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28/10/1994 | CEDH | N°14310/88

CEDH | AFFAIRE MURRAY c. ROYAUME-UNI


COUR (GRANDE CHAMBRE)
AFFAIRE MURRAY c. ROYAUME-UNI
(Requête no14310/88)
ARRÊT
STRASBOURG
28 octobre 1994
En l’affaire Murray c. Royaume-Uni*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 51 de son règlement A**, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
F. Gölcüklü,
R. Macdonald,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
Sir  John Freeland,

MM.  A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
P. Jambrek,
K. Jungwiert,
...

COUR (GRANDE CHAMBRE)
AFFAIRE MURRAY c. ROYAUME-UNI
(Requête no14310/88)
ARRÊT
STRASBOURG
28 octobre 1994
En l’affaire Murray c. Royaume-Uni*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 51 de son règlement A**, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
F. Gölcüklü,
R. Macdonald,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
Sir  John Freeland,
MM.  A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
P. Jambrek,
K. Jungwiert,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 avril et 21 septembre 1994,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 7 avril 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 14310/88) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord et dont des citoyens irlandais, Mme Margaret Murray, M. Thomas Murray, M. Mark Murray, Mlle Alana Murray, Mlle Michaela Murray et Mlle Rossina Murray avaient saisi la Commission le 28 septembre 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 5 paras. 1, 2 et 5, de l’article 8 et de l’article 13 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5, art. 8, art. 13) de la Convention.
2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance et désigné leurs conseils (article 30). Le gouvernement irlandais, auquel le greffier avait rappelé son droit d’intervenir dans la procédure (articles 48 b) de la Convention (art. 48-b) et 33 par. 3 b) du règlement A), n’a pas manifesté l’intention d’en user.
3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 23 avril 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Bernhardt, L.-E. Pettiti, N. Valticos, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber et G. Mifsud Bonnici, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement britannique ("le Gouvernement"), les conseils des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à ses ordonnances, le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 3 novembre 1993, celui des requérants le 15 et leurs demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention les 23 décembre 1993 et 18 et 20 janvier 1994. Par une lettre reçue le 14 décembre 1993, le secrétaire de la Commission a fait savoir au greffier que le délégué s’exprimerait oralement.
5.   Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 24 janvier 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. H. Llewellyn, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,  
agent,
R. Weatherup, QC,
J. Eadie, Barrister-at-Law,  conseils;
- pour la Commission
M. M.P. Pellonpää,  délégué;
- pour les requérants
M. R. Weir, QC,
M. S. Treacy, Barrister-at-Law,  conseils,
M. P. Madden, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Pellonpää, M. Weir et M. Weatherup.
6.   A la suite de délibérations tenues le 28 janvier 1994, la chambre a décidé de se dessaisir au profit d’une grande chambre (article 51 par. 1 du règlement A).
7.   Celle à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, M. Bernhardt, vice-président, ainsi que les autres membres de la chambre qui s’était dessaisie (article 51 par. 2 a) et b) du règlement A). Le 28 janvier 1994, le président a tiré au sort en présence du greffier les noms des dix juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. R. Macdonald, M. A. Spielmann, M. S.K. Martens, M. I. Foighel, M. R. Pekkanen, M. A.N. Loizou, M. A.B. Baka, M. J. Makarczyk, M. P. Jambrek et M. K. Jungwiert (article 51 par. 2 c)). M. Pettiti, qui était membre de la chambre originaire, a par la suite été empêché de connaître de l’affaire au sein de la grande chambre et a été remplacé par M. F. Gölcüklü, conformément au tirage au sort effectué en vertu de l’article 51 par. 2 c). M. Valticos, qui était aussi membre de la chambre originaire, fut, à un stade ultérieur, empêché de continuer à prendre part aux délibérations de la grande chambre.
8.   Celle-ci a tenu une réunion consacrée à des questions de procédure le 24 mars 1994.
Compte tenu des avis concordants de l’agent du Gouvernement, du délégué de la Commission et des requérants, elle a décidé, le 23 avril 1994, que l’examen de la cause se poursuivrait sans de nouveaux débats (article 26 du règlement A).
EN FAIT
I.   LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Introduction
9.   Les six requérants appartiennent à la même famille. Les deux premiers, Mme Margaret Murray et M. Thomas Murray, sont mari et femme. Les quatre autres sont leurs enfants: leur fils, Mark Murray (né en 1964), leurs filles jumelles, Alana et Michaela Murray (nées en 1967), et leur fille cadette, Rossina Murray (née en 1970). A l’époque des faits, en 1982, ils habitaient tous ensemble dans la même maison à Belfast, en Irlande du Nord.
10.  Le 22 juin 1982, deux des frères de la première requérante furent condamnés aux Etats-Unis d’Amérique pour des infractions à la législation sur les armes liées à l’achat d’armes pour l’Armée républicaine irlandaise provisoire ("IRA provisoire"). Celle-ci fait partie des organisations prohibées en vertu de la législation spéciale adoptée au Royaume-Uni pour lutter contre le terrorisme en Irlande du Nord (paragraphe 35 ci-dessous).
B. L’arrestation de la première requérante
11.  Le 26 juillet 1982 vers 6 h 30 du matin, le caporal D., membre du Women’s Royal Army Corps (Corps féminin de l’armée royale), assista à un briefing de l’armée au cours duquel on lui dit que la première requérante était soupçonnée de participer à la collecte de fonds pour l’achat, aux Etats-Unis d’Amérique, d’armes destinées à l’IRA, infraction réprimée par l’article 21 de la loi de 1978 sur l’état d’urgence en Irlande du Nord (Northern Ireland (Emergency Provisions) Act; "la loi de 1978") et par l’article 10 de la loi de 1976 portant dispositions provisoires en matière de prévention du terrorisme (Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act). Le caporal reçut mission de se rendre au domicile de l’intéressée, de l’y arrêter en vertu de l’article 14 de la loi de 1978 (paragraphes 36-38 ci-dessous) et de l’amener au centre militaire d’interrogatoire situé Springfield Road à Belfast.
12.  A 7 heures du matin, non armé mais accompagné de cinq soldats qui l’étaient, il arriva en véhicule militaire à l’adresse désignée. Mme Murray ouvrit elle-même, et trois des soldats de sexe masculin pénétrèrent dans la maison avec le caporal D. Celui-ci établit l’identité de l’intéressée et lui demanda de s’habiller. Il monta à l’étage avec elle. Les autres requérants furent réveillés et sommés de se rassembler dans le salon. Les militaires ne fouillèrent pas la maison mais prirent des notes écrites quant à son intérieur et consignèrent des renseignements personnels au sujet des requérants. Vers 7 h 30, dans le vestibule, le caporal D., auquel un des soldats servait de témoin, déclara à Mme Murray: "En ma qualité de membre des Forces armées de Sa Majesté, je vous arrête." L’intéressée lui ayant demandé à deux reprises en vertu de quel article, il répondit: "L’article 14."
C. L’interrogatoire de la première requérante
13.  Mme Murray fut alors emmenée au centre militaire d’interrogatoire situé Springfield Road à Belfast. Conduite sous escorte dans un bâtiment, elle fut priée de s’asseoir un moment dans une petite cabine. A 8 h 5 on l’amena devant le sergent B., qui lui posa des questions afin de compléter la partie 1 d’un formulaire type où devaient être consignés, notamment, les modalités de la procédure d’arrestation et d’interrogatoire ainsi que des renseignements personnels. L’intéressée refusa de répondre, sauf pour décliner son identité, et elle s’opposa à ce qu’on la photographiât. L’entretien se termina quatre minutes plus tard. Elle fut alors examinée par un infirmier, qui s’efforça d’établir si elle souffrait de certaines maladies, mais elle refusa à nouveau de coopérer et ne répondit à aucune question.
14.  A 8 h 20 on la conduisit dans une pièce réservée aux interrogatoires et un soldat en civil la questionna en présence du caporal D., au sujet notamment de ses frères et de ses contacts avec eux. Elle persista dans son mutisme. Après l’interrogatoire, qui se termina à 9 h 35, elle fut reconduite au bureau des entrées puis ramenée devant l’infirmier, qui lui demanda si elle avait des plaintes à formuler. Elle s’abstint de répondre.
A un moment quelconque de son séjour au centre, on la photographia à son insu ou sans son consentement. Sa photo et les données concernant sa personne, sa famille et sa maison furent versées au dossier.
Elle fut relâchée à 9 h 45 sans avoir été inculpée.
15.  Le formulaire type, appelé "formulaire de filtrage" ("screening proforma"), indiquait le nom de la première requérante, son adresse, sa nationalité, son état civil et sa qualité au regard de son logement, les précisions chronologiques relatives à son arrestation, les noms des militaires concernés, ceux des autres requérants et leurs relations avec Mme Murray, le physique de celle-ci et son attitude à l’égard de l’interrogatoire. Sous la rubrique "Informations complémentaires (...) sur la personne arrêtée (telles que rapportées par le militaire ayant procédé à l’arrestation)", on pouvait lire: "L’intéressée est la soeur de C... M..., appréhendé aux Etats-Unis. Interrogée à ce sujet." Rien n’avait été mentionné sous la rubrique "Délit présumé". Le document précisait que la requérante avait refusé de répondre aux questions et que l’interrogatoire n’avait permis de recueillir aucune information.
D. La procédure devant la High Court
16.  Quelque dix-huit mois plus tard, le 9 février 1984, Mme Murray intenta contre le ministre de la Défense une action pour emprisonnement abusif et autres délits civils.
17.  L’un des principaux griefs formulés par elle dans cette procédure était que son arrestation et sa détention avaient été effectuées illégalement et dans un but illégitime. Ses allégations furent résumées dans la décision rendue le 25 octobre 1985 par le juge Murray:
"Les conseils de la demanderesse ont lancé au sujet de la légalité de son arrestation et de sa détention une série d’attaques, tantôt très générales, tantôt très précises. Au titre des premières, ils ont fait valoir, par exemple, que le recours à l’article 14 de la [loi de 1978] en l’espèce constitue un exemple de ce qu’ils appellent ‘une forme institutionnalisée de filtrage illégal’ par les autorités militaires, visant à obtenir de la demanderesse ce qu’ils qualifient de ‘renseignements de médiocre intérêt’, et ce a) sans que ces autorités aient nourri le moindre soupçon authentique que l’intéressée avait commis une infraction pénale ou b) sans qu’ils aient eu véritablement l’intention de l’interroger au sujet d’une infraction pénale qu’elle aurait prétendument commise."
18.  A l’appui de leur argumentation, lesdits conseils appelèrent et interrogèrent leur cliente elle-même, mais en outre ils posèrent de nombreuses questions aux deux témoins cités pour les défendeurs, à savoir le caporal D. et le sergent B.
19.  Ce témoignage fourni par la première requérante figure dans une note rédigée par le juge, car en raison d’une panne du matériel d’enregistrement, les débats du premier jour du procès n’ont pas fait l’objet d’un compte rendu. La déposante expliqua la détresse que lui avaient causée les conditions de son arrestation et de sa détention. Elle s’était mise en colère mais avait surveillé ses paroles. Elle attesta qu’au centre militaire elle avait refusé d’être photographiée, d’être pesée par l’infirmier, de signer quelque document que ce fût, et, sauf pour décliner son identité, de répondre aux questions du sergent B., de l’infirmier et de la personne chargée de son interrogatoire. Elle avait indiqué clairement qu’elle ne répondrait à aucune question. Elle allégua que le sergent B. lui avait dit sans ambages que l’armée savait qu’elle n’avait commis aucune infraction et que, son dossier ayant été égaré, l’armée désirait le mettre à jour. Elle déclara qu’on l’avait interrogée au sujet de ses frères aux Etats-Unis et de leur lieu de résidence actuel, mais non à propos de l’achat d’armes pour l’IRA provisoire ni au sujet d’une quelconque infraction. Elle admit qu’elle avait été en contact avec ses frères et qu’elle s’était rendue aux Etats-Unis, y compris une fois cette année-là (1985). Elle pensait que l’armée avait voulu obtenir des informations concernant ses frères. En quittant le centre, elle avait dit aux militaires qu’elle les retrouverait au tribunal.
20.  Ainsi qu’il ressort du compte rendu de son témoignage, le caporal D. exposa le briefing qu’il avait eu le matin de l’arrestation. Il expliqua qu’on lui avait indiqué les nom et adresse de la première requérante, ainsi que les raisons pour lesquelles on souhaitait l’interroger, à savoir sa participation présumée à la collecte de fonds pour l’achat d’armes aux Etats-Unis. Il déclara: "Mes soupçons ont été éveillés par le briefing et j’avais la conviction que Mme Murray était soupçonnée de collecter des fonds pour acheter des armes."
Interrogé par la partie adverse il certifia que le but d’une arrestation et d’une détention fondées sur l’article 14 de la loi de 1978 n’était pas de réunir des informations mais d’interroger un suspect au sujet d’une infraction. Il affirma que ses soupçons dirigés contre la première requérante s’étaient formés sur la base de tout ce qu’on lui avait dit au briefing et de ce qu’il avait lu dans un document qu’on lui avait remis à cette occasion. Il assura qu’il n’aurait pas procédé à l’arrestation si on ne lui avait pas fourni les raisons sur le fondement desquelles il était censé appréhender la personne en cause. Sous le feu des questions, il soutint qu’informé au briefing, il avait conçu le soupçon que la requérante avait participé à la collecte de fonds pour l’achat d’armes aux Etats-Unis.
21.  Questionné en outre au sujet de l’interrogatoire de Mme Murray à Springfield Road, le caporal D. déclara se rappeler que l’interrogateur avait posé des questions à l’intéressée et que celle-ci avait refusé d’y répondre. Il se souvenait que le premier avait quitté la pièce pendant un moment et avait posé quelques questions supplémentaires à son retour, mais il n’avait plus véritablement leur objet en mémoire. Les avocats de la défense revinrent à la question de l’interrogatoire de la requérante vers la fin de leur interrogatoire du caporal D. Les propos suivants furent échangés:
Q. "(...) Bon, maintenant j’aimerais revenir un bref instant au moment de ce que je pourrais appeler l’interrogatoire - c’est-à-dire lorsque vous étiez tous trois dans la pièce - et aux deux reprises auxquelles, selon vous, elle a dû quitter la pièce, vous l’avez accompagnée, elle voulait se rendre aux toilettes. N’avez-vous absolument aucun souvenir des questions qui lui ont été posées?"
R. "Je ne me souviens pas des questions telles qu’elles ont été posées. L’une d’elles concernait des fonds, une autre l’Amérique."
Les avocats de Mme Murray ne posèrent à la partie adverse aucune question au sujet de cette réponse du témoin.
22.  Le sergent B. fut interrogé et contre-interrogé sur ce qu’il avait noté dans la partie 1 du formulaire type alors qu’il se trouvait au bureau des entrées. Il déclara que la première requérante avait décliné son nom mais refusé d’indiquer son adresse, sa date de naissance ou toute autre information. Il dénia expressément l’allégation de Mme Murray selon laquelle il lui avait dit savoir qu’elle n’était pas une délinquante et vouloir simplement mettre à jour son dossier, qui avait été égaré. Il signala que les informations consignées en 1980, à l’occasion d’une arrestation précédente de l’intéressée, n’avaient en tout cas pas été perdues, puisqu’elles avaient servi à remplir les rubriques de la première page du formulaire une fois que la requérante avait refusé de répondre à la moindre question.
Interrogé par la partie adverse, il nia que l’interrogatoire de Mme Murray visât essentiellement à rassembler des éléments généraux concernant les antécédents de l’intéressée, sa famille et ses relations. D’après lui, une personne n’était arrêtée et détenue que si elle était soupçonnée d’avoir participé à une infraction.
23.  L’avocat de la défense traita expressément de la question de l’interrogatoire de la première requérante dans ses conclusions, dont le compte rendu contient le passage suivant:
"M. CAMPBELL: M. le Juge, (...) vous avez connaissance des motifs pour lesquels l’agent procédant à l’arrestation exécute (inaudible) elle dépose ensuite et est présente pendant toute la durée de l’interrogatoire (...) je parle maintenant de l’interrogatoire à son tout dernier stade.
LE JUGE: A la table?
M. CAMPBELL: A la table, et elle a déclaré qu’au cours de l’interrogatoire, des questions avaient été soulevées concernant de l’argent et des armes, je ne peux (...) hésiter à utiliser le (inaudible); ça c’est une chose. D’autre part, il s’agissait d’une femme qui, de son propre aveu, ne voulait répondre à aucune question. Lors de son interrogatoire par les autorités militaires, elle a reconnu que c’était là son attitude; on constate donc qu’il s’agit d’un interrogatoire de quelqu’un qui n’est disposé à répondre à aucune question, mais au moins les questions sont soulevées avec elle en ce qui concerne le motif de son arrestation.
LE JUGE: Cela signifie-t-il en substance qu’en raison de son refus, assez catégorique diriez-vous, de répondre à la moindre question, l’intéressée ne fut jamais interrogée de manière insistante sur le point de savoir si elle collectait de l’argent, par exemple?
M. CAMPBELL: Non M. le Juge, parce qu’elle avait dit qu’elle ne répondrait à aucune question."
24.  Dans sa décision du 25 octobre 1985, le juge Murray examina de manière approfondie les dépositions du caporal D. et du sergent B., d’une part, et celle de la première requérante, de l’autre. Il dit "ne [pouvoir] accepter l’assertion de [la première requérante]" selon laquelle le sergent B. lui avait déclaré qu’on ne la soupçonnait d’aucune infraction, et qu’il entendait simplement mettre son dossier à jour. Il rejeta également l’allégation de l’intéressée d’après laquelle le caporal D. ne l’avait à aucun moment véritablement soupçonnée d’avoir commis une infraction. A la lumière du témoignage du caporal lui-même, décrit comme un "témoin manifestement honnête", il s’estima
"parfaitement convaincu que, sur la base du briefing auquel il avait assisté à Musgrave Park, le caporal soupçonnait sincèrement la [première requérante] d’avoir participé à l’infraction de collecte de fonds en Irlande du Nord pour l’achat d’armes".
25.  Le juge rejeta également le grief de Mme Murray selon lequel l’article 14 de la loi de 1978 avait été utilisé aux fins d’un interrogatoire destiné à recueillir des renseignements de médiocre intérêt: il admit les déclarations - vérifiées au cours du contre-interrogatoire - du caporal D. et du sergent B. d’après lesquelles l’arrestation et la détention de la requérante fondées sur ledit texte avaient eu pour objectif d’établir des faits concernant l’infraction dont on la soupçonnait.
Il ajouta également foi aux dires du caporal D. selon lesquels des questions avaient été posées concernant ce dont la requérante était soupçonnée. Il déclara:
"Quant à l’interrogateur, la demanderesse a reconnu qu’il s’était intéressé aux activités de ses frères, qui, peu avant la date de l’interrogatoire, avaient été condamnés aux Etats-Unis pour des infractions à la législation sur les armes liées à l’IRA provisoire, mais, apparemment bien au courant de ses droits, elle avait manifestement décidé de ne pas coopérer avec le personnel militaire du centre. En particulier, elle avait résolu (semble-t-il) de ne répondre à aucune de leurs questions et, dans cette situation, compte tenu de la brièveté de la période de détention qu’autorise cet article, l’interrogateur et les autres membres du personnel du centre ne pouvaient pas faire grand-chose pour vérifier le bien-fondé de leurs soupçons."
26.  Le juge Murray écarta de même la plainte de la première requérante tirée du fait qu’on l’avait photographiée. D’après lui, la loi n’interdisait pas de prendre une personne en photo, même contre son gré, pourvu qu’il n’y eût ni atteinte à l’intégrité physique ni diffamation de la personne.
27.  Mme Murray fut donc déboutée de son action devant la High Court.
E. La procédure devant la cour d’appel
28.  L’intéressée saisit donc la cour d’appel. Elle contesta derechef la légalité de son arrestation, faisant valoir notamment
"1) que la personne qui avait procédé à son arrestation n’avait pas les soupçons requis, ou qu’il était insuffisamment établi qu’elle les avait; 2) qu’elle n’avait pas une connaissance ou une  compréhension suffisamment précise de ce qui était reproché à la demanderesse pour fonder la conclusion qu’il s’agissait d’une infraction justifiant une arrestation".
Dans son arrêt du 20 février 1987, la cour d’appel rejeta ces deux moyens à l’unanimité. Le juge Gibson releva:
"[Le juge de première instance a] estimé, et sa conclusion est amplement justifiée par les preuves fournies, que [le caporal D.] soupçonnait sincèrement la demanderesse d’avoir participé à l’infraction de collecte, en Irlande du Nord, de fonds devant servir à l’achat, aux Etats-Unis, d’armes destinées à une organisation prohibée."
A propos du second moyen, en particulier, il fit observer:
"Qui dit soupçons ne dit pas preuves de culpabilité. Les soupçons peuvent exister sans éléments de preuve, même s’ils ne peuvent être dépourvus de raisons."
29.  La cour d’appel repoussa également à l’unanimité le grief de la première requérante selon lequel son arrestation, sa détention et son interrogatoire s’étaient inscrits dans le cadre d’une simple recherche exploratoire, sans rapport avec les infractions dont on la soupçonnait, et destinée à recueillir des renseignements de médiocre intérêt sur elle et sur d’autres. Pour ce faire, elle tint compte des témoignages produits de chaque côté:
"Le caporal D., qui assista à l’interrogatoire, ne se souvenait guère de la succession des questions. Le seul autre témoin pour ce qui est de la conduite de cet interrogatoire était la [première requérante]. Son exposé en est également incomplet, bien qu’un peu plus détaillé. Ce qui ressort clairement des deux dépositions c’est que la [première requérante] s’est délibérément montrée peu coopérative et a refusé de répondre à la plupart des questions. Il est certain qu’elle a été interrogée au sujet de ses frères (...) qui, le mois précédent, avaient été condamnés [à des peines d’emprisonnement de deux et trois ans] pour des infractions liées à l’achat, aux Etats-Unis, d’armes à feu destinées à l’IRA. Il est clair que c’est pour semblable achat qu’elle était soupçonnée d’avoir collecté des fonds, puisqu’elle a déclaré que l’interrogateur lui avait demandé si elle avait des contacts avec ses frères. Il n’est donc pas douteux que celui-ci a cherché à vérifier le bien-fondé des soupçons à l’origine de l’arrestation mais qu’il a été incapable de progresser en ce sens."
30.  L’appel formé par la première requérante concernait aussi certaines questions connexes, telle la légalité de la perquisition à son domicile, que la cour d’appel jugea trouver une base suffisante dans l’article 14 par. 3 de la loi de 1978 (paragraphes 36 et 38 d) ci-dessous). Elle considéra que le pouvoir implicite conféré à l’armée au titre de l’article 14 comprenait la faculté d’interroger une personne détenue et, pour des raisons de nécessité pratique, celle de consigner des renseignements personnels et des détails concernant l’arrestation et la détention. Elle estima en outre que le formulaire type connu sous le nom de "formulaire de filtrage" ne contenait aucune information qui aurait pu ne pas être pertinente pour la vérification des soupçons.
Au sujet de la plainte de Mme Murray tirée du fait qu’on l’avait photographiée à son insu, la cour d’appel s’exprima ainsi:
"La prise de la photographie n’avait rien d’une voie de fait. La question de savoir si un acte de cette nature constitue une intrusion dans la vie privée propre à justifier une action aux Etats-Unis est dépourvue de pertinence car la [première requérante] ne peut être indemnisée que s’il s’agit d’un acte dommageable relevant de l’une des branches reconnues du droit en la matière. La common law ne prévoit aucune voie de droit pour le cas où une personne en photographie une autre contre sa volonté. L’avocat de la [première requérante] a invoqué l’article 11 par. 4 de la loi [de 1978] (...). Cette disposition habilite la police à ordonner [outre la prise d’une photographie] la prise d’empreintes digitales sans qu’il soit nécessaire d’inculper la personne en cause et de solliciter du juge une ordonnance au titre de l’article 61 de l’ordonnance de 1981 sur les Magistrates Courts en Irlande du Nord (Magistrates Courts (Northern Ireland) Order), qui ne prévoit aucune disposition comparable en ce qui concerne la prise de photographies. Une prise d’empreintes digitales effectuée hors du consentement de la personne doit s’analyser en une voie de fait, et j’ai la conviction que l’article 11 par. 4 a été adopté non en vue de la légalisation de la prise de photographies sans le consentement des intéressés, mais pour légaliser la prise de photographies ou d’empreintes digitales là où autrement il y aurait eu voie de fait illégale. Cela ne signifie pas que la prise d’une photographie sans violence et sans le consentement de la personne puisse donner lieu à des poursuites."
F. La procédure devant la Chambre des lords
31.  La première requérante reçut de la cour d’appel l’autorisation de saisir la Chambre des lords. Celle-ci la débouta de son recours le 25 mai 1988 (Murray v. Ministry of Defence, Weekly Law Reports 1988, p. 692).
32.  Devant la Chambre des lords, Mme Murray ne maintint pas son allégation selon laquelle on ne l’avait pas arrêtée parce qu’on la soupçonnait véritablement et sincèrement d’avoir commis une infraction.
En revanche, elle persista à soutenir, comme devant la cour d’appel, que puisqu’elle n’avait été légalement arrêtée qu’à 7 h 30 du matin, elle avait été illégalement détenue entre 7 heures et 7 h 30. La Chambre des lords considéra qu’une personne est arrêtée à partir du moment où elle est soumise à une contrainte et que, par conséquent, Mme Murray s’était trouvée en état d’arrestation dès l’instant où le caporal D. l’avait identifiée, en pénétrant dans la maison à 7 heures. Peu importait que les termes formels de l’arrestation eussent été prononcés devant l’intéressée à 7 h 30. A cet égard, Lord Griffiths déclara (pp. 698 H - 699 A):
"Si on l’avait informée qu’elle était en état d’arrestation au moment où elle déclina son identité, cela n’aurait pas eu la moindre incidence sur la suite des événements qui se sont déroulés avant qu’elle ne quitte la maison. Il eût été parfaitement déraisonnable de l’amener à demi vêtue au centre militaire, et la même demi-heure se serait écoulée pendant qu’elle faisait sa toilette et s’habillait. Il serait assez étrange que la réponse à la question de savoir si, dans ces circonstances, l’intéressée était fondée ou non à intenter une action pour emprisonnement illégal dépendît de celle de savoir si les termes de l’arrestation ont été prononcés dès l’entrée dans la maison ou au départ de celle-ci, alors que l’effet pratique de la différence sur la demanderesse est inexistant."
33.  La première requérante maintint également son point de vue selon lequel le fait qu’on ne l’eût pas informée qu’elle se trouvait en état d’arrestation avant que les soldats fussent sur le point de quitter la maison rendait l’arrestation illégale. La Chambre des lords écarta aussi cette thèse. Lord Griffiths s’exprima ainsi à son sujet (pp. 699 H - 701 A):
"Il est caractéristique du pouvoir très restreint d’arrestation prévu à l’article 14 qu’un membre des forces armées n’est pas tenu d’informer la personne arrêtée de l’infraction dont on la soupçonne, car le paragraphe 2 de cette disposition l’autorise expressément à se contenter de déclarer qu’il procède à l’arrestation en sa qualité de membre des forces de Sa Majesté.
Le caporal D. effectuait cette arrestation conformément aux procédures qu’il avait été chargé d’appliquer pour réaliser une arrestation à domicile fondée sur l’article 14. Cette procédure me paraît conçue de manière à ce que l’arrestation présente un minimum de risques de dommages corporels pour les personnes concernées, notamment les militaires et les occupants de l’habitation. Lorsque des arrestations sont opérées sur la base de soupçons de participation aux activités de l’IRA, ce serait refuser l’évidence que de ne pas reconnaître le risque d’une résistance par la force.
La manœuvre suivie par l’armée consiste à pénétrer dans le logement et à fouiller chaque pièce à la recherche d’occupants. Ceux-ci sont sommés de se rassembler dans une pièce et, lorsque la personne à arrêter a été identifiée et est prête à partir, les termes officiels de l’arrestation sont prononcés, juste avant que le groupe ne quitte la maison. En perquisitionnant, l’armée ne cherche pas à découvrir des objets et, d’après moi, elle ne serait pas fondée à le faire. Le pouvoir de perquisitionner est conféré ‘aux fins de l’arrestation d’une personne’ et non aux fins de la recherche de pièces à conviction. Néanmoins, il est normal que dans l’exercice de leur pouvoir de perquisition aux fins d’arrestation, les membres des forces armées fouillent chaque pièce à la recherche d’autres occupants de la maison, pour le cas où certains seraient prêts à résister à l’arrestation. La perquisition ne saurait se limiter exclusivement à la recherche de la personne à arrêter; elle doit comprendre également une fouille dont l’objet est de veiller à ce que l’arrestation se déroule pacifiquement. J’estime également qu’il est tout à fait sage de prendre la précaution de prier tous les occupants de la maison de se rassembler dans une pièce. Ainsi que le caporal D. l’a expliqué dans sa déposition, si l’on procède de la sorte c’est que l’attention des militaires risque d’être détournée par d’autres occupants de la maison se précipitant d’une pièce à l’autre, soit dans un état de panique, soit afin de donner l’alarme et de résister à l’arrestation. En pareil cas, un tragique accident de tir risque trop aisément de se produire, car ces opérations sont souvent menées par des militaires armés, jeunes et souvent assez inexpérimentés, qui agissent dans des conditions d’extrême tension. Vous avez été informés que le mari et les enfants de la demanderesse, soit avaient engagé, soit envisageaient d’engager des actions pour emprisonnement illégal, au motif qu’on les avait priés de se réunir dans le salon pendant un bref moment, avant que la demanderesse ne fût emmenée. Cette brève période de contrainte constituait une étape normale et nécessaire de la procédure d’exécution pacifique de l’arrestation de la demanderesse. C’était une contrainte provisoire, de très courte durée, imposée non seulement dans l’intérêt des personnes procédant à l’arrestation, mais aussi pour la protection des occupants de la maison, et elle ne suffirait absolument pas à fonder une action pour emprisonnement illégal.
A mon sens, il était parfaitement raisonnable de retarder le prononcé de la formule d’arrestation jusqu’au moment où le groupe était sur le point de partir. Prononcer la formule dès l’entrée dans la maison, avant de prendre la précaution de fouiller celle-ci afin de découvrir d’autres occupants, c’est, me semble-t-il, courir un risque véritable que l’alerte soit donnée et qu’une tentative de résistance soit opposée à l’arrestation, non seulement par les occupants de la maison, mais également sous forme d’un appel à l’aide aux personnes se trouvant dans le voisinage immédiat. Lorsque des militaires ont la tâche difficile et potentiellement dangereuse d’arrêter à domicile une personne soupçonnée d’une infraction liée à l’IRA, il est selon moi indispensable qu’ils aient été formés à la manoeuvre qu’ils doivent exécuter. Il serait irréalisable et, d’après moi, potentiellement dangereux de laisser le militaire chargé de l’arrestation libre de concevoir ses propres techniques d’exécution de cette tâche militaire peu habituelle. Il est de l’intérêt de chacun que l’arrestation s’effectue pacifiquement, et je suis convaincu que les procédures adoptées par l’armée sont sensées, raisonnables et conçues de manière que l’arrestation soit réalisée avec un minimum de risques et de détresse pour toutes les personnes concernées. Je tiens à ajouter ce correctif: si, pour une raison quelconque, le suspect refuse d’accepter la contrainte exercée dans la maison, il faut l’informer immédiatement qu’il se trouve en état d’arrestation."
34.  La première requérante persista aussi à faire valoir devant la Chambre des lords que sa période de détention avait excédé ce qui était normalement nécessaire pour décider s’il fallait la libérer ou la remettre à la police. Elle invoqua à cet égard le fait que le formulaire type ("screening proforma") constituait une base illicite pour interroger un suspect, au motif qu’il comportait des questions non directement pertinentes pour l’infraction présumée; en outre, d’après elle, il ne ressortait pas des témoignages que son interrogatoire avait porté sur les agissements dont on la soupçonnait. La Chambre des lords rejeta l’allégation à l’unanimité. Lord Griffiths fit observer à son sujet (pp. 703 F - 704 C):
"Le militaire qui a procédé à l’interrogatoire entre 8 h 20 et 9 h 35 du matin n’a pas été cité comme témoin pour le ministère de la Défense. Il peut y avoir eu, à la base de cette décision, de bonnes raisons liées à la préservation du caractère confidentiel des techniques d’interrogatoire et de l’identité de l’interrogateur mais, quoi qu’il en soit, les seuls témoignages concernant ce qui s’est passé au cours de l’interrogatoire émanent du caporal D. et de la [première requérante]. Celle-ci prétend qu’ils ne suffisent pas à établir que l’interrogatoire visait à vérifier les soupçons à l’origine de son arrestation. Le caporal D. a assisté à l’interrogatoire; il n’était pas extrêmement attentif mais il a déclaré dans sa déposition qu’il se souvenait de questions concernant des fonds, qui avaient manifestement un lien avec les infractions dont on soupçonnait la [requérante]. Celle-ci a également déclaré qu’on l’avait interrogée au sujet de ses frères.
Le juge avait aussi devant lui un questionnaire complété par l’interrogateur. (...) On n’y trouve aucune question que l’armée ne serait pas raisonnablement fondée à poser au suspect conjointement avec les questions particulières appropriées au cas d’espèce (...)"
La Chambre des lords tint pour justifiée, au vu des témoignages, la conclusion du juge de première instance selon laquelle on n’avait pas posé à la requérante de questions inutiles ou déraisonnables, ainsi que celle de la cour d’appel d’après laquelle l’interrogateur avait cherché, avec l’intéressée, à vérifier les soupçons qui avaient motivé son arrestation, mais avait été incapable de progresser en ce sens.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Introduction
35.  La population de l’Irlande du Nord - un million et demi d’âmes - subit depuis plus de vingt ans une campagne de terrorisme qui s’est traduite par des milliers de tués, mutilés ou blessés et a fini par s’étendre au reste du Royaume-Uni et au continent européen.
La loi de 1978 fait partie de la législation spéciale adoptée au fil des ans afin d’aider les forces de sécurité à combattre efficacement le danger de violence terroriste.
B. Entrée et perquisition; arrestation et détention
36.  La première requérante fut arrêtée en vertu de l’article 14 de la loi de 1978 qui, à l’époque des faits, était ainsi libellé:
"1. Tout membre en service des forces de Sa Majesté est autorisé à arrêter sans mandat et à détenir pendant quatre heures au plus une personne qu’il soupçonne de commettre, d’avoir commis, ou d’être sur le point de commettre une infraction, quelle qu’elle soit.
2. Quiconque procède à une arrestation au titre du présent article se conforme à toute règle de droit l’obligeant à préciser le motif de l’arrestation s’il déclare qu’il y procède en sa qualité de membre des forces de Sa Majesté.
3. Aux fins de l’arrestation d’une personne au titre du présent article, tout membre des forces de Sa Majesté est autorisé à pénétrer et perquisitionner dans tous locaux et autres lieux
a) où cette personne se trouve, ou
b) si elle est soupçonnée d’être un terroriste ou d’avoir commis une infraction comportant l’usage ou la possession d’un explosif, d’une substance explosive ou d’une arme à feu, où on la soupçonne d’être."
Une disposition analogue était en vigueur depuis 1973 et avait été jugée nécessaire à la lutte contre le terrorisme dans deux études indépendantes (le rapport de la commission Diplock de 1972, qui préconisait semblable pouvoir, et celui d’un comité présidé par Lord Gardiner en 1974/1975).
37.  En 1983, le gouvernement invita Sir George Baker, haut magistrat à la retraite, à étudier le jeu de la loi de 1978 afin de déterminer si elle ménageait un juste équilibre entre les nécessités, d’une part, de maintenir les libertés individuelles dans la mesure la plus large possible et, de l’autre, d’octroyer aux forces de sécurité et aux tribunaux des pouvoirs suffisants pour leur permettre de protéger la population des répercussions actuelles et prévisibles des menées terroristes. Le rapport qui s’ensuivit prêta une attention particulière, notamment, au besoin d’inclure à l’article 14 de la loi de 1978 une condition aux termes de laquelle une arrestation devrait se fonder sur des soupçons plausibles. Tout en reconnaissant l’existence d’un risque, celui que les faits motivant les soupçons aient été signalés par une source confidentielle que l’on ne puisse dévoiler devant un tribunal dans une instance civile pour arrestation arbitraire, Sir George Baker conclut que l’adjonction d’une exigence de plausibilité ne changeait rien, en pratique, aux actions des militaires, et il recommanda donc l’adoption d’un amendement en ce sens à la loi de 1978. Cette recommandation fut traduite dans les faits en juin 1987.
38.  Les tribunaux internes ont examiné la portée et l’exercice des pouvoirs conférés par l’article 14 à l’occasion des procédures engagées en l’espèce. D’après le droit applicable, tel que précisé dans les décisions rendues dans le cadre de celles-ci, lorsque la légalité d’une arrestation ou d’une détention fondée sur l’article 14 est contestée (que ce soit par la voie de l’habeas corpus ou par celle d’une action en dommages-intérêts pour arrestation arbitraire ou emprisonnement illégal), il incombe aux militaires de justifier leurs actes, et en particulier d’établir:
a) le respect des conditions de forme de l’arrestation,
b) la sincérité des soupçons à l’origine de celle-ci;
c) que les pouvoirs d’arrestation et de détention n’ont pas été utilisés dans un but illégitime, par exemple pour réunir des informations;
d) que le pouvoir de perquisition a été employé uniquement pour faciliter l’arrestation et non pour recueillir des preuves à charge;
e) que les responsables de l’arrestation et de la détention n’ont pas dépassé le temps raisonnablement requis pour décider de l’opportunité de relâcher le détenu ou de le remettre à la police.
C. Photographie
39.  L’article 11 de la loi de 1978, qui concerne les arrestations effectuées par la police, dispose en son paragraphe 4:
"Lorsqu’une personne est arrêtée au titre de cet article, un membre de la police royale de l’Ulster (Royal Ulster Constabulary) possédant au moins le grade d’inspecteur en chef (chief inspector) peut ordonner à un agent de la photographier et de prendre ses empreintes digitales et palmaires, et l’agent en question peut, de manière raisonnable, faire usage de la force nécessaire à cet effet."
40.  Le droit commun de l’Irlande du Nord, comme le droit anglais, permet de photographier une personne à son insu ou sans son consentement, à condition de ne pas recourir à la force et de ne pas exploiter la photographie d’une manière qui porte atteinte à l’honneur de l’intéressé (paragraphes 26 et 30 in fine ci-dessus).
La règle de common law habilitant l’armée à prendre une photographie fournit également la base juridique pour sa conservation.
D. Formulaire type
41.  Ainsi que l’ont confirmé notamment la cour d’appel et la Chambre des lords en l’espèce, le formulaire type (appelé formulaire de filtrage, "screening proforma") faisait partie intégrante de l’interrogatoire de la première requérante consécutif à son arrestation, et la justification légale de l’enregistrement dans ce formulaire de données personnelles la concernant procédait de la légalité de son arrestation, de sa détention et de son interrogatoire au titre de l’article 14 de la loi de 1978 (paragraphes 30, premier alinéa in fine, et 34 ci-dessus). La justification légale implicite conférée par ce texte à l’enregistrement d’informations au sujet de la première requérante fournissait également la base légale pour leur conservation.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
42.  Les requérants ont saisi la Commission de leur requête (no 14310/88) le 28 septembre 1988.
Mme Murray alléguait que son arrestation et sa détention pendant deux heures aux fins d’interrogatoire étaient constitutives d’une violation de l’article 5 paras. 1 et 2 (art. 5-1, art. 5-2) pour laquelle elle ne pouvait faire valoir aucun droit à réparation au sens de l’article 5 par. 5 (art. 5-5); elle soutenait en outre que la prise et la conservation d’une photographie et de renseignements personnels à son sujet étaient contraires au droit au respect de sa vie privée qu’elle puisait dans l’article 8 (art. 8).
Les cinq autres requérants voyaient une violation de l’article 5 paras. 1, 2 et 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5) dans le fait qu’on les avait obligés à se rassembler pendant une demi-heure dans une pièce de leur maison tandis que Mme Murray se préparait à quitter celle-ci avec l’armée. De surcroît, d’après eux, la consignation et la conservation de certaines données personnelles les concernant, tels leurs noms et leurs liens avec la première requérante, se heurtaient à leur droit à la vie privée au sens de l’article 8 (art. 8).
Pour l’ensemble des six requérants, la pénétration dans leur maison et sa fouille par l’armée avaient violé le droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile que leur garantissait l’article 8 (art. 8) de la Convention, et l’absence de recours effectif en droit interne pour leurs doléances précitées avait enfreint l’article 13 (art. 13).
Ils formulaient également, sur le terrain des articles 3 et 5 par. 3 (art. 3, art. 5-3), diverses plaintes dont ils se désistèrent le 11 avril 1990.
43.  Le 10 décembre 1991, la Commission a retenu l’ensemble des griefs de Mme Murray et la doléance énoncée par les autres requérants sous l’angle de l’article 8 (art. 8) en ce qui concerne l’entrée et la perquisition dans leur domicile familial. Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
44.  Dans son rapport du 17 février 1993 (article 31) (art. 31), elle formule l’avis
a) que, dans le cas de la première requérante, il y a eu violation du paragraphe 1 (art. 5-1) (onze voix contre trois), du paragraphe 2 (art. 5-2) (dix voix contre quatre) et du paragraphe 5 (art. 5-5) (onze voix contre trois) de l’article 5;
b) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (art. 8) (treize voix contre une);
c) qu’il ne s’impose pas d’examiner en outre la plainte fondée par la première requérante sur l’article 13 (art. 13) à propos de l’absence de recours pour son arrestation et sa détention et du manque d’information au sujet des raisons de son arrestation;
d) que, dans le cas de la première requérante, il n’y a eu violation de l’article 13 (art. 13) ni en ce qui concerne l’entrée et la perquisition dans sa maison (unanimité) ni quant à la prise et la conservation d’une photographie et de renseignements personnels à son sujet (dix voix contre quatre).
Le texte intégral de son avis et des trois opinions partiellement dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
45.  A l’audience du 24 janvier 1994, le Gouvernement a maintenu en substance les conclusions de son mémoire; elles invitaient la Cour à juger
"1) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 paras. 1, 2 et 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5) de la Convention dans le cas de la [première] requérante;
2) qu’il n’y a eu violation de l’article 8 (art. 8) ni dans le cas de la [première] requérante ni dans celui des autres requérants;
3) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 (art. 13) en ce qui concerne les griefs de la [première] requérante portant sur l’entrée et la perquisition dans sa maison et sur la prise et la conservation d’une photographie et de renseignements personnels;
4) qu’il n’y a pas eu violation de cette clause en ce qui concerne les griefs de la [première] requérante relatifs à son arrestation; à titre subsidiaire, pour le cas où la Cour constaterait une violation de l’article 5 par. 5 (art. 5-5), qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 (art. 13)".
46.  Les requérants y ont pareillement maintenu en substance les conclusions et demandes formulées à la fin de leur mémoire et invitant la Cour
"à décider et déclarer:
1) que les faits révèlent des violations des paragraphes 1, 2 et 5 de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5) de la Convention;
2) qu’ils révèlent une violation de l’article 8 (art. 8);
3) qu’ils révèlent une violation de l’article 13 (art. 13)".
EN DROIT
I.   DEMARCHE GENERALE
47.  Les griefs des requérants se rapportent à l’arrestation et à la détention de Mme Murray, réalisées par l’armée en vertu d’une législation pénale spéciale édictée pour faire face aux actes de terrorisme liés à la situation en Irlande du Nord. Ainsi que la Cour l’a noté dans plusieurs de ses arrêts antérieurs, la campagne de terrorisme menée dans cette région durant ce dernier quart de siècle a exigé un lourd tribut, spécialement en termes de vies et de souffrances humaines (paragraphe 35 ci-dessus).
La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de la démarche générale adoptée par elle dans des affaires antérieures d’une nature comparable. Dès lors, pour interpréter et appliquer les dispositions pertinentes de la Convention, elle tiendra dûment compte de la spécificité de la criminalité terroriste, de la menace que celle-ci représente pour la société démocratique et des difficultés inhérentes à la lutte contre elle (voir, notamment, l’arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni du 30 août 1990, série A no 182, p. 15, par. 28, citant l’arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni du 29 novembre 1988, série A no 145-B, p. 27, par. 48).
II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 PAR. 1 (art. 5-1) DE LA CONVENTION
48.  La première requérante, Mme Margaret Murray, voit dans son arrestation et sa détention par l’armée une violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée:
"Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction (...)
A. Régularité
49.  Devant les organes de la Convention, l’intéressée n’a pas contesté la régularité de son arrestation et de sa détention au regard du droit nord-irlandais, et notamment leur conformité aux "voies légales", au sens de l’article 5 par. 1 (art. 5-1). Elle affirme qu’elle n’a pas été appréhendée sur la base de "raisons plausibles" de la soupçonner d’une infraction, et que le but de son arrestation et de sa détention subséquente n’a pas consisté à la conduire devant l’autorité judiciaire compétente, au sens du paragraphe 1 c) (art. 5-1-c).
B. "Raisons plausibles de soupçonner"
50.  Mme Murray a été arrêtée et détenue en vertu de l’article 14 de la loi de 1978 (paragraphes 11 et 12 ci-dessus). Telle qu’interprétée par les tribunaux internes, cette disposition habilite l’armée à arrêter et détenir des personnes soupçonnées d’une infraction, à condition que les soupçons du militaire procédant à l’arrestation soient authentiques et sincères (paragraphes 36 et 38 b) ci-dessus). Pertinent mais non décisif est le fait que la législation interne de l’époque imposait seulement cette exigence essentiellement subjective: la Cour a pour tâche de déterminer si le critère objectif de la "plausibilité des soupçons" fixé à l’article 5 par. 1 (art. 5-1) a été satisfait dans les circonstances de l’application de la législation en l’espèce.
51.  Dans son arrêt Fox, Campbell et Hartley précité, qui concernait des arrestations effectuées par la police nord-irlandaise au titre d’une disposition de la loi de 1978 au libellé analogue, la Cour s’est exprimée ainsi (pp. 16-18, paras. 32 et 34):
"La ‘plausibilité’ des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) contre les privations de liberté arbitraires. (...) [L’] existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour ‘plausible’ dépend toutefois de l’ensemble des circonstances.
A cet égard, la criminalité terroriste entre dans une catégorie spéciale. Devant le risque de souffrances et de perte de vies humaines dont elle s’accompagne, la police est forcée d’agir avec la plus grande célérité pour exploiter ses informations, y compris celles qui émanent de sources secrètes. De surcroît, il lui faut souvent arrêter un terroriste présumé sur la base de données fiables mais que l’on ne peut révéler au suspect, ou produire en justice à l’appui d’une accusation, sans en mettre en danger la source.
(...) [L]es difficultés inhérentes à la recherche et à la poursuite des infractions liées au terrorisme en Irlande du Nord, empêchent d’apprécier toujours d’après les mêmes critères que pour les infractions de type classique la ‘plausibilité’ des soupçons motivant de telles arrestations. Néanmoins, la nécessité de combattre la criminalité ne saurait justifier que l’on étende la notion de ‘plausibilité’ jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) (...)
Il ne faut certes pas appliquer l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) d’une manière qui causerait aux autorités de police des Etats contractants des difficultés excessives pour combattre par des mesures adéquates le terrorisme organisé (...). Partant, on ne saurait demander à ces Etats d’établir la plausibilité des soupçons motivant l’arrestation d’un terroriste présumé en révélant les sources confidentielles des informations recueillies à l’appui, ou même des faits pouvant aider à les repérer ou identifier.
La Cour doit cependant pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) est demeurée intacte. Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, le droit interne n’exige pas des soupçons plausibles mais uniquement des soupçons sincères."
Au vu des faits de cette affaire, la Cour avait estimé que bien que l’arrestation et la détention des trois requérants, qui avaient duré respectivement quarante-quatre heures, quarante-quatre heures et cinq minutes et trente heures et quinze minutes, fussent fondées sur des soupçons véritables, le Gouvernement n’avait pas fourni suffisamment d’éléments pour que l’on pût conclure à l’existence de soupçons plausibles aux fins de l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c) (ibidem, p. 18, par. 35).
52.  En l’espèce, le Gouvernement soutient que l’armée avait des raisons puissantes et précises, fondées sur des renseignements fournis par une source fiable mais secrète, de soupçonner Mme Murray d’avoir participé à la collecte de fonds à des fins terroristes. Toutefois, les informations de premier ordre ainsi dispensées ne pouvaient être révélées, sous peine de mettre en péril la vie et la sécurité de certaines personnes. Le Gouvernement estime que la Cour devrait attacher un poids considérable au fait qu’il a affirmé que c’était là le fondement des soupçons. Il invoque également une série d’autres faits de nature à corroborer, bien qu’indirectement, leur plausibilité, et notamment les constatations effectuées par les juridictions internes dans les procédures engagées par Mme Murray, la très récente condamnation de ses frères aux Etats-Unis pour des infractions liées à l’achat d’armes au profit de l’IRA provisoire, ses propres visites aux Etats-Unis, ses contacts avec ses frères là-bas (voir, notamment, les paragraphes 10, 19, 24, 25, 28 et 29 ci-dessus). Tous ces éléments pris ensemble fourniraient des faits et informations suffisants pour convaincre un observateur objectif qu’il y avait en l’espèce des raisons plausibles de soupçonner l’intéressée. Toute autre conclusion retenue par la Cour risquerait d’empêcher les autorités dotées du pouvoir d’arrestation d’appréhender les personnes soupçonnées de terrorisme sur la base essentiellement d’informations fiables mais secrètes, et de les dissuader de prendre des mesures effectives pour combattre le terrorisme organisé.
53.  La première requérante, de son côté, considère que le Gouvernement est resté en défaut d’établir des faits suffisants pour permettre aux organes de la Convention de conclure que les soupçons fondant son arrestation étaient plausibles, ou en tout cas plus sérieux que les soupçons "sincères" requis en droit nord-irlandais. Pas davantage que dans le cas de Fox, Campbell et Hartley, les explications du Gouvernement ne satisferaient aux critères minimums fixés à l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) pour juger de la plausibilité des motifs de son arrestation et de sa détention. La raison avancée pour justifier le non-dévoilement des sources ne serait ni authentique ni valable. Et d’attirer l’attention sur des circonstances qui jetteraient un doute sur la plausibilité des soupçons. Ainsi, s’ils avaient réellement été plausibles, elle n’aurait pas été arrêtée en vertu du pouvoir de quatre heures conféré par l’article 14 de la loi de 1978, mais au titre de pouvoirs plus étendus; elle aurait été interrogée par la police et non par l’armée; on n’aurait pas passé du temps à rassembler des détails personnels et à la photographier; elle aurait été interrogée pendant plus d’une heure et quinze minutes; elle l’aurait été sur sa propre participation alléguée et pas seulement au sujet de ses frères aux Etats-Unis; et elle aurait été informée de ses droits. Répondant au Gouvernement, la première requérante soutient que la question sur laquelle les juridictions internes ont fait porter leur examen n’était pas la plausibilité objective des soupçons, mais l’état d’esprit subjectif du caporal D., responsable de l’arrestation.
54.  Pour la Commission, les explications fournies par le Gouvernement en l’espèce ne se distinguent pas matériellement de celles qu’il avait livrées dans l’affaire Fox, Campbell et Hartley. Aucune preuve objective corroborant les informations tenues secrètes n’aurait été produite à l’appui des raisons de soupçonner la première requérante d’avoir trempé dans la collecte de fonds destinés à l’achat d’armes pour l’IRA provisoire, en dehors de sa parenté avec ses frères condamnés. Cela ne suffirait pas pour remplir le critère minimum fixé à l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c).
55.  En ce qui concerne le niveau des "soupçons", la Cour relève premièrement que, comme elle l’a noté dans son arrêt Brogan et autres, "l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c) ne présuppose pas que les [autorités d’enquête] aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue. Peut-être ne pouvait-on en réunir ou, eu égard à la nature des actions présumées, les produire en justice sans danger pour la vie de tiers" (loc. cit., p. 29, par. 53). L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c) est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets fondant l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale.
56.  La durée de la garde à vue peut aussi revêtir quelque pertinence pour le degré de suspicion requis. La période de détention autorisée par la disposition en vertu de laquelle Mme Murray fut arrêtée, à savoir l’article 14 de la loi de 1978, était limitée à un maximum de quatre heures.
57.  En ce qui concerne particulièrement la "plausibilité" des soupçons, les principes énoncés dans l’arrêt Fox, Campbell et Hartley doivent être appliqués en l’espèce, même si, comme il a été relevé dans ledit arrêt, l’existence ou non de soupçons plausibles dans une affaire donnée dépend en dernière analyse des faits de la cause.
58.  La Cour rappelle tout d’abord qu’elle reconnaît que l’utilisation d’informations confidentielles est primordiale pour combattre la violence terroriste et la menace que le terrorisme organisé constitue pour la vie des citoyens et pour la société démocratique dans son ensemble (voir aussi l’arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 23, par. 48). Cela ne signifie pas, toutefois, que les autorités d’enquête aient carte blanche, au regard de l’article 5 (art. 5), pour arrêter des suspects afin de les interroger, à l’abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes ou par les organes de contrôle de la Convention, chaque fois qu’elles choisissent d’affirmer qu’il y a infraction terroriste (ibidem, p. 23, par. 49).
59.  En l’occurrence, la campagne terroriste en Irlande du Nord, le carnage qu’elle a provoqué au fil des ans et l’engagement actif de l’IRA provisoire dans cette campagne se trouvent établis de manière certaine. La Cour admet également que le pouvoir d’arrestation conféré à l’armée par l’article 14 de la loi de 1978 représentait un effort sincère, de la part d’un parlement démocratiquement élu, pour combattre la criminalité terroriste en respectant la primauté du droit. Le fait que les termes de la législation applicable aient été amendés en 1987 à la suite du rapport Baker, de manière à inclure une exigence selon laquelle l’arrestation doit se fonder sur des soupçons plausibles plutôt que simplement authentiques (paragraphe 37 ci-dessus), ne change rien à ce constat.
En conséquence, la Cour est prête à accorder quelque crédit à la déclaration du gouvernement défendeur relative à l’existence d’informations fiables mais confidentielles fondant les soupçons pesant sur Mme Murray.
60.  Néanmoins, selon les termes de l’arrêt Fox, Campbell et Hartley, le gouvernement défendeur doit en outre "fournir au moins certains faits ou renseignements propres à (...) convaincre [la Cour] qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée" (paragraphe 51 ci-dessus). A cet égard, et à la différence de l’affaire Fox, Campbell et Hartley, les organes de la Convention ont eu le bénéfice du contrôle exercé par les juridictions nationales sur les faits et sur les allégations formulées par Mme Murray dans la procédure engagée par elle au civil.
61.  On ne saurait exclure que tout ou partie des preuves produites devant les juridictions nationales en rapport avec l’authenticité des soupçons sur la base desquels Mme Murray fut arrêtée soient également pertinents pour la question de savoir si ces soupçons étaient "plausibles" aux fins de l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) de la Convention. A tout le moins, l’authenticité et la sincérité des soupçons constituent un élément indispensable de leur plausibilité.
Dans l’action engagée par Mme Murray contre le ministre de la Défense pour emprisonnement illégal et autres délits civils, le juge de la High Court, après avoir entendu les témoins et apprécié leur crédibilité, a estimé que l’intéressée avait véritablement été soupçonnée d’avoir trempé dans la collecte de fonds pour l’achat, aux Etats-Unis, d’armes destinées à l’IRA provisoire (paragraphe 24 ci-dessus). Il ajouta foi au témoignage du caporal D., responsable de l’arrestation et qualifié de "témoin manifestement honnête", sur ce qu’on lui avait dit lors de son briefing avant l’arrestation (paragraphes 11 et 24 ci-dessus). Partageant l’analyse du magistrat, la Cour considère que, même si l’interrogatoire au centre militaire était intervenu après l’arrestation, la succession des questions posées par l’interrogateur tendait également à étayer la conclusion que Mme Murray elle-même était soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale déterminée (paragraphes 14 et 25 ci-dessus).
62.  Quelques semaines avant son arrestation, deux des frères de Mme Murray avaient été condamnés aux Etats-Unis pour des infractions liées à l’achat d’armes pour l’IRA provisoire (paragraphe 10 ci-dessus). Ainsi qu’elle le révéla dans son témoignage à la High Court, elle avait visité les Etats-Unis et y était entrée en contact avec ses frères (paragraphe 19 ci-dessus). Les infractions dont ceux-ci furent convaincus impliquaient la collaboration de personnes "de confiance" résidant en Irlande du Nord.
63. Compte tenu du niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons ainsi que des exigences spéciales de la poursuite des infractions terroristes, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des considérations ci-dessus, qu’il existait suffisamment de faits ou informations propres à fournir des raisons plausibles et objectives de soupçonner Mme Murray d’avoir commis l’infraction de participation à la collecte de fonds pour l’IRA provisoire. En conséquence, compte tenu des faits de la présente espèce, elle est convaincue que, nonobstant la moindre sévérité des critères applicables aux soupçons en droit interne, Mme Murray peut passer pour avoir été arrêtée et détenue sur la base de "raisons plausibles de la soupçonner" d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c).
C. But de l’arrestation
64.  D’après la première requérante, il ressort clairement des circonstances ayant entouré son arrestation qu’elle ne fut pas arrêtée en vue d’être conduite devant une "autorité judiciaire compétente", mais simplement afin d’être interrogée et de permettre aux autorités de recueillir des informations d’ordre général. Et de se référer aux renseignements consignés à son sujet sur le formulaire type rempli au centre militaire (paragraphe 15 ci-dessus), à l’omission par l’armée d’associer la police à son interrogatoire et à la brièveté (une heure) de la durée de celui-ci (paragraphe 14 ci-dessus).
Le Gouvernement conteste cette allégation, et fait observer qu’il s’agit d’un grief explicitement soulevé par Mme Murray dans la procédure interne et rejeté par le juge du fond sur la base de preuves examinées au moyen d’un interrogatoire contradictoire de témoins.
Dans son rapport, la Commission n’a pas estimé nécessaire d’examiner cette doléance, eu égard à sa conclusion selon laquelle l’arrestation et la détention de l’intéressée ne se fondaient pas sur des soupçons plausibles.
65.  D’après le droit applicable en Irlande du Nord, le pouvoir d’arrestation et de détention conféré à l’armée par l’article 14 de la loi de 1978 ne peut pas être utilisé à des fins illégitimes, telle la collecte d’informations (paragraphe 38 c) ci-dessus). Dans l’action engagée au civil par Mme Murray contre le ministre de la Défense, le juge du fond estima qu’au vu des preuves produites devant lui, le but de l’arrestation et de la détention de l’intéressée, réalisées au titre de l’article 14 de la loi de 1978, avait été d’établir des faits relatifs à l’infraction dont on la soupçonnait (paragraphe 25 ci-dessus). Pour aboutir à cette conclusion, il avait vu les différents témoins déposer et avait pu apprécier leur crédibilité. Il avait admis la sincérité des témoignages du caporal D. et du sergent B. et avait rejeté les allégations de Mme Murray, en particulier celle selon laquelle le sergent B. lui avait dit qu’on ne la soupçonnait d’aucune infraction et qu’on ne l’avait arrêtée que pour mettre son dossier à jour (paragraphes 19, 20 à 22, 24 et 25 ci-dessus). Après avoir réexaminé les témoignages, la cour d’appel écarta à son tour l’argument de l’intéressée selon lequel son arrestation et sa détention auraient été purement exploratoires et auraient tendu à recueillir des renseignements de médiocre intérêt (paragraphe 29 ci-dessus). Cet argument ne fut pas maintenu devant la Chambre des lords (paragraphe 32 ci-dessus).
66.  La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c), y compris la poursuite du but légitime prescrit, ont été remplies en l’espèce. Toutefois, dans ce contexte, il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, l’arrêt X c. Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A no 46, pp. 19-20, par. 43, à propos de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e); et l’arrêt Klaas c. Allemagne du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, par. 29, à propos de l’article 3) (art. 3). En l’espèce, la première requérante n’a produit, dans la procédure devant les organes de la Convention, aucun élément qui pourrait amener la Cour à s’écarter des constatations de fait effectuées par les juridictions nord-irlandaises.
67.   Mme Murray ne fut ni inculpée ni traduite devant un tribunal, mais on la relâcha après un interrogatoire ayant duré un peu plus d’une heure (paragraphe 14 ci-dessus). Cela ne signifie pas, toutefois, que le but de son arrestation et de sa détention n’était pas conforme à l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c), dès lors que "l’existence d’un tel but doit s’envisager indépendamment de sa réalisation" (voir l’arrêt Brogan et autres précité, pp. 29-30, par. 53). Ainsi que les juridictions internes l’ont relevé (paragraphes 25 in fine, 29 in fine et 34 in fine ci-dessus), compte tenu du refus obstiné de l’intéressée de répondre à quelque question que ce fût au centre militaire (paragraphes 13, 14 et 19 ci-dessus), il n’est pas surprenant que les autorités aient été totalement incapables de progresser dans la vérification des soupçons pesant sur elle. On peut supposer que s’ils avaient été confirmés, des accusations auraient été portées et Mme Murray aurait été conduite devant l’autorité judiciaire compétente.
68.  La première requérante allègue également l’absence du but légitime requis en arguant du fait qu’en pratique les personnes arrêtées par l’armée au titre de l’article 14 n’étaient jamais conduites par elle devant une autorité judiciaire compétente mais, si les soupçons venaient à se confirmer pendant l’interrogatoire, déférées à la police, qui prononçait les inculpations et se chargeait de traduire les intéressés devant un tribunal.
La Cour juge cet argument dénué de fondement. Ce qui compte pour le respect des obligations découlant de la Convention, c’est le fond plutôt que la forme. Pourvu que le but de l’arrestation et de la détention soit véritablement de conduire la personne devant l’autorité judiciaire compétente, les mécanismes servant à accomplir cet objectif ne sont pas déterminants.
69.  Dès lors, l’arrestation et la détention de la première requérante doivent être réputées avoir été réalisées dans le but indiqué au paragraphe 1 c) (art. 5-1-c).
D. Conclusion
70.  En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) à l’égard de la première requérante.
III.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 PAR. 2 (art. 5-2) DE LA CONVENTION
71.  Mme Murray allègue aussi une violation de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) de la Convention, aux termes duquel:
"Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle."
72.  Les principes pertinents régissant l’interprétation et l’application de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) dans des cas tels celui de l’espèce ont été expliqués par la Cour dans l’arrêt Fox, Campbell et Hartley de la manière suivante (loc. cit., p. 19, par. 40):
"Le paragraphe 2 de l’article 5 (art. 5-2) énonce une garantie élémentaire: toute personne arrêtée doit savoir pourquoi. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5 (art. 5), il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (art. 5-4) (...). Elle doit bénéficier de ces renseignements ‘dans le plus court délai’ (en anglais: promptly), mais le policier qui l’arrête peut ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce."
Dans cette affaire, la Cour avait estimé, au vu des faits, qu’on avait indiqué aux requérants pendant leur interrogatoire, quelques heures après leur arrestation, pourquoi on les avait appréhendés. En conséquence, elle avait jugé satisfaites en l’espèce les exigences de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) (ibidem, pp. 19-20, paras. 41-43).
73.  La première requérante soutient qu’à aucun moment de son arrestation ou de sa détention on ne lui a donné (suffisamment) d’informations quant aux motifs de son arrestation. Bien qu’elle se fût rendu compte que l’armée s’intéressait aux activités de ses frères, elle n’aurait pas compris lors de son interrogatoire au centre militaire qu’elle-même était soupçonnée d’avoir participé à la collecte de fonds pour l’IRA provisoire. La seule information directe reçue par elle aurait été la formule officielle d’arrestation prononcée par le caporal D.
74.  La Commission estime elle aussi qu’il est impossible de tirer une quelconque conclusion de ce qu’elle décrit comme les vagues indications données par le caporal D. dans son témoignage devant la High Court quant au point de savoir si la première requérante avait été capable de comprendre lors de son interrogatoire pourquoi elle avait été arrêtée. Il n’aurait pas été démontré que les questions posées à Mme Murray pendant son interrogatoire étaient suffisamment précises pour constituer les informations requises par l’article 5 par. 2 (art. 5-2) en ce qui concerne les raisons de l’arrestation.
75.  Pour le Gouvernement, en revanche, il apparaît des témoignages fournis au procès qu’il fut indiqué à Mme Murray pendant son interrogatoire qu’on la soupçonnait de s’être rendue coupable de l’infraction de collecte de fonds pour l’IRA provisoire. Il n’accepte pas la conclusion de la Commission sur les faits, qui s’écarte des constatations des juridictions internes. Il juge établi que Mme Murray a reçu suffisamment d’informations quant aux motifs de son arrestation. A titre subsidiaire, à supposer même qu’on ait donné à l’intéressée trop peu de renseignements pour lui permettre d’user du droit, que lui reconnaît l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention, d’engager une procédure judiciaire afin de faire contrôler la légalité de sa détention, elle n’aurait subi de ce fait aucun préjudice emportant violation de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) puisqu’elle fut relâchée rapidement, avant que l’on eût pu statuer sur la légalité de sa détention.
76.  Nul ne conteste que, indépendamment du prononcé de la formule officielle d’arrestation requise par la loi, le caporal D., qui procéda à l’arrestation, indiqua aussi à Mme Murray l’article de la loi de 1978 en vertu duquel l’arrestation était effectuée (paragraphes 12 et 36 ci-dessus). En soi, cette simple indication de la base légale de l’arrestation est insuffisante aux fins de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) (voir l’arrêt Fox, Campbell et Hartley précité, p. 19, par. 41).
77.  Pendant l’audience consacrée à l’action engagée par Mme Murray contre le ministre de la Défense, des témoignages au sujet de l’interrogatoire au centre militaire furent fournis par Mme Murray et par le caporal D., mais non par le militaire qui avait mené l’interrogatoire (paragraphes 14, 19 et 21 ci-dessus). Mme Murray affirma qu’on l’avait interrogée au sujet de ses frères aux Etats-Unis et de ses contacts avec eux, mais non à propos de l’achat d’armes pour l’IRA provisoire ou à propos d’une quelconque infraction (paragraphe 19 ci-dessus). Le caporal D. ne se souvenait pas précisément du contenu des questions posées à Mme Murray. Cela n’est guère surprenant, dès lors que le procès eut lieu plus de trois ans après les événements - Mme Murray ayant attendu dix-huit mois avant d’engager son action - et que, bien que présent, le caporal D. ne prit aucune part active à l’interrogatoire (paragraphes 14, 16, 17 et 21 ci-dessus). ll se rappelait toutefois que des questions avaient porté sur des fonds et sur l’Amérique, et le juge le qualifia de "témoin manifestement honnête" (paragraphes 21 et 24 ci-dessus). Peu de temps avant l’arrestation, deux des frères de Mme Murray avaient, on peut supposer à la connaissance de toutes les personnes assistant à l’interrogatoire, été condamnés aux Etats-Unis pour des infractions liées à l’achat d’armes pour l’IRA provisoire (paragraphe 10 ci-dessus).
La Cour estime que Mme Murray a dû se rendre compte qu’on l’interrogeait au sujet de son éventuelle participation à la collecte de fonds pour l’achat, par ses frères aux Etats-Unis, d’armes destinées à l’IRA provisoire. Nul ne conteste - pour reprendre les termes du juge - "que l’intéressée ne fut jamais interrogée de manière insistante sur le point de savoir si elle collectait de l’argent" mais, ainsi que le relevèrent les juridictions nationales, cela s’expliquait par le refus de Mme Murray de répondre à quelque question que ce fût, sauf pour donner son nom (paragraphes 14, 23, 25, 29 et 34 in fine ci-dessus). La Cour estime dès lors que l’on a suffisamment indiqué à Mme Murray pendant son interrogatoire les motifs de son arrestation.
78.  Mme Murray fut arrêtée à son domicile à 7 heures du matin puis interrogée au centre militaire entre 8 h 20 et 9 h 35 le même jour (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). Dans le contexte de la présente espèce, cet intervalle ne peut passer pour sortir des contraintes de temps imposées par la notion de promptitude de l’article 5 par. 2 (art. 5-2).
79.  Eu égard aux constatations qui précèdent, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’examiner le moyen subsidiaire du Gouvernement.
80.  En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) à l’égard de la première requérante.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 PAR. 5 (art. 5-5) DE LA CONVENTION
81.  Mme Murray allègue enfin une violation du paragraphe 5 de l’article 5 (art. 5-5) de la Convention, aux termes duquel:
"Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation."
Accueilli par la Commission, ce grief est contesté par le Gouvernement. La Commission conclut que la législation nord-irlandaise ne reconnaît pas un droit dont on puisse revendiquer le respect en justice pour les violations de l’article 5 paras. 1 et 2 (art. 5-1, art. 5-2) qu’elle estime s’être produites.
82.  Dès lors que la Cour n’a constaté aucune violation de l’article 5 paras. 1 ou 2 (art. 5-1, art. 5-2), nulle question ne se pose sur le terrain de l’article 5 par. 5 (art. 5-5). Il n’y a donc pas eu violation de cette dernière disposition en l’espèce.
V.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8) DE LA CONVENTION
83.  Les six requérants se disent victimes d’une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, aux termes duquel:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
A. Arguments développés devant la Cour
84.  La première requérante se plaint de la manière dont elle a été traitée, tant à son domicile qu’au centre militaire; à ce dernier égard, elle proteste contre la consignation de détails personnels la concernant elle et sa famille, de même que contre la prise d’une photo d’elle à son insu ou sans son consentement (paragraphes 12 à 15 ci- dessus). Les six requérants soutiennent que la pénétration dans leur domicile familial et sa fouille par l’armée, y compris le cantonnement des deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième requérants pendant une brève période dans une pièce, ont violé l’article 8 (art. 8) (paragraphe 12 ci-dessus).
85.  Gouvernement et Commission considèrent que les faits incriminés étaient justifiés au regard du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), en tant que mesure légale nécessaire dans une société démocratique pour la prévention des infractions pénales, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme en Irlande du Nord.
B. Ingérence
86.  Nul ne nie que les mesures en cause constituaient une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile.
C. "Prévue par la loi"
87.  En revanche, les requérants n’admettent pas que l’ingérence en question était "prévue par la loi". Ils contestent que les mesures litigieuses formassent toutes partie intégrante de l’arrestation et de la détention de Mme Murray ou que les juridictions internes eussent affirmé leur régularité, en particulier en ce qui concerne la rétention des dossiers comportant la photographie de l’intéressée.
88.  La pénétration dans un domicile et sa fouille par des militaires, telles qu’elles se sont produites en l’espèce, étaient explicitement autorisées par l’article 14 par. 3 de la loi de 1978 aux fins d’effectuer des arrestations au titre de cet article (paragraphes 36 et 38 d) ci-dessus). La cour d’appel confirma la légalité de la perquisition en l’espèce (paragraphe 30 ci-dessus). La Chambre des lords estima quant à elle que la brève période de confinement endurée par les autres membres de la famille de Mme Murray lorsqu’on les invita à se rassembler dans une pièce formait une partie nécessaire et intégrante de la procédure d’arrestation de Mme Murray (paragraphe 33 ci-dessus). La cour d’appel et la Chambre des lords confirmèrent également que le pouvoir légal implicite de l’armée fondé sur l’article 14 s’étendait à l’interrogatoire d’une personne détenue et à la consignation de détails personnels du genre de ceux contenus dans le formulaire d’interrogatoire préliminaire (paragraphe 41 ci-dessus et aussi paragraphes 15, 30 et 34). Il ressort implicitement des décisions rendues par les juridictions nationales que la rétention de semblables détails était couverte par le même pouvoir légal que celui dérivant de l’article 14 (paragraphe 41 in fine). La prise et, par implication, la conservation d’une photographie de la première requérante sans son consentement n’avaient pas de base législative mais, ainsi que l’expliquèrent le juge de première instance et la cour d’appel, elles étaient régulières en vertu de la common law (paragraphes 26, 30, 39 et 40 ci-dessus).
Les mesures incriminées avaient donc une base en droit interne. Au vu des éléments dont elle dispose, la Cour n’aperçoit aucune raison de ne pas conclure que chacune d’elles était "prévue par la loi", au sens de l’article 8 par. 2 (art. 8-2).
D. But légitime
89.  Ces mesures poursuivaient à n’en pas douter le but légitime de prévenir des infractions.
E. Nécessaire dans une société démocratique
90.  Il reste à déterminer si elles étaient nécessaires dans une société démocratique et, en particulier, si les moyens utilisés étaient proportionnés au but légitime poursuivi. A cet égard, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales pour ce qui est de la meilleure politique dans le domaine de la poursuite des infractions terroristes (voir l’arrêt Klass et autres précité, p. 23, par. 49). Il convient de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour décider des mesures à prendre, tant en général que dans des cas particuliers.
91.  Le présent arrêt s’est déjà référé à la responsabilité d’un gouvernement élu, dans une société démocratique, en matière de protection du citoyen et de ses institutions contre les menaces posées par le terrorisme organisé, ainsi qu’aux problèmes spéciaux associés à l’arrestation et à la détention de personnes soupçonnées d’infractions liées au terrorisme (paragraphes 47, 51 et 58 ci-dessus). Ces deux éléments influent sur le juste équilibre qu’il y a lieu de ménager entre l’exercice par l’individu du droit que lui garantit le paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1) et la nécessité pour l’Etat, au regard du paragraphe 2 (art. 8-2), de prendre des mesures efficaces pour prévenir la criminalité terroriste (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres précité, p. 28, par. 59).
92.  Les tribunaux internes ont estimé que Mme Murray avait été véritablement et sincèrement soupçonnée d’avoir commis une infraction liée au terrorisme (paragraphes 24 et 28 ci-dessus). La Cour européenne, pour sa part, a jugé, au vu des éléments dont elle disposait, que lesdits soupçons pouvaient passer pour plausibles aux fins de l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c) (paragraphe 63 ci-dessus). Elle admet qu’il y avait en principe une nécessité, tant de créer des pouvoirs du genre de ceux conférés par l’article 14 de la loi de 1978 que, dans le cas d’espèce, de pénétrer dans le domicile de la famille Murray et d’y perquisitionner afin d’arrêter Mme Murray.
De surcroît, il convient de reconnaître les "conditions de tension extrême", pour reprendre les termes utilisés par Lord Griffiths dans son arrêt en Chambre des lords, dans lesquelles semblables arrestations doivent être effectuées en Irlande du Nord. La Cour note l’analyse de Lord Griffiths lorsqu’il déclare (paragraphe 33 ci-dessus):
"La perquisition ne saurait se limiter exclusivement à la recherche de la personne à arrêter; elle doit comprendre également une fouille dont l’objet est de veiller à ce que l’arrestation se déroule pacifiquement. J’estime (...) qu’il est tout à fait sage de prendre la précaution de prier tous les occupants de la maison de se rassembler dans une pièce. (...) Il est de l’intérêt de chacun que l’arrestation s’effectue pacifiquement et je suis convaincu que les procédures adoptées par l’armée sont sensées, raisonnables et conçues de manière que l’arrestation soit réalisée avec un minimum de risques et de détresse pour toutes les personnes concernées."
Il s’agit là de considérations légitimes qui viennent expliquer et justifier la manière dont la pénétration et la perquisition dans le domicile des requérants furent opérées. La Cour estime qu’à l’endroit d’aucun des requérants, les moyens employés par les autorités à cet égard n’ont été disproportionnés au but poursuivi.
93.  On ne saurait davantage estimer que les autorités compétentes franchissent les limites légitimes de la procédure de poursuite des infractions terroristes en consignant et en conservant des données personnelles de base sur la personne arrêtée, ou même sur d’autres personnes présentes aux temps et lieu de l’arrestation. Aucun des renseignements personnels pris lors de la fouille du domicile familial ou lors du séjour de Mme Murray au centre militaire ne paraît avoir été dépourvu de pertinence pour les procédures d’arrestation et d’interrogatoire (paragraphes 12 à 15 ci-dessus). Des conclusions analogues s’appliquent à la prise et à la conservation d’une photographie de Mme Murray audit centre (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). A cet égard aussi, la Cour estime que les moyens employés n’étaient pas disproportionnés au but poursuivi.
94.  A la lumière des faits de la cause, elle juge que les diverses mesures incriminées peuvent passer pour avoir été nécessaires dans une société démocratique pour la prévention des infractions, au sens de l’article 8 par. 2 (art. 8-2).
F. Conclusion
95.  En conclusion, il n’y a eu violation de l’article 8 (art. 8) à l’égard d’aucun des requérants.
VI.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13) DE LA CONVENTION
96.  La première requérante soutient qu’au mépris de l’article 13 (art. 13) de la Convention elle ne disposait en droit interne d’aucun recours effectif pour ses griefs fondés sur les articles 5 et 8 (art. 5, art. 8). L’article 13 (art. 13) se lit ainsi:
"Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles."
A. Griefs relatifs à l’arrestation, à la détention et au manque d’information quant aux motifs de l’arrestation (article 5 paras. 1 et 2) (art. 5-1, art. 5-2)
97.  La Commission n’a pas jugé nécessaire d’examiner la doléance de ce chef au motif que, compte tenu de sa conclusion selon laquelle l’article 5 par. 5 (art. 5-5) avait été violé, aucune question distincte ne se posait sous l’angle de l’article 13 (art. 13).
Le Gouvernement soutient que, si une violation de l’article 5 par. 5 (art. 5-5) devait être constatée, la thèse de la Commission serait correcte mais que, dans le cas contraire, les conditions de l’article 13 (art. 13) ont été remplies.
98.  D’après le régime de protection du droit à la liberté et à la sûreté prévu par la Convention, la lex specialis en ce qui concerne le droit à un recours est le paragraphe 4 de l’article 5 (art. 5-4) (voir l’arrêt Brannigan et McBride c. Royaume-Uni du 26 mai 1993, série A no 258-B, p. 57, par. 76), aux termes duquel:
"Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale."
La portée de ce droit spécifique en rapport avec une arrestation et une détention effectuées en vertu de la législation d’urgence en Irlande du Nord a été examinée par la Cour, notamment dans les arrêts Brogan et autres, et Fox, Campbell et Hartley (loc. cit., pp. 34-35, par. 65, et pp. 20-21, par. 45, respectivement).
Toutefois, à aucun stade de la procédure devant les organes de la Convention, la première requérante n’a formulé de grief sur le terrain de l’article 5 par. 4 (art. 5-4). La Cour n’aperçoit aucune raison, ni factuelle ni juridique, de rechercher si les exigences moins strictes de l’article 13 (art. 13) ont été satisfaites en l’espèce.
B. Griefs relatifs à la pénétration et à la perquisition (article 8) (art. 8)
99.  La première requérante allègue le défaut de recours effectif pour ses griefs tirés de l’article 8 (art. 8) en ce qui concerne les actions de l’armée liées à la pénétration et à la perquisition dans sa maison, dès lors que les procédures internes qui auraient pu être engagées relativement auxdites pénétration et perquisition auraient été vouées à l’échec puisque le droit interne fournissait une excuse légale pour ces actions.
La Commission considère qu’un recours adéquat existait en droit interne sous la forme d’une action en dommages-intérêts pour voie de fait.
Le Gouvernement admet et fait sien le raisonnement de la Commission.
100.  La Cour arrive elle aussi à la même conclusion que la Commission. L’article 13 (art. 13) garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de faire valoir les droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Il a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’"instance nationale" compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et, de plus, à offrir le redressement approprié dans les cas qui le méritent (voir notamment l’arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 39, par. 122, et les références qui s’y trouvent citées). Le recours qui s’offrait à Mme Murray aurait satisfait à ces conditions. Ainsi que la Commission le relève, ses faibles chances de succès eu égard aux circonstances particulières de sa cause n’enlèvent rien à l’"effectivité" du recours aux fins de l’article 13 (art. 13) (ibidem).
C. Griefs relatifs à la prise et la conservation d’une photographie et de renseignements personnels (article 8) (art. 8)
101. En ce qui concerne ses doléances fondées sur l’article 8 (art. 8) et relatives à la prise et à la conservation d’une photographie et de renseignements personnels, la première requérante souscrit à l’opinion séparée de Sir Basil Hall, qui estime que l’article 13 (art. 13) a été violé puisque l’ordre juridique nord-irlandais n’offrait aucune protection à un individu dans la position de l’intéressée, cet ordre juridique ne reconnaissant pas un droit général à l’intimité de la vie privée.
Citant la jurisprudence de la Cour, (voir l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A no 98, pp. 47-48, paras. 85-86), la Commission conclut que, dans la mesure où la plainte de la première requérante est dirigée contre le contenu de la législation nord-irlandaise, l’article 13 (art. 13) ne confère aucun droit à un recours; et que si on pouvait la considérer comme incriminant la manière dont cette législation a été appliquée dans son cas, elle aurait pu engager une action devant les juridictions nord-irlandaises.
Le Gouvernement admet et fait sien le raisonnement de la Commission.
102. Sur ce point également, la Cour aboutit à la même conclusion que la Commission.
La question de savoir si le droit interne pertinent tel qu’appliqué à Mme Murray lui assurait un niveau suffisant de protection de son droit au respect de sa vie privée est une question de fond relevant de l’article 8 (art. 8). Les faits dont Mme Murray se plaint sur le terrain de ce texte à cet égard ont déjà, dans le présent arrêt, été jugés compatibles avec les exigences de l’article 8 (art. 8) (paragraphes 83 à 95 ci-dessus). L’article 13 (art. 13), pour sa part, ne va pas jusqu’à garantir à Mme Murray un recours qui lui eût permis d’attaquer le contenu du droit nord-irlandais devant une autorité nationale (voir l’arrêt James et autres, loc. cit.). Pour le reste, des recours effectifs s’ouvraient à elle pour faire valoir toute allégation de non-observation du droit interne applicable.
D. Conclusion
103.   Dès lors, les faits de la présente espèce ne révèlent pas de violation de l’article 13 (art. 13) à l’égard de la première requérante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.   Dit, par quatorze voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention à l’égard de la première requérante;
2.   Dit, par treize voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) à l’égard de la première requérante;
3.   Dit, par treize voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 5 (art. 5-5) à l’égard de la première requérante;
4.   Dit, par quinze voix contre trois, qu’il n’y a eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention à l’égard d’aucun des requérants;
5.   Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner sous l’angle de l’article 13 (art. 13) de la Convention le grief de la première requérante concernant l’absence de recours effectif pour ses doléances sur le terrain de l’article 5 paras. 1 et 2 (art. 5-1, art. 5-2);
6.   Dit, à l’unanimité, que, pour le reste, il n’y a pas eu violation de l’article 13 (art. 13) à l’égard de la première requérante.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 octobre 1994.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier f.f.
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion dissidente commune à MM. Loizou, Morenilla et Makarczyk;
- opinion partiellement dissidente de M. Mifsud Bonnici;
- opinion partiellement dissidente de M. Jambrek.
R. R.
H. P.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES LOIZOU, MORENILLA ET MAKARCZYK
(Traduction)
1.   Bien que nous souscrivions à l’opinion de la majorité de la Cour selon laquelle, pour interpréter et appliquer la Convention il faut tenir dûment compte de la nature spéciale de la criminalité terroriste, des exigences de la recherche des activités terroristes et de la nécessité de ne pas compromettre la confidentialité des sources fiables d’information, nous ne pouvons adhérer à sa conclusion d’après laquelle il n’y a eu en l’espèce méconnaissance ni de l’article 5 paras. 1, 2 et 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5), ni de l’article 8 (art. 8) de la Convention.
Au contraire, une violation des droits fondamentaux des requérants à la liberté et à la sûreté, et au respect de leur vie privée, ressort des circonstances de l’espèce, à savoir la pénétration et la perquisition par l’armée au domicile des requérants à sept heures du matin, sans mandat; le rassemblement du mari et des quatre enfants de Mme Murray dans une pièce de la maison pendant une demi-heure; l’arrestation de Mme Murray et sa détention pendant deux heures aux fins d’interrogatoire dans un centre militaire d’interrogatoire pour participation présumée à des activités terroristes, ses frères ayant été condamnés aux Etats-Unis d’Amérique pour des infractions liées à l’achat d’armes pour l’IRA provisoire; et l’omission d’informer l’intéressée des raisons de son arrestation (paragraphes 9 à 34 de l’arrêt).
2.   En ce qui concerne l’arrestation et la détention de Mme Murray, nous regrettons de n’être pas convaincus par les arguments de la majorité, notamment ceux exposés aux paragraphes 62 et 63 quant à la plausibilité des soupçons d’après lesquels elle aurait commis l’infraction précitée. Nous ne considérons pas davantage que les faits de l’espèce diffèrent matériellement de ceux de l’affaire Fox, Campbell et Hartley*, où la Cour avait conclu à la violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) après avoir jugé que les éléments fournis par le Gouvernement ne suffisaient pas pour autoriser à conclure à l’existence de "soupçons plausibles" que les personnes arrêtées avaient commis une infraction.
3.   La condamnation, aux Etats-Unis, de deux frères de Mme Murray pour des infractions liées à l’achat d’armes pour l’IRA provisoire, sa visite à ses frères là-bas et la référence à la collaboration avec des personnes "dignes de confiance" résidant en Irlande du Nord impliquées par de telles infractions, ne nous apparaissent pas constituer des motifs suffisamment plausibles pour soupçonner la requérante d’avoir participé à l’infraction de collecte, en Irlande du Nord, de fonds devant servir à acheter des armes aux Etats-Unis à des fins terroristes. De simples liens familiaux ne sauraient impliquer une relation criminelle entre l’auteur de l’infraction et les membres de sa famille; de même, le fait que le délit supposait une collaboration entre plusieurs personnes ne peut passer pour fonder valablement des soupçons plausibles de complicité de la part de membres de la famille ou d’amis du délinquant. Ces circonstances ne peuvent susciter que des soupçons sincères de pareille complicité, et non des soupçons "plausibles" de nature à justifier les graves mesures prises à l’encontre des requérants, à moins d’être liées à d’autres faits en relation directe avec l’infraction. Or le gouvernement défendeur n’a pas fourni de faits de cette nature alors que, selon nous, il aurait pu le faire sans compromettre la confidentialité de la source d’information, nécessaire pour protéger la vie et la sécurité personnelle de cette source (paragraphe 52 de l’arrêt).
4.   La mission de la Cour telle qu’exposée par la majorité (paragraphe 66 de l’arrêt) consiste à déterminer si les conditions fixées au paragraphe c) de l’article 5 par. 1 (art. 5-1-c) ont été remplies dans les circonstances de l’espèce. Sauf le respect que l’on doit au contrôle effectué par les juridictions internes sur les faits de la cause (paragraphe 60 de l’arrêt) et à leurs constatations et conclusions dans la procédure engagée par Mme Murray, il incombe à notre Cour, en vertu de l’article 19 (art. 19) de la Convention, d’assurer le respect de l’engagement résultant, pour les Etats parties, de l’article 1 (art. 1), de reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction, notamment, le droit à la liberté et le droit au respect de la vie privée. Dans l’exercice de ce pouvoir de contrôle, la Cour doit vérifier si l’essence de la sauvegarde prévue par cette disposition de la Convention a été assurée. "Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée" (arrêt Fox, Campbell et Hartley, p. 18, par. 34).
5.   En l’espèce, les circonstances particulières de la pénétration et de la perquisition par l’armée dans le domicile des requérants, le rôle limité de l’armée dans la recherche des infractions terroristes en droit britannique (paragraphes 36 à 38 de l’arrêt) et, de surcroît, la situation personnelle de Mme Murray, mère de quatre enfants ayant des problèmes de santé et dont le casier judiciaire était vierge (paragraphe 9 de l’arrêt et document Cour (93) 290, annexes A-B, pp. 100 B-C et 116 B-C), exigeaient un niveau de soupçon plus élevé, et l’application au gouvernement défendeur d’un critère plus strict lorsqu’il s’agissait pour lui de justifier devant la Cour le caractère "plausible" des soupçons. Inutile de dire que les tribunaux internes examinèrent la question sous l’angle de l’article 14 de la loi de 1978, qui exigeait des soupçons sincères et authentiques, plutôt que des soupçons plausibles. A cela se limitait leur champ d’investigation.
6.   En ce qui concerne la violation alléguée de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) de la Convention, nous estimons que les témoignages fournis sur l’interrogatoire de Mme Murray au centre militaire (paragraphes 16 à 27 de l’arrêt), les vagues indications qui lui furent données et les questions qui lui furent posées manquent de la précision nécessaire pour justifier la conclusion qu’elle a été informée des raisons de son arrestation. A partir des questions enregistrées au sujet de ses frères et de celles ayant porté "sur des fonds et sur l’Amérique", il ne nous est pas possible de conclure que "Mme Murray a dû se rendre compte qu’on l’interrogeait au sujet de son éventuelle participation à la collecte de fonds pour l’achat, par ses frères aux Etats-Unis, d’armes destinées à l’IRA provisoire".
7.   Dans l’arrêt Fox, Campbell et Hartley, p. 19, par. 40), la Cour a déclaré que "[l]e paragraphe 2 de l’article 5 (art. 5-2) énonce une garantie élémentaire: toute personne arrêtée doit savoir pourquoi. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5 (art. 5), il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (art. 5-4)".
Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, y compris la nature des questions posées à Mme Murray au cours de son interrogatoire (paragraphes 14 et 21 de l’arrêt), nous estimons que les informations qui lui furent fournies ne satisfaisaient pas à ce critère essentiel.
8.   En ce qui concerne l’article 5 par. 5 (art. 5-5) de la Convention, dès lors que l’arrestation et la détention de Mme Murray étaient contraires aux paragraphes 1 et 2 de cet article (art. 5-1, art. 5-2), l’intéressée pouvait prétendre réclamer réparation en justice, conformément à cette disposition. Nous rappelons, ainsi que l’a fait la Commission (rapport, paragraphe 75), que dans l’affaire Fox, Campbell et Hartley (paragraphe 46), analogue à la présente espèce, la Cour a constaté une violation de l’article 5 par. 5 (art. 5-5).
9.   La violation alléguée de l’article 8 (art. 8) de la Convention est directement liée aux questions relevant de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention. Ayant constaté une violation de cette disposition au vu des circonstances de la cause, nous considérons que les mesures précitées - constitutives d’une atteinte à la vie privée de Mme Murray, et prises par l’armée sans qu’elle puisse démontrer une justification objective des soupçons d’après lesquels l’intéressée se livrait à des activités terroristes - ne peuvent passer pour nécessaires, dans une société démocratique, à la prévention des infractions pénales, au sens du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2). Par conséquent, il y a aussi eu, d’après nous, violation de cette disposition en l’espèce.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI
(Traduction)
1.   Je suis d’accord avec la majorité sur la plupart des points débattus en l’espèce, à commencer par la conclusion que l’arrestation de la première requérante s’est effectuée sur la base de raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction, ce qui implique que l’article 5 par. 1 (art. 5-1) n’a pas été violé.
2.   Je m’en dissocie toutefois sur le deuxième point, celui de l’article 5 par. 2 (art. 5-2), qui garantit à "toute personne arrêtée" le droit d’"être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle".
Les faits essentiels et pertinents, tels qu’ils ont été acceptés dans l’arrêt, sont les suivants:
a) Lorsque le caporal D. se rendit au domicile de la première requérante, il lui déclara: "En ma qualité de membre des forces de Sa Majesté, je vous arrête." Et après que la première requérante lui eut demandé à deux reprises en vertu de quel article, le caporal D. répondit: "L’article 14" (paragraphe 12 de l’arrêt).
b) Le caporal D. déclara au tribunal interne que "le but d’une arrestation et d’une détention fondées sur l’article 14 n’était pas de réunir des informations, mais d’interroger un suspect au sujet d’une infraction" (paragraphe 20 de l’arrêt). Cela fut confirmé par le sergent B. (paragraphe 20).
3.   Or absolument rien dans toute la procédure n’indique qu’après que la première requérante eut été arrêtée sur le fondement de l’article 14, on l’informa dans le plus court délai des raisons de son arrestation et/ou de toute accusation portée contre elle.
Eu égard aux circonstances concrètes de l’espèce, je suis prêt à admettre que, vu la brève durée de la détention, on peut ne pas tenir compte de l’exigence de promptitude, mais une fois la première requérante arrêtée (et non simplement invitée à se rendre volontairement en un lieu désigné pour un interrogatoire), elle avait le droit d’être informée des raisons de son arrestation, qui en réalité signifiait "qu’elle était soupçonnée d’avoir commis une infraction déterminée". Après quoi on pouvait lui donner, dans un délai raisonnable, les informations complémentaires relatives au fait qu’elle était accusée d’avoir commis l’infraction en question. Toutefois, cela devait être précédé par la première phase, au cours de laquelle la personne arrêtée doit être informée des raisons de son arrestation. Cette phase ne saurait être sautée, ignorée ou négligée, spécialement lorsque, comme en l’espèce, la personne arrêtée n’est pas accusée d’une infraction.
4.   Pour la majorité (paragraphe 77 de l’arrêt), il a été satisfait à cette exigence, car:
"Mme Murray a dû se rendre compte qu’on l’interrogeait au sujet de son éventuelle participation à la collecte de fonds pour l’achat, par ses frères aux Etats-Unis, d’armes destinées à l’IRA provisoire",
ce qui amène la Cour à conclure que
"l’on a suffisamment indiqué à Mme Murray, pendant son interrogatoire, les motifs de son arrestation".
Il n’y aurait donc pas eu violation.
5.   A mon avis, cette décision réduit la portée de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) à un niveau tellement bas qu’il est permis de se demander s’il pourra encore avoir, à l’avenir, une quelconque application concrète si on l’accepte sous cette forme.
En fait, ce qui est jugé ici, c’est que grâce au contenu d’un interrogatoire, une personne accusée peut, par inférence ou déduction, arriver elle-même à comprendre "les raisons de son arrestation et (...) de toute accusation portée contre elle". Dès lors que la Convention oblige l’enquêteur à "informer" la personne arrêtée, je ne puis admettre que le devoir qui lui est imposé peut être rempli par l’obligation, pour la personne arrêtée, de se livrer à un exercice logique qui lui permette de connaître l’accusation portée contre elle - conjecturant les deux à partir du contenu de l’interrogatoire.
6.   Il n’est pas réellement possible de soutenir cette interprétation de l’article 5 par. 2 (art. 5-2). Si on la soutenait, cela signifierait que la garantie qu’il envisage ne pourrait jouer que dans des situations telles celle décrite dans le chef-d’œuvre de Franz Kafka, Le Procès, où l’inspecteur, qui est censé interroger K. (la personne accusée), lui dit:
"Je ne puis pas dire, non plus, que vous soyez accusé, ou plutôt, je ne sais pas si vous l’êtes. Vous êtes arrêté; c’est exact, je n’en sais pas davantage."*
7.   Par conséquent, l’interprétation retenue constitue une limitation substantielle du but de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) à laquelle je ne puis souscrire, et je conclus dès lors qu’il y a eu violation de cette disposition.
8.   Sur tous les autres points de l’arrêt, je fais partie de la majorité.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE JAMBREK
(Traduction)
Je souscris à l’opinion dissidente commune à MM. les juges Loizou, Morenilla et Makarczyk en ce qui concerne la violation de l’article 5 paras. 1, 2 et 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5).
Je souhaite par ailleurs faire quelques remarques complémentaires reflétant mon propre raisonnement concernant la présente espèce.
1. Dans l’examen de la question de la "plausibilité des soupçons", le point décisif me paraît être celui de savoir si le Gouvernement a fourni "au moins certains faits ou informations" propres à convaincre un observateur objectif que la personne concernée peut avoir commis l’infraction. Selon moi, cette condition de plausibilité ne se trouvait pas remplie. D’après le représentant du Gouvernement, il y aurait lieu d’opérer une distinction entre les "faits de premier ordre" obtenus d’une source confidentielle fiable ne pouvant être dévoilée et "quelque chose d’autre que les faits ou informations de premier ordre". Des éléments de ce dernier type auraient été fournis qui devraient être capables de convaincre un observateur objectif au sens ci-dessus. Et de citer:
a)   la croyance sincère du militaire ayant procédé à l’arrestation,
b)   le briefing par un officier, et
c)   les circonstances faisant obstacle au dévoilement des informations.
Selon moi, chacun de ces trois éléments peut remplir la condition de sincérité ou d’authenticité des soupçons mais ne constitue pas "au moins certains faits ou informations" sur lesquels des soupçons plausibles pourraient être fondés. Ni l’honnêteté de la personne chargée de procéder à l’arrestation, ni celle d’un officier, ni les circonstances entourant une infraction terroriste présumée n’entrent dans cette catégorie.
A l’audience, le représentant du Gouvernement a aussi identifié trois autres sortes de "preuves objectives" plus spécifiques: la condamnation des frères de la première requérante, ses contacts avec eux et ses visites aux Etats-Unis. Ces faits posent, à mon sens, une difficulté: aucun d’entre eux ne peut, en soi, être retenu contre la première requérante pour l’incriminer. Il s’agirait plutôt de l’incrimination de la condition d’une personne, en l’occurrence les relations de la première requérante avec ses proches.
Je suis dès lors amené à conclure qu’il y a eu violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) à l’égard de la première requérante, par application du raisonnement contenu dans l’arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni (arrêt du 30 août 1990, série A no 182).
2. Etait-il possible à la Cour d’établir des critères modifiés de "plausibilité des soupçons" dans le contexte de lois d’urgence adoptées pour lutter contre la criminalité terroriste?
A ce stade, je souhaite expliquer quelques-unes de mes "préventions philosophiques" relatives à cette question. Le mémoire du Gouvernement fait grand cas des caractéristiques spécifiques de la criminalité terroriste et des dispositions exceptionnelles adoptées en conséquence, permettant à la balance entre l’Etat et les intérêts de l’individu de pencher en faveur de la raison d’Etat. Or l’existence d’une situation d’urgence peut militer en faveur des deux catégories d’intérêts en question, à savoir ceux du gouvernement et ceux de la personne arrêtée. A titre d’exemple, sous l’empire de lois d’urgence les droits des individus peuvent être enfreints encore plus aisément et sur une plus grande échelle qu’en temps ordinaire. Il faudrait dès lors leur conférer une protection encore plus attentive, eu égard à l’intensité des intérêts nationaux dans l’adoption de mesures répressives contre la criminalité. Par conséquent, il faut veiller à ce que les suspects se voient communiquer au moins certains éléments de preuve et motifs concernant leur arrestation, afin qu’ils soient en mesure de contester les allégations dont ils sont l’objet. De même, il faut livrer aux tribunaux internes compétents des preuves convaincantes appuyant la plausibilité exigée de l’arrestation.
Je ne nie pas non plus que, d’une manière générale, les services de renseignement obtiennent réellement des éléments d’information "fiables" devant être tenus confidentiels et auxquels il faut ajouter foi sans autre examen.
Mais les éléments recueillis sont-ils tous et toujours pertinents? On peut supposer qu’au moins certains d’entre eux sont dépourvus de pertinence ou déjà de notoriété publique. Des informations sur des voyages effectués à l’étranger par des personnes ou sur leurs relations avec leurs proches, par exemple, peuvent être très fiables et aussi réputées secrètes, mais elles peuvent être dépourvues de pertinence ou déjà notoires. Par conséquent, j’hésiterais à rendre la vie trop facile aux services de renseignement, au détriment des détenus et spécialement des tribunaux internes.
3. Ayant ainsi précisé ma démarche philosophique sous-jacente, je peux à présent faire quelques remarques plus "techniques" au sujet de l’affaire.
La Cour de Strasbourg a clairement pour tâche de rechercher un équilibre entre l’intérêt pour l’Etat de lutter contre la criminalité et la protection des droits fondamentaux de l’individu. A cet effet, je vais tenter de clarifier les questions préliminaires suivantes:
Premièrement, quelle est la relation entre la condition de "plausibilité des soupçons" prévue à l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) et le droit, garanti par l’article 5 par. 2 (art. 5-2), d’être "informé dans le plus court délai des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre [soi]"?
Les motifs permettant d’entretenir des soupçons plausibles sont-ils identiques à ceux justifiant une arrestation?
Une conséquence habituelle de la mise en oeuvre de l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) est que les juridictions nationales sont appelées, au besoin, à décider si la personne procédant à l’arrestation avait des raisons plausibles de soupçonner le détenu d’avoir commis une infraction, tandis que le but de l’article 5 par. 2 (art. 5-2) est de permettre à la personne arrêtée de juger de la légalité de son arrestation et d’entreprendre, le cas échéant, des démarches pour la contester. Cette différence peut justifier un traitement différencié, du point de vue de leur confidentialité, des preuves à l’appui de semblables raisons.
Autre élément: la Cour a fait référence dans l’arrêt Fox, Campbell et Hartley à des "données (...) que l’on ne peut révéler au suspect, ou produire en justice à l’appui d’une accusation".
Deux questions me paraissent pertinentes à cet égard. Premièrement, y a-t-il une différence entre la révélation d’informations au suspect et leur production ultérieure en justice? Probablement pas. Et deuxièmement, y a-t-il une différence entre des informations mises à la disposition du tribunal et des informations produites devant lui, c’est-à-dire révélées au suspect?
Dans ce contexte, il y a place, d’après moi, pour un compromis entre le désir de préserver le critère de l’arrêt Fox, Campbell et Hartley et, en même temps, la nécessité d’étendre et de développer son raisonnement de manière à mieux l’adapter à l’affaire Murray et à d’autres espèces analogues.
On pourrait également poser la question "technique" de savoir si, autrement, des informations confidentielles ne pourraient pas être reformulées, remodelées ou adaptées afin de protéger leur source, puis être dévoilées. A cet égard, le tribunal interne pourrait recueillir un autre avis auprès d’experts indépendants et ne pas se fier uniquement aux affirmations de l’autorité responsable de l’arrestation.
4.  J’ai voté pour la non-violation de l’article 8 (art. 8) car je n’aperçois pas un lien nécessaire entre la méconnaissance des impératifs de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) et l’ingérence dans la vie privée et familiale de Mme Murray (et de sa famille). Je suis satisfait de la démarche de la Cour au regard de l’article 8 (art. 8) et, en particulier, de sa conclusion selon laquelle l’ingérence était prévue par la loi et les mesures incriminées poursuivaient un but légitime et étaient nécessaires dans une société démocratique (paragraphes 88 à 94 de l’arrêt.)
Toutefois, compte tenu de mon opinion quant à la violation de diverses dispositions de l’article 5 (art. 5), je ne puis souscrire au raisonnement de la Cour figurant au paragraphe 92 de l’arrêt où il est dit qu’il y avait des raisons plausibles de soupçonner Mme Murray d’avoir commis une infraction liée au terrorisme et que ce fait justifiait la nécessité de pénétrer et perquisitionner dans son domicile. Le constat de non-violation de l’article 8 (art. 8) peut être suffisamment bien fondé indépendamment du raisonnement contenu au paragraphe 92 de l’arrêt de la Cour.
* L'affaire porte le n° 13/1993/408/487.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 300-A de la série A des publications de la Cour), mais on peut s'en procurer copie auprès du greffe.
* Arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni du 30 août 1990, série A no 182.
* Traduction de l'original allemand (Der Prozess) par Alexandre Vialatte - Collection Folio 1933, p. 36.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES LOIZOU, MORENILLA ET MAKARCZYK
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES LOIZOU, MORENILLA ET MAKARCZYK
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE JAMBREK
ARRÊT MURRAY c. ROYAUME-UNI
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE JAMBREK


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 14310/88
Date de la décision : 28/10/1994
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'Art. 5-1 ; Non-violation de l'Art. 5-2 ; Non-violation de l'Art. 5-5 ; Non-violation de l'Art. 8 ; Non-violation de l'Art. 13

Analyses

(Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE, (Art. 5-2) INFORMATION DANS LE PLUS COURT DELAI, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) INGERENCE


Parties
Demandeurs : MURRAY
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1994-10-28;14310.88 ?

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