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22/09/1994 | CEDH | N°13839/88

CEDH | AFFAIRE DEBLED c. BELGIQUE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DEBLED c. BELGIQUE
(Requête no 13839/88)
ARRÊT
STRASBOURG
22 septembre 1994
En l’affaire Debled c. Belgique*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
C. Russo

,
J. De Meyer,
N. Valticos,
Mme  E. Palm,
Sir  John Freeland,
ainsi que de MM. M.-A. Eisse...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DEBLED c. BELGIQUE
(Requête no 13839/88)
ARRÊT
STRASBOURG
22 septembre 1994
En l’affaire Debled c. Belgique*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
C. Russo,
J. De Meyer,
N. Valticos,
Mme  E. Palm,
Sir  John Freeland,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 février et 23 août 1994,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 13 avril 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 13839/88) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Georges Debled, avait saisi la Commission le 17 novembre 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 avril 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Bernhardt, M. Thór Vilhjálmsson, M. F. Matscher, M. C. Russo, M. N. Valticos, M. F. Bigi et Sir John Freeland, en présence du greffier (article 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, Mme E. Palm, suppléante, a remplacé M. Bigi, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 15 novembre 1993 et celui du Gouvernement le 16 novembre. Le 24 novembre, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait en plaidoirie.
5.   Ainsi qu’en avait décidé le président, l’audience s’est déroulée en public le 21 février 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La chambre avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, conseiller adjoint,
chef du service délégué de des droits de l’homme du  
ministère de la Justice,  agent,
Me J.-M. Nelissen-Grade, avocat
à la Cour de cassation,  conseil;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,  délégué;
- pour le requérant
Me M. Spandre, avocat,
Me M. Graindorge, avocat,  conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Nelissen-Grade, M. Trechsel, Me Spandre et Me Graindorge.
EN FAIT
I.   LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La procédure devant le conseil de l’Ordre des médecins de la province du Brabant
6.   Médecin urologue de nationalité belge, le docteur Georges Debled réside et exerce à Paris.
7.   Les 10 septembre et 5 novembre 1982, 17 mars 1983 et 13 août 1984, à une époque où il pratiquait son art en Belgique, certains de ses patients se plaignirent auprès de l’Ordre des médecins de la province du Brabant du montant exagéré d’honoraires réclamés par l’intéressé. Après avoir examiné ces plaintes, le conseil invita ce dernier à comparaître devant lui le 5 mars 1985. Sa lettre recommandée du 11 février 1985 lui notifiait en même temps les charges suivantes:
"1o avoir à des multiples reprises au cours des dernières années, malgré les avertissements, recommandations et mises en garde du conseil de l’Ordre, réclamé et persisté à réclamer à ses patients des honoraires excessifs au mépris des principes de modération et de discrétion qui s’imposent aux médecins (...)
2o avoir refusé, suite à diverses plaintes du chef d’honoraires excessifs, déposées par des patients, de soumettre leur cas à la Commission des litiges d’honoraires du conseil de l’Ordre ainsi que celui-ci le lui proposait;
3o avoir marqué par son attitude, un mépris total des avertissements du conseil de l’Ordre, en faisant preuve par ses explications, d’un véritable esprit de lucre, dans sa pratique médicale;
4o avoir omis, sans motifs valables, de participer aux élections [du conseil de l’Ordre] de mars 1982."
8.   L’avocat de l’intéressé obtint le renvoi de l’audience au 2 avril 1985.
9.   Dans ses conclusions déposées le jour de l’audience, le Dr Debled, se référant notamment à certaines dispositions du code judiciaire et de l’arrêté royal du 29 mai 1970, récusa à titre principal "le conseil de l’Ordre dans son entier" et à titre subsidiaire cinq médecins membres du conseil pour avoir, avant même les débats contradictoires, "exprimé individuellement leur opinion à propos du comportement du concluant et avoir qualifié celui-ci d’une façon négative"; il se réservait en outre le droit de contester tant la recevabilité que le bien-fondé des poursuites. Par des conclusions additionnelles prises en cours d’audience, il demanda que la "cause [fût] suspendue (...) jusqu’à ce que [fût] vidé l’appel qu’[il] se propos[ait] d’interjeter contre la décision du conseil de l’Ordre". Enfin, il refusa de plaider sur le fond malgré l’invitation du conseil et quitta la salle d’audience.
10.  Le conseil de l’Ordre rendit sa sentence le 2 avril 1985. Il estima d’abord que les dispositions législatives invoquées par le requérant étaient étrangères aux circonstances de la cause et ne pouvaient donc servir de fondement à sa demande de récusation. Il nota ensuite qu’aucun des membres de l’Ordre auxquels l’intéressé reprochait "un comportement négatif à son égard" ne faisait partie du conseil appelé à juger de l’action disciplinaire. Il releva enfin que quatre des membres récusés ne siégaient pas dans l’affaire litigieuse et que le cinquième n’avait qu’une voix consultative et n’intervenait pas dans les délibérations. Par conséquent, il rejeta la demande de récusation du conseil en son entier et déclara irrecevable et non fondée celle des cinq médecins.
Au sujet de la demande de suspension, le conseil de l’Ordre s’exprima en ces termes:
"(...) indépendamment des références inexactes à des textes législatifs sans rapport avec la cause (...), [les] conclusions [additionnelles] mentionnent, de manière curieusement fantaisiste et contradictoire, que `refusant de statuer sur ces récusations, le conseil de l’Ordre a pris une décision qui rejette les récusations’;
(...) à aucun moment, le Conseil n’a refusé de statuer sur les récusations; (...) il s’est borné à informer les concluants qu’il statuerait par une même décision, sur les récusations et sur le fond; (...) il n’a pris, en cours d’audience, aucune décision quelle qu’elle soit, sur les récusations, et (...) c’est dès lors, de manière téméraire et en préjugeant d’une décision non intervenue, que le docteur Debled déclare son intention de l’attaquer par la voie de l’appel et sollicite la suspension de la cause jusqu’à ce que cet appel hypothétique soit vidé;
(...) il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande."
Sur le fond, statuant par défaut, il jugea établis la plupart des faits reprochés au Dr Debled et prononça "à [sa] charge, la sanction de la suspension du droit d’exercer l’art de guérir pendant un an".
B. La procédure devant le conseil d’appel de l’Ordre des médecins
1. L’appel
11.  Le 11 avril 1985, le Dr Debled fit appel de la sentence du 2 avril 1985 devant le conseil d’appel d’expression française de l’Ordre des médecins.
12.  Le 2 octobre 1986, il fut invité à comparaître à l’audience du 20 octobre. A cette date, il sollicita un renvoi de trois mois afin de permettre à ses nouveaux avocats de préparer sa défense. Après en avoir délibéré, le conseil d’appel lui accorda, semble-t-il, une remise jusqu’au 4 novembre 1986.
Le 21 octobre 1986, il porta plainte pour faux et usage de faux contre les membres du bureau du conseil de l’Ordre des médecins (les docteurs Remion, Govaerts, Roose, Farber et Brihaye); il contestait certaines mentions figurant aux procès-verbaux des séances des 14 juin 1983 et 9 octobre 1984 consacrées à l’examen des plaintes portées contre lui. Par la suite, il déposa aussi les plaintes suivantes:
- le 31 octobre 1986, contre les magistrats (Mme Beaupain et Mme Couturier) ayant siégé au bureau et au conseil de l’Ordre pendant les séances précitées;
- le 14 novembre 1986, contre le vice-président de l’Ordre des médecins, le Dr Farber, pour des déclarations faites à la presse le 5 novembre 1986;
- le 25 novembre 1986 contre cette même personne pour déclaration abusive et violation de secret professionnel.
Aucune indication n’a été fournie quant à la suite réservée à ces plaintes.
2. La requête en dessaisissement pour cause de suspicion légitime
13.  Entre temps, le 3 novembre 1986, le Dr Debled avait introduit devant la Cour de cassation une requête en dessaisissement pour cause de suspicion légitime du conseil d’appel. Il mettait en cause deux des cinq membres effectifs, les docteurs Raickman et Vossen, ainsi que trois des cinq suppléants, les docteurs Beernaerts, Daxhelet et Gelin, administrateurs ou anciens administrateurs des chambres syndicales des médecins.
Il soutenait d’abord, "de façon générale", que les chambres syndicales avaient investi progressivement les différents organes de l’Ordre des médecins de sorte que la politique suivie par ce dernier ne constituait en réalité que le reflet de la politique desdites chambres tendant à la protection exclusive des intérêts des membres syndiqués; par conséquent, ceux qui s’opposaient par leur pratique et l’expression de leurs convictions à cette politique pouvaient légitimement craindre que, dans le jugement de leur cause, les membres des chambres syndicales ne témoignassent pas de l’impartialité à laquelle tout justiciable avait droit. Il alléguait en outre que les membres du conseil d’appel lui en voulaient personnellement en raison de ses prises de position: sa dénonciation en 1981 de la collusion entre l’Ordre des médecins et les chambres syndicales et son adhésion à "l’appel des 300" médecins indignés de l’appui que les autorités ordinales avaient accordé à une grève des soins organisée par les chambres syndicales. Enfin, il rappelait que l’aptitude des organes disciplinaires de l’Ordre des médecins à juger d’une manière objective et impartiale avait été mise en cause à de multiples reprises, entre autres par la presse, spécialement dans la mesure où il n’y avait pas incompatibilité entre l’appartenance aux organes disciplinaires de l’Ordre et aux organes des chambres syndicales.
14.  Par un arrêt du 21 mai 1987, la Cour de cassation jugea irrecevable la requête en dessaisissement. Elle estima que l’article 12 par. 1 de l’arrêté royal du 10 novembre 1967 relatif à l’Ordre des médecins (paragraphe 22 ci-dessous) instituait un seul conseil d’appel d’expression française et qu’en conséquence le renvoi à un autre conseil d’appel d’expression française serait légalement impossible; le dessaisissement sans renvoi équivaudrait en outre à un déni de justice.
3. La décision du conseil d’appel, du 29 septembre 1987
15.  Le 29 septembre 1987, le conseil d’appel statua par défaut, le Dr Debled n’ayant plus comparu devant lui après l’audience du 20 octobre 1986 (paragraphe 12 ci-dessus). Il annula la sentence du 2 avril 1985 - au motif que six médecins qui avaient conduit l’instruction préparatoire avaient pris part au délibéré - et infligea à l’intéressé une suspension de trois mois de l’exercice de l’art de guérir. Il rejeta en même temps les demandes de récusation et de suspension au motif que "dans sa requête d’appel, le docteur Debled [était] resté en défaut d’établir la justification, tant en fait qu’en droit, de [ses] demandes".
4. L’opposition contre la décision du conseil d’appel
16.  Le 20 octobre 1987, le requérant fit opposition à la décision du conseil d’appel du 29 septembre 1987, en vertu de l’article 34 de l’arrêté royal du 6 février 1970 (paragraphe 25 ci-dessous). Il alléguait, entre autres, que les arrêtés royaux no 79 relatif à l’Ordre des médecins (paragraphe 22 ci-dessous) et no 78 relatif à l’art de guérir, à exercer des professions qui s’y rattachent et aux commissions médicales, se trouvaient entachés d’une illégalité flagrante pour non-respect, avant leur adoption, de certaines conditions de forme substantielles. Dans ses conclusions, il invitait le conseil d’appel à:
"En ordre principal,
Déclarer que le conseil d’appel n’a pas d’existence légale ou, à tout le moins, qu’il est composé illégalement, ainsi que celle du conseil provincial du Brabant de l’Ordre des médecins et dès lors constater l’illégalité de la sentence prononcée par ce dernier à l’égard de l’opposant; renvoyer l’opposant des poursuites à sa charge et, à tout le moins, surseoir à statuer jusqu’à ce qu’un nouveau conseil mixte d’appel d’expression française soit constitué conformément à la loi du 25 juillet 1938 et plus particulièrement conformément à l’article 11 de cette loi,
En ordre subsidiaire,
Surseoir à statuer en raison du fait que diverses plaintes, avec constitution de partie civile, ont été déposées par l’opposant et que ces plaintes doivent connaître leur aboutissement pénal; que le criminel tient en effet le civil en état,
En ordre plus subsidiaire,
Dire que le conseil d’appel, qui a déclaré la sentence dont appel nulle, ne peut en aucun cas s’appuyer sur aucune des pièces évoquées devant le conseil provincial puisque ces pièces sont frappées de nullité,
En ordre plus subsidiaire encore,
(...) acquitter (...) l’opposant de toute prévention ou de tout grief mis à sa charge."
5. La décision du conseil d’appel, du 15 mars 1988
17.  Le 12 novembre 1987, le Dr Debled fut invité à comparaître devant le conseil d’appel le 19 janvier 1988. A l’audience, il récusa d’emblée les docteurs Cattiez, Andri et Raickman; il soutenait que ceux-ci étaient des membres influents des chambres syndicales auxquelles il s’était toujours opposé - notamment en dénonçant la collusion entre l’Ordre et les chambres syndicales et en participant à "l’appel des 300". Il récusa également le juge Thiry, au motif que son fils était un des avocats des chambres syndicales. Après avoir entendu le Dr Debled, le conseil d’appel se retira pour délibérer; il décida alors de renvoyer l’examen de l’affaire au 2 février 1988 afin de pouvoir entre temps "compléter son siège".
18.  A l’audience du 2 février 1988, le requérant déposa un acte de récusation supplémentaire concernant le juge Thiry et récusa de plus les docteurs Fagnart et Lange - ce dernier au motif que son fils était membre de la chambre syndicale des médecins des provinces de Liège et de Luxembourg. Il déclara en outre vouloir maintenir les actes déposés à l’audience du 19 janvier. Après avoir ouï le Dr Debled le conseil d’appel décida de joindre l’incident au fond, sur quoi l’intéressé demanda d’acter qu’il faisait toutes réserves contre l’absence de décision immédiate sur les récusations et leur jonction au fond.
19.  Le 15 mars 1988, le conseil d’appel, statuant en audience publique, rejeta l’exception tirée de la prétendue illégalité des arrêtés royaux nos 78 et 79 et déclara non fondée l’opposition du 20 octobre 1987 (paragraphe 16 ci-dessus). Il constata la nullité de la sentence du conseil provincial du 2 avril 1985 (paragraphe 10 ci-dessus) et confirma la décision du 29 septembre 1987 (paragraphe 15 ci-dessus) infligeant au Dr Debled la suspension du droit d’exercer l’art de guérir pour une durée de trois mois. Au sujet des actes de récusation, il statua ainsi:
"(...) le président a informé chacun des membres récusés de la récusation et a soumis le cas de chacun au conseil qui en a décidé, à la majorité des voix, chaque fois hors la présence du membre récusé mais après avoir entendu celui-ci;
(...) en ce qui concerne les actes de récusation dirigés contre les docteurs Fagnart et Lange, le conseil constate que ces actes ne sont ni datés, ni signés et sont dès lors irréguliers et partant irrecevables;
(...) en ce qui concerne les actes de récusation dirigés contre les docteurs Cattiez, Andri et Raickman, ainsi que les actes de récusation dirigés contre le magistrat Thiry, le conseil constate qu’ils sont tous fondés sur l’article 828, 11o, du code judiciaire et que l’on ne trouve pas la moindre trace dans les pièces produites par le docteur Debled de l’existence d’une quelconque inimitié a fortiori capitale, de sorte que ces actes de récusation manquent de tout fondement."
C. La procédure devant la Cour de cassation
20.  Le 18 avril 1988, le Dr Debled se pourvut en cassation contre la décision du 15 mars 1988. Deux de ses cinq moyens se fondaient sur l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et le principe général du droit consacrant l’impartialité du juge.
Dans le premier, il alléguait aussi la violation de l’article 43 de l’arrêté royal du 6 février 1970 réglant l’organisation et le fonctionnement des conseils de l’Ordre des médecins, ainsi que des articles 2 et 837 du code judiciaire (paragraphes 25 et 26 ci-dessous). D’une part, la décision de joindre au fond les demandes de récusation n’était pas légalement justifiée; d’autre part, les membres dont l’impartialité était suspectée ne pouvaient participer à la décision de surseoir à statuer sur la demande de récusation formulée contre eux sans susciter un doute légitime quant à l’impartialité de la juridiction appelée à se prononcer sur le bien-fondé de ces récusations et des poursuites.
Dans le second moyen, il dénonçait le fait que les récusations contre les docteurs Cattiez, Andri et Raickman et contre le juge Thiry avaient été jugées non fondées, "sans doute en dehors de la présence du membre récusé mais chaque fois en présence des autres membres également récusés, alors que le fondement des demandes de récusation [avait été] identique".
21.  Par un arrêt du 13 avril 1989, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle releva notamment ce qui suit:
"(...) les membres du conseil récusés n’ayant pas participé à la décision rendue sur la récusation dirigée contre eux, le seul fait qu’ils aient pris part aux décisions rendues sur les autres récusations faites pour les motifs reproduits au moyen ne constitue pas une violation de la disposition légale ni du principe général du droit visés par le demandeur."
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’arrêté royal no 79 du 10 novembre 1967 relatif à l’Ordre des médecins
22.  L’Ordre des médecins se trouve actuellement régi par l’arrêté royal no 79 du 10 novembre 1967 pris en vertu d’une loi du 31 mars 1967 "attribuant certains pouvoirs au Roi en vue d’assurer la relance économique, l’accélération de la reconversion régionale et la stabilisation de l’équilibre budgétaire".
Ledit arrêté prévoit notamment:
Article 12
"1. Le conseil d’appel utilisant la langue française et le conseil d’appel utilisant la langue néerlandaise sont composés chacun:
1o de cinq membres effectifs et de cinq membres suppléants médecins élus pour une durée de six ans et rééligibles. Chaque conseil provincial élit un des cinq membres du conseil d’appel de son régime linguistique. Ce conseil provincial élit celui-ci parmi les médecins de nationalité belge, inscrits à son tableau depuis un an au moins au moment de l’élection (...)
2o de cinq membres effectifs et de cinq membres suppléants, conseillers à la cour d’appel, nommés par le Roi pour une durée de six ans;
2. Le Roi nomme parmi les membres magistrats le président et les rapporteurs de chacun des conseils.
Article 25
4. Les conseils d’appel connaissent de l’ensemble de la cause, même sur le seul appel du médecin.
Le conseil d’appel ne peut appliquer une sanction alors que le conseil provincial n’en a prononcé aucune, ou aggraver la sanction prononcée par ce conseil, qu’à la majorité des deux tiers."
B. L’arrêté royal du 6 février 1970 réglant l’organisation et le fonctionnement des conseils de l’Ordre des médecins
23.  En exécution de l’arrêté no 79, l’arrêté royal du 6 février 1970, modifié les 9 août 1971 et 3 décembre 1979, règle l’organisation et le fonctionnement des conseils de l’Ordre.
24.  Les conseils de l’Ordre, à qui il incombe de "veiller au respect des règles de la déontologie médicale et au maintien de l’honneur, de la discrétion, de la probité et de la dignité des membres de l’Ordre", sont chargés de "réprimer disciplinairement les fautes des membres inscrits à leur tableau, commises dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de la profession ainsi que les fautes graves commises en dehors de l’activité professionnelle, lorsque ces fautes sont de nature à entacher l’honneur ou la dignité de la profession" (article 6, 2o, de l’arrêté royal no 79).
Outre l’avertissement, la censure et la réprimande, les sanctions dont ils disposent, sont "la suspension du droit d’exercer l’art médical pendant un terme qui ne peut excéder deux années et la radiation du tableau de l’Ordre" (article 16).
25.  Entrent ici en ligne de compte les dispositions suivantes:
Article 12
"Les conseils d’appel ne délibèrent et ne décident valablement que si, outre le greffier, trois membres élus et trois membres nommés au moins sont présents.
Sans préjudice de l’application des dispositions de l’article 32 du présent arrêté, les décisions des conseils d’appel sont prises à la majorité des voix."
Article 34
"L’opposition contre une décision rendue par défaut, est faite par lettre recommandée adressée au président du conseil d’appel qui a pris la décision."
Article 40
"Le médecin peut exercer son droit de récusation contre les membres du conseil provincial et du conseil d’appel appelés à statuer à son sujet."
Article 41
"Tout membre du conseil provincial ou du conseil d’appel peut être récusé pour les causes prévues à l’article 828 du Code judiciaire."
Article 42
"Le médecin doit, à peine de déchéance, adresser au président du conseil appelé à statuer sur l’affaire, au plus tard avant la plaidoirie, un écrit daté et signé mentionnant les noms des membres qu’il récuse, ainsi que les motifs de la récusation."
Article 43
"Le président du conseil informe immédiatement le membre visé par la récusation; il soumet l’affaire au conseil qui en décide, à la majorité des voix, hors la présence du membre récusé mais après avoir entendu celui-ci.
La décision motivée est notifiée sans retard au médecin.
Appel peut être interjeté contre la décision du conseil provincial rejetant la récusation, dans les huit jours de la notification de la décision."
C. Le code judiciaire
26.  Les dispositions pertinentes du code judiciaire se lisent ainsi:
Article 2
"Les règles énoncées dans le présent Code s’appliquent à toutes les procédures, sauf lorsque celles-ci sont régies par des dispositions légales non-expressément abrogées ou par des principes de droit dont l’application n’est pas compatible avec celle des dispositions dudit Code."
Article 828
"Tout juge peut être récusé pour les causes ci-après:
7o si le juge est tuteur, subrogé tuteur ou curateur, administrateur provisoire ou conseil judiciaire (...) de l’une des parties; s’il est administrateur ou commissaire de quelque établissement, société ou association, partie dans la cause; (...)
11o s’il y a inimitié capitale entre lui et l’une des parties; s’il y a eu, de sa part, agressions, injures ou menaces, verbalement ou par écrit, depuis l’instance, ou dans les six mois précédant la récusation proposée."
Article 837
"A compter du jour de la communication au juge, tous jugements et opérations sont suspendus.
Si, néanmoins, l’une des parties prétend que l’opération est urgente et qu’il y ait péril dans le retard, elle peut demander au président du tribunal ou au premier président de la cour que l’incident soit porté à l’audience; (...)
Le premier président ou le président, en faisant droit à la demande, ordonne qu’il sera procédé par un autre juge."
27.  Selon la doctrine, "l’inimitié capitale suppose des faits qui révèlent avec netteté et avec un caractère suffisant de gravité qu’il existe chez le juge, une véritable haine ou tout au moins une animosité telle que son jugement serait oblitéré ou faussé" (Fettweis, Manuel de procédure civile, 1987, p. 429, note 1).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28.  Le Dr Debled a saisi la Commission le 17 novembre 1988 (requête no 13839/88). Il alléguait une violation u droit à un tribunal impartial et du droit à un procès équitable, garantis par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
29.  Le 3 septembre 1991, la Commission a retenu le grief tiré du manque d’impartialité du conseil d’appel de l’Ordre des médecins dans l’examen des demandes en récusation; elle a déclaré les autres griefs irrecevables. Dans son rapport du 16 février 1993 (article 31) (art. 31), elle conclut, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt*.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
30.  Dans son mémoire, le Gouvernement prie la Cour
"de dire pour droit que les faits de la présente cause ne révèlent de la part de l’Etat belge aucune violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l’Homme et, par voie de conséquence, de déclarer non avenu l’octroi d’une satisfaction équitable".
EN DROIT
SUR LES VIOLATIONS ALLEGUEES DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
31.  Le Dr Debled se plaint de ce que sa cause n’a pas été entendue par "un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi" au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, qui dispose:
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)"
Il critique en particulier la manière dont le conseil d’appel de l’Ordre des médecins a examiné les demandes de récusation contre quatre de ses membres.
A. Tribunal établi par la loi
32.  Devant la Cour, l’intéressé a allégué que les organes disciplinaires de l’Ordre ne constituaient pas des tribunaux "établis par la loi": les arrêtés royaux nos 78 et 79 qui les prévoyaient seraient des faux en écritures publiques, la procédure de leur adoption ayant été entachée de nombreux vices, notamment dans l’intervalle entre le dépôt des projets desdits textes pour avis au Conseil d’Etat et leur publication au Moniteur belge. La responsabilité en incomberait aux chambres syndicales des médecins, qui auraient exercé des pressions sur certains ministres afin d’obtenir la création de juridictions totalement dévouées.
33.  Il s’agit là d’un grief nouveau non présenté devant la Commission; or la décision de celle-ci sur la recevabilité circonscrit l’objet du litige devant la Cour. Dès lors, cette dernière n’a pas compétence pour en connaître (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Olsson c. Suède (no 2) du 27 novembre 1992, série A no 250, pp. 30-31, par. 75).
B. Tribunal indépendant et impartial
34.  En second lieu, le Dr Debled soutient que le conseil d’appel manquait de l’indépendance et de l’impartialité voulues par l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
D’une part, les organes disciplinaires de l’Ordre des médecins en général et le conseil d’appel en particulier constitueraient une simple émanation des chambres syndicales; leurs membres, qui ne représenteraient que 15 % des inscrits, parviendraient grâce à une discipline de vote à faire élire leurs candidats aux conseils provinciaux et à investir ainsi, par le jeu de l’article 12 de l’arrêté royal no 79, le conseil d’appel. De plus, les mécanismes de délibération et de vote au sein de ce dernier (article 25 par. 4, alinéa 2, de l’arrêté) permettraient sans peine auxdites chambres d’obtenir la condamnation d’"un ennemi" tel le requérant. Enfin, l’absence de juridiction de renvoi en cas de récusation en bloc du conseil d’appel contribuerait à rendre encore moins indépendant le système incriminé.
D’autre part, le magistrat Thiry aurait fondé avec certains administrateurs des chambres syndicales la Société belge d’éthique et de morale médicale - financée par celles-ci ainsi que par l’Ordre des médecins - et en serait le vice-président; en outre, son fils serait le seul avocat à être recommandé par lesdites chambres. Quant aux médecins qu’il avait récusés, ils auraient tous un intérêt personnel à l’issue du litige car ils défendraient "une médecine industrielle très coûteuse pour l’assurance maladie-invalidité" et manifesteraient "un profond mépris pour le rôle social du médecin" (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
35.  Le Gouvernement et le délégué de la Commission soulignent que les griefs contestant l’indépendance du conseil d’appel ont été soulevés pour la première fois devant la Cour et échappent donc à sa compétence. Quant aux griefs relatifs à l’impartialité, ils n’auraient aucun fondement.
36.  La Cour estime qu’en l’espèce il ne s’impose pas de dissocier l’indépendance de l’impartialité.
Au demeurant, la Cour a déjà examiné, quant à l’impartialité considérée sous un angle objectif et organique, certains des griefs de l’intéressé relatifs à l’indépendance du conseil d’appel. Dans l’arrêt Albert et Le Compte c. Belgique du 10 février 1983 (série A no 58, pp. 17-18, par. 32) elle a dit que "le mode de désignation des médecins siégeant dans les conseils d’appel n’autorise pas à les taxer de partialité: quoique élus par les conseils provinciaux, ils n’agissent pas en qualité de représentants de l’Ordre des médecins mais à titre personnel, tout comme les membres magistrats nommés, eux, par le Roi".
Cela ne se trouve infirmé en aucune manière par ce que le requérant soutient à propos de l’article 25 par. 4, alinéa 2, de l’arrêté royal no 79 et au sujet de l’absence d’une juridiction de renvoi: d’une part, la disposition précitée n’a manifestement pour objet que de rendre difficile toute reformatio in pejus et, d’autre part, l’absence d’une juridiction de renvoi ne suffit pas pour démontrer le manque d’impartialité ou d’indépendance du conseil d’appel.
37.  La seule question restant à trancher est celle de savoir si les demandes de récusation dirigées contre quatre membres du conseil d’appel de l’Ordre des médecins ont été examinées d’une manière compatible avec l’article 6 (art. 6) de la Convention, chacun des membres récusés ayant pris part à la décision relative à ses collègues (paragraphe 19 ci-dessus); semblable participation pourrait nuire à l’impartialité personnelle de chacun d’eux, laquelle doit toutefois se présumer jusqu’à preuve du contraire (arrêt Albert et Le Compte précité, pp. 17-18, par. 32).
Que des juges participent à une décision concernant la récusation de l’un de leurs collègues peut poser des problèmes s’ils font eux-mêmes l’objet de pareille récusation. Il faut cependant prendre en considération les circonstances de l’espèce. Le Dr Debled avait récusé plusieurs membres du conseil d’appel; les exclure de toutes les décisions portant sur ces récusations aurait paralysé l’ensemble du système disciplinaire. Il n’a avancé à l’égard de chacun des membres récusés par lui que des motifs pratiquement identiques, d’ordre général et abstrait, déduits de leur appartenance aux chambres syndicales des médecins ou de leurs prétendus liens avec celles-ci, sans faire état d’éléments concrets et particuliers qui auraient pu révéler en leur chef l’existence d’une animosité ou d’une hostilité personnelles à son égard. Une démarche aussi indéterminée ne peut passer pour fondée (ibidem, pp. 17-18, par. 32).
38.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 22 septembre 1994.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier f.f.
* Note du greffier: l'affaire porte le no 17/1993/412/491. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
* Note du greffier: pour des raisons pratiques il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 292-B de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT DEBLED c. BELGIQUE
ARRÊT DEBLED c. BELGIQUE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 13839/88
Date de la décision : 22/09/1994
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'Art. 6-1

Analyses

(Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL, (Art. 6-1) TRIBUNAL INDEPENDANT


Parties
Demandeurs : DEBLED
Défendeurs : BELGIQUE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1994-09-22;13839.88 ?

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