Le 7 septembre 1987, le requérant déposa, pour sa part, une expertise médicale privée. Après l'audience, la Cour adopta une décision qui accueillait partiellement la demande du requérant en lui reconnaissant le droit à une pension privilégiée ordinaire pour les troubles tirant leur origine de l'exercice de ses fonctions. Cette décision, prononcée en dernier ressort, fut déposée au greffe le 8 janvier 1988 et communiquée à l'avocat du requérant le 22 avril 1988."
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
9. L'intéressé a saisi la Commission le 15 juin 1988. Invoquant l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, il se plaignait de la durée de l'examen de son action devant la Cour des comptes.
10. La Commission a retenu la requête (n° 14146/88) le 12 janvier 1993. Dans son rapport du 5 mai 1993 (article 31) (art. 31), elle relève à l'unanimité une violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt**.
_______________ ** Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 281-C de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe. _______________
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
11. M. Muti dénonce la durée de la procédure suivie devant la Cour des comptes. Il l'estime contraire à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, aux termes duquel "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)" Le Gouvernement combat cette thèse, tandis que la Commission y souscrit.
12. La période à considérer a commencé le 1er juin 1979, date de la saisine de la Cour des comptes, pour s'achever le 8 janvier 1988, avec le dépôt de l'arrêt de cette juridiction. Elle s'étend donc sur un peu plus de huit ans et sept mois.
13. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie à l'aide des critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour et suivant les circonstances de l'espèce, lesquelles commandent en l'occurrence une évaluation globale.
14. Le Gouvernement excipe de la surcharge de travail de la Cour des comptes et du comportement du requérant. Ce dernier n'aurait pas réclamé un traitement plus rapide de sa cause. Or il avait la faculté d'obtenir l'accélération de la procédure en vertu d'une pratique consacrée ultérieurement par une circulaire (ordine di servizio) du procureur général près la Cour des comptes: daté du 28 octobre 1988, cet acte, dont le Gouvernement a produit le texte (paragraphe 7 ci-dessus), prévoit sous certaines conditions une dérogation à la règle de l'examen des requêtes dans l'ordre chronologique. En outre, une lettre d'un responsable de la section compétente de la Cour des comptes, du 30 novembre 1993, atteste qu'en 1980 des affaires dotées d'un numéro d'enregistrement voisin de celui du recours de M. Muti avaient été traitées par priorité à la demande des intéressés.
15. Quant à l'argument tiré de la surcharge de travail, la Cour confirme une fois de plus qu'il ne saurait entrer en ligne de compte car l'article 6 par. 1 (art. 6-1) oblige les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent remplir chacune de ses exigences (voir en dernier lieu l'arrêt Massa c. Italie du 24 août 1993, série A n° 265-B, p. 21, par. 31).
16. Au sujet du comportement du requérant, il échet de noter, avec la Commission, que le Gouvernement n'a pas démontré le caractère effectif de la possibilité offerte à M. Muti d'activer la procédure. Malgré les éléments fournis par le Gouvernement, rien ne prouve qu'une telle démarche aurait présenté des chances de succès, compte tenu aussi du pouvoir discrétionnaire de l'autorité judiciaire compétente et de l'encombrement de son rôle. Dans ces conditions, il n'apparaît pas que la prétendue passivité du requérant ait contribué à ralentir la marche de l'instance.
17. En revanche, l'examen du dossier révèle deux périodes principales de stagnation imputables à l'Etat défendeur: le procureur général attendit quatre ans et quatre mois pour demander une expertise, la seule mesure d'instruction ordonnée (paragraphe 8, alinéas 8 et 9, ci-dessus); le dépôt du rapport médical n'eut lieu que deux ans et huit mois plus tard (paragraphe 8, alinéa 9, ci-dessus).
18. Dès lors, et eu égard à l'enjeu du litige pour M. Muti, la Cour ne saurait estimer "raisonnable" le laps de temps écoulé en l'espèce. Il y a donc eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)
19. D'après l'article 50 (art. 50), "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage
20. Le requérant sollicite 20 000 000 lires italiennes pour le tort moral correspondant à la longue période d'incertitude dans laquelle il a vécu.
21. Le Gouvernement trouve cette prétention dénuée de fondement et excessive: vu le comportement de M. Muti, un simple constat de violation fournirait, le cas échéant, une satisfaction équitable suffisante. Le délégué de la Commission, lui, estime démesuré le montant revendiqué mais préconise l'octroi d'une somme, qu'il ne chiffre pas.
22. Statuant en équité, la Cour alloue 10 000 000 lires à l'intéressé. B. Frais et dépens
23. M. Muti réclame aussi 5 011 050 lires pour les frais et dépens afférents à la procédure suivie devant les organes de Strasbourg. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
24. Avec le délégué de la Commission, la Cour juge la demande raisonnable. Elle l'accueille donc en entier.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1);
2. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 000 (dix millions) lires italiennes pour tort moral et 5 011 050 (cinq millions onze mille cinquante) pour frais et dépens;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 23 mars 1994.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Marc-André EISSEN Greffier


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 14146/88
Date de la décision : 23/03/1994
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Parties
Demandeurs : MUTI
Défendeurs : ITALIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1994-03-23;14146.88 ?

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